1 « Libéralismes musulmans aux Etats-Unis : Reterritorialisations et
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1 « Libéralismes musulmans aux Etats-Unis : Reterritorialisations et
« Libéralismes musulmans aux Etats-Unis : Reterritorialisations et contradictions internes », forthcoming, Esprit. Malika Zeghal Université de Chicago Aux Etats-Unis, les young professionals et les jeunes étudiants au College (université) revendiquent souvent aujourd’hui une éthique de l’islam inscrite “dans le monde”, où contrairement à la génération de leurs parents, la question de l’identité religieuse n’est plus posée nécessairement comme problématique, mais vécue comme une évidence. Dès lors, l’expression de la foi n’est pas explicitement liée à des revendications identitaires. La religion n’est pas, comme pour la génération des parents, l’un des modes d’expression d’une communauté qui s’est, par la migration, insérée dans un environnement “non islamique”. Elle se rapporte plutôt à des émotions religieuses qui s’extériorisent dans une tendance à universaliser sa religion comme partie de la religiosité américaine. L’ancienne question de la réconciliation des identités (comment vivre en tant que Musulman dans un environnement “non islamique” ?), est, pour beaucoup d’entre eux, dépassée. L’insertion dans l’espace étudiant et/ou professionnel, un certain rapport au corps et à la présentation de soi, ainsi qu’un rapport hybride aux organisations religieuses et séculières, offrent une version de l’islam dans laquelle celui-ci, retraduit, est vécu et perçu explicitement, voire revendiqué comme l’un des fils d’une toîle d’appartenances multiples (ethnique /professionnelle /sexuelle /idéologique, etc...). Les recherches des années 1980 et 1990 sur l’islam contemporain ont toutes souligné, avec raison, le phénomène de « l’individualisation du religieux », mais ne l’ont que très peu contextualisé. Au moment où les islamismes comme mouvements revendicatif, social ou politique émergeaient, nombre de travaux de science politique et de sociologie se sont penchés sur les espaces constitués comme « sociétés civiles », espaces dans lesquels l’islam pouvait se manifester comme expression de subjectivités nouvelles et remettre en question des institutions d’autorité, notamment 1 religieuses et politiques. Les notions de « tradition ré-inventée », ou « d’islam réimaginé » à travers les « bricolages », ont fleuri pour décrire ces « nouvelles » expressions de l’islam et montrer les capacités d’innovation des acteurs. Dans le même temps, cette émergence de l’individu à travers l’expression religieuse ou la manifestation de modes diversifiés de religiosité s’est accompagnée d’un processus d’objectification. Celui-ci revient, à travers la question « comment définir ma religion ? » à faire rupture avec l’évidence. Il fait de l’islam un objet de questionnements et un thème de discours ou de scripts différenciés. La question de la définition de l’islam n’est bien sûr pas nouvelle, et s’est posée dès ses origines. La nouveauté réside plutôt dans le fait que ce processus se réalise dans la deuxième moitié du 20ème siècle à une échelle massive. La démocratisation de l’éducation qui touche le monde musulman comme le monde occidental dont l’islam fait aujourd’hui partie, est à la racine du caractère massif de ce processus. De plus, la circulation importante et rapide de l’information, comme la mobilité accrue des hommes dans les mouvements migratoires, permettent à chaque croyant d’être en contact avec un ensemble toujours plus mobile de questions et de réponses sur le contenu et les normes religieuses. On a donc généralement décrit un double mouvement qui peut sembler paradoxal : des processus d’objectification de l’islam qui s’expriment à travers des subjectivités multiples. Simultanément, les processus d’objectification de l’islam ont donné lieu à l’émergence de quelques grandes « matrices » qui définissent des islams objectivés dans des idéologies religieuses reconnaissables. Ces grandes matrices ne sont pas inertes, mais sont elles-mêmes protéiformes, ont une généalogie, une histoire et s’entrecroisent, se servent les unes des autres, comme faire-valoir, repoussoir, ou comme source(s) d’autres matrices. C’est le cas de grandes catégories qui sont à la fois utilisées par les acteurs et/ou les chercheurs, comme le salafisme, le fondamentalisme, l’archéo-islam1, l’islam libéral, le soufisme2. Simultanément à la mise en place, et aux reconfigurations de ces matrices, et 1 L’expression est employée par Farhad Khosrokavar dans Martyrs d’Allah, Flammarion, Paris, 2000. 2 Voir Olivier Roy, L’islam Mondialisé, Paris, Seuil, 2002. 2 interagissant avec elles, on observe aussi les multitudes de pratiques différenciées qui sont portées par les groupes et les individus3. La description d’une partie de la jeune génération musulmane américaine aujourd’hui permet de s’interroger sur la relation entre individualisme religieux, et objectification de l’islam en contextualisant ce double mouvement trop souvent interprété comme universel et homogène par une certaine lecture des conséquences des phénomènes de « globalisation ». A travers la description des modes d’expression subjective d’un islam qui revendique son intégration dans l’espace public4 américain, on lira ici un exemple de banalisation et de reterritorialisation de l’islam par des acteurs qui en réinstitutionalisent une des matrices interprétatives en suivant les lignes de fracture qui opposent les idéologies religieuses issues du terreau américain, celle d’une religion « réformée » aux accents libéraux. Cette synthèse ne représente sûrement pas l’ensemble du champ de la jeune génération musulmane aux Etats-Unis. D’une part, une grande partie des musulmans américains reste non « pratiquante »5. D’autre part, les pratiques de l’islam sont très différenciées. Je décris ici une minorité qui, américanisée, s’exprime publiquement, et qui par son ancrage universitaire et professionnel, sa maîtrise de la culture américaine, gagne aujourd’hui en visibilité. Il s’agit donc de retracer les éléments d’une nouvelle vision de l’islam par les jeunes générations américaines intégrées dans l’ethos de la middle class. Nées aux Etats-Unis le plus 3 Voir Danièle Hervieu-Léger, « Quelques paradoxes de la modernité religieuse », Futuribles, janvier 2001, no 260. 4 Je reprends ici la définition de l’espace public donnée par José Casanova, Public Religions in the Modern World, chapitre 2, “private and public religions”, The University of Chicago Press, Chicago, 1994. 5 Les observateurs de l’islam américain comme les acteurs de ce champ considèrent en général que seule 10 % de la population musulmane aux Etats-Unis serait « pratiquante ». Mais aucun travail, quantitatif ou qualitatif, à ma connaissance n’a été développé dans ce champ sur le concept de pratique ou de son absence. 3 souvent, ou y ayant suivi la majeure partie de leur cursus éducatif, éloignées de l’islamisme comme revendication politique, elles soulignent l’absurdité de revendiquer un Etat islamique aujourd’hui aux Etats-Unis –ce qui est de moins en moins revendiqué par ailleurs dans l’ensemble des générations musulmanes- ou de vivre enfermé dans une enclave communautaire. La référence à l’islam passe par de nouveaux “créneaux”, parfois totalement opposés à ceux qui furent mobilisés par leurs parents immigrés aux Etats-Unis à partir des années 1960. C’est cette nouvelle version de l’islam, animée par le jîl jadîd américain, que je voudrais décrire ici, en soulignant le contraste avec les versions des générations plus anciennes qui ont développé une conception plus communautariste de l’islam. Le 11 septembre et ses conséquences aux Etats-Unis pour les communautés musulmanes, ont rendu plus aiguës les oppositions entre un discours assimilateur et universaliste d’une part, et un discours plus communautariste d’autre part, même si ces deux discours, et ces deux positions ne sont pas toujours clairement opposées, et si les acteurs peuvent passer de l’un à l’autre selon les moments. La surveillance accrue des communautés musulmanes depuis l’automne 2001, et les problèmes de discrimination auxquelles elles se heurtent n’ont fait qu’accélérer et rendre plus important un mouvement qui commençait déjà à éclore dans les années 1980 au sein de la communauté musulmane : un questionnement interne sur l’interprétation de l’islam sans nécessairement revenir aux textes sacrés, et surtout, sur la manière de vivre l’islam en Amérique. Ainsi, les “guerres culturelles” qui se jouent à l’intérieur de nombreuses confessions aux Etats-Unis et touchent des sujets d’éthique, comme l’avortement, l’homosexualité, les valeurs familiales, le rapport à la violence physique (etc...), s’expriment en partie par le biais de cette nouvelle génération au sein même de la communauté musulmane. S’il y a donc pluralisme et absence de monolithisme, il faut aussi souligner que ce pluralisme ne se vit pas sans heurts, ou de manière paisible. Ce segment, représenté par cette nouvelle génération musulmane, ne vit pas dans l’irénisme intégrateur : il doit se faire entendre par le reste de la communauté musulmane, et il est de plus animé par des idées politiques fortes. Mais elles ne se résument pas comme celles de leurs pères au 4 souci d’ancrer l’islam dans des enclaves ayant fonction de préservation ou à un militantisme islamique ou nationaliste tel qu’il fut vécu dans le pays d’origine. Cette nouvelle tranche d’âge se lance dans la construction difficile d’un islam américain, qui use en partie de la réalisation individuelle et de l’activisme social pour dépasser la stricte vision communautaire et pour rechercher la reconnaissance du public américain. I-la question de l’identité islamique aux Etats-Unis : la génération des parents. A partir des années 1960, la population musulmane aux Etats-Unis s’accroît, suite à l’annulation des quotas à l’immigration6. Des étudiants et des professionnels venus du Moyen-Orient et d’Asie, essentiellement de l’Inde et du Pakistan, qui veulent créer des conditions de pratique religieuse adéquates, installent des lieux de prières, qui deviennent des mosquées, et surtout des institutions représentatives de l’islam. La MSA, Muslim Students Association, créée en 1963 dans le Midwest, réussit à mobiliser nombre d’étudiants musulmans sur les campus, où ses branches se multiplient. Arrivés sur le marché du travail, ces anciens étudiants qui avaient créé la MSA deviennent des professionnals, qui dans les temps libres que leur laissent leurs professions d’ingénieurs ou de médecins, et de manière très efficace, transforment rapidement cette première association étudiante en une institution qui, 20 ans plus tard, chapeautera tout un ensemble d’organisations professionnelles et étudiantes, en créant en 1983 l’ISNA, l’Islamic Society of North America. Cette création institutionnelle n’est pas une première pour les 6 L’Immigration Act de 1965 fait disparaître les quotas à l’immigration et introduit de nouveaux critères qui permettent aux élites professionnelles venues de l’étranger d’entrer aux Etats-Unis. Aujourd’hui, la population musulmane aux Etats-Unis est estimée à 6 millions de personnes, mais ce chiffre reste l’objet de controverses, car il est n’est pas issu du Census, qui ne pose pas de questions sur l’appartenance religieuse. Voir Tom Smith, “The Muslim Population of the United States: The Methodology of Estimates”, Public Opinion Quarterly, v. 66 no 3, automn 2002, pp. 404-417. 5 Musulmans américains, mais elle prend racine, devient l’institution de référence, et surtout donne l’exemple et motive la constitution d’autres organisations7, qui vont se développer dans les années 1980 et 1990. Certains des fondateurs de l’ISNA sont issues de générations idéologiques qui font référence à l’islam politique, ou du moins à l’islam comme religion “totalisatrice” (dîn châmil), parce qu’ils ont été influencés par l’idéologie des Frères Musulmans ou par celle de Mawdûdi par exemple. Comment adapter une telle vision au terreau américain ? Jusqu’au milieu des années 1980, cette génération se pose la question de savoir s’il faut “participer” à la société américaine, et finit par répondre que cette participation est possible, économiquement et politiquement. Ce passage à une vision participative se marque particulièrement dans l’évolution de la génération des enfants. La génération des pères perçoit son ancrage aux Etats-Unis en termes de hijra, d’exil, vers une terre, qui si elle est accueillante matériellement et offre des opportunités positives à certains d’entre eux, reste dangereuse, en particulier pour la perpétuation de l’islam à la génération de leurs enfants. Très inquiets face à une société, qui en plus d’être non islamique est perçue comme trop permissive, ils créent des enclaves où leurs enfants peuvent être protégés de ce qu’ils perçoivent comme les maux qui envahissent la société américaine. Ainsi, quand on en a les moyens, pour éviter l’espace de l’école publique, on envoie ses enfants dans des écoles religieuses, chrétiennes, ou parfois juives, puis lorsque les premières écoles islamiques sont établies, en particulier dans les années 1990, c’est en leur sein que les enfants font leur scolarité pour ensuite poursuivre leurs études supérieures dans les colleges américains, parfois les plus quotés. De la sorte, les familles peuvent à la fois participer au système8, et préserver croyance et 7 Pour une description détaillée de ces construction de l’islam institutionnel aux Etats-Unis, voir Steve Hohnson, “Political Activity of Muslims in America”, in Yvonne Haddad, The Muslims of America, Oxford University Press, 1991, pages 111-124. Agha Saeed, “The American Muslim Paradox”, in Yvonne Haddad and Jane Smith, Muslim Minorities in the West, Visible and Invisible, Altamira Press, New York, 2002. 8 Ce passage par les écoles confessionnelles, ou publiques puis par les colleges n’est qu’un exemple de la participation au “système”. D’autres indicateurs sont parlants, comme le passage à l’idée de la participation 6 pratiques musulmanes. C’est ainsi qu’à partir des années 1980 apparaissent les hijabs et les lieux de prière sur les campus américains, qu’il n’est plus rare de voir, et que, à côté des organisations étudiantes chrétiennes, ou juives, émergent aussi les associations étudiantes musulmanes, réunies sous le vieux sigle MSA. Mais cette addition à la vie religieuse des campus n’est pas nécessairement vue avec inquiétude, comme elle peut l’être en France, par exemple. Cette nouvelle génération étudiante ne perçoit d’ailleurs plus sa présence en termes d’exil, mais se vit et se revendique comme américaine et musulmane croyante. American Muslims, un livre écrit par Asma Gull Hassan, offre le portrait –souvent marqué d’un ton euphorique- de cette jeune génération de Musulmans américains éduqués aux Etats-Unis, issue des classes moyennes-supérieures, auxquelles elle appartient. Son sous-titre est exemplaire d’un nouveau type de discours : American Muslims précise qu’il s’agit de décrire The New Generation. Sur la couverture, elle pose, avec sa soeur, sans hijab, un snowboard sous le bras, sourire aux lèvres, et allure décontractée. Le livre est écrit à la première personne, et prend le ton de la conversation. L’islam, loin d’être présenté de manière théorique à partir d’une série de textes ou de règles, est décrit comme l’expression d’une foi individuelle (celle de l’auteur), l’énoncé de valeurs (celles de l’islam), mais aussi comme l’expérience d’une communauté inscrite dans le monde, qui interprète et vit sa religion comme un choix. Le discours est marqué d’un style confiant, extrêmement positif. Elle marque clairement la différence avec la génération des immigrants : “La première fois que j’ai assisté à une conférence de l’ISNA, je me rappelle que des Musulmans immigrants qui avaient les cheveux bien gris m’ont dit surtout de garder mes distances par rapport à la culture américaine et de préserver notre islam. Dans son discours, le conférencier nous (…) a dit de nous éloigner de la culture américaine de MTV. Ma soeur et moi politique vers la fin des années 1980 et la création de Comités Politiques qui agissent comme groupes de pression. 7 nous sommes regardées l’une et l’autre embarrassées. Nous venions de regarder MTV dans notre chambre d’hôtel ! Et vivre dans le pays d’où mes parents viennent, le Pakistan, ne m’éloignerait pas de MTV. Ils ont, eux aussi, la télévision satellite ! Et que dire alors de MTV Asie ? Je sais aussi que vivre au Pakistan ne ferait pas de moi une meilleure musulmane que je ne le suis ici. En plus, je suis américaine, et je n’ai pas l’intention de rentrer au Pakistan, physiquement ou mentalement.”9 Cependant, ce discours ne fait pas l’unanimité, au sein de l’ancienne génération comme des plus jeunes, comme le montre un message électronique diffusé au printemps 200310, sous le titre “Pourquoi je ne reviendrai plus en Amérique, un article à méditer pour les parents d’Amérique”. La lettre, apparemment issue d’une jeune américaine musulmane, est fort critique vis-à-vis de la société américaine, et remet en question toute volonté d’intégration à un système considéré comme a-religieux, permissif en termes sexuels, et immoral. “Puisque je suis née, ai grandi et ai été éduquée à l’université aux EtatsUnis, parle l’urdu comme une gora-saab (une étrangère), j’ai contracté une grave allergie aux moustiques et je possède un passeport bleu, mais ce n’est pas ma faute.” “Souvent, lors des fêtes, en particulier lors des mariages, les gens (qui ont des garçons de mon âge qui mangent, boivent et rêvent en rouge, blanc et bleu) demandent sournoisement11 si je compte rentrer [aux Etats-Unis]. Je dis non, pas du tout, à moins que, dans la même journée, les poules aient des dents, les semaines aient quatre jeudis, ou que le club des Cubs gagne les championnats du monde12. Puis, ils m’en demandent la raison, et je ne peux jamais leur répondre, 9 Asma Gull Hassan, op.cit. pages 46-47. 10 Ce courrier électronique, qui porte la date du 10 mai 2003, a été diffusé vers plusieurs listes, et n’est pas forcément véridique, mais il reflète bien le discours d’une partie de la jeunesse américaine musulmane. 11 C’est une référence au marché matrimonial, un système “fermé” qui reste dans la communauté musulmane et ethnique (dans ce cas indo-pakistanaise). Voir l’analyse de Aminah Mohammad-Arif in Salam America, L’islam indien en diaspora, CNRS éditions, Paris, 2000, pages 47-57. 12 Depuis 1908, le club de baseball des Cubs, basé à Chicago, n’a jamais gagné une seule fois le championnat du monde. 8 car j’ai trop honte. C’est que la nature véritable de la société américaine est obscène, et que les Tabous Islamiques ne sont que des rites de passage qui ramènent à God bless America. Les péchés que les Américains propagent sont tellement fahosh (obscènes), que je peux à peine les évoquer en chuchotant dans une assemblée mixte.” Pour cette jeune citoyenne des Etats-Unis, les raisons de son départ sont de trois ordres : l’immoralité de la société américaine, qui se traduit par la permissivité sexuelle (éducation sexuelle à l’école, tolérance pour l’homosexualité etc…) et morale, l’absence de religion dans l’espace public, particulièrement dans l’espace scolaire, où, par exemple, elle cite l’enseignement des thèses darwiniennes dans la plupart des écoles, et enfin la politique étrangère américaine vis-à-vis du monde musulman. Les deux dernières raisons sont particulièrement intéressantes : “[…] Dieu est banni des écoles publiques. Oui, Dieu est officiellement banni des écoles publiques. La prière à l’école soulève des controverses, là bas, à God Bless America. La religion est affaire privée, et comme les maladies sexuellement transmissibles, on est censé la garder pour soi (…). Les temps changent. Là où jadis on faisait sincèrement appel à Dieu pour bénir l’Amérique, on ne l’utilise maintenant que pour la propagande guerrière, et occasionnellement, pour rendre irresponsable les criminels : “je suis un criminel sociopathe, Dieu ma fait ainsi” ou “je suis gay, c’est Dieu qui ma fait comme ça.” …” Plus loin, c’est précisément sur le plan politique que notre essayiste s’exprime : “Des milliers d’Afghans sont morts pour que vous puissiez payer moins cher l’essence de vos belles voitures de sport, des milliers d’Irakiens sont morts pour que votre voiture puisse rouler à moindre prix, que votre facture de chauffage soit moins chère, et que votre salaire soit plus élevé. Des milliers de Palestiniens ont été tués par des balles que vos impôts ont payées, et mille autres mourront encore si vous restez et devenez l’immigrant idéal. Etre la Desi qui parle anglais, qui paye ses impôts, qui agite son drapeau, que les notions attardées de religion répulsent, et qui envoie ses enfant recevoir une bonne éducation dans une école catholique, c’est être parfaitement assimilé, c’est être le parfait hypocrite.” 9 On le voit, son discours se partage, sur les valeurs américaines, entre le conservatisme de la droite chrétienne et la critique politique issue de la gauche américaine sur le plan de la politique étrangère. Mais ce sont surtout ses coreligionnaires de la génération de ses parents (les aunties qui passent une grande partie de leur temps à marier les jeunes filles et les jeunes gens en reproduisant leur enclave ethnico-religieuse) qu’elle critique, les accusant de ne pas avoir clairement choisi, et d’être restés aux Etats-Unis pour les bienfaits matériels sous prétexte de da`wa. II-Les nouvelles générations : l’universalisation de l’islam comme religion au delà de l’identité religieuse comme problématique. Les Etats-Unis sont souvent représentés comme un des modèles qui favorise l’épanouissement du communautarisme religieux, où les minorités religieuses se développent dans des enclaves socio-culturelles qui se reflètent dans les dispositions spatiales des communautés, une situation qui serait facilitée par les deux grandes principes exprimés dans le First Amendment de la constitution : liberté religieuse (free exercise) et séparation de l’Etat et des Eglises (non establishment). Pourtant, le “communautarisme” musulman, qui a été en effet construit par la génération des années 1960-1970 est remis en question par une partie de la jeune génération musulmane, en se fondant justement sur ces deux principes. La jeune génération musulmane éduquée tente ainsi de ré-intégrer l’identité “musulmane” dans l’identité américaine même. Revenons un instant au livre d’A. Gull Hassan : pour celle-ci, les Musulmans firent leur entrée aux Etats Unis avant même Christophe Colomb. Les esclaves noirs musulmans représentèrent ensuite la première grande migration, retraduite en termes de hijra, vers l’Amérique postcolombienne. “Les Musulmans pourraient-ils avoir vécu en Amérique, disons, depuis des siècles ?”, écrit-elle13. Partant d’une construction imaginaire qui insère l’islam dans l’Amérique précolombienne, elle opère ensuite un travail 13 Asma Gull Hassan, op.cit, page 14. 10 symbolique, à partir de la référence à l’esclavage des Musulmans de l’Afrique de l’Ouest, qui insère l’identité musulmane dans l’histoire et les origines de la construction de la nation américaine. Pour prolonger cette construction de origines, elle souligne avec fierté la réussite de nombre de musulmans et de musulmanes ayant réalisé leurs œuvres, bien profanes, au sein même de l’Amérique : la structure métallique de ce qui fut jusqu’à récemment la plus haute tour du monde, la Sears Tower, et que dessina un Musulman ; ou encore de grands sportifs comme Shareef Abdurrahim ou Tariq Abdul-Wahad, ou des PDG de grandes compagnies. Le rap est aussi un motif de fierté : Busta Rhymes, QTip, ou Tupac Shakur, qui s’il n’est pas officiellement devenu musulman, chante ses “kicking lyrics like the Holy Qur`an”14. Ainsi, ayant déjà pour elle la “lignée croyante”15 familiale représentée par la génération des parents, elle la renforce par des “lignées” plus anciennes, qui ne se réfèrent pas à l’appartenance familiale, mais aux appartenances religieuse (l’Islam) et territoriale (l’Amérique) qu’elle lie étroitement. La religion s’ancre ainsi dans le territoire à travers les motifs de l’exil réalisé à l’origine même de l’Amérique, et de la rencontre autour de valeurs partagées au delà de l’appartenance religieuse. En effet, banalisant l’identité musulmane en la rendant proche, ordinaire, ou extraordinaire par ses réalisations, mais aussi moralement droite, à travers des valeurs reconnues, comme le travail, ou le self-control, le texte d’Asma Gull Hassan évite d’emblée d’introduire l’islam à travers une doctrine ou des règles spécifiques. Il tente ainsi de l’universaliser : “John Lennon nous a demandé un jour “Imagine all the people, living life in peace”. Je vais vous demander de faire quelque chose de semblable. Imaginez six millions d’Américains. Imaginez qu’ils pensent qu’il est un devoir de payer ses impôts, et qu’ils croient aux échanges. Imaginez que ce groupe de personnes ne boit pas d’alcool et ne consomme pas de drogue parce qu’ils croient au self14 Ama Gull Hassan, op.cit., page 6. Voir sur le rap islamique, Samir Amghar, “Rap et islam : quand le rappeur devient imam”, Hommes et Migrations, no1243, Mai-Juin 2003, pages 78-86. 15 Voir Danièle Hervieu-Léger, La Religion pour Mémoire, Paris, Le Cerf, 1993. 11 control. Imaginez qu’il leur faille maintenir un emploi du temps où ils consacrent cinq moments dans la journée pour la prière, ainsi que le temps qu’il faut pour travailler, s’occuper de leur famille et se distraire. Imaginez un groupe de six millions de gens qui croient au respect des femmes, particulièrement à leurs droits à l’éducation, au consentement au mariage, au divorce, au vote, au travail politique, parmi maintes choses. Trop beau pour être vrai? Vous n’avez pas à chercher bien loin, ce groupe existe. Ce sont les musulmans d’Amérique”.16 Alors que la génération des pères construisait des espaces “islamiques” pour leur progéniture, leurs enfants veulent montrer ainsi leur proximité à la société américaine tout en affirmant leur identité musulmane. La réconciliation identitaire se fait donc par l’égalisation de deux termes : être musulman, c’est être américain : “Nombre de Musulmans américains sont persuadés que les valeurs américaines et les valeurs islamiques, telles qu’issues du Coran et des hadiths (…), sont similaires : le respect de soi, l’importance de la famille, de l’éducation, de la responsabilité, de la contribution apportée à la société, et de l’individualisme. Par essence, être musulman peut souvent dire être américain”17. Sans rejeter la « communauté », qu’elle veut religieuse et interethnique, et en particulier les mariages en son sein qui lui assurent sa reproduction, son ethos s’ancre dans la valorisation de la famille et du confort économique : “Pour plusieurs raison, il est bon que la communauté prenne l’initiative de marier les jeunes. Grâce à la flexibilité des parents et à la perception de la rareté de Musulmans du même âge, les mariages inter-ethniques sont devenus plus appréciés, particulièrement les mariages inter-raciaux. Cela m’apparaît bien comme le rêve américain : des jeunes mariés, qui viennent de milieux différents, dotés d’un fondement financier solide et d’un fort sens de la famille”18. Pour elle, l’Amérique doit passer de “judéo-chrétienne” à “Judéo-chrétienne-islamique” et reconnaître ainsi l’islam comme religion abrahamique et monothéiste. Ce n’est pas tant une vision d’intégration totale que l’effort de passer à la reconnaissance, la communauté 16 Asma Gull Hasan, op.cit. page 3. 17 Asma Gull Hassan, op.cit. page 12. 18 Asma Gull Hassan, op.cit., page 114. 12 juive américaine définissant un moment précurseur19 dans l’après-deuxième guerre mondiale. Cette égalisation de deux termes identitaires ne mène pas à la dilution de l’identité religieuse dans l’identité nationale, mais plutôt à la réinterprétation de ce que peuvent être le contenu du message religieux et de la pratique rituelle. On trouve, en particulier chez les étudiants musulmans américains, un grand intérêt pour le travail social, qui n’est d’ailleurs que peu présent au sein des mosquées construites par la génération de leurs parents. Reprochant aux lieux de rituels et au imams d’avoir négligé cet aspect que les congrégations chrétiennes ont su quant à elle développer, leur reprochant de s’être s’attaché uniquement au confort des enclaves qu’ils ont constituées dans les suburbs pour des clientèles de professionnals, ils partent eux-mêmes à la recherche et à la construction d’organisations vouées au travail social, qui doivent pour eux toucher Musulmans et non Musulmans. Ainsi, ce segment de la jeune génération musulmane américaine vit son islam sans lien toujours très étroit avec les mosquées et leurs imâms, qui si elles restent importantes, en particulier dans le cadre de la vie familiale et de ses grandes occasions, n’est pas le lieu primordial de leur expression religieuse, qui sort de la mosquée, considérée comme le lieu d’une “communauté fermée”20. IMAN, Inner City Muslim Action Network, -qui par son sigle même relie travail social et foi (imân, en arabe)- est une organisation qui fut créée à Chicago au printemps 1997 par des étudiants musulmans aux différentes appartenances ethniques, qui réagirent ainsi à la mort par balles d’un jeune garçon du ghetto noir qui enserre le campus de l’université de Chicago. Il s’agissait alors d’effectuer un travail social dans les quartiers pauvres de la ville en prenant en compte les besoins éducatifs des enfants tout en réalisant un travail de prosélytisme (da`wa). Cette importance que revêt le travail social pour une partie de la jeune génération 19 Voir Will Herberg, Protestant, Catholic, Jew, New York, Doubleday, 1945. 20 Entretien du 23 mai 2003. 13 se traduit par la critique acerbe des anciens et de leurs organisations. La mosquée, en particulier, est vue comme un établissement qui n’a pas su développer l’ouverture sur l’extérieur et est restée marquée par l’identité culturelle et ethnique. Pour cette jeune américaine originaire d’Amérique Latine, convertie à l’islam en 2001, étudiante en master qui travaille dans la communication, les espaces musulmans sont construits par la culture des communautés qui y sont attachées. Après sa conversion, elle reste perplexe : “Je ne savais pas quoi faire, [à part prier, et pratiquer] (…). N’y a t’il pas quelque chose que je suis censée faire ? Je ne comprends pas moi-même pourquoi je pensais ainsi, (…) je pensais qu’il y avait quelque chose à faire. J’étais vraiment frustrée de n’avoir rien à faire. Je veux dire, bien sûr, je pouvais aller à un mariage, puis encore à un autre mariage… Mais n’y a t’il pas des groupes de jeunes, je ne sais pas moi, quelque chose, je ne comprenais pas, et eux non plus (les Musulmans indiens qui l’entouraient) ne comprenaient pas.”21 Elle quitte alors cet islam “culturel”, “ethnique”, représenté par les coutumes de sociabilité de la communauté indopakistanaise au sein de laquelle elle vit, pour s’engager dans le travail social, celui que représente l’organisation IMAN, qui lui permet aussi de « des-ethniciser » sa pratique de l’islam, en travaillant avec des Musulmans de toutes origines nationales et ethniques. Ce refus de l’ethnicité dans la définition de l’islam est très courant : il s’agit de différencier religion et culture, dans une dichotomie qui permet, par un détour qui devient parfois tactique, de se défaire de ce qui ne convient pas (ou plus) en le qualifiant de “culturel”. Cette différenciation existe tant chez ceux qui veulent interpréter l’islam de manière libérale que chez les fondamentalistes. Mais chez une partie des jeunes américains musulmans, elle s’accompagne d’une différenciation entre règle et norme22 : si l’on évacue le culturel, ce n’est pas pour construire une religion abstraite et juridiquement définie par des règles qu’il faut suivre à la lettre, mais pour une religion définie par des valeurs, valeurs reconnaissables partout, universelles. 21 Entretien du 23 Mai 2003, Chicago, Etats-Unis. 22 Baudoin Dupret, Au nom de quel droit, CEDEJ/MSH, 2000, et Olivier Roy, L’islam Mondialisé, Paris, Seuil, 2002. 14 Asma Gull Hassan explicite ainsi l’importance du social et du charitable par rapport à certains rituels de base : “Je ne pense pas que je serai condamnée le jour du jugement dernier pour n’avoir pas mangé entièrement halâl. Je peux avoir tort, mais pour moi, il y a d’autres choses plus centrales pour mon identité en tant que musulmane, particulièrement contribuer en temps et en argent à des causes charitables et jeûner durant Ramadan.”23 La question du port du hijâb est elle aussi ramenée à une question de valeurs, non de règles. Ainsi récuse-t’elle le port du voile comme argument féministe, et explicite son choix de ne pas le porter, tout en s’affirmant musulmane croyante et pieuse24. Ainsi : “Qu’est ce que l’islam américain ?”, demande-t’elle. “Je pense que c’est un retour au Coran sans l’influence de la culture arabe pré-Islamique. La volonté d’annihiler l’influence de la culture Asiatique ou arabe est partagée par les discours fondamentalistes, dont elle se distancie pourtant clairement. “Je crois que l’Islam américain est une forme plus pure d’islam que celle pratiquée dans certains pays islamiques, à cause de l’absence d’amplifications culturelles. La culture américaine a poussé les Musulmans américains à être de meilleurs musulmans”25. Comme le souligne Olivier Roy dans le cas de l’islam européen, “l’islam (…) se donne comme “désincarné” culturellement et socialement, c’està-dire comme refusant d’être une religion “ethnique” et l’expression d’une culture d’importation”26. Dans le cas d’A. Hassan, ainsi que d’autres américains musulmans de sa génération, l’acculturation n’est pas simplement aller à la rencontre d’un islam comme « forme pure » -qui se retrouverait ainsi partout de manière homogène, c’est aussi l’insérer dans le terreau américain. L’existence de l’islam en terre américaine est vue comme une chance, qui va permettre de faire fi de la culture ethnique et nationale étrangère à l’Amérique et permettre de trouver 23 Asma Gull Hassan, page 170. 24 Voir son chapitre “Le hijab et la célibataire. Quand les hommes apprendont-ils à se contrôler ?”, op. cit. page 35. 25 Asma Gull Hassan, op.cit., page 56. 26 Olivier Roy, L’islam mondialisé, Seuil, Paris, 2002, page 12. 15 le dénominateur commun à toutes ces communautés musulmanes. “Voilà tout ce que représente l’Islam en Amérique : des Musulmans venus du monde entier, qui se retrouvent, perdent en intensité vis-à-vis de leur culture d’origine, et travaillent ensemble pour trouver une compréhension de l’Islam sur laquelle nous pouvons tous nous entendre. Les jeunes musulmans sont partie intégrale de cet Islam du nouveau monde. C’est ma génération, les enfants des immigrants et de convertis, certains convertis eux-mêmes, qui doivent décider ce que signifie être musulman en Amérique”27. Loin de ce que Danièle Hervieu-Léger appelle un régime de validation institutionnelle du croire, A Hassan propose un régime de validation “mutuel”, qui se réalise dans l’intersubjectivité. Il n’y a pas, pour notre jeune auteur, d’islam en soi : “Nous devons distinguer entre culture et religion. Pour être à la fois Américains et Musulmans, nous allons devoir abandonner certains aspects de notre culture ethnique, certains aspects de l’islam, et de notre culture américaine. Si nous ne faisons pas ces choix difficiles, nous finirons désorientés et malhonnêtes avec nous-mêmes. Je ne peux ignorer le fait que je suis Pakistanaise, Musulmane ou Américaine. Cependant, c’est un grand défi que de trouver un équilibre en choisissant ce qui est important pour nous parmi nos différents systèmes de valeur”28. Son discours, qui souligne l’existence de divers référents en termes de valeurs, et reconnaît la possibilité de les combiner, n’est pas sans contradictions, et elle en relève elle même les difficultés. Un islam réformé en Amérique ? L’une des marques et l’un des prolongements de la création d’un New World Islam est l’évocation par de jeunes intellectuels musulmans d’un Islam « réformé » qui veut prendre en compte la pluralité interne de la communauté musulmane et n’hésite pas à se comparer au judaïsme réformé29, s’insérant par là même dans les grandes matrices religieuses américaines. Il est frappant sur ce point de remarquer combien l’ancienne génération, souvent crispée sur ses 27 A. G. Hassan, op.cit. page 131. 28 A. G. Hassan, op. cit., page 132. 29 Par exemple voir A. Hassan, op. cit. pages 143-144. 16 enclaves, a pu –parfois- développer le thème du dialogue interreligieux tant qu’il ne remettait pas en cause l’unité de la communauté musulmane, mais n’a pas été jusqu’à discuter le pluralisme interne à celle-ci ou la notion de liberté religieuse. Une partie de la jeune génération éduquée est en revanche prête à poser la question du pluralisme interne. Ce questionnement n’est pas nouveau en Islam, mais il s’exprime publiquement et librement aux Etats-Unis, et s’accompagne de prises de positions religieuses qui entrecroisent les grands thèmes du champ politique et du débat public américains (la question de l’avortement, de l’homosexualité, ou de la politique étrangère par exemple). Ainsi, Sarah El Tantawi, directrice de la communication du Muslim Public Affairs Council, propose une approche de l’islam “plus ouverte, plus inclusive et plus curieuse”, et fait explicitement référence au judaïsme réformé : “Je n’oublierai jamais, assise dans un “espace de détention”, ou plus simplement dans une cellule de prison, à l’aéroport Ben Gourion à Tel Aviv, avoir commencé à bavarder avec des activistes juifs-américains, qui en même temps que moi, allaient être déportés d’Israël pour avoir “soutenu le terrorisme” puisque la rive gauche du Jourdain et Gaza faisaient partie de notre itinéraire. Nous avons commencé à parler de leur synagogue à Washington. Ils m’ont parlé des débats qu’ils avaient là bas, des discussions sur la signification des versets, des discussions avec des poètes, des théologiens, des musiciens. (…) J’étais totalement captivée par l’ouverture d’esprit de ces femmes qui étaient de grand calibre intellectuel. Elles avaient une relation sincère et sans dogmatisme avec leur religion. Elles étaient à la fois juives et universelles, religieuses et séculières et elles avaient des valeurs tout en étant ouvertes aux autres.”30 Cette tendance qui se définit comme « islam libéral » n’est pas incarnée par des agnostiques ou des personnes qui se sont défaites de leur appartenance religieuse. Elle se réclament totalement de l’islam, et le pratique. Sarah El Tantawi l’exprime 30 Sarah ElTantawi, “Toward a Thriving Muslim Left”, The Minaret, Mars 2003, page 11-12. Asma Gull Hassan propose la même comparaison avec le judaisme réformé, op. cit. 17 à sa façon, parlant d’une gauche musulmane : “Elle existe déjà, mais l’establishment musulman ne la voit pas. Ce sont les musulmans qui aiment l’art, la poésie, la beauté, l’irrévérence, et la contradiction. Ce sont les musulmans qui n’ont pas de haine pour des styles de vie différents, pour la critique de l’autorité même religieuse- pour l’esprit critique, ou pour le welfare pour les pauvres. Ils veulent répondre aux questions qu’ils se posent, et s’approprient nombre de valeurs occidentales.”31 Elle relève qu’on peut trouver des arguments théologiques pour ou contre l’avortement, mais que ce qui importe est la question du libre choix. “Pour certaines femmes, mener une grossesse jusqu’au bout, c’est détruire le reste de leur vie. Cela est-t’il important pour un Musulman ? Je crois que oui”. “En tant que musulmans, nous disons vouloir être inclus dans le pluralisme américain. Et cela est certain, nous devrions l’être. Mais que dire du pluralisme parmi nous ? Existe-t’il? Est-il désirable?” La question du pluralisme interne à l’islam est devenue importante : elle est d’ailleurs relayée et revendiquée par les écrits de rares intellectuels32 qui s’ancrent surtout dans le champ académique, et semblent avoir un lectorat réduit dans la communauté musulmane. Il existe ainsi un décalage important entre ces nouveaux intellectuels réformateurs, qui ont un projet explicite de modernité, et la jeune génération, qui semble n’avoir que faire de théologie et « réforme » l’islam hérité de ses parents à travers ses propres pratiques et ses énoncés, sans faire appel –pour l’instant du moins- à une validation institutionnelle (par l’académie ou la mosquée par exemple) de ses comportements, mais « témoigne » directement face au public américain et réclame de la sorte une validation plus élargie, elle-même collective et publique. James Piscatori et Dale Eickelman ont défini un processus d’objectification qui touche les Musulmans de manière massive à partir des années 1980. Ils le relient à la perte de l’évidence : « des questions fondamentales émergent dans la 31 Sarah ElTantawi, art.cit. 32 Par exemple, Khaled Abu al Fadhl, The Place of Tolerance in Islam, Beacon Press, Boston, 2002. Voir aussi la livraison thématique Islam and the challenge of democracy, de la Boston Review, April/May 2003 18 conscience de nombre de croyants : « qu’est ce que ma religion ? » et « comment ma croyance guide-t’elle mon comportement ? » »33 En un sens, cette jeune génération a dépassé ce stade de la remise en question. Elle s’interroge sur l’islam, par exemple en suivant des cours d’histoire des religions dans les universités qu’elle fréquente, mais plutôt que de rechercher la définition de l’islam comme idéal de « forme pure » (ce qui n’empêche pas qu’elle en parle), elle se pose la question suivante « Je suis Musulman, comment vivre heureux en tant que Musulman dans le contexte qui m’est donné ? » Alors que pour les parents il y avait perte d’évidence, pour les enfants, cette évidence est acquise, bien que secouée par le 11 septembre, qui a aussi parfois poussé paradoxalement à la réaffirmer. On voit donc se dessiner ici deux grands motifs : d’une part la reterritorialisation de l’islam, qui par son occidentalisation et plus spécifiquement son américanisation n’est pas vivable comme communauté « virtuelle »34 et se trouve donc raccroché à des lignées “américaines” et détaché en partie –et en partie seulement- des cultures d’origine, d’autre part la spécification libre des contenus religieux à partir d’une matrice très simplifiée (les 5 piliers, par exemple, ou les interdits alimentaires) qui se déclinent en rapport à des valeurs perçues comme universelles (la modestie pour le port du vêtement, la moralité, le travail, mais aussi l’esthétique ou les valeurs liées à la politique) mais qui suivent les grandes lignes de fracture du champ religieux américain. De plus, en conséquence du 11 septembre, l’islam est devenu plus que jamais aux Etats-Unis objet de questionnement et de discours. Il est réapproprié par maints acteurs, musulmans ou non, et le travail des communautés musulmanes sur l’image qu’ils produisent et leur définition de l’islam est devenu un enjeu politique primordial. L’évidence de l’identité « musulmane américaine », son intégration dans le champ religieux américain et sa banalisation, s’en sont trouvés paradoxalement renforcés. Le jîl jadîd accepte et chante cette identité (parfois dans la douleur ou la critique, quand le décalage entre « musulman » et « américain » est trop 33 J. Piscatori, D. Eickelman, Muslim Politics, Princeton University Press, New York, 1996, page 38. 34 O. Roy, L’islam mondialisé, op. cit. 19 visible)35, ou la rejette entièrement comme le montrait la lettre citée plus haut. Les divers modes d’expression de l’individualisme religieux dont nous venons de décrire un cas particulier ( en l’occurence les expressions individuelles d’un islam qui se veut libéral et américain) sont ainsi canalisés et retranscrits dans des formes sociales, idéologiques, voire institutionnelles, qui leur donnent sens. Ils montrent que les formes contemporaines de la religiosité ne sont pas réductibles à des phénomènes, qui sont cependant bien réels, « d’individualisation » du religieux ou chaque croyant « bricole » pour créer ses références religieuses. Elles se rapportent à des dynamiques d’inscription de ces expressions individuelles dans des structures collectives et des matrices idéologiques qui peuvent se lire comme « synthèses inachevées »36 et par là-même changeantes. Celles-ci restent spécifiques aux contextes étudiés et en recomposition constante du fait même des multiples expressions individuelles qui peuvent mener à leur transformation. 35 Comme la critique acerbe que fait Asma Hassan de la politique américaine au Moyen-Orient, critique qui est d’ailleurs explicitement présentée comme son droit en tant que citoyenne américaine, op.cit pages 155156. On peut aussi citer en exemple une tirade du spectacle d’Azhar Osman, un jeune musulman américain d’origine pakistanaise, avocat, mais aussi comique à ses heures perdues : “Allez quoi ! Détendez-vous ! Je suis musulman, mais Américain musulman. En fait, je me considère musulman très patriote : j’irais mourir pour ce pays en me faisant exploser dans un magasin de Dunkin Donuts !”, Redeye, Chicago Tribune, “Laughter helps with identity crisis”, 11 septembre 2003, page 4. 36 Voir André Mary, Le bricolage africain des héros chrétiens, Paris, cerf, 2000, pages 110-114. 20