Proliférations - Birkbeck, University of London

Transcription

Proliférations - Birkbeck, University of London
Proliférations
Roger Cardinal
University of Kent
Est-ce en ces nuits sans fond que tu dors et t’exiles,
Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur?
Rimbaud, « Le Bateau ivre ».
Préambule
Comment aborder cette notion, cette aventure qu’est la prolifération, cousine du chaos qui
par définition ne se laisse définir, ni n’accepte la gaine de notre attention raisonnante?
Suivons le motif sur la piste des images et en descendant la pente de la rêverie. (Il n’y pas de
chemin tracé.)
Du côté de chez les fourmis
Je prendrai pour point de départ tel monticule de brindilles dans le bois. À distance, il a l’air
de frémir ; à y regarder de près, je constate qu’il s’agit d’une fourmilière, dont les habitants se
précipitent dans tous les sens, les uns portant d’énormes fardeaux futiles, d’autres tâchant
avec dévotion de pénétrer dans leur mosquée énorme, d’autres encore, comme pris de
panique, cherchant à s’enfuir à tout prix. Mais qui a décrété toute cette activité, qui l’imagine
ou en tire profit ? Que veut dire le nid de fourmis; quel en est le sens, la règle, le schéma
fondateur ? Si l’on envisageait cette fourmilière comme phénomène linguistique : quel Babel!
Qui pourrait en dégager la syntaxe, la sémantique ?
Dans la vie quotidienne, nos tractations avec la prolifération sont très capables d’inspirer un
sentiment d’accablement et d’inquiétude, voire de dégoût. D’où le succès des produits
hygiéniques chez la maîtresse de maison, qui sans cela se sentirait ravie par la souillure, la
pourriture, la moisissure qui se déploie. La maîtresse parfaite frissonne et explique : « J’ai
horreur de ça. » Elle entend par là l’indicible et l’innombrable. Salvador Dalí a peut-être
compris cette émotion, lui qui dans une séquence d’Un Chien andalou a introduit le subit
gros plan d’une paume ouverte parcourue d’une mêlée de fourmis actives. Est-ce une simple
traduction visuelle de l’expression « avoir des fourmis dans les doigts » ? Ou faut-il croire
que, symboliquement, la main qui se referme sur ces fourmis peut en capter l’énergie plurielle
et convertir le chaos à des fins arrêtées ?
Fascinante prolifération
Néanmoins, la prolifération est souvent capable de nous clouer sur place, exerçant une
puissante fascination. Il y a une beauté troublante dans la contemplation de certaines entités
vivantes qui se multiplient et s’amassent, inlassables et merveilleusement dynamiques. Je
citerai pour exemple la photo d’un endroit à Kumasi en Afrique occidentale où un marché
improvisé s’étend nonchalamment des deux côtés d’une voie ferrée, faisant penser au thyrse
hiératique dont s’est épris Baudelaire et qui consiste en un bâton raide entouré de tiges et de
corolles. Dans les deux cas, la rigueur de la ligne droite est compromise par des pulsions
cumulatrices qui n’ont que faire de la symétrie et qui offrent l’alternative des méandres
spontanées et des ensembles hétéroclites.
© La Chouette, 2001
16
Par ailleurs, le souvenir me revient d’une mince étendue de terrain vague, entrevue du train
traversant ce curieux territoire délabré entre New Cross et London Bridge : il s’agit d’une
étroite et profonde fissure divisant deux viaducs et contenant une plénitude d’orties et
d’arbrisseaux. Ce site parfaitement déréglé représente la pulsion sauvage, le contre-chant
cacophonique de notre urbanisme soigné.
J’appelle jardins fugitifs ces touffes d’herbes folles ou de fougères obstinées qui se
raccrochent au coin d’une gouttière inaccessible, agitées par le vent; ou qui campent dans un
triangle oublié entre des parois d’entrepôts. Et j’appelle écrits nomades ces bouquets de
graffiti multicolores qui, dans nos villes, essaiment sous les ponts et les passerelles, sur les
murailles aveugles, les réservoirs à eau posés sur les toits des HLM.
Tout ce qui prend de la place et s’accumule peut nous vexer ou nous instruire. Même les
dépôts d’immondices ont leur génie caché. Les déchets sur les trottoirs après le passage
d’une foule, tout comme les varechs griffonnés sur la plage par la houle, ne faudrait-il pas les
scruter comme des documents parlants?
Beauté catastrophique
Certes, la catastrophe fait battre le cœur et impose une étrange émotion. Pierre Mabille
raconte son expérience d’enfant :
Pendant mon enfance, l’annonce des cataclysmes provoquait en moi
une voluptueuse satisfaction. J’avais appris à n’en rie n laisser voir et à
écouter en silence les lamentations des adultes. Très particulièrement,
l’inondation de 1910 m’exalta 1.
Il existe une toile de Claude Monet où les eaux boivent la terre et font ressortir les saules
isolées telles des adolescentes surprises ou des hérons unijambistes. Une photo des émeutes
des Noirs de 1992 à Watts, Los Angeles, laisse entrevoir la face insupportable mais
irrécusable de la vérité sociale. « Perturbation ma sœur... », soupire Max Ernst. Baudelaire l’a
bien vu, l’horreur peut avoir pour complément l’extase. En 1995, une explosion terrifiante à
Oklahoma City a laissé une foule de victimes innocentes : une photo de presse montre,
métonymie de cet acte sadique, la façade ravagée de la Murrah Building. Conçue pour
fournir la preuve par le document photographique que cet épisode immonde est véridique,
l’image fonctionne plutôt – tant les proportions et la structure du bâtiment ont été oblitérées –
comme un constat de pure incompréhension, le scandale d’une totalité qui est impensable
puisque informe. Certes, une réaction esthétique serait insoutenable ici, si ce n’était que
certains artistes ont eu le courage d’en venir aux prises avec le chaos et d’interroger les
sources du désarroi qu’il cause. Envisageons les réseaux de filets de peinture qui couvrent les
grandes toiles de Jackson Pollock. Suspendus entre le sens et le non-sens, leurs arabesques
engendrent des champs de force subtils, s’immiscant, s’enchevêtrant, dans un pullulement
joyeux.
1 Pierre Mabille, Le Miroir du merveilleux, Paris, Éditions de Minuit, 1962, p. 111.
Roger Cardinal
17
Entassements
Puisque notre monde habitable devient de plus en plus étroit, nous subissons presque tous les
jours les effets de l’entassement, de l’étouffement, du trop-plein, du pêle-mêle. Fable intime,
le sac à main ou la poche devient un fourre-tout sans ordre où l’on cherche en vain la clé de
sa porte. Certains magasins, certains musées semblent envahis par leur contenu extravagant,
et deviennent des puzzles, des dédales insensés. Vertige, par exemple, du Pitt Rivers
Museum à Oxford, modeste dans ses proportions mais s’avérant un véritable labyrinthe de
vitrines ténébreuses.
À sa mort à Chicago en 1973, un vieillard nommé Henry Darger laisse une chambre bourrée
d’amas de papiers, comprenant de gros albums de dessins coloriés et l’un des romans les
plus longs de l’histoire de la littérature, In the Realms of the Unreal, qui comprend quelque
quinze mille pages2. À Richterswil, près du lac de Zurich, une vieille dame, Anna Elsener,
décède en 1974. C’est alors que la municipalité découvre avec horreur que sa villa,
extérieurement si propre, recèle une masse répugnante de meubles cassés, d’ustensiles
détraqués, d’ordures et de déchets, au point qu’on a du mal à comprendre que quelqu’un ait
pu supporter ce désordre suprême. On imagine l’excuse de cette collaboratrice du chaos :
« Ça m’a dépassée ». Ou bien a-t-elle fini par aimer son ambiance singulière? Ne pourraiton pas considérer l’état de sa maison comme un souverain acte d’expression?
Dans le domaine de l’art de la seconde moitié du vingtième siècle, on a souvent prospecté
des effets pareillement scandaleux : les assemblages ou installations de gens comme Arman,
César, Daniel Spoerri, Allen Kaprow ou Christian Boltanski, sont conçus comme des
paquets d’objets multiples ou des amoncellements déroutants qui se moquent des belles
proportions et s’évertuent de leur pluralisme irréductible. L’un des derniers tableaux d’Yves
Tanguy, Les Nombres imaginaires, offre l’image inquiétante d’un monde qui déborde de
pierres, vision d’une prolifération effrénée où loge un obscur avertissement.
Beauté des nuages
Stéphane Mallarmé agitant son cigare allumé se laissait hypnotiser par la volute bleue,
emblème de la contingence et de l’évanouissement. Libres de tout contrôle humain, les
nuages sont le symbole même de la création capricieuse de la nature. Pareille au dessin
automatique, la formation des nuages est un processus volatile incapable d’erreur. L’esprit de
rigueur ne saurait en apprécier la fécondité nonchalante. Heureusement que des peintres
comme John Constable, ou des photographes comme Roger Fenton, et surtout Alfred
Stieglitz dans son cycle d’Équivalents, ont su transcrire ces exercices de style nuageux que
sont le cirrus, le cumulus, le stratus, le nimbus. Certes, ces expressions-là ne durent pas très
longtemps, et laissent une impression de mirages fortuits. Formations imprévisibles et
éphémères en quoi Baudelaire salue « les merveilleuses constructions de l’impalpable3 », leur
beauté est plus grande pour être fragile et jamais définitive.
2 Voir Michael Bonesteel, Henry Darger. Art and Selected Writings, New York, Rizzoli,
2000.
3 Charles Baudelaire, « La Soupe et les nuages » in Le Spleen de Paris, Paris, Éditions de
Cluny, 1943, p. 97.
Roger Cardinal
18
Les vagues
Les vagues sont des nuages plus lourds mais tout aussi insaisissables pour notre regard ébloui
par leurs acrobaties. Victor Hugo chante leur inépuisable virtuosité dans maintes pages de
ses méditations d’exil, inlassable témoin d’une insondable Manche qui lui révèle toute la
gamme de ses brisants, ses rafales, ses écumes, ses turbulences infinies. Le projet de traquer
« le ciel, l’éther, le chaos et l’espace4 » se poursuit jusque dans ses dessins improvisés à
partir de taches d’encre. (J’aime l’association entre l’encre et cette créature si effrayante
puisque plurielle qui hante Les Travailleurs de la mer, la pieuvre.) Dans « Le Bateau
ivre », superbe démonstration de l’art du crescendo, Arthur Rimbaud réalise la fusion
suprême de la mer avec l’infini et l’illumination poétique. « Les hallucinations sont
innombrables », constatera-t-il plus tard5.
Prolifération et jouissance
Examinons cette page du cycle de dessins sur le thème du Déluge, signé par un grand maître
de la visualisation de l’imaginaire, Léonard de Vinci. Il a su donner une idée convaincante du
déluge en le représentant comme une grandiose architecture proliférante. À proprement
parler, le chaos n’est justement pas traduisible en termes humains, mais les artistes
s’emparent parfois de certains de ses effets : mentionnons les paysages denses et granuleux
des eaux-fortes d’Hercules Segers; les feuillages merveilleusement impénétrables de ce
Rendez-vous dans la forêt rêvé par Henri Rousseau; les dessins ‘abhumains’ de Camille
Bryen; ou les affiches lacérées de Jacques Villeglé. Les exemples – c’est bien le cas de le
dire – prolifèrent. Il règne une anarchie du visible qui est glorieuse d’être le désespoir des
bien-pensants. Jouissons de cette démesure.
Les multitudes
J’aime le défi que nous lancent les formations gratuites et sans règle, qu’elles soient naturelles
ou construites par l’homme. « Comment vivre sans inconnu devant soi? » demandait René
Char6. L’extravagance qui paralyse notre intellect, éveille en même temps nos facultés
assoupies : matrice de perspectives inédites, la prolifération est toujours fertile.
Une photo de Marc Riboud (1956) évoque un marché de chameaux ayant lieu sur une vaste
plaine dans le Rajasthan en Inde. Chaque animal à côté de son propriétaire représente un
petit îlot, mais la disposition apparemment aléatoire de ces îlots semble impliquer des afflux,
des confluences, des nœuds de sens, bref : un archipel cohérent. Il y a comme un schéma
instinctif et invisible qui sous-tend l’arbitraire.
Cependant, il faut admettre que l’entassement urbain est moins confortable. J’aurais du mal à
m’extasier sur un parcours dans le métro de cinq heures à Londres durant une vague de
chaleur. Dans une gravure conçue pour l’album Londres de 1872, Gustave Doré nous pose
4 Victor Hugo, Les Contemplations, Paris, Le Livre de poche, 1965, p. 371.
5 Arthur Rimbaud, « Nuit de l’enfer » in Œuvres de Arthur Rimbaud, Paris, Mercure de
France, 1952, p. 172.
6 René Char, « Le Poème pulvérisé », in Fureur et mystère, Paris, Gallimard (Poésie), 1967,
p. 169.
Roger Cardinal
19
devant un embouteillage à Ludgate Circus, un pêle-mêle palpitant de voitures, d’autobus à
cheval, de passants excités, avec même un troupeau de moutons : toute une concentration
kinétique grouille sous la façade ahurie de la cathédrale de Saint-Paul. À la réflexion, on
constate que la prolifération des objets représentés coïncide exactement avec la
prolifération des milliers de traces concises et noires du burin qui occupent la page blanche.
Regarder cela à travers une loupe ne fait que renforcer l’effet de l’incommensurable.
Tel le cousin d’E. T. A. Hoffmann passant sa journée à étudier la place du marché depuis son
look-out au plus haut étage, on peut savourer le spectacle des foules. Sur les plages, dans les
stades de sport, comme leur mouvement est irrégulier, irréglable. Ce sont foisonnements sans
contrainte, maëlstroms imprévisibles. Souvenons-nous des tableaux de foule de Bruegel où
s’unissent le désarroi et la désinvolture, parfois rehaussés d’un petit détail lumineux. Aux
heures d’affluence, le hall de la Grand Central Station à New York offre le dessin mouvant
d’une multiplicité de pistes, de convergences et de séparations. Pourtant, ces mouvements
browniens ne sont pas tout à fait dépourvus de cohérence, car les numéros de quai sont là
pour canaliser les pistes individuelles : grâce à ce principe de classement, l’anarchie s’avère
système. (Y a-t-il une analogie avec le fonctionnement de la fourmilière?)
En janvier 2001, le journal nous a assurés – photos aériennes à l’appui – que trente millions
de pèlerins se sont baignés dans la rivière sacrée du Gange. Mais qui a pu les compter, et,
même si ce chiffre était juste, que devons-nous faire pour le digérer? Trente millions de
personnes, trente millions de sujets différents voués au même principe. Citons encore Victor
Hugo : « Les multitudes, et c’est là leur beauté, sont profondément pénétrables à l’idéal »7.
Émergence du lisible
Certes il existe des proliférations futiles qui déclenchent la terreur par leur insignifiance, ou
plutôt leur manque de sens pour nous. La photo d’un essaim de sauterelles à Tariac, en
Tunisie, inspire une sensation d’étouffement, car il est presque impossible de différencier les
créatures individuelles : c’est le nombre monstrueux, c’est la prolixité fangeuse, c’est la fin de
l’humaine mesure.
Par contre, tous les soirs, dans la ville d’Austin, au Texas, des millions de chauves-souris
quittent leur nid collectif sous le Congress Bridge et partent vers l’est dans une longue traînée
ondulante et majestueuse dont personne ne disputerait la beauté.
De plus, j’ai remarqué que les photos de grands troupeaux de gnous ou de rennes sauvages,
sont presque invariablement belles, grâce à la répétition rythmée des cornes ou des bois. Et le
jeu des martinets devant ma fenêtre, cet été : d’abord leurs tours d’acrobates, où leur plume
noire dessine des arabesques imprévisibles sur le bleu du ciel; ensuite, leur pose harmonieuse
sur les parallèles des fils télégraphiques, rappel d’une page de musique avec ses barres
droites et ses notes à queues.
Ici, l’émotion esthétique doit être fonction d’un ordre latent que nous ne faisons que deviner.
Il semble qu’émerge une vérité de mosaïque qui est l’intuition d’une architecture soustendant les apparences les plus délirantes. Certaines images de Maurits Escher suscitent une
prolifération de cellules sans fin, pire qu’une épidémie : le vertige cesse dès qu’on recense
7 Victor Hugo, « William Shakespeare », in Œuvres complètes, XII/ I, Paris, Club français du
livre, 1969, p. 278.
Roger Cardinal
20
toutes les variantes. De même, certains tapis d’Orient font croire qu’ils ébauchent une
prolifération sans loi, mais il s’avère que leur facture est rigoureusement symétrique. Qui plus
est, leur lexique ornemental – arabesque, palmette, rosette, volute, virgule inversée, losange,
svastika – est loin d’être indéchiffrable ou mal répertorié8.
L’intérieur de la coupole de la Mosquée du Shah, à Ispahan en Iran, propose une expérience
de pur éblouissement, suscitée par une parade de morceaux de pierre bleus et dorés qui sont
semés par paraphes répétés et attrapés dans de vastes ensembles concentriques donnant
l’impression de tourbillons sans fin. Le visiteur y perd le sens de l’échelle des choses : tout est
minuscule mais tout est en même temps immense. Toute fixité bascule. Mais la tête qui tourne
suit peut-être une spirale autrement logique.
Le baroque gouverné
Les mathématiques nouvelles nous enseignent que le chaos que perçoivent nos sens est
susceptible d’être analysé ou traduit en équations accessibles pour notre intelligence. Il est
question d’attracteurs étranges qui seraient capables d’ouvrir sur une vision d’un chaos
déterministe, soit un ordre inhérent aux produits apparemment désordonnés de la nature9.
L’ordinateur, ayant digéré une formule dite quadratique dans laquelle jouent une constante c
et une variable x, peut articuler d’interminables proliférations visuelles aux formes archibaroques, connues sous le nom d’ensembles Julia. Les structures dites fractales proposées
par le mathématicien Benoît Mandelbrot sont la clef de cette sorte d’anarchie surveillée.
Ainsi, la côte de la Norvège, le delta du Mississippi, le bord d’une feuille de fougère ou d’un
flocon de neige seraient après tout des formations géométriques. L’hypothèse fractale tend
donc à résoudre le conflit entre la règle et la déviation, montrant qu’il existe une géométrie
naturelle fondamentale et que le granuleux, le grêlé, le plissé, le branchu, l’enchevêtré, le
tortueux, le virevoltant, le fumesque, etc. sont des types de schéma susceptibles d’une
description quantitative rigoureuse10.
Un bel exemple de structure fractale est la fameuse vague à Kanagawa dessinée par
Hokusaï, dont la frange aqueuse – délicieusement suspendue – devient une dentelle
échancrée des plus saisissantes. Le physicien Roland Fivaz parle ici de « la cascade sousharmonique » qui se manifeste, par quoi il faut comprendre quelque chose comme une
permutation musicale11. Pareillement, dans une étude des formes qu’assume une eau qui
coule, Theodor Schwenk montre que la vague, tout comme la goutte ou la mer, est
essentiellement un ensemble organique réglé par des principes rythmiques mesurables12. Dans
l’une des Illuminations de Rimbaud, il est question d’une optique compliquée par « l’infini
des mathématiques » qui se résoud subitement dans la découverte que « c’est aussi simple
qu’une phrase musicale »13.
8 Nathaniel Harris, Les Tapis d’Orient, Pully, Éditions Princesse, 1977, pp. 35-37.
9 Voir Roland Fivaz, L’Ordre et la volupté. Essai sur la dynamique esthétique dans les arts
et dans les sciences, Lausanne, Presses polytechniques romandes, 1989, p. 60.
10 Voir Benoit B. Mandelbrot, The Fractal Geometry of Nature, San Francisco, W. H.
Freeman, 1982, p. 5.
11 Fivaz, op. cit., p. 67.
12 Theodor Schwenk, Das sensible Chaos. Strömendes Formenschaffen in Wasser und
Luft, Stuttgart, Verlag Freies Geistesleben, 1962.
13 Rimbaud, « Guerre » in op. cit., p. 254.
Roger Cardinal
21
Lors d’une visite au monastère baroque de Melk en Autriche, Suzanne Lilar est d’abord
étourdie et anxieuse; alors, elle commence à reconnaître certaines reprises, certains échos,
qui indiquent une trame implicite dans l’opacité apparente d’une façade grouillant
d’ornements. Elle imagine une approche quasi-musicale qui lui permet de se frayer un
passage à travers « le foisonnement des arabesques ». En proposant le concept d’un
« baroque gouverné », elle se félicite de pouvoir concilier l’agitation des surfaces multiples
avec un sentiment de repos, de rythme et de rigueur14.
Poursuivant une quête analogue, l’esthéticien Anton Ehrenzweig a voulu montrer que les
tableaux abstraits d’un Jackson Pollock ou d’une Bridget Riley sont susceptibles de révéler
une structure polyphonique ou sérielle, si on les contemple non pas d’un regard régulier et
conscient mais à travers une optique subliminale qu’il appelle « unconscious scanning15 ».
Extase prolixe
Je songe à une approche de la création d’art où l’artiste partirait à l’improviste, s’adonnant
corps et biens au courant non dirigé, pour s’éveiller à la dernière minute et récupérer la
situation, faisant de son ouvrage une communication « où l’Indécis au Précis se joint »16 –
triomphe de l’exactitude extraite de l’indifférencié, du signe né de l’informe, du message
greffé sur le mutisme.
Dans le domaine de la peinture, les exemples de « baroque gouverné » ou de prolifération en
quelque sorte apprivoisée ne sont pas si rares. Citons par exemple L’Arbre de vie (1930)
de l’artiste autodidacte Séraphine Louis, ou tel Parc de Gustav Klimt. Dans les deux cas, un
énorme arbre remplit presque tout l’espace du tableau d’un feuillage intense et pluriel où le
regard est surpris par une vacillation rétinale et où l’esprit glisse dans un état de transe : j’ose
nommer cet effet une extase prolixe.
Certains dessins longuement remaniés d’Alberto Giacometti aboutissent à un constat d’échec
– le réel étant toujours insaisissable – mais laissent entrevoir comme un spectre de présence
en plein gribouillis frénétique. C’est au point de se demander si le fameux chef-d’œuvre
inconnu de Balzac n’avait pas une structure après tout.
Le marché
À la réflexion, il faudrait classer le marché des rues parmi les phénomènes de prolifération
plutôt régulière. Connu dans toutes les cultures, ce lieu de négociations et d’échanges
individuels est le nœud nécessaire qui garantit la participation économique globale, et se
manifeste dans de grandes fêtes d’étalages bariolés : pommes de terre, fleurs, fèves, lentilles,
poissons, saucissons, sandales, sous-vêtements, tissus, tapis orientaux... Quelle profusion,
quel vertige! Mais l’abondance exotique est contrôlée par de fins instincts sensibles au pareil
14 Voir Suzanne Lilar, Journal de l’analogiste, Paris, René Julliard, 1954, pp. 182-183.
15 Anton Ehrenzweig, The Hidden Order of Art. A Study in the Psychology of Artistic
Imagination, Londres, Paladin, 1970, pp. 46-47.
16 Paul Verlaine, « Art poétique », in Choix de poésies, Paris, Charpentier, 1891, p. 250.
Roger Cardinal
22
et au dissemblable : on ne mélange pas les bananes avec les radis sur un même étalage, on
défend toujours la distinction entre la raie et le hareng.
Sur les aires des grandes usines de voitures on peut voir des milliers de véhicules absolument
identiques : vision de la prolifération du même, qui est répétition mécanique et
assoupissement pour l’esprit. Sur le marché, les objets sont répartis selon leur espèce, leur
poids, leur grandeur, leur couleur, leur beauté relatifs : vision de la prolifération du variable,
qui est permutation régulière et source de plaisir esthétique.
Le marché aux puces
Ce n’est donc pas le marché mais plus précisément le marché aux puces qui résiste le plus à
l’ordre et à la continuité. Si le marché est le conscient de l’organisme social, le marché aux
puces en est l’inconscient. On ne s’étonnera pas que ce dernier soit le lieu électif des
surréalistes, qui partaient en quête de « ces objets qu’on ne trouve nulle part ailleurs,
démodés, fragmentés, inutilisables, presque incompréhensibles, pervers enfin »17.
Ici, nous tombons sous l’emprise du disparate, qui est pur chaos, puisque imperméable à la
mesure et au classement. À la marge des grandes villes, c’est le rendez-vous des signes
détournés et des pulsions sans nom. Voici le règne du hasard, voici la salade du sens ou le
pur non-sens, voici l’abolition de la fixité et la fin de la certitude ronronnante. Une promenade
au marché aux puces, rien de mieux pour balayer les idées fixes!
Merz
Certains artistes se sont évertués à épouser ce non-sens apparemment futile. Tel collage
dadaïste de Kurt Schwitters, qui ramasse des bouts de papier négligés et les dispose dans
un ensemble aléatoire, conspire à étreindre le chaos mais en même temps à le détourner.
L’amas de surfaces hétéroclites et arbitraires se mue en une proposition nette et suffisante,
voire rationnelle. Voyez ce que peuvent faire des ciseaux et un peu de colle – du brouhaha
sort une nouvelle rhétorique. Le projet MERZ cher à Schwitters est un projet de
transcendance où le déchet est promu à une destinée nouvelle et la fragmentation diffuse
devient gage d’une authentique régénération.
Sautent cailloux
Je vais céder la dernière parole à Jean Dubuffet, qui, à la recherche des lieux électifs de
l’homme du commun, rend visite au marché de Saint-Ouen un dimanche matin pour assister
au spectacle des stands improvisés, « ces expositions de cadenas, de bretelles, d’ouvreboîtes, de caleçons, de fixe-chaussettes ». Il en tire une jubilation qui est fonction de
l’accumulation du même :
Cent cadenas côte à côte couchés sur la même face : voilà qui tourneboule
l’esprit, voilà qui change et grise et emporte! Les nombres : oh ma fête!18
17 André Breton, Nadja, Paris, Gallimard (Folio), 1972, p. 62.
18 Jean Dubuffet, « Saint-Ouen – Le Marché » in Prospectus et tous écrits suivants, tome I,
Paris, Gallimard, 1967, p. 108.
Roger Cardinal
23
Dans une toile déroutante de 1961, La Gigue irlandaise, Dubuffet va plus loin en montrant
une foule de visages et de formes multicolores compressées. Cela ressemble à un puzzle, cela
fait basculer les assises de la perspective et de la différenciation normale. À s’y pencher, on
glisse sur le bord du raisonnement pour tomber dans une piscine pleine de bulles disparates.
Un effet comparable se dégage d’une toile de 1956 intitulée Court l’herbe, sautent
cailloux : celle-ci représente un échantillon de la surface d’un chemin provençal sous les
espèces d’une sorte de tapisserie faite de touffes d’herbe et de cailloux. Cette prolifération
oblige le regard à se tenir en éveil pour que, à force de scruter la physionomie du chaos, il en
arrive à la contemplation suprême : illumination du prolixe, saveur d’une texturologie à michemin entre nonsens et certitude, euphorie de la plénitude innombrable du monde. Vérité de
mosaïque : le sol devient un tapis magique.
Ainsi, la prolifération est porteuse de vigueur et de certitude; si l’on s’y dispose, elle nous
soulève vers cette clarté supérieure qu’est l’intuition métaphysique ou musicale.
Anthracite
Assez de cet éloge de la prolifération, contrée baroque entrevue dans des images semées sur
la pente de la rêverie. Pouf! l’été est là, soufflons sur les flocons du pissenlit dans une grande
exhalaison joyeuse.
Mais que reste-t-il de la fourmilière, de l’inondation, de la tache d’encre? Évidemment, leur
morale n’est ni rationnelle ni verbale. Nous avons compris qu’il y a d’autres archives à
consulter. Jean Dubuffet recommande une activité positive : « J’ai beaucoup regardé
l’anthracite ces jours. »19 Oui, cédons à la séduction du ça. La phrase musicale attend sous
notre nez. N’ayons pas peur de prendre des leçons auprès des mosaïques contingentes du
monde. « Ô fécondité de l’esprit et immensité de l’univers! »20
Roger Cardinal
19 Jean Dubuffet, « Notes pour les fins-lettrés » in op. cit., p. 69.
20 Rimbaud, « Génie » in op. cit., p. 269.
Roger Cardinal