Entreprendre, mais autrement ?
Transcription
Entreprendre, mais autrement ?
Entreprendre, mais autrement ? Participaient aux débats : Frédéric MUGNIER, 25 ans, co-fondateur de la marque de chaussures Faguo Clément MERCUZOT, 28 ans, gérant d’Excen - l’excellence énergétique, entreprise installée dans la pépinière d’Ester Technopole - CCI Limoges et Haute-Vienne Dominique RESTINO, président délégué de la CCI Paris, en charge de la création, du développement et de la transmission des entreprises, président fondateur du MoovJee Madi SHARMA, femme d’affaires britannique d’origine indienne, membre du Groupe des employeurs du CES européen Les débats étaient animés par Marc GUIRAUD. I Le goût d’entreprendre Marc GUIRAUD Toutes les personnes réunies sur ce plateau ont créé leur entreprise. Leurs motivations ont-elles été identiques à celles de leurs aînés ? Les nouvelles technologies favorisent-elles ces initiatives ? Frédéric MUGNIER J’ai fondé Faguo avec un associé, ancien camarade de promotion. Nous avons demandé à treize de nos amis d’investir dans notre entreprise, qui commercialise des chaussures, parce que nous ne trouvions pas de fonds. Cette idée nous est venue en Chine. Nous étions admiratifs de l’esprit d’entreprise qui règne dans ce pays, qui privilégie l’innovation. Aujourd’hui, tout va très vite. Il faut donc aller de l’avant et concrétiser ses idées. J’étais étudiant quand j’ai décidé de saisir ma chance. Même si je n’avais pas d’argent, cette parenthèse était finalement le moment idéal pour créer son entreprise. Un étudiant a du temps. Il est libre et n’est pas prisonnier d’un salaire qui tombe chaque mois. Sans ce confort, sans charges familiales ou financières, j’ai décidé d’être mon propre patron pour m’amuser et pour apprendre. J’ai aussi vu ma création d’entreprise comme une façon de vivre l’aventure alors que tout nous pousse vers la norme. « J’ai décidé d’être mon propre patron pour m’amuser et pour apprendre » Frédéric MUGNIER Photos : copyright Vincent Colin -1- Nous avons lancé notre marque avec le renfort d’Internet. Nous nous sommes fait connaître via les réseaux sociaux puisque nous n’avions pas les moyens de nous payer une grande campagne de publicité. Pour chaque paire de chaussures Faguo achetée, nous plantons un arbre sur la base d’une « compensation carbone volontaire ». Nous répondons à une préoccupation de nos clients, qui sont de notre génération, tout en œuvrant pour le bien de la planète. Nous assumons parfaitement le fait de faire fabriquer nos produits en Chine. Faguo signifie d’ailleurs « France » en chinois. La moitié de notre chiffre d’affaires est réalisée à l’export. Nous sommes hébergés par la CCI française en Chine (CCIFC). Pendant la phase de création, j’ai assisté à une conférence baptisée « passer de l’idée au projet ». Elle a contribué à structurer notre démarche. Après une année passée le nez dans le guidon, à concilier les cours et notre activité, puis l’embauche de notre premier collaborateur, nous avons candidaté au concours MoovJee, qui permet à de jeunes créateurs d’entreprise d’être accompagnés par un mentor pendant un an. Nous l’avons remporté. En plus de la dotation conséquente qui nous a été allouée, nous avons eu l’occasion de prendre du recul. Les relations avec notre mentor se sont prolongées. Il nous aide à nous poser les bonnes questions. Nous avons aussi rencontré des jeunes partageants les mêmes problématiques que nous. Nous employons aujourd’hui quatorze salariés. Nous serons vingt-cinq d’ici la fin septembre si nous parvenons à pourvoir tous les postes souhaités. Même si nous mettons plus de temps à embaucher que d’autres chefs d’entreprise, nous jouissons d’une image positive. Nous sommes jeunes, nous travaillons dans un univers attractif et l’entreprise se développe. Le fait d’être une petite structure nous aide aussi à fédérer l’équipe autour d’un projet. Nous avions prévu le pire au moment du démarrage de notre activité. Finalement, nous avons été en rupture de stock après quinze jours de vente. « Nous employons aujourd’hui quatorze salariés. Nous serons vingt-cinq d’ici la fin septembre » Frédéric MUGNIER Dominique RESTINO Je suis très admiratif devant une telle réussite. N’oublions pas que la première ressource d’un pays reste sa jeune génération. C’est fort de cette conviction que j’ai créé le concours MoovJee. « La première ressource d’un pays reste sa jeune génération » Dominique RESTINO J’ai beaucoup entendu ce matin que nous nous étions appropriés les codes de cette jeunesse. C’est faux et ce n’est pas notre rôle. Ils doivent construire eux-mêmes leur avenir. Nous sommes uniquement là pour les accompagner, s’ils le souhaitent et si nous le pouvons. Photos : copyright Vincent Colin -2- Le concours MoovJee s’adresse à des jeunes dont le premier emploi est celui d’entrepreneur, qu’ils créent ou qu’ils reprennent leur structure. Les patrons de Manutan ou de Pernod Ricard ont fondé leur société en sortant de l’école. Xavier Niel également. Les étudiants sont effectivement de bons clients pour la création d’entreprise. Ils n’ont pas de charges. Ils n’ont pas appris à dépenser un argent qu’ils n’ont pas. Ils ont du temps, de l’énergie et de l’inconscience, soit le bon cocktail pour créer une société. Je me considère comme un membre du réseau consulaire. Nos mentors sont totalement bénévoles et désintéressés parce qu’ils ne sont pas associés aux résultats des entreprises qu’ils soutiennent. Le concours MoovJee, lancé par les réseaux sociaux, comble un manque en visant les jeunes créateurs et les porteurs de projet. Il apporte une aide complémentaire aux actions des chambres et essaime sur l’ensemble du territoire. Importé du Québec, ce dispositif diffère du mentorat, du coaching ou du conseil classiques. Comme vous le savez, 87 % des entreprises françaises emploient moins de vingt salariés et une sur deux n’a qu’un seul employé. Elles doivent être accompagnées dans leur croissance. Avec MoovJee, elles gagnent en visibilité médiatique et bénéficient des conseils d’un pôle d’experts. Je vous signale la tenue de rencontres permettant aux jeunes de trouver des réponses à leurs questions et d’entendre les témoignages d’autres créateurs. Marc GUIRAUD Clément, vous étiez salarié lorsque vous avez décidé de créer votre entreprise. Clément MERCUZOT C’est exact. J’ai remis en question le confort de mon salaire. Je travaille dans le génie climatique. Je ne partageais pas la vision de la Société de mon entreprise d’origine, qui fait beaucoup de greenwashing. Autrement dit, on me demandait de mettre un coup de peinture verte sur tous les projets que nous menions, même si cela n’était pas justifié. De gros freins à l’innovation étaient aussi ancrés dans cette entreprise. Quand, tout à l’heure, un directeur général d’une société de 6 000 personnes a affirmé qu’il n’était pas possible que ses salariés donnent tous leur avis, cela revient ni plus ni moins à tuer l’innovation dans l’œuf. Pourquoi cela ne serait-il pas possible ? Je suis ensuite parti faire une mission de bénévolat au Cameroun. Je me suis rendu compte que, dans ce pays, ils faisaient tout avec peu de moyens alors que moi, avec les moyens de ma grande entreprise, je ne faisais rien. La rencontre de mon associé a été le facteur déclencheur. J’en avais l’envie, mais je ne pensais pas me lancer si tôt. J’avais notamment pris soin de m’immerger dans des PME lors de mes stages afin de découvrir la réalité du fonctionnement de ce type de structure. J’ai rencontré un conseiller de la CCI avant de créer ma société et je suis désormais suivi dans le cadre de la pépinière d’entreprises que j’ai intégrée. Ce dispositif permet de rompre l’isolement du créateur. J’y Photos : copyright Vincent Colin -3- rencontre d’autres entrepreneurs, confrontés aux mêmes problématiques que moi. Je n’ai pas encore embauché. « Avant de se lancer, immergez-vous dans les PME pour découvrir la réalité du fonctionnement de ce type de structure » Clément MERCUZOT Marc GUIRAUD Vous avez, Madi Sharma, fondé plusieurs entreprises dans des secteurs variés. Vos fonctions vous offrent par ailleurs l’occasion de rencontrer beaucoup d’entrepreneurs, dans toute l’Europe. Avez-vous observé des différences culturelles dans l’acte de création d’entreprise ? Madi SHARMA Quand j’ai créé ma première entreprise, je n’avais pas de formation, pas de compétences particulières, et pas de talent. J’étais une femme, à la tête d’une famille monoparentale et qui plus est membre d’une minorité. C’est pourtant dans cette situation que tout a commencé. Quand vous êtes au plus bas, vous ne pouvez que remonter. J’ai débuté petitement, chez moi, avec mes deux enfants en bas âge. Pour débuter dans la création d’entreprise, il faut juste se lancer. Dans toutes les écoles de commerce du monde, les élèves apprennent qu’il faut établir un business plan et appliquer telle ou telle règle. Pourtant, ce qui compte, ce n’est pas le business plan, mais l’idée de départ. J’ai coutume de dire aux futurs entrepreneurs : « Just start ». « Just Start » Madi SHARMA J’ai constaté des différences culturelles entre les pays européens et des pays sans filet de sécurité comme la Chine ou l’Inde. Là-bas, si tu ne travailles pas, tu ne manges pas. Même si je reconnais le bénéfice du système de protection sociale européen, il tue le goût d’entreprendre de la population. Je n’ai jamais recruté qui que ce soit sur son seul CV. Je considère par ailleurs qu’il faut rompre avec la culture du reproche et de la faute. Les salariés ont le droit de se tromper. Il est curieux de constater que, dans une économie de la connaissance, on ne s’adresse pas directement aux collaborateurs. C’est pourtant eux qui ont les clés pour résoudre bien des problèmes. J’ajoute qu’en France, un entrepreneur doit déjà payer des charges sans même avoir démarré son activité. Ce n’est pas le cas en GrandeBretagne. Marc GUIRAUD Quelle formation recommandez-vous aux futurs entrepreneurs ? Photos : copyright Vincent Colin -4- Madi SHARMA L’entreprenariat se définit comme la capacité de pouvoir traduire une idée en action, et pas uniquement de créer son activité. Si chaque habitant de l’Union Européenne avait une idée et la concrétisait, pouvez-vous en imaginer les répercussions concrètes en termes de croissance ? Il ne s’agit pas seulement de soutenir l’économie, mais aussi d’avoir un rôle dans la société et dans son bon fonctionnement. Comment valoriser cet esprit d’entreprendre ? Comment promouvoir cet extraordinaire capital humain ? Chacun a un rôle dans la société. Chaque créateur d’entreprise a le devoir de se rendre dans les écoles pour faire part de son expérience et pour initier une véritable révolution culturelle auprès des jeunes générations. Marc GUIRAUD Internet a-t-il joué un rôle dans votre création d’entreprise ? Madi SHARMA Mon père est indien et ma mère est australienne. Ma famille s’est installée partout dans le monde. J’utilise Internet pour communiquer avec eux. Je ne twitte pas sur mon entreprise. Je fais partager mes sources d’inspiration, mes valeurs… II Le nouvel environnement entrepreneurial Marc GUIRAUD Qu’est-ce qui explique, selon vous, la rapidité du développement de Faguo ? L’aviez-vous entrevue dans vos rêves les plus fous ? Frédéric MUGNIER Notre clientèle, plutôt jeune, se reconnaît à travers notre projet. Elle se dit qu’elle-même aurait pu être à l’origine de Faguo. Au-delà du mot d’ordre « une paire achetée, un arbre planté », nous proposons un produit « mode », qui plaît. Internet nous a permis d’émerger, d’aller très vite et de toucher directement notre cœur de cible. Nous nous sommes aussi appuyés sur les blogueurs, qui n’ont pas hésité à soutenir une petite marque, qui débutait. « internet nous a permis d’émerger et de toucher directement notre cœur de cible » Frédéric MUGNIER Photos : copyright Vincent Colin -5- Marc GUIRAUD Les jeunes sont pris dans une injonction contradictoire. On leur répète à l’envi que « l’emploi à vie c’est fini » tout en leur reprochant parfois de changer un peu trop souvent d’entreprise. Clément, comment se porte votre société ? Clément MERCUZOT J’aurais préféré que mon entreprise décolle plus rapidement. Pour autant, je me rends compte aujourd’hui à quel point il était culotté de créer une société dans ce secteur à moins de trente ans. Je n’en connaissais finalement pas les codes. Je travaille sur des maisons passives, dont les normes ont été élaborées en Allemagne. Je me sers beaucoup d’Internet pour me documenter sur ces aspects techniques et pour communiquer avec des fournisseurs étrangers. Le monde du bâtiment n’est pas très connecté. La maîtrise d’ouvrage n’est pas souvent équipée et les architectes n’appartiennent pas à la génération Y. Ces technologies mettront beaucoup de temps à se généraliser car il n’est pas possible de s’échanger des plans sur Facebook, ne serait-ce que pour des raisons de sécurité. Je crois beaucoup à l’essor des plates-formes de travail collaboratives, qui se développeront au gré du renouvellement des générations. « Je crois beaucoup à l’essor des plates-formes de travail collaboratives » Clément MERCUZOT Dominique RESTINO Ces jeunes réussissent parce qu’ils sont doués et dans l’air du temps. Ils ont l’intelligence de vivre dans leur environnement et d’être de leur époque. Ils s’adaptent et se confrontent aux difficultés, comme celle de faire appel à des fournisseurs chinois. Ils savent communiquer. Cette génération retrouve le sens des choses, que nous avons peut-être un peu perdu. C’est de cette façon que j’interprète le slogan « une paire de chaussures achetée, un arbre planté ». Ils veulent gagner de l’argent mais sans que cela nuise à leur qualité de vie. Ils souhaitent évoluer dans un univers agréable pour eux et pour les autres. « Cette génération retrouve le sens des choses que nous avons peut-être un peu perdu » Dominique RESTINO Marc GUIRAUD Frédéric, avez-vous songé à construire une usine en France ? Le bilan écologique et économique d’une production en Chine n’est pas optimal. Photos : copyright Vincent Colin -6- Frédéric MUGNIER Nous avons étudié cette possibilité mais nous l’avons écartée car nous vivons dans un environnement concurrentiel. Une paire de baskets Faguo coûte 50 euros. Si elle était produite en France, son prix grimperait à 300 euros. Et entre une paire de baskets à 50 euros et une autre à 300 euros, le consommateur choisira toujours la première. Ce choix nous permet aussi d’exporter, mon objectif étant, à terme, d’équilibrer notre balance commerciale. Mes concurrents ne produisent plus en Chine car ce pays est devenu trop cher. Le libre marché joue bien son rôle car ces départs sont compensés par l’essor du marché domestique. Je vous invite à visiter l’une de nos usines. Le droit du travail chinois est très réglementé – j’ai moimême été surpris par cet aspect. Les employés badgent. Les heures supplémentaires sont votées. Madi SHARMA Quand vous débutez une activité, vous le faites toujours avec vos principes et vos convictions personnelles. Ne vous compromettez pas, en aucune occasion. « Ne vous compromettez pas, en aucune occasion » Madi SHARMA Nous devons vivre avec l’idée que la production chinoise prive d’emploi des travailleurs européens. Des enfants sont exploités et beaucoup de sociétés ne s’en émeuvent pas. Pourtant, en tant qu’employeurs, elles doivent respecter des règles en matière d’éthique. Elles courent un vrai risque de réputation si leurs clients apprennent qu’elles profitent du manque de réglementation de certains pays. C’est arrivé à Nestlé par exemple. Je ne connais aucun entrepreneur qui monte une entreprise pour gagner de l’argent. Fiez-vous à vos principes et n’en dérogez pas. Dominique RESTINO J’aimerais que Monsieur le Ministre continue d’échanger avec le réseau consulaire. Je souhaite aussi une simplification des contrats d’apprentissage. J’insiste d’ailleurs sur ce dernier mot. Ces postes ne sont pas destinés à des « salariés au rabais ». Dans certaines entreprises, les stagiaires, les titulaires de contrat de professionnalisation et d’apprentissage sont utilisés comme une main-d’œuvre bon marché. Ils ne sont pas formés et accompagnés. On dit souvent qu’il faut se contenter d’avoir une chose en lieu et place d’une autre. Les jeunes veulent tout avoir. Ils ne raisonnent pas sur le mode de la substitution, mais de l’addition. Photos : copyright Vincent Colin -7-