La morale, le droit et la politique 176KB Sep 18 2013 05:28:19 PM

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LE DROIT
L’essentiel pour comprendre
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RAPPORTS
DU DROIT ET DU DEVOIR
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A. Les droits des uns sont les devoirs des autres
● On peut remarquer tout d’abord la réciprocité fondamentale qui
paraît exister entre le devoir et le droit. Ce qui est un droit pour moi
correspond chez autrui à une obligation à mon égard. Et réciproquement, mes devoirs envers autrui sont l’exacte contrepartie de ses
droits. Par exemple, un salarié à temps plein a le droit aujourd’hui
d’exiger de son employeur cinq semaines de congés payés ; l’employeur a le devoir de lui accorder ce congé.
● Auguste Comte, réfléchissant sur cette réciprocité, en concluait
que la notion de droit pouvait disparaître sans dommage et que la
notion de devoir suffisait. En effet, si tout le monde fait son devoir
envers tout le monde, les droits de tous se trouveront assurés sans
qu’il soit nécessaire d’en parler. Et mieux vaut ne pas trop parler des
droits, car chacun a un sentiment très vif de ses droits et, en leur
nom, réclamera volontiers plus qu’il ne lui est dû. Il vaut bien mieux
qu’on me parle de mes devoirs envers autrui et qu’on fasse silence
sur mes droits, de peur de fournir des arguments à des revendications individualistes ruineuses pour l’ordre social : « Chacun a des
devoirs envers tous, écrit Auguste Comte dans son Discours sur
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l’ensemble du positivisme ; mais personne n’a aucun droit proprement dit. »
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B. Défendre son droit est un devoir
● Il peut en effet être périlleux pour la morale de trop mettre l’accent
sur l’exigence des droits (car l’égoïsme de chacun est insatiable), mais
il est aussi dangereux d’oublier les droits au profit des devoirs, car
sous le nom d’« ordre moral », on peut justifier la pire des oppressions. L’univers éthique conçu par Auguste Comte est un peu étouffant. Il fait songer à ces dictatures où tout « ce qui n’est pas interdit est
obligatoire ». La notion de devoir ne saurait exclure la revendication
du droit. Bien mieux, la personne humaine étant une valeur de premier
plan, nous avons le devoir de défendre notre droit.
● Les droits fondamentaux des hommes, proclamés dans les
Déclarations successives des droits de l’homme, sont ces prérogatives
que tout homme est en droit de revendiquer, du fait même de son
appartenance à l’espèce humaine. « Tout individu, dit ainsi la
Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, a droit à la
vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne ». Quand les droits de
l’homme sont bafoués, c’est la dignité même de la personne humaine
qui est outragée.
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DROIT
POSITIF ET DROIT NATUREL
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A. Le fait social est premier
● Le droit, c’est ce qui est permis par une règle. Encore faut-il dis-
tinguer la règle morale, intérieure à la conscience, et la règle sociale,
imposée par la collectivité à tous les membres du groupe sous forme
de loi écrite ou de coutume. Idéalement, le « droit positif », c’est-àdire l’ensemble des règles (lois, usages, coutumes) en vigueur dans
une société, devrait être la traduction pure et simple du « droit naturel », de ce que la conscience humaine ou la raison reconnaît comme
moralement fondé.
● Cependant, le droit positif n’est jamais le décret d’une raison pure
et désincarnée. Il est plutôt le fruit d’une longue suite d’événements et
de conditions historiques déterminées. La définition du droit ne saurait
précéder la construction d’une réalité sociale. C’est donc la société qui
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Chapitre 36 Le droit
est première, et le droit peut être conçu comme l’ensemble des régulations qui tend spontanément à s’imposer dans l’organisme collectif.
Chaque société a ses règlements : droit civil, droit commercial, droit
pénal, etc. Il semble difficile de déduire toutes ces lois et tous ces
codes de la conscience morale subjective ou de la raison pure.
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B. Légalité et légitimité
● C’est pourquoi l’idée d’un « droit naturel » qui précéderait et trans-
cenderait l’organisation collective a pu passer pour une chimère métaphysique. Mais cette critique du droit naturel, pour répandue qu’elle
soit parmi les juristes et les sociologues, est elle-même critiquable.
Nier le droit naturel, c’est nier cette exigence de justice qui est inscrite
au cœur de la conscience humaine. Il n’est que trop vrai, d’autre part,
que le système des lois écrites n’est jamais purement rationnel.
● Il arrive ainsi que les lois promulguées par les hommes soient
injustes, notamment lorsque ces hommes se servent du droit positif
pour asseoir une tyrannie ou légaliser l’oppression illégitime d’une
minorité religieuse ou ethnique. Quelle doit être alors l’attitude du
juste ? Si le respect de la justice comme valeur l’emporte à ses yeux
sur le respect de la justice comme institution, alors il doit, en toute
logique, désobéir aux lois qui sont injustes. Il affirme ainsi l’existence
d’une norme supérieure de justice, à l’aune de laquelle chacun peut
mesurer la justice légale, ou positive. Dans l’Antigone de Sophocle, le
roi Créon est juste en ce qu’il fait respecter les lois de la Cité qu’il gouverne ; mais la raison est du côté d’Antigone, qui nous dit que tout
homme a droit à une sépulture décente, quelle que soit la gravité de
son forfait.
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RAPPORTS
DE LA FORCE ET DU DROIT
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A. Du prétendu « droit du plus fort »
● Toutefois, certains pensent que les règles juridiques expriment
l’équilibre des forces en présence dans la société, plutôt que des exigences éthiques. Le droit ne serait alors que la traduction de la force.
Telle est la thèse que développe le sophiste Calliclès dans le Gorgias
de Platon. À Socrate, qui affirme qu’il n’y a point de bonheur possible
pour le tyran, puisque celui-ci est injuste, Calliclès répond que la jus-
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tice est toujours du côté du plus fort. Mais Calliclès distingue deux
ordres radicalement opposés : la nature et la loi positive.
● La nature, dit Calliclès, est gouvernée par la loi du plus fort – qu’on
appelle familièrement la « loi de la jungle ». En vertu de cette loi, il
appartient au fort de dominer partout le faible : les gros poissons mangent les petits, et les êtres affaiblis ou malades sont appelés à être
dévorés par leurs prédateurs. C’est cette même loi, pense Calliclès, qui
devrait régir les rapports entre les hommes. Pour lui, il est juste que le
plus fort s’élève au-dessus des autres, car son droit n’a d’autre limite
que son pouvoir et son bon plaisir. Cependant les hommes faibles,
pour se protéger de la domination naturelle des forts, ont inventé la loi
positive, laquelle s’oppose en tous points à la loi naturelle. En effet,
d’après la justice conventionnelle des hommes, il est bon au contraire
de réprimer ses passions et de ne pas chercher à avoir plus que les
autres. Ainsi le juste et l’injuste s’inversent quand on passe de l’ordre
naturel à l’ordre politique. Mais peut-on ainsi fonder le droit sur la
force ?
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B. Force ne fait pas droit
● Rousseau, dans le Contrat social, réfute avec éloquence la thèse
qui identifie le droit à la force. « Qu’est-ce qu’un droit qui périt quand
la force cesse ? » demande-t-il à propos du prétendu « droit du plus
fort ». « Ce mot de droit n’ajoute rien à la force ; il ne signifie ici rien
du tout. » Affirmer que la puissance fonde la légitimité, c’est
confondre en effet le domaine du fait (ce qui est) avec celui du droit
(ce qui doit être). Or, ce n’est pas parce que l’esclavage existe qu’il est
juste. Et un crime reste un crime, même s’il demeure impuni.
● En outre, se soumettre à la force est un acte de nécessité ; obéir à la
justice est un acte de volonté. C’est un devoir d’obéir à la justice, tandis que céder à la force n’est qu’une maxime de simple prudence.
Ainsi, contre le sophiste Calliclès qui faisait de la force l’unique
mesure du droit, Rousseau affirme l’essence morale du droit : céder à
la force n’est nullement un devoir ; ce n’est qu’aux « puissances légitimes » qu’on est tenu d’obéir. Les tyrans l’ont bien compris, qui cherchent toujours à masquer la force brutale sous des prétextes honorables. Car la force nue est sans pouvoir sur les consciences. Pour
régner durablement, la force a tout intérêt à se faire passer pour le
droit. L’hypocrisie des propagandes est, d’une certaine façon, l’hommage que la force brutale rend au droit.
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