La morale, le droit et la politique 176KB Sep 18 2013 05:28:19 PM
Transcription
La morale, le droit et la politique 176KB Sep 18 2013 05:28:19 PM
36 LE DROIT L’essentiel pour comprendre 1 RAPPORTS DU DROIT ET DU DEVOIR ▲ A. Les droits des uns sont les devoirs des autres ● On peut remarquer tout d’abord la réciprocité fondamentale qui paraît exister entre le devoir et le droit. Ce qui est un droit pour moi correspond chez autrui à une obligation à mon égard. Et réciproquement, mes devoirs envers autrui sont l’exacte contrepartie de ses droits. Par exemple, un salarié à temps plein a le droit aujourd’hui d’exiger de son employeur cinq semaines de congés payés ; l’employeur a le devoir de lui accorder ce congé. ● Auguste Comte, réfléchissant sur cette réciprocité, en concluait que la notion de droit pouvait disparaître sans dommage et que la notion de devoir suffisait. En effet, si tout le monde fait son devoir envers tout le monde, les droits de tous se trouveront assurés sans qu’il soit nécessaire d’en parler. Et mieux vaut ne pas trop parler des droits, car chacun a un sentiment très vif de ses droits et, en leur nom, réclamera volontiers plus qu’il ne lui est dû. Il vaut bien mieux qu’on me parle de mes devoirs envers autrui et qu’on fasse silence sur mes droits, de peur de fournir des arguments à des revendications individualistes ruineuses pour l’ordre social : « Chacun a des devoirs envers tous, écrit Auguste Comte dans son Discours sur 199 l’ensemble du positivisme ; mais personne n’a aucun droit proprement dit. » ▲ B. Défendre son droit est un devoir ● Il peut en effet être périlleux pour la morale de trop mettre l’accent sur l’exigence des droits (car l’égoïsme de chacun est insatiable), mais il est aussi dangereux d’oublier les droits au profit des devoirs, car sous le nom d’« ordre moral », on peut justifier la pire des oppressions. L’univers éthique conçu par Auguste Comte est un peu étouffant. Il fait songer à ces dictatures où tout « ce qui n’est pas interdit est obligatoire ». La notion de devoir ne saurait exclure la revendication du droit. Bien mieux, la personne humaine étant une valeur de premier plan, nous avons le devoir de défendre notre droit. ● Les droits fondamentaux des hommes, proclamés dans les Déclarations successives des droits de l’homme, sont ces prérogatives que tout homme est en droit de revendiquer, du fait même de son appartenance à l’espèce humaine. « Tout individu, dit ainsi la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne ». Quand les droits de l’homme sont bafoués, c’est la dignité même de la personne humaine qui est outragée. 2 DROIT POSITIF ET DROIT NATUREL ▲ A. Le fait social est premier ● Le droit, c’est ce qui est permis par une règle. Encore faut-il dis- tinguer la règle morale, intérieure à la conscience, et la règle sociale, imposée par la collectivité à tous les membres du groupe sous forme de loi écrite ou de coutume. Idéalement, le « droit positif », c’est-àdire l’ensemble des règles (lois, usages, coutumes) en vigueur dans une société, devrait être la traduction pure et simple du « droit naturel », de ce que la conscience humaine ou la raison reconnaît comme moralement fondé. ● Cependant, le droit positif n’est jamais le décret d’une raison pure et désincarnée. Il est plutôt le fruit d’une longue suite d’événements et de conditions historiques déterminées. La définition du droit ne saurait précéder la construction d’une réalité sociale. C’est donc la société qui 200 Chapitre 36 Le droit est première, et le droit peut être conçu comme l’ensemble des régulations qui tend spontanément à s’imposer dans l’organisme collectif. Chaque société a ses règlements : droit civil, droit commercial, droit pénal, etc. Il semble difficile de déduire toutes ces lois et tous ces codes de la conscience morale subjective ou de la raison pure. ▲ B. Légalité et légitimité ● C’est pourquoi l’idée d’un « droit naturel » qui précéderait et trans- cenderait l’organisation collective a pu passer pour une chimère métaphysique. Mais cette critique du droit naturel, pour répandue qu’elle soit parmi les juristes et les sociologues, est elle-même critiquable. Nier le droit naturel, c’est nier cette exigence de justice qui est inscrite au cœur de la conscience humaine. Il n’est que trop vrai, d’autre part, que le système des lois écrites n’est jamais purement rationnel. ● Il arrive ainsi que les lois promulguées par les hommes soient injustes, notamment lorsque ces hommes se servent du droit positif pour asseoir une tyrannie ou légaliser l’oppression illégitime d’une minorité religieuse ou ethnique. Quelle doit être alors l’attitude du juste ? Si le respect de la justice comme valeur l’emporte à ses yeux sur le respect de la justice comme institution, alors il doit, en toute logique, désobéir aux lois qui sont injustes. Il affirme ainsi l’existence d’une norme supérieure de justice, à l’aune de laquelle chacun peut mesurer la justice légale, ou positive. Dans l’Antigone de Sophocle, le roi Créon est juste en ce qu’il fait respecter les lois de la Cité qu’il gouverne ; mais la raison est du côté d’Antigone, qui nous dit que tout homme a droit à une sépulture décente, quelle que soit la gravité de son forfait. 3 RAPPORTS DE LA FORCE ET DU DROIT ▲ A. Du prétendu « droit du plus fort » ● Toutefois, certains pensent que les règles juridiques expriment l’équilibre des forces en présence dans la société, plutôt que des exigences éthiques. Le droit ne serait alors que la traduction de la force. Telle est la thèse que développe le sophiste Calliclès dans le Gorgias de Platon. À Socrate, qui affirme qu’il n’y a point de bonheur possible pour le tyran, puisque celui-ci est injuste, Calliclès répond que la jus- 201 tice est toujours du côté du plus fort. Mais Calliclès distingue deux ordres radicalement opposés : la nature et la loi positive. ● La nature, dit Calliclès, est gouvernée par la loi du plus fort – qu’on appelle familièrement la « loi de la jungle ». En vertu de cette loi, il appartient au fort de dominer partout le faible : les gros poissons mangent les petits, et les êtres affaiblis ou malades sont appelés à être dévorés par leurs prédateurs. C’est cette même loi, pense Calliclès, qui devrait régir les rapports entre les hommes. Pour lui, il est juste que le plus fort s’élève au-dessus des autres, car son droit n’a d’autre limite que son pouvoir et son bon plaisir. Cependant les hommes faibles, pour se protéger de la domination naturelle des forts, ont inventé la loi positive, laquelle s’oppose en tous points à la loi naturelle. En effet, d’après la justice conventionnelle des hommes, il est bon au contraire de réprimer ses passions et de ne pas chercher à avoir plus que les autres. Ainsi le juste et l’injuste s’inversent quand on passe de l’ordre naturel à l’ordre politique. Mais peut-on ainsi fonder le droit sur la force ? ▲ B. Force ne fait pas droit ● Rousseau, dans le Contrat social, réfute avec éloquence la thèse qui identifie le droit à la force. « Qu’est-ce qu’un droit qui périt quand la force cesse ? » demande-t-il à propos du prétendu « droit du plus fort ». « Ce mot de droit n’ajoute rien à la force ; il ne signifie ici rien du tout. » Affirmer que la puissance fonde la légitimité, c’est confondre en effet le domaine du fait (ce qui est) avec celui du droit (ce qui doit être). Or, ce n’est pas parce que l’esclavage existe qu’il est juste. Et un crime reste un crime, même s’il demeure impuni. ● En outre, se soumettre à la force est un acte de nécessité ; obéir à la justice est un acte de volonté. C’est un devoir d’obéir à la justice, tandis que céder à la force n’est qu’une maxime de simple prudence. Ainsi, contre le sophiste Calliclès qui faisait de la force l’unique mesure du droit, Rousseau affirme l’essence morale du droit : céder à la force n’est nullement un devoir ; ce n’est qu’aux « puissances légitimes » qu’on est tenu d’obéir. Les tyrans l’ont bien compris, qui cherchent toujours à masquer la force brutale sous des prétextes honorables. Car la force nue est sans pouvoir sur les consciences. Pour régner durablement, la force a tout intérêt à se faire passer pour le droit. L’hypocrisie des propagandes est, d’une certaine façon, l’hommage que la force brutale rend au droit. 202