État critique

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État critique
État critique
de MICHEL LENGLINEY
Mise en scène d’Éric Civanyan
Interprété avec talent par Gérard Jugnot, Sainte-Beuve est le personnage principal, à la
fois ridicule et touchant, de cette comédie qui, jouée au Théâtre Fontaine, a obtenu un
certain succès fin 2002 et sur laquelle je ne serais pas revenu si une captation pour la
télévision n’en avait été diffusée plusieurs fois en 2003 et 2004 par la chaîne Paris
Première.
Je laisse aux spécialistes de Sainte-Beuve le soin de relever tous les changements que l’auteur a
apportés à sa biographie et à sa personnalité pour me concentrer sur l’idée qu’il donne de Hugo, potpourri des pires clichés qui traînent à son sujet, composé à partir des propos tenus sur lui par les autres
personnages car jamais on ne le verra.
Dès la première scène, une de ses servantes donne le ton en déclarant qu’il l’écoute « de l’œil et de
la main, de la main surtout ».
On est apparemment dans un duplex : Hugo écrit à
l’étage et quand
il frappe un coup sur le parquet « avec sa queue de
billard », Adèle
(Hélène Seuzaret) sait qu’elle doit le rejoindre. « Lorsqu’il
vient de trouver
quelque vers dont il est particulièrement satisfait,
expliquera-t-elle
à Sainte-Beuve, alors il m’appelle pour manifester sa joie
en m’invitant au
devoir conjugal. Pour mon malheur il trouve très souvent. »
« Je le savais versifiant, je l’ignorais concupiscent », tel est le poétique commentaire inspiré par cette
autre confidence d’Adèle, reçue auparavant : « Depuis mon mariage ma vie de femme est un calvaire.
La nuit de noces […], ce fut un enfer […] une sauvagerie, une barbarie, neuf fois. » Et l’on appréciera
à sa juste valeur la délicatesse de la « prescription » du bon docteur Sainte-Beuve : « Deux coïts toutes
les trois semaines. Veillez toujours à une grande rapidité de l’acte ; durée : trois minutes en moyenne.
Position du missionnaire. Brandissez la menace de la sècheresse créatrice. »
Ce dialogue était censé s’être échangé après la bataille d’Hernani, donc en 1830. On apprend, peu
après, que Hugo prépare Les Orientales, parues en 1829 !
Une ravissante jeune femme se présente : Juliette Drouet (interprétée par Julie de Bona). Elle
prétend en être au « prélude » d’une liaison avec l’auteur de Lucrèce Borgia – où elle n’a que « neuf
vers à dire », ne s’étant sans doute pas aperçue, à moins que ce soit Michel Lengliney, que la pièce
était en prose – et demande à Sainte-Beuve de lui « tenir la main » pour répondre à la lettre que lui
adresse Hugo. Comme si Juliette avait eu besoin des services d’un écrivain pour correspondre avec
celui qu’elle appelle ici déjà Toto (un peu... trop tôt) !
Ce qui n’empêche pas Adèle de se plaindre à Sainte-Beuve que rien n’ait pu calmer, durant la
quinzaine qui vient de s’écouler, les « ardeurs » de son mari, « aux heures les plus ahurissantes du jour
et de la nuit ». Apprenant de son confident favori que Hugo a une maîtresse depuis deux semaines à
peine, elle tombe enfin dans les bras du « vieil enfant », qui, du coup, lui déclare : « Adèle, je vous
demande d’être ma femme. » Refus : elle n’abandonnera pas « le père de ses enfants » et puis « le
divorce est un péché mortel » : ignorerait-elle, ou plutôt Michel Lengliney, qu’il faudra attendre un
demi-siècle pour que la loi l’autorise de nouveau ?
Coup de théâtre : Juliette n’était pas encore la maîtresse de Hugo; l’anticipation était une ruse de
Sainte-Beuve pour faire céder les résistances d’Adèle. Voilà qui rétablit au moins la chronologie, si
malmenée jusque là, des deux liaisons – celle de Sainte-Beuve et d’Adèle ayant en réalité largement
précédé la rencontre de Hugo et de Juliette – mais qui réduit singulièrement la première car Adèle ne
succombe, semble-t-il, qu’une seule fois et laisse son amant sur une double humiliation, traitant son
dernier roman de « consternant » et lui conseillant de renoncer à ce genre littéraire et de se consacrer à
la critique, et préférant surtout « être trompée par un homme de génie que d’avoir été courtisée par un
homme d’amertume ».
Faut-il entendre cette sentence féroce comme une compensation accordée à Hugo, si maltraité jusque
là, mais que penser de la citation qui suit, mise dans la bouche de Sainte-Beuve, des vers d’une
chanson des Contemplations : « Si vous n’avez rien à me dire / Pourquoi venir auprès de moi… » ? Le
poète triomphe-t-il du critique au point que celui-ci ne peut exprimer ce qu’il ressent qu’à travers les
mots de son « rival » ? Mais le public ne risque-t-il pas d’attribuer le poème à Sainte-Beuve et Michel
Lengliney ne cherche-t-il pas à entretenir la confusion ?
A.L.