Œnologie N°188 - Union des oenologues de France
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Œnologie N°188 - Union des oenologues de France
Vin et Cinéma D É G U S TAT I O N E T A N A LY S E S E N S O R I E L L E JEANCOLAS J.-P. 29, avenue Georges Duhamel, 94000 Créteil. 62 Peut-être pourrait-on entrer en matière par une donnée géographique. Depuis dix ans, le cinéma se réunit pour réfléchir sur lui-même dans la ville de Beaune. Pendant quatre jours en octobre, des professionnels européens, artistes ou gens d’argent, ils sont souvent les deux à la fois, et des politiques, ministres dans leur pays ou commissaires à Bruxelles, qui ont en charge à divers titres la bonne marche d’un art qui est aussi une industrie et un commerce, objet de réglementation et, heureusement, d’exceptions à ces règles, y font le point sur la santé et les perspectives du Septième Art et de sa logistique. C’est à Beaune, à l’initiative de l’A.R.P. (une société civile qui rassemble depuis 1987 les Auteurs Réalisateurs Producteurs français) que se sont affrontés courtoisement plusieurs années de suite les deux Jack, Jack Lang Ministre de la Culture du gouvernement français, et Jack Valenti, Président de la Motion Pictures Association qui représente les intérêts de l’industrie hollywoodienne. Dans les marges de ses débats souvent marqués du sceau de la gravité, les rencontres de Beaune, qui affichent l’unité de façade de la profession par un repas dans le décor prestigieux des Hospices, sont aussi l’occasion de visites organisées dans les caves de la région, de Pommard à Vougeot, visites qui peuvent avoir des conséquences imprévisibles dans le champ du Septième Art. Beaune, le sait-on, est la patrie d’un Docteur Étienne-Jules Marey, physiologiste et chercheur, qui pourrait légitimement disputer aux frères Lumière le titre d’inventeur français du cinéma. Ou plus justement dont les travaux sur l’image animée ont guidé les premiers gestes des Lumière. Or il y a cinq ans, en 1996, Agnès Varda, cinéaste, s’est retrouvée dans une cave bourguignonne proche de Chagny dont le propriétaire actuel est le descendant direct du docteur Marey. Il y a un an, à l’édition 2000 du festival de Cannes, elle proposait un de ces films aigus qui éclairent le passage du documentaire à l’essai filmé à la première personne, Les glaneurs et la glaneuse. Deux épisodes majeurs des Glaneurs ont été tournés dans des domaines bourguignons, celui de La Folie qui garde la mémoire d’Étienne-Jules Marey, et un autre à Pommard. Agnès Varda, celle qu’on appelle parfois la “Grand-mère de la Nouvelle Vague”, celle qui enchante tout ce qu’elle filme, célébrait ainsi il y a un peu plus d’un an les noces du vin et du cinéma. D’autres l’avaient fait avant elle, avec plus ou moins de bonheur, mais sans cette connivence malicieuse, sans ce respect du travail humain, qu’elle sait glisser dans ses films. Le vin - la bouteille, le verre, le geste de boire, la connivence amicale qui unit les buveurs - fait tellement partie du paysage social français qu’il est inévitable qu’on le croise tout au long d’un siècle de cinéma. Dans les comiques du cinéma primitif, dans les mélodrames édifiants produits par Pathé et Gaumont et vendus dans le monde entier avant 1914, c’est pourtant moins le vin qui importe que l’acte, la communication chaleureuse qui se noue dans le cabaret ou autour de la table familiale. Figures élémentaires de la convivialité, le geste de la bouteille qu’on ouvre, du verre levé, le rituel du vin d’honneur qui scelle les moments importants de la vie d’une communauté, se sont vite figés à l’écran comme les moments d’une convention, d’un réalisme pauvre que le spectateur français lit sans ciller, mais qui étonne encore les anglo-saxons qui voient là un exotisme attendrissant. Convention encore, surtout dans les films des années vingt et trente : la bouteille de Champagne apportée sur un plateau par un domestique en gilet rayé, qui n’est que la traduction à l’écran, l’identifiant peu coûteux (pour le producteur) de la "grande vie", celles des riches, des mondains et des demi-mondains, ou de l’aventure que s’offre le provincial "monté" à Paris. C’est l’image du plaisir lié à l’argent telle qu’elle s’est figée dans l’imaginaire du public populaire qui remplissait les grandes salles tendues de velours rouge. Le champagne, ou plus justement l’image du Champagne, était un moment du rêve du samedi soir. Peu de cinéastes en revanche ont traité le vin comme une valeur, lui ont donné à l’écran l’importance d’un fait culturel. Dans le cinéma classique français, au temps du parlant, le vin n’est vraiment sujet que dans des séquences éparses, fugitives souvent, parfois plus étoffées, à l’image de celle du Pommard bouchonné dans Le diable au corps de Claude Autant-Lara en 1946. Au début du film (l’action est située en juin 1917), Micheline Presle est entraînée par le lycéen qui la courtise, Gérard Philipe, au restaurant Le Véfour. Il commande un Pommard 1906, on leur apporte avec des excuses un 1905. Par jeu, ils rappellent le sommelier : "Ce vin sent le bouchon". Examen, embarras, interviennent le maître d’hôtel, un vieux serveur, puis le gérant. Gérard Philipe reste ferme, Micheline Presle le regarde avec une tendresse amusée. La bouteille est remplacée. Beaucoup plus tard, avant le dénouement tragique du film, le couple se retrouve un jour de novembre 1918. Le sommelier est toujours là. Gérard Philippe : "Je vais tout vous avouer, il ne sentait pas le bouchon". Le visage du sommelier s’éclaire… Les cinéastes du vin sont peu nombreux, même si depuis deux décennies il est devenu courant de voir des tournages dans des châteaux du Bordelais. C’est moins la charge symbolique du vin qu’un décor que les cinéastes y cherchent et y trouvent, la sérénité d’une vieille demeure, les vignes qui strient en vert et or un paysage cadré en légère plongée… Les cinéastes qui connaissent le vin et savent en parler ? Bertrand Tavernier, Claude Chabrol, Claude Faraldo. Et surtout Claude Sautet, par exemple dans la scène de la caisse de Château Margaux 47 de Mado, en 1976. Dans un riche appartement parisien où un groupe d’hommes jouent au bridge, on apporte une caisse à l’hôte, un homme âgé qui manifeste un respect extrême pour la bouteille qu’il en extrait et qu’un comparse débouche. "On aurait dû le laisser reposer". L’art de Sautet est moins dans les mots que dans les gestes, dans les regards. Dans le découpage du film, on lit : "Papa a saisi religieusement la bouteille débouchée et la hume, les yeux mi-clos, avec componction, ravi". Le vin est un objet de culte. Dans Masques de Claude Chabrol, en 1987, c’est un Bourgogne que le domestique de Philippe Noiret décante dans une carafe de cristal avant de le servir. C’est sur le visage pénétré de Noiret que se mesure la qualité du produit… Dans Providence, en 1976, est-ce au réalisateur Alain Resnais, ou à son scénariste anglais David Mercer, qu’on doit le leitmotiv de la bouteille de Chablis qui excite l’imaginaire, et souvent le délire, du vieux romancier incarné par John Gielgud ? Dans tous ces cas, le vin est donné pour ce qu’il est, un produit de la terre et du travail, raffiné à l’occasion, et lié au plaisir d’un moment. La dimension symbolique du vin n’est pas en cause. Il faut remonter loin dans l’histoire du Septième Art pour trouver un film où le vin est chargé d’une dimension métaphorique Revue Française d’Œnologie - mai/juin 2001 - N° 188 inédite. Ce n’est pas l’image christique classique, le "car ceci est mon sang" de l’eucharistie, mais une métaphore citoyenne liée à la première guerre mondiale. C’est à l’automne 1918, avant la fin de la grande guerre, que Louis Feuillade, languedocien de Fumel qui, avant de faire du cinéma, avait vendu du vin, a tourné pour Gaumont un long métrage qu’il a appelé Vendémiaire. Le mois des vendanges. C’est un film ample, qui entrecroise ses intrigues sur fond de patriotisme évidemment daté. C’est aussi un des films fondateurs de ce qu’on appellera vingt ans plus tard le réalisme poétique. Dans la première scène de Vendémiaire, une femme écrase entre ses mains une grappe de raisin et fait couler le jus dans une coupe qu’elle tend à un soldat. La scène est reprise à la fin du film, mais cette fois le soldat français tend la coupe à un soldat américain. Le film se nourrit d’une allégorie dans le goût symboliste : le parallèle entre le vin que la main des hommes et des femmes arrache au sol, et le sang dont la guerre abreuve les tranchées. Le dernier carton évoque "les vendanges rouges d’où naîtra l’humanité future". Le vin est force de vie. Tout est dit. 63 Revue Française d’Œnologie - mai/juin 2001 - N° 188