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KODIKAS / CODE
Ars Semeiotica
Volume 34 (2011) No. 1 – 2
Gunter Narr Verlag Tübingen
La traduction comme trans-sémiosis :
un essai de sémiotique pour une typologie
de la traduction1
Junga Shin & Yong Ho Choi2
RÉSUMÉ
Dans cet article, nous défendons l’idée selon laquelle la traduction est une trans-sémiosis. La
traduction n’est pas simplement un passage d’une langue à l’autre, d’un système sémiotique à
l’autre, mais surtout celui d’une sémiosphère à l’autre. Ce passage trans-sémiosique a pour
conséquence de transformer la sémiosphère en un espace tensif dans lequel sont mis en oeuvre
constamment deux forces : traductibilité et transformabilité. Alors que la première s’efforce de
conserver la sémiosphère telle qu’elle est structurée, la deuxième tente de la réformer. Dans cet
article nous nous proposons d’abord de définir la traduction en termes de conflit perpétuel entre
ces deux forces conservatrice et réformatrice, et de qualifier de traductif cet espace tensif où a
lieu continuellement un tel conflit. Ensuite, nous arguons que c’est de cet espace traductif que
surgissent les différents styles ou stratégies de traduction. En effet, selon que la corrélation entre
traductibilité et transformabilté varie, le style de traduction peut se différencier. Nous proposons
ainsi quatre catégories : collatérale, concentrique, excentrique et transversale pour classer les
différents styles de traduction qui peuvent apparaître dans l’espace traductif, ce qui nous permet
d’établir une typologie de la traduction.
ABSTRACT
In this paper we defend the idea that translating is a trans-semiosis. Translation is not a simple
passage from one language to another, from one system to another, but a passage from one
semiosphere to another. This trans-semiosic passage results in transforming the semiosphere in
a tensive space in which the following two forces are at work constantly: translability and
transformability. Whereas the former are eager to conserve the semiosphere as it is, the latter
attempts to reform it. In this paper, we propose first to define the translation by a perpetual
conflict between these two conservative and reformative forces, and to refer to this tensive space
where the conflict occurs as translative. Second, we claim that it is out of this translative space
that different styles or strategies of translation take form and shape. In fact, inasmuch as the
correlation between translability and transformability varies, the style of translation can be
differentiated accordingly. We suggest such four categories as collateral, concentric, eccentric
and transversal, in order to classify different styles of translation that appear in the translative
space, and to set up a typology of translation based on this classification.
Junga Shin & Yong Ho Choi
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1.
Introduction
Dans son ouvrage intitulé Semiotics and the problem of translation with special reference to
the semiotics of Charles S. Peirce, Gorlée soutient la thèse selon laquelle « translating is
semiosis »(1994 : 106). En faisant valoir « the possibility of a systematic joint exploration of
problems which translation studies and semiotics have in common»(10), elle argue d’une part
que «we should consider seriously the logical implications of semiosis as a paradigm for
(sign) translation » et d’autre part que « translation exemplifies in its turn semiosis »(226–7).
En guise de conclusion, elle propose un concept qu’elle n’a pourtant pas abordé dans sa
discussion, celui de « semiotranslation», ayant pour objectif d’élargir l’horizon de la traductologie vers les études du processus que Roman Jakobson a baptisé « intersémiotique » dans son
article portant sur les « Aspects linguistiques de la traduction »(Jakobson 1953 : 79). Ce
concept de « sémiotraduction » est à explorer à fond dans l’avenir. Gorlée s’explique: « More
recent advances into semiotics have made possible intersemioses of all kinds, not automatically involving language (Lawendowski 1977 : 280–281). The horizons of intersemiotic processes have thereby been so dramatically broadened that “we could be on the verge of a new era
of freedom in intersemiotic studies, the opening of direct analytic relations between semiotic
systems” (MacCannell and MacCannell 1982 : 153) ». Et elle conclut son ouvrage par la
proposition stimulante d’un futur projet relié à la « sémiotique de la traduction »: « A good
deal more than this can (and should) be said about the semiotics of translation. Therefore, I
devoutly hope my proposals will prove to be stimuli for future research ».
Nous commençons par sa conclusion. En nous référant à la sémiotique de Peirce ainsi qu’à
la sémiotique de la culture de Lotman, nous proposons dans cet article un concept de « transsémiosis » pour rendre compte de ce qu’on pourrait appeler un processus intersémiosphérique,
celui qui s’opère entre deux sémiosphères. Notre hypothèse de travail est que l’expérience
intersémiosphérique précède tout le fonctionnement du processus intersémiotique. Cette
expérience se fait à travers le voyage des espaces que Lotman caractérise en termes de
« sémiosphère » par analogie avec la notion de « biosphère » de Vernadsky (Lotman 1999 :
11). Il s’agit là de « l’espace sémiotique » (Lotman 1999 : 11) où résident, selon nous, les
interprètes en tant qu’opérateurs de la sémiosis. La trans-sémiosis commence à s’opérer
lorsqu’un interprète passe d’une sémiosphère à l’autre en traversant la frontière qui les sépare.
Dans les pages qui suivent, nous défendrons l’idée selon laquelle la traduction est une
trans-sémiosis. La traduction n’est pas simplement un passage d’une langue à l’autre, d’un
système sémiotique à l’autre, mais surtout celui d’une sémiosphère à l’autre. Ce passage
trans-sémiosique a pour conséquence de transformer la sémiosphère en un espace tensif dans
lequel sont mis en œuvre constamment deux forces : traductibilité et transformabilité. Alors
que la première s’efforce de conserver la sémiosphère telle qu’elle est structurée, la deuxième
tente de la réformer. Dans cet article nous nous proposons de définir la traduction en termes
de conflit perpétuel entre ces deux forces conservatrice et réformatrice, et de qualifier de
traductif cet espace tensif où a lieu continuellement un tel conflit. Nous arguerons que c’est
de cet espace traductif que surgissent les différents styles ou stratégies de traduction. Notre
article s’articule comme suit : i) Pour une sémiotique de la traduction : sémiosis comme
traduction et traduction comme trans-sémiosis ii) pour une typologie de la traduction : espace
traductif et quatre styles de traduction.
Dans la présente étude, notre ambition consiste à proposer une typologie de la traduction
fondée sur la sémiotique de la traduction.3
La traduction comme trans-sémiosis
2.
29
Pour une sémiotique de la traduction
Nous examinerons ici en détail les deux thèses suivantes : la sémiosis comme traduction et la
traduction comme trans-sémiosis.
1.1
La sémiosis comme traduction
Si l’on peut affirmer que la traduction est une sémiosis, c’est d’abord parce que la sémiosis
s’opère sous forme de traduction. Ainsi Peirce dit-il : « a sign is not a sign unless it translates
itself into another sign in which it is fully developped ».(CP: 5.594, 1903) « Un autre signe »
produit par l’opération de traduction, c’est ce qu’il appelle « interprétant ». Le signe représente quelque chose : son objet. Il est à noter que la relation d’un signe et de son objet est ici
caractérisée en termes de représentation. Or, il en va tout autrement de la relation entre un
signe et son interprétant. Pour faire une longue histoire très courte, celui-ci est la traduction
de celui-là. Tandis que la représentation ne fait aucune contribution à la connaissance de
l’objet représenté, la traduction a ceci de particulier qu’elle ajoute quelque chose. Et c’est
dans cette opération de traduction que le signe peut être « pleinement développé ». Dans la
perspective de la sémiotique peircienne, la sémiosis n’est donc pas du tout réduite à la
représentation. Elle s’établit au moment où la traduction s’accomplit. Dans cette mesure on
a de bonnes raisons de dire que la sémiosis est une traduction.
Or, notons tout de suite qu’il s’agit là de la traduction intra-linguistique selon la terminologie jakobsonienne. Dans la même perspective, Ricœur argue de « la capacité réflexive du
langage »(Ricœur 2004 : 25), celle qui consiste à « dire la même chose autrement »(Ricœur
2004 : 45). Dans le cadre de la présente étude, il est intéressant de faire remarquer que son
argument est ici fondé du point de vue sémiotique: « il est toujours possible de dire la même
chose autrement. C’est ce que nous faisons quand nous définissons un mot par un autre du
même lexique, comme font tous les dictionnaires. Peirce, dans sa science sémiotique, place
ce phénomène au centre de la réflexivité du langage sur lui-même. »(Ricœur 2004 : 45) Selon
Derrida, « l’expression « autrement dit », « en d’autre termes », « en d’autres mots », « in
other words », c’est la clause qui annonce silencieusement toute traduction. »(Derrida 2005 :
29) On dirait que cette reformulation auto-déictique est à la base de toute traduction soit intralinguistique soit inter-linguistique.
Par traductibilité, nous entendons précisément ce processus « intra-linguistique » (Jakobson) ou « auto-déictique »(Derrida), cette « capacité réflexive du langage » (Ricœur). Allons
un peu plus loin. C’est à travers ce processus fondamentalement sémiotique que s’organise un
centre tel que le dictionnaire ou la grammaire d’une langue dans une sémiosphère donnée.
D’après Lotman, « la sémiosphère est marquée par l’hétérogénéité. »(Lotman 1999 : 13) Elle
se trouve en situation de conflit dans la mesure où les périphéries sont capables de se révolter
contre le centre. Du coup, elle ne constitue pas un espace clos. Dans une certaine mesure, elle
est vulnérable à toute menace qui vient de l’extérieur. Ceci ne veut pas dire qu’elle se trouve
totalement désarmée contre cette menace éventuelle. Comme dispositif de contrôle interne,
la traductibilité a pour mission de conserver l’intégralité sémiosphèrique selon nous. Quant
à Lotman, il accorde ce rôle régulateur ou conservateur à un processus qu’il baptise « autodescriptif » ou « métalinguistique ».
L’étape d’autodescription est une réaction nécessaire à la menace d’une trop grande diversité à
l’intérieur de la sémiosphère : le système pourrait perdre son unité et son identité, et se désinté-
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Junga Shin & Yong Ho Choi
grer. Qu’il s’agisse de linguistique, de politique ou de culture, le mécanisme est le même : une
partie de la sémiosphère (en règle générale, un membre de sa structure nucléaire) crée sa propre
grammaire dans le processus d’autodescription ; cette autodescription peut être réaliste ou
idéaliste, selon qu’elle s’oriente elle-même vers le présent ou vers l’avenir. Puis elle s’efforce
d’élargir ces normes à l’ensemble de la sémiosphère : la grammaire partielle d’un dialecte
culturel devient le métalangage descriptif de la culture en tant que telle.(Lotman 1999 : 17)
Chaque sémiosphère est équipée d’un moyen d’autodescription susceptible de créer « sa
propre grammaire ». Il est à noter que ce moyen métalinguistique est mis à l’épreuve lors d’un
contact avec l’extérieur. A mesure que le temps passe, chaque sémiosphère doit faire face à
l’instabilité éventuelle causée par l’intrusion des éléments extérieurs. Selon que la traductibilité de ces éléments est forte ou faible dans une circonstance donnée, les rapports de pouvoir du
centre et des périphéries peuvent être sérieusement affectés.
Or, n’est-ce pas la traduction qui fournit cette occasion de remettre en cause ces rapports
de pouvoir dans une sémiosphère donnée, en engageant un dialogue avec d’autres sémiosphères ? Elle ne doit pourtant pas être prise ici simplement au sens intralinguistique. Etant donné
que toute forme de dialogue ou d’échange présuppose la possibilité d’un malentendu, il n’y
a rien de surprenant dans le fait qu’elle se solde parfois par un acte de trahir.
1.2
La traduction comme trans-sémiosis
Si la traductibilité est à la base de toute opération de traduction, cela ne signifie pourtant pas
que la « traduction interlinguistique » ou « externe » peut être réduite sans résidu en termes
de « traduction intralinguistique » ou « interne ». La « traduction proprement dite » selon
Jakobson(1953 : 79) ne se laisse pas dériver simplement par la sémiosis, laquelle s’opère à
l’intérieur d’une sémiosphère donnée. Elle doit être comprise plutôt en termes de transsémiosis au sens où elle suppose toujours un passage intersémiosphérique. Cette expérience
trans-sémiosique ressemble beaucoup à celle d’un « ethnologue heureux » que Todorov décrit
dans son ouvrage intitulé Nous et les autres de la façon suivante :
Il ne s’agit pas ici d’une régression à l’infini, ni d’un cercle vicieux. On pourrait peut-être
éclairer ce qui précède en disant que chacun des deux mouvements, d’éloignement par rapport
à sa propre société et de rapprochement à l’égard de la société étrangère, doit se dédoubler.
Eloignement un : pour sentir l’attrait pour les autres, sans lequel il n’est pas d’ethnologue
heureux, il faut déjà éprouver un léger décalage entre sa propre société et soi-même, voilà ce qui
me pousse à partir ; mais cela ne signifie pas encore que je sois lucide à l’égard de ma société,
car il me manque un élément essentiel : un point de comparaison extérieur. Rapprochement un :
je me plonge dans une société étrangère, avec le désir de la comprendre de l’intérieur, comme
ses propres membres, auxquels j’aspire à m’identifier. Mais sans jamais réussir (si je le faisais,
j’aurais abandonné le projet ethnologique) : même vivant parmi les autres, ayant adopté leur
langue et leurs moeurs, je reste différent (je garde mon accent), car je ne puis effacer ce que j’ai
été, je continue de penser aussi dans les catégories qui ont été les miennes. Eloignement deux :
je reviens chez moi (ce retour peut être seulement mental ou aussi physique), mais ce « chez
moi » m’est encore moins proche qu’il ne l’était auparavant ; je peux maintenant jeter sur lui un
regard d’étranger, comparable à celui que je tournais vers la société étrangère. Est-ce à dire que
je suis devenu un être scindé, moitié persan à Paris, moitié parisien en Perse ? Non, à moins de
succomber à la schizophrénie : mes deux moitiés communiquent entre elles, elles cherchent un
terrain d’entente, elles traduisent l’une pour l’autre jusqu’à ce qu’elles se comprennent.
L’ethnologue ne sombre pas dans le délire schisoïde parce qu’il reste à la recherche d’un sens
commun, et, à la limite, universel. (Todorov 1989 : 122–123)
La traduction comme trans-sémiosis
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L’« ethnologue heureux » est celui qui ne sait pas se contenter de sa propre société. En
éprouvant « un léger décalage », il se décide enfin à s’en éloigner. Pourtant, il se sent
« heureux » parce qu’il est curieusement attiré par une autre société. Il procède ainsi à
l’éloignement un. Il s’efforce ensuite de se rapprocher de cette société étrangère « avec le
désir de la comprendre de l’intérieur ». Ce désir ne sera pourtant pas parfaitement satisfait
parce qu’il ne réussira jamais à « effacer ce qu’il a été ». C’est-à-dire qu’il « continue de
penser aussi dans les catégories qui ont été les siennes ». Après avoir vécu l’échec de ce
rapprochement un, il revient chez lui. Ce qui est intéressant, c’est qu’il est maintenant en
mesure de jeter sur sa propre société un autre regard, celui d’étranger. La rançon à payer, c’est
qu’il ne se sent plus là chez soi. C’est ainsi que le processus d’éloignement deux se met en
marche. Scindé en deux parties, moitié chez soi (Paris) moitié à l’étranger (Perse), il se
retrouve en situation de conflit. Or, ces deux moitiés « traduisent l’une pour l’autre jusqu’à ce
qu’elles se comprennent ». Selon Todorov, c’est à partir de cette dialectique dédoublée de
l’éloignement et du rapprochement que l’« ethnologue heureux » peut transcender enfin les
spécificités locales pour s’approcher d’un « sens commun, et, à la limite, universel ».
Par trans-sémiosis, nous entendons précisément cette forme de traduction qui s’inscrit
dans ce processus de transcendance. En tant que Parisien en Perse, l’ethnologue traduit pour
les Persans. Et en tant que Persan à Paris, il traduit également pour les Parisiens. Il tient donc
le rôle d’un traducteur pour les deux sociétés concernées. Nous aimerions attirer ici l’attention
aux rôles stratégiques qu’il joue en tant que traducteur dans son expérience trans-sémiosique
ainsi caractérisée.
Dans l’optique de la sémiotique peircienne, l’interprétant n’est pas interprète. L’interprète
ne tient aucune place dans la définition de la sémiosis. Selon Gorlée, « this is not to say that
Peirce did not recognize the existence of the interpreter, because he did in fact refer to an
interpreter occasionally. Apparently, Peirce did not have in mind one single person or one
specific mind but in an abstract way an intelligent “quasi-mind” ». (Gorlée 1994: 106) Et elle
continue en ajoutant que « the translator embodies the sign user or interpreter which Peirce
did not include as an explicit fourth component of semiosis, in addition to the interpretant ».
(Gorlée 1994: 106) Si la traduction est définie en termes de sémiosis, il s’ensuit qu’en tant
qu’interprète, le traducteur n’a pas droit de cité dans cette définition peircienne. Peut-on parler
pour autant de la traduction sans tenir compte d’un traducteur quelconque ? Gorlée répond à
cette question en disant que: « The translator does not address the text-sign; the text-sign
addresses the translator. And the translator is not addressed as a flesh-and-blood person but
as a mind (that is, as a sign) ».(Gorlée 1994: 192) Tout cela n’est pas sans conséquence sur
son futur projet relié à la « sémiotraduction ». Il ne s’agira ici que de la « processuality».(Gorlée 1994 : 227) En réduisant ainsi la personnalité d’un traducteur à sa forme de
pensée, Gorlée rabat le travail de traduction sur la question du « comment ».
Il est à noter que la question du « pourquoi » est ainsi exclue d’emblée de la sémiotique
de la traduction. Or, ne faut-il pas justement réintroduire cette « personne de sang et de
chair » dans la problématique de la traduction pour se rendre compte de son « projet », de son
« désir », de sa « pulsion de traduire » selon Ricœur (Ricœur 2004 : 8) ? Dans les projets de
traduction ou de retraduction, la question du « pourquoi » est difficilement réduite à celle du
« comment ». En réalité, elle est reliée aux problèmes de stratégie de la traduction. Nous
prenons comme exemple la traduction de Phèdre de Jean Racine en Corée. Spécialiste de
Racine, Junga Shin a reçu récemment une proposition de traduire Phèdre de la part d’un
éditeur coréen. Il s’agit bien évidemment d’une retraduction parce qu’il existe déjà plusieurs
traductions de l’œuvre en Corée. Toute consciente de ce fait, Junga Shin a accepté cette
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Junga Shin & Yong Ho Choi
proposition parce qu’elle savait bien que toutes ces traductions préexistantes ont été faites à
partir de la version définitive de l’œuvre(1697), retouchée et remaniée par l’auteur 20 ans
après la publication et qu’elle pensait qu’il fallait également mettre l’accent sur la version
originale de l’œuvre afin de bien comprendre l’univers théâtral de Racine. En effet, c’est
exactement cette version originale qu’on avait vu représenter sur la scène au temps de Racine.
Ainsi, en proposant une traduction de Phèdre d’après sa première version, Junga Shin espère
montrer au public coréen une autre image de Racine, ce qui aura sans doute un impact sur la
réception de Racine en Corée. Dans son ouvrage intitulé The scandal of translation, Venuti,
quant à lui, s’explique sur sa stratégie de traduction consistant à réactiver « the remainder »
dans une culture donnée ayant pour mission de remettre en cause le langage hégémonique:
The focus on the marginality of translation is strategic. It assumes that a study of the periphery
in any culture can illuminate and ultimately revise the center. Yet in the case of translation, of
cross-cultural exchange, the peripheries are multiple, domestic and foreign at once. They take
the form of marginal cultures, so defined by their position in national or global frameworks,
situated in relation to hegemonic languages, a standard dialect at home and English generally,
still the most translated language worldwide. The overriding assumption of this book is perhaps
the greatest scandal of translation: asymmetries, inequities, relations of domination and dependence exist in every act of translating culture. Translators are complicit in the institutional
exploitation of foreign texts and cultures. But there have also been translators who acted just as
dubiously on their own, not in the employ of any bureaucracy.(Venuti 1998 : 4)
Il est à noter que les diverses stratégies adoptées par les différents traducteurs ont un impact
direct sur les rapports de pouvoir du centre et des périphéries dans une sémiosphère donnée.
Gorlée réduit d’abord le traducteur à l’interprète, et ensuite l’interprète à la forme de pensée.
Il semble que cette double réduction l’empêche de rendre à la « tâche du traducteur »
l’hommage qu’elle mérite.
Dès qu’il s’agit de l’interprète dans la sémiosis, il faudrait tenir compte d’une sémiosphère
où il mène sa vie en tant qu’interprète. Autrement dit, toute sémiosis est à déterminer dans
une sémiosphère donnée. C’est par le truchement de l’interprète que la problématique de la
sémiosis peut être ainsi reformulée dans le cadre de la problématique de la sémiosphère. Or,
aucune sémiosphère n’existe toute seule. A l’extérieur d’une sémiosphère, il n’y a pas de nonsémiosphère mais d’autres sémiosphères, d’où la nécessité d’un concept de trans-sémiosis
selon nous. L’interprète devient traducteur quand il effectue des va-et-vient entre différentes
sémiosphères. Il se comporte comme un « ethnologue heureux », à savoir celui qui revient
chez lui après avoir vécu dans une société étrangère. Il est pour ainsi dire « scindé » entre les
deux sémiosphères qu’il a vécues à la fois, moitié chez soi moitié à l’étranger. La transsémiosis s’opère au moment où ces deux moitiés « traduisent l’une pour l’autre » dans le but
de chercher un « terrain d’entente ». Lotman rend compte de la conséquence de cette opération trans-sémiosique de la façon suivante :
Puisqu’en réalité aucune sémiosphère ne se trouve immergée dans un espace amorphe, « sauvage », et que chacune d’entre elles se trouve en contact avec d’autres qui ont leur organisation
propre (bien qu’aux yeux de la première elles puissent sembler inorganisées), un processus
d’échange constant est à l’oeuvre, la recherche d’un langage commun, une koïné, de sorte qu’à
partir de systèmes sémiotiques créolisés de nouvelles sémiosphères voient le jour. (Lotman
1999 : 38)
La trans-sémiosis s’opère de telle manière que se créent « des systèmes sémiotiques créolisés » à partir desquels « de nouvelles sémiosphères voient le jour ». En apportant une source
de transformation à la sémiosphère, cette opération a pour conséquence d’en créer une
La traduction comme trans-sémiosis
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nouvelle forme « créolisée ». La sémiotique de la traduction doit rendre compte de cette
créolisation qui est en cours dans un espace sémiotique.
Résumons notre propos : si la sémiosis est définie en termes de traductibilité, la transsémiosis s’opère sous forme de créolisation, c’est-à-dire, trans-formabilité. D’un point de vue
sémiotique ainsi reformulé, la traduction peut être comprise en termes de trans-sémiosis.
2.
Pour une typologie de la traduction
Dans son article intitulé « La traduction : entre enrichissement et intégrité », Ballard(2006) se
propose de décrire « l’histoire de la traduction et l’observation de sa pratique » en termes de
« double paradoxe » : « le premier terme de ce paradoxe est constitué par le désir de découvrir
ou de faire découvrir de nouveaux horizons culturels et à des degrés divers selon les cas ou les
époques, celui de faire commerce avec des langues et avec des styles ; l’autre terme du
paradoxe concerne la crainte de la déformation : déformation du texte traduit, déformation de
la langue avec laquelle on traduit, déformation de ou tout au moins impact sur la culture
réceptrice »(p.161). Eprouver à la fois « désir » et « crainte » devant tel ou tel objet de la
traduction, cette ambivalence affective caractérise bien le travail de traduction qui se trouve
perpétuellement tendu « entre enrichissement et intégrité ». Dans son ouvrage intitulé Sur la
traduction, Ricœur exprime à sa manière ce « double paradoxe » en termes de « pari difficile ». (Ricœur 2004 : 8) De son côté, Berman le résume par l’« épreuve de l’étranger», tout en
recourant parfois à une très belle image pittoresque : « l’auberge du lointain ». (Berman 1999)
C’est précisément autour de ce « double paradoxe », de ce « pari difficile », de cette « épreuve
de l’étranger » que ne cesse de naître une série de couples de concepts opposés dans l’histoire
de la traductologie, tels que traductibilité et intraductibilité, fidélité et trahison, littéralisme et
liberté, etc. On dirait que la traductologie se nourrit ainsi de ces termes oppositifs, de leur
tension renouvelée. En fait, l’histoire de la traduction n’est-elle rien d’autre que celle des
traducteurs qui ont vécu ce « double paradoxe », cette tension pathémique, cette dialectique
en poursuivant leur travail « laborieux » selon Derrida ? (Derrida 2005 : 13)
Dans les pages qui suivent, nous essaierons de repérer le lieu où une telle tension entre
« désir » et « crainte » fait son apparition sous diverses formes. Notre hypothèse de travail est
que c’est de ce lieu qu’on pourrait qualifier de tensif que surgissent les différents styles ou
stratégies de traduction. Il s’agit là d’un espace dans lequel s’inscrit le conflit entre « enrichissement et intégrité ». Cet espace tensif qu’on va nommer « espace traductif » peut être
reformulé en termes de trans-sémiosis dans la mesure où c’est là que s’exercent continuellement les deux forces: traductibilité (intégrité) et transformabilité (enrichissement). A partir de
cette notion, nous tenterions de distinguer quelques styles ou stratégies de traduction pour
tracer une esquisse de la typologie de la traduction. Nous allons emprunter pour cela quelques
exemples de façon non systématique aux Portraits de traducteurs, ouvrage dirigé par Jean
Delisle.
2.1
Espace traductif
Par espace traductif, nous entendons l’intervalle dans lequel s’opère un passage intersémiosphérique, celui d’une sémiosphère (A) à une autre (B). Par souci de clarté, voici un
schéma :
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Junga Shin & Yong Ho Choi
C’est juste au moment où un traducteur quitte
une sémiosphère mais qu’il n’entre pas encore
dans une autre que s’ouvre immédiatement un
espace traductif. Dans ce sens, cet espace ne
relève ni d’une sémiosphère de départ (A) ni
d’une sémiosphère d’arrivée (B). Nous nous
proposons ici de le caractériser d’un triple
point de vue : i) zone indéterminée, ii) zone
potentielle, iii) zone frontalière. En un mot,
cette zone intermédiaire peut être formulée en
termes de « ni... ni... ».
Figure 1
2.1.1 Zone indéterminée
Le traducteur ne se déplace pas d’emblée d’une sémiosphère dans une autre. Il est fondamentalement conditionné à traverser cette zone caractérisée ci-dessus en termes de « ni... ni... ».
Il ne s’agit pas là d’un espace amorphe ou sauvage. Il ne s’agit pas non plus d’une troisième
sémiosphère quelconque. Il s’agit plutôt d’une zone indéterminée dans la mesure où aucune
forme de traduction n’est encore déterminée. L’acte de traduire, c’est faire un choix pour
déterminer une traduction parmi tant d’autres. Or, tout processus de détermination présuppose
nécessairement un état indéterminé. Dans son ouvrage intitulé Force de loi, Derrida formule
cet axiome en termes d’« aporie » : « L’indécidable reste pris, logé, comme un fantôme au
moins, mais un fantôme essentiel, dans toute décision, dans tout événement de décision »(Derrida 1994:54) Prenons comme exemple le trafic routier. Dans le système de feux
tricolores, le feu rouge signale « aller » et le feu vert, « arrêter ». « Aller » ou « arrêter », toute
décision est prise selon ce système de signalisation. Il ne faudrait pourtant pas oublier que
cette prise de décision doive passer par le feu jaune. Le feu jaune ne signale pas du tout « ne
pas aller » ou « ne pas arrêter ». Il marque simplement l’absence de toute prise de décision.
En effet, il s’agit là d’une zone indéterminée, pour ainsi dire. Avant de passer d’un feu à
l’autre, il faut donc traverser cette zone intermédiaire et le fonctionnement du trafic routier
peut être ainsi assuré. Or, il est à remarquer qu’à ce moment-là le sujet en tant que personnalité intervient dans le fonctionnement du système sémiotique. C’est en effet à chaque conducteur qu’il revient de prendre une décision dans un très court laps de temps. Il se montre ainsi
soit patient soit impatient, tout en révélant son caractère en tant qu’individu.
Il en va de même pour la traduction. Vu que traduire, c’est en choisir une parmi plusieurs
possibilités, on dirait que le travail de traduction se fait selon la logique du système de prise
de décision. L’acte de traduire, c’est-à-dire celui de déterminer une traduction, nécessite une
étape d’indétermination. Avant de faire définitivement un choix, le traducteur doit passer
nécessairement « la nuit du non-savoir et de la non-règle » selon Derrida.(Derrida 1994 : 58)
C’est le moment où il traverse cet espace traductif, à savoir une zone indéterminée. Or, sur le
fond de l’indétermination se détache petit à petit telle ou telle forme de traduction. Une forme
de traduction ainsi choisie pourrait éventuellement déterminer son style de traduction.
Autrement dit, le style de traduction est une somme de tous les choix effectués par un traducteur dans cet espace traductif. Dans ce sens, il témoigne des traces d’un traducteur en tant
qu’individu.
La traduction comme trans-sémiosis
35
2.1.2 Zone potentielle
Cette zone indéterminée relève de l’ordre de la potentialité. En effet, l’indétermination ne
résulte pas de l’impossibilité de traduction mais de la possibilité de plusieurs traductions.
Quand le traducteur traduit, toutes possibilités de traduction s’offrent à lui en même temps.
Ces possibilités sont toutes réalisables mais non pas nécessairement réalisées. Dans ce sens,
elles restent potentielles. C’est au traducteur qu’il revient d’actualiser cette potentialité, en
proposant une traduction parmi tant d’autres. Mais bien évidemment il reste toujours d’autres
possibilités de traduction.
Or, cette zone potentielle peut être qualifiée de pure dans la mesure où elle reste intacte en
tant que totalité avant d’être actualisée sous une forme quelconque dans une sémiosphère
donnée. Cela fait penser d’emblée à la notion de « langage pur » proposée par Benjamin.
Selon lui, le « langage pur » est défini en termes de « totalité [des] intentions complémentaires [de toutes les langues] ».(Benjamin 1972 : 250) A ses yeux, la révélation de ce langage
pur ne sera pas imminente mais promise à l’avenir, c’est-à-dire au « terme messianique » de
l’histoire.(Benjamin 1972 : 251) Or, nous nous proposons ici de voir cette notion benjaminienne d’un autre point de vue. A nos yeux, le langage pur ne réside pas dans la totalité
apocalyptique à venir mais dans la potentialité même de l’espace traductif qui s’ouvre à
chaque instant au traducteur dans son acte de traduire. Autrement dit, le langage pur n’est pas
la totalité de tous les modes de visée réalisés mais celle de tous les modes de visée possibles
qui se révèle immanente à chaque acte de traduire.
2.1.2 Zone frontalière
Cette zone à la fois indéterminée et potentielle peut être encore qualifiée de frontalière.
Comme on l’a bien remarqué ci-dessus, elle ne relève ni d’une sémiosphère de départ (A) ni
d’une sémiosphère d’arrivée (B). Cela n’empêche pourtant pas de dire qu’elle se situe
effectivement entre les deux, c’est-à-dire à leur frontière. Or, la frontière fonctionne en
général selon sa propre logique. Ecoutons Lotman :
La fonction de toute frontière, de toute pellicule (depuis la membrane de la cellule vivante
jusqu’à la biosphère, qui selon Vernadsky est semblable à une membrane recouvrant notre
planète, et jusqu’à la frontière de la sémiosphère) est de contrôler, de filtrer et d’adapter ce qui
est externe à ce qui est interne. Cette fonction invariante est réalisée de différentes manières sur
différents niveaux. Pour ce qui concerne la sémiosphère elle implique une séparation entre
« mon bien » et « celui d’un autre », le filtrage de ce qui vient du dehors qui est traité comme un
texte appartenant à un langage différent, et la traduction de ce texte dans mon propre langage.
De cette manière l’espace externe devient structuré.(Lotman 1999 : 35)
Dans l’espace traductif qui nous intéresse, on peut observer bien évidemment une sorte de
conflit entre « ce qui est externe » et « ce qui est interne ». C’est le traducteur qui se tient au
centre de ce conflit. Ici se posent une série de questions : les éléments étrangers qu’il va
rencontrer forcément, faudrait-il les inclure ou exclure, les assimiler ou dissimiler ?; faudraitil les filtrer?; et comment ?, etc. Il s’agit là en effet de gérer l’Etrangeté. Pour reprendre
l’expression de Berman, ce serait une « épreuve de l’étranger » à laquelle doit faire face le
traducteur dans tout acte de traduire. Le traducteur va ainsi réagir aux éléments étrangers et
faire des choix. D’où divers styles ou stratégies de traduction selon différents traducteurs.
Mais il faudrait noter en même temps que les choix effectués par tel ou tel traducteur sont
nécessairement prédéterminés par les rapports de force entre deux sémiosphères concernées.
Junga Shin & Yong Ho Choi
36
Si un traducteur opte pour une telle stratégie, c’est donc toujours dans les limites de ces
rapports de force. Or, ceux-ci ne restent pourtant pas invariables dans la mesure où l’intensité
et l’étendue de deux sémiosphères concernées se modifient avec le temps. Ceci explique le
fait qu’un style de traduction jugé comme un tel à un moment donné peut être réévalué de
façon différente sous un autre jour.
2.2
Quatre styles de traduction
C’est dans cet espace traductif que s’opère la traduction en tant que trans-sémiosis. Comme
on l’a vu précédemment, celle-ci est définie en termes de corrélation entre traductibilité et
transformabilité. Allons un peu plus loin. La traductibilité porte une intensité tandis que la
transformabilité est définie comme son domaine d’application. De même que la traductibilité
peut être soit forte soit faible, de même la transformabilité peut être soit restreinte soit
étendue. Selon que leur corrélation varie, le style de traduction peut se différencier. Nous
voudrions ici proposer quatre catégories : collatérale, concentrique, excentrique et transversale pour classer les différents styles de traduction qui peuvent apparaître éventuellement dans
l’espace traductif, ce qui nous permettra d’établir une typologie de la traduction. Voici le
schéma tensif de la typologie de traduction.(Voir Fontanille 1999)
Traductibilité
Forte
Concentrique
Transversale
Faible
Collatérale
Excentrique
Restreinte
Etendue
Transformabilité
Figure 2
2.2.1 Style collatéral
La combinaison de la traductibilité faible avec la transformabilité restreinte a pour conséquence la création de la zone collatérale à laquelle appartiennent notamment les produits de
la « traduction automatique » prise au sens plus large du terme. Malgré ses faiblesses, elle
peut rendre des services dans des domaines où on a besoin de traiter de grandes quantités de
textes de façon rapide, fût-ce superficielle. Or, si la traduction dite collatérale a une traductibilité faible, cela veut dire qu’elle s’effectue fondamentalement sur le principe de l’équivalence
au niveau lexical. Prenons comme exemple le service de traduction sur le Web avec plusieurs
systèmes en ligne pouvant traduire automatiquement et en quelques secondes des pages Web
ou des textes plus ou moins longs. Malgré le progrès réalisé dans ce domaine depuis quelques
années, il n’en reste pas moins que dans cette sorte de traduction, un mot ou une expression
d’une langue est systématiquement traduit par son simple équivalent en une autre langue. Ici,
La traduction comme trans-sémiosis
37
l’action de sémiosis est très limitée et la traductibilité reste aussi réduite. Par ailleurs, la
traduction automatique basée sur le principe de l’équivalence au niveau lexical peut couvrir
seulement les mots ou expressions qui ont déjà leur équivalent en d’autres langues. Dans ces
conditions, les éléments étrangers ne se traduisent pas et de ce fait, ils restent toujours
étrangers même après l’acte de traduire. Autrement dit, l’introduction de l’Etranger dans la
sémiosphère d’arrivée ne laisse pas de traces et la transformabilité est ainsi très restreinte.
2.2.2 Style concentrique
La combinaison de la traductibilité forte avec la transformabilité restreinte crée la zone
concentrique à laquelle appartiennent les traductions telles « les belles infidèles ». La traduction dite concentrique est marquée surtout par son style naturalisé, naturalisant tous les
éléments étrangers. Ici, la fidélité à l’original est souvent sacrifiée au nom de la fidélité au
lecteur de la langue d’arrivée. L’exclusion de l’Etranger en faveur de l’intégrité sémiotique
de la langue d’arrivée jusqu’à la déformation de l’Original serait ainsi la caractéristique de ce
style libéral ou « ethnocentrique » selon Berman(1985 : 53). Le haut degré de l’intégrité
demande que tous les éléments étrangers soient totalement contrôlés. L’Etranger cède de la
sorte sa place au Familier.
Les Voyages de Gulliver de Swift traduits en français par l’abbé Pierre Desfontaines
montrent bien ce style de traduction. Comme l’a indiqué Christian Balliu dans Portraits de
traducteurs, l’abbé Desfontaines comme traducteur s’immisce sans cesse dans l’original afin
de préserver les lecteurs français du XVIIIe siècle des injures éventuelles au bon goût et à la
tradition classique.(Delisle 1999 : 77) Or sa volonté d’arrêter l’avancée du mauvais gôut en
français est ici principalement liée à son rejet du néologisme. A ses yeux, le néologisme est
un vrai indice de décadence de la langue, parce qu’il nuit naturellement à l’intégrité de la
langue française, en l’occurence. Dans la même lignée, Pierre Baillargeon va plus loin. En
tant que traducteur, il a la ferme conviction qu’ « écrire et traduire ont en commun le remodelage d’une pensée dans un esprit de liberté », que « toute vraie création s’exerce dans la
liberté » et que « traduire est une forme de création ».(Delisle 1999 : 265–266) Dans ce sens,
la qualité de traducteur consiste avant tout à savoir se détacher de l’orginal pour produire une
version entièrement repensée dans une langue d’arrivée. Mais il n’en reste pas là. Pour que la
tâche du traducteur soit accomplie, il ne suffit pas de produire un texte en une langue
d’arrivée mais il faut lui insuffler l’esprit d’une culture, voire d’une sémiosphère d’arrivée.
Non seulement nous le traduisons [l’auteur original] dans notre langue, mais nous le transformons en notre substance. Il n’y a plus lieu de parler ici d’original et de traduction, mais
d’oeuvres semblables. La meilleure lecture d’un bon livre, c’est un autre bon livre. (Delisle
1999 : 276)
« Traduire l’auteur original dans sa langue et le transformer en sa substance », cette devise
proposée par ce traducteur québécois qui était défenseur fervent de la pureté de la langue
française résume bien la tendance générale du style de la traduction dite concentrique.
2.2.3 Style excentrique
La combinaison de la traductibilité faible avec la transformabilité forte forme la zone excentrique dans laquelle le Naturel risque d’être affecté, altéré sans pourtant en arriver à
l’enrichissement de la sémiosphère réceptrice. Les éléments étrangers n’y sont pas efficace-
Junga Shin & Yong Ho Choi
38
ment contrôlés tout en résistant à leur familiarisation. Il s’agirait des « laides fidèles », pour
ainsi dire. Les termes traduits y sont rarement naturalisés et cela s’explique souvent par le
manque de termes ou de concepts dans une sémiosphère d’arrivée qui correspondraient aux
mots ou aux concepts qu’on y introduit de l’extérieur. Dans ce cas, le néologisme devient
inévitable et le traducteur a souvent tendance à emprunter les mots, expressions et structures
de la langue de départ sans réussir toujours pour autant à les intégrer à la langue d’arrivée.
L’analyse de la traduction du Nouveau Testament de Mikael Agricola nous montre bien
quelques aspects de la traduction située dans cette zone excentrique.
L’influence des langues étrangères dans le Nouveau Testament est « si évidente qu’on n’a même
pas besoin de se reporter aux textes de départ pour les repérer ». La version d’Agricola est, en
effet, émaillée d’interférences, de surtraductions, de structures inusitées et de nombreuses
entorses à la syntaxe du finnois. Ne pouvant se référer à aucun modèle littéraire finnois, Agricola semble avoir abusé de la fameuse Fügsamkeit(souplesse) des langues, prônée par Goethe et
les romantiques allemands. Voulait-il innover sur le plan lexical et syntaxique ? Toutes ses
« innovations », en tout cas, n’ont pas subi l’épreuve du temps. C’est en vain, par exemple, qu’il
a tenté d’introduire la voix passive sous l’influence des langues germaniques et romanes.(Delisle 1999 : 22)
Comme l’a bien souligné Silja Saksa dans son portrait d’Agricola, la tentative d’utiliser la
voix passive dans le texte finnois (deux cents fois au total) sous l’influence des langues
germaniques et romanes n’est pas parvenu à faire son nid naturellement dans la sémiosphère
finnoise même si elle risquait de la déformer ou transformer. En effet, les finnophones
n’arrivent pas à penser « en passif » et la voix active leur semble plus naturelle. Mais on ne
peut pourtant pas ranger simplement le style de la traduction d’Agricola sous la catégorie
« excentrique ». Malgré sa maladresse, il était le premier à faire subir au finnois l’épreuve de
l’étranger et en a montré toute la souplesse, tout en ayant une influence incomparable sur la
langue écrite finnoise, la littérature et peut-être même toute la culture finnophone. Dans ce
sens, on peut dire que sa traduction est passée de la zone excentrique à la zone transversale
avec le temps.
2.2.3 Style transversal
La combinaison de la traductibilité forte avec la transformabilité forte a pour conséquence la
création de la zone transversale dans laquelle les éléments étrangers sont intégrés de telle
manière qu’ils ne perdent pourtant pas de leur étrangeté. Dans cette zone, ils contribuent à
élargir l’étendue de la sémiosphère réceptrice en l’enrichissant jusqu’à ce qu’une nouvelle
forme de sémiosphère se crée. Celle-ci ne peut être réduite, ni à la sémiosphère de départ, ni
à la sémiosphère d’arrivée, transcendant à la fois ces deux formes de sémiosphère. La
traduction du Nouveau Testament de Luther en allemand nous en fournit un cas remarquable.(Berman 1995) De même, comme on l’a évoqué plus haut, Mikael Agricola a également jeté les fondations de la langue finnoise littéraire tout en donnant à ses compatriotes une
Bible presque complète en finnois. Il a importé dans leur langue non seulement de nouveaux
mots, mais aussi de nouvelles notions. Or la sémiosphère finnoise ainsi élargie et enrichie par
sa traduction de la Bible ne peut plus rester la même qu’avant.
Un autre cas à signaler à propos de la traduction dite transversale, c’est le cas d’Etienne
Dumont qui se mettait au service du juriste anglais Jeremy Bentham. Pour rendre abordables
au public français les écrits de Bentham qui sont « un véritable feu roulant d’idées nouvelles »(Delisle 1999 : 136), Dumont a dû d’abord les mettre en ordre et les reconstituer avant
La traduction comme trans-sémiosis
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de procéder à la traduction. Par ailleurs, le talent de Dumont en tant que traducteur a été mis
à rude épreuve par de nombreux néologismes tels que codification, minimization, minimize,
maximization, maximize, etc. qui abondaient dans l’original. Or malgré les difficultés,
Dumont a réussi à créer à son tour de nouveaux mots équivalents en français à ces néologismes anglais, en élargissant et enrichissant l’étendue de la sémiosphère française. Il s’en prend
ainsi aux mauvais puristes qui jouent les policiers de la langue en disant : « Ils font la police
non contre ceux qui l’appauvrissent, mais contre ceux qui veulent l’enrichir, par la création
de mots nouveaux, notamment. » (Delisle 1999 : 152) Or, ce qui nous paraît intéressant pour
notre propos, c’est que les œuvres de Dumont ont aquis le statut d’œuvres originales et ont été
traduites comme telles et plus étonnant encore, qu’il existe un certain nombre de traductions
vers l’anglais, qui est pourtant la langue de l’auteur principal. Etant retraduite à son tour vers
l’anglais, la traduction de Bentham en français par Dumont a dû bien évidemment affecter la
sémisophère anglaise, tout en y laissant ses traces. Dans ce sens, on peut dire que c’est bien
un cas exemplaire de traduction dite transversale.
3.
Conclusion
La trans-sémiosis est une opération sémiotique générale qui commence à fonctionner lorsqu’un interprète voyage d’une sémiosphère à une autre. La traduction est une opération transsémiosique par excellence dans le sens où c’est le traducteur qui tient ce rôle d’interprète dans
tout acte de traduction. Notre approche sémiotique de la traduction visait d’abord à mettre en
valeur le traducteur en tant que personne dont le rôle a été souvent négligé, voire ignoré dans
les différentes théories de la traduction, notamment dans la sémiotique de la traduction. Elle
voulait également attirer l’attention sur l’importance d’un lieu où s’opère toute traduction en
tant que trans-sémiosis. Le concept d’« espace traductif » que nous avons proposé d’un triple
point de vue contribuera à rendre compte du fonctionnement de ce lieu dans lequel s’exerce
une tension intersémiosphérique. En dernier lieu, la typologie des styles de traduction que
nous avons établie à partir de la corrélation entre traductibilité et transformabilité enrichira les
discours de la traduction tout en fournissant à la traductologie un outil permettant de repérer
les différents styles de traduction au lieu de les juger selon la simple dichotomie fidélité/lisibilité, par exemple.
Références
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contact de langues et de cultures (2) Etudes réunies par Michel Ballard. Arras : Artois Presses Université.
BENJAMIN Walter (1972) : La tâche du traducteur. In Walter BENJAMIN, Oeuvres I. Paris : Gallimard.
pp.244–262.
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(1985(1995)) : L’épreuve de l’Etranger. Paris : Editions Flammarion.
CHOI Yong Ho et SHIN Junga (à paraître) : On Trans-semiosis. In Semiotica.
DELISLE Jean (1999) : Portraits de traducteurs. Ottawa : Les Presses de l’Université d’Ottawa.
DERRIDA Jacques (2005) : Qu’est-ce qu’une traduction « relevante ». Paris : L’Herne.
(1994(2005)) : Force de loi. Paris : Editions Galilée.
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GORLÉE Dinda L. (1994): Semiotics and the problem, of translation with special reference to the semiotics of
Charles S. Peirce. Amsterdam-Atlanta: Editions Rodopi.
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40
JAKOBSON Roman (1963) : Aspects linguistiques de la traduction. In Roman JAKOBSON, Essais de linguistique
générale. Paris : Les Editions de Minuit. pp.78–86.
PEIRCE Charles Sanders (1965) : Collected Papers of Charles Sanders Peirce. Eight Volumes in Bindings. Edited
by Charles Hartshorne and Paul Weiss. Cambridge: Harvard University Press.
LOTMAN Yuri (1999) : La sémiosphère. Limoges : PULIM.
RICŒUR Paul (2004) : Sur la traduction. Paris : Bayard.
TODOROV Tzvetan (1989) : Nous et les autres. Paris: Editions du Seuil.
VENUTI Lawrence (1998): The scandals of translation: towards an ethics of difference. London and New York :
Routledge.
Notes
1
2
3
Cette étude a été financée par le Fonds de Recherche de l’HUFS pour l’an 2012.
Auteur correspondant.
Nous signalons que cette étude est à la fois l’approfondissment et l’application au domaine spécifique de la
traductologie d’un concept de trans-sémiosis que nous avons formulé de façon générale dans notre article intitulé
« On trans-semiosis », en cours de publication dans la revue Sémiotica.