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Pour une voie africaine de la non-violence Cercle International Pour la Promotion de la Création (CIPCRE) Sous la direction de Kä Mana et Jean-Blaise Kemogne Pour une voie africaine de la non-violence Religion, politique, développement et éthique de la paix en Afrique Préface de Ndome Ekotto CLE/CIPCRE/ Ed. Le Potentiel 1 Pour une voie africaine de la non-violence A Jean-Marie Muller. Avec toute l’estime du CIPCRE. Ce livre est publié sous la supervision scientifique de l’Association œcuménique des théologiens africains (AOTA) © Editions Le Potentiel (Kinshasa) Tél. (243) 98 13 54 83 / (243) 99 8135483 Courriel : kabuayi@yahoofr Site Internet : www.lepotentiel.com 2 Pour une voie africaine de la non-violence Sous la direction de Kä Mana et Jean-Blaise Kenmogne Pour une voie africaine de la non-violence Religion politique développement et éthique de la paix en Afrique Préface de Ndome Ekotto CIPCRE Editions Le Potentiel 3 Pour une voie africaine de la non-violence LES AUTEURS Ndome Ekotto : Présidente de l’Association de Lutte contre les Violences faites aux Femmes (ALVF); laïque protestante engagée de la Native Baptist Church (NBC) ; militante des droits de la femme. Eugène Fonssi : Laïc catholique engagé, directeur du Magazine Ecovox. au Cercle International pour la Promotion de la Création (CIPCRE, Bafoussam, Cameroun). Samuel Désiré Johnson : Théologien protestant, pasteur de l’Union des Eglises baptistes au Cameroun (UEBC), directeur de l’Institut de théologie baptiste de Ndikinemeki (Cameroun). Kä Mana : Philosophe et théologien œcuménique, conseiller au Cercle International pour la Promotion de la Création (CIPCRE), professeur à l’Institut Supérieur de Pédagogie pour Sociétés en Mutation (IPSOM, Bandjoun, Cameroun), à l’Ecole Harriste des Hautes Etudes Théologiques et Sociales (Abidjan, Côte d’Ivoire) et à l’Ecole de Théologie Catholique Saint-Cyprien pour la formation des reigieux (ETSC, Ngoya, Cameroun). Jean-Blaise Kenmogne : Théologien protestant, pasteur de l’Eglise Evangélique du Cameroun (EEC), directeur général du Cercle International pour la Promotion de la Création (CIPCRE, Bafoussam) et Recteur de l’Institut Supérieur de Pédagogie pour Société en Mutation (IPSOM, Bandjoun, Cameroun). Jean Patrice Ngoyi : Théologien catholique, membre de la Congrégation du Cœur Immaculé de Marie (CICM), directeur de la Commission de Développement, Justice et Paix du diocèse d’Ijebu-Ode (JDPC, Nigeria). Anne-Marie SOB : Laïque protestante engagée, Consultante auprès des organisations de la société civile camerounaise et chef de service au CIPCRE Conseil et Services (CCS) à Yaoundé (Cameroun). Laura Stielecke : étudiante allemande, stagiaire envoyée pour six moix par l’organisation allemande EED au CIPCRE en 2006. 4 Pour une voie africaine de la non-violence Préface par Ndome Ekotto Sur la philosophie et la pratique de la non-violence, l’Afrique de la pensée n’avait pas jusqu’ici joint clairement sa voix à la réflexion mondiale. Elle n’avait pas décidé de se pencher avec vigueur sur ce sujet pour dire ce qu’elle croit, ce qu’elle vit, ce qu’elle imagine et ce qu’elle espère dans un domaine où, plus que jamais, l’humanité a besoin de toutes les sagesses de ses peuples. Nourrie comme tous les continents par les visions de Gândhî et de Martin Luther King sur l’indispensable nécessité et l’impératif radical de la non-violence comme voie d’une paix authentique entre les humains, elle ne s’était pas encore profondément interrogée sur ce que sa propre tradition culturelle, ses trésors religieux, ses mystiques de fond, ses normes sociales et ses valeurs de culture pouvaient apporter au monde face à la barbarie et à la sauvagie humaines qui ravagent notre planète. Prise dans une modernité où la politique, l’économie, les rapports internationaux et les relations entre les religions sont embrasés par une violence absurde et multiforme, elle n’avait pas encore pris tout le soin nécessaire pour se regarder en face, se penser dans l’ordre mondial du point de vue de ce qu’elle y subit et du point de vue de ce qu’elle y est devenue dans les mécanismes des violences qui y règnent, afin de proposer un nouveau projet de civilisation à l’humanité tout entière. Le présent livre du Cercle International pour la Promotion de la Création comble ce vide. Avec bonheur et lucidité, il lie vigoureusement la réflexion sur l’expérience de la tragédie des souffrances africaines hier comme aujourd’hui et le besoin d’une nouvelle éthique d’humanité, d’une nouvelle spiritualité mondiale et d’une intelligence globale des enjeux de la non-violence à l’échelle de la planète. Ce qui frappe dans l’approche proposée ici, c’est l’adhésion totale de tous les auteurs des textes qui composent ce livre au projet d’une vision non-violente de l’humain. Aucune réticence, aucun doute, aucune volonté de recourir à un quelconque réalisme ou à une quelconque justification de la violence ne sont ici de mise Nous nous trouvons devant un projet d’ensemble qui fait de la non-violence le vrai chemin de l’avenir, au nom de la sagesse profonde de l’Afrique, au nom de l’histoire tragique des souffrances africaines, au non, également, de la vision que nous avons, partout dans nos pays africains, des drames d’une modernité inondée de sang et subjuguée par ses propres terreurs. Une modernité où less tuerie, les massacres, les exterminations, les guerres 5 Pour une voie africaine de la non-violence mondiales et l’inimaginable absurditéde la Shoah donnent toute la mesure de l’inhumanité de notre monde. Cette inhumanité qui s’empare régulièrement des êtres humains pour les transformer en monstres indescriptibles. En misant sur la non-violence comme projet global d’humanité, le groupe de chercheurs du Cercle Interntional pour la Promotion de la Création a un autre mérite : celui de faire voir la violence du monde actuel comme un système auquel il faut s’attaquer en tant que tel. Le combat à mener ne concerne pas seulement telle ou telle violence particulière, mais la violence même de la société mondiale comme elle fonctionne. Ce monde tel qu’il structure les mentalités, formate les esprits, forge les personnalités et arc-boute les nations les unes contre les autres a besoin d’une nouvelle vision de son avenir. Cette vision exige des stratégies concrètes d’action tant à l’échelle mondiale qu’à l’échelle des nations. A partir des cas concrets et de l’analyses des violences spécifiques (domestiques, politiques ou socioreligieuses), les auteurs montrent clairement dans quelle direction il convient d’aller et ce qu’il convient de faire pour élever l’humanité à la hauteur de la non-violence. Le troisième mérite de ce livre est justement de proposer des voies crédibles, qui concernent autant le champ des forces spirituelles et éthiques que celui des actions politiques, économiques et culturelles, sur la base de ce que l’Afrique est capable d’imagine, malgré le lot quotidien de monstruosités, barbaries, sauvageries qui caractérisent sa vie de tous les jours. Cette vie qui met en toute lumière les rupture à assumer et les choix à faire pour que l’humanité ait encore un avenir. Le dernier mérite des textes de ce livre, c’est de s’adresser directement aux consciences individuelles, aux capacités de réflexion et de décision de chaque personne pour une option décisive dans la vie : l’option de la non-violence. Dans un monde où l’on a tendance à exaceber les insctincts meurtriers des foules et à condamner les individus à s’identifier à des causes collectives complètement destructrices, il est bon que des hommes et des femmes de pensée nous rappellent la base sur laquelle est fondée l’éthique et la spiritualité de la non-violence : l’indispensable nécessité de la conversion personnelle. Avec les richesses des perspectives ainsi ouverte, je suis convaincue que ce livre sera utile à tous ceux et toutes celles qui ont foi en la possibilité d’un autre monde à bâtir. A tous et à toutes, je recommande le présent livre. 6 Pour une voie africaine de la non-violence Paroles d’ouverture par Kä Mana Question Est-il possible d’imaginer aujourd’hui une voie africaine de la non-violence et de la proposer au monde pour un nouveau projet de civilisation et de culture ? La réponse est oui. Ce « oui » ne veut pas dire qu’il s’agit seulement d’imaginer et de proposer un chemin en vue d’y engager les esprits. Il veut surtout dire que le devoir est d’inventer et d’incarner une Afrique de la non-violence, pour lutter vigoureusement contre le chaos où nous plonge l’ordre mondial actuel dans ses innombrables barbaries. Voie En quoi consiste cette voie africaine à inventer et à incarner pour une civilisation de la non-violence ? Elle est d’abord celle d’une spiritualité intégrative, où les énergies œcuméniques et interreligieuses unissent au lieu de séparer, conjoignent au lieu de disjoindre, conjuguent au lieu de disloquer les efforts de tous ceux et toutes celles qui veulent bâtir un être-ensemble fondé sur les principes d’une transcendance fécondatrice : la transcendance des valeurs de l’humain et l’horizon ultime où ces valeurs s’inscrivent dans l’absolu pour toute personne, quelles que soient ses convictions spirituelles et ses certitudes religieuses. Elle est ensuite celle d’un débat, d’une grande palabre, d’une logique et d’une action globale où le pouvoir politique, la société civile et les populations concourent à inventer ensemble un ordre de relations sociales du bonheur solidaire, dans la promotion de la suprématie des intérêts communautaires sur les intérêts individuels, grâce à des vertus communément assumées et socialement partagées. Elle est enfin celle d’une géostratégie d’interfécondation de civilisations, sur la base des droits à la vie, au développement, à l’avenir paisible et au bonheur de toutes les générations, contre tous les systèmes d’injustice, d’appauvrissement, d’asservissement et de déshumanisation, qui sont devenus aujourd’hui des spectres maléfiques pour les peuples et 7 Pour une voie africaine de la non-violence les nations. Enjeu Aujourd’hui, ces trois dimensions de la voie africaine de la non-violence sont des leviers pour une ambition radicale : faire de l’humanité africaine un enjeu d’avenir pour l’ensemble des cultures ; donner à la capacité de renouement de l’Afrique avec ses principes vitaux l’énergie d’invention de l’avenir, dans une fécondité créatrice qui ouvre le monde à l’Afrique et l’Afrique au monde dans toutes ses richesses, pour un nouveau tournant de civilisation. Horizon Pour toute l’humanité, il s’agit de changer de cap et de forger un nouveau destin : la construction d’une civilisation de la non-violence à l’échelle mondiale. 8 Pour une voie africaine de la non-violence Introduction par Jean-Blaise Kenmogne Dans leur dynamique de fond comme à travers les diverses articulations des problèmes qu’ils abordent, les textes de réflexion rassemblés dans le présent livre expriment et modulent les idées directrices d’une longue recherche et d’un long cheminement. La recherche et le cheminement d’un groupe de théologiens et croyants catholiques, protestants et musulmans africains engagés ensemble dans le cadre des programmes d’une organisation chrétienne d’écologie et de développement durable que j’ai l’honneur de diriger actuellement : le Cercle international pour la Promotion de la Création (CIPCRE)1 . Sans aucun mandat pour représenter leurs institutions officielles ni prendre la parole au nom d’une communauté de foi déterminée, ces théologiens et croyants considèrent leur action comme une expérience utile pour la construction d’une nouvelle dynamique œcuménique et interreligieuse en Afrique. Une expérience de coopération intellectuelle, de collaboration morale, de communion spirituelle et d’action sociopolitique qui leur permet de penser dans la même direction l’avenir du continent, à la lumière de leurs convictions religieuses et sur la base des valeurs spirituelles fondamentales auxquelles ils croient. Dans leur collaboration, à travers des rencontres formelles qui réunissent certains d’entre eux comme dans les échanges informels qui permettent à certains autres de participer de loin à la même démarche de réflexion, ils ont pris l’habitude de se parler ouvertement et avec sérénité sur tous les problèmes qui préoccupent profondément la société africaine. Ils s’ouvrent ainsi les uns aux autres pour imaginer ensemble une vision lucide du futur africain. Convaincus qu’à travers leurs réflexions, leurs échanges, leur partage d’idées, leur collaboration active et leur fécondation mutuelle, quelque chose de fondamental peut prendre corps pour fertiliser les consciences et guider les esprits, ils dégagent un horizon de pensée qu’ils croient 9 Pour une voie africaine de la non-violence utiles aux forces du changement et aux bâtisseurs d’avenir. L’enjeu de leur labeur, c’est, en fait, de rêver ensemble une nouvelle Afrique possible et de travailler à l’avènement d’une nouvelle humanité, sur la base de l’énergie spirituelle qui devrait alimenter l’action des religions dans la transformation du monde. L’essentiel pour chaque membre de ce groupe de réflexion est de faire de son propre enracinement spirituel et de sa propre provenance religieuse une source d’enrichissement pour les autres. Un limon pour des quêtes communes au cœur comme au-delà des courants et des dynamiques que chacun et chacune d’entre les membres représentent et incarnent dans leurs itinéraires vitaux respectifs. J’anime ce groupe théologique depuis bientôt dix ans, en collaboration avec des penseurs de tous horizons confessionnels et religieux. Ensemble, par la force du dialogue franc et la confrontation paisible de nos convictions, nous avons voulu que chacun et chacune d’entre nous aient une idée précise et une connaissance constructive et enrichissante de l’identité spirituelle des autres, en vue d’une action commune de transformation sociale. C’est là la base de notre volonté de coopérer sereinement et paisiblement, pour aller à contre-courant d’un monde où les religions ont tendance à relancer leurs batailles pour l’hégémonie, à s’accuser les unes les autres de violence et de déraison2,au lieu de collaborer clairement pour l’invention d’un avenir de paix et du bien-vivre-ensemble3 . Sous cet angle, la croisée de nos cheminements personnels dans le Groupe théologique du CIPCRE n’est pas un simple lieu d’échanges sensibles aux dimensions relationnelles entre nous. Elle est aussi une sorte de clairière paisible, une force de pensée communautaire et de recherche solidaire, loin du brouhaha et de l’agitation du monde et des religions en furie. C’est une zone de rencontre créative où se forgent nos engagements vitaux. Un bosquet où les paroles que nous échangeons, les richesses que nous partageons, les rêves que nous rêvons collectivement sont destinés à changer notre être-ensemble en force d’action et en pouvoir de transformation sociale. Nous voulons y faire des choix et y ouvrir des orientations de vie qui soient pour nous une éthique de rupture avec toute forme d’esprit, de mentalité, de comportement et de pratique qui fragiliserait notre continent, casserait ses ressorts créatifs 10 Pour une voie africaine de la non-violence ou anéantirait son pouvoir de résurrection et d’invention de l’avenir. Au cœur de notre clairière de réflexion, de rêve et d’engagement, il s’agit, au fond, de penser ensemble en nous ouvrant les uns aux autre, en nous découvrant les uns les autres, pour construire une manière d’être, de vivre, d’agir et d’avancer résolument sur le chemin d’une nouvelle Afrique, celle que nos peuples ont aujourd’hui le devoir d’inventer et de construire. Les textes rassemblés dans ce livre parlent de cette Afrique : de ce continent d’espoir pour nous-mêmes et pour l’humanité. Ils ont pour angle d’attaque de nos réflexions un problème qui est au cœur des débats lancés depuis l’an 2000 par le Conseil œcuménique des Eglises (COE) et l’Organisation des Nations Unies (ONU) : le problème de la paix comme base, comme condition et comme route du développement solidaire. Ou, plus exactement : le problème de la lutte contre la culture et la civilisation de la violence que constitue, sous différents aspects, l’ordre mondial actuel en tant que frein au bien-vivre-ensemble des nations et des peuples. Depuis le début de l’an 2000 jusqu’à nos jours, ces débats ont suscité en Afrique beaucoup d’initiatives de réflexion et d’action sur le terrain, au sein des organismes d’Etat, parmi les communautés de foi et dans les organisations non gouvernementales. Le Cercle international pour la Promotion de la Création (CIPCRE) prend une part active dans ces initiatives, à travers les campagnes qu’il organise sur des thèmes relatifs à la lutte contre la violence en Afrique. Il réunit régulièrement les théologiens catholiques, protestants et musulmans pour éclairer son action dans ce domaine et pour baliser le champ d’une compréhension profonde des sources et des enjeux des conflits et des conflagrations sanglantes dans nos sociétés africaines. Cela en vue de dégager l’horizon d’une action spirituelle et pastorale des Eglises et des communautés de foi. Nous, théologiens qui nous réunissons autour de ce projet, nous avons pris pour orientation fondamentale de fonder la paix sociale en Afrique sur la fertilisation des valeurs profondes de nos cultures africaines par le suc des dynamiques religieuses qui animent l’élan vital de nos peuples aujourd’hui : le Christianisme, l’Islam et la spiritualité 11 Pour une voie africaine de la non-violence vivante du terroir africain. Dans cette perspective, nous donnons une place de choix aux rationalités profondes, aux sagesses de vie et aux spiritualités fondamentales qui portent ces religions. Nous cherchons à mettre l’accent sur ce qui nous paraît indispensable pour bâtir la paix aujourd’hui à partir de nos richesses religieuses. A savoir : ouvrir l’horizon de la refondation de l’économie, de la politique et de la vie sociale, en tant qu’enjeux des conflits en Afrique, sur l’exigence de nouveaux principes de désarmement de l’imaginaire, pour le développement de la prospérité solidaire, du bonheur partagé et du bien-vivreensemble. Ce nouvel esprit est celui d’une civilisation de la non-violence. Sans la force d’une telle civilisation pour bâtir une haute idée de l’humanité et de son destin ainsi qu’une grande vision de l’Afrique et de sa mission dans le monde, les discussions politiques, économiques et militaires sur la paix risquent de n’être que des machines à produire de nouveaux conflits et de nouvelles guerres. Dans un tel contexte, la culture de la non-violence et de la paix en profondeur ne devrait pas être perçue comme un simple thème de réflexion qui ferait nombre avec d’autres thèmes plus ou moins urgents. Elle est la condition même de l’avenir africain et la base pour une société de développement solidaire, ce rêve que nous caressons de toutes nos forces d’espérance et de toutes nos énergies d’engagement pour la transformation de notre société. Quand on regarde la manière dont sont gérés les grands conflits du monde aujourd’hui et qu’on voit comment la violence engendre souvent la violence dans des massacres sans fin, on ne peut pas imaginer pour nos pays africains un avenir qui perpétuerait ces cauchemars. L’Afrique a besoin d’un tournant de civilisation qui soit un tournant de paix, de prospérité, de développement et de bonheur. Toutes ces richesses exigent que l’on promeuve un autre esprit que celui des machines de force destructrice dont les nations ambitionnent d’être des socles. Face aux houles furieuses de la violence, la paix fertile de la non-violence apparaîtra de plus en plus comme le seul chemin d’humanité pour l’avenir : le chemin du bienvivre-ensemble et de l’harmonie relationnelle dans le monde. 12 Pour une voie africaine de la non-violence C’est cette certitude que ce livre veut promouvoir et partager. Avec la conviction que les trésors intellectuels, éthiques et spirituels de l’Afrique aideront les hommes et les femmes de notre temps à faire le seul choix vraiment humain : la sagesse d’être et de vivre en personnes non-violentes, afin que la violence ne nous détruise pas tous et toutes dans des catastrophes qui s’annoncent déjà, et que tout le monde voit venir, à l’horizon pas très lointain de la folie actuelle des nations. Nous avons l’impérieux devoir de forger dès maintenant des personnalités pour la non-violence créative, des caractères de bâtisseurs d’espoir sur la base d’une nouvelle sagesse de la paix : une sagesse qui comprenne que l’amour est plus fort que la violence et plus riche en humanité et en bonheur, à l’échelle des peuples, des nations et des civilisations comme à l’échelle des individus et des communautés, pour reprendre les mots très justes de Kä Mana. On comprend alors toute l’importance que nous accordons à l’éducation à la nonviolence dans nos sociétés de violence. On comprend, aussi, l’urgence d’un engagement concerté de toutes les institutions de régulation éthique et spirituelle de nos sociétés pour bâtir la paix. Parmi ces institutions, les Eglises et toutes les communautés de foi ont à jouer un rôle indispensable et décisif. Nous les appelons à s’affirmer comme la conscience de l’humanité au moment où l’humanité se dévoie dans le non-sens de l’armement démesuré, toujours plus destructeur et plus délirant, pour l’affirmation de la puissance des nations que leurs leaders étourdissent et conduisent à leur perte. Etre la conscience de l’humanité, c’est s’engager dans la construction de nouvelles relations entre l’Homme et le monde, entre toutes les civilisations dans leur quête du bien-vivre-ensemble, en fondant la destinée humaine sur des principes de transcendance capables de nourrir une nouvelle existence collective. De tels principes ont, pour nous croyantes et croyants, une source intarissable : la relation avec l’Ultime, avec Dieu dans sa non-violence créatrice. Un Dieu qui n’est pas pour les Hommes un Dieu des armées, mais un Dieu désarmé, selon la profonde intuition théologique du philosophe français Jean-Marie Muller. Cette intuition est capitale pour le monde actuel. Elle éclaire ce dont nous avons besoin dans toutes les nations pour la 13 Pour une voie africaine de la non-violence promotion humaine aujourd’hui : un nouveau modèle théologique pour penser Dieu, pour interpréter les livres saints, pour orienter la foi et pour donner un sens à la vie de l’humanité. Il est clair que ce modèle ne devrait rien à voir avec celui de la violence de Dieu, rien à voir avec la violence des religions, rien à voir avec la violence de nos interprétations des saints livres dans nos communautés de foi, rien à voir avec la violence de nos ambitions géostratégiques en tant que nations ou civilisations ni avec la violence d’une pensée unique qui voudrait mettre tous les peuples dans un même moule de vérité socioculturelle ou politico-économique. S’il y a un avenir pour nos nations à tous et à toutes dans la vaste dynamique de la civilisation mondiale dont nous sentons tous et toutes qu’elle ne pourra être mondiale sans des principes spirituels ultimes qui la guident, cet avenir ne peut s’inscrire que dans l’orientation d’un Dieu sans armes ni violence, d’une société mondiale plurielle et paisible, d’une foi où les civilisations et les spiritualités s’enrichissent au lieu de se combattre, s’allient dans la construction de l’humain au lieu de détruire les bases de l’humanité qui est en chaque personne, en chaque peuple, en chaque religion et en chaque culture. C’est là la conviction profonde de notre Groupe Théologique au CIPCRE. En fait, nous croyons en un Dieu désarmé pour qu’advienne une humanité paisible et désarmée, capable de bâtir un ordre mondial qui soit un ordre de fécondité humaine et du bonheur partagé. 14 Pour une voie africaine de la non-violence NOTES 1 Créé en 1990, le CIPCRE travaille actuellement en Afrique centrale et en Afrique occidentale sur des projets d’éducation environnementale, de pastorale du développement et dans la lutte pour une société de justice et de solidarité à l’échelle mondiale. 2 Nous avons en mémoire l’incident de Ratisbonne (12 septembre 2006) qui a déclenché une tempête de réactions d’indignation et de violence chez les musulmans face aux déclarations du pape Benoît XVI sur l’Islam dans ses relations avec la violence et la raison. 3 Lire à ce sujet Fadi Daou, « Dialogue interreligieux », in Développement et civilisations, n° 349, décembre 2006. 4 Lire, de cet auteur dont la pensée nourrit la nôtre, les livres suivants, que nous considérons comme essentiels : L’évangile de la nonviolence, Paris, Fayard, 1968 ; Le principe de non-violence, Paris, Desclée de Brouwer, 1995 ; L’éducation à la non-violence, Paris, Unesco, 2000 ; Dictionnaire de la non-violence, Gordes, Les Editions du Relié, 2005. 15 Pour une voie africaine de la non-violence 16 Pour une voie africaine de la non-violence 1 LA NON-VIOLENCE Un tournant de civilisation par Kä Mana 1. Un enjeu de fond Alors qu’il suffit d’ouvrir les yeux et les oreilles pour la voir et l’entendre partout dans la vie des peuples et du monde ; alors qu’il suffit d’écouter la radio tous les matins, de lire les journaux ou de regarder la télévision pour la saisir à chaque instant dans ses grondements et ses orages, la violence suscite encore dans les esprits d’étranges questions sur ce qu’elle est, sur ce qu’elle recèle, sur ce qu’elle représente et sur ce qu’elle signifie. Au cœur même d’un monde où elle formate pourtant les mentalités et les pratiques sociales, on entend encore des doctes philosophes demander avec tout le sérieux du monde : « Mais qu’est-ce que donc la violence ? », « Savons-nous de quoi nous parlons quand nous en parlons ? », « Ne faut-il pas en affiner le concept et en aiguiser le tranchant théorique pour en avoir une idée claire et distincte ? » Nous avons envie de leur répondre, à tous ces doctes chercheurs : « La violence, c’est le monde tel qu’il est, tel qu’il a été jusqu’ici et tel que nous ne voulons plus qu’il soit ». Vous vous en doutez : il ne s’agit pas là d’une définition philosophique qui révélerait une essence ou indiquerait clairement et distinctement une substance perceptible par la lumière de la raison pure. Il s’agit d’un cri de cœur face à l’image que le monde donne de lui-même partout : avec ses tensions, ses dissensions, ses conflits, ses crimes, ses carnages, ses attentats, ses bombes et missiles, ses guerres, ses génocides, ses fleuves de sang et ses identités meur- 17 Pour une voie africaine de la non-violence trières5. De par l’ordre mondial qui le structure aujourd’hui et les chocs des nations, des peuples et des cultures qui le caractérisent, ce monde nous fait prendre conscience qu’il ne correspond pas à l’idée la plus profonde de ce que devrait être l’authenticité de l’humain. Rien qu’a le regarder tel qu’il est, on sait d’emblée ce qu’est la violence qui le structure et l’alimente. On sait que cette violence est dans le viol permanant de l’humanité de l’autre, pour reprendre le mot du philosophe français Jean-Marie Muller6, qu’elle est dans la destruction de la dignité de l’humanité d’autrui au cœur même de son être. Son contenu, c’est donc toute pensée, toute action, toute institution qui porte volontairement atteinte à la vie ou à la dignité d’autrui7. Dans cette appréhension directe, spontanée et intuitive de la violence, deux vérités sont intimement mises en lumière. La première vérité est l’affirmation de l’inaliénable dignité de toute personne humaine, qui qu’elle soit et où quelle se trouve. Toute personne qui vient en ce monde et qui s’inscrit dans la trame de la destinée humaine dans ses modulations fondamentales est dotée du souffle qui impose le respect de son être en tant que personne à tout le monde. La deuxième vérité essentielle est la commune humanité qui fait que tout Homme est tout l’Homme, toujours et partout. Dans chaque Homme réside la totalité de l’humain et cette totalité est l’humain même en tant que tel. A regarder le monde tel que nous y vivons et l’histoire même de l’espèce humaine, on peut dire sans conteste que l’humanité n’a jamais été capable de porter cette double vérité qui constitue pourtant l’authenticité de son être. Autrement dit : les sociétés humaines n’ont jamais été vraiment humaines. L’humanité reste leur projet et le chemin de leur accomplissement en tant qu’espace vital du bien-vivre-ensemble. Qu’est-ce qui a empêché les sociétés humaines d’être des sociétés humaines ? La réponse est évidente : c’est la violence qu’elles construisent en croyant qu’elle 18 Pour une voie africaine de la non-violence est leur être même. Qu’est-ce qui conduira ces sociétés à être des sociétés humaines ? La non-violence qu’il faudra qu’elles construisent comme leur nouvel être. Là où la violence détruit l’humain, la non-violence devrait le construire. C’est là le tournant de civilisation qu’il s’agit de prendre aujourd’hui, impérativement. Un tournant de civilisation, ni plus ni moins. 2. L’humain, notre horizon De même que l’on se demande ce qu’est la violence au moment même où celle-ci s’étale partout, on a pris l’habitude de se demander ce qu’est l’humain alors que tout le monde en rêve face à la violence du monde. La question posée est celle de savoir s’il existe bel et bien un contenu universel de l’humain, s’il vaut la peine de définir réellement ce contenu de manière idéale au lieu de prendre la réalité comme elle est et de comprendre que c’est cette réalité qu’il faut vivre et penser et non une autre dans un autre monde possible. La tendance est de traiter d’idéalistes et d’irréalistes tous ceux qui rêvent de cet autre monde possible et qui croient fermement qu’on peut changer l’ordre actuel des choses dans sa structuration violente des êtres, des institutions et de vision du monde. Le raisonnement de fond est celui-ci : puisque la réalité telle que nous la vivons et telle qu’elle a toujours été vécue par l’humanité est celle des rapports de forces qui conduisent aux violences, sur quoi peut-on fonder l’espérance d’un autre monde possible ? Où sont les ressorts concrets de ce monde ? Par quels mécanismes pouvonsnous le rendre possible et nous mettre à le bâtir ? N’est-il pas bon de se conformer aux réalités telles qu’elles sont en développant des possibilités de contre-violence efficace pour ne pas subir les violences des autres ? Partout en Afrique, ce raisonnement est devenu une lame de fond dans nos mentalités. Il et fondé sur la vision que nous avons de notre défaite face à l’Occident il y a cinq siècles et sur la permanence de la violence de 19 Pour une voie africaine de la non-violence civilisation qui structure l’ordre mondial où les nations riches et puissantes organisent les réalités par l’usage de toutes les armes politiques, économiques, religieuses, sociopolitiques et militaires de domination. Cette situation conduit à penser qu’on ne peut répondre à la barbarie que par la barbarie, qu’on ne peut se protéger de la sauvagerie que par la sauvagerie. Tout se passe comme s’il fallait au barbare un barbare et demi et au sauvage un sauvage et demi. Le thème africain de la recherche du secret de la puissance de l’Occident est porté, nourri et fécondé par un secret espoir de devenir nous-mêmes détenteurs des armes de destruction massive afin de ne plus être victimes de la violence des autres. Lorsque nos philosophes affirment que nous devons prendre à l’Occident son esprit scientifique, ses formes rationnelles d’organisation des réalités sociopolitiques et économico-culturelles, lorsqu’ils nous proposent les valeurs du monde occidental comme chemin de notre avenir, ils ne s’inscrivent pas toujours dans la dynamique d’inter-fécondation des civilisations en vue d’un monde meilleur que celui dans lequel nous vivons. Ils veulent que nous nous inscrivions dans une logique de la force, de la puissance, de la domination, qui pourrait développer en nous de réelles capacités de dissuasion et de destruction. Au fond, l’ambition est de perpétuer la structuration violente des mentalités et des institutions, comme s’il était impossible aux peuples, aux nations et aux cultures d’imaginer un autre destin que celui qui est le nôtre dans l’ordre mondial actuel. Si la violence constitue la réalité même et si l’espérance de construire un autre monde possible est une illusion de rêveurs naïfs, pourquoi les nations, les religions, les institutions politiques nationales, régionales ou internationales produisent-elles tant de discours sur la paix ? Pourquoi, au moment même où les violences sont présentées dans leurs horreurs à travers nos médias, pourquoi s’indigne-t-on partout et s’acharne-t-on à vouloir intervenir pour en juguler l’expansion ? Au nom de quoi veut-on promouvoir les droits de l’Homme et des peuples, construire des mécanismes de gestion des conflits et imaginer la création des forces internationales de sécurité ? Notre réponse à ces questions est celle-ci : contrairement à ce que pensent les « réalistes » et les « prag20 Pour une voie africaine de la non-violence matiques » de tous bords qui veulent convaincre le monde de la nécessité de perpétuer les structures mentales et sociales de la force et de la violence dominatrice, tout le monde sait que ces structures trahissent l’authenticité de ce que nous savons clairement être l’authenticité même de l’humain. Tout le monde sait que la violence ne relève pas de cette authenticité. Comme l’a bien vu Gandhi, il y a en chaque être une voix profonde : celle de la conscience de la vérité grâce à laquelle nous savons que nous trahissons l’humain chaque fois que nous adoptons la logique de la violence dans les rapports entre personnes, entre peuples, entre nations et entre civilisations8. Qu’est-ce que l’humain ? C’est cette conscience qui parle dans toutes nos indignations face aux horreurs, aux barbaries, aux sauvageries et aux logiques qui les portent dans la violence des personnes et des sociétés. Même si tout est fait pour anéantir ou faire taire cette voix profonde de la conscience, elle est toujours suffisamment forte pour rappeler à chaque personne, à chaque peuple, à chaque nation ce qu’est l’humain. Et l’humain, c’et la non-violence. Une réalité qui définit l’authenticité profonde de notre être-au-monde et constitue la seule perspective réelle pour développer un bien-vivre-ensemble et construire une civilisation du bonheur partagé à l’échelle planétaire.L’enjeu de l’avenir est donc clair : l’humanité a le devoir de devenir humaine par la vérité de la non-violence qui devra la constituer comme civilisation planétaire dans une véritable paix de civilisation. 3. Pour une non-violence mondiale Le rêve de la non-violence, l’humanité le porte depuis des millénaires. Il n’est pourtant pas sûr que les conditions historiques pour donner corps à ce rêve dans des mentalités et des institutions solides aient été remplies jusqu’ici. Pendant des siècles, notre espèce a vécu émiettée en clans, tribus, peuples et empires arc-boutés les uns contre les autres dans une volonté d’expansion ou dans le souci de se défendre contre les agressions et les invasions extérieures. Les chocs des entités humaines ont constitué le fond de ses structures mentales et sociales. Notre espèce s’est ainsi forgée dans la violence et s’est convaincue que la trame de son destin s’écrit en lettres de 21 Pour une voie africaine de la non-violence sang, dans des conflagrations sans fin qui iront jusqu’à la fin des temps. De l’Egypte antique à l’actuel empire américain en passant par les civilisations chinoise, mongole ou amérindienne, les guerres ont été la substance de l’histoire. Elles ont été nourries par une foi inébranlable en la violence. La mer de sang que cette mentalité ne cesse de remplir de ses nouveaux fleuves de carnages n’en finit pas de nous inonder de ses houles d’Apocalypse. Malgré tout cela, nous n’avons pourtant pas, en tant qu’humanité, digéré la shoah comme une part de nousmêmes. Nous n’avons jamais digéré dans nos consciences le Goulag ou l’extermination des peuples autochtones d’Amérique. Jamais nous n’accepterons la Saint-Barthélemy ou la nuit de cristal comme notre substance profonde. Jamais nous n’accepterons la traite des nègres, le génocide rwandais ou les massacres de Sabra et Chatila comme la splendeur de notre humanité. Si nous n’acceptons pas ce fait, ce n’est pas seulement parce que nous savons que quelque chose de profondément ancré en nous nous dit que ces crimes sont des crimes, mais surtout parce qu’il est clair que tous ces crimes nous forcent à comprendre contre eux ce qu’être humain veut dire. La preuve de ce que nous affirmons ici est dans la manière dont, sous plusieurs formes et dans presque toutes nos civilisations, nous nous donnons à nous-mêmes la définition de l’être humain. La plus célèbre de ces définitions est celle qui fait de nous des êtres doués de raison. Des êtres dotés de la capacité d’utiliser cette raison pour se conduire dans le monde avec une cohérence qui nous évite la catastrophe de notre propre destruction. Il existe donc en nous des valeurs de rationalité grâce auxquelles nous voyons clairement que la violence est un échec de l’humanité et qu’elle ne conduit nulle part ailleurs qu’à l’anéantissement de l’humain en nous. Si nous sommes le roseau pensant dont parle le philosophe français Blaise Pascal, la pensée ne peut être que la voie qui nous conduit, pour notre intérêt profond, à lutter contre notre propre anéantissement. Elle est la route de la non-violence comme vision globale de notre être et du monde. Une autre définition célèbre de notre être est celle qui fait de nous des êtres politiques. « L’homme est un 22 Pour une voie africaine de la non-violence animal politique », clame-t-on dans tous les aréopages distingués et doctes depuis Aristote. Dans cette définition, il y a l’affirmation de la nécessité d’un espace public de la rencontre des libertés pour une action de reconnaissance réciproque dans l’œuvre de construction d’une commune tâche d’humanisation de la société. De Socrate à John Ralws en passant par Kant, Levinas, Hannah Arendt, Jürgen Habermas ou Paul Ricœur, l’exigence politique qui caractérise l’Homme engage un ensemble de valeurs éthiques dont la société humaine ne peut pas se passer : la liberté, la justice, le souci de l’autre, la volonté de solidarité et l’impératif du bien-vivre-ensemble ou du bonheur partagé. Autrement dit, l’Homme est un être éthique, un être dont l’obligation de vivre en société creuse un sillon d’obligations de reconnaissance mutuelle. Le soin de l’âme chez Socrate, l’impératif catégorique chez Kant, la philosophie du visage humain comme exigence de responsabilité chez Levinas, l’éthique de l’agir communicationnel chez Habermas, l’obligation de la justice chez John Rawls, toutes ces orientations de la moralité politique rythment le même rêve de l’humain : la même volonté du refus de la violence comme force de régulation des rapports entre les humains. La troisième définition célèbre de l’Homme, que je trouve fort éclairante sur notre humanité est celle qui fait de l’être humain un animal religieux. Il faut entendre par-là une personne et une espèce dotées de la capacité de donner un sens à sa destinée et de se confronter à l’horizon ultime de l’existence : celui que les religions désignent par le terme de Dieu. Cette capacité de l’homme à ouvrir un horizon religieux du sens à sa vie a conduit l’humanité à se situer progressivement sous le chapiteau d’un Dieu unique, même si les visions de ce Dieu unique ont toujours été différentes et qu’elles ont conduit à d’innombrables violences meurtrières. Il faut considérer que ces violences sont des trahisons de Dieu et l’expression de l’incapacité humaine à porter les valeurs spirituelles qui sont celles du divin en l’Homme. Or, être un animal religieux, c’est justement être capable de porter ces valeurs, de se laisser féconder par elles en tant qu’elles nous font comprendre que Dieu est un et que l’humanité est une en Dieu. Si ce Dieu qui est « un » se dévoile comme amour, comme sollicitude, comme père ou comme force matricielle selon de nombreuses images utilisées par les religions, il est clair que l’humanité aussi est appelée à être une vaste et fertile dynamique d’amour. Au lieu d’être une violence destruc23 Pour une voie africaine de la non-violence trice, elle devra être une non-violence constructrice de l’humain. Le sens profond de la religion est dans cette donation de la non-violence comme souffle de l’authenticité humaine. Ce sens, ni les religions, ni les sociétés humaines n’ont été capables de le porter ou de s’enfanter réellement en lui jusqu’ici. Valeurs rationnelles, valeurs morales et valeurs spirituelles contenues dans l’exigence de la non-violence sont donc constitutives de l’humanité de l’Homme. Même si le monde ne s’est pas encore véritablement structuré en elles, elles sont le fond et le souffle de notre authenticité profonde en tant qu’être humains. Elles sont notre vrai projet d’humanité. Ce projet a aujourd’hui des chances de prendre réellement corps. Plus que dans le passé, il bénéficie des conditions favorables : celles d’un monde où les problèmes des humains sont devenus planétaires et où nous sommes confrontés à mettre sur pied une logique véritablement planétaire pour les résoudre. La vraie question humaine de notre temps, c’est de construire cette logique planétaire face à nos problèmes planétaires. Il est clair que nous travaillons avec des mentalités encore en dessous de l’exigence d’une vision mondiale de nos défis globaux et de leurs enjeux à l’échelle de toutes les civilisations. En politique comme dans le champ économique, dans nos mentalités comme dans nos préoccupations, nous subissons encore trop les déterminismes de notre passé et de notre présent de violence pour comprendre que l’avenir est à la non-violence. Comme le dit si justement Jean-Marie Muller, nous savons, à l’échelle mondiale, que la violence a échoué et qu’elle ne peut qu’échouer en tant que méthode de recherche de solution aux problèmes de l’humanité. Il ne reste que la voie de la non-violence comme la perspective essentielle de l’humain. Pour le dire autrement : dans les possibilités qui étaient les siennes pour se construire et se déployer, l’humanité avait jusqu’ici choisi la violence parce qu’elle imaginait, dans sa fragmentation et son émiettement, que ce choix était le plus fructueux pour les peuples puissants et sûrs d’eux-mêmes. Maintenant que l’ère du temps mondial et de l’espace mondial s’ouvre et nous ouvre les yeux sur les enjeux mondiaux de notre des24 Pour une voie africaine de la non-violence tinée commune, il n’est plus possible de faire le choix de la violence. Il est suicidaire. Il faut oser une autre possibilité et bâtir la non-violence comme notre choix de civilisation. 4. Bâtir la non-violence comme choix de civilisation La question surgit tout de suite dans les esprits : « C’est quoi la non-violence et à quoi engage-t-elle ? Que peut-elle engendrer de fécond dans un monde où la violence est encore omniprésente et où les rapports entre peuples se vivent encore dans une mondialisation fondée sur les rapports de forces entre nations et entre civilisations ? Pour répondre à ces questions, il convient d’affirmer que la non-violence est un principe et une pratique d’humanisation du monde par rapport aux forces de déshumanisation que constitue la violence. En tant que principe, elle est une foi fondamentale dans les valeurs de la raison comme capacité de faire prendre à l’humanité la conscience de ses intérêts planétaires et de l’organisation de l’espace politique, économique et socioculturel en fonction de ces intérêts communs. La faiblesse de l’actuelle mondialisation néolibérale, c’est son incapacité à forger partout cette logique des intérêts communs et de se doter des institutions capables de la protéger, de la défendre et de la promouvoir. Tant qu’il nous manquera cette intelligence globale de nos problèmes, la violence continuera à détruire l’humanité en nous. Toujours en tant que principe, la non-violence est une foi fondamentale dans les valeurs de l’éthique du bienvivre-ensemble et du bonheur partagé à l’échelle planétaire. Elle conduit à comprendre que les richesses du monde sont les richesses de tout le monde, qu’il est nécessaire de les penser selon cette nouvelle perspective pour que certaines nations ne continuent plus à croire qu’elles sont là pour exploiter d’autres nations et pour les asservir au nom de certains impératifs à court terme et purement nationaux. La logique de la richesse globale du monde devra aussi être la logique des richesses à l’échelle de chaque peuple et à l’échelle de chaque nation, pour ne pas laisser triompher à ces échelles la logique de la violence dominatrice et destructrice des intérêts communs. Il est clair que les richesses dont nous parlons ici ne sont pas seulement des 25 Pour une voie africaine de la non-violence richesses économiques ou financières, mais aussi des richesses politiques, sociales et culturelles, celles que fécondent la pensée et l’esprit d’un peuple ou d’une civilisation. Pour que ces richesses deviennent des ressources communes, il faut un type spécifique de mentalité et d’organisation du monde : la non-violence comme volonté et comme représentation, pour parler comme Schopenhauer. Une telle volonté et une telle représentation devront être vécues comme des valeurs qui donnent sens à la vie : des valeurs spirituelles qui confrontent la personne humaine aux questions ultimes de l’existence, celles du fondement de l’être-ensemble, de la signification suprême de la vie et de l’orientation de l’existence vers les fins dernières. Dans un monde où ces préoccupations sont soit évacuées du champ des choses sérieuses soit dévoyées dans des religiosités au service des identités meurtrières et des hégémonies spirituelles asservissantes, il est bon de poser la question de la spiritualité pour temps de la conscience planétaire. Il est clair qu’une telle spiritualité ne peut pas être celle de l’adoration d’un Dieu dominateur servi par des religions dominatrices. Elle ne peut pas non plus être celle de l’imposition de dogmes par la violence en vue de convertir les infidèles à la vraie foi. Son horizon ne peut être que celui de l’interfécondation des civilisations et des religions par ce qu’elles ont de plus élevé et de plus en mesure d’élever l’Homme à sa vraie conscience d’humanité. Il s’agit en fait de construire un espace commun de quête et de donation du sens au mystère de l’existence humaine afin que celle-ci devienne un réel espace de solidarité, de cohésion vitale et de bonheur, quelles que soient les représentations que les humains ont de l’au-delà et de Dieu. Une mondialité des valeurs spirituelles est possible si elle est la substance même d’un questionnement commun sur la destinée de l’humanité. Elle sera alors fécondée par l’esprit de la non-violence. Cet esprit, pour devenir un ferment de civilisation, devra s’incarner en une manière globale d’être, de penser et de se comporter dans le monde. Une manière spécifique destinée à nourrir l’esprit des personnes, des peuples, des nations et des cultures. Quel est cet esprit ? Vivre et agir de telle manière que je ne dégrade ni ne détruise jamais l’humanité qui est en l’autre et en moi. C’est l’esprit même de la non-violence ! 26 Pour une voie africaine de la non-violence NOTES 5 Nous reprenons l’expression à Amin Maalouf. Jean-Marie Muller, Le Principe de non-violence, Paris, Desclée de Brouwer, 1995. 7 Bernard Quelquejeu, « Lutter contre la violence des religions : les atouts de la non-violence », in Alternatives non-violentes, 135/2005, pp. 3-12. 8 Mohandas Karamcha Gandhi, Autobiographie ou mes expériences de vérité, Paris, PUF, 1964. 6 27 Pour une voie africaine de la non-violence 28 Pour une voie africaine de la non-violence 2 DEGAGER NOTRE HORIZON VITAL Cheminer ver une Afrique de la non-violence par Ndome Ekotto, Jean-Blaise Kenmogne et Kä Mana L’Afrique est aujourd’hui un continent de violence. Dans tous les domaines, elle donne d’elle l’image d’une terre qui va imploser sous le chaos de ses guerres, de ses endémies, de ses politiques destructrices et de ses incapacités à se donner une orientation économique crédible dans le contexte actuel de la mondialisation. Face à cette situation, l’important n’est plus aujourd’hui de ressasser les formes de ses violences pour les dénoncer ou s’en indigner. Le temps est à la construction d’un esprit nouveau qui en jugule les mécanismes et pose les bases d’une Afrique de la non-violence. Nous nous proposons ici de donner quelques lignes directrices pour dégager l’horizon à cette Afrique que nous devons bâtir selon l’ordre d’un engagement pour la non-violence. Deux types de violences nous écrasent Il existe aujourd’hui deux types de violence sur lesquelles il convient de porter notre attention en Afrique. Il y a d’abord la violence de notre insertion dans le système mondial néolibéral. Il y a ensuite nos violences internes liées à notre gestion de notre espace vital face aux problèmes les plus profonds. La violence néolibérale 29 Pour une voie africaine de la non-violence L’étau du néolibéralisme est la violence la plus visible sous laquelle nos pays ploient et se délitent. Elle nous étouffe et nous tue sans que nous donnions l’impression de vouloir briser leur étau ni résister à leur emprise sur nos consciences. Contre ce système du néolibéralisme mondialisé, les critiques fusent de touts parts. On s’en prend au capitalisme dévoyé qui soumet « la totalité des activités humaines à la loi de l’argent »9 . On dénonce l’inhumanité du système et ses menaces sur l’avenir. On met en lumière son caractère insensé et sa folie. En même temps, rien de vraiment nouveau n’est proposé en termes d’alternatives crédibles, qu’il s’agisse d’alternatives sociopolitiques, de propositions pour un nouveau système économique mondial ou pour une nouvelle culture de solidarité entre les nations. Nous nous sommes toujours demandés pourquoi les propositions alternatives au néolibéralisme mondialisé n’arrivent pas à s’imposer dans des actions de grande envergure. Jusqu’ici, les initiatives du commerce équitable ou celles des réseaux altemondialistes ne semblent pas ébranler l’assurance du Moloch ultracapitaliste. Le monde demeure tel qu’il est. Les chiens altermondialistes aboient pendant que la caravane néolibérale passe et continue son œuvre de destruction. Pourquoi n’ébranlons-nous pas le monstre ? C’est parce que le monde entier est fasciné par le processus d’occidentalisation de la planète. On donne l’impression de croire que ce processus, malgré ses incohérences et ses folies, conduira l’humanité vers une ère de bonheur. A notre sens, il est urgent de rompre avec ce postulat. Plus nous étudions le processus par lequel l’Occident s’impose au mode depuis le début de l’ère moderne, plus nous nous rendons compte que la violence inhérente à ce processus est incompatible avec toute idée d’un bonheur collectif à bâtir pour toute l’humanité. Nous en venons même à nous demander si ce ne sont pas le bases mêmes de l’Occident en tant que civilisation qui sont structurées par une violence irrémédiable. Depuis ses sources grecques jusqu’à l’actuelle mondialisation, tout se passe comme si les progrès philosophiques, scientifiques, socioéconomiques et culturels de l’Occident s’accompagnaient toujours quelque part d’une destruction profonde de l’hu- 30 Pour une voie africaine de la non-violence main. La démocratie athénienne était bâtie sur la destruction d’une vaste frange de la population qui n’avait aucun droit à la liberté et devait travailler pour les hommes libres. Le système féodal précipitait dans l’espace du nondroit d’immenses couches des populations désemparées. Le triomphe de la bourgeoisie comme force historique et l’avènement de l’ère industrielle ont soumis des peuples et des civilisations à leur barbarie. Aujourd’hui, c’est cette barbarie qui s’est mondialisée sous le signe du libéralisme. Seulement, les forces de ce système déploient une telle énergie de conditionnement de l’imaginaire public qu’elles arrivent à convaincre beaucoup d’esprits du bienfondé de leur vision du monde et de la nécessité de croire que l’avenir chantera un jour ou l’autre pour la gloire éternel du bonheur capitaliste. Par une sorte de prestidigitation et de manipulation savamment orchestrées depuis des siècles, elles sont parvenues à structurer des mentalités qui convainquent les victimes du système de croire encore dans le système. De toutes les façons, même si les victimes décidaient de s’en prendre au système, celui-ci a les moyens de les tenir en laisse et de les maintenir dans une soumission physique et psychologique : sa dictature est implacable et impitoyable. La seule manière d’en sortir pour les victimes, c’est d’en adopter l’esprit et de développer elles aussi une capacité de violence égale ou supérieure à celle des oppresseurs. Dans un tel contexte où nous sommes plongés jusqu’au cou et où nous étouffons sans espoir, il est illusoire de croire que l’avenir de notre continent se construira avec bonheur dans notre insertion pure et simple dans le système actuel d’occidentalisation du monde. Il est également illusoire de croire que nous sortirons de ce système pour imaginer sereinement une voie africaine qui s’épanouirait sans obstacles. Le réalisme aujourd’hui est la démystification du monstre en nos esprits. Le développement de la conscience que nous devons avoir de son emprise sur nous et de tous les méfaits qu’il développe pour notre inhumanisation : « imprévoyance, pillage, destruction, prédation, guerres, violences de toutes sortes. »10 L’idée de démystification du monstre n’a pas été prise suffisamment au sérieux dans notre société africaine. 31 Pour une voie africaine de la non-violence Nous ne nous sommes pas encore rendu compte que c’est dans nos têtes que nous nous sommes asservis au système de la violence néolibérale et qu’il faut libérer nos esprits de cet envoûtement non pas pour sortir de la modernité comme on a tendance à caricaturer toute idée de libération par rapport à l’emprise de l’Occident en nous, mais pour promouvoir l’idée selon laquelle la violence de l’Occident est une construction culturelle dont il faut libérer l’Occident lui-même aujourd’hui. Plus exactement, il faut sortir de la violence de l’occidentalité violente afin de promouvoir une mondialité non-violente dans la tête des hommes. C’est un travail idéologique fondamental que l’Occident ne peut pas faire et dont le centre ne peut être que l’Afrique, le continent où l’on peut voir ce que la mondialisation a de pire dans sa substance et dans ses pratiques sociales. Démystifier le monstre, c’est aussi créer une opinion publique capable de s’inscrire en faux contre les tendances lourdes d’un système mondial qu’il faut radicalement remettre en cause pour pouvoir aménager des espaces d’éducation à l’esprit qu’il faudra promouvoir pour le combattre. L’éducation devra être l’arme capitale pour créer non seulement un esprit d’anti-mondialisation, mais l’esprit d’altermondialisation. Ce dernier et à comprendre comme une dynamique permanente de réflexion, de recherche et d’action pour de nouvelles initiatives de démystification du monstre, à très large échelle, et d’imagination publique créative, toujours à très large échelle. C’est parce qu’il manque au monde actuelle des hauts lieux d’éducation à la non-violence que la violence de la mondialisation néolibérale paraît ne pas avoir de concurrent dans sa vision du monde. Sortir de l’occidentalité comme idée violente des réalités humaines ne sera possible que si ce projet prend corps dans des lieux d’espérance pour l’humanité non-violente. Nos violences internes Si l’on pose un regard lucide sur l’Afrique actuelle, on ne peut pas ne pas se rendre compte qu’elle développe des violences internes sous lesquelles elle ploie de manière aussi implacable que sous la violence du système néolibéral. On le dit et redit partout : elle n’est pas seulement victime 32 Pour une voie africaine de la non-violence de la violence des autres, elle est productrice de ces propres violences qu’il ne suffit pas de dénoncer mais contre lesquelles il faut penser en profondeur l’Afrique de la nonviolence. Le condensé de toutes ces violences, c’est l’esprit de destruction de l’Afrique par l’Afrique, dans tous les domaines. Il s’agit d’un véritable syndrome d’anéantissement de l’humanité africaine par les Africains d’aujourd’hui : une sorte de rupture d’esprit entre ce que notre société a toujours voulu être depuis des millénaires et ce que nous voulons en faire aujourd’hui. L’Afrique politique, l’Afrique économique, l’Afrique sociale, l’Afrique intellectuelle, l’Afrique culturelle et l’Afrique religieuse, tout chez nous flambe sous le coup de cette violence de profondeur qui n’est pas seulement une violence des mentalités individuelles, mais une violence de clans, de castes, de bandes, de mafias et de tribus dont les intérêts clientélistes et corporatistes détruisent l’intérêt commun. Cette violence nous a profondément fragilisés et elle nous a livrés pieds et poings liés à la violence global de l’ordre du monde qui trouve en nous de quoi alimenter es propres démons. Aujourd’hui, notre sous-développement, notre pauvreté, nos misères, nos drames comme ceux de la Sierra Leone, du Liberia, de la Somalie, de la Côte d’Ivoire et du génocide rwandais ne sont pas que le résultat d’une géostratégie du chaos. Ils sont l’expression de nos propres démons intérieurs et de nos propres génies maléfiques, ceux qui nous ont rendus inhumains et insensibles aux exigences du bien-vivre-ensemble. Actuellement, nous devons apprendre à affronter ces violences qui sont les nôtres dans une véritable révolution de l’imaginaire : celle de la redécouverte de l’humanité africaine de profondeur et de l’éducation des hommes aux enjeux de cette humanité dans la violence actuelle du monde. Ces enjeux sont ceux-ci : - - sortir de notre propre inhumanité en puisant en nous-même, dans les profondeurs de notre culture, l’énergie pour bâtir une Afrique de la non-violence. Creuser dans le fond d’humanité des autres peuples et des autres cultures pour fertiliser le 33 Pour une voie africaine de la non-violence - fond de notre propre humanisation. Devenir le lieu de nouvelles initiatives d’interfécondation culturelle à l’échelle planétaire, pour une civilisation mondiale du bonheur partagé. Avec ces exigences, nous disposons d’une nouvelle idée d’africanité qui pourra donner à notre continent une nouvelle énergie pour s’ancrer dans le nouveau tournant d’humanité : le tournant de la non-violence. NOTES 9 Anne-Cécile Robert, L’Afrique au secours de l’Occident, Paris, Editions de l’Atelier, 2004. 10 Anne-Cécile Robert, op. cit, p. 21. 34 Pour une voie africaine de la non-violence 3 VAINCRE LA VIOLENCE ET ERADIQUER LA TORTURE EN AFRIQUE Quand l’Evangile fertilise la culture africaine11 par Kä Mana Introduction Le problème que j’aborde dans cette réflexion est le suivant : comment l’Evangile de Jésus-Christ et les valeurs culturelles africaines peuvent-ils aujourd’hui se rencontrer en profondeur et être conjugués avec fécondité dans la lutte contre la violence et la torture ? Comment peuvent-ils servir de socle pour la paix au sein de l’ordre social actuel traversé par de multiples courants de haine et de divisions, où même la globalisation devient un instrument d’exclusion entre les mains des plus forts, au détriment des plus faibles?12 Plus exactement, je cherche à savoir à quelles conditions le message évangélique vécu au sein de la culture africaine peut devenir une source pour transformer notre société dans les dynamiques de violence qui la traversent actuellement, dans la pratique de la torture qui y est devenue monnaie courante et dans le déni des droits humains auquel nous sommes tragiquement soumis dans notre vie quotidienne? Ainsi formulée, cette question est celle de la mission des communautés chrétiennes dans le projet de bâtir une Afrique stable, prospère et paisible. Un continent porteur de grandes espérances d’harmonie entre ses peuples, 35 Pour une voie africaine de la non-violence qui doit pourtant, si elle veut réussir sa destinée, lutter encore de toutes ses forces contre de nombreux problèmes qui embrasent ses sociétés et le monde d’aujourd’hui : les guerres civiles et ethniques, l’exclusion sociale et politique, le racisme, la corruption, les gouvernements terroristes (tant civils que militaires), le chômage, l’exploitation des travailleurs, le manque de terre et la destruction de l’environnement, les migrations (…), les sans-abri et les déplacés, le crime et la violence, le harcèlement sexuel, les abus sexuels, les mauvais traitements et les viols infligés aux enfants, l’alcoolisme et l’abus de drogue, etc.13 Les faits sont accablants. Au cours de ces dernières années, notre continent n’a pas été seulement celui où la plupart de ces problèmes se sont accrus et ont profondément ruiné les possibilités de bâtir l’avenir, mais aussi celui où les moyens pour les affronter ont été le moins à la hauteur de nos espérances. Les armes y ont imposé leur loi et détruisent tous les jours des millions de vies humaines. Les puissances du mal y ont prospéré et semé partout leur esprit de haine et de division. Les régimes politiques qui pratiquent la torture y ont opéré dans la plus totale impunité et continuent de le faire dans beaucoup de nos contrées. Toute notre vie a été placée sous le règne du négatif. Elle est plongée entièrement dans les ténèbres du doute sur nos capacités de retrouver en nous et autour de nous les possibilités fructueuses d’une paix véritable, principe et gage de l’humanité en chaque personne et en chaque peuple. Depuis les guerres de libération du continent face au joug colonial jusqu’à l’indescriptible génocide rwandais ; depuis les conflagrations macabres en Angola, en Centrafrique, au Congo, au Liberia, en Sierra Leone et en Somalie jusqu’aux conflits armés dans la région des Grands-Lacs et à la crise ivoirienne, nous marchons escortés par des fantômes de nos violences. Notre terre est submergée par un flot de tueries, de massacres et de destructions qui brisent tous les jours nos chances de progrès. Elle gémit encore d’avoir vécue sous la botte des dictatures et des despotismes parmi les plus sanguinaires et les plus obscurantistes de la planète. Même dans le processus de démocratisation qu’elle a connu ces dernière années, elle subit des régimes politiques dont la plupart imposent leur ordre soit par la peur et la terreur, soit par le déni des droits fondamentaux des personnes et des peuples, soit par un système de menaces toujours recommencées et de tracasseries tou36 Pour une voie africaine de la non-violence jours relancées pour briser les ressorts de la résistance et de la liberté. Cette situation pose problème pour la conscience chrétienne. Elle exige une réflexion de fond sur la manière dont il nous faut conduire, en tant que chrétiennes et chrétiens d’Afrique, le travail d’évangélisation de nos populations face à la violence et à la torture, face au déni des droits humains et à tous les traitements inhumains et dégradants qui tuent littéralement notre présent et anéantissent notre avenir. C’est à cette réflexion que je vous convie ici, avec la conviction qu’elle ouvrira des horizons utiles pour des mouvements de changement social au sein de nos églises, quelles qu’elles soient. Et, au-delà des églises, dans l’action spirituelle et sociopolitique de toutes les communautés de foi sur nos terres d’Afrique. Je parle ici en tant que chrétien sensible aux préoccupations actuelles de toutes nos églises et de toutes les communautés de foi. Je regarde pourtant plus loin, beaucoup plus loin en direction de tout homme et de toute femme de bonne volonté. Vers toute personne et toute force sociale qui refusent de voir l’Afrique sombrer dans la violence et le désespoir. Qu’elles soient de chez nous ou d’ailleurs, c’est à ces énergies d’espérance active et de transformation du monde que je m’adresse pour partager avec elles l’exigence en laquelle je crois de toutes mes forces : bâtir une nouvelle société dont les valeurs intellectuelles, morales et spirituelles promeuvent les droits humains. 1. Cadre d’analyse Je voudrais commencer par tracer le cadre dans lequel je situe le problème de la lutte contre la violence en Afrique et présenter les dimensions essentielles de la réflexion que j’y consacre ici pour l’abolition de la torture et la promotion des droits humains. Il me semble qu’il y a globalement aujourd’hui une rupture radicale entre Culture, Société et Evangile dans nos pays. L’Evangile de Jésus-Christ tel que nous l’annonçons n’a pas pu irriguer et fertiliser comme il le fallait la culture profonde de nos peuples. Celle-ci n’a pas pu à son 37 Pour une voie africaine de la non-violence tour structurer une société à la hauteur de ses valeurs essentielles et de ses principes fondamentaux de l’humain. Nous souffrons de cette rupture. L’humanité entière en souffre aussi, comme le pape Paul VI l’avait déjà perçu il y a quelques décennies lorsqu’il voyait dans le fossé entre Evangile et culture le grand drame de notre temps. Si l’on veut poser correctement, dans une perspective chrétienne, le problème de la violence et de la torture que je me propose d’analyser ici, si l’on veut l’intégrer comme il convient dans la problématique d’ensemble de la promotion des droits humains sur nos terres africains, il est utile de savoir à la fois où nous en sommes avec notre culture par rapport à notre société et où nous en sommes avec notre société face à l’Evangile de Jésus-Christ. En procédant de cette sorte, on gagnerait non seulement en clarté dans la manière d’analyser les questions, mais aussi en profondeur dans l’élaboration des stratégies pour bâtir une nouvelle société. En effet, nos esprits en Afrique sont frappés de confusion dès qu’on cherche à penser correctement les relations à établir entre nos cultures, leurs traditions et leurs coutumes d’une part, et d’autre part les exigences de l’Evangile. Nous n’avons pas encore compris clairement que ces relations ne sont pas du tout à penser abstraitement, mais qu’elles passent par les réalités vécues concrètement dans nos pratiques sociales et dans l’ensemble de l’ordre mondial aujourd’hui. Je me propose de procéder d’abord à la clarification de ce problème pour que la préoccupation de lutte pour vaincre la violence et la torture prenne dans nos pays l’orientation théorique et pratique qu’il nous faut lui donner dans la construction d’une société des droits humains. Je m’attellerai ensuite à montrer que nous sommes aujourd’hui devant un grand chantier d’évangélisation qui concerne non seulement la vision globale que nous avons de nous-mêmes et du destin de nos sociétés dans le monde, mais aussi l’élaboration des actions concrètes contre l’état actuel de la violence, de la torture et du déni des droits humains. Il sera alors évident que l’interpellation que je lance dans cette réflexion s’adresse autant à chaque chrétienne 38 Pour une voie africaine de la non-violence et à chaque chrétien pour des options claires à prendre à l’échelle de la vie individuelle, qu’à l’ensemble de nos églises, de nos communautés de foi et de toutes les personnes de bonne volonté pour de nouveaux choix de civilisation à faire. 2. Culture africaine et société Quand on parle de la culture africaine de nos jours, il arrive souvent qu’on ne sache pas exactement de quoi on parle. Déroutés par la diversité des coutumes et des arts de vivre dans diverses régions d’Afrique, certains nient au concept même de culture africaine une réalité clairement définissable. Beaucoup de ceux qui l’utilisent lui donnent un contenu tellement idéalisé et idyllique qu’on a du mal à croire qu’il s’agit d’une vérité sociale réellement vécue. Ici, je voudrais parler de la culture africaine telle qu’elle est, à mon sens, concrètement assumée par des Africains et des Africaines d’aujourd’hui. Telle qu’elle transparaît dans leur vie quotidienne face aux problèmes de tous les jours : à la difficulté de vivre des populations, à leurs attentes profondes face à l’avenir et aux combats permanents pour ouvrir des horizons d’espérance. Considérée sous cet angle, ce que l’on appelle culture africaine est un lieu de rupture concrète entre, d’une part les valeurs nourricières idéalisées par les Africains et les Africaines quand ils parlent de leur identité, et d’autre part les pratiques sociales dont ils vivent au jour le jour et qui manifestent leur être aujourd’hui même. En clair, la culture africaine concrètement vécue m’apparaît comme le lieu de la trahison des valeurs africaines par l’Afrique de notre temps : un fossé entre l’Afrique et elle-même. De quoi s’agit-il exactement ? Dans la manière dont un peuple se voit lui-même et se représente son destin, il existe trois types de valeurs que l’on peut dégager comme champ d’idéalisation et d’identification de soi. Comme une sorte de vision glorieuse à travers laquelle, malgré les diversités des groupes sociaux, des hommes et des femmes d’un même terroir 39 Pour une voie africaine de la non-violence rythment leur unité dans l’imaginaire et affirment leur appartenance à une même destinée. Depuis les temps des ethnologues occidentaux jusqu’aux recherches actuelles des anthropologues et des sociologues africains, le regard porté sur l’Afrique dans ses réalités permet de dégager trois groupes de valeurs unificatrices que je considère comme le socle de notre culture : - Les valeurs fondatrices de l’Afrique dans ses sources vitales ; - Les valeurs régulatrices de la société africaine dans sa volonté d’harmonie relationnelle ; - Les valeurs de l’Afrique dans sa quête du grand sens pour son destin. L’Afrique des sources vitales Nous avons effectivement en Afrique les valeurs fondatrices de notre être au monde : celles qui constituent le limon primordial de notre identité et assurent à notre être son unité. Ce sont ces valeurs que je désigne par le terme global d’Afrique des sources vitales. Il s’agit principalement : du sens profond de Dieu et du sacré au cœur de la réalité ; - de l’unité anthropologique profonde et de la responsabilité active des humains les uns à l’égard des autres ; - du souci de liens indestructibles de communion entre l’Homme et la création14 . Aussi loin que l’on remonte dans notre histoire, c’est à ce socle de valeurs que les Africaines et les Africains font recours pour refonder leur être et sortir de grands désastres sociaux. Il en fut ainsi aux temps mythiques qui se racontent à travers les récits initiatiques15 . Il en fut ainsi dans la civilisation pharaonique, matrice éthique de la culture africaine, selon Fabien Kange Ewane16 . Il en fut également dans les grandes aires de nos civilisations au temps 40 Pour une voie africaine de la non-violence de l’Afrique dite traditionnelle. Dans tous ces lieux et à ses différentes phases de notre histoire, la vie était inconcevable sans les fondations du sacré, c’est-à-dire de Dieu et de tous les esprits intermédiaires entre lui et le monde des humains. L’ordre social garanti par le sacré permettait de savoir ce qu’il convient de faire et ce qu’il ne faut pas faire. Il garantissait l’esprit de solidarité sans lequel la communauté risquait de se dissoudre et de disparaître. En même temps il développait dans chaque personne et dans la communauté le sens des liens profonds avec la totalité du monde : une vision de la responsabilité écologique face à la création, du respect et de la préservation des écosystèmes. Il s’agit en fait d’un socle de vision du monde que le Sage Amadou Hampâté Bâ a su définir dans une formule lapidaire très éclairante : Tout est lié. Tout est vivant. Tout est interdépendant. Tout est traversé par une même énergie de vie dont chaque être humain est responsable toujours et partout. Une énergie qui unifie la réalité dans un même rythme et dans une même translation des forces vitales sans lesquelles la personne humaine et la société perdent leur substance, se brisent dans leurs ressorts vitaux, cassent leurs dynamiques créatives, se dissolvent dans l’inconsistance ontologique, tournent à vide, perdent tout sens d’orientation et toute conscience profonde de leur être. L’Afrique des équilibres fondamentaux17 Sur la base du sacré, de la solidarité et des liens vitaux s’est constituée une vision du monde structurée par la quête des équilibres essentiels : - l’équilibre entre le visible et l’invisible, rythme profond des travaux et des jours sur nos terres ; - l’équilibre entre la communauté et l’individu, lieu d’une communion d’épanouissement et de responsabilité parmi les humains ; - l’équilibre entre l’élasticité du temps vital et l’impératif des urgences, champ des réponses concrètes aux soucis du présent et aux quêtes des générations futures ; 41 Pour une voie africaine de la non-violence - l’équilibre entre la vénérable tradition des ancêtres et les exigences vitales d’aujourd’hui, espace d’engagement pour forger un type de personnalité sociale respectueuse de sa propre histoire ; - l’équilibre entre la foi en la vie et le respect des morts, tissu des négociations constantes entre les vivants et les disparus. Définis comme je viens de le faire, ces équilibres sont en fait des dialectiques sociales fondamentales : les pôles autour desquels tournent les quêtes profondes des humains dans le risque permanent d’oublier un pôle au profit de l’autre, une dynamique vitale au détriment d’une autre. Cela veut dire qu’il ne faut pas considérer ces équilibres comme des réalités concrètement assumées, mais comme des idéaux et des utopies pour dire ce que la société juge essentiel et projette comme son être dans son accomplissement plénier. Au fond, la culture africaine est la quête constante de ces équilibres essentiels à travers des efforts toujours recommencés pour que la société soit à l’image qu’elle se fait de son identité culturelle. L’Afrique du Grand Sens Pour comprendre la signification de ces équilibres, il est utile de savoir qu’ils se nourrissent d’un système de valeurs destinées à donner un sens à la vie humaine : aux individus dans leur vrai poids d’être et à la société dans ses quêtes essentielles. L’individu n’a du poids qu’en tant qu’il devient une personne digne de considération, selon le mot de Hampâté Bâ. Et être digne de considération, c’est être capable, toujours selon Hampâté Bâ, d’assumer les impératifs suivants : - s’ouvrir aux autres et au monde par une grande écoute qui enrichit la connaissance et procure la sagesse ; - développer une grande vision qui s’enracine dans 42 Pour une voie africaine de la non-violence le passé pour enrichir les générations futures ; - promouvoir un grand langage pour ne dire que ce qui compte vraiment et édifie la vie commune ; - déployer un grand agir pour transformer la société en espace d’engagement solidaire. Si la personne humaine ne vaut que par cette capacité de grande écoute, de grande vision, de grand langage et de grand agir, comme l’a si bien vu Hampâté Bâ, ce n’est pas seulement pour renforcer l’énergie vitale des individus, mais pour donner à l’ensemble de la société le statut d’une société digne de l’humain. Une société où tout est organisé en vue du Grand sens : l’avènement d’un règne du bonheur partagé, selon le mot de Félix Tchotche Mel, un règne où la personne s’élève en élevant en même temps sa communauté dans ses énergies vitales comme dirait Albert Tudieshe. Les lieux d’incarnation des valeurs Toutes les valeurs africaines dont je viens de parler dans leur scintillation idéale ont eu un immense impact sur l’imaginaire social au cours de siècles. Cela n’est pas dû au hasard. Bien au contraire, c’est parce qu’elles ont été déployées dans des lieux précis d’éducation et de formation qu’elles sont parvenu à forger des civilisations et des arts de vivre dont nous sommes tous et toutes tributaires aujourd’hui. Trois lieux méritent notre attention par leur imprégnation des esprits et des consciences. Le premier lieu est constitué par la responsabilité éducative communautaire. Il faut entendre par là le fait que l’éducation des enfants relevait du devoir de chaque adulte dans le village. Il incombait à chacun et à chacune de veiller à ce que les valeurs essentielles de la société passent dans les esprits des jeunes générations. Toute la communauté était structurée de telle manière qu’à tout moment, à travers des manifestations diverses et variées, ce qui compte vraiment pour vivre comme membre actif de la société soit transmis dans les esprits et dans la conscience des éduqués. C’est ainsi que chaque adulte, dans le domaine qui le concernait, s’attelait à donner le meilleur 43 Pour une voie africaine de la non-violence de ce qu’il savait aux enfants. D’où le sentiment que chaque enfant avait d’avoir en chaque adulte mâle un père et dans chaque adulte femelle une mère. La société veillait ainsi à ce que les enfants grandissent en savoir et en sagesse, qu’ils intègrent en eux-mêmes les principes essentiels de la vie sociale et qu’ils deviennent peu à peu des hommes et des femmes selon le modèle social dominant. Le deuxième lieu essentiel de l’éducation et de la formation humaine est constitué par l’espace initiatique. De cet espace, on peut dire qu’il représente la dimension la plus profonde du devenir humain, une structure destinée à fournir les clés de la vie en profondeur, selon un modèle ésotérique distinct du modèle exotérique que représente la responsabilité éducative communautaire. Dans l’initiation, on apprend la signification profonde des réalités pour devenir adulte et assumer les responsabilités sociales. On perçoit la vie dans ce qu’elle est en réalité pour un homme et une femme responsables : une épreuve, un combat, un processus pénible où la lutte entre le bien et le mal est toujours à reprendre, autour de nous comme à l’intérieur de nous-mêmes18 . Ce qui est visé, ce n’est pas seulement, comme dans l’éducation publique et communautaire visible, de donner aux éduqués des repères sur ce que doit être le comportement humain idéal19 , mais de forger vraiment une personnalité profonde grâce à laquelle on prend place dans la communauté pour s’y accomplir et pour l’accomplir dans ses valeurs de vie. Pour ce faire, il faut connaître les attitudes à imiter ou à rejeter, les pièges à discerner et les étapes à franchir lorsqu’on est engagé dans la voie difficile de la conquête et de l’accomplissement de soi20 en tant qu’homme ou femme digne de considération, la voie périlleuse de la construction d’une société qui soit digne de l’humain. Dans l’Egypte antique, le travail d’initiation s’accomplissait au cœur du temple, dans les sanctuaires, là où les valeurs suprêmes de la vie étaient transmises à travers une vie d’épreuves et d’endurance, sous le regard du divin, garantie absolue de la solidité d’une personnalité21 . Dans beaucoup de sociétés traditionnelles africaines, c’est dans le Bosquet initiatique que l’éducation ésotérique se déroulait22 : là était révélé l’essentiel de la vie. Là se dévoilait le mystère des choses pour des hommes entrant dans l’âge adulte de la vie. Là se déchiffraient les arcanes des réalités vitales. 44 Pour une voie africaine de la non-violence L’essentiel dans l’initiation n’est pas tant le contenu des savoirs qu’on y apprend, mais l’esprit qu’on y acquiert : la force de la responsabilité vitale où Dieu, les ancêtres et les vivants sont intrinsèquement unis dans l’aventure profonde de la vie, là où seules comptent, pour les adultes, les plus nobles qualités humaines, où la vraie force, finalement, sera de faire chaque fois confiance à la providence au péril de leur vie23 . Qu’il s’agisse du temple, des sanctuaires ou du Bosquet initiatique, ce qui est visé en fin de compte, c’est la solidité de l’être intérieur et sa capacité à se dépasser pour l’épanouissement de l’être communautaire. Tous les secrets, tous les pouvoirs acquis, toutes les possibilités ouvertes, toutes les promesses de renforcement de la force vitale, sont orientés vers cette participation de chacun à l’augmentation de l’énergie vitale de la communauté. Ainsi, l’homme doit assumer sa responsabilité quant aux liens – tantôt visibles, tantôt invisibles – dont l’ensemble confère un sens à la vie24 . Il existe un troisième lieu essentiel d’éducation, c’est celui de la visibilité sociale de chaque personne. La manière dont celle-ci est perçue par la communauté dans laquelle elle vit. La façon dont elle s’accomplit dans les valeurs sociales et dont les valeurs sociales s’accomplissent en elle. Dans la mesure où toute l’éducation exotérique et toute la dynamique initiatique de la vie sont orientées vers une certaine manière de vivre visiblement dans la société, c’est ce lieu visible lui-même qui devient une dynamique éducative. Ceux qui y ont manifesté dans le passé ou qui y manifestent dans le présent les plus nobles qualités humaines deviennent des modèles et des repères pour tous. Leur vie acquiert une dimension didactique permanente. Ils incarnent la culture dans ce qu’elle a de plus élevé : la force qui donne sens à la vie individuelle et communautaire, le courage d’affronter les épreuves redoutables de la vie avec l’aide de Dieu, la puissance de vaincre les négativités maléfiques dans la bataille de la destinée humaine. D’avoir structuré ses principes éducatifs autour de ces trois lieux essentiels a donné à la culture africaine les énergies vitales qu’elle est censée inculquer à toute personne et à toute communauté qui se réclament d’elle. Elle est destinée à forger un type de psychisme, de mental, de 45 Pour une voie africaine de la non-violence force d’être et de qualité de vie fondée sur les valeurs de responsabilité solidaire, d’épanouissement créatif et d’ouverture aux puissances spirituelles de la transcendance vitale pour le bonheur partagé. C’est ce psychisme, ce mental, cette force d’être, cette qualité de vie communautaire que l’Afrique actuelle a trahi et trahit tous les jours, se coupant ainsi des sources mêmes de son être profond et de sa destinée. Les grands mécanismes de la trahison culturelle Quand on analyse la manière dont nous, Africaines et Africains, nous nous comportons face à l’idéal culturel dont je viens de présenter la substance, on se rend compte que nous avons développé un mécanisme de trahison de nos valeurs qui fonctionne à merveille pour la destruction de nos sociétés. Ce mécanisme, appelons-le la sorcellerie sociale. Il s’agit d’une réalité qu’un prophète africain d’une église indépendante a bien expliquée à l’anthropologue français René Bureau et que celui-ci reprend dans son excellent livre L’homme africain au milieu du gué25. Voulant expliquer à René Bureau ce qui constitue la différence entre l’esprit des Blancs et l’esprit des Noirs, le prophète s’est servi de l’image suivante : Chez vous, il y a longtemps, il n’y avait que des maisons de plain-pied. Lorsqu’un jour, un homme plus ambitieux que les autres et qui avait fait des économies a mis un étage à sa maison, ses voisins ont été jaloux : qui est celui-là qui veut se mettre au dessus des autres ? – qu’ont-ils fait ? Ils ont mis deux étages à leur maison. Plus loin, toujours aussi jaloux, les autres ont mis trois étages… Et c’est ainsi que vos villes n’en finissent pas de monter vers le ciel… Eh bien, chez nous, c’est pareil : tu peux voir dans les villages une maison en dur, avec un escalier, dressé parmi les cases ordinaires. Un homme a commencé à mettre un étage. Les autres, comme chez vous, ont été jaloux : qui est celui-là qui veut se mettre au-dessus des autres ? – Mais ici intervient la différence avec les Blancs. Les voisins ont accusé cet homme de sorcellerie. Il a dû quitter le village et les murs de parpaings sont à présent envahis par les lianes. La sorcellerie sociale, c’est cet esprit collectif de destruction de l’autre sur la base des jalousies, des rancu46 Pour une voie africaine de la non-violence nes et des peurs d’être infériorisé par un homme plus ambitieux que soi, plus créatif et plus déterminé. La culture africaine a été détruite dans nos esprits par cette sorcellerie qui est l’une des formes de violences et de tortures les plus insidieuses dans nos sociétés. Une sorte de poison a été ainsi inoculé dans notre système vital, un virus qui se développe de façon exponentielle et détruit tout notre système de défense. Face à ce poison, à ce virus, les grandes valeurs de notre civilisation ont déserté nos esprits. Leur substance a disparu. Nous n’en avons plus que des slogans vides et des idéalisations abstraites. Nous parlons ainsi de nos cultures sans en avoir en nous ni la substance, ni l’esprit, ni l’énergie créative. Notre société est devenue le lieu où nous nous mangeons les uns les autres par toutes sortes de violences, de tortures et de négativités. C’est ainsi que les assassinats politiques, les haines mortelles et les crimes économiques dont meurent nos peuples sont devenus monnaie courante. Nous avons créé une société de sorcellerie généralisée comme type de mentalité. Tous les jours, nous nourrissons ce mécanisme avec des recours constants à des comportements où l’esprit de violence fait appel à des forces maléfiques invisibles. Il existe ainsi dans nos sociétés toute une dynamique de mobilisation des puissances occultes pour faire du mal aux autres, les mystifier, les détruire, les marabouter, les envoûter, les zombifier, les envoyer ésotériquement travailler comme esclaves ou les tuer purement et simplement. Nous croyons tellement en ces puissances du mal que nous avons inventé des systèmes sociaux dont la gestion appartient non pas au sens de la responsabilité et de la solidarité conformément à notre culture, mais plutôt à des puissances magiques et fétichistes incapables d’assurer le développement et le progrès à nos pays. Au fond, nous avons mis au cœur de notre vie le nœud de vipères d’un esprit de violence fondé à la fois sur le recours aux jalousies trop humaines et sur la convocation meurtrière des pouvoirs de l’invisible maléfique auquel nous croyons tous. Une culture qui fonctionne sur une telle vision sorcière du monde ne peut pas laisser s’épanouir en son sein les valeurs dont j’ai dit qu’elles étaient des valeurs fonda47 Pour une voie africaine de la non-violence trices, régulatrices et donatrices de sens pour l’Afrique. A partir du moment où la sorcellerie sociale prend le dessus sur les valeurs d’épanouissement vital, l’esprit même de l’Afrique se déstructure et meurt. Les Africains tuent l’Afrique. Et nous en sommes là aujourd’hui, globalement partant. La sorcellerie sociale, dans sa visibilité destructrice comme dans son spiritisme dévoyé26 opérant de façon occulte forge un type de mentalité, d’attitude et de logique sociale en Afrique : l’identité meurtrière, pour reprendre une expression d’Amin Malouf. Il s’agit d’une manière d’être où l’on ne peut s’affirmer comme personne, comme tribu ou comme société qu’en détruisant une autre personne, une autre tribu ou une autre société. Les Africains et les Africaines d’aujourd’hui ont tellement développé l’instinct d’identité meurtrière qu’il n’arrivent ni à construire des nations véritablement unies, ni à créer des grands espaces socio-économico-politiques capables de maîtriser le processus de la mondialisation et d’en faire une chance pour leur avenir. Ils en sont encore à des conflits tribaux, à des guerres civiles et à des conflagrations entre Etats au lieu de développer les logiques de regroupement, de coopération et de conjugaison des forces en vue de gagner les dures batailles économiques et les grandes compétitions qui structurent l’ère de la globalisation. La crise de la région des Grands-Lacs est l’illustration de l’idiotie collective créée par l’esprit de sorcellerie sociale. Des peuples comme ceux du Congo-Zaïre, du Rwanda et du Burundi, dont l’union vitale dans une Communauté des pays des GrandsLacs aurait généré d’immenses richesses pour le bonheur partagé, ont choisi la voie absurde et effarante de la guerre, et de la déstabilisation, avec ce que cela entraîne d’horreurs dans les massacres, les barbaries, les tortures systématiques et l’institutionnalisation de la haine et des traitements inhumains. La région des Grands-Lacs a ainsi trahi l’esprit des valeurs africaines créatrices au nom de petits intérêts tribalo-nationaux à courte vue, qui risquent de nourrir pour longtemps encore le cycle des tueries et des génocides. C’est dire que la sorcellerie sociale crée par son esprit une modalité d’action essentiellement nuisible pour l’Afrique : la violence toujours recommencée. Elle détruit la confiance entre personnes, entre tribus, entre communautés et entre pays. A la place, elle instaure une méfiance 48 Pour une voie africaine de la non-violence conduisant soit à l’agression de l’autre soit à l’obsession d’auto-défense, réduisant les tribus et les peuples africains à être des dispositifs arc-boutés les uns contre les autres dans des haines, des jalousies et des instincts profonds de destruction dont nous avons contemplé les œuvres au Liberia, en Sierra Leone, en Angola, au Congo-Brazzaville, en Centrafrique, en Somalie, au Tchad, au Soudan, en Ouganda et partout dans la région des Grands Lacs. Même des pays que nous croyions immunisés contre de tels maux comme la Côte d’Ivoire sont entrés dans la danse macabre de la violence : avec des assassinats, des tueries et des barbaries indignes de la culture africaine, œuvre ahurissante des escadrons de la mort dressés pour anéantir tout sens de l’humain. Nous nous sommes laissés vaincre par un esprit contraire à l’esprit de nos véritables sources culturelles. Nous en payons le prix et nous prenons, par ce choix idiot, le chemin de la misère sociale et du sous-développement chronique. En mettant notre foi dans la violence au lieu de croire en la solidarité créative qui est le cœur de notre culture, nous sommes devenus des peuples imbéciles, gouvernés par des imbéciles pour des objectifs et des projets sociaux complètement imbéciles. Dans ce contexte de violence imbécilisante, nous perdons notre capacité d’engagement créatif pour transformer positivement les économies de nos sociétés. Au lieu d’une culture de la production des richesses pour le bonheur de tous, nous avons développé la violence économique du vol institutionnalisé dont le principe fondamental est la politique du ventre : la chèvre broute là où elle est attachée27. Nous détruisons ainsi nous-mêmes les bases du progrès et du développement. Dans le fonctionnement des relations politiques et sociales et culturelles, nous avons instauré le mensonge comme modalité d’être et d’engagement. Nous nous mentons à nous-mêmes quand nous affirmons vouloir chercher notre identité pour nous épanouir dans le monde d’aujourd’hui. Nous mentons aux autres lorsque nous leur faisons croire que nous avons foi aux recettes qu’ils nous imposent pour sortir du sous-développement. Tels que nous vivons, nous donnons l’impression que seuls comptent les instincts de survie dans un espace social devenu une jungle dans beaucoup de nos pays. Ne croyant ni en nousmêmes ni aux autres, nous nageons dans le fleuve tourmenté du mensonge général qui n’a plus rien à voir avec 49 Pour une voie africaine de la non-violence les principes de l’homme digne de considération et de la société digne de l’humain, trame éthique et spirituelle de notre culture dans son essence. Une société où le vol et le mensonge se sont imposés comme des réalités normales quotidiennes ne peut pas échapper à la logique du massacre : on y tue pour survivre, on y tue pour vivre, on y tue pour ne pas être tué par les autres ou par la misère et le dénuement. Dans beaucoup de nos pays, nous ne sommes pas très loin de cette dérive généralisée des mentalités. Même si dans le fonctionnement de tous les jours les choses n’en sont pas encore à cette étape extrême, nos mentalités sont déjà pétries par les exigences de la société perçue comme une jungle. Voler-mentir-tuer. Fabien Eboussi Boulaga a montré que cette trilogie est la base même de la destruction de l’humain28 . Elle constitue à ses yeux l’ossature de la dégénérescence intellectuelle, morale et spirituelle d’une société. Elle déshumanise. Elle détruit les rêves et les utopies d’une société meilleure. Bref : elle est la base de l’esprit de violence globale dans laquelle nous sommes englués dans beaucoup de nos pays africains. Face au visage hideux de cette violence profonde et à ses structures qui vont de la sorcellerie sociale à la trilogie voler-mentir-tuer, nous avons pris en Afrique l’habitude de fuir nos réalités et de démissionner purement et simplement devant nos responsabilités pour bâtir une nouvelle société. L’absence des lieux d’éducation profonde Tout ce que je viens de dire montre que la question de la violence, de la torture et du déni des droits humains en Afrique est liée à la trahison des valeurs de la culture africaine par l’Afrique concrète d’aujourd’hui. Où plus exactement, à l’émergence d’une néo-culture africaine qui n’a plus rien à voir avec les intuitions et les ambitions culturelles qui fondent l’Afrique dans son idéal de vie. Nous vivons aujourd’hui dans une société sans valeurs nourricières ni spiritualité fécondatrice. Le plus grave dans cette société est qu’on n’y trouve même plus des lieux pour enseigner, apprendre, 50 Pour une voie africaine de la non-violence promouvoir et épanouir ces valeurs nourricières de notre vie dans ses profondeurs culturelles. La société en tant que telle a cessé d’être un lieu éducatif. Elle est envahie par une culture du bruit entretenue par des musiques et des danses qui tuent toute capacité de réflexion sur les enjeux cruciaux de la vie. Elle est livrée à la gloire des brasseries qui la noie dans l’alcool à coup d’inventions de marques toujours nouvelles de bières et de boissons fortes. Elle s’exalte dans l’adoration des jeux des hasards et des grandes manifestations sportives, sans chercher à savoir ce que l’ivresse de ces jeux empêche de prendre en charge comme responsabilité dans la gestion politique et économique de nos pays. Il n’existe plus dans notre société de vrais lieux du savoir initiatique comparables aux temples, aux sanctuaires, aux bosquets et bois sacrés de nos ancêtres. En remplacement de ces lieux énergétiques où l’on apprenait à maîtriser la destinée humaine et à vivre comme des hommes dignes de considération dans des sociétés dignes de l’humain, nous avons aujourd’hui des sectes et des spiritualités dites nouvelles qui font de nous des singes et des perroquets. Des singes qui réalisent leur destin de singes en singeant à tout bout de champ les gestes, liturgies et rituels des autres. Des perroquets qui répètent à longueur de journées les paroles dont ils ne comprennent même pas le sens profond. Si aujourd’hui nos sociétés sont assaillies par des mouvements spirituels de toutes sortes, avec des prophètes étranges et d’étranges faiseurs de miracles dont le succès va grandissant d’année en année, c’est parce que nulle part en nous, nulle part chez nous n’existent de vrais lieux de résistance initiatique et d’identification de nous-mêmes avec les sources de notre culture. Nous avons perdu la profondeur de notre être et nous nous accrochons aux lambeaux de l’être des autres. Or, ce que l’autre nous apporte ne peut être enrichissant que si nous avons une consistance en nous-mêmes et que nous parlons du fin fond de notre propre substance intellectuelle, éthique et spirituelle bien maîtrisée. Nous n’avons plus cette substance et nos lieux nouveaux de religion n’ont pas le statut de lieux initiatiques : nous y prions, y chantons, y dansons à longueur de journée, mais nous n’y trans51 Pour une voie africaine de la non-violence formons pas les misères de nos vies en richesses pour notre destinée29 . Nous avons adhéré à beaucoup de mouvements ésotériques venus d’ailleurs, mais nous n’avons pas à ce jour changer ces mouvements en énergies d’invention de grande destinée pour nos pays30 . Nos cœurs ne sont plus des temples, ni des sanctuaires, ni des bosquets initiatiques, ni des bois sacrés pour renforcer notre énergie vitale. Quant à nos écoles et nos universités, elles sont coupées de tout ce qui a fait la force de notre culture : elles nous forment, et de plus en plus mal, à entrer dans le monde des temps actuels. Elles ne nous outillent pas à relier notre aujourd’hui aux énergies vitales de notre passé. En faisant de nous des êtres sans racines, elles nous coupent de toute possibilité d’être critiques par rapport aux méfaits de l’esprit de la société actuelle. Elles aussi, à leur manière, font de nous des singes et des perroquets dans nos façons de penser nos besoins sociaux, de vivre dans le monde actuel et de nous ouvrir à l’avenir. N’étant pas des lieux initiatiques comparables aux temples, sanctuaires et bosquets de nos ancêtres, elles ne nous donnent pas les forces nécessaires pour vivre en profondeur. Au mieux, elles nous font vivre à la surface de nous-mêmes, au pire elles font de nous des monstres. C’est là le plus grave : elles font de nous des monstres dans notre propre société. Des êtres dont l’intellect modelé à l’esprit d’une certaine modernité ne se nourrit d’aucune sève vitale. Nous vivons ainsi dans une totale disproportion entre nos savoirs d’aujourd’hui et les exigences éthiques et spirituelles venues du fond immémorial de notre histoire. Notre intellect peut être très développé sans que notre sens éthique et spirituel ait atteint un haut niveau d’épanouissement. Il arrive même que notre éthique et notre spiritualité soient inversement proportionnelles aux savoirs accumulés dans les écoles. Nos politiques, nos économies, nos cultures, nos religions et nos vies deviennent ainsi monstrueuses, c’est-à-dire, sans lien avec les sources de l’humain. Et comme tous les monstres, nous instaurons le régime de la peur et de la terreur dans la société, nos liens sociaux deviennent des liens de pure violence, visible ou feutrée, parce que nous n’avons pas reçu une éducation initiatique pour la maîtrise de nous-mêmes et de nos instincts destructeurs. 52 Pour une voie africaine de la non-violence D’où le manque de vrais modèles et de vrais repères humains par rapport auxquels nous pouvons penser l’accomplissement plénier des individus et des peuples. Quand on voit aujourd’hui les modèles de personnalité qui fascinent la jeunesse et lui servent repères de réussite sociale en Afrique, il y a de quoi s’inquiéter. En politique, c’est le modèle du tueur et du menteur qui a le vent en poupe : des hommes que nous désignons souvent par les totems d’animaux sauvages comme l’a fait Ahmadou Kourouma dans son splendide roman En attendant le vote des bêtes sauvages. Ces lions, caïmans, faucons, léopards, hyènes, chacals ne sont que des êtres de la force pure, des brutes qui n’écoutent personne et n’ont de compte à rendre à personne, ni à Dieu, ni aux ancêtres, ni à la population. Leur vision du monde est souvent monstrueuse comme le montre bien Kourouma quand il leur donne la parole dans son roman. Quelques textes pour faire voir cette monstruosité de leur vision du monde. L’homme totem caïman parle : La première bête méchante qui menace un chef d’Etat et président d’un parti unique dans l’Afrique indépendante (…) s’appelle la fâcheuse inclination en début de carrière à séparer la caisse de l’Etat de sa caisse personnelle. Les besoins personnels d’un chef d’Etat et président d’un parti unique servent toujours son pays et se confondent directement ou indirectement avec les intérêts de sa République et de son peuple. Il doit paraître l’homme le plus fortuné de son pays31 . La monstruosité de ce précepte réside dans la disproportion entre l’enrichissement personnel du chef et le peu de moyens qu’un tel chef consacrera réellement aux besoins fondamentaux de son peuple. Si quelqu’un s’avise de remettre en cause ce principe d’enrichissement, il est bon pour être jeté aux caïmans. La violence, la torture et la mort seront au service du dessein d’enrichissement d’un despote qui se pense comme devant être, de droit et de fait, l’homme le plus riche de son Etat et le vrai propriétaire de la richesse collective. Une autre parole d’anthologie de l’homme au totem caïman : 53 Pour une voie africaine de la non-violence La seconde méchante grosse bête (…) était d’instituer une distinction entre vérité et mensonge. La vérité n’est souvent qu’une seconde manière de redire un mensonge (…). Un président de la République et président fondateur de parti unique (…) ne s’alourdissait pas, ne s’embarrassait pas du respect d’un tel distinguo. Il dit ou fait propager les paroles qui lui permettent d’atteindre une cause, un objectif (…). Les peuples écoutent ce qu’on leur dit, ce qu’on leur commande. Ils n’ont pas le temps de tourner, de soupeser, de comparer les actes d’un président32 . La monstruosité de ce précepte réside dans la disproportion entre la haute idée que le chef se fait de luimême et la perception qu’il a de son propre peuple. Le monstre se fait Tout. Il réduit son peuple à rien. Il s’institue le maître de la vérité et du mensonge, le Seigneur de l’être et du non-être. Au fond, il institue une espèce de machiavélisme tropical qui brouille les cartes du vrai et du faux au nom du seul intérêt du moment pour le chef. Il fait subir à son peuple la dictature de l’immédiat au détriment de l’impératif de l’avenir. Puisque le peuple ne peut avoir le temps de tourner, de soupeser, de comparer les actes du président, que lui reste-t-il sinon qu’à se soumettre, à se taire et à subir ? Toute pensée, toute capacité critique, toute velléité de résistance ou de révolte doit être punie de torture et de mort. Nous sommes en plein dans une société de la politique comme art du meurtre pour décourager tout usage de l’intelligence et de la raison. Une autre parole de l’homme au totem caïman : La troisième méchante bête qui menace au sommet de l’Etat et à la tête d’un parti unique consiste, pour le président, à prendre les hommes et les femmes qui le côtoient, qu’il rencontre, avec lesquels il s’entretient, comme culturellement ceux-ci se présentent. Un chef d’Etat prend les hommes comme ils existent dans la réalité. Il doit connaître – comme le charmeur connaît les parties du corps des serpents – les sentiments et les moyens par lesquels il faut enjôler les humains : - Tout homme est un dissimulateur. Les bons sentiments ne sont que des stratagèmes. Le cancrelat nous dévore en soufflant sur notre plaie.33 Voilà le vrai réalisme de la monstruosité politique : construire une anthropologie de la domination de l’autre sur un pseudo principe absolu de la connaissance des êtres humains. Au fond de cette anthropologie, il n’y a des rap54 Pour une voie africaine de la non-violence ports entre les hommes que ceux de la dissimulation. Et à dissimulateur, dissimulateur et demi. S’il en est ainsi, il ne faut accorder foi ni aux sentiments de confiance, ni à l’éthique de la fidélité, ni à l’esprit de concorde et d’harmonie sociale. Seules comptent la domination sur autrui, les relations de violence avec mort à la clé pour qui refuse de se soumettre. Un président, chef de parti unique, père de la nation, a beaucoup d’adversaires politiques et très peu de sincère amis. Les adversaires politiques sont des ennemis. Avec eux les choses sont simples. Ce sont des individus qui se placent en travers du chemin d’un président, les individus qui aspirent au pouvoir suprême – il ne peut exister deux hippopotames mâles dans un même bief. On leur applique le traitement qu’ils méritent. On les torture, les bannit ou les assassine. Même avec les amis, la recette est la même pour le dictateur tropical. Dans la mesure où on ne peut être trahi que par les proches, il faut savoir anticiper, prévenir la trahison, débusquer le faux ami, le jaloux parent, le traître avant qu’il inocule son venin. Par quel moyen neutraliser la possibilité de la trahison ? Recourir, aux féticheurs, aux marabouts, aux devins, aux délateurs rémunérés et aux experts patentés en renseignements, puis sévir par la torture, le bannissement et l’assassinat. Ainsi opère le monstre politique, ainsi fait-il fonctionner son système au vu et au su de tous. Nous en avons profondément souffert en Afrique et nous en souffrons encore. Derrière recette intéressante de l’homme au totem caïman : il faut savoir choisir son camp. Lui avait choisi le libéralisme après avoir crié partout des stupidités et balivernes comme la dignité de l’homme noir, la solidarité entre les peuples, entre les colonisés et le communisme, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, la lutte contre le colonialisme, etc. Dans son choix pour le libéralisme, il faut savoir que l’homme au totem Caïman savait faire jouer à merveille les contradictions et les ambiguïtés du système : il en incarnait à la fois la cruauté et la générosité, la beauté des principes et le mensonge dans leurs applications, la séduction et l’instinct carnassier, l’accumulation des richesses matérielles et la sécheresse du cœur, l’exaltation de l’humanisme planétaire et la violation systématique des valeurs les plus 55 Pour une voie africaine de la non-violence sacrées de cet humanisme. C’était cela le dernier principe lumineux de sa philosophie et de sa pratique sociale. La monstruosité d’une telle attitude réside dans le fait qu’elle se dispense de justifier aux yeux du peuple le choix fait par le chef. Ni l’éthique, ni les nécessités spirituelles ne sont ici en jeu. Seul compte l’intérêt personnel du dirigeant qui agit comme si la communauté n’existait pas. Il choisit dans l’ordre mondial le camp qui le rend plus fort, dans un cynisme total, sans s’interroger à aucun moment sur la pertinence de son choix. Que le camp choisi soit celui de la violence ou de l’injustice importe peu. Qu’il soit le camp de la domination ou de l’esclavage pour le peuple n’inquiète pas le dictateur. Même si tout le peuple meurt d’un tel choix, le despote n’en a cure, pourvu qu’il règne, même sur les cadavres. Si j’ai tenu à citer les paroles de l’homme au totem caïman dans le roman de A. Kourouma, c’est parce qu’elles résument, à elles seules, l’esprit de ce qu’on peut appeler la néo-culture africaine. Et elles le résument selon une tournure d’esprit très caractéristique de la société africaine actuelle. Aujourd’hui, notre société a choisi son camp (dernier précepte de l’homme au totem caïman). Le capitalisme et l’économie de Marché lui ont été présentés dans le contexte de mondialisation comme le seul choix sage et rationnel. Elle a opté pour la démocratie et ses principes de bonne gouvernance dans un champ économique féroce et sans pitié. Mais elle l’a fait en prenant les maîtres du monde non pas tels qu’ils disent qu’ils sont, mais tels qu’ils sont réellement (troisième principe de l’homme au totem caïman). Ils ne sont à nos yeux que des dissimulateurs. Ils cachent derrière leurs bonnes intentions un projet de domination de l’Afrique et de son inféodation à une nouvelle colonisation sous la coupe de l’endettement et des ajustements structurels. Les choses étant ainsi avec les maîtres dissimulateurs, il faut leur offrir un visage sur lequel ils ne puissent distinguer la vérité du mensonge (deuxième principe de l’homme au totem caïman). Il faut faire semblant de croire en leurs idéaux même si on n’y croit pas, dans l’espoir de 56 Pour une voie africaine de la non-violence tirer profit de ce qu’ils peuvent nous donner comme récompense de notre entrée dans leur système : la réduction de notre dette, l’augmentation de l’aide publique au développement (APD), le soutien des institutions financières internationales (IFI) à des programmes de sortie de crise par la lutte contre la pauvreté (le NEPAD, par exemple). Mais ce que l’on doit viser absolument à travers le concours financier des partenaires internationaux, c’est de faire que les équipes au pouvoir puissent profiter de la nouvelle richesse ainsi acquise en transformant la caisse de l’Etat en caisse personnelle pour le maître du pouvoir politique (premier principe de l’homme au totem caïman). La néo-culture africaine consiste en l’application de ce schéma non seulement à l’échelle de nos Etats, mais aussi dans les comportements individuels, à travers une mentalité de monstre dont le réalisme et le pragmatisme tropicaux transforment la société en champ de violence. Ainsi agissent les grands escrocs économiques du type de « feymen » camerounais, qui ont fait du mensonge et de la manipulation psychologique le nerf de leur système d’extorsion des fonds publics ou privés, à n’importe quel coin du monde. Ainsi agissent les gestionnaires des biens sociaux dans beaucoup de nos Etats : ils privatisent ces biens et les transforment en source d’enrichissement personnel. Ainsi agissent les Maîtres de nos nations : ils font main basse sur les richesses de leurs peuples et se servent des moyens financiers ainsi accumulés comme armes de domination implacable. Ils deviennent ainsi pour leurs compatriotes de véritables bandits de grand chemin. Ou presque. On ne peut pas appliquer de tels principes dans la vie sociale et vivre selon un tel esprit sans que la société ne devienne elle-même une société de violence, de tortures et du déni des droits humains. Le problème de la violence devient ainsi celui d’une structure mentale globale, d’une vision globale du monde, d’une orientation globale de l’esprit et d’un choix global de civilisation : notre néoculture débile et dévoyée. La vraie culture africaine étant morte en nous dans ses principes vitaux, il ne reste plus que cette néo-culture qui triomphe aujourd’hui dans sa structuration des mentalités et dans ses pratiques socio-économico-politiques in57 Pour une voie africaine de la non-violence sensées. Pour vaincre la violence, la torture et le déni des droits humains en Afrique, il faut faire le choix de sortir de cette néo-culture et forger de nouvelles mentalités, de nouveaux comportements, de nouvelles pratiques sociales, de nouveaux choix de vie et de nouvelles institutions éducatives où les vrais principes de la culture africaine puissent être réanimés, réactualisés, revitalisés, réformés et réarmés pour la construction d’une nouvelle société. Tel est l’enjeu : la clé de notre destinée. Un piège à éviter Une précision s’impose ici. La réflexion que j’ai mené n’a pas consisté à opposer un passé idyllique à un présent monstrueux. Elle ne veut pas dire qu’il a existé, in illo tempore, une société africaine respectueuse de grandes et nobles valeurs de l’humain par rapport à notre Afrique d’aujourd’hui qui aurait délaissé ces valeurs. En réalité, j’ai voulu dégager l’essence de la culture africaine dans ses principes essentiels pour montrer clairement en quoi ces principes ne nourrissent pas les pratiques sociales aujourd’hui. Je ne crois pas qu’il y eut un temps idyllique où ces principes furent appliqués dans la totalité de leur signification. L’Afrique les a trahis plusieurs fois et constamment dans son histoire. Elle les a trahis aux temps pharaoniques quand, à l’époque de Moïse, le pouvoir politique s’est transformé en système d’asservissement et d’oppression, où une partie de la population fut privée de sa dignité humaine et considérée comme bouc émissaire dans la crise sociale. La dynamique de l’exode et l’invention de la liberté par Moïse ont jailli d’une réaction de résistance et de révolte face à ce système pharaonique qui avait falsifié, gauchi et trahi les principes de la culture africaine profonde. La société africaine s’est également détournée de ses valeurs fondatrices, régulatrices et donatrices de sens à son destin quand, au temps de la traite des Noirs, elle s’est mise à vendre ses propres fils et ses propres filles aux marchands des esclaves. Nous sommes ainsi devenus le 58 Pour une voie africaine de la non-violence seul peuple de la terre à avoir accepté de participer à sa propre destruction par la vente à grande échelle de ses propres enfants. Nos rois ont traqué nos populations, se sont alliés aux esclavagistes pour s’enrichir et ont, selon la belle théorie de l’homme au totem caïman, assis leur pouvoir sur la violence, le mépris, la ruse, la trahison et l’écrasement de leurs sujets. Nous avons aussi déserté l’esprit vital de notre culture quand, dans nos royaumes, des rois comme ceux d’Abomey (Bénin) ou d’autres grandes dynasties traditionnelles, avaient instauré eux-mêmes un système d’esclavage pour se doter du bétail humain corvéable à merci et d’un réservoir d’individus à immoler dans des sacrifices rituels pour le pouvoir du chef. Les murs crépis de sang humain au palais royal d’Abomey sont le symbole honteux, toujours visible, de l’Afrique qui a trahi l’Afrique. Nous ne sommes pas arrêtés en si bon chemin. L’Afrique a également trahi l’Afrique quand des potentats locaux ont joué le jeu de la colonisation en s’opposant les uns aux autres et en se trahissant constamment pour des intérêts matériels ou tribaux. Ils se sont fragilisés eux-mêmes et se sont livrés pieds et poings liés aux démons de la balkanisation qui nous ont affaiblis profondément. Nos micro-états actuels ne sont que des signes visibles de cette réalité : la manifestation d’un esprit de division, de haine et d’inimitié qui a fait échoué lamentablement le projet de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA). Sans même avoir résolu le problème que nous pose un tel esprit de destruction de nous-mêmes, nous sommes passés de l’OUA à l’Union Africaine (UA), dans un bond en avant dont il est difficile de prévoir sereinement la réussite. Aujourd’hui, ce que j’appelle la néo-culture africaine n’est qu’une nouvelle phase de la trahison de la culture africaine par des Africaines et des Africains qui sont sortis de leur être profond, qui ont abandonné les principes de leur culture et des valeurs de leur être. Par cette précision, il devient clair que la lutte contre la violence, contre la torture et contre le déni des droits humains dans nos pays consiste à chercher par quels moyens nous devons rompre avec la tradition de la trahison de nous-mêmes par nous-mêmes pour nous réconcilier avec les valeurs les plus nobles de notre être au monde en vue de créer une nouvelle société. 59 Pour une voie africaine de la non-violence 3. Pour la voie culturelle africaine de la lutte contre la violence et la torture Si le problème est tel que je viens d’en présenter les dimensions dans mon analyse, de quelle manière pouvons-nous aujourd’hui imaginer une voie culturelle africaine de la lutte contre la violence et pour l’abolition de la torture dans nos pays ? Avant tout, il est temps d’apprendre l’Afrique aux Africains et aux Africaines : d’ouvrir les intelligences, les consciences et les esprits à une vraie connaissance des principes et des valeurs qui structurent la vision africaine du monde au-delà de nos diversités comme peuples et tribus. Seule une telle connaissance est susceptible de libérer des pratiques sociales de rupture avec la néo-culture actuelle ainsi qu’avec la fâcheuse habitude que nous avons eu de trahir l’esprit de notre civilisation tout au long de notre histoire. L’exigence ici est que l’espace social africain dans son ensemble devienne un champ où nous semons les valeurs de notre esprit dans ses principes profonds, où nous nous refondons nous-mêmes dans les efforts de renouer avec notre être éthique et spirituel. Si chacun et chacune, nous ne faisons pas le choix de la rupture avec la néoculture qui nous tue ; si nous ne décidons pas d’une conversion personnelle et collective en nous-mêmes, il est à craindre que nous ne retrouvions pas la voie la plus utile qui a caractérisée la gestion de notre vie au cours des siècles : la parole partagée. La parole qui s’échange dans la palabre, dans les débats, dans la recherche de solutions consensuelles par la participation de tous à la recherche des voies pour sortir de toute crise et éviter ainsi les violences meurtrières. Nos valeurs fondatrices, régulatrices et donatrices de sens à la vie imposent un type de personnalité profonde qui refuse la violence. Elles le font parce qu’elles ont été bâties sur la nécessité d’une parole qui unit, qui cherche constamment à unir les esprits et les consciences. Une parole qui refuse de tuer ou d’humilier, qui aménage toujours une voie de sortie honorable à chaque personne. Une parole habitée par tous et par toutes dans un débat où tout le monde, à la fin, gagne. Parole d’enrichissement. Parole 60 Pour une voie africaine de la non-violence de concorde. Parole d’harmonie sociale dont la qualité majeure est d’être un pont entre les humains et non un crépitement des balles pour tuer, physiquement ou symboliquement. Retrouver le sens de cette parole comme ciment de la gestion sociale des conflits en vue d’enrichir la force vitale de nos valeurs sociales et de nos principes de vie est un impératif essentiel pour nous. C’est par une telle parole que l’Afrique apprendra l’Afrique à l’Afrique, dans une communauté de destin fondée sur la recherche commune du bonheur partagé. Utopie sans lendemain ? Pas du tout, c’est la seule voie pour travailler ensemble à éradiquer la violence dans les cœurs et dans la société, pour vaincre les systèmes de torture des Africains par les Africains et pour asseoir un projet crédible de construction d’une nouvelle société. Dans cette mesure, il est également temps d’apprendre à mettre sur pieds de nouveaux lieux et de nouvelles dynamiques initiatiques d’éducation à la paix dans les cœurs et dans la société. De fertiliser l’Afrique par l’Afrique grâce à des communautés de réflexion et d’action permanente, des réseaux de recherche et d’engagement, de groupes de rêves et d’utopies pour une Afrique nouvelle. La nouvelle initiation africaine à la paix sociale ne consistera pas à revenir aux sanctuaires et bosquets ésotériques de nos aïeux, mais à constituer des forces vives qui croient en l’Afrique et en son destin dans le monde, qui se donnent le temps de se ressourcer aux valeurs et aux principes de notre culture et qui s’attaquent ensemble à ce que J.-C. Mokala a appelé notre déficit de projet commun. En effet, le combat contre la violence et la torture suppose la foi en un projet commun que nous devons bâtir dans nos sociétés et face auquel nos guerres, nos conflits et nos déchirures apparaîtraient comme des freins à notre progrès, des handicaps pour notre développement. A ce niveau, il ne s’agit pas seulement de nous enraciner dans les exigences de la parole partagée comme dynamique de concorde et de pacification, mais de nous engager dans l’action commune pour vaincre toutes les forces négatives qui nous font régresser. Les nouveaux lieux initiatiques à construire sont des lieux pour réfléchir à cette forme d’action et l’organiser avec 61 Pour une voie africaine de la non-violence détermination. Celles et ceux qui participent à cette force de réflexion et d’action deviennent des militants de l’Afrique nouvelle. L’avant-garde qui doit pénétrer dans les systèmes actuels d’éducation pour y semer l’esprit de nos valeurs et de nos principes culturels pour une société d’harmonie relationnelle. Nous ne sommes pas ici devant une utopie abstraite et naïve, mais devant un vrai défi pour tout Africain et toute Africaine sensible à notre destinée face à l’avenir de l’humanité. Nous sommes devant la nécessité de retrouver nos racines pour réinventer l’Afrique en Afrique, pour construire la grande Afrique qui embrase nos espérances, pour bâtir une nouvelle destinée. Réinventer l’Afrique en Afrique. Le faire grâce au génie créateur des Africains et des Africaines qui bâtissent une nouvelle destinée. Cela demande une bonne dose de confiance en nous-mêmes et une foi ardente en notre génie créateur pour rompre avec nos négativités de violence et de torture. La parole partagée et l’action partagée auxquelles nous convient nos principes et nos valeurs de culture ne sont pas possibles sans les énergies de la foi partagée. Une foi dont les militants de l’Afrique sans violence et sans torture doivent devenir des missionnaires socioéconomico-politiques, pour ainsi dire, partout dans nos pays. Avec la conviction que de nous-mêmes et de la nouvelle vision du monde que nous forgerons dépendra la qualité de notre vie aujourd’hui et demain. En utilisant le mot foi, je ne pense pas seulement à la fertilisation psychique de nous-mêmes par des motivations énergiques, mais à une véritable spiritualité partagée qui fait confiance aux principes et aux valeurs de notre culture pour en faire de nouvelles dynamiques du changement de nous-mêmes et de notre société. Tels sont les enjeux de la culture africaine dans la bataille pour vaincre la violence, pour abolir la torture sur nos terres africaines et pour promouvoir les droits humains partout dans nos pays. En quoi l’Evangile de Jésus-Christ est-il concerné par cette bataille ? 62 Pour une voie africaine de la non-violence 4. L’Evangile de Jésus-Christ dans la culture africaine : une énergie pour changer la société Je considère l’Evangile de Jésus-Christ comme une énergie profonde qui doit féconder la culture africaine dans notre lutte actuelle contre la violence, la torture et les dénis des droits humains en Afrique. Que faut-il entendre par cette affirmation dans la situation actuelle de nos sociétés ? D’abord que le message de Jésus-Christ fournit une connaissance profonde des mécanismes par lesquelles la violence s’empare des individus et des peuples pour instaurer parmi eux des pratiques sociales de tortures, de traitements dégradants et des comportements inhumains. Ensuite que l’Evangile ouvre des voies fécondes pour lutter contre les mécanismes de domination, de déshumanisation et de dégradation de l’homme par l’homme. Enfin que l’Evangile fait prendre conscience à toute culture des énergies et des mécanismes de violence contre lesquels elles doivent lutter consciemment et efficacement si elles veulent être à la hauteur de l’humain, c’est-à-dire à la hauteur de l’ambition de Dieu pour l’humanité. Le savoir profond de Jésus sur la violence Dans la manière dont la révélation biblique parle du destin humain, elle dévoile un savoir profond sur lequel nous devons constamment méditer si nous voulons nous attaquer efficacement au problème de la violence dans nos sociétés. Dès les premiers textes du livre de la Genèse, il est montré que Dieu opère dans la création du monde en mettant en place un champ d’ordre entouré par le chaos, par une menace constante d’un désordre innommable. Cette indication est précieuse. Elle désigne le tohubohu originel comme un bouillonnement que Dieu fait re63 Pour une voie africaine de la non-violence culer, mais qui nous entoure toujours, qui peut nous envahir dans son énergie destructrice si l’ordre de l’humain n’est pas garanti par Dieu lui-même et par sa présence constante dans sa création. Plus loin, quand les textes du livre de la Genèse parlent de relations entre Caïn et Abel, ils prennent le soin de signaler que le principe du chaos, de la violence, du tohu-bohu qui peut détruire l’ordre de la création est tapi à la porte du cœur humain et qu’il y pénètre comme énergétique de la mort. Ils désignent ce principe par le terme de péché, c’est-à-dire de mal insondable. Lorsque ce péché explose, il explose comme violence destructrice : le meurtre d’Abel. Entouré par le chaos et habité par le péché, l’être humain comme la société qu’il crée est d’une extrême fragilité face à la violence, face aux forces du retour à une réalité sans Dieu. Au fond, la révélation biblique dans les textes de la création veut dire que l’ordre de l’humain ne peut être garanti que par un principe transcendant dont le respect seul maintient la réalité hors du chaos, du tohu-bohu et de la destruction : c’est le principe de l’ordre spirituel de la vie. Jésus savait cela et parlait de la réalité humaine sans illusion. Il était conscient de la manière dont fonctionne à la fois l’esprit humain et ses dynamiques sociales : comme des énergies toujours susceptibles de mal et de violence. Il connaissait l’endurcissement du cœur de l’homme et le poids coercitif des institutions humaines. Il savait autre chose encore : que face aux menaces des énergies des violences qui grondent en nous et hors de nous, qui nous constituent dans notre être et dans notre environnement, l’ordre social a tendance soit à fuir illusoirement son être de violence par des rites métaphysique, soit à s’enfermer dans le cycle des violences toujours recommencées, croyant illusoirement vaincre la violence par la violence. Lucide face aux ressorts profonds de cette violence humaine qui est à la fois tapie dans le cœur de l’homme et dans son extériorisation à travers les institutions que les 64 Pour une voie africaine de la non-violence humains se donnent pour vivre, il n’ a pas voulu considérer de phénomène comme un phénomène périphérique et passager, mais comme une réalité fondatrice de l’ordre social. Caïn qui tue Abel n’est pas éliminé du champ social par Dieu. Il y demeure sous l’ordre de Dieu et ne peut pas être détruit purement et simplement. Le chaos originel que Dieu éloigne pour établir l’ordre ne renvoie pas seulement à des forces naturelles qui peuvent nous tuer et nous submerger, mais à l’environnement social que nous pouvons créé hors de Dieu et qui deviendra alors le chaos capable de nous détruire. Notre être est ainsi tissé par ses possibilités constantes du chaos et du péché. Il est habité par ce volcan et vit sur ce volcan. Tous les jours. Quelle est la nature de ce volcan ? Le penseur français René Girard en a bien analysé les mécanismes dans sa réflexion anthropo-socio-théologique sur la violence34. Il montre que la violence instaure l’ordre social par des mécanismes très profonds qu’il désigne par les termes très savants de processus mimétique et de mécanisme victimaire. Par processus mimétique, il faut entendre le fait que les hommes fonctionnent sur un système des désirs qui veulent les choses parce que d’autres personnes veulent les mêmes choses. Nous désirons les choses par imitation des autres, par mimétisme. Et comme ces choses ne peuvent en même temps être à l’un et à l’autre, des rapports de force s’instaurent et la domination fait loi. La violence s’érige en médiation entre les personnes. Laissée à elle-même, elle peut conduire la société à s’autodétruire. D’où la nécessité d’organiser et de maîtriser la violence originelle en en faisant porter le poids par une seule victime : le bouc émissaire qui décharge les humains du poids de tous les crimes dus à la dictature des mécanismes mimétiques. L’organisation sociale se fonde sur cette violence que l’on tente constamment de maîtriser en recourant aux sacrifices, c’est-à-dire en pacifiant l’ordre social par le rejet du chaos en dehors de lui, dans l’espace du non humain. En langage clair, cela veut dire que la violence est ancrée au fin fond de nos désirs et de nos pensées intimes : dans notre cœur en tant qu’il est le centre de notre personnalité. Comme on le voit bien dans le récit biblique de Caïn et Abel, ce qui est tapi dans nos cœurs s’extério65 Pour une voie africaine de la non-violence rise à partir du moment où nous désirons tous la même chose, à savoir que Dieu agrée les sacrifices que nous lui présentons, dans le cas de Caïn et Abel. Lorsque Dieu accepte un sacrifice et laisse l’autre, lorsque il résout la compétition mimétique par le choix d’un seul sacrifice, il active le péché tapi en Caïn, la violence qui conduit au meurtre. De même, les peuples et leurs institutions ont tendance à désirer le même statut d’absolu qui ne peut être partagé. Chacun se l’arroge parce qu’il sait et pense que l’autre aussi veut se l’arroger. La compétition mimétique qui s’ensuit conduit à la violence des guerres avec tous leurs cortèges de tueries, des crimes, des tortures et des traitements inhumains. Le pouvoir, la puissance, la richesse, l’hégémonie, sont aussi nos enjeux mimétiques actuels. Mais tout cela n’est possible qu’à partir du moment où Dieu déserte le champ de l’humain et cesse d’être le principe transcendant qui médiatise la relation de chaque personne à chaque personne, de chaque peuple à chaque peuple. Au Rwanda, le principe de la violence mimétique a fonctionné à merveille en 1994. Deux groupes sociaux frères se sont convaincus qu’ils ne pouvaient pas vraiment partager la même terre sur laquelle ils veulent chacun instaurer une sorte d’hégémonie. Ils ont évacué Dieu du champ de la conscience et ont cessé ainsi d’être des vrais frères. Le génocide s’en est suivi, et l’embrasement de toute la région des Grands-Lacs. Si la Terre Sainte est depuis des siècles le théâtre des massacres, des tueries toujours recommencées, des attentats meurtriers et des haines sans fin, c’est au nom du même enjeu de la terre comme objet du désir mimétique. Le cœur humain et les institutions sociales des peuples de cette terre sont structurés sur un violent désir mimétique qu’ils ne sont pas parvenu à calmer, à apaiser par la négociation. Ils se sont même fabriqués des visions antagonistes de Dieu qui évacuent le vrai Dieu comme principe transcendant. Le chaos les submerge tous les jours et le sang coule parmi eux comme un fleuve de haines intarissables. Israël et la Palestine sont ainsi un grand drame spirituel de notre temps. A la lumière de ces exemples, il apparaît que la violence est un problème éminemment spirituel. Elle en66 Pour une voie africaine de la non-violence gage une vision des fondations spirituelles du monde avant de s’incarner dans des enjeux politiques, économiques ou géostratégiques. C’est cela que Jésus avait compris et c’est pour cette raison qu’il a géré ce problème selon une orientation spirituelle différente des orientations humaines habituelles. Selon les orientations habituelles, on a tendance à fuir la réalité de la violence par les mécanismes victimaires. D’après René Girard, il s’agit du processus par lequel, pour ne pas laisser la société imploser sous la pression des violences mimétiques du cœur et des institutions, on choisit une victime que l’on charge de toutes les fautes et elle expie pour tout le monde. On obtient ainsi une réconciliation sacrificielle et les choses sont relancées. Mais elles sont relancées selon la même logique où le cercle infernal du désir mimétique va recommencer, avec la même perspective d’un processus victimaire à recommencer. On fuit la violence en en chargeant le bouc émissaire pour mieux la relancer dans la réalité. Les accords d’Oslo entre Palestiniens et Israéliens ont été du type de ce processus, de même que les accords d’Arusha avant le génocide au Rwanda. On a voulu fuir la violence en déversant tous les désirs mimétiques sur des explications théoriques abstraites. On a signé des papiers pour évacuer les énergies destructrices, mais tout a été relancé sur les mêmes bases, avec les mêmes ambitions, les mêmes erreurs et la même volonté de détruire l’autre par la violence. Une violence dont on sait pourtant qu’elle est un cycle infernal et qu’elle ne peut qu’engendrer la violence. Le Moyen-Orient n’a pas connu la paix depuis des siècles. Le Rwanda est abonné aux massacres depuis des années. Tout montre que personne sur ces terres ne veut appliquer la seule stratégie qui peut porter des fruits : la stratégie spirituelle à la manière de Jésus. Quelle est cette stratégie ? Elle met avant tout en lumière le mécanisme mimétique dans son fonctionnement réel comme une machine à détruire. Elle refuse de mettre sur le dos d’une victime imaginaire les péchés de tous : au lieu de cela, elle exige que des hommes et des femmes prennent clairement la décision de briser le cercle infernal de la violence, quitte à subir eux-mêmes cette violence sans rendre le coup. Elle remet le principe transcendant, Dieu lui-même, au cœur des relations humaines, selon un 67 Pour une voie africaine de la non-violence principe de fraternité spirituelle qui n’aura plus besoin ni des mécanismes mimétiques, ni des processus victimaires. La croix et la résurrection de Jésus sont le point de départ de ce principe d’anti-violence spirituelle que l’on a vu à l’œuvre dans le combat du Mahatma Gandhi ou de Martin Luther King. Dans la situation actuelle de l’Afrique, il n’y aura pas de victoire possible sur nos violences tribales, nos guerres civiles et les conflagrations entre nos peuples si nous ne nous servons pas d’un principe spirituel du type de celui de Jésus pour l’intégrer dans la construction d’un nouvel être fondé sur les principes et les valeurs de notre culture. Cela exige que nous nous tournions vers le Dieu biblique tel qu’il se dévoile en Jésus pour faire de lui le foyer de notre révolution. Alors que nous avons eu tendance chez nous à penser Dieu en termes de réalité lointaine qui n’a plus grand chose à voir avec les problèmes des humains, alors qu’une certaine théologie missionnaire a eu tendance à nous présenter Dieu sous la forme d’un tyran tout-puissant et omniscient, Jésus nous a dévoilé le cœur de Dieu comme le cœur d’un être qui est fondamentalement amour, qui n’est qu’amour, pour parler comme le Père François Varillon. C’est ce Dieu proche, qui n’est qu’amour, que Jésus de Nazareth fait entrer dans notre société, dans les sanctuaires et bosquets initiatiques pour que naissent parmi nous de nouvelles mentalités et de nouvelles institutions sociales de non-violence, du refus de la torture, de l’affirmation des droits fondamentaux et inaliénables de la personne humaine. C’est lui qui nous fait redécouvrir les bases spirituelles de l’unité et de la solidarité de tous les membres de l’espèce humaine, de tous les peuples de la terre. Du spirituel au sociopolitique Comment vivre au concret la stratégie de Jésus ? Selon quelles perspectives peut-on l’incarner dans la vie concrète ? Si la violence est profonde comme elle est et qu’elle concerne la substance même de l’être au monde individuel et social, comment faut-il l’affronter avec l’esprit de l’Evangile dans le contexte actuel de la vie en Afrique ? 68 Pour une voie africaine de la non-violence Pour répondre à cette question, je voudrais recourir à un auteur qui a analysé avec finesse l’action de Jésus et ses stratégies : le théologien français Francis Grob35 . Dans un texte consacré à la perception que Jésus avait du politique et du modèle romain de domination en Palestine et dans tout l’Empire, ce théologien s’est attelé à dégager quatre modalités de fonctionnement du système de puissance impériale. A ses yeux (et il a raison de voir ainsi la réalité humaine), des hommes dominés par les pouvoirs qui les gouvernent sont victimes de tout un système des principes d’une efficacité redoutable, qui les affaiblit dans leur être et les détruit dans les ressorts vitaux de résistance à la violence dominatrice. Selon Jésus, affirme-til, toute société de domination fonctionne sur les stratégies suivantes : L’appauvrissement. Il condamne ceux qui sont dominés à une violence matérielle qui les exténue en réduisant à rien leurs possibilités matérielles d’existence. Par des taxes, des tracasseries, des corvées et une limitation extrême de leurs capacités de répondre aux besoins de tous les jours, il les condamne à dépérir dans leur être même et à se laisser faire. Leur appauvrissement matériel devient vite, comme dirait Engelbert Mveng, un appauvrissement anthropologique. Ils sont pauvres dans leur être et dans leur insécurité matérielle. Victimes de la pauvreté, ils ne peuvent pas réagir à l’oppression qu’ils subissent. La division. Il n’y a pas de pouvoir dictatorial qui n’applique pour s’imposer le principe bien connu énoncé par César : « diviser pour régner ». Diviser, c’est affaiblir les capacités d’action contre la violence sociopolitique propre aux puissants qui gouvernent. Ces capacités ne peuvent s’accomplir que dans le cadre global où elles ne se détruisent pas elles-mêmes en s’affrontant, en s’émiettant. Au contraire, c’est dans la coopération et la coordination qu’elles deviennent elles-mêmes forces de résistance. Cela, les puissants de ce monde et les maîtres de l’empire ne peuvent pas le supporter. Pour eux, la division est une modalité essentielle de la violence par laquelle ils imposent leur ordre des choses. La démoralisation. Il s’agit, écrit Francis Grob, de faire perdre le moral et la morale. Faire perdre le moral, c’est inoculer le dépit, le défaitisme et la dictature de la 69 Pour une voie africaine de la non-violence fatalité dans le cœur. On convainc les individus et les populations qu’il n’y a rien à faire contre la violence qu’ils subissent, qu’ils n’ont pas d’autres issues que de se soumettre et de souffrir. Perdre la morale, c’est renoncer aux principes et aux repères éthiques pour se laisser gouverner par la barbarie des instincts humains de violence, de déshumanisation des autres et de leur réduction à des objets sans capacité de s’organiser pour résister ou pour se révolter. La société devient le règne de l’immoralité, où personne ne respecte aucune règle ni aucune loi humaine, sauf bien sûr l’ordre inhumain des dominants, les puissants de ce monde dont parle Jésus. La terrorisation. Pour régner selon les lois de l’empire, il faut semer constamment la peur dans les esprits et les consciences. Il faut conditionner les hommes et les femmes à savoir qu’ils seront affreusement sanctionnés s’ils s’écartent des moindres petites lois édictées par les maîtres. La terreur est le commencement de la sagesse en situation de domination. C’est à cela que servaient les crucifixions massives auxquelles recouraient les Romains sur l’ensemble du territoire de leur empire. Jésus a subi ce châtiment horrible et inhumain. Appauvrir, diviser, démoraliser et terroriser sont donc des mécanismes de la violence sociopolitique dont on doit dire ici qu’elle incarne de façon particulièrement horrible la violence fondatrice déjà évoquée plus haut. Si celle-ci est liée au fait, pour les individus et les sociétés, de déserter les bases spirituelles de la relation avec Dieu, avec le principe transcendant qui, par sa médiation, unit et solidarise les humains, la violence sociopolitique de l’empire consiste en la construction d’une société de domination globale. César avait fait de l’empire romain cette société de domination. Staline et Hitler avaient radicalisé le système en puissance totalitaire, où le potentat monstrueux du système est en tout et en tous, partout et pour toujours. Mobutu, Bokassa, Macias Nguema, Idi Amin Dada, Sekou Touré, Eyadema et tant d’autres despotes africains ont tropicalisé le même système, dans la même fureur de violence dont l’Evangile du Christ a bien démonté les mécanismes. Quelles stratégies le Christ oppose-t-il à ce système de violence ? Il instaure une dynamique sociopolitique fondamentale qui fait passer l’humanité de l’identité meurtrière 70 Pour une voie africaine de la non-violence à la logique de la reconnaissance. Francis Grob présente cette stratégie en trois processus essentiels. - Passer de l’appauvrissement et de la division à la solidarité et à la communauté. Face aux stratégies d’appauvrissement et de division, écritil, Jésus rassemble une communauté de salut, de service et de solidarité. Dans un premier temps, il réintègre les exclus du peuple de Dieu, démoniaques, péagers, pécheurs impurs au regard de la loi, femmes ayant des saignements, enfants « morts », même de païens, c’est-à-dire des non-juifs. La communauté du royaume de Dieu a besoin de tous et de chacun, hommes et femmes, enfants et vieillards, malades et bien portants, pécheurs et justes, juifs et païens : tous sont un en Jésus-Christ (…). Ensuite Jésus rassemble la foule des affamés, des errants, sans logis, sans terre, sans travail ; il rassemble cette foule de brebis qui n’ont pas de berger pour qu’elle s’organise en peuple de Dieu comme au désert, pour qu’elle partage le pain et qu’elle scelle sa solidarité. - Passer de la division imposée par les pouvoirs à une foi déterminée en Dieu et en soi-même. Francis Grob écrit à ce propos : Face à la stratégie de la démoralisation, Jésus appelle à la foi en Dieu. Il redonne à chacun confiance dans sa destinée devant Dieu. Il ranime le goût de vivre et la volonté de lutter pour vivre. Il ranime en fait le mental du combat vital et de l’engagement sociopolitique pour créer un autre ordre de choses, refuser le système de domination et d’asservissement, retrouver les sources spirituelles de la destinée humaine et bâtir des exigences morales qui redonnent à chaque personne et à toute la communauté la foi dans leurs pouvoirs créateurs. - Passer de la peur à l’affrontement non violent avec les puissances d’anéantissement. Sur ce point, Francis Grob a des paroles d’une clarté éblouissante pour dévoiler le fin fond de la pratique du Christ : Face à la stratégie d’intimidation et de dissuasion (…), 71 Pour une voie africaine de la non-violence Jésus a voulu délibérément affronter la mort sur la croix, avec sa souffrance et son infamie. (…) Jésus a ainsi transformé la crucifixion en son contraire, il l’a inversée, il en fait un acte vainqueur. Il a ainsi posé les bases d’une stratégie de la nonviolence active, celle qui subit la violence pour la vaincre comme système et la faire douter elle-même quant à son efficacité. A partir du moment où Jésus affronte la crucifixion, il insuffle un esprit nouveau, un mental de nonpeur à tous ceux qui croient en lui. Il constitue et institue ainsi une communauté de l’Esprit de Dieu qui fait du message de l’Evangile le fondement d’une nouvelle société. A travers ces passages de la logique de la violence sociopolitique à la logique de la non-violence évangélique, il est clair qu’un type d’esprit et d’engagement créatif contre la violence est mise en oeuvre et inscrit dans la trame de l’histoire humaine : l’esprit de la conversion évangélique et de la constitution de la communauté de foi comme lieu de naissance d’une nouvelle société. Esprit évangélique et utopie chrétienne Le savoir profond de Jésus sur la violence ainsi que les stratégies qu’il induit constituent des bases pour guider aujourd’hui la vie et l’action chrétiennes dans la société. Il convient, de ce point de vue, de signaler trois dynamiques d’action qui ont nourri la vie de Jésus lui-même et fertiliser ses stratégies d’action. Il y a d’abord la prière. Si Jésus a pu tout au long de son existence lutter contre l’esprit et le système de violence ; s’il a pu à la fois structurer sa personnalité sur un style d’être non-violent et construire des façons de lutter contre l’esprit de l’empire romain en son temps, c’est essentiellement parce que toute sa vie a été nourrie par une relation permanente avec Dieu : la prière. La prière comme ouverture permanente à l’énergie divine, comme branchement constant de soi sur la force vitale venant de Dieu, comme dialogue de tous les jours avec le Père et comme action sur la substance de la personnalité grâce à la confiance en Dieu comme source de paix intérieure et d’harmonie sociale. Ce qui frappe dans la manière d’être de Jésus, c’est cette force de communion avec le divin, cette spiritualité qui a arraisonné toutes ses initiatives. 72 Pour une voie africaine de la non-violence Etant homme de prière, il est devenu être de paix et messager de la vraie paix, celle que Dieu donne à chaque personne au plus profond du cœur et à la société au plus profond de ses structures de fonctionnement. La prière comme fertilisation de soi par Dieu et comme action de soi sur soi dans l’esprit de Dieu a été le ressort et le moteur de la personnalité de Jésus. Cette personnalité évangélique constitue aujourd’hui un schème d’être et d’action proposé à chaque chrétien et à chaque chrétienne, à toutes les communautés chrétiennes dans leur lutte contre la violence. C’est dire que prier désigne une modalité d’être, une manière de structurer la vie et la personnalité de telle sorte qu’elles soient constamment habités par l’énergie de Dieu, qu’elles fassent de Dieu le centre de tout : des désirs, des relations, des actions et des projets. Les mots, les rituels, les liturgies, les méditations et toutes les pratiques religieuses n’ont pour but que de vitaliser cette personnalité spirituelle profonde dont Jésus, et à sa suite, tous les grands mystiques de la tradition chrétienne, ont montré l’importance. Pour le dire autrement, la lutte contre la violence et tout ce qu’elle entraîne comme mécanismes de domination, de torture, de déshumanisation et de déni de droits humains a besoin d’une véritable mystique d’existence : l’habitation de notre être et de notre vie par Dieu lui-même. Toute personne, toute société qui se coupe de cette source de vie ne peut pas construire une paix véritable ni forger une personnalité capable de concorde et d’harmonie. Nos sociétés africaines ont besoin de redécouvrir cette mystique de profondeur dans le contexte actuel où la prière devient de plus en plus un fatras des délires et des mystifications bruyantes, qui laissent très peu de place à la profondeur de Dieu dans la profondeur de l’être humain. Face à la religiosité du brouhaha assourdissant et des abracadabras déclamatoires qui s’est emparée des Eglises et de la société africaines, le temps du silence des profondeurs pour mettre Dieu dans les profondeurs de nous-mêmes est venu, si nous voulons vraiment lutter contre la culture de la violence sous toutes ses formes. 73 Pour une voie africaine de la non-violence A côté de la prière, la chose qui frappe également dans la vie et la pratique sociale de Jésus est sa pensée tranquille et lucide. Analyste hors pair des logiques individuelles et collectives dans sa société, Jésus avait compris qu’il n’y a pas de victoire possible sur les systèmes de violence sans recours à la réflexion profonde sur l’humain et sur le social dans leurs fonctionnements profonds. Tout son enseignement est une réflexion réaliste sur la réalité de la vie individuelle et sociale. Il avait de cette manière compris qu’il y a dans l’existence humaine la logique de César et la logique de Dieu. Il avait su distinguer entre le domaine de pertinence de la logique de César et les tentations permanentes de sa perversion sociale. Il avait aussi compris la centralité de la logique de Dieu dans la construction d’une société de paix. Toute société qui prend César comme modèle et comme principe d’organisation ne peut aboutir qu’à la violence. Seul le choix clair de Dieu comme cœur et principe de la vie instaure le règne de la concorde et de l’harmonie sociale. Dans sa réflexion sur l’humain et le social, Jésus avait aussi compris qu’il faut refuser la logique de Mammon et sa dictature, pour pouvoir donner à l’esprit divin son statut de souffle de non-violence, de principe de paix. Distinguant ainsi entre César, Mammon et Dieu, il avait découvert que les humains et leurs sociétés ont tendance à vouloir se structurer sur César et Mammon au détriment de Dieu. Toute sa réflexion spirituelle et sociale consistait à mettre en lumière les dangers, les menaces et les dérives inhérents à un tel choix. Dans cette perspective, il posait Dieu comme le seul vrai principe structurant pour des personnalités et des communautés qui s’engagent dans la bataille de la paix. Jésus a tiré toutes les conséquences logiques de cette option pour Dieu : l’exigence des renversements des valeurs dont tout le Discours sur la montagne déroule les implications. Il y dit clairement que la logique de Dieu a besoin des principes socio-spirituels clairs et des forces sociales de la transformation du monde. C’est au cœur de ce discours qu’il dévoile le fond de sa pensée face aux systèmes de violence dans leur im74 Pour une voie africaine de la non-violence prégnation des mentalités individuelles et des logiques sociales. Aux personnes prises dans les mailles de la violence du cœur et des institutions de violence, il a cette parole extraordinaire de lucidité : Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés (Mt, 7,1). Le théologien rwandais Laurien Ntezimana a perçu la force logique et spirituelle de cette parole dans la lutte contre la violence. Il y voit la substantifique moelle de la lucidité de Jésus sur ce problème. Jésus aurait à ses yeux perçu le fait que la violence dans le cœur humain s’alimente d’un venin de jugement qui nourrit les logiques de la destruction. C’est dans la mesure où l’on s’arroge le droit d’être le juge des autres que l’on a tendance à les diaboliser, à ne voir que le côté sombre de leur vie, à les réduire à leurs défauts et à les condamner sans appel. La relation que l’on établit avec eux ne peut alors être qu’une volonté de les détruire ou de les convertir par la force à ce que l’on croit soi-même être la lumière de la vérité. Si tout le monde agit selon ce principe, il n’est pas de doute que la société dans son ensemble deviendra un enfer : l’enfer dans lequel chacun précipite chacun du simple fait de le juger à partir des critères de condamnation et d’exclusion irrémédiables. D’où l’injonction clairvoyante de Jésus : Ne jugez pas. Elle signifie que la victoire sur la violence sociale dépend de notre capacité à casser le cycle des jugements que nous portons facilement les uns sur les autres, à placer les autres dans la lumière du regard de Dieu : le regard de l’amour. Si l’on veut mesurer à sa juste valeur la pensée de Jésus sur la violence, il faut rapprocher la parole : Ne jugez pas (Mt 7,1) d’une autre parole essentielle : Ce que vous voulez que les autres fassent pour vous, faites-le vous-même pour eux (Mt 7,12). Ici aussi, nous sommes au centre du cœur humain et de la relation sociale. Le cœur est tissé d’attentes positives et fructueuses quand il s’agit de demander aux autres personnes d’être au service de soi. La logique du jugement n’est pas mise en œuvre. Seule la logique de l’amour est de mise : logique de service, d’aide, de don, d’enrichissement. Les choses changent du tout au tout lorsqu’il s’agit pour moi de répondre aux exigences des autres. La tentation est grande alors de s’instaurer en juge. Aux yeux de Jésus, tant qu’on ne remet pas en cause le fonc75 Pour une voie africaine de la non-violence tionnement de cette logique du cœur humain, la société ne peut pas connaître la paix, la concorde et l’harmonie. Elle ne peut que vivre hors du fondement même de la vie chrétienne : le devoir de rendre notre prochain heureux sur la base de notre appartenance commune à l’humanité et à la création de Dieu qui nous aime. Ce Dieu qui se pose comme principe même de l’amour à promouvoir dans les relations humaines. Quand Jésus parle de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain, il n’énonce pas une maxime générale et abstraite ni une petite vérité moralisatrice pour des bondieuseries à quatre sous. Il formule la logique essentielle de la vie, l’impératif qui fonde l’existence humaine selon l’esprit de Dieu. Il dévoile le ressort radical, dernier, absolu, d’une société de paix. Mais il le fait sans naïveté. Il connaît trop le cœur humain pour penser qu’il suffit de lui indiquer la voie de la raison pour qu’il la suive. D’où l’orientation de sa pensée vers la lutte communautaire contre les structures du péché dans la société, en vue de constituer des vraies communautés de vie. Le groupe qu’il a constitué lui-même avec ses apôtres apparaît dans cette lumière comme un contremodèle face aux structures du péché, c’est-à-dire aux mécanismes et lieux d’existence qui se coupent de Dieu pour fonctionner selon les exigences de l’idolâtrie de César et de Mammon. La pensée chrétienne contemporaine, particulièrement en Amérique latine, a eu raison de mettre en lumière la lutte de Jésus contre les structures du péché. En effet, c’est dans l’exigence du passage des structures du péché aux communautés de vie que se dégagent la vocation et la mission de l’Eglise comme force de Dieu en action dans le monde. Dans son essence aux yeux de Jésus, l’Eglise ne peut être que l’ensemble, le réseau, l’interconnexion et la vitalité de communautés de vie alimentées par l’esprit du Christ. La première communauté chrétienne dans les Actes des Apôtres demeure à ce jour le paradigme même d’une Eglise qui veut devenir une communauté non-violente, un contre-modèle face aux structures du péché. Tandis que celles-ci sont gouvernées par l’économie globale de la force brutale et de la domination, cellelà vit l’économie du bonheur partagé, l’économie globale 76 Pour une voie africaine de la non-violence de la reconnaissance mutuelle et de l’enrichissement mutuel grâce à la prière, à la méditation de la parole et au partage des sacrements. Tous ceux qui avaient cru étaient ensemble et avaient tout en commun. Ils vendaient leurs biens et leurs possessions, et ils en partageaient le produit entre tous, selon les besoins de chacun. Chaque jour avec persévérance, ils étaient au temple d’un commun accord, ils rompaient le pain dans les maisons et prenaient leur nourriture avec allégresse et simplicité de cœur. Ils louaient Dieu et obtenaient la faveur de tout le peuple. Et le seigneur ajoutait chaque jour à l’Eglise ceux qui étaient sauvés (Actes, 2, 44-47). De nos jours, certains chrétiens ont tendance à voir dans ce texte une exagération utopiste. Je préfère y voir une dimension radicale de la vision du monde de Jésus : la fertilisation des rêves profonds et des utopies humaines les plus actives par un nouvel ordre communautaire36 , par une nouvelle économie politique de vie37 . En effet, ce n’est pas seulement par la prière et par la pensée que Jésus a agi en son temps contre le monde de la violence. Il a aussi agi par la force de l’imagination porteuse de grandes espérances. Il savait que toute grande œuvre parmi les humains se nourrit d’une grande utopie. Il a proposé au monde l’utopie du Royaume de Dieu : la vaste perspective des nouveaux cieux et de la nouvelle terre. Toute sa vie, il l’a organisée autour de la volonté d’incarner cette utopie dans la réalité : il l’a vécue entièrement dans cette perspective. Il a ainsi fondée lui-même ce que le théologien français Gabriel Vahanian appelle l’utopie chrétienne : la mission qu’a l’Eglise de changer le monde38. L’une des dimensions essentielles de l’utopie chrétienne est la fin de la violence sous toutes ces formes : la construction d’une société où la paix de Dieu règne partout parce qu’elle serait devenue la substance même des relations entre les humains, entre les humains et leur environnement, entre les humains et le créateur de l’univers. Dans un important article publié par la revue Perspectives Missionnaires (n°43, 200) sous le titre Face à la violence, affirmer la « non-violence », Hervé Ott a tracé les grands traits de cette vision chrétienne d’une société sans vio77 Pour une voie africaine de la non-violence lence. Partant de la profonde idée de Paul Ricoeur selon laquelle la violence est tout ce qui fait faire une expérience de mort, réelle ou symbolique, il distingue plusieurs sortes de violence que les chrétiens et les chrétiennes sont appelés à combattre dans la perspective d’une nouvelle société. - La violence directe. Il s’agit de la violence qu’on se fait à soi (dévalorisation, culpabilisation) et aux autres (jugements, insultes, coups, meurtre et au-delà, torture). On la ressent immédiatement, elle provoque des mécanismes de défense, souvent violents à leur tour. Les coups arrivent quand on est à bout d’arguments. Mais les arguments ne sont en général que la traduction rationnelle des émotions refoulées. A mon sens, Jésus ouvre par son utopie le chemin d’une utopie chrétienne qui refuse que les relations entre les personnes soient des relations de violence directe, mais qu’elles deviennent plutôt des relations médiatisées par le Christ lui-même et l’esprit qu’il répand. - La violence structurelle. Elle se manifeste de façon cachée dans toutes les structures, depuis les groupes jusqu’aux relations internationales entre Etats et peuples. On parle alors de « processus », car on ne peut pas dire qui est directement responsable : tout le monde participe, de fait, au processus. Elle se manifeste en conflits de pouvoir entre personnes (…) Une autre manifestation de la violence structurelle se traduit sous forme d’exclusion dont la plus connue est celle du « bouc émissaire » (les pauvres, les immigrés, les noirs, les juifs, etc.). A mon sens, si l’on se réfère à Jésus dans sa vision de la nouvelle société, il n’y a pas de place pour cette violence structurelle. A partir du moment où Dieu s’installe entre les humains comme médiation, les structures qui se mettent en place ne peuvent être que des structures d’harmonie profonde. - La violence culturelle. Elle provient des représentations qu’une culture se donne de la violence, comme violence juste ou illégitime (…). Grille de lecture de la société et prisme représentationnel des relations humaines, elle a une fonction de justification et de légitimation de certaines pratiques sociales, celles de la domination des hommes 78 Pour une voie africaine de la non-violence sur les femmes, des Blancs sur les Noirs, des riches sur les pauvres, etc.. Nous sommes ici dans le domaine de ce que Pierre Bourdieu appelle la violence symbolique, celle qui est intériorisée, qui structure la société dans son ensemble et fait accepter par les victimes l’état dans lequel elles se trouvent. Hervé Ott a raison de noter : C’est précisément face à cette violence-là que l’Evangile nous invite à changer de regard, de perspective. Le « Royaume de Dieu » est l’image qui décrit très bien cette nouvelle perspective : la disparition de la violence comme grille de compréhension, d’organisation et de structuration du monde ; la disparition de toutes les représentations, symboles et idées-images qui en font intérioriser les dynamiques en les imposant comme normales. Il est bon pour l’Afrique de fonder ses luttes contre la violence et la torture sur cette utopie, de nourrir son combat pour la promotion des droits humains du suc de cette vision socio-spirituelle du monde. L’Evangile trahi par une civilisation insensée Ce que je viens d’écrire sur l’Evangile et sa vision de la lutte contre la violence, tout le monde sait actuellement qu’il s’agit d’un idéal trahi de fond en comble par l’ordre mondial actuel. En effet, le cadre de la mondialisation qui est le nôtre aujourd’hui relève d’une vision du monde où la politique, l’économie et la culture sont essentiellement déterminées par la violence au sens le plus profond du terme dégagé par Ricœur : tout ce qui fait faire une expérience de mort, réelle ou symbolique. L’économie néolibérale actuelle s’accommode de principes, de pratiques et de mécanismes qui produisent, à côté des richesses immenses profitant à quelques-uns seulement, une immense houle de misères, d’inégalités, de précarités et d’exclusions. Malgré les dénonciations de cet état des choses par les meilleurs esprits de notre temps, la caravane de la globalisation ne donne pas l’impression de vouloir s’arrêter pour repenser ces principes, ces pratiques 79 Pour une voie africaine de la non-violence et ces mécanismes. Elle avance, convaincue d’avoir raison, sans se rendre compte qu’elle va tout droit vers un gouffre. Comme l’insensé dont parle la Bible, elle se dit en elle-même que Dieu n’existe pas. Et comme Dieu n’existe pas à ses yeux, le système qu’elle met en place ne peut pas perdre son temps dans des considérations éthiques ou spirituelles relevant d’une vision évangélique du monde. En somme, il n’y a pas de place pour l’Evangile dans un système économique insensé, dans une civilisation qui n’a aucune idée de son destin spirituel face à l’avenir. Dans ses conditions, il n’est pas étonnant que les relations économiques soient devenues le domaine des compétitions les plus sauvages, des violences sans scrupules et des négativités qui tuent des millions et des millions de personnes parmi les peuples, surtout chez nous en Afrique, continent parent pauvre d’une globalisation sans cœur ni esprit. Comme l’économie, la politique en ces temps de mondialisation a cessé de se penser en termes de régulation et de gestion des communautés humaines pour les libertés fondamentales et une société de justice. Elle est globalement soumise à notre système économique mondial insensé et elle est devenue elle-même insensée. Les qualités que l’on attend pour y réussir ne sont pas de l’ordre des valeurs nobles de la vie humaine, comme dirait Hampâté Bâ, mais celles de tueur, de dribleur, de roublard et de tordu mental. Les nations, même parmi les plus riches et les plus puissantes, sont gouvernées par des hommes dont on peut douter de la solidité intellectuelle et de l’équilibre mental. Sous diverses formes, elles érigent la force en loi et institutionnalisent la violence dans un ordre politique international où les plus faibles n’ont plus de voix. Leurs pays imposent leurs volontés aux grandes institutions internationales et condamnent ceux qui souffrent à subir chaque jour l’humiliation d’être dominés et de n’avoir aucune perspective de libération. Dans un tel monde, l’Evangile ne peut pas avoir le statut d’une lumière pour la politique ni d’une sagesse pour le gouvernement des peuples. Le comble dans tout cela, c’est de voir qu’une nouvelle culture mondiale se met en place pour imposer cette 80 Pour une voie africaine de la non-violence vision du monde comme la pensée unique planétaire. Tout se passe comme s’il n’y avait pas d’alternatives. Les vaincus et les laissés pour compte du système doivent se faire une raison et accepter sa violence comme normale, comme relevant de l’ordre des choses, des décrets absolus de l’histoire. Les églises, la société civile, les hommes et les femmes de sagesse ont beau crier pour alerter les consciences, rien n’y fait. L’Evangile, son éthique, sa spiritualité et les pratiques sociales qu’ils proposent n’ont pas de place pour notre temps insensé. Un temps qui se targue aujourd’hui d’être une ère post-chrétienne, non pas seulement au sens positif du refus de la tutelle religieuse d’un christianisme subverti et dévoyé par les églises, mais aussi au sens négatif de distance radicale face à l’Evangile et à sa vision du monde. Dans un tel contexte où les références spirituelles fondamentales sont volontairement étouffées, il ne reste comme voie de résistance que la révolte terroriste, la violence sauvage et diabolique du terrorisme planétarisé: le benladénisme fou qui frappe partout des innocents sans recours. Le monde insensé plonge ainsi dans le non-sens absolu. L’Afrique est plongée dans ce monde et elle y perd de jour en jour tous ses repères éthiques et spirituels : ceux de sa culture profonde déjà noyée dans une néo-culture imbécilisante et ceux de l’Evangile qui ne parlent plus qu’à la surface de notre être, sur l’écume de nos dérives. Elle fait face à des exigences profondes de recomposition intérieure des personnes dans un monde décomposé, à des impératifs de reconstruction de ses énergies vitales dans un espace social en pleine turbulence. Sommée de répondre à ces impératifs et ces exigences, elle devra s’enfanter elle-même comme une grande espérance pour le monde. C’est là l’enjeu. 5. Témoigner de l’Evangile au cœur de la culture africaine La conviction qui m’anime et que je voudrais partager maintenant avec les chrétiennes et les chrétiens d’Afrique est celle-ci : il est urgent aujourd’hui pour nous de mettre au cœur de notre culture africaine les grandes exigences et les impératifs essentiels de l’Evangile. Cela veut dire quelque chose de très concret : dans une néo81 Pour une voie africaine de la non-violence culture africaine qui a trahi les principes et les valeurs de la culture profonde de l’Afrique, dans une civilisation mondiale qui a trahi l’Evangile et son esprit, il est nécessaire que des Africains et des Africaines se décident d’incarner dans leur être, au plus profond de leur cœur, de leur conscience et de leur esprit, l’humus le plus noble de leur culture et le limon le plus fécond de l’Evangile de JésusChrist. C’est là notre mission dans le monde d’aujourd’hui. Du double endiguement à la double re-connexion Il s’agit, en fait, d’un choix personnel et collectif à faire pour une nouvelle orientation de civilisation. Je parle de choix pour mettre en lumière le fait que la question de la lutte contre la violence, contre les pratiques de la torture et contre le déni des droits humains relève de notre liberté, de notre responsabilité et de la conscience que nous avons de nos devoirs et de notre mission face à l’avenir. Il ne peut pas y avoir une culture africaine idéalement splendide qui lutterait contre nos systèmes concrets de violence ni un Evangile abstrait dans la splendeur de sa vérité qui supprimerait comme par enchantement le mal dans nos sociétés. La culture n’est crédible qu’assumée comme choix de vie par des hommes et des femmes qui ont foi en ses principes. L’Evangile n’a de substance nourricière que dans les options concrètes et les orientations décisives des personnes et des communautés pour changer l’ordre des choses. Comme au temps de Moïse, le combat contre la violence, la torture et le déni de droits humains se place sous le signe suivant : Voici, je place devant toi la vie et la mort. Choisis la vie. Choisir la vie. Tel est en effet l’enjeu pour nous Africains et Africaines d’aujourd’hui, car la violence est pour nous la route de la mort, d’affaiblissement de notre énergie vitale comme civilisation. Sous quelque forme qu’elle se présente, elle ne peut procurer que la mort. Aujourd’hui, notre devoir est de refuser ce destin et d’opter pour vivre au concret ce qui constitue l’essence même de notre culture : l’énergie d’une civilisation de la concorde, de l’harmonie et du bonheur partagé. Rebâtir la culture des liens qui fait toute la force de notre vision du monde. Faire le choix de la vie, cela veut dire en même temps miser sur l’Evangile et son esprit pour renforcer cette civilisation du bonheur partagé et cette culture des liens vi82 Pour une voie africaine de la non-violence taux en nous. Il s’agit en fait d’un double re-enracinement dans notre force traditionnelle et dans l’énergie vitale que Jésus-Christ nous apporte, d’une double re-connexion avec la puissance de nos ancêtres et avec le souffle de JésusChrist comme nouvelle possibilité de vie en nous ici et maintenant. Pour réussir cette double dynamique de re-enracinement et de re-connexion, nous avons à mettre sur pied un double processus d’endiguement face aux forces du chaos dans notre société : le chaos de la néo-culture africaine qui développe l’esprit de destruction de notre être profond et le chaos de la mondialisation meurtrière qui promeut la culture de la violence planétaire. Contre ce chaos, le processus de re-enracinement en nous-même et de re-connexion avec l’Evangile dans sa vérité est appelé à modeler une nouvelle culture africaine, capable de juguler l’esprit de violence parce qu’elle aurait digérée en profondeur la substance nourricière l’Evangile. C’est cette nouvelle culture plus forte et plus féconde que chaque Africain et chaque Africaine sont appelés à assumer, à vivre dans sa vérité. Nous devons construire en nous et dans nos sociétés un mental nouveau, un moral de non-violence et une mentalité de promotion permanente de la concorde et de l’harmonie relationnelle, comme dirait André Karamaga. Combat sur plusieurs fronts Pour ce faire, nous avons à travailler simultanément sur plusieurs fronts. - Le front de la production de nouvelles logiques sociales par un travail permanent d’éducation et de formation pour créer un cadre de vie et d’action propice au développement d’une civilisation de l’harmonie. Beaucoup d’initiatives d’éducation à la non-violence et de construction de la paix sont en cours dans les églises et dans la société civile aujourd’hui. Il faut en élargir la portée et en renforcer les capacités d’encadrement et de mobilisation, à travers 83 Pour une voie africaine de la non-violence la promotion des modèles et des repères vitaux contraires à la néo-culture africaine et à la mondialisation néolibérale meurtrière. Une nouvelle identité africaine devra voir le jour dans ce travail d’éducation et de formation, dans ces efforts d’enfantement d’un monde sans violence ni torture. - Le front de l’édification de nouvelles structures de gestion de la vie collective. L’éducation et la formation à la culture de la vie ne peuvent réussir sans des structures sociales qui les portent et les alimentent. Sans la construction de nouvelles institutions politiques et sociales de gestion de la vie collective selon des principes différents de ceux qui, aujourd’hui, trahissent à la fois l’Evangile et la culture africaine. Nous avons besoin d’un engagement profond des chrétiens et des chrétiennes dans la transformation de l’esprit de nos institutions politiques et de nos structures sociales. Le christianisme africain a tendance à laisser ces espaces au néo-paganisme actuel qui les configure alors selon son esprit, c’est-à-dire dans la violence foncière, dans l’institutionnalisation de la torture et dans la destruction des droits humains et des libertés fondamentales. Le développement d’une foi chrétienne visant un impact public profond sur les institutions pour les changer de fond en comble selon l’esprit du Christ et l’essence de la culture africaine est un impératif décisif dans la lutte contre la violence. Nous devons nous y atteler avec détermination. - Le front de nos rêves et de nos utopies. Nous devons rêver ardemment une autre Afrique, réimaginer avec ferveur notre place dans le concert des civilisations, avec la conviction que nous sommes dotés d’énormes atouts culturels et spirituels pour bâtir une civilisation capable de vaincre la violence, capable d’abolir la torture, capable de dynamiser toutes nos forces de concorde et d’harmonie relationnelle : nos puissances de paix. Un peuple qui ne rêve pas haut et fort sa destinée pour se donner une 84 Pour une voie africaine de la non-violence grande vision de lui-même et proposer aux autres peuples un modèle fertile de réalisation de l’humain ne peut pas s’épanouir dans son propre être en tant que grande civilisation. L’Afrique a besoin de refonder son existence dans ses valeurs vitales et de s’ouvrir à la sève de l’Evangile pour produire le modèle de culture et de civilisation nouvelles qu’elle devra proposer à notre monde de plus en plus insensé dans sa mondialisation orgueilleuse. Elle est appelée à se remodeler dans une utopie où les valeurs des liens vitaux et les principes évangéliques de l’amour créatif ouvrent des perspectives du bonheur solidaire. Nous sommes à un moment crucial de notre histoire où nous devons mettre toutes les énergies de notre être au service de cette grande utopie, au service des exigences de nouvelles institutions sociopolitiques ainsi qu’aux nécessités de nouvelles logiques pour conduire nos vies avec sagesse et intelligence. Un combat pour toutes les communautés de foi On comprend que le projet de vaincre la violence dans nos sociétés, d’abolir la torture dans nos pays et d’éradiquer l’esprit qui détruit de droits humains sur nos terres a une portée plus vaste que celle des revendications spécifiques à un peuple ou à une religion. Il interpelle tous les croyants et toutes les communautés de foi qui doivent fournir des efforts pour donner à nos sociétés ce qu’ils ont de meilleur pour fertiliser la culture africaine dans ses valeurs vitales et dans ses principes de fond. Puisque l’enjeu est de nous inventer une nouvelle personnalité et une nouvelle culture, l’apport de autres forces spirituelles et religieuses à l’avènement d’une nouvelle société africaine est aussi importante que celui de l’Evangile vécu dans le cadre du christianisme africain. J’ai parlé tout au long de cette réflexion comme un chrétien soucieux du destin de sa société et de son continent. Je l’ai fait non dans une perspective qui restreindrait l’Afrique à ce que l’Evangile peut apporter à sa culture dans la lutte contre la violence, mais dans le souci de partager avec tous les croyants et toutes les communautés de foi les richesses de mon propre sol spirituel. 85 Pour une voie africaine de la non-violence Catholique d’éducation et de formation, luthérien d’inspiration et de volonté, harriste d’option et d’engagement, évangélique de désir et d’aspiration, j’ai du christianisme une idée œcuménique et synergétique qui a fait de moi un chrétien transversal. Un homme de foi profondément sensible aux immenses trésors intellectuels, éthiques et spirituels que nos confessions chrétiennes doivent apporter à l’Afrique dans toutes ses luttes d’aujourd’hui, particulièrement dans la lutte contre la violence, la torture et le déni des droits humains. J’ai voulu synthétiser toutes ces richesses dans une vision globale dont je pense qu’elle est fertile pour l’invention de la nouvelle culture africaine. Je suis convaincu que chaque croyant peut fournir le même travail pour sa propre tradition spirituelle et contribuer ainsi à donner à notre société une idée très riche d’elle-même dans ses possibilités d’enrichir les autres sociétés et les autres cultures. Conclusion Je viens de proposer une réflexion de type fondamental sur l’un des défis majeurs de la société africaine actuelle : la construction d’une société de concorde, d’harmonie et de bonheur partagé. En cherchant au fond de la culture africaine et dans l’Evangile de Jésus-Christ les ressources pour relever ce défi, j’ai voulu dire toute ma confiance dans le travail d’interfécondation entre foi chrétienne et valeurs culturelles africaines dans les cœurs, dans les esprits, dans les consciences et dans le génie créateur des hommes et des femmes d’Afrique aujourd’hui. J’ai cherché à mettre en lumière la fécondité d’une inculturation libératrice appliquée à un enjeu concret, à un champ précis de bataille qui exige une pensée globale et des stratégies d’action pour changer les réalités. Je sais qu’il n’existe pas de réponse facile à présenter sous forme des prêt à porter ou d’il n’y a qu’à faire ceci ou cela. Mon éducation catholique m’a appris la complexité des problèmes humains et la nécessité philosophique de 86 Pour une voie africaine de la non-violence comprendre clairement les tenants et les aboutissants des questions avant de proposer des orientations pour l’action. La réflexion que j’ai développée ici s’est limitée en quelque sorte à cela : clarifier les questions et proposer des orientations de recherche. J’ai ainsi abouti à l’idée que le problème de la lutte contre la violence, pour l’abolition de la torture et pour la promotion des droits humains est un problème de nouveau choix de civilisation où les peuples africains sont appelés à engager leur génie inventif sur la base de nos valeurs culturelles profondes et de l’Evangile comme chemin de vie. Je me suis adressé à toutes les forces vives qui doivent s’organiser en forces d’action et en communautés d’espérance en action pour bâtir la nouvelle société africaine telle que nous l’imaginons tous et toutes dans nos utopies : stable, paisible, prospère, respectueuse des droits humains et porteuse de nouvelles possibilités d’être pour toute l’humanité. De par mon inspiration luthérienne, je connais tout le poids de la conscience individuelle pour affronter les grands défis de société. Je sais à quel point la responsabilité personnelle et la relation directe de l’individu à Dieu comptent pour transformer le monde. Toute la réflexion de ce livre a été pour moi une interpellation de la conscience de chaque Africain et de chaque Africaine sur les choix à faire pour bâtir l’avenir : face aux valeurs profondes de notre culture comme face aux ressources sociopolitico-spirituelles de l’Evangile de Jésus-Christ. J’ai lancé cette interpellation selon l’orientation fondamentale de mes options dans les communautés harristes où je suis spirituellement engagé aujourd’hui. Cette orientation est un mode de raisonnement construit autour de l’idée de la centralité de l’Afrique comme source de valeurs de vie, comme enjeu radical de destinée, comme horizon essentiel d’action et comme force qui donne sens à l’engagement chrétien au service de l’humanité. Vivant l’Evangile de Jésus-Christ selon cette logique, j’en fais une herméneutique spirituelle, éthique et sociopolitique dont les résultats ont tissé la trame de la présente réflexion, sur la question précise et concrète de la violence sociale, de l’abolition de la torture et de la construction d’une société du bonheur partagé. Tout au long de cette réflexion, j’ai été portée par le souffle évangélique de mon aspiration la plus profonde : 87 Pour une voie africaine de la non-violence lier l’Evangile à la conversion visible, à un changement radical des mentalités et de comportements qui soit perçu par tous et toutes, au sein d’une communauté de foi, d’espérance et d’amour visant la chaleur d’un Dieu qui parle au cœur. A mon sens, les valeurs culturelles dont il a été question dans ma réflexion sont à fertiliser par l’Evangile de Jésus-Christ perçu selon les quatre prismes de mon être et au sein de mon appartenance plurielle au souffle pluriel de Dieu dans ses églises aujourd’hui. Je peux donc terminer cette réflexion par le vœu de voir l’engagement œcuménique des chrétiennes et des chrétiens servir de base à des synergies interreligieuses et sociales plus vastes dans la lutte contre l’esprit de la néoculture africaine dévoyée, dans le combat contre les orientations d’une civilisation mondiale insensée, bastion de toutes les violences, de toutes les tortures et de toutes les violations des droits humains. Les églises et toutes les communautés chrétiennes pourraient ainsi servir d’avantgarde pour mobiliser les communautés de foi dans une action à grande échelle au sein de nos sociétés, en vue d’engager toutes nos populations et tous nos peuples au service de l’Homme et de son avenir. L’Homme, cette route de l’Eglise, comme dirait Jean-Paul II. Notes 11 Ce texte est une version plus abondante d’une conférence présentée devant les militants de de la Fédération de l’Action des Chrétiens pour l’abolition de la torture (FIACAT) au mois d’août 2002, à Dakar (Sénégal). Il a été publié dans le livre : La Mission de l’Eglise africaine, Pour une nouvelle éthique mondiale et une civilisation de l’espérance, Yaoundé, CIPCRE, 2005. 12 Mgr Paul Dacoury-Tabley,, Préface, in Alphonse Quenum, Dieu, Père pour chacun, père pour tous, Abidjan, ICAO, p. 5. 13 Je reprends cette liste macabre à C.L.S. Chachage dans son article : « Les transformations de l’enseignement supérieur et l’extrémisme académique » in Bulletin du CODESRIA, 1 et 2, 2001. 14 Lire Amadou Hampâté Bâ, Les religions africaines comme sources de valeurs de civilisation, communication au colloque de Cotonou, 16-22 août 1970. Aspects de la civilisation africaine, Paris, Présence africaine (1995) ; Njeddo Dewal, Mère de la Calamité, Abidjan-Vanves, NEI-EDICEF, 1995. 15 Ibid. 16 Fabien Kange Ewane, Religion africaine et écologie, in Kä Mana et Jean-Blaise Kenmogne (sous la direction), in Ethique écologique 88 Pour une voie africaine de la non-violence et reconstruction de l’Afrique, Yaoundé-Bafoussam, CLE-CIPCRE, 1996. 17 Je renvoie ici à ma réflexion déjà citée : Théologie de la terre et crise africaine, présentée au Colloque de Lifou en Nouvelle-Calédonie et publiée dans le livre : La théologie de la terre dans les églises du pacifique (sous la direction de Joël Here Hoiore, Alain Rey et Kä Mana), Yaoundé, Sherpa, 2001, pp. 87113. 18 Amadou Hampâté Bâ, Njeddo Dewal, Mère de la Calamité, op. cit., p.10. 19 Ibid. 20 Ibid. 21 Lire à ce propos le livre, aujourd’hui classique, d’Edouard Schuré, Les Grands Initiés, Paris, Librairie Académique Perrin, 1960. Paru en 1889, ce livre qui n’a cessé d’être réédité depuis lors ouvre les portes de la signification ésotérique de l’initiation dans les grandes civilisations, l’Egypte pharaonique comprise. 22 Lire Oscar Bimwenyi-Kweshi, Discours théologique négro-africain. Problème des fondements, Paris, présence africaine, 1981. 23 Amadou Halâté Bâ, Njeddo Dewal, op. Cit., p. 10. 24 Aminata D. Traoré, Le viol de l’imaginaire, Paris, Actes Sud//Fayard, 2002, p .7. L’auteur commente ici la grande affirmation de A. Hampâté Bâ : « Tout est lié. Tout est vivant. Tout est interdépendant ». 25 Paris, Karthala, 1999. J’emprunte cette expression à l’ancien président de la Fédération Internationale de l’Action des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture : Guy Aurenche. Lire son petit livre de méditation : Et toi, m’aimes-tu ?, Mesnil Saint-Loup, Editions Le Livre Ouvert, 1993. 27 Jean-François Bayart et Achille Mbembe ont clairement défini cette politique du ventre. Ils en ont fait non seulement un concept scientifique opératoire, mais aussi un véritable slogan populaire que les Africains répètent à volonté pour désigner le système vital de leur survie dans le monde actuel. 28 Lire Fabien Eboussi Boulaga, Les conférences nationales souveraines en Afrique. Une affaire à suivre, Karthala, Paris, 1993. 29 Lire à ce sujet Jean-Claude Djéréké, Etre chrétien en Afrique. A quoi cela engage-t-il ?, Bafoussam, CIPCRE, 2002. 30 Lire le beau livre de Marcellin Sètondji Dossou, La Nouvelle Afrique de Jésus-Christ. Du Christianisme de la peur à l’Evangile du bonheur, Yaoundé, Editions Sherpa, 2002. 31 Ahmadou Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages, Paris, Seuil, 1998, p. 193-194. 32 Ibid., p. 197. 33 Ibid., p. 200 34 Lire René Girard, La violence et le sacré, Paris, Grasset , 1977 ; Des choses cachées depuis la fondation du monde, Paris, Grasset, 1979 ; La route antique des hommes pervers, Paris, Grasset, 1986. 35 Francis Gros, Jésus et le politique, in Théologie du Bonheur partagé. Une réponse de l’Eglise africaine au défi de la mondialisation (sous la direction de Kä Mana), Yaoundé, Editions Sherpa, 2001, pp. 67-79. 36 J’emprunte cette expression à Sœur Sung-Hae Kim dans son article : Face à la violence, le royaume de Dieu : une image chrétienne de l’harmonie, in Perspectives missionnaires, n°43, 2002, p. 24. 26 89 Pour une voie africaine de la non-violence 37 C’est la théologienne coréenne Chung Hyun Kyung qui utilise cette expression dans sa retentissante intervention à l’Assemblée plénière du COE de Canberrra en1991 : Viens, Esprit Saint, renouvelle toute la création. Elle reprend elle-même cette expression à la théologiene minjung coréenne Suh Kwang SUN et lui donne une contenu très précis : renoncer à l’anthropocentrisme pour nous centrer sur la vie, renoncer au dualisme au profit de l’interconnexion, passer de la culture de la mort à la culture de la vie (cf. Repères pour la mission chrétienne. Cinq siècles de tradition missionnaire, perspectives œcuméniques, textes réunis et introduits par Klauspeter BLASER, Cerf/ Labor et Fides, 2000. 38 Gabriel Vahanian, L’utopie chrétienne, Paris, Desclée de Brouwer, 1988. 90 Pour une voie africaine de la non-violence 4 POUR UNE ETHIQUE AFRICAINE DE LA NON-VIOLENCE Comprendre et juguler les conflits qui déchirent la société africaine actuelle par Jean-Blaise Kenmogne, Kä Mana et Eugène Fonssi Introduction Le souci de la réflexion que nous proposons ici est de porter un regard spirituel sur la situation de la violence comme phénomène global dans la société africaine actuelle. Il nous paraît utile pour cela de nous concentrer sur deux foyers de conflits dont les médias ont le plus parlé ces dernières années : le Rwanda et la République de Côte d’Ivoire. En analysant ce qui s’est passé dans ces foyers concrets, il nous sera possible de disposer d’une grille de lecture qui nous permettra de saisir le problème de la violence dans les pays africains dans ses dimensions de profondeur : en ses causes, ses enjeux, ses conséquences et ses défis pour les chrétiens et les chrétiennes, pour les croyants et les croyantes appelés aujourd’hui à bâtir, avec tous les hommes et toutes les femmes de bonne volonté, une Afrique de la non-violence. 91 Pour une voie africaine de la non-violence 1. Premier foyer de violence : le Rwanda Depuis 1994, le Rwanda a attiré les regards du monde entier parce qu’en son sein la violence a atteint le sommet de son expression la plus barbare et la plus inhumaine : l’indicible génocide conçu, pensé, planifié, orchestré et méthodiquement réalisé par une partie de la population décidée à faire recours à l’épuration ethnique comme solution finale pour résoudre les contradictions et les antagonismes globaux d’une société. Que s’est-il réellement passé au Rwanda en 1994 ? En quoi le génocide dans ce pays peut-il être considéré comme un révélateur pour comprendre les dimensions profondes de la violence en Afrique ? Comment pouvons-nous penser la stratégie de lutte contre la violence dans son essence et dans ses manifestations à partir du cas typique qu’est la société rwandaise dans l’expérience du génocide ? Pour répondre à ces questions, il serait éclairant de prendre pour point d’ancrage les analyses développées par un penseur africain : le philosophe burundais Melchior Mbonimpa dans sa vision de l’histoire du peuplement de la région des Grands Lacs1, particulièrement du Burundi et du Rwanda. Cet auteur nous fournit des clés d’interprétation très utiles pour saisir ce dont il est question dans les principes mêmes qui structurent historiquement les conflits en Afrique et forgent ici et maintenant les mentalités, les pratiques et les institutions de violence dont le continent est victime. En ayant une intelligence claire du point de départ des conflits d’aujourd’hui et des structures anthropologiques dans lesquelles nous inscrivons ces conflits, il nous deviendra possible d’imaginer des stratégies fécondes pour bâtir un avenir de non-violence et de paix pour nos pays. Les bases historiques du problème Considérons avant tout l’histoire du peuplement de la région Rwanda-Burundi telle que la présente Melchior Mbonimpa en une brillante théorisation philosophique. Cette région s’est peuplée en plusieurs vagues d’arrivée des populations, à travers un processus où quatre types de civilisation ont dû se rencontrer et s’affronter : 92 Pour une voie africaine de la non-violence - La civilisation de l’arc, c’est-à-dire de la chasse et de la cueillette que les premiers habitants du pays, les Twa, ont construite. - La civilisation de la houe, c’est-à-dire de l’agriculture apportée par la migration des peuples bantu qui sont venus dans la région des Grands Lacs à partir du Nord. On peut supposer qu’après une brève période de rencontre et de cohabitation pacifique avec les premiers habitants, les nouveaux venus ont fini par instaurer un système de domination et d’oppression face aux autochtones qu’ils ont finalement soit chassés vers le fond de la forêt soit soumis à une implacable situation d’esclavage, ou presque. - La civilisation du bâton, c’est-à-dire des éleveurs venus eux aussi du Nord en quête des régions plantureuses pour nourrir leur innombrable bétail. On peut supposer aussi qu’après une période de cohabitation et de coopération avec les peuples qu’ils ont trouvés sur le territoire, les nouveaux venus ont imposé aux Bantu la même logique que celle dont ces derniers ont usé à l’égard des Twa, les premiers habitants du pays. Ils les ont soumis et intégrés dans un système de stratification sociale dont les Tutsis sont devenus, ontologiquement, les seigneurs. - La civilisation du canon, c’est-à-dire des armes modernes dont se sont servis les Blancs venus d’outre-mer. Le Blanc, après une courte période de rencontre et de coopération avec les peuples locaux, s’est vite transformé en dominateur, en esclavagiste, en manipulateur des relations sociales et en nouveau seigneur à la tête d’une pyramide sociale qu’il a trouvée sur place et dont il a su se servir à merveille. Selon Melchior Mbonimpa qui a analysé patiemment ce processus du peuplement de la région des Grands Lacs dont le Rwanda et le Burundi sont les prototypes les plus significatifs pour une analyse sérieuse de la violence 93 Pour une voie africaine de la non-violence dans son émergence et dans son développement dans cette région, on peut caractériser ce qui s’est passé entre les groupes sociaux qui ont peuplé cette région comme l’expression de la dimension la plus profonde de la violence. Cette dimension, c’est l’effondrement de l’humain : l’effondrement du principe d’humanité que désigne le terme Ubuntu. Ce terme qui, par sa charge sémantique et la concentration de rêves et d’utopies en son sein, dévoile ce que le processus de la violence dans l’histoire du peuplement du Rwanda a détruit: l’appartenance de tous les peuples et de toutes les personnes à la même humanité. On peut affirmer sans contexte que l’Ubuntu est le fondement du vrai lien social que la violence anéantit. Comment ce processus d’anéantissement s’opère et se concrétise-t-il dans les pratiques sociales ? A bien observer l’histoire du peuplement progressif du Rwanda, il y a lieu de dégager les mécanismes suivants dans la destruction de l’Ubuntu : On se constitue avant tout une identité spécifique face aux problèmes que pose la rencontre entre deux mondes, deux cultures, deux peuples. Cette identité se structure vite en principe d’exclusion au nom des intérêts spécifiques que l’on veut défendre pour la possession et la gestion de l’espace vital. Ce principe d’exclusion forge une mentalité d’infériorisation de l’autre à qui on impose cette infériorisation comme conscience fondamentale. Par cette conscience, on divise l’espace de vie en deux sphères : la sphère des vrais humains que sont les seigneurs de la société et la sphère des non-humains ou des sous-humains, que l’on peut dominer, écraser, détruire, s’il le faut. L’identité devient ainsi une identité meurtrière, pour reprendre l’expression du romancier franco-libanais Amin Malouf. En fait, la construction d’une identité dominatrice et meurtrière s’opère face à des enjeux concrets qui sont source des conflits. Il peut s’agir de la possession de la terre et de son occupation. Il peut s’agir aussi de l’organisation du pouvoir politique comme capacité de structurer l’économie. Il peut s’agir enfin d’un simple besoin d’exprimer une volonté de puissance inhérente à l’être humain qui veut s’approprier ce que les autres désirent, selon la logique dont René Girard montre qu’elle est le ressort profond de toute violence.2 94 Pour une voie africaine de la non-violence Face à ces enjeux, la société est contrainte soit de recourir aux principes fondamentaux de l’Ubuntu en faisant jouer à fond les capacités de coopération, de solidarité et d’harmonie sociale, soit de recourir à l’anéantissement de l’Ubuntu dans la logique de stratification sociale, de domination et d’écrasement des autres. C’est cette deuxième option qui a été faite. Ainsi s’est construite une conscience sociale où le Hutu a exclu le Twa de l’Ubuntu, où le Tutsi a fait la même chose avec le Hutu avant que le Blanc ne vienne sortir de l’humain et le Hutu et le Tutsi et le Twa ramenés tous à leur condition de Nègres, c’est-àdire de sous-humains. De la logique qui précipite une autre personne ou un autre peuple dans la sous-humanité à celle par laquelle cette sous-humanité devient une non-humanité, il n’y a qu’un pas. En 1994, le Rwanda a franchi cette limite et cela a donné le génocide comme expression ultime de la violence historique dans ce pays. De la violence historique à la logique du génocide Le regard que nous venons de poser sur l’histoire du peuplement de la région Rwanda-Burundi selon Melchior Mbonimpa peut donner l’impression que la violence a été une fatalité face à laquelle il n’y avait rien à faire. Les nouveaux venus se seraient trouvés dans une sorte de nécessité historique de dominer les autres et de construire une stratification sociale fondée sur la déshumanisation. La civilisation de la houe a vaincu celle de l’arc. La civilisation du bâton a soumis celle de la houe. La civilisation du canon a, à sont tour, écrasé celles de l’arc, de la houe et du bâton. Ainsi va la vie, pourrait-on dire : la violence est le moteur de l’histoire et il n’y a rien de nouveau sous le soleil, le Rwanda n’ayant été, en fait qu’un cas de ce qui s’est passé ailleurs et qui est le cœur des chocs entre les peuples dans le peuplement de la terre. Voir les choses selon cette logique de la fatalité de la violence, c’est ignorer qu’un autre choix était possible et occulter le fait qu’on aurait pu et qu’on aurait dû faire ce choix. C’est surtout refuser de pousser la réflexion plus loin afin de savoir pourquoi cet autre choix possible n’a pas été fait et pourquoi, aujourd’hui encore, on refuse de faire ce choix-là. A considérer avec attention la réalité du cas rwan95 Pour une voie africaine de la non-violence dais, on découvre, en fait, que la violence qui s’y est donné libre cours n’est pas une simple violence naturelle mais une violence culturelle. La distinction entre nature et culture est ici essentielle et nous devons l’avoir constamment à l’esprit pour clarifier les problèmes. C’est elle que dévoilent en toute clarté la cruauté et la férocité du génocide. En disant que la violence telle qu’elle a pris forme dans l’histoire du Rwanda pour culminer dans le génocide est culturelle, nous voulons mettre en lumière le fait qu’elle ne relève pas de la simple obéissance à des instincts naturels irrésistibles. Elle n’est pas de la même nature que la faim ou la soif, par exemple. Elle est plutôt culturellement construite, exécutée et promue dans un choix dont on a conscience pour nier à l’autre son droit d’être un être humain : son droit à la vie et à la dignité, sa liberté créatrice et son devoir de bonheur dans l’organisation globale de la société. Quand la civilisation de la houe détruit les droits fondamentaux du peuple de l’arc, elle le fait selon un projet de destruction de l’humain dont elle a pleine conscience. La violence qu’elle exerce n’est pas une violence de nature, c’est une violence pensée, construite et exécutée selon une option de la supériorité culturelle que développe le peuple de la houe dans la conscience qu’il a de lui-même. Il en est ainsi dans la manière dont s’est construit l’imaginaire du peuple du bâton sur le peuple de la houe. Il a fallu fonder cette supériorité sur tout un système idéologique tissé par des récits qui rattachent l’homme Tutsi à la sphère de la divinité et confine le Hutu dans la sphère de la soushumanité, comme si le Tutsi était un seigneur de droit divin, toujours et partout. Il a fallu aussi tout faire pour que le Hutu intériorise cette conscience dans l’image qu’il a de lui-même, validant ainsi par son adhésion à l’idéologie sociale le système de domination mis en place. On comprend donc que la violence en tant que réalité culturelle constitue un système. Elle fait système, pour ainsi dire, et ce système dans son fonctionnement guide les mentalités et se déploie dans des institutions qui lui garantissent la pérennité. Lorsque la civilisation du canon débarque au Rwanda, elle trouve sur place tout ce système de structuration de la violence dans les mentalités et dans les institutions politiques et socio-économiques. Cela va lui servir de base pour intensifier la dynamique culturelle de la violence, à travers le système colonial comme construction 96 Pour une voie africaine de la non-violence idéologique et mode de gestion de l’ensemble du champ social, avec le Blanc comme nouveau maître. Pour le dire autrement, l’histoire du Rwanda montre jusqu’à quel point ce n’est pas la violence qui est constitutive de l’être humain, mais l’être humain qui est producteur de la violence en tant qu’idéologie et système de négation de l’humain, de l’Ubuntu. Nous insistons sur cette dimension du choix et de la construction culturelle de la violence. Nous insistons pour indiquer qu’il y a effectivement choix et que la société pouvait décider de faire une autre option, de construire une autre forme de culture qui aurait eu pour fondement les valeurs fondamentales de l’humain, sur le socle de l’Ubuntu. On l’a vu clairement en 1994. Cette année-là, le Rwanda avait la possibilité soit d’aller dans la direction des accords d’Arusha qui stipulaient le partage des pouvoirs entre les communautés ethniques et proposaient un mode négocié de réorganisation du social, soit de s’engager dans la spirale de la violence destructrice pour la domination d’une ethnie sur les autres. C’est le deuxième choix qui fut fait. Il y a des signes qui ne trompent pas à ce sujet: - - - - La création de la radio Mille Collines pour diffuser une idéologie de la haine et de la destruction de l’autre. L’apparition d’un vocabulaire de la mise hors de l’humain des Tutsis collectivement assimilés aux cafards. La constitution clandestine des milices dont l’imaginaire a été déterminé par un type spécifique d’esprit : l’esprit de la machette, avec ses techniques d’égorgement des êtres, de saucissonnage des corps, de brisement des crânes et de profanation des sexes, comme dirait Baenge Bolya.. L’intensification des réunions de préparation et d’organisation du génocide comme solution finale face à l’avancée de l’armée du FPR vers Kigali. Quand le génocide fut déclenché, la violence extrême qu’il a mise en œuvre n’a pas été une libération des instincts irrésistibles, elle a été l’expression d’un type de relation sociale construite, attisée, organisée, planifiée dans 97 Pour une voie africaine de la non-violence l’imaginaire, dans le discours et dans les actes. Il est question ici d’un choix face à un autre choix qui était possible. Face à ce choix, la communauté internationale constituée à la fois par l’ensemble des pays africains et de tous les autres pays avec leurs organisations internationales aurait pu réagir promptement pour stopper le génocide qui s’opérait au vu et au su de tous. Elle a fait le choix de l’attentisme et de l’indifférence coupable qui éclaire une autre dimension du problème de la violence au Rwanda : son inscription dans le système mondial en tant que système de violence fondé sur des options claires. Un système du jeu d’intérêts vitaux des pays puissants dans leur volonté manifeste de domination de petites nations et d’écrasement de leurs prétentions à se construire des espaces de vraie liberté créatrice, dans un monde qui serait sensible aux intérêts vitaux de toute la planète et de tous les peuples. Manifestement, dans les enjeux géostratégiques, le Rwanda ne méritait pas une réaction rapide et vigoureuse pour stopper la macabre liturgie des massacres planifiés. Les puissances colonisatrices ont pu ainsi se laver les mains en se dédouanant à peu de frais devant la barbarie des nègres devenus fous. Pourtant, le rôle joué par les puissances colonisatrices comme la France et la Belgique dans l’exacerbation de la violence au Rwanda a été manifesté fortement dans le génocide. On savait depuis longtemps que la mythologie de la supériorité tutsie a bénéficié de l’appui du principe « diviser pour régner » appliqué avec rigueur par les colons belges. On savait aussi que l’indépendance du pays a sonné comme une heure de rupture dans l’alliance qui, au cœur de la stratification sociale, liait les maîtres blancs et les seigneurs tutsis. On savait aussi qu’une nouvelle alliance avait pris corps avec le nouveau soutien que le maître blanc accorda à la majorité hutue au nom du principe démocratique, pour punir, si l’on peut ainsi dire, l’ancien allié tutsi de son ingratitude et de ses prétentions à vouloir être le nouveau maître de l’indépendance du pays. Les rapports sociaux séculaires que la civilisation du canon avait avalisés et restructurés à son profit ont subi une nouvelle structuration à l’heure de l’indépendance, sans que le principe de la force et de la domination qui en nourrissait la substance ait été changé. En accédant au pouvoir politique dans les années 1960, les Hutus ont tout 98 Pour une voie africaine de la non-violence simplement mis le système existant à leur service, devenant ainsi les nouveaux maîtres appelés à dominer et à écraser les minorités tutsie et twa, dans un nouvel imaginaire et une nouvelle stratégie d’exercice de la violence, cette fois dans de nouvelles structures de collaboration avec la civilisation du canon, toujours omniprésente, au nom de ses intérêts vitaux. La présence française au Rwanda s’est abondamment nourrie de cette logique et la France a bel et bien joué un rôle trouble dans la tragédie de 1994. Si la situation a vite pris la tournure qui a conduit au génocide, c’est parce que la minorité tutsie a trouvé, à partir du lieu d’exil que fut l’Ouganda pour une vaste frange d’entre elle, des opportunités de peser sur la géostratégie mondiale et d’avoir, au sein de la civilisation du canon et de ses propres jeux d’intérêts, ses propres partenaires dans sa volonté de reconquête du pouvoir au Rwanda. Le FPR et son armée ont compris que dans un monde où la force prime sur le droit, seule la logique de la violence est la voie pour reconquérir le statut de maître pour les Tutsis dans la société rwandaise. Ils ont déclenché la violence de la libération sans imaginer que leurs ennemis y répondraient par la pire violence qui soit : la purification ethnique et la solution finale. La communauté internationale, qui avait conscience des logiques en présence, a tenté mollement d’intervenir en déclenchant un processus de négociation dans un contexte où il était clair que chaque camp ne croyait qu’à la logique de la force, et non à la possibilité d’une coexistence pacifique garantie par le droit. Cette coexistence a été rendue impossible par le manque de fermeté de la part de cette communauté internationale elle-même, dont le jeu d’intérêts a laissé le Rwanda prendre le chemin du génocide. Les réactions tardives des organisations internationales n’ont pu rien changer à la situation. Le pire avait déjà été commis. De ce point de vue, on peut dire que cette communauté internationale a été coupable de non-assistance à nation en danger et qu’elle l’a été parce que la logique qui structure les relations entre les peuples reste encore largement aujourd’hui la logique de la force fondée sur la défense des intérêts. Avec une telle logique, il n’est pas possible d’imaginer une quelconque lutte efficace face à la violence dans ses structures imaginaires et institutionnelles. 99 Pour une voie africaine de la non-violence Tirer les conséquences du cataclysme rwandais L’analyse du cas rwandais nous amène à appréhender avec clarté le problème de la violence dans la société en Afrique. Ce qui s’est tramé dans ce pays ne fait que révéler les principes sur lesquels la violence fonctionne dans nos pays et le sol à partir duquel elle se développe. Avant tout, il faut prendre conscience de l’histoire des rencontres et des chocs des peuples au cours du long processus du peuplement de nos régions. Ces rencontres et ces chocs ont produit un imaginaire, des idéologies et des institutions qui sont le terreau d’une violence fondamentale : celle de la destruction de l’Ubuntu, de l’humain comme forme de relations entre les personnes et les groupes sociaux. Aujourd’hui, la lutte contre la violence dans les sociétés africaines ne peut être qu’un processus de refondation des esprits sur la dynamique de l’Ubuntu, à travers une éducation collectivement modulée pour un nouveau choix de civilisation : la construction d’un espace des droits collectifs à la vie, à la liberté et au bonheur. Nous insistons sur le fait qu’il s’agit bel et bien d’un choix et d’un choix collectif pour une nouvelle civilisation où le refus de la violence soit affirmé et stipulé comme construction d’un nouvel imaginaire, d’un nouveau cadre de pensée sociale et de nouvelles institutions destinées à construire, à promouvoir, à sauvegarder et à défendre à l’intérieur de nos pays la dynamique vitale de la non-violence. A notre sens, c’est là, pour les forces vives de nos sociétés, l’enjeu essentiel d’une action de transformation sociale à mettre en place, afin d’éduquer les populations au grand choix de la non-violence comme esprit d’une nouvelle civilisation. C’est un travail de longue haleine, mais il doit se faire aujourd’hui parce qu’il constitue la base même d’une nouvelle vision de l’Afrique de l’Afrique, afin que les Africains redécouvrent l’humain dans sa force de vie et naissent de nouveau à l’énergie de l’Ubuntu, grâce aux énergies d’une éthique communautaire saisie comme source et chemin d’une humanité non-violente. Ajoutons tout de suite que le travail ne consiste pas seulement à faire prendre conscience des sources historiques de la violence dont l’Afrique est à la fois agent et 100 Pour une voie africaine de la non-violence victime actuellement. Il faut aussi faire prendre conscience des mécanismes par lesquels cette violence s’impose dans la société et structure dans son énergie toutes les relations sociales. Dans le cas du Rwanda, il apparaît que les processus, conscients ou inconscients, du rejet de l’autre dans la non-humanité est le ressort essentiel de la violence. Ce ressort anime les préjugés, produit des systèmes d’idéologie et de langage spécifique, attise les passions et les affects pour des intérêts dont on se sert comme déclencheur du processus de domination, de destruction et d’anéantissement des autres personnes, des autres groupes sociaux, des autres peuples. Cette violence fait ainsi système pour se déployer, se radicaliser et s’exhiber en tant que tel. C’est contre ce système qu’il faut lutter car c’est lui qui excite les instincts de violence dans les cœurs des hommes et produit une culture de la déshumanisation. On ne peut organiser la lutte contre ce système et ses mécanismes qu’en en dénonçant publiquement les logiques, en mobilisant des forces sociales pour leur remise en question et en mettant sur pied des lieux de résistance où des citoyens se proposent de penser, de vivre et d’agir autrement, en intériorisant et en développant des principes d’une vision non-violente de la vie humaine. Or cette vision, les grandes traditions éthiques et spirituelles de l’humanité nous en donne des bases et des ressorts profonds. Il appartient donc à ceux qui croient en la force transformatrice inhérente à ces traditions, et aux possibilités de leur action dans les profondeurs de la conscience et dans le tissu des institutions, de devenir les agents d’éducation à la non-violence comme option éthique, spirituelle et sociopolitique pour une nouvelle société. Cela exige une forte capacité de relecture de ces traditions de sagesse et de spiritualité dans une perspective résolument non-violente, avec une herméneutique capable de fonder un processus de conversion qui trouve dans les grandes voix spirituelles et étiques de l’histoire humaine la clé pour comprendre orienter la vie selon une option non-violente de civilisation humaine : l’option de la paix en profondeur. Un tel travail ne peut pas se réduire à la seule échelle d’un pays ou d’un continent. Il concerne une action profonde à mener à l’échelle de toute l’humanité car c’est toute l’humanité qui a besoin aujourd’hui de se penser et de s’affirmer comme une mondialité non violente, à partir des principes intellectuels, éthiques, spirituels et 101 Pour une voie africaine de la non-violence sociopolitiques qui refusent tout processus de déshumanisation, de domination et d’écrasement des peuples par les autres. L’enjeu de la non-violence, c’est la construction de cette nouvelle humanité de paix. Cela exige que les peuples aient une vision claire de leur destinée collective et que les problèmes de chaque pays soient traités comme des problèmes de toute l’humanité, dans une dynamique de lien, de collaboration, de coopération, de fécondation réciproque pour trouver des solutions aux grands défis auxquels l’humanité fait face : l’écologie, l’économie solidaire, l’organisation politique supra-nationale, la culture de la paix et la construction d’un avenir de bonheur partagé. A cette échelle aussi, la conversion des peuples au message des grandes voix éthiques et spirituelles de l’humanité est nécessaires et indispensables pour faire naître une nouvelle conscience spirituelle d’appartenance de tous et toutes à une même destinée. Elle exige que l’Evangile et les grands textes sacrés deviennent le ferment du fonctionnement des institutions mondiales. Un message qui ne serait pas la propriété d’une confession religieuse ou d’une catégorie des pays, mais comme la bonne nouvelle d’une spiritualité pour toute l’humanité. A notre sens, ce message devrait encore être fermement annoncé pour transformer les relations internationales aujourd’hui bâties sur les logiques de la violence et de la force en rapports fondés sur la logique du droit, de l’amour et de la solidarité créative. De ce point de vue, le chantier de la conversion spirituelle des institutions socio-politico-économico-culturelles est ouvert à l’imagination et à l’action de toute l’humanité. Il faut inventer cette nouvelle perspective de vie et d’action. C’est un défi capital. On l’aura compris : le drame rwandais nous a servi à imaginer ici ce que devrait être aujourd’hui la logique d’une non-violence capable de nous fournir les bases pour une nouvelle civilisation mondiale. Nous avons vu dans le tissu des problèmes posés par le génocide dans ce pays un point de départ pour dégager l’horizon d’un travail de conscientisation, d’éducation et de mobilisation au service d’un nouvel ordre de l’être. Si nous saisissons tous et toutes que cet enjeu est important pour l’avenir de l’humanité dans son unité éthique et spirituelle, le combat pour la non-violence deviendra la route de notre avenir. 102 Pour une voie africaine de la non-violence 2. Deuxième foyer de violence : la Côte d’Ivoire et sa folie meurtrière Alors que l’analyse de la situation rwandaise nous a permis de mettre prioritairement en lumière les racines historiques et les structures anthropologiques d’une violence qui trahit et détruit les principes de l’humanité africaine, la Côte d’Ivoire nous servira maintenant d’exemple pour comprendre prioritairement les enjeux politiques et géostratégiques des conflits qui déchirent la société africaine aujourd’hui. Nous serons ici éclairés par la poétesse ivoirienne Noura Belin dans la vision qu’elle a de la relation entre les peuples qui habitent la Côte d’Ivoire.3 Le malheur d’appartenir au pré-carré français Si l’on pose aujourd’hui, au premier venu que l’on rencontre, la question de savoir quelle est la source des conflits qui déchirent et ensanglantent la Côte d’Ivoire, on a beaucoup de chances d’entendre dire qu’il s’agit des conflits liés à la montée de la xénophobie sur le sol ivoirien et aux susceptibilités religieuses entre le Nord musulman et le sud chrétien. Cette vision répandue est superficielle aux yeux de Noura Belin qui situe plutôt la source du mal ivoirien dans le malheur d’appartenir au pré-carré français au sein d’un contexte géostratégique tendu et féroce. Tant que la Côte d’Ivoire avait vécu sous la houlette de Félix Houphouët-Boigny dont le pragmatisme politique avait fait de son pays un champ paisible des intérêts de la France en Afrique, plusieurs peuples ont été fondus dans un sentiment d’appartenance nationale que personne ne mettait en cause. Même les ressortissants étrangers qui désiraient s’installer sur le sol ivoirien et contribuer à la construction de cette nation s’intégraient facilement dans le tissu de la vie nationale. Tout au long du règne de Félix Houphouët-Boigny, note Noura Belin, nationalisme et panafricanisme pragmatique faisaient bon ménage. Les autochtones étaient considérés, selon une vieille sagesse des peuples du Golfe de Guinée, comme les gens de la terre, tandis que ceux qui venaient de l’étranger pour s’installer dans le pays étaient considérés comme les gens de la pluie. La terre et la pluie constituaient ainsi deux pôles symboliques inséparables dont l’unité même donnait à la Côte d’Ivoire sa force et sa prospérité. C’était là le secret du miracle ivoirien : le couple « Terre-Pluie » et ses inter-fécondations innom103 Pour une voie africaine de la non-violence brables. C’était un miracle sous chapiteau français, selon une logique néocoloniale d’intérêts dont le président Houphouët-Boigny a compris jusqu’à quel point il pouvait en capitaliser les bénéfices pour son pays, au lieu de céder aux sirènes idéologiques des dithyrambes anticolonialistes d’un Sekou Touré en Guinée ou d’un Kwamé N’Krumah au Ghana. Houphouët-Boigny avait en effet développé l’art de rendre féconde la logique néocoloniale, tandis que Nkrumah et Sekou Touré n’y voyaient que le lieu du mal politique absolu. Dans la vision houphouétiste du monde, la construction de l’Afrique nouvelle devait passer par le rassemblement des Africains dans un projet commun de construction des nations modernes et par l’ouverture de l’Afrique à l’aide financière et technique massive des néo-colonisateurs, dont les intérêts pouvaient être gérés de telle manière qu’ils ne brisent pas l’élan de l’Afrique en quête de son développement. C’est cette philosophie de base qui a permis aux gens de la terre et aux gens de la pluie de vivre ensemble sans conflits majeurs, ni de type économique, ni de type politique, ni de type religieux. La mort d’Houphouët-Boigny a entraîné la mort progressive de l’Houphouëtisme. Henri Konan Bédié, premier successeur du président défunt, a brisé l’unité entre les gens de la pluie et les gens de la terre. Il a inventé l’ivoirité comme idéologie de rupture entre les intérêts des ivoiriens qui se considèrent comme les peuples de souche locale et les étrangers dont la situation a été remise en cause dans ses assises profondes. On a inventé les concepts d’autochtones et d’étrangers en séparant la terre et la pluie. Cela a entraîné une autre rupture inventée par les gens du pouvoir : le fossé entre le christianisme et l’islam. Telle est la première mort idéologique d’Houphouët-Boigny, le meurtre du Père par son fils héritier, Henry Konan Bédié. La deuxième mort idéologique de l’homme du miracle ivoirien a été l’œuvre d’un autre de ses successeurs : Laurent Gbagbo. Il a voulu rompre le pacte néocolonial qui lie son pays à la France et quitter ainsi l’ombre du chapiteau des intérêts de la France en Côte d’ivoire. Conséquence de ce crime de lèse-majesté : la France l’a empêché de gouverner et a exacerbé les conflits créés par l’ivoirité en favorisant une tentative de coup d’Etat qui s’est muée en rébellion armée, cause de la division profonde de la nation ivoirienne. 104 Pour une voie africaine de la non-violence La violence dont la Côte d’Ivoire est le champ depuis une décennie presque, a ses racines dans le double meurtre du Père perpétré par Henry Konan Bédié et Laurent Gbagbo. Elle est donc d’ordre essentiellement politique et géostratégique. Elle a été construite dans cette double perspective et ses victimes sont sacrifiées sur l’autel de cette double logique. L’ethnie et la religion n’entrent en compte dans ce qui se passe en Côte d’Ivoire qu’en tant qu’instrument des hommes politiques dans la conquête comme dans la conservation du pouvoir. Elles y entrent aussi comme dynamique de sauvegarde des intérêts néocoloniaux sur le sol ivoirien. Autochtones et étrangers, Sud et Nord, christianisme et islam, patriotes et assaillants, toutes les catégories de division et d’exclusion qui peuplent le vocabulaire ivoirien ne sont que des masques de la violence nue de la politique locale dans ses relations avec la logique et la situation géostratégique néocoloniale. Les armes, les escadrons de la mort, les tueries, les massacres, les charniers, les viols, la profanation des vagins comme stratégie de guerre, tous ces phénomènes sont des conséquences d’une logique globale d’invention des ennemis au nom d’une ivoirité en folie, d’un néocolonialisme dévoyé et d’un anticolonialisme mal maîtrisé. Cette pratique d’invention des ennemis est une pathologie profonde dans toute l’Afrique. Au nom du colonialisme et de la défense de ses intérêts géostratégiques, on a maintenu des peuples entiers sous la coupe des dictatures féroces et sanguinaires, qui ont cherché par tous les moyens à se maintenir au pouvoir, en se présentant comme des garants de l’ordre néocolonial. On l’a vu avec Mobutu au Zaïre, on l’a vu avec Eyadema au Togo, on l’a vu avec Bokassa en Centrafrique. On le voit aujourd’hui avec Theodoro Obiang Nguema Mbazogo en Guinée équatoriale, avec Paul Biya au Cameroun et avec Idriss Deby au Tchad : la géostratégie du néocolonialisme et de ses intérêts vitaux ont secrété des types de pouvoir dont la violence est le moteur. Houphouët-Boigny avait compris, lui, qu’on pouvait jouer le néocolonianisme comme carte pour la prospérité des peuples africains ; les autres maîtres de la violence n’ont joué le colonialisme que contre les intérêts de leur propre peuple, en inventant des idéologies de division qui ont maintenu les pays sous le joug d’une tragédie sociale sans fin : des guerres civiles à répétition, des massacres toujours recommencés, qui plongent les populations dans le gouffre de la misère, du dénuement et de la déses105 Pour une voie africaine de la non-violence pérance. Stratégies pour une Afrique de la non-violence créatrice Le cas de la Côte d’Ivoire telle que nous l’avons présenté à la lumière des analyses de Noura Belin est intéressant pour comprendre la logique de la non-violence comme chemin d’invention d’une nouvelle société africaine. Il l’est, si nous portons notre attention sur les stratégies qui ont été mises en œuvre pour trouver une issue heureuse à la crise ivoirienne. Au début, les protagonistes du drame ivoirien ont cru qu’il n’y avait de solution que dans la victoire d’un camp sur l’autre, soit par la tentative d’un coup d’Etat que l’on pouvait réussir sans peine, soit dans une victoire militaire rapide pour réunifier le pays à partir de la logique de la force, soit dans un statu quo fondé sur le principe des intérêts acquis, le pays restant divisé entre les maîtres du pouvoir en place et les seigneurs de la rébellion. D’année en année, on s’est rendu compte que cette voie de la force ne mène nulle part. L’imbrication des intérêts néocoloniaux et des folies patriotiques est telle qu’aucun camp ne peut s’attendre à une victoire militaire définitive. Il a fallu s’engager dans la voie des négociations sous chapiteau international. Cette voie a montré aussi ses limites dans la mesure où elle misait sur le fait que tout le monde voulait la paix alors qu’en réalité, la guerre arrangeait les intérêts de beaucoup de personnes parmi les tenants du pouvoir comme parmi les rebelles. Puisque la paix n’était pas perçue comme une issue qui arrangerait tout le monde, on s’est lancé dans des marathons des négociations tissés sur des mensonges et des calculs politiciens, c’est-à-dire des négociations sans aucun souci, pour chaque camp, d’être vrai ni de vouloir l’intérêt supérieur du pays. Chaque camp voulait gagner en roulant l’autre camp dans la farine, pour reprendre l’expression du Général Robert Guéi. Dans cette ambiance dénuée de tout principe éthique du respect de la parole donnée et de la volonté de sortir réellement de la crise, ni les accords de Marcoussis, ni ceux d’Accra, ni même ceux de Pretoria n’ont pu dépasser la promesse des fleurs et la danse des illusions. Faute d’une éthique fondamentale dans la négociation, la Côte d’Ivoire s’est enlisée dans la violence, avec le lot quotidien de massacres, d’assassinats et de victimes 106 Pour une voie africaine de la non-violence d’une insécurité devenue chronique. On a même trouvé le moyen de mêler Dieu dans les mensonges et les calculs politiciens. Des pasteurs diseurs de bonne aventure, des prophètes de cour qui se font payer pour annoncer des lendemains qui chantent, des chefs d’Eglises qui s’enrichissent à coup des millions que l’Etat leur donne pour organiser des séances publiques de prière, des marabouts chargés de blinder les hommes politiques et les militaires contre les balles et les bombes, moyennant espèces sonnantes et trébuchantes, tout un arsenal des moyens mystico-ésotériques a fait de Dieu une véritable imposture spirituelle dans une Côte d’Ivoire livrée au délire d’une religiosité pathologique et à la charlatanisation de l’invisible4. On a vu rarement, en cette période troublée, un véritable effort spirituel qui présente Dieu sans aucun parti pris en déforme l’image et en défigure le message. Le Dieu des patriotes et du gouvernement était contre le Dieu des rebelles et des assaillants, selon le vocabulaire local. Comment un pays peut-il se construire dans la paix si même le champ spirituel est dévoyé à ce point ? Aujourd’hui, une nouvelle idée est en train de prendre corps. Elle consiste à comprendre qu’il n’y a pas de voie de paix possible si le dialogue direct ne se noue pas en profondeur entre les deux camps armés. Il s’agit de prendre conscience du fait qu’on ne règle pas un conflit de cette dimension si l’on ne désarme pas avant tout les esprits et les cœurs, si la violence qui embrase les mentalités et les pratiques sociales n’est pas jugulée par des énergies éthiques et spirituelles de la non-violence en tant qu’option contre l’esprit de l’ivoirité et contre l’esprit des intérêts néocoloniaux de la Françafrique. C’est la voie de la vraie paix qui s’ouvre et elle est la voie à ouvrir également pour toute l’Afrique, à partir des principes d’une réconciliation véritable des populations et des peuples. Pour la Côte d’Ivoire, ces principes sont les suivants : - Le retour à l’esprit d’accueil, de coopération et de fécondation mutuelle entre les gens de la terre et les gens de la pluie, dans un effort clairement assumé de réhabilitation de l’Ubuntu. - La construction d’une économie globale de lutte contre la pauvreté et la misère, ce terreau à partir duquel on a fait croire aux gens de la terre qu’ils sont spoliés par les gens de la pluie, 107 Pour une voie africaine de la non-violence alors que ces deux peuples ont construit ensemble la Côte d’Ivoire moderne. - La refondation du politique sur un pacte du lien démocratique et du respect de la souveraineté du peuple dans ses choix des dirigeants. - La promotion d’une culture de paix et du travail créateur où chaque personne et chaque peuple qui habitent le sol ivoirien puissent épanouir leurs talents et leurs atouts au service d’un nouveau miracle ivoirien. - Le développement d’une coopération religieuse qui soit l’avant-garde pour un esprit d’harmonie sociale dans une Côte d’Ivoire ouverte sur l’Afrique et sur le monde. Le désarmement des esprits et des cœurs, c’est cette nouvelle logique qu’il faut pour un tournant décisif dans la destinée du pays. Toute la réflexion que nous avons consacrée à la société ivoirienne visait à dessiner les contours de ce tournant et à en dégager l’horizon pour l’action dans la société africaine actuelle. Conclusion Que pouvons-nous tirer comme conclusion de ces analyses que nous venons de faire concernant le Rwanda et la Côte d’Ivoire ? Quatre affirmations essentielles. A savoir : - - - qu’une bonne grille de lecture des conflits africains aujourd’hui doit tenir compte des racines historiques, des structures anthropologiques, des enjeux politiques et des intérêts géostratégiques qui caractérisent le phénomène de la violence en Afrique; que l’Afrique est agent et victime des violences dont nous devons clairement montrer à tous et à toutes en quoi elles détruisent l’avenir de nos pays et pourquoi nous n’avons aucun intérêt à les perpétuer ; que la géostratégie mondiale et ses jeux d’intérêts sont les cibles essentielles auxquelles il faudra s’attaquer si l’on veut construire l’Afri- 108 Pour une voie africaine de la non-violence - que de la non-violence ; qu’il est nécessaire et urgent de mettre sur pied de nouvelles forces sociales et spirituelles qui travaillent à organiser les peuples dans le sens de leurs propres intérêts, en inventant de nouvelles logiques de sagesse communautaire pour la paix sociale. Sur la base de ces exigences, le rôle et la mission des forces éthiques et spirituelles sont décisifs, car l’Afrique de la violence telle que nous l’avons définie pose un problème spirituel et éthique important : celui de l’orientation du combat pour la non-violence parmi les populations africaines. Ce combat ne peut être mené sans une vision d’ensemble de ce que les sociétés africaines vivent comme principes et enjeux de violence au cœur de l’histoire comme au cœur de la gestion même de la vie sociale. Ce devoir de vérité concerne toutes les stratégies d’éducation et de formation à bâtir pour la redécouverte de l’Ubuntu. L’Afrique va-t-elle vouloir s’engager dans ce sens ou va-t-elle se détruire et anéantir les chances de vie nouvelle dans une violence sans fin ? Telle est la question du nouveau choix de civilisation qui se pose à nos pays. NOTES 1 Nous nous référons ici à son excellente étude, Plaidoyer pour « l’Ubuntu » dans les Grands Lacs, in Terroirs, N° 2/2005, pp. 9-26. 2 René Girard, La Violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972 ; Des Choses cachées depuis la fondation du monde, Paris, Grasset, 1978. 3 Nous nous référons ici aux entretiens de Kä Mana avec Noura Belin à Yaoundé, en 2005. 4 L’expression est de Jaap Breetvelt. 109 Pour une voie africaine de la non-violence 110 Pour une voie africaine de la non-violence 5 LE TEMPS DU DIEU DESARME Religions et lutte contre la violence en Afrique Par Kä Mana, Ndome Ekotto et Jean-Blaise Kenmogne La question à laquelle la présente réflexion s’efforce de répondre est la suivante : en quoi les religions peuvent-elles être des atouts dans la lutte contre la violence dans la société africaine ? Ou plus exactement : de quelle manière convient-il aujourd’hui de procéder en vue de faire des religions une base pour bâtir une société de non-violence sur la terre africaine ? La perspective ouverte ici concernera essentiellement les deux grandes religions dominantes en Afrique: le christianisme et l’islam. Mais nous ferons aussi recours à la religion africaine traditionnelle vivante, afin de donner à notre réflexion une vaste ampleur dans la situation de notre continent. 1. Une question troublante et une voie pour y répondre Ce qui frappe quand on considère l’histoire de ces deux grandes religions au cours des siècles, c’est le fossé entre le message de paix et d’harmonie sociale qu’elles véhiculent d’une part, et d’autre part les pratiques de violence qui caractérisent leur volonté d’expansion parmi les peuples. Le développement du christianisme et de l’islam, est de ce point de vue, étonnant. Entre le message d’amour du Christ et les phénomènes comme les croisades, l’inqui111 Pour une voie africaine de la non-violence sition et la christianisation forcée de l’Amérique et de l’Afrique, il n’y a aucune commune mesure. De même, entre les intuitions premières du Prophète Muhammad et la dynamique guerrière qui a présidé à l’islamisation des peuples, aucun lien de cause à effet ne peut être clairement établi. Tout se passe comme si l’évolution de ces deux grandes religions avait trahi la substance fondatrice de leur message au profit d’une vision violente des relations entre les religions et entre les peuples. Comment une telle subversion a-t-elle été possible ? Comment des religions d’amour et de concorde sontelles devenues des religions de la violence et de la domination ? S’agit-il d’une déviation malheureuse et inconsciente ou d’une dérive liée à la nature même de l’expansion de toute religion ? A notre avis, la réponse à cette question réside dans la relation des chrétiens et des musulmans aux livres qui fondent leur foi : la Bible et le Coran. C’est dans l’herméneutique que l’on a faite des textes à tel ou tel moment de l’histoire que réside la source de toutes les dérives vers la violence, sur la base d’une anthropologie meurtrière alimentée par une relation au divin complètement viciée et dévoyée, comme le dit avec force le sociologue congolais Laurent Sebisogo. Cette herméneutique et cette anthropologie qu’elle nourrit ont fini par constituer une tradition qui a été transmise de génération en génération et a imposé aux nouvelles générations les lectures antérieures, pour la plupart liées aux civilisations de type guerrier et à leur vision guerrière de Dieu. Même au cœur des textes sacrés, l’ambiguïté est totale qui permet d’orienter la lecture dans un sens ou dans l’autre, soit dans celui de la violence soit dans celui de la non-violence. Les époques et les circonstances décident souvent. Il faut donc tenir pour fondamentale l’affirmation suivante de Bernard Quelquejeu : Les traditions religieuses qui sont parvenues jusqu’à nous sont toutes extrêmement composites. Elles véhiculent tout et son contraire. Il est très facile d’en administrer la preuve. On peut tirer, on 112 Pour une voie africaine de la non-violence a tiré, on continue de tirer du Coran des légitimations religieuses en faveur du djihad, tout comme des condamnations religieuses non moins sévères de celui-ci, comme dans certaines traditions de la mystique musulmane, éprises d’intériorités et de tolérance. Il en a été de même d’innombrables textes de la tradition judéo-chrétienne, invoqués pour justifier les guerres de religion, les croisades, et tant d’autres violences sexuelles, ethniques, sociales, politiques. Qu’est-ce qui nous fait choisir, dans une tradition de textes présentés comme « révélés » qui contiennent des affirmations contradictoires, d’en privilégier certains et d’en omettre d’autres, sinon un principe d’interprétation qu’on doit ainsi bien dire, de quelque façon, extérieur à cette tradition ? On n’aborde jamais un texte religieux, même un texte que l’on tient pour révélé, sans amener avec soi, préalable et donc, pour une part, extérieur à lui, toute une « critériologie du divin », pour parler comme Jean Nabert, c’est-à-dire tout un ensemble de convictions qui nous font refuser des pans entiers de traditions religieuses qui ne peuvent plus, pour nous, porter une proposition croyable du divin. 1 N’oublions donc jamais que la Bible et le Coran sont des textes nés dans des conditions historiques des chocs entre les peuples, qui portent en eux les ambiguïtés propres à ces contextes. Leurs contenus tels que nous les lisons aujourd’hui dévoilent le projet de Dieu selon des situations sociales, politiques et économiques des rapports de force entre les peuples, entre les forces sociales aux intérêts divergents. Ils se sont déployés dans un contexte de violence qui a déterminé pendant des siècles les lectures que l’on en fait. Souvent, ces contextes et l’ambiguïté des textes eux-mêmes ont occulté le message le plus profondément humain et humanisant des livres saints. Ils en ont gauchi et falsifié peu à peu la substance, dans des dévoiements idéologiques liés aux intérêts des peuples et des groupes sociaux. 2. La Bible et son interprétation guerrière Prenons le cas des textes bibliques et des lectures auxquelles ils ont donné lieu dans leur statut de vérité absolue, de parole de Dieu pour les juifs et pour les chrétiens tout au long de l’histoire. Le contexte guerrier qui a conditionné l’élaboration de l’histoire du peuple hébreu depuis sa sortie d’Egypte est manifeste. Manifeste est aussi la conscience religieuse 113 Pour une voie africaine de la non-violence comme conscience des rapports de forces chez le « peuple élu » depuis l’expérience de l’exil à Babylone et de la domination des juifs par les grandes puissances de leur temps. De même, l’histoire du christianisme depuis ses sources en Palestine est l’histoire de la confrontation avec les puissances politiques et religieuses de ce monde. Dans de tels contextes, il est normal que l’image du Dieu guerrier, du Dieu de la puissance et de la domination soit au cœur de l’interprétation des textes et de l’anthropologie religieuse liée à cette interprétation. Face aux forces du monde, Dieu devient la force des forces, le maître de tous les puissants et le dominateur par excellence. Ceux qui croient en lui participent à sa force et se sentent habilités à se servir de cette force pour écraser leurs ennemis qui sont en même temps, à leurs yeux, les ennemis de Dieu. L’insistance de l’Ancien Testament sur le Dieuforce et l’omniprésence de la violence au cœur même des textes comme ceux du livre de l’Exode, du livre des Juges et du livre des Rois s’expliquent par l’état du monde dans lequel les textes ont été écrits, ont été lus, ont étés intériorisés et ont été vécus de génération en génération. Cette violence est plus la violence dans la conscience de celui qui écrit ou qui lit le livre que la violence du Dieu dont le livre saint parle. Le problème de la violence est donc un problème herméneutique due à une anthropologie guerrière : c’est le problème de la manière dont nous lisons la parole de Dieu. En régime d’écriture et de lecture des textes religieux dans l’Ancien Testament, il n’y avait pas de voie plus importante pour le peuple que d’entrer dans la dynamique guerrière où se décidait le sort des civilisations. Dieu, dans ce contexte, ne pouvait s’affirmer qu’en tant que Yahwé Sabaoth, le Dieu des armées. Dans des civilisations de violence, Dieu ne pouvait être que le Dieu de la violence, le Dieu des Violents, le Dieu violent. La foi chrétienne n’a pas échappé à l’omniprésence de cette image de Dieu. Après avoir subi les violences des pouvoirs politiques et religieux à travers les chrétiens du temps des martyrs qui suivaient encore l’exemple de la nonviolence du Christ, le christianisme est vite devenu une religion de la puissance, surtout depuis la conversion stratégique de l’Empereur Constantin au 4ème siècle de notre ère. Son herméneutique des textes est devenue une herméneutique dominée par l’image d’un Christ vainqueur, fils du Dieu des armées, Yahwé Sabaoth. On a mis dans l’Evangile 114 Pour une voie africaine de la non-violence la violence de la culture de domination, selon la logique de l’Empire2. Or la logique des empires, depuis la nuit des temps, c’est la logique de la terreur, de la division pour régner, de l’affaiblissement des peuples par l’immoralité et la démoralisation, de l’appauvrissement des populations afin de leur ôter toute velléité de résistance et de révolte, comme l’a établi de manière convaincante le théologien français Francis Grob2. Dans la dynamique d’un tel esprit, le christianisme ne pouvait que développer une herméneutique biblique de la puissance. Cette herméneutique a nourri les croisades, elle a nourri l’inquisition, elle a nourri l’interprétation et les pratiques colonialistes de la foi. Elle a, pendant des siècles, embrasé l’anthropologie guerrière des peuples d’Occident. Posons maintenant la question essentielle : le contexte des civilisations guerrières et des empires arc-boutés les uns contre les autres a-t-il été un lieu propice pour saisir qui est Dieu et comprendre son projet pour l’humanité ? N’a-t-il pas constitué, au cours des siècles, un mur entre la révélation de Dieu dans sa vérité et la capacité de l’Homme à comprendre cette vérité ? La tradition qu’il perpétue jusqu’à nos jours ne nous éloigne-t-elle pas de la possibilité de l’herméneutique la plus féconde pour lire la Bible et en saisir le sens ultime pour les peuples ? Nous sommes convaincu que les violences qui ont structuré l’histoire humaine ont occulté la substance et la signification de la parole de Dieu. Elles les ont falsifiées pour justifier les logiques de la force des empires et mettre ainsi les textes bibliques au service de la volonté humaine de puissance. Pourtant, de par leur charge subversive, ces textes ne se sont pas laissés enfermer dans l’herméneutique guerrière et son anthropologie de la puissance que les partisans de toutes les violences ont voulu imposer. Au cœur de l’Ancien Testament et de tout son dispositif qui a servi à promouvoir l’omnipotence du Dieu Sabaoth et de ses armées irrésistibles, une charge indestructible de sollicitude divine donne de Dieu l’image de Père Créateur qui, face à l’humanité, « n’est qu’amour », selon le mot du Père François Varillon3. On comprend alors que sa toute-puissance, dont parlent les textes bibliques, n’est pas la toute-puissance d’une force destructrice ou du tsunami dévastateur, mais plutôt la toute-puissance de l’amour. Cela change tout. La violence cesse d’être la clé herméneutique de la Bible au 115 Pour une voie africaine de la non-violence service de la logique des empires et des dominations pour laisser la place au vrai projet de Dieu : le projet d’amour par lequel l’humanité est profondément transformée en une non-violence créatrice et active, pour la construction d’une civilisation de l’amour, c’est-à-dire des responsabilités créatives et des solidarités pour le bonheur de tous et toutes, de tous les peuples, de toutes les nations, de toutes les civilisations. Il y a dans la Bible deux moments pathétiques et significatifs où l’on voit Dieu neutraliser toute l’herméneutique guerrière de sa parole ainsi que toute l’anthropologie meurtrière que tisse cette herméneutique. Le premier moment, c’est le récit du sacrifice d’Isaac par Abraham4. Le texte commence par donner l’impression de jouer le jeu d’une civilisation de la violence, en entrant dans le jeu des sacrifices humains qui ont caractérisé la religion dans les civilisations antiques. Comme tous les dieux des peuples à cette époque, Dieu donne l’impression de vouloir se nourrir du sang humain et de forger sa puissance sur des sacrifices sanglants, symbole de la vitalité guerrière des divinités qui ne vivent que pour les massacres. Abraham croit en ce Dieu de la guerre et du sang et met tout le poids de son être dans l’obéissance à sa puissance, jusqu’au moment où Dieu lui-même se révèle à la fin non pas comme le Dieu du Sang mais le Dieu d’Amour, Dieu de vie en plénitude. Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Il se révèle comme un Père aimant qui rend Isaac à Abraham pour une vie nouvelle et profonde d’amour après l’épreuve. Dieu a ainsi un faible pour l’Homme et va lui-même donner sa vie pour l’humanité, dans la plénitude de l’amour qui va jusqu’au bout de sa logique : Jésus-Christ. La crucifixion du Christ5 est le deuxième moment où Dieu neutralise toute l’herméneutique guerrière que l’on peut faire de l’Evangile et toute l’anthropologie meurtrière des maîtres de la terre. Un vendredi sur une colline de Palestine, il y a 2000 ans, Dieu s’est dessaisi de toute la puissance dont les seigneurs de la violence l’avaient investi. Il n’a usé ni d’épée, ni de canon, ni de bombe, ni de missile céleste. Il s’est révélé dans la faiblesse absolue où il n’a pu rien faire contre la toute-puissance de la violence des hommes. Il a ainsi montré comment la toute-puissance est une idée d’homme et non la réalité de l’essence divine. L’essence 116 Pour une voie africaine de la non-violence divine à Golgotha, c’est l’amour. L’amour et rien d’autre. Deux penseurs contemporains ont compris l’essentiel de ce qui s’est passé à la crucifixion de Jésus comme dans toute sa vie et dans son enseignement. Le premier, c’est le père dominicain Jean Cardonnel qui, en une fulgurante intuition théologique, a compris que Jésus, dans la dynamique de l’incarnation et la fertilité de la croix, a évangélisé Dieu. Il faut entendre par là que Jésus a dépouillé Dieu de toute la charge de violence destructrice qui faisait de lui le sommet de toutes les forces, l’empereur des empereurs, le Tout- Puissant qui, du haut des cieux, imposait sa volonté et ses diktats à une humanité désemparée. Dans son excellent livre, Fidèle rebelle6, Jean Cardonnel, avec force et justesse, formule cette pensée merveilleuse : « Je fais si fort cause commune avec vous, dit le Dieu résistant, que je finis par devenir l’un de vous, un homme. A Père partisan des masses humiliées, Fils de l’Homme venu pour relier les uns aux autres d’un lien d’aimante réciprocité. La Parole faite chair va humaniser son Père le guérillero. Elle l’apprivoise. Au fond, si je crois en Jésus-Christ, c’est parce qu’il est le seul qui évangélise Dieu. Et s’il est deux mots qui résument mon ecclésiologie et ma christologie, ils sont bien ces deux-là : déromaniser l’Eglise Evangéliser Dieu. » Depuis Jésus, nous vivons donc non pas avec un Dieu Tout-Puissant et écrasant, mais avec un Dieu évangélisé, c’est-à-dire qui se donne comme une bonne nouvelle d’amour à chaque personne à qui il confère en même temps le pouvoir de devenir son enfant. Le deuxième penseur qui a compris le mystère de Golgotha et tout le sens de la destinée du Christ, c’est Jean Marie Muller7. Il a saisi qu’en Christ mourant sur la croix, comme dans toute la force aimante et libératrice de Jésus de Nazareth, Dieu cesse d’être le Dieu des armées pour être le Dieu désarmé. L’herméneutique guerrière perd ici toutes ses armes parce qu’ici c’est l’Homme qui est transformé, qui ne peut plus être, dans le souffle de l’esprit de Dieu, l’Homme des armées, mais doit plutôt devenir l’Homme désarmé : l’Homme de Dieu. Une nouvelle anthropologie prend naissance et un nouvel horizon vital s’offre à l’humanité. 117 Pour une voie africaine de la non-violence Avec un Dieu évangélisé et révélé comme dynamique d’amour, avec un Dieu désarmé et donné à l’humanité comme possibilité d’une nouvelle vie, l’Evangile change non seulement les individus, mais la civilisation elle-même qu’il transforme en un lieu de non-violence et d’amour. Un nouveau cadre de vie à construire pour une nouvelle herméneutique de la parole de Dieu : une interprétation non violente de la Bible, base d’une anthropologie de la non-violence dans les relations entre les personnes et entre les peuples. Aujourd’hui, nous sommes à un moment de l’histoire humaine où nous avons besoin de cette nouvelle herméneutique et de cette nouvelle anthropologie. Nous sommes à un tournant historique où nous avons à comprendre que la culture, les mentalités et les structures anthropologiques des civilisations guerrières ne peuvent conduire l’humanité qu’à la catastrophe, surtout en ces temps où nous avons entre nos mains toutes les armes pour cette catastrophe prévisible : la disparition même de l’humanité. Sans un homme désarmé au service d’un Dieu désarmé, sans un homme désarmé au service d’un Dieu évangélisé il y a lieu de craindre que l’humanité ne puisse disposer d’une spiritualité nouvelle pour sauver l’avenir et construire une nouvelle société. 3. Le Coran et l’épée : mythe ou réalité ? Réexaminer l’interprétation guerrière de l’islam Nous avons parlé jusqu’ici de l’interprétation guerrière de la Bible et de l’urgence où nous nous trouvons de la neutraliser, de l’anéantir pour qu’advienne une autre manière de lire les textes bibliques et de les vivre aujourd’hui, selon des perspectives d’une paix sociale en profondeur. Il nous semble que la même démarche devra être entreprise à l’égard de l’islam et de la lecture du Coran. Il n’y a pas longtemps, suite à une conférence théologique présentée à Ratisbonne en Allemagne, le 12 sep118 Pour une voie africaine de la non-violence tembre 2006, le pape Benoît XVI a déclenché la colère mondiale de la communauté musulmane lorsque, citant de manière malheureuse un empereur byzantin du MoyenÂge, Manuel II Paléologue, il a laissé entendre que l’islam est une religion de violence, réfractaire à la raison et formatée comme semence des conflits religieux dans le monde. Malgré les regrets que le pape a présentés aux communautés musulmanes et malgré les commentaires de certains dignitaires chrétiens qui, à l’instar du cardinal Kasper, ont considéré les réactions des musulmans à l’incident de Ratisbonne comme une déformation malencontreuse de la pensée du pontife romain, nous sommes convaincu que Benoît XVI a exprimé tout haut ce que beaucoup de chrétiens et chrétiennes pensent de la religion de Muhammad dans le monde. Si l’on s’en tient à la vision que les communautés chrétiennes ont des musulmans dans leur imaginaire collectif, islam et violence riment, islam et déraison vont de pair. Les Eglises ont même été confortées dans cette vision par la manière violente dont certaines communautés musulmanes ont réagi à la conférence du pape. Incendie des lieux chrétiens de prière en Palestine, assassinat d’une religieuse en Somalie, violences verbales chez certains dignitaires en Asie, menaces d’annulation de la visite de Benoît XVI en Turquie, fallait-il plus pour indiquer que le pape avait raison et que l’islam ne peut pas vivre sans un recours constant à la violence et à la déraison ? Les choses sont claires, répondent en chœur beaucoup de chrétiennes et chrétiens : la religion de Muhammad est un cyclone de feu et un orage d’irrationalismes destructeurs. D’ailleurs, ajoutent-ils, le Coran ne fourmille-t-il pas de versets bellicistes du genre : « Tuez ces faiseurs de dieux, où que vous les trouviez ; capturez-les, et assiégez-les » (sourate 9,5). Le prophète de l’Islam n’a-t-il pas été impliqué lui-même, selon l’historien arabe al-Waqidi (mort en 823), dans 19 batailles ? 8 Si, en tant que membre d’une Eglise, on se met à remettre en cause ce cliché, au nom d’une autre interprétation de la foi musulmane, on se fait facilement traiter de naïf. Tout un arsenal de versets coraniques et une multitude de faits avérés sont vite convoqués pour montrer, preuves à l’appui, que la religion musulmane, contrairement à son nom, Islam, n’est pas du tout porteuse de paix. 119 Pour une voie africaine de la non-violence C’est une religion de la poudre et de l’épée, dont l’expansion s’est faite par la guerre depuis la Mecque jusqu’en Andalousie, en Espagne. Dans leur démonstration, les membres des communautés chrétiennes prennent soin d’oublier que leurs propres textes et leur propre histoire sont un repaire de violences, de domination, de déraison et de massacres. Ils ont foi dans l’immaculée conception de leur religion et dans le destin purement rationnel et raisonnable de leurs croyances, pour les siècles des siècles. Que de nombreux chrétiens et chrétiennes réagissent ainsi face à l’Islam est symptomatique d’un fait clair : le Coran a été soumis pendant des siècles à une herméneutique guerrière qu’il faut maintenant remettre en cause à partir de la critériologie du divin dont parle Nabert et que Bernard Quelquejeu propose comme un principe éthique extérieur pour valider la pertinence et la fécondité de la figure de Dieu dans une religion9. L’expansion de l’Islam à partir de la Mecque et les vicissitudes des civilisations qu’elle a créées ont imposé de cette religion l’image d’une religion de la guerre, qui se diffuse par le sabre et le sang, et qui contraint les peuples à courber l’échine devant la puissance des seigneurs de la guerre. Cette image est tellement forte qu’elle a conduit beaucoup d’hommes et de femmes de notre temps à lier l’islam au terrorisme des mouvements comme Al-Qaïda ou le Groupe Islamique Armée (GIA) en Algérie. Dans une telle ambiance, il n’est même plus possible de lire vraiment le Coran pour le débarrasser de la substance guerrière liée à certains de ses versets et de renouer avec le suc de la spiritualité qu’il devrait nourrir en tant que religion destinée à porter la paix10. Cette spiritualité, dans sa profondeur, ne peut pas être celle de la violence ou de la guerre, mais celle d’une conscience vitale forgée par une triple dialectique qu’une lecture attentive des sourates dévoile comme dynamiques fondamentales de la révélation d’Allah à Muhammad. Il s’agit d’abord de la dialectique de la soumission et de l’infidélité. Tout le Coran place le destin de chaque humain au cœur de cette dialectique pour un choix libre, clairement mûri et fondé en raison. Dans ce choix, soit l’être humain entre dans la logique de la vie en Dieu par la soumission au projet d’Allah, et il participe au bonheur et à la 120 Pour une voie africaine de la non-violence félicité qu’accorde Dieu, soit il décide de s’engager dans la vie de l’infidélité et il creuse la tombe de sa propre damnation. Eh quoi ! Ne réfléchissez-vous pas ?, dit la sourate 6, 80, qui montre en quoi la soumission à Dieu est un acte de choix raisonné pour entrer dans la logique du bonheur. Ce choix est encore plus explicite à la sourate 2, 256 : Nulle contrainte en religion ! Car le bon chemin s’est distingué de l’égarement. Donc, quiconque mécroit aux Rebelles tandis qu’il croit en Allah saisit l’anse la plus solide, qui ne peut se briser. Dans l’interprétation du message coranique, cette dialectique a subi les falsifications et les gauchissements les plus grossiers nourris par une herméneutique qui privilégie la logique d’une civilisation guerrière ; logique qui, malheureusement, structure certains textes coraniques et rend manifestement possible une anthropologie de la violence socioculturelle. Dès que l’on se concentre sur cette anthropologie, un déplacement du centre de gravité s’opère : on passe allègrement de la soumission au Dieu unique à la soumission aux princes des empires, aux seigneurs de la guerre et aux potentats des confréries religieuses qui ne voient dans le texte sacré que ce qu’il a de culturellement faible, notamment les scènes de massacres et de violences cautionnées à la fois par Allah, par le Coran et par le Prophète. La deuxième dialectique est celle de la puissance et de la sagesse. Elle se résume dans la formule qui revient à plusieurs reprises dans le Coran pour parler d’Allah : « Le Puissant, l’Omniscient, l’Audient, le Sage ». Dans cette formule, la puissance et l’omniscience désignent l’énergie créatrice d’Allah et la force incommensurable par laquelle il a la maîtrise de l’univers et du destin humain. Quant à la capacité d’écoute et à la sagesse, elles désignent la tendre sollicitude qui lie Allah à la création et à l’humanité. C’est son côté Miséricorde, Clémence, Amour, Bonté et Chaleur enveloppante. Dans l’herméneutique guerrière du Coran, on a eu tendance à braquer l’attention sur la puissance et d’occulter la sagesse d’Allah. On n’a pas compris que la puissance est la force divine dont les infidèles devraient avoir peur tandis que la sagesse est l’amour dont Dieu entoure ceux qui l’aiment et se soumettent à son amour. En optant pour la puissance au détriment de la sagesse, on a réduit le saint texte coranique à la logique 121 Pour une voie africaine de la non-violence des civilisations guerrières. On a eu tendance à gommer tous les versets qui concernent la paix, l’amour, la miséricorde, la clémence, la bonté, la sollicitude d’Allah pour l’humanité. Ce verset par exemple : O mes serviteurs qui avez commis des excès à votre propre détriment, ne désespérez pas de la miséricorde d’Allah. Car Allah pardonne tous les péchés. Oui, c’est Lui le Pardonneur, le très Miséricordieux (39,5). Par manque de sensibilité et d’attention à ce message de la tendresse d’Allah, Dieu a été masculinisé dans l’imaginaire social sous forme d’un tyran oriental implacable. Toute l’histoire de l’interprétation du Coran est ainsi devenue l’histoire d’une certaine violence spirituelle que l’on tire du texte parce qu’on réduit celui-ci à cette violence. Cette histoire est même devenue le cadre à l’intérieur duquel, de génération en génération, on lit et diffuse le message du Prophète Muhammad. On a ainsi constitué une tradition où la loi islamique, la Charia, est devenue le symbole de la barbarie, contrairement à l’intention primordiale de la tradition issue du message du Prophète. Peut-on, quand on prend la peine de lire le Coran, aboutir à l’idéologie d’Al-Qaïda, à l’intégrisme du GIA, à la folie du Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat (GSPC), ou au talibanisme, ou même aux régimes politiques obscurantistes et antidémocratiques qui peuplent un certain monde arabe ? Le Coran ne conduit-il pas plutôt au respect de l’Homme et de la raison, au développement de la science et du savoir, à la libération des énergies créatrices d’où ont surgi les grandes civilisations comme celle des splendeurs de Bagdad (Irak) ou des merveilles de Cordoue(Espagne) il y a des siècles déjà ? N’est-il pas susceptible de promouvoir une rencontre paisible des peuples et des nations, loin des idéologies du terrorisme auxquelles on a tort de le réduire aujourd’hui ? Nous sommes convaincus que l’amalgame entre islam et violence, entre islam et terrorisme, entre islam et obscurantisme n’est dû qu’à la prédominance d’une herméneutique guerrière datant d’un autre âge. Une herméneutique qui n’a jamais respecté sérieusement le texte coranique et qui a trahi la substance et le sens du message du Prophète. Aujourd’hui, il y a intérêt à lire réellement le Coran et la tradition du Prophète pour découvrir la vraie face d’Allah ainsi que la vraie anthropologie qu’elle illumine. On pourra ainsi aboutir à un véritable Jihad pour la paix, comme le souhaite avec ardeur un des théologiens musulmans le plus importants du Cameroun, Souleymanou 122 Pour une voie africaine de la non-violence Bouba11. La troisième dialectique sur laquelle nous aimerions attirer l’attention, c’est celle du monothéisme et du polythéisme. Il est impressionnant de constater que tout le Coran est traversé par l’insistance sur le refus d’associer à Dieu d’autres divinités : celles du paganisme sacral où les Djinns, par exemple sont censés conduire l’humanité, ou celle d’un certain paganisme des communautés chrétiennes de la ville de Médine, qui concevait la trinité en termes d’opération mathématique, comme si le Dieu unique était en fait trois dieux. Pour le Prophète Muhammad, la soumission au Dieu unique et l’horreur de tout associationnisme spirituel ont un sens précis: une vision spécifique de l’homme et de son destin. S’il n’y a qu’un seul Dieu, c’est qu’il n’y a qu’une seule humanité. Celle-ci, malgré ses diversités, appartient à une même source de vie, à un même élan de vitalité dont le souffle spirituel devra sauvegarder le principe unificateur : Allah lui-même. L’idée d’unicité de Dieu conduit ainsi à celle de l’unité du genre humain. Avec comme corollaire la promotion d’une éthique de la paix universelle et du dialogue entre les cultures. Le Coran est clair et explicite sur ce point : O hommes, nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle et nous vous avons réparti en tribus et en nations pour que vous vous entre-connaissiez. Le plus noble auprès d’Allah est celui qui le craint le plus (5,32). Dans l’herméneutique guerrière du Coran, ce message a été occulté et falsifié : on en a fait une arme de guerre entre les religions, pour opposer islam et christianisme, et imposé une logique d’affrontement religieux là où le Prophète Muhammad avait un profond respect pour les croyants descendant du message d’Abraham, juifs comme chrétiens. Aujourd’hui, il est temps de comprendre que l’exigence du respect du principe d’unicité d’Allah a des conséquences pour la paix et le dialogue entre les religions et entre les nations. C’est ce message d’un islam de la rencontre des peuples qui devrait prendre le pas sur toute la tradition guerrière qui a fait du Coran la source d’Al-Qaïda, du GIA, du salafisme criminel ou du talibanisme. Beaucoup de penseurs musulmans cherchent actuellement à promouvoir cet islam des lumières12, inscrit dans la dynamique du progrès de la raison et du respect des valeurs fondamentales de l’humain. 123 Pour une voie africaine de la non-violence Trois orientations sont déjà fécondes dans cette quête d’une nouvelle herméneutique de la foi islamique dans ses dynamiques essentielles. - La première orientation est celle de l’islam tolérant tel qu’il est vécu dans certains pays africains comme le Sénégal et le Cameroun, où l’humanisme et la convivialité entre les peuples occupent une place de choix, loin des discours obscurantistes et guerriers qui pullulent sous certains cieux. Dans ces pays, Allah a cessé d’être le Dieu de la guerre sainte pour devenir la source d’une coopération interreligieuse en profondeur. La vision que les croyants et les croyantes ont de lui a été humanisée. - La deuxième orientation est celle de l’islam dans certains pays européens (France et Angleterre, notamment), où des efforts sont fournis pour insérer la foi islamique dans la rationalité démocratique d’une société pluraliste. Grâce à ces efforts de certains chercheurs courageux, Allah n’est plus perçu comme une divinité guerrière au pouvoir autocratique. Il est invoqué désormais comme le Dieu qui propose un projet de vie et non comme un dictateur céleste qui impose des diktats sacrés. Le discours religieux a été ainsi démocratisé dans le débat social sur la place des énergies de foi au coeur de la vie nationale où l’islam s’est intégré. - La troisième orientation est celle d’une lecture féminine du Coran, qui met de plus en plus l’accent sur le fait de la prédominance des caractéristiques féminines dans les noms d’Allah. Jusqu’ici, une certaine prédominance patriarcaliste dans la compréhension de Dieu avait fait croire qu’Allah était un principe essentiellement masculin, déterminé par des attributs de puissance et de force mâle. Aujourd’hui, les femmes mettent en valeur les caractéristiques comme celle de la miséricorde et de la clémence pour attirer l’attention sur la place prépondérante de la femme dans le projet divin. Elles ont raison : il n’est pas possible 124 Pour une voie africaine de la non-violence de lire attentivement les textes sans que sautent aux yeux les qualités telles que la tendresse et l’amour, qualités chères aux femmes, qui pourraient inspirer l’humanité entière afin de construire un monde sans violence, où tout le monde pourrait vivre en harmonie. Ainsi décrit, Dieu est au centre d’une humanité non guerrière. Il ouvre la voie à l’enfantement d’un monde nouveau et d’une nouvelle civilisation islamique. Dans ce contexte d’humanisation, de démocratisation et de féminisation de la vision d’Allah en islam, le message du Coran devient foncièrement un message de paix et de non-violence, destiné à engendrer un autre type de musulman et un autre type de société islamique. C’est là le défi actuel de l’islam. 4. Religions africaines et conflits sociaux En Afrique, il n’y a pas que le christianisme et l’islam. Il y a aussi les religions africaines dans leur vitalité au sein de nos sociétés. Contrairement à ce que l’on aurait tendance à croire au premier abord, ces religions ne sont pas mortes, même si elles ont été déstructurées, ébranlées et anéanties dans leur visibilité sociale par l’islam ou le christianisme. Elles sont vivantes et leur vision du monde constitue encore le substrat à partir duquel s’épanouissent l’intelligence et la compréhension africaine du christianisme et de l’islam. C’est en tant que substrat et map of the universe, comme dirait Andrew Walls, qu’il est utile de les analyser aujourd’hui dans les attitudes fondamentales des populations. En quoi consiste la théologie fondamentale de ces religions ? Quels sont leurs principes et leur vision du monde ? Comment peut-on succinctement présenter leurs enjeux relativement à la violence du religieux dans la société ? Il y a lieu de dire ici que l’essence de ces religions est dans le souci et l’exigence de respecter des liens vitaux fondamentaux : les liens avec Dieu, les liens avec les morts, les liens avec la terre et les liens avec les générations futu125 Pour une voie africaine de la non-violence res. Le monde étant une hiérarchie des forces dont Dieu est le garant, c’est dans la mesure où les vivants fondent les liens qui les unissent sur l’énergie divine qui traverse toute la réalité qu’ils protègent, conservent, renforcent, développent et enrichissent leur force vitale. La vie spirituelle, c’est le souci de cette force qui est fécondité des liens. C’est l’énergie grâce à laquelle on place la vie comme la valeur suprême qu’il faut sauvegarder face aux puissances de la mort sous toutes leurs formes. La dialectique de la vie et de la mort constitue ainsi l’enjeu du destin, avec pour exigence la victoire des forces de la vie sur les puissances de la mort, comme aurait dit le regretté jésuite camerounais Engelberg Mveng. Dans cette théologie, il n’y a place ni pour le prosélytisme, ni pour des conflits des religions, ni pour la guerre entre les visions que l’on se fait de Dieu. Sur cette base, on a pu affirmer que les peuples d’Afrique n’ont pas une vision guerrière de la religion et qu’il leur est impossible de voir dans les relations avec Dieu une source des conflits. Leur map of the universe serait ainsi hors de toutes conflagrations religieuses qui dominent l’histoire de certains peuples d’Orient et d’Occident. Ceci n’est vrai que d’un certain point de vue, quand on situe la sphère du religieux dans le seul espace de la relation avec Dieu. A certains égards, en effet, Dieu peut être tellement lointain pour les Africains qu’il est difficile d’imaginer que l’on se fasse la guerre en son nom. Mais la religion africaine ne se situe pas que dans cette sphère de l’éloignement de Dieu. Sa dynamique déborde le champ du lien strict de la relation avec les images que l’on peut se faire du divin pour embrasser les liens avec la terre, les liens avec les morts et les liens avec les générations futures. Une fois que l’on saisit ce champ global des liens, les religions africaines traditionnelles induisent des violences concrètes qui n’ont plus rien à voir avec l’image irénique que l’on a d’elles. En effet, les liens qui unissent les vivants et les morts sont source de fortes violences dans la société africaine. Ils entraînent souvent la dictature de l’invisible sur les vivants, avec un rétrécissement de l’espace d’exercice de la raison et de la liberté : les spécialistes de l’invisible (prêtres, devins, voyants) en viennent à imposer leur pouvoir sur la société dans son ensemble et à réguler les rela- 126 Pour une voie africaine de la non-violence tions sociales à leur profit. On entre ainsi dans le règne de l’irrationnel, de la manipulation des esprits, de l’escroquerie religieuse organisée et de la charlatanisation de l’invisible12 ; règne qui a conduit à des tragédies sociales comme celles des procès fétichistes et des meurtres pour sorcellerie, dans une violence que personne ne peut contrôler car elle est fondée sur l’invisible. Appelons cela la vaudouisation de Dieu : l’aire où le recours au divin est dominé par l’inflation des sorciers, les envoûtements, les empoisonnements mystérieux, l’emprise des esprits mauvais sur les humains et le recours aux arrière mondes maléfiques dans les danses du cercueil pour désigner les coupables face à la mort d’un parent. Nous sommes là dans un domaine où la perversité de la violence irrationnelle atteint des sommets inimaginables. Dans le domaine des liens avec la terre, l’attachement au sol des ancêtres conduit à des conflits entre les autochtones et les allogènes dans les villes ou dans les campagnes, par exemple, surtout quand les autochtones ont vendu leurs terres aux allogènes selon la logique commerciale moderne, comme c’est le cas dans certaines villes du Cameroun. Une guerre des rationalités se déclenche souvent entre ceux qui considèrent que le lien à la terre des ancêtres est inaliénable et ceux qui pensent qu’une terre vendue est une terre vendue. Si on ajoute à cela la prétention des Etats à être les vrais maîtres de la terre, on voit jusqu’où peuvent aller les conflits des compétences dans la propriété d’une terre considérée comme espace du lien religieux. La terre sacralisée devient ainsi le terreau des guerres, surtout quand des peuples considèrent que seule cette terre ainsi sacralisée est digne de recevoir en son sein les corps de ceux qui meurent et leur sépulcre. Une telle vision donne à la terre un caractère de lieu de célébration liturgique des liens entre les vivants et les morts. La relation que l’on y déploie avec l’au-delà rend les personnes et les groupes sociaux violents chaque fois que les rationalités financières ou étatiques modernes ont tendance à remettre en cause cette relation de type sacral. Beaucoup de conflits tribaux ont leur source dans la métaphysique du lien avec la terre. Cette métaphysique exclut toute possibilité d’intégration des étrangers à un nouveau sol, à un nouveau terroir, même s’ils ont acheté la terre. On a vu ainsi surgir d’étranges conflits tribaux dans des endroits où on les attendait le moins : les grandes 127 Pour une voie africaine de la non-violence villes et les espaces de vie moderne. Les Bayaka de Kinshasa, par exemple, ont un jour revendiqué la terre de cette capitale de la RDC comme leur terre d’où il fallait chasser les allogènes, malgré la promiscuité des populations et l’émergence d’une mentalité spécifique aux Kinois aujourd’hui. Les Ogoni du Nigeria revendiquent les bénéfices du pétrole qui est sur leur sol, non seulement au nom de leur appartenance à la nation nigériane dont ils ont le droit de partager la richesse qui est commune à toutes les tribus, mais au nom du lien mystique qui les unit à leur sol et à leurs ancêtres. En Tanzanie, au temps de Nyerere, la politique des regroupements des villageois dans de nouvelles entités urbaines susceptibles de promouvoir une nouvelle politique du développement s’est trouvée face à l’opposition des hommes et des femmes profondément liés à la terre de leurs ancêtres, qui étaient prêts à donner leur sang pour défendre leur sol. Ceux qui furent forcés de se soumettre à la volonté de Nyerere ont tout fait pour boycotter la politique de développement dans les nouveaux villages et dans les nouveaux espaces urbains ou semi urbains. Si de tels conflits ont pu prendre des tournures aussi dramatiques, c’est parce que le lien à la terre est indissociable du lien avec les générations futures dans la vision religieuse des Africains. On ne s’imagine pas braver ou abandonner la terre léguée par les ancêtres, dont les générations présentes ont la charge et qu’elles fertilisent spirituellement au nom des générations futures. Malgré le fait que ces générations futures vivront de plus en plus loin du sol de leurs pères et dans des conditions de modernité très éloignées de la religiosité tellurique de leurs ancêtres, le sol demeure le souffle vital que chacun a le devoir d’entretenir pour que le présent, le passé et l’avenir soient fécondés par une seule et même dynamique de sens. Liée à la terre, aux morts et aux liens avec les générations futures, l’image de Dieu dans les religions africaines est susceptible de dériver vers un imaginaire des conflits et une métaphysique des guerres, surtout quand la religiosité traditionnelle intègre à elle les dérives guerrières du christianisme et de l’islam ou cherche à s’opposer à ceux-ci dans des antagonismes religieux larvés ou clairement assumés. Cette intégration de la vision guerrière de Dieu dans 128 Pour une voie africaine de la non-violence la religion africaine est préjudiciable aux valeurs de vie que cette religion porte. Déjà les Africains et les Africaines, qui ne supportent pas la défaite de l’Afrique face à l’Occident depuis le choc de deux civilisations à l’aube des temps modernes, tentent de faire de l’espace de la religion africaine un espace de guerre contre l’Occident. Ils préconisent la constitution des sociétés secrètes ou des loges nourries par une spiritualité typiquement africaine. Auguste Mabika Kalanda et André Ilunga Kalongo au Congo-Zaïre ; Ebénézer Kotto Essome, Hilaire Esso Ngome et Fabien Kange Ewane au Cameroun13 ; Ramsès Boa en Côte d’Ivoire et Théophane Patinvo au Bénin, ont émis cette idée avec toute la force de pensée et toute la vigueur d’action nécessaire à la réactivation de la religion traditionnelle comme arme pour la renaissance africaine contre l’Occident. Ils veulent par ce biais mettre au cœur de la religion africaine une virulente vision guerrière du destin de l’Afrique, sous prétexte qu’il faut rendre au Dieu occidental guerrier qui nous a vaincus la monnaie de sa pièce. Même au sein du champ chrétien africain actuel, une tendance radicale d’inculturation du christianisme prône une militarisation spirituelle des religions africaines traditionnelles pour rendre les communautés chrétiennes sensibles au devoir qu’a l’Afrique de ne plus se faire dominer par les autres peuples au plan religieux. Cette voie conduit à penser la spiritualité africaine en termes soit de révolte face au christianisme néocolonial, soit de guérilla permanente avec les confessions chrétiennes dites aliénées, soit de transformation de la religion africaine en une religion du prosélytisme. Nous sommes ici en face des logiques de destruction et de mort, qui refusent de voir que l’essence de la religion africaine n’a rien à voir avec ces logiques, mais avec celles de la fécondité de la force vitale, pour une vie communautaire réussie et heureuse : là où la terre, les ancêtres, les esprits, les génies, les vivants actuels et les générations futures sont fécondés par le suc du divin. Que faut-il faire pour juguler ces dérives de la religion africaine ? Avant tout, il faut dévaudouiser Dieu en Afrique. Nous voulons dire qu’il faut le libérer de la dictature de l’invisible, de la charlatanisation des pratiques religieuses et de l’enflure de l’irrationnel, qui détruisent l’énergie des 129 Pour une voie africaine de la non-violence liens vitaux grâce auxquels notre terre a été spirituellement une terre de paix religieuse. Le vaudouisme spiritiste dont les spécialistes de l’invisible se sont prévalus pour embrigader les consciences et imposer leur violence spirituelle aux populations devrait aujourd’hui céder la place au renouement avec le Dieu de la vie, qui garantit réellement la solidarité des liens des Africains avec leur terre, avec leurs ancêtres et avec les générations futures, de manière épanouissante, dans une quête vigoureuse d’harmonie avec toutes les religions et tous les peuples assoiffés de paix. Le Dieu dévaudouisé devrait aussi être un Dieu déséloigné, c’est-à-dire réinscrit dans la trame des problèmes réels du monde, au lieu d’être tenu éloigné dans les hautes sphères de l’invisible où il n’aurait rien à voir avec les mortels et leurs conflits. Une certaine métaphysique africaine de l’éloignement de Dieu devrait être détruite au profit d’un Dieu impliqué dans la cause des humains grâce aux humains eux-mêmes, qui s’engagent dans cette cause profonde, la cause même de Dieu. Conclusion Après ces analyses de l’interprétation guerrière des textes saints et de la conscience religieuse en Afrique, il nous semble que les conclusions suivantes devraient être tirées pour l’engagement des religions dans la lutte contre la violence : - Pour faire des religions la base de la construction d’une société de non-violence, il est indispensable de les débarrasser de la charge d’herméneutique de violence qu’elles ont souvent dans la lecture qu’elles font de leurs textes fondateurs ou de leur mission historique. - En Afrique comme partout ailleurs, l’humanité a aujourd’hui le devoir de s’engager sur la voie d’une refondation du religieux selon les perspectives d’une civilisation de la non-violence. Cela exige un travail de remise en cause des visions guerrières de Dieu au sein des religions qui animent la vie spirituelle des peuples. Plus concrètement, en Afrique, il convient pour le christianisme d’évangéliser Dieu et de le désarmer. Pour l’islam, il convient d’humaniser la vision de 130 Pour une voie africaine de la non-violence Dieu, de la démocratiser et de la féminiser en profondeur. Pour les religions africaines, il s’agit de dévaudouiser Dieu, de le décharlataniser et de le déséloigner. C’est une véritable conversion à lancer dans les images du divin, afin que toutes les religions renouent avec le Dieu unique, garant de la paix profonde entre les civilisations, entre les peuples et entre les humains. - Dans cette tâche de conversion, la paix, le dialogue et la coopération entre les religions sont indispensables. Ils sont la route de l’instauration d’un monde de non-violence et d’une anthropologie du bonheur partagé. Le travail à faire aujourd’hui est donc celui-ci : promouvoir l’éducation et la formation des croyants et des croyantes, afin qu’ils s’engagent dans la construction de ce monde nouveau, qu’ils imaginent et créent des institutions consacrées à cette tâche et qu’ils sèment partout où cela leur est possible ce nouveau rêve d’une humanité capable de se donner désormais une destinée commune face à l’avenir, à partir d’un effort permanent de repenser Dieu14 dans une perspective radicalement non-violente. NOTES 1 Bernard Quelquejeu, « Lutter contre la violence des religions : les atouts de la non-violence », in Alternatives nonviolentes, 135/2005, pp. 3-12. 2 Francis Grob, « Jésus et le politique », in Kä Mana (dir.), Théologie du bonheur partagé, Une réponse de l’Eglise africaine au défi de la mondialisation, Douala, Editions Sherpa, 2001. 3 François Varillon, Un abrégé de la foi catholique, Etudes, extrait du numéro d’octobre 1967. 4 Lire Genèse 22, 1-19. 5 Lire Luc 23, 26-49. 6 Livre publié à Paris, Chez Albin Michel, en 1994. 7 Je renvoie principalement aux livres grands livres de cet auteur : L’évangile de la non-violence, Paris, Fayard, 1969 ; Le Défi de la non-violence, Paris, Cerf, 1977 ; Le Principe de nonviolence, Parcours philosophique, Paris, Desclée de Brouwer, 1995 ; Simone Weil ou l’exigence de la non-violence, Paris, Desclée de Brouwer, 1995 ; Le Courage de la non-violence, 131 Pour une voie africaine de la non-violence Gordes-France, Les Editions du Relié, 1999 ; De la nonviolence en éducation, Paris, Unesco, 2002 ; Dictionnaire de la non-violence, Gordes-France, Les Editions du Relié, 2005. 8 Nous renvoyons ici au livre de J. Attali, L’homme nomade, Paris, Fayard, 2003, p. 172. 9 Bernard Quelquejeu, art. cit. 10 Jean-Marie Ploux, Le dialogue change-t-il la foi ?, Paris Editions de l’Atelier, 2004. 11 Jihad Pour la paix est le titre d’un ouvrage que Souleymanou Bouba aimerait consacrer d’urgence à la dynamique de la paix en islam, pour rompre avec la vision guerrière que l’on a de sa religion aujourd’hui. Ce projet d’une herméneutique paisible du texte coranique est également porté par un autre théologien musulman de notre groupe du CIPCRE, l’Imam Moussa Nchamou. 12 Lire à ce sujet : Malek Chebel, Manifeste pour un islam des Lumières, Paris, Hachette Littérature, 2004 ; Abdelwahab Meddeb, La Maladie de l’islam, Paris, Seuil, 2002 ; Rachid Benzine, Les Nouveaux Penseurs de l’islam, Paris, Albin Michel, 2004. 13 Lire à ce sujet : Kä Mana, Le Souffle pharaonique de Jésus-Christ, Yaoundé, Editions Sherpa, 2000. 14 L’expression est de Jean-Marie Muller. 132 Pour une voie africaine de la non-violence 6 LE PAPE, LA RELIGION ET LA VIOLENCE Une lecture africaine des propos de Benoît XVI à Regensburg par Samuel Désiré Johnson A peine se sont estompées les réactions dans le monde islamique après la parution controversée dans un journal danois des caricatures de Mahomet jugées blasphématoires par les musulmans, certains propos tenus par le Pape à Regensburg suscitent de nouveau une vive désapprobation de la communauté musulmane. Les propos de Benoît XVI en effet, interviennent neuf mois environ après la cabale des caricatures du prophète. Les pronostics ont donc été déjoués, car au lieu de l’apaisement que l’on serait en droit d’espérer, ses propos ont hélas exacerbé la méfiance des musulmans déjà très susceptibles. La réaction de la plupart des pays arabes (d’Egypte, de Turquie, du Maroc etc.…) ne prête pas à équivoque. Certains d’entre eux, selon les hautes instructions de leur chef d’Etat, ont non seulement rappelé leur ambassadeur du Vatican, mais aussi et surtout exigé la repentance de Benoît XVI à travers le retrait de ses propos islamophobes. Ici chez nous au Cameroun, les réactions de nos concitoyens musulmans n’ont pas été bruyantes ou violentes. On notera néanmoins qu’au Cameroun, véritable symbole d’intégration socioculturelle et religieuse en Afrique, certains de nos compatriotes musulmans ont été emmenés, au nom de la paix si précieuse à notre pays, à suspendre sans casse leur participation aux rencontres de 133 Pour une voie africaine de la non-violence dialogue-islamo chrétien. Cela dit tout sur le climat que le discours de la plus haute autorité spirituelle du monde occidental a créé. Heureusement, le pape a fini par réagir. D’abord par un communiqué de presse ; ensuite, personnellement, il regrette que certains de ses propos aient pu blesser les fidèles musulmans. Les réactions du monde musulman ont malheureusement polarisé l’attention du public, voire réduit l’important discours du Pape Benoît XVI à une confrontation Islam contre Christianisme, alors que cet aspect est marginal dans l’important exposé donné par Benoît XVI. Sans toutefois minimiser l’indignation et la réaction de la communauté musulmane, nous voulons ici relire l’exposé du Pape Benoît XVI et en tirer des leçons. Le pape Benoît XVI a en effet dispensé un cours magistral le 12 septembre dernier dans le grand amphi de l’Université de Regensburg, cours ayant pour titre «Foi, Raison et Université. Souvenirs et réflexions».47 Le pape introduit son cours par des souvenirs du temps où il fut professeur de Théologie à Bonn en 1959. Il se souvient des bonnes relations qui existaient entre les deux Facultés de théologie (catholique et protestante) d’une part et d’autre part celles qui existaient entre ces deux dernières et les autres facultés. Pour lui, l’Université de Bonn était très fière de ses deux Facultés de théologie car l’on était conscient du fait que ces dernières faisaient partie de l’universitas scientarum dans la mesure où elles s’occupaient de la raison de la foi. Le pape se souvient de cette collaboration empreinte de respect réciproque dans l’univers académique de Bonn. Quand bien même tous ne partageaient pas la foi chrétienne, tous étaient convaincus de l’importance de la théologie dans l’univers académique de Bonn. Même les quolibets de certains collègues n’ont pas pu mettre fin à cette bonne collaboration (un collègue déclara par exemple qu’il existait quelque chose d’étrange à l’université de Bonn, notamment deux facultés qui s’occupent de quelque chose qui n’existe pas : Dieu). Après ces brefs souvenirs, le pape aborde sa réflexion en s’appuyant sur le dialogue entre un empereur byzantin Manuel II Palleologos et un érudit perse (dont l’identité n’est pas révélée dans le texte), dialogue ayant eu lieu en 1391 dans un campement d’hiver près d’ An134 Pour une voie africaine de la non-violence kara48 . Le dialogue ou la controverse porte en fait sur le contenu de la Bible et du Coran en général en tant que supports de la foi, et en particulier sur quelles images de Dieu et de l’Homme est-ce que la Bible d’une part et le Coran de l’autre proposent à l’humanité? Sans oublier la relation qui existe entre ce qui est désigné dans le dialogue comme les «trois commandements» ou encore les «trois règles de vie» : l’Ancien Testament, le Nouveau Testament et le Coran. Le pape précise qu’il va se servir d’un aspect marginal du dialogue, aspect qui, par rapport au thème de la foi et la raison l’a fasciné et qui va lui servir de point de départ pour sa réflexion sur le sujet. C’est ainsi que Benoît XVI, citant le professeur Khoury, rapporte que l’empereur Manuel II, abordant le thème du «Djihad» (guerre sainte), a apostrophé sans ménagement son interlocuteur sur le rapport existant entre religion et violence en lui disant : «Montre moi alors ce que Mohammed a apporté de neuf et tu ne verras que ce qui est mal et inhumain, puisqu’il a prescrit que la croyance qu’il prêche doit être répandue par l’épée». Le roi lui explique alors pourquoi imposer la foi à travers la violence est insensé. Elle est selon lui contraire à la nature même de Dieu et à celle de l’âme humaine: « Dieu n’a pas besoin du sang », déclare t-il, et il ajoute «ne pas agir selon la raison est (...) répugnant aux yeux de Dieu. La foi est un fruit de l’Esprit et non du corps. Celui qui veut répandre la foi doit avoir la capacité de bien s’exprimer et avoir une pensée juste et non la violence et la menace… afin de convaincre une âme raisonnable, l’on n’a pas besoin de son bras, d’une arme ou encore d’un objet par lequel l’on peut menacer de mort… » Après cette citation, le pape Benoît XVI précise que la déclaration la plus importante dans les propos du roi s’opposant à la conversion par la violence sont les suivants : « ne pas agir selon la raison est répugnant par rapport à la nature de Dieu ». Le pape cite une fois de plus le professeur Khoury qui commente ces propos en ces termes: « pour l’empereur Manuel, quelqu’un ayant grandi dans la philosophie grecque, cette déclaration est évidente. Pour l’ensei135 Pour une voie africaine de la non-violence gnement musulman au contraire, Dieu est absolument transcendant. Sa volonté n’est dépendante d’aucune de nos catégories, même pas de celle de raison… Dieu n’est non plus tenu par sa propre Parole, qui l’obligerait à nous révéler la vérité. S’il le voulait, il pourrait exiger de l’Homme qu’il soit idolâtre». Le pape déclare alors que c’est sur ce point que les conceptions de Dieu diffèrent entre chrétiens et musulmans dans la pratique de la religion, ce qui est pour nous aujourd’hui un défi. Selon le Pape, bien que cette pensée selon laquelle ne pas agir selon la raison est répugnante par rapport à la nature de Dieu, soit grecque, elle trouve un écho dans la Bible. En effet, le premier verset de la Genèse : «Au commencement Dieu créa les cieux et la terre», est celui là même que Jean a repris en le remaniant dans son prologue : «Au commencement était le Logos». Et c’est justement ce terme que le roi utilise en disant que Dieu agit «áõílüãù», avec le Logos. Le pape s’appuie ensuite sur quelques textes bibliques (Act.16, 6-10 et Ex.3,1ss, …) pour expliquer que la philosophie grecque et la pensée biblique (Ancien Testament) sont entrées en contact depuis longtemps, voire qu’il y a analogie entre les deux. En fin de compte, il s’agit selon lui de la rencontre entre la foi et la raison, entre le vrai Révélateur et la Religion. Selon le pape, cette rencontre entre la foi biblique et la philosophie grecque n’est pas seulement vraie sur le plan de l’histoire des religions mais aussi sur le plan de l’histoire même du monde. Selon lui, la rencontre entre la croyance biblique et la philosophie grecque – à laquelle s’est ajouté l’héritage romain- explique pourquoi le Christianisme bien qu’il ait des origines orientales a historiquement eu en Europe ses racines les plus profondes. En d’autres termes, le pape pense que cette rencontre est en réalité à l’origine de l’Europe et reste le fondement de ce que l’on est en droit d’appeler aujourd’hui l’Europe. Le pape atteint à ce point de sa réflexion l’Europe, qui selon nous est le point focal de son exposé. Il s’agit selon lui, de l’Europe chrétienne qui aura donné au Christianisme né en Orient son vrai visage. Pour le Pape, Christianisme et philosophie grecque sont les deux faces d’une même pièce, qui ne sauraient exister l’une sans l’autre. 136 Pour une voie africaine de la non-violence C’est ainsi qu’il dénonce trois tentatives contre l’hellénisation du christianisme : 1- La première tentative fut selon lui, la Reformation du 16è siècle qui dénonce une foi impure, emprisonnée dans un système philosophique. Selon lui, le principe «Sola Scriptura» visait à rechercher la Parole dite vivante et originelle de l’Evangile. Toujours selon lui, les réformateurs séparent la Parole vivante de la métaphysique, ce que Emmanuel Kant, à la suite des réformateurs, exprime de manière plus radicale dans sa déclaration selon laquelle : il a du écarter la pensée afin de faire place à la foi. Ce dernier va ainsi limiter l’action de la foi dans la raison pratique en lui niant toute influence dans l’ensemble de la réalité. 2- La seconde tentative contre l’hellénisation est selon le pape la théologie libérale des 19è et 20è siècles dont le principal représentant était A. von Harnack. Selon lui, cette théologie libérale n’était pas seulement l’apanage des Protestants mais elle avait aussi touché le Catholicisme. La distinction faite par Pascal entre le Dieu des philosophes et celui d’Abraham, Isaac et Jacob aurait été le point de départ de cette théologie libérale. Le pape déclare que, lors de sa leçon inaugurale en 1959, il avait déjà essayé de combattre ce courant théologique. Il s’agit en fait de l’exégèse historico - critique, qui visait à distinguer le Jésus historique du Jésus de la foi. Selon le pape, l’enjeu était de remettre le Christianisme en phase avec la raison moderne, en éliminant des éléments pseudo théologiques et philosophiques tels que la divinité du Christ et la Sainte Trinité. Selon le Pape, tout ceci a pour toile de fond la limitation de la raison selon Kant dont la pensée fut radicalisée par les sciences naturelles et expérimentales. La conception moderne de la raison repose désormais sur le succès acquis grâce à la synthèse entre le Platonisme (Cartésianisme) et l’Empirisme. Ce qui est important à retenir est selon le pape, le fait que cette méthode ignore la question de Dieu qu’elle considère comme non scientifique voire préscientifique. 137 Pour une voie africaine de la non-violence Ainsi, nous nous trouvons selon le pape devant un rétrécissement du radius de la science et de la raison. 3- La troisième tentative, le Pape la voit dans le processus de l’inculturation. Selon l’auteur, certains estiment aujourd’hui que la synthèse entre la culture grecque et l’Eglise primitive serait la toute première étape de l’inculturation. Une inculturation qui selon eux ne devrait pas être imposée aux autres cultures. Ceux qui soutiennent cette thèse soutiennent également que l’on devrait rechercher le message original du N.T. afin de permettre une inculturation authentique dans les autres cultures. Benoît XVI estime que cette position, bien que n’étant pas complètement erronée, est cependant tronquée, imprécise et impossible à réaliser, car le lien existant entre la foi et la quête de la raison humaine est indissoluble, foi et culture grecque formant désormais un tout. Une inculturation telle qu’exigée plus haut est en fin de compte irréalisable. En conclusion, le pape dit que la critique qu’il a développée plus haut ne signifie nullement une négation des acquis du siècle des Lumières et des bienfaits de l’époque moderne. Il souscrit au développement des sciences sociales. Cependant, l’Ethos de la science est en fin de compte la volonté à l’obéissance à la vérité qui sont parties intégrantes de la nature même du Christianisme. Le pape déclare donc sans ambages qu’il n’est pas ici question d’un rejet, encore moins d’une critique négative, mais plutôt d’un élargissement du concept de la raison et son utilisation. Car malgré toutes les possibilités dont jouissent les hommes grâce au développement des sciences, il existe des dangers qu’ils ne maîtrisent toujours pas. L’homme ne pourra les maîtriser selon le pape que, si la foi et la raison s’harmonisent de nouveau. La raison ne doit donc pas se limiter dans le domaine de l’expérience et la raison devra de nouveau embrasser toute la science. En ce sens, la théologie n’est pas uniquement une discipline historique et humaniste, mais plutôt la science sur Dieu en tant que question de la raison de la foi à l’Université et son dialogue avec la science. Ceci permettra selon le Pape un véritable dialogue des cultures et des Religions. Le pape ter138 Pour une voie africaine de la non-violence mine son propos par une critique du monde occidental. Selon lui, l’on y estime que seule la raison positive et les philosophies qui en découlent sont universelles. Cette conception heurte selon lui la sensibilité des cultures profondément religieuses. Une raison qui reste sourde à la voix du Divin et une religion qui est reléguée dans les sous cultures n’est pas apte à un dialogue des cultures. Avoir le courage d’élargir la raison et non la rétrécir devrait être le programme, par lequel une théologie prenant en compte la foi doit réaliser dans le présent. L’exposé du pape Benoît XVI nous inspire quelques constats : 1- La polémique suscitée par les propos du pape repose sur une infime partie de son discours. Cependant, ses propos sont très offensants pour les croyants musulmans dans la mesure où ils insinuent d’une part que Mahomet n’apporte rien de neuf à l’humanité si ce n’est ce qui est «mal et inhumain» et d’autre part que l’Islam est une religion dépourvue de raison ! Ces propos contredisent la volonté affichée par Benoît XVI de nouer un véritable dialogue entre les cultures et les religions. Une lecture de l’histoire qui présente le Christianisme comme une religion moderne pourvue de raison et l’Islam comme une religion barbare et dépourvue de raison est non seulement problématique, mais aussi excessive voire extrémiste ! Ce premier constat entraîne des questions notamment l’on peut se demander pourquoi Benoît XVI a choisi de citer un auteur du 14è siècle et surtout ce qui a motivé le choix de ces propos. En effet, Benoît XVI en tant qu’historien n’est pas l’auteur des propos incriminés ; sa responsabilité par rapport aux émotions soulevées ne peut cependant être dégagée. Il ne s’est pas distancé de ces propos, il les a au contraire repris pour son compte dans la mesure où il annonce qu’ils lui servent de point de départ pour sa réflexion. L’on s’accorde à dire que Benoît XVI est un mauvais communicateur ; ceci n’excuse cependant pas le choix maladroit de ses propos. Benoît XVI se trouvant dans une université s’est exprimé comme un professeur, oubliant qu’il est 139 Pour une voie africaine de la non-violence désormais et d’abord le représentant de tous les Catholiques, voire de la religion chrétienne (du moins aux yeux des musulmans). Les réactions suscitées le prouvent d’ailleurs. 2- Le Vatican était jusqu’à présent tenu en dehors de ce qu’il est désormais convenu d’appeler le choc des cultures (« the clash of civilizations »). Les propos de Benoît XVI placent (involontairement sûrement) désormais le Vatican et son chef au centre de cette controverse au même rang que certains dirigeants occidentaux.49 Les propos du Pape Benoît XVI reflètent l’attitude hautaine du monde occidental visà-vis des autres peuples de la planète, et particulièrement à l’encontre du monde musulman. Sans vouloir prêter à Benoît XVI une certaine connivence avec G.W. Bush, le président américain, ses propos semblent soutenir les déclarations et les condamnations répétées de ce dernier contre le fascisme islamiste. En effet, depuis le 11 septembre 2001, la communauté musulmane mondiale se considère à tort ou à raison comme la cible privilégiée de l’occident. Les réactions des musulmans de par le monde dans laquelle l’on soupçonne une certaine instrumentalisation, dépassent le cadre religieux. Le conflit est désormais politique, culturel, voire économique ! A cause de la prédominance occidentale sur les plans politique, économique et militaire, les occidentaux sont toujours tentés d’imposer leur hégémonie au reste du monde. Porter atteinte à leur religion est pour les musulmans un moyen subtil des occidentaux pour leur imposer une fois de plus leur conception du monde, ce à quoi ces derniers se refusent avec la dernière énergie. 3- Selon certains observateurs, les propos du pape seraient un appel du pied en direction des théologiens musulmans dits libéraux, afin que ces derniers se penchent sur le rapport existant entre la religion et la violence dans l’Islam. Ces propos devaient selon certains observateurs préparer les entretiens du pape lors de sa prochaine visite en Turquie, un grand pays européen majoritairement musulman. La Turquie pratiquant un Islam dit modéré, le pape a-t-il espéré y trouver des alliés de 140 Pour une voie africaine de la non-violence circonstance pour la «modernisation» de l’Islam ? Si tel était le but visé, il faut s’accorder à dire qu’il n’a pas été atteint au contraire, ces propos compliquent un peu plus le dialogue entre chrétiens et musulmans. La Réforme de la religion musulmane ne peut ou ne pourra se faire qu’à l’intérieur de l’Islam lui-même et non à travers des donneurs de leçons venus de l’extérieur qui considèrent l’Islam comme une religion se trouvant encore au stade primitif, qui devrait s’inspirer du Christianisme enrichi par la philosophie grecque pour enfin s’émanciper, se moderniser. Ces propos affaiblissent au contraire le camp des théologiens dits libéraux dans l’Islam. Les propos de Benoît XVI ont été perçus par les musulmans comme une tentative pernicieuse des chrétiens pour la déstabilisation de leur religion, voire comme une tentative de soumettre l’Islam au Christianisme. 4- Les trois tentatives contre l’hellénisation que Benoît XVI dénonce sont en réalité des attaques à peine voilées contre le Protestantisme, la théologie libérale et la théologie africaine à travers l’inculturation. En effet, selon le pape, c’est la Réforme du 16e siècle à travers l’un de ses principaux principes (Sola Scriptura) qui aurait fait entrer le loup dans la bergerie. Il fait une interprétation (volontairement ?) erronée de ce principe. Le principe de Sola Scriptura visait à redonner de l’importance à la Parole de Dieu (la Bible) que les diverses encycliques du pape, les conciles et la tradition de l’Eglise catholique (ventes des indulgences entre autres) avaient tendance à étouffer. La théologie libérale a toujours été un caillou dans la chaussure de Joseph Ratzinger qui est l’un des conservateurs les plus radicaux du Vatican. Il accuse A. von Harnack (un Protestant !) d’être le chef de file de cette théologie et oublie de dire que ce sont les travaux des exégètes catholiques qui ont contribué de manière décisive à imposer cette méthode. Enfin, le pape s’attaque à l’inculturation et à travers elle, à la théologie africaine. L’on se souvient que le pape alors préfet de la propagation de la foi catholique s’était particulièrement attaqué à la théologie de la libération. Il n’a donc pas changé, il reste 141 Pour une voie africaine de la non-violence dans sa logique qui veut que, toute théologie qui ne vient pas de l’Occident lui est suspecte. Parlant de l’inculturation, le pape critique le point de vue des auteurs africains qui réclament le droit d’être chrétiens sans devoir au préalable adopter la culture occidentale.50 L’on peut se demander avec raison quelles sont les véritables intentions du pape Benoît XVI, qui a l’intention de convoquer bientôt un second Synode africain,51 qui devra statuer sur la théologie africaine. Veut-il (enfin) donner la possibilité à la théologie africaine de s’exprimer librement ou veut-il la museler ? L’avenir nous le dira. 5- Le pape semble reconnaître que les autres peuples ont aussi leur mot à dire voire leur contribution à apporter pour l’édification du Christianisme mondial. En effet, il convient de dire que l’on ne devrait plus aujourd’hui parler «du» Christianisme, mais plutôt «des» Christianismes. L’Europe ne détient plus le monopole du Christianisme, n’est plus la seule qui doit en imposer la norme. L’on devrait aussi tenir compte du point de vue des autres voire se laisser inspirer par les autres. NOTES 47 „Glaube, Vernunft und Universität. Erinnerungen und Reflexionen“. AnspracheVon Benedikt XVI. Auala Magna der Universität Regensburg, Dienstag.12. September 2006 ©.Copyright 2006-Libreria Editrice Vaticana. 48 Il s’agit en fait d’une äéaëåîéò, d’une controverse entre l’empereur Manuel II et son interlocuteur, éditée par le Professeur Adel Theodor Khoury de Münster. 49 Notamment G. W. Bush et Tony Blair. Ce dernier a par exemple déclaré au mois de mars cette année que la guerre en Irak n’était pas «a clash between civilisation », mais plutôt «a clash about civilisation», donc le choc «pOUR» la civilisation. En d’autres termes, cette guerre visait à civiliser l’Irak. 50 Notamment J-.M ELA qui revendique : «une autre manière de croire» car «nous ne pouvons confesser Dieu en passant par le détour des Eglises d’Occident» (cf. J-M. Ela : Repenser la théologie africaine. Le Dieu qui libère, Karthala, 2003, pp.96, 100, 147 entre autres. 142 Pour une voie africaine de la non-violence 51 La Convocation du Synode fut prise par son prédécesseur Jean Paul II. Benoît XVI a donc respecté le vœu de son illustre prédécesseur (voir le document «L’Eglise en Afrique au service de la réconciliation, de la justice et de la paix », Lineamenta, cité du Vatican 2006. 143 Pour une voie africaine de la non-violence 144 Pour une voie africaine de la non-violence 7 PAROLE DE DIEU DIGNITE HUMAINE ET INTEGRITE DE LA CREATION Les enjeux d’une société non-violente en Afrique par Jean Patrice Ngoyi, cicm Dans cette réflexion, je voudrais présenter les exigences de la dignité humaine et de l’intégrité de la création comme des dimensions intégrantes à la construction d’une société de non-violence selon les perspectives de la parole de Dieu. Cette société, je la pense en termes d’utopie d’un monde meilleur à bâtir. Ma réflexion consistera donc à décrire ce « monde meilleur » selon le dessein de Dieu en le mettant en parallèle avec la réalité du monde des hommes et femmes tel que nous y vivons aujourd’hui. De cette confrontation, je définirai et je dégagerai le champ de l’engagement de l’Eglise dans la construction de la nouvelle société humaine. 1.- Un monde meilleur selon le dessein de Dieu Notre Dieu : qui est-il ? Dans son ensemble, l’histoire biblique ressemble extraordinairement à celle de tous les hommes et de toutes les femmes créés à l’image de Dieu et à sa ressemblance. Comme toute l’Eglise qui a fait l’option pour les pauvres et les exclus et et les exclus de ce monde, je 145 Pour une voie africaine de la non-violence puises cette histoire l’énergie de mon engagement social comme prêtre catholique. En puisant aux sources de l’histoire biblique, de ma foi et, étant moi-même témoin privilégié et attentif des réalités de la vie de nos populations, je dis qu’il faut s’être longuement rendu compte de la réalité de la vie des marginalisés et des sans-voix, avoir vécu en solidarité avec leurs réalités quotidiennes, pour redire l’histoire du peuple de Dieu et l’actualiser aujourd’hui en nous. Notre Dieu est bien celui que nous prions tous les jours dans le secret de nos cœurs et de nos vies ; celui que nous aimons et en qui nous avons la vie. Il est celui qui renforce notre dynamisme sur le chemin de notre engagement social pour l’avènement d’une nouvelle société et d’un nouvel ordre mondial. Notre Dieu est le Dieu-Créateur, omniprésent dans notre vie et libérateur : il a pris le visage humain en Jésus. - Ayant créé l’homme et la femme à son image et à sa ressemblance, il nous bénit et nous dit d’avoir des enfants, de devenir nombreux, de remplir toute la terre et de la dominer. - Au cœur de notre vie quotidienne, il nous donne toutes les assurances que la terre et tout ce qu’elle renferme est un don venant de lui, de sorte que toute accumulation égoïste deviendrait contraire à son dessein pour chacun de nous. - Etant Le Dieu-Amour, sa Loi reste fondée sur la liberté, la libération de ses enfants ; lesquels font de la communion fraternelle la règle de vie par excellence, qui justifie l’engagement de tous et de toutes dans la lutte contre toutes les formes d’oppressions. - Dieu de Jésus-Christ, notre Dieu venu nous apporter l’Evangile du salut, il est un Dieu concret qui nous libère de l’esclavage de la loi pour que nous vivions de la fidélité à la vie. Une vie à faire surgir, à construire sur la base de la Loi d’Amour. Le dessein de Dieu 146 Pour une voie africaine de la non-violence A Nazareth, Jésus a proclamé ceci : L’esprit du Seigneur est sur moi, il m’a choisi pour apporter la Bonne Nouvelle aux pauvres, proclamer la délivrance aux prisonniers et le don de la vue aux aveugles, libérer les opprimés, annoncer l’année de grâce accordée par le Seigneur (Lc 4,18). Un monde meilleur selon le dessein de Dieu, c’est la libération des captifs, comprise comme une libération totale de la personne humaine vis-à-vis de toutes formes d’esclavage, dont : l’oppression sociale et politique, la terrorisation des consciences, la manipulation, l’envie, la colère, l’alcoolisme et la passion, l’ignorance et la paresse ou le parasitisme, l’égoïsme et toutes les conséquences possibles du péché. Les Béatitudes (Mt 5, 1-12), sont une des plus grandes expressions de l’amour de Dieu pour les marginalisés et les sans-voix. Une expression sublime d’un monde meilleur selon le dessein de Dieu, dont la substance est la sympathie et le partage avec les pauvres et les indigents. Un monde meilleur selon le dessein de Dieu, c’est celui de nouveaux rapports interpersonnels, inter-nations, entre l’Homme et Dieu. Un monde où le pouvoir est compris comme un service rendu aux frères et aux sœurs humains ; un monde où il faut avoir confiance dans la providence divine qui passe par la médiation historique de l’organisation égalitaire de la vie. Un monde meilleur selon le dessein de Dieu exige que dans la foi, nous laissions Dieu guider nos pas et agir en nous. Travailler a l’avènement d’un monde selon le dessein de Dieu, c’est être des artisans de paix parmi les hommes et les femmes, parmi les nations, les races et entre les peuples. Dans un tel monde habitera Dieu, et il sera tout en tous. Là où l’on vivrait consciemmentdans l’ignorance de Dieu ou dans le refus de grandes valeurs d’humanité que nous, chrétiennes et chrétiens, considérons comme le socle même de la vie selon l’esprit divin, là serait une consécration du règne du chaos, du tohu-bohu, de la confusion générale et de la jungle où ne survivraient que les plus forts aux dépends des pauvres et des petits. La vie et la parole de Jésus, prémisse du Royaume, 147 Pour une voie africaine de la non-violence ne sont ni consolation banale, ni espoir vain, encore moins opium pour les nations qui l’ont accepté comme chemin, vérité et vie. En luttant avec la dernière énergie contre les forces du mal, Jésus a voulu que nous communiions aux délices du nouveau ciel et de la nouvelle terre. Ceux-ci ne sont pas seulement des promesses des choses a venir, mais du déjà-la parmi nous. Un monde meilleur selon le dessein de Dieu, c’est celui qui prend finalement forme partout où le peuple de Dieu, sans discrimination aucune, apprend à vivre ensemble, à travailler ensemble dans l’amour et le respect mutuel, à se pardonner. C’est le monde où l’on est toujours prêt à recommencer, à construire du nouveau avec un Dieu qui ne fait que créer du neuf sans se fatiguer de faire le bien pour son peuple. Le monde meilleur selon le dessein de Dieu, s’accomplira partout où les gens seront heureux, partout où les larmes seront essuyées, partout où les chaînes se briseront, où les aveugles recouvriront la vue, où les lépreux seront acceptés et les malades guéris (Mt11, 5-6). Dieu y apportera gracieusement son secours et pourra y parfaire toute œuvre humaine initiée dans la foi et l’espérance. 2.- Un monde meilleur selon les humains La raison du plus fort La vision d’un monde meilleur selon les humains, n’est-ce pas celle que consacre la raison du plus fort, la jungle où ne survivent que les forts, les puissants au nom de la théorie de la sélection naturelle telle que l’a prônée Charles Darwin ? C’est la position que représentent les grandes puissances politiques, financières et militaires du Nord, notamment les Etats-Unis et leurs alliés, soutenus par les institutions internationales à leur solde, tels que la Banque Mondiale, le Fonds Monétaire Internationale, l’Organisation Internationale du Commerce, véritables guillotines des plus faibles du Sud, dont l’Afrique. Les faiblesses sociologiques et économiques endémiques en Afrique sont, certes, un fait indéniable 148 Pour une voie africaine de la non-violence aujourd’hui. Mais, aborder le thème de la dignité et de l’intégrité de la création dans cette seule perspective serait une insuffisance scientifique et intellectuelle. Aussi, serait-il très partisan de l’aborder dans la seule perspective de ceux et celles qui peuvent facilement et librement s’exprimer, au nom du pouvoir de contrôle et d’une grande marge de manœuvre qu’ils détiennent. Le monde meilleur selon les humains, quand ils n’ont aucun sens de valeurs de la transcendance ni aucun souci du respect de grands principes éthiques d’authenticité morale de leur être, c’est le monde dominé, comme c’est le cas aujourd’hui, par les intérêts hégémoniques des grandes puissances, sous le couvert de la gouvernance démocratique et de la libération, peu en importe le coût social. Un exemple pour nous en convaincre. Lors de l’occupation du Koweït, Saddam Hussein avait été accusé de tous les maux du monde, au point d’être vu comme une re-incarnation de Hitler. Les Etats-Unis d’Amérique et leurs alliés étaient ceux par qui le salut des Koweïtiens passait, s’étant auto-proclamés ‘libérateurs des opprimés’ et des ‘exploités’. Le même scénario s’est reproduit tout récemment pour mettre, cette fois-ci, fin à la dictature de Saddam Hussein. Tout le monde sait quand même que l’enjeu principal n’était pas la vie des Koweïtiens, encore moins celle des Irakiens, mais bien plutôt le pétrole dont l’Amérique ne peut se passer pour continuer son train de vie de consommation sans bornes. A l’autel de la consommation américano-européenne, toute autre vie humaine peut passer comme sacrifice, ou dommage collatéral. Face à de telles actions accompagnées d’une campagne médiatique tous azimuts, qui, dans le petit peuple du monde pauvre, aurait pu oser afficher une opposition vigoureuse, sans craindre un seul instant fermeture des vannes financières et sanctions internationales ? Quand bien même du fond de cœurs ils ont dit tous non à un impérialisme avilissant et déshumanisant, des lèvres ils ont applaudi et loué les mérites des ‘champions’ des droits humains, des libertés fondamentales et de la démocratie. 149 Pour une voie africaine de la non-violence Les vraies raisons des deux guerres sont restées mal connues du commun des mortels ; rien n’a notamment été entendu concernant ce que représentent Texaco et Shell au Koweit. L’on a tout au moins su que l’hypocrisie affichée par la France et la Russie à s’opposer à la guerre de ‘libération’de l’Irak était due au fait de la préservation de leurs importants investissements et intérêts en Irak. Les Etats-Unis et la Grande-Bretagne ne juraient, quant à eux, que sur le contrôle des réserves pétrolières irakiennes. Aujourd’hui, le monde entier est tout oreille, d’abord quant à la découverte des armes de destruction massive en Irak après la chute du régime de Bagdad de Saddam Hussein ; ensuite, à l’évidence de la stabilité et de la pacification de l’Irak, même si les puits de pétrole étaient sécurisés bien avant même que les forces alliées ne se soient assurées de la victoire finale. Cogiter sur toutes ces contradictions pousse assurément à la révolte. Car, je me demande si la vie d’un Koweitien, d’un Américain, d’un Français ou d’un Britannique vaut beaucoup plus que celle d’un Palestinien, d’un Sud-africain noir, d’un Angolais, d’un Congolais de la RDC, d’un Libérien, etc. Les ressortissants de tous ces ‘petits pays’ n’ontils pas été, à un certain moment de l’histoire, victimes des décisions impérialistes injustes, ainsi que des manœuvres obscures de ces super puissances ? L’ONU, la Banque mondiale, le Fonds monétaire International, l’Organisation Mondiale du Commerce, l’Organisation Mondiales de la Santé, etc., n’obéissent-ils pas d’abord et avant tout à leurs ordres ? Ne protègent-ils pas d’abord les intérêts des grands qui d’ailleurs dictent leurs agendas en vertu de l’argent qu’ils y mettent? Le monde meilleur selon les humains, c’est la mondialisation si chère à ces puissances impérialistes. Avec elle, le monde est sans doute à la portée de nos mains, avec ses nombreuses opportunités qu’elles nous offrent. Mais avec elle, c’est aussi et surtout la polarisation très accentuée entre le Nord et le Sud ; un coût social jamais connu dans l’histoire de l’humanité après celui faisant suite au Programme d’Ajustement Structurel (PAS). 150 Pour une voie africaine de la non-violence C’est donc dire que ceux et celles qui ne sont pas à mesure de posséder et de contrôler les médias, ont toujours du mal à faire entendre leurs voix et leurs luttes. Leurs avis et considérations sont ignorés. Ce sont des « faibles » dont l’Afrique fait partie : une Afrique insignifiante. Droits humains et libertés fondamentales Le monde meilleur selon les humains est celui de beaux principes, de belles et percutantes chartes dont les institutions internationales sont gardiennes, à savoir : respect de la souveraineté nationale, inaliénabilité des droits et libertés fondamentales, éradication de la pauvreté, éducation, habitat et santé pour tous. Mais entre la théorie idéale et la pratique concrète se creuse un vrai gouffre qui nous impose un grand défi à relever : celui de défendre et de promouvoir la dignité de chaque Africain et Africaine ainsi que l’intégrité de toute la création. Un exemple pour illustrer ce que je viens de dire : la mise en œuvre de la Déclaration universelle des droits humains de 1948 en Afrique. Il m’est extrêmement difficile de concevoir le développement spectaculaire du Nord et le soi-disant sousdéveloppement chronique du Sud, celui du continent Africain en particulier, sans les relier à la question des droits humains. Même si la prospérité n’induit pas automatiquement le respect scrupuleux de ces droits, ceux-ci deviennent sans objet lorsque les besoins fondamentaux des populations parmi lesquels la nourriture, le logement décent, l’habillement, les soins médicaux, l’éducation, etc., ne sont pas satisfaits. Nul doute, la misère affecte cruellement l’identité culturelle et la dignité des populations qui ont besoin de se savoir en bonne santé avant de penser à tout autre chose. Et c’est lorsque les droits de l’estomac sont honorés qu’on se sent forts pour revendiquer les autres droits. De même, les droits politiques n’ont pas de sens là où les droits économiques sont inexistants. L’actuelle crise multidimensionnelle en Afrique constitue un facteur de premier ordre qui justifie les abus observés ça et là concernant les droits et libertés fonda151 Pour une voie africaine de la non-violence mentales des individus et des peuples d’Afrique. Pourtant, l’expérience a montré que des populations qui sont partie prenante au processus de prise des décisions qui les affectent ont plus de chances d’améliorer leur condition socio-économique comparativement à celles auxquelles il n’est même pas reconnu la possibilité de s’exprimer librement. Quant aux populations en situation d’insatisfaction de leurs besoins vitaux, elles se sentiront très difficilement motivées à prendre une part active aux discussions d’intérêt commun. Ce qui les intéresse c’est l’immédiat, un travail quel qu’il soit, seul susceptible de pouvoir leur permettre de trouver de quoi se nourrir et de se prendre en charge matériellement. La vérité pour notre continent, c’est que la grande majorité des Africains se trouvent privés à la fois des droits économiques, des droits sociaux, des droits culturels, des droits civiques et politiques. La Déclaration universelle de 1948 n’a aucune signification ni aucun contenu pour eux. Seule une minorité de riches parmi eux en jouissent. D’où ma question de savoir comment, dans le contexte de l’ordre économique mondial actuel, basé sur l’exploitation des plus faibles par les plus forts, tous ces droits peuvent trouver leur terrain de mise en œuvre. Cette question est d’une extrême urgence lorsqu’on sait que la survie de l’ordre mondial ne repose que sur des méthodes répressives d’exploitation dans la conduite des affaires aussi bien des Etats que des Compagnies transnationales. Il va sans dire que les Etats néo-coloniaux africains sont fondamentalement des Etats-gardiens, des structures autocratiques qui ne fonctionnent que comme des instruments de répression pour les intérêts des capitaux internationaux et leurs superviseurs locaux. En effet, les petits peuples africains ne font que subir la dictature des marionnettes au pouvoir , à travers la détérioration chronique des conditions de vie, la destruction systématique des services sociaux de base, la corruption caractérisée de la société dans son ensemble, etc. 152 Pour une voie africaine de la non-violence Ils se sont eux-mêmes transformés en marionnettes incapables de décider autrement que selon les exigences des forces invisibles qu’ils se doivent de suivre fidèlement. Ce sont ces forces invisibles qui, à elles seules, décident qui maintenir au pouvoir et qui en chasser. Si la question des droits humains reste intimement liée à un nouvel ordre économique, doit-on attendre de ces dirigeants la mise en œuvre des droits et libertés fondamentales ou la pitié et la charité ? L’histoire nous apprend que c’est par la force et les revendications que les droits s’arrachent. Ils ne se donnent jamais généreusement sous forme de cadeaux. Il faut se battre pour les conquérir et faire respecter sa dignité reçue du Créateur. D’autre part, comment espérer voir se mettre effectivement en œuvre les droits et libertés fondamentales en Afrique lorsque les grandes décisions économiques et politiques des Africains sont prises à partir de Washington, Paris, Londres, Tokyo ou Bruxelles ? Qui de ces grands décideurs se soucie vraiment des ‘petits exécutants’ de l’Afrique ? Ces décisions ne sont-elles pas d’abord prises en faveur des intérêts économiques et stratégiques du Nord ? Les décideurs politiques de l’Occident, sont-ils plus que des agents du Marketing International ? N’est-ce pas des décisions prises de façon à pouvoir maintenir les petits à genoux le plus longtemps possible et les obliger ainsi de vivre de la charité et de la mendicité internationale ? Pour les agents de la Banque Mondiale et le Fond Monétaire International, les mesures imposées aux Africains a travers les Programmes d’Ajustement Structurel doivent être appliqués à la lettre malgré les conséquences fâcheuses qu’elles peuvent avoir : même si le programme d’ajustement structurel peut s’accompagner d’importants coûts sociaux à court terme, ne pas le poursuivre serait préjudiciable pour les pauvres à long terme. Il est sans doute très facile de tenir de tels propos lorsqu’on n’est pas victime. Mais, l’expérience des PAS pour les Africains a été perçue comme une expression flagrante de l’égoïsme occidental et une stratégie de toujours chercher à enrichir les riches sur le dos des «kwashiorkorés» et des «sous-nourris» africains. 153 Pour une voie africaine de la non-violence Cela est d’autant plus vrai que ce sont des êtres humains qui ont été «ajustés» en les réduisant au chômage, en se retrouvant avec moins à manger, sans habitations décentes, sans sécurité sociale et assurance médicale, et en rendant impossible la scolarisation des enfants. Le droit à la vie s’est ainsi retrouvé ajusté, pour ne pas dire suspendu par le plan d’ajustement structurel. En contrepartie, le Nord a su récupérer son argent, qui n’était même jamais sorti de ses banques. Un engagement réel à la suite du Christ pour une Afrique nouvelle et effectivement respectueuse de la justice sociale, de la dignité et de l’intégrité de la création ne trouve-t-il pas là toutes ses raisons d’être ? Oui, une Afrique nouvelle, au vu d’un passé tout négatif dont elle se souviendra pendant longtemps encore, avec les atrocités et l’inhumanité qui lui ont été infligées, est une nécessité, comme nous le rappellent les grandes lignes de la relecture de son histoire. 3. Un destin d’humiliation : une relecture de notre passé Permettez-moi donc de rappeler à la conscience chrétienne d’Afrique un certain nombre des faits de sa propre histoire, éloquents en eux-mêmes, non pas pour susciter la révolte intérieure, entretenir la haine raciale ou engager des polémiques, mais pour opérer un retour en arrière utile afin de souligner une vérité que la réalité et les expériences ont eu jusqu’ici du mal à réfuter. Je voudrais sur cette base fonder un engagement responsable de tous et de toutes pour une auto-libération collective pleinement assumée. Un développement humain durable n’est pas possible dans la méconnaissance ou la négation pure et simple de la culture des populations concernées. J’utilise le mot de culture dans son sens le plus large que lui donne Varine Hugues, à savoir : l’ensemble des solutions originales qu’un groupe d’hommes et de femmes invente pour s’adapter à son environnement naturel et social parmi lesquelles le savoir-faire, les connaissances techniques, les coutumes vestimentaires et alimentaires, la religion, les mentalités, les valeurs, la langue, les symboles, les comportements sociopolitiques et économiques, les modes autochto- 154 Pour une voie africaine de la non-violence nes de prise de décisions et d’exercice du pouvoir, les activités productrices et les relations économiques.. Ignorer la culture comprise ainsi dans tout processus se voulant de développement, c’est donc établir des structures exogènes ou introduire des objectifs étrangers à la tradition et à la perception locale des besoins et, donc, ne pas être à l’abri des dérapages et des ratés. Loin de nier la nécessité de combattre la misère, loin d’idéaliser la réalité locale traditionnelle, je crois à mon sens, et en demeure d’ailleurs fermement convaincu, qu’il faut reconnaître cette réalité en tant que telle comme étant différente, parfois dérangeante, mais parfois aussi pleine de sagesse dont le monde extérieur peut tout aussi bien avoir besoin. Les valeurs culturelles restent et demeurent le gage d’un développement humain qui se veut durable. Elles constituent le gage de la motivation populaire. De ce fait, les méconnaître ou les nier carrément c’est, ni moins ni plus, un affront à l’humanité des populations concernées, une négation pure et simple de leur humanité. Dans la perspective africaine, la dignité et l’intégrité de la création – qui ne sont finalement que la substance des droits humains et libertés fondamentales commencent avec l’identité culturelle, les droits culturels, de sorte que toute analyse sociale mettant de côté l’analyse des valeurs culturelles ne déboucherait aux résultats escomptés que miraculeusement, et donc d’une manière extra humaine. Or, que s’est-il passé au sein de la société africaine depuis sa rencontre avec la raison occidentale ? En remontant le cours de l’histoire, mon traumatisme est profond du fait que notre société ait quasiment perdu ses repères. Elle a été désorientée et marche aujourd’hui encore dans l’errance : au bon vouloir de celui qui est devenu depuis lors son «maître» et, j’ajoute, le «propriétaire» guide-directeur de sa vie. Elle a subi et continue encore fort malheureusement à subir tout de l’extérieur, sans aucun espace réel pour se mouvoir et se prévaloir. Manipulée au plus haut point sous la menace du 155 Pour une voie africaine de la non-violence coup de canon et du fouet, elle n’a fait que se remettre à des décisions et solutions lui tombant du ciel sans la moindre considération pour sa dignité et l’intégrité de la société d’êtres humains créés eux aussi, comme les ‘fouetteurs’, à l’image de Dieu. L’on sait pourtant que personne, en situation d’embrigadement et de privation de liberté, ne peut vraiment s’épanouir et faire la preuve de sa créativité. Voilà pourquoi, je ne soutiendrai jamais assez que la dignité, l’intégrité de la création, les droits inaliénables et l’aspiration profonde de tout Homme, sont intimement liés ; comme le sont d’ailleurs la liberté et le développement, si bien vus par le sage africain Julius Nyerere. Parmi les faits saillants de la relecture de l’histoire de l’Afrique que je voudrais faire, vient en premier lieu la traite négrière, puis l’ère coloniale et en troisième position le christianisme de la mission civilisatrice. La traite négrière Elle seule aurait coûté à l’Afrique plus de cents millions de vies humaines. En effet, cinq à six siècles durant, l’Afrique a été systématiquement vidée de ses hommesforts, costauds et de ses femmes parmi les plus saines, les plus robustes et les plus vigoureuses. Leurs bourreaux n’avaient que faire des fainéants, des malingres, des malades, des plus jeunes et des vieillards. Je suis curieux de savoir ce qui adviendrait aujourd’hui si ce qui est arrivé à l’Afrique arrivait aux EtatsUnis et à l’Europe d’aujourd’hui. La traite négrière équivaudrait aujourd’hui à un retrait brutal des Etats-Unis d’Amérique, de l’Allemagne, du Japon, de la France et de l’Angleterre de toutes leurs forces vives : les ingénieurs, les docteurs, les infirmiers, les scientifiques, les militaires, etc. Qu’adviendrait à une société dont l’économie est entièrement construite sur la connaissance si tous les dépositaires de la connaissance se retrouvaient soudainement retirés ? Pourtant, dans une économie rurale basée sur l’agriculture et entièrement dépendante de la force physique humaine, on ne peut avoir besoin que des gens forts et physiquement en bonne santé. On pourrait ainsi imaginer quel degré de développement l’Afrique aurait atteint si on 156 Pour une voie africaine de la non-violence ne l’avait pas ruinée en la privant de ses forces les plus vives. Dans le contexte de l’Afrique de ce temps-là, dont l’économie était essentiellement basée sur l’agriculture, la force physique constituait le principal capital de production. C’étaient donc des forces vives qui étaient arrachées par la contrainte d u continent. La plus grande énergie active et productive a été cruellement arrachée à l’Afrique. Les noirs américains vigoureux à la beauté flamboyante sont, du reste, un témoignage irréfutable de la judicieuse sélection réalisée par les équipes de ‘sélectionneurs’ négriers. Un pèlerinage à l’île de Gorée et aux autres lieux de marchés négriers gardent encore des souvenirs de pesage et de tous les rituels qui accompagnaient la sélection. Evidemment, d’aucuns me diront que rien de tel ne serait arrivé sans la complicité interne. Complicité, il y en a certainement eu, mais chaque fois qu’il y a eu des efforts de résistance locale, la répression sauvage du Blanc par l’arme et par le fouet s’en suivait impitoyablement. L’Africain était subordonné, désarmé, humilié et conquis. Il n’avait plus d’autre choix que de se rendre au plus puissant que lui, la loi de la jungle et du plus fort obligeant ! Résultat : le continent s’est retrouvé totalement et cruellement dépouillé et fragilisé, aussi bien humainement que matériellement. Le traumatisme social et économique causé par une telle inhumanité pendant des siècles à travers le dépouillement systématique de l’Afrique est si profond qu’on ne peut facilement y passer l’éponge en quelques décennies. L’impact a été dévastateur. Les Africains se rappelleront pendant longtemps encore les préjudices causés par les négriers qui ont trouvé en eux des êtres inférieurs, à qui il faut dire ce qu’il faut faire pour vivre heureux. Le pouvoir de l’arme a feu aidant, supporté par un esprit de conquérant et un complexe de supériorité raciale, l’Européen a pu faire intérioriser dans l’âme africaine des normes et des sentiments d’infériorité qui ont créé un environnement propice à une exploitation continue et soutenue de l’Afrique. 157 Pour une voie africaine de la non-violence L’ Occident s’était ainsi doté du «droit» de présider aux destinées de tout l’univers, plus particulièrement à celles des peuples de couleur noire d’Afrique. Ces sentiments de frustration et d’infériorité intériorisés se traduisent aujourd’hui dans presque toutes les structures et institutions internationales où l’Africain moyen se contente de recevoir les ordres ou les idées et théories développées par l’Occident. Cela semble naturel pour beaucoup d’Africains que les décisions et initiatives soient prises en Occident pour être appliquées en Afrique. Prenez n’importe quelle institution internationale au choix et dites-moi dans laquelle l’Africain décide, même pour ce qui l’affecte directement. Est-ce les Nations-Unies avec toutes ses institutions spécialisées ? La Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International ? La coopération internationale et académique? Les Organisations NonGouvernmentales ? Les Eglises, aussi bien Catholiques que Protestantes ou Pentecotistes ? En général, l’Africain ne peut que recevoir et exécuter. Il ne donne pas et ne conceptualise point. C’est la nouvelle division internationale non écrite du travail. La période coloniale La colonisation n’était pas un acte de charité. Il s’agissait de satisfaire les besoins et de garantir les intérêts économiques d’une industrie européenne naissante et grandissante, qui avait besoin à la fois des matières premières et des marchés. A la fin du 19è siècle, en effet, les pays occidentaux nouvellement industrialisés étaient en quête de matières premières de façon à pouvoir alimenter leurs industries. La main-d’œuvre se voyait graduellement remplacée par les machines. Une raison fondamentale sans doute pour laquelle la Grande-Bretagne qui possédait, à l’époque, le plus grand nombre possible d’usines, affichait une opposition farouche à la traite négrière. 158 Pour une voie africaine de la non-violence Quoiqu’il en soit, il fallait des gens parmi les hommes et les femmes vigoureux déportés d’Afrique pour extraire les matières premières. Il y avait nécessité et urgence d’organiser la vie économique et politique en Afrique de façon à répondre aux intérêts hégémoniques du développement technologique et industriel en pleine croissance de l’Europe. Aussi, fallait-il l’imposition de la civilisation et de la culture du plus fort. La culture locale était arriérée et, de ce fait, était vue comme un véritable obstacle à la modernité et au développement : un développement mélange savant de la domination et de la générosité du Nord (riche) vis-à-vis du Sud (pauvre), méconnaissance ou négation pure et simple de la culture locale. Les valeurs locales étaient jugées à priori retardataires, superstitieuses. Une philosophie de la suprématie européenne parachevait ce que les armes ne pouvaient pas. Comme si cela ne suffisait pas, l’Ecole nouvelle ouverte au matin d’un jour où l’Afrique n’était, croyait-on, pour reprendre les termes de Hegel, qu’un pays de l’enfance enveloppé dans la couleur noire de la nuit, est venue perpétuer l’aliénation et déstructurer l’espace mental de l’Africain pour le bourrer d’irréalités et d’illusions. Elle draina des foules et forma des ‘Evolués’ en masse ; lesquels finiront par se renier eux-mêmes et se désolidariser de leur culture pour ingurgiter les valeurs de la civilisation du savoir, de l’avoir et du pouvoir à l’occidentale. Les Africains « modernes » et « civilisés » étaient forcés de cacher leur identité culturelle par crainte de la répression blanche. En temps de crise, malheureusement, elle refaisait surface. Mais le Blanc était tellement puissant qu’il était trop risqué pour le Noir d’oser faire connaître son opinion en terme d’opposition à l’ ‘ordre’ établi. Une véritable politique de la table rase où tout devait se passer comme si avant le Blanc ce fut le chaos. Avec lui, en effet, ont été consacrés la destruction de la relation profonde à l’invisible si chère à l’Africain d’alors, l’anéantissement des énergies locales, l’effondre159 Pour une voie africaine de la non-violence ment des capacités de penser, d’agir et de juger d’une manière autonome. La peur était institutionnalisée et l’est encore aujourd’hui dans une très grande proportion. Existence aliénée et impuissante ; impérialisme politique ; dépossession de nous-mêmes et de notre histoire, de notre présent et de la possibilité de nous inventer un avenir ; dépossession de nos espaces vitaux ; production et consommation dictées par le seul profit des minorités riches ; populations réduites aux simples manœuvres dépendant des salaires minables pour la survie : voilà ce qu’était devenue la vie quotidienne des populations fragilisées et rendues impuissantes d’Afrique pendant cette longue et cruelle période de l’histoire. A l’avènement de l’âge de la modernisation, cela s’est vu renforcé par le développement des classes sociales fondées sur l’individualisme ; les écarts très croissants entre riches et pauvres. Ce fut véritablement l’âge de la civilisation mercantiliste où le marché et l’argent étaient devenus les moteurs de la vie ; l’accumulation du profit et la propriété privée des moyens de production, l’évangile de l’époque au détriment des Africains. Les structures mises en place en Afrique pendant la période coloniale n’étaient pas de nature à servir les besoins du développement des Africains. Elles devaient plutôt garantir la production et l’exploitation des matières premières. Le concept de développement lui-même n’étaitil pas une idéologie établissant la suprématie occidentale, invitant tous les autres peuples à se renier pour devenir « occidentaux », « peaux noires, masques blancs » ? Le christianisme de la mission civilisatrice C’est dans le même esprit que la navette qui transportait le christianisme a atterri en Afrique. Un christianisme de la mission civilisatrice parti de l’Occident vers d’autres continents, fondé sur le manichéisme ; c’est à dire, opposant le corps (fondamentalement corrompu en luimême et mauvais), et l’âme (bonne). Le corps, dans ce contexte, représentait tout ce qui était matériel, vilain ou mondain, y compris la politique et l’économie ; alors que l’âme représentait tout ce qu’il y avait de beau, de saint, de louable et d’adorable. 160 Pour une voie africaine de la non-violence Des extrapolations s’en sont suivies, faisant du matériel l’émanation pure et simple de Satan et du spirituel un véritable ordre divin. Peut-on ainsi deviner le sens que pouvait revêtir la mission de l’Eglise dans un tel contexte ? Sans aucun doute : rien que s’investir pour sauver le spirituel et laisser pour compte le politique, l’économique, le social, le culturel, etc. Voilà un christianisme tronqué, excessivement spiritualiste et assaisonné d’une forte dose de politique néocolonialiste, par lequel les Africains se sont vus, une fois encore, abandonnés à la merci des prédateurs en quête des profits économiques, avec à l’avant-garde des prédicateurs de la stricte observance des dix commandements et du confessionnal : « seul moyen par lequel il pouvait se permettre une entrée paisible au ciel ou gagner le paradis sans s’encombrer des biens éphémères et de la vanité de ce monde ». La face cachée de l’iceberg, seuls les conquérants européens la connaissaient. Nous devons sans doute nous réjouir qu’une telle perception du christianisme ne se défende plus aussi aisément aujourd’hui. Elle est anachronique et se trouve de ce fait combattue de nos jours. En ce qui nous concerne, nous la combattrions confortablement mieux en commençant par scruter les sources bibliques qui la fondent. 4. Dignité humaine et intégrité de la création : fondements bibliques Notre désir de connaître la Parole de Dieu et de nous laisser forger l’esprit par elle nous pousse à lire la Bible régulièrement. Et lorsque nous la parcourons, nous y trouvons consignées, depuis l’Ancien Testament déjà, des interventions et interpellations des hommes possédés par l’Esprit de Dieu qu’étaient les prophètes. Leurs paroles avaient été consignées par écrit pour l’instruction et l’interpellation de leurs contemporains d’abord évidemment, et le sont pour nous aussi aujourd’hui. 161 Pour une voie africaine de la non-violence Ces sources bibliques doivent davantage nous éclairer et nous aider plus que jamais à découvrir que Dieu, bien avant nous, est demeuré préoccupé par les injustices, véritables ennemies de la dignité et de l’intégrité de sa création. Dans l’Ancien Testament - Les Prophètes Les prophètes couvrent, eux seuls, 25 livres. Soit plus de la moitié des Livres de l’Ancien Testament. Il n’est donc pas étonnant pour nous aujourd’hui, comme pour les Juifs hier, qu’il soit dit que les prophètes ont le mieux exprimé le dessein de Dieu, comme le confirme d’ailleurs ici Saint Paul : Autrefois, Dieu a parlé à nos ancêtres, à plusieurs reprises et de plusieurs manières, par les prophètes, mais dans ces jours qui sont les derniers, il nous a parlé par son Fils (Hébreux 1, 1-2). En gros, le message des prophètes de l’Ancien Testament est sans équivoque : il n’y a pas de véritable amour de Dieu sans amour du prochain. L’amour de Dieu et la liturgie se vivent au cœur de l’existence, dans la justice et la bonté, à même la vie de la société, dans l’attention à Dieu qui crée, sauve, transforme le monde, et associe l’homme et la femme à son œuvre d’humanisation et d’accomplissement. Je vais citer en premier lieu le prophète Amos (8è siècle avant Jésus-Christ). C’est le premier prophète de l’histoire d’Israël dont les actions et les paroles font l’objet d’un livre spécial. L’activité d’Amos se déploie dans un contexte social d’écrasement des faibles et des petits. Il se présente d’abord lui-même comme n’étant ni prophète, ni fils de prophète : J’étais bouvier, dit-il, et je traitais les sycomores. C’est le Seigneur qui m’a pris de derrière le troupeau, et le Seigneur m’a dit : va, prophétise à mon peuple d’Israël (Amos 7, 14-15). Si l’on devait donner un titre à Amos, il mériterait celui de ‘prophète de la justice sociale’. Sans cesse, en effet, il invite à un examen de conscience. Il rappelle à ses contemporains les exigences de l’Alliance conclue au Sinaï 162 Pour une voie africaine de la non-violence entre Yahvé et son peuple. Il rappelle les exigences du droit et de la justice en faveur des pauvres et des petits, des marginalisés et des laissés pour compte. Il proclame aux riches, aux puissants, aux juges et aux prêtres, ainsi qu’à tous les responsables de la société ce que l’Evangile redira d’ailleurs, à savoir : Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces petits, c’est à moi que vous l’avez fait (Mt 25, 40). Il rappelle que le culte qui plaît à Dieu, ce n’est nullement celui accompli conformément aux règles et aux prescriptions ; mais bien celui qui exprime dans la vérité et la justice la réponse du cœur à l’amour de Dieu. Jésus le reprendra en citant Isaïe, contemporain d’Amos, lorsqu’il dit : Ce peuple m’honore des lèvres, mais son cœur est loin de moi. C’est en vain qu’ils me rendent un culte (Mt 15, 8-9). Leur religion est une mascarade et ne trouvera jamais faveur auprès de Dieu tant qu’ils ne laisseront libre cours au droit et que la justice ne coulera comme un torrent intarissable (Amos 4, 24). Citant Osée, il dit : C’est la miséricorde que je veux, non le sacrifice (Mt9,13). Le Dieu dont parle Amos est le Dieu d’Israël, mais aussi le Dieu des autres peuples. Le Dieu jaloux à l’amour inflexible. S’il sauve, il peut aussi punir celui ou ceux et celles qui ne respectent pas l’Alliance ; ceux et celles qui méprisent les faibles et les pauvres. C’est le châtiment que ces pécheurs attireront sur eux. D’où le sens de ce verset : Je vous ferai rendre compte de toutes vos iniquités (Amos 3, 2). Amos sera le premier prophète à parler du ‘jour de Yahvé lorsqu’il dit : le jour où j’interviendrai contre Israël à cause de ses forfaits (Amos 3, 14). Ce jour de châtiment pour les pécheurs sera aussi jour de salut pour les justes, ceux qu’il appelle ‘le petit reste’. Il ajoute : Haïssez le mal, aimez le bien, rétablissez le droit au tribunal : peut-être que le Seigneur, Dieu des puissances, aura pitié du reste de Joseph (Amos 5, 15). Avec les autres prophètes, l’enseignement est loin d’être différent. En effet, depuis des siècles par exemple, 163 Pour une voie africaine de la non-violence l’Eglise a introduit les paroles d’Isaïe dans la liturgie de mercredi des Cendres inaugurant le carême, concernant le véritable jeune qui plaise à Dieu : Libérer les hommes injustement enchaînés, rendre la liberté aux opprimés, partager avec les affamés et les nécessiteux, accueillir le pauvre et le sans abris… (Isaïe 58, 6-10). Quant à la repentance et à la conversion, c’est l’enseignement de Jérémie qui est percutant. La vraie religion, dit-il, exige la conversion de cœur et celle de nos vies : Conduisez-vous et agissez plutôt comme il convient : rendez une vraie justice entre deux hommes en procès, renoncez à profiter de la faiblesse de l’étranger, de l’orphelin ou de la veuve, cessez de mettre à mort des innocents (Jérémie 7, 5). 500 ans avant Jésus-Christ, Job nous donne ici, en ce qui le concerne, un guide d’examen de conscience : Aije jamais dit non aux demandes des faibles ? Ai-je laissé la veuve se désespérer ? Ai-je mangé tout seul un morceau de mon pain sans laisser l’orphelin en avoir une part ? Ai-je vu un pauvre privé de vêtements, un malheureux qui n’avait rien pour se couvrir… ? Aije menacé l’orphelin au tribunal, sûr d’y trouver l’appui de tous les juges ? (Job 31, 16-21). Aujourd’hui encore, ce guide ne peut paraître anachronique. - Dieu, Libérateur des opprimés : les cris du Psalmiste A travers toutes les proclamations relatives à la justice, les prophètes ont eu à rappeler la manière dont Dieu s’est d’abord révélé lui-même : Dieu, Libérateur de son peuple du joug pharaonique égyptien. Le vrai Dieu d’Israël est, de ce fait, à jamais le Dieu qui sauve le pauvre et le faible quand il crie, et le nécessiteux sans secours (Psaume 71). D’un bout à l’autre, le Psalmiste magnifie Dieu : défenseur, libérateur, secours des pauvres et de marginalisés. C’est là le thème fondamental qui défile à travers toute la Bible, au point que la religion biblique devient une religion de la justice. Justice de Dieu d’abord ; puis, justice aux hommes et aux femmes, basée sur la justice de Dieu. Le Dieu Sauveur et Libérateur est Dieu-Créateur. Et, l’Evénement fondateur de la Bible, celui sans lequel la Bible perdrait toute sa raison d’être, c’est justement l’Exode : la 164 Pour une voie africaine de la non-violence libération. Très souvent, lorsque la Bible proclame la Loi divine, il nous est rappelé que c’est Dieu qui est le garant de la justice des hommes et des femmes et qu’il vengera ceux dont les droits auront été foulés aux pieds. Car, autant le sang humain d’un(e) assassiné(e) attend la protection de Dieu, autant les salaires impayés des ouvriers ne laissent pas Dieu indifférent. En effet, les droits du Bon Dieu sont reniés à travers un travail honnête non ou mal rémunéré ; à travers la vraie valeur non reconnue d’une marchandise ou d’un service vendu. Et le Deutéronome de confirmer : Il prend la défense des orphelins et des veuves, et il manifeste son amour pour les étrangers installés chez vous, en leur donnant de la nourriture et des vêtements (Deutéronome 10, 18). - Le plus grand de tous les Commandements : le message du Décalogue Ce n’est certainement pas par hasard que le Décalogue commence en ces termes : Je suis Yahvé, ton Dieu, qui t’ai fait sortir de l’Egypte, de la maison de l’esclavage (Exode 20, 1-7). La libération de l’Egypte justifie et donne un fondement au décalogue. En effet, cet ensemble des dix Commandements défend la liberté conquise par le peuple de Dieu. Il garantit en même temps le fonctionnement harmonieux d’une société d’hommes et des femmes hors de toutes pratiques oppressives. Il défend en outre la liberté chèrement conquise et la nouvelle relation sociale. C’est là un moyen efficace de préserver les droits et les libertés fondamentales des ‘petits’ contre l’éternelle tentation du pouvoir et de la cupidité. A ceux qui ont toujours interprété les dix commandements comme étant un ensemble des péchés mortels que chacun(e) de nous se doit d’éviter, je dois rectifier ici pour dire qu’il s’agit plutôt là d’une sorte de constitution d’une société éprise de justice et de paix ; une société égalitaire. L’intention fondamentale de Dieu étant de promouvoir une relation libératrice entre les êtres humains, afin qu’ils aient la vie, et la vie en abondance (Jean 10, 10). 165 Pour une voie africaine de la non-violence En fait, l’objectif de Jésus est sans équivoque : je ne suis pas venu abolir la loi, mais je suis venu l’accomplir (Mt 5, 17), la compléter, pour ainsi dire. Je suis venu réaliser le dessein de Dieu sur chaque personne. Un dessein non encore complètement réalisé, qui doit se construire par les hommes et les femmes qui croient en Dieu in caritate (dans la charité et l’amour). Autant il était demandé à Jésus de résumer les dix Commandements en un seul, autant avait-il été demandé au peuple d’Israël : Tu dois aimer le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de tout ton esprit ; et tu dois aimer ton prochain comme toi-même (Luc 10, 27). Tout Juif savait qu’il ne pouvait en être autrement de l’amour de Dieu qu’à travers un véritable amour du prochain, tant tous les hommes et toutes les femmes étaient créés par Dieu à son image et à sa ressemblance (Genèse 1, 26-27). Voilà qui fonde tous les Commandements en un seul : l’Amour de Dieu. Car, en effet, non seulement c’est Dieu qui se trouve aimé lorsque nous prions en vérité, mais aussi c’est toujours lui qui est aimé lorsque nous aimons un homme ou une femme, créé à l’image de Dieu. De ce fait, il ne serait pas du tout honnête de notre part de clamer haut et fort l’amour de Dieu sans le rendre visible en le traduisant en amour concret pour les hommes et femmes avec qui nous vivons tous les jours. La conséquence logique et immédiate de cette identification de Dieu avec les humains et son intervention dans l’histoire des hommes et femmes est que, lorsque nous bafouons et défigurons une seule de ses images à travers nos frères et nos sœurs humains, c’est Dieu lui-même que nous atteignons. Justice et paix : la conviction du peuple d’Israël Le peuple d’Israël est resté fermement assuré et convaincu que si la Loi divine restait scrupuleusement observée dans son intégralité, rien ne viendrait troubler la paix des enfants de Dieu, l’ordre et la tranquillité sociale. La paix ne serait plus un mot vide de contenu : elle serait garantie ; sachant qu’elle ne se construit que sur la justice. 166 Pour une voie africaine de la non-violence La justice est le strict accomplissement de l’amour : amour de Dieu et amour de ceux que Dieu a créé à son image, qu’il a aimé et ne cesse d’aimer. Et c’est cela justement qui fait dire à Isaïe : Vos projets sont aussi nocifs que des œufs de serpent…Les toiles que vous tissez sont destinées à causer le malheur. Vos mains ne fabriquent que la violence et le désastre. Vous ne connaissez pas le chemin de la paix, et là où vous passez, vous piétinez le droit. Vous préférez les voies détournées, et quiconque emprunte vos chemins ne connaîtra jamais la paix (Isaïe 59, 5-8). Voilà globalement résumé l’enseignement de l’Ancien Testament concernant la dignité et l’intégrité de la création, telles que découlant de la justice. Enseignement que les Pères synodaux africains ont repris en 1971 à leur compte en ces termes : Dans l’Ancien Testament, Dieu se présente à nous comme libérateur des opprimés et défenseur des pauvres. Des hommes, il exige la foi en Lui et la justice envers le prochain. Seul celui qui observe les devoirs de la justice envers les hommes connaît véritablement Dieu, le libérateur des opprimés (Justice dans le monde, p. 17). Dans le Nouveau Testament - Jésus, espérance des pauvres Avec les seuls passages du Nouveau Testament déjà évoqués plus haut, nous devons convenir qu’il n’y a pas d’équivoque quant au point d’intersection entre l’enseignement de l’Ancien et celui du Nouveau Testament concernant la justice comme gage de la dignité et de l’intégrité de la création. En effet, l’Ancien Testament était une promesse ; et le Nouveau Testament, l’accomplissement. Jésus-Christ est la réalité pour laquelle toute l’histoire de la religion avant lui n’était que le signe avant-coureur. Il ne saurait être tel s’il était apparu autre que le défenseur de la cause des pauvres, rempart des plus faibles et des plus vulnérables, libérateur des opprimés, tel que nous pouvons le découvrir dans le chapitre sixième du prophète Isaïe. Les prophètes avaient certainement su capter la voix de Dieu à travers les cris de leurs contemporains exclus de la société mais, les forces politiques, sociales et 167 Pour une voie africaine de la non-violence économiques de leur temps se montrèrent très hostiles à leur mission. Leur hostilité contribua d’ailleurs à la déstabilisation du peuple et, finalement, à la consécration de la destruction de Jérusalem, puis, à l’exil. La préoccupation des prophètes est restée constante dans l’enseignement du Christ. A sa venue, en effet, Jésus se fait le porte-parole du Père, présent dans la clameur des pauvres et annonce une Alliance nouvelle, le Royaume du Père. La vision de sa mission est très claire au tout début de son ministère public: L’esprit du Seigneur est sur moi. Il m’a choisi apporter la Bonne Nouvelle aux pauvres. Il m’a envoyé pour proclamer la délivrance aux prisonniers et don de la vue aux aveugles, pour libérer les opprimés, pour annoncer l’année où le Seigneur manifestera sa faveur. (Luc 4, 18-19). Pour Jésus, le peuple de Dieu est un peuple de frères, de serviteurs, et non un peuple de dominateurs (Mt 20, 28). Il invite tout le monde à changer de vie (Mc 1, 15), non sans résistance des puissants. Le message est accepté, en effet, par les pauvres et les ‘petits’ (Mt 11, 25) mais, rejeté par les ‘grands’ auxquels l’Evangile exige l’abandon des privilèges injustes, le renoncement aux rêves de pouvoir et de grandeur. Face au harcèlement de Jean-Baptiste à s’assurer s’il était réellement le ‘Roi promis’, Jésus n’a pas d’autre réponse que de le renvoyer relire les signes qui devaient confirmer qu’il était réellement ‘Celui qui devait venir’. Et le dernier de tous ces signes, c’est : ‘La Bonne Nouvelle proclamée aux pauvres’ (Mt 11, 5). - Dans les Béatitudes (Mt 5, 1-11) Nous l’avons dit plus haut, les pauvres, les affamés, les marginalisés et les laissés-pour- compte sont les privilégiés de l’amour du Christ dans son Royaume : une vérité chrétienne fondamentale et un thème chéri de l’Evangile de Luc. C’est donc dire que, plutôt que de se contenter d’apporter la Bonne Nouvelle en évangéliste ambulant, Christ s’est effectivement identifié aux victimes des injustices humaines et de l’exclusion sociale. Il a souffert l’hu168 Pour une voie africaine de la non-violence miliation au point de devenir lui-même victime de l’injustice et de l’oppression. Et Saint Paul d’exhorter : Que personne ne cherche son propre intérêt, mais pensez chacun à celui des autres. Ayez entre vous les sentiments qui viennent de Jésus-Christ (Philip. 2, 4-5). - Dans le Magnificat (Luc 1, 46-56). Dans cette hymne dit des pauvres, Marie, celle-là même qui est devenue la Mère de Jésus, s’est trouvée classée parmi les ‘bénis’ du Christ. Elle avait les mêmes sentiments envers les pauvres que Jésus lui-même ; car, elle était la première de toutes les pauvres. Comparant les Béatitudes de Jésus au Magnificat de Marie, un spécialiste des Saintes Ecritures disait qu’on pourrait facilement retrouver les marques de l’influence de Marie dans le développement humain de Jésus. - Sur la croix Jésus va mourir comme un exclu social. Il meurt en criant. Cependant, Dieu, tout attentif aux appels du pauvre que devient Jésus sur la croix, l’a ressuscité, montrant ainsi de quel côté il a toujours été. - Dans les Actes des Apôtres Il n’y a ici rien de plus convainquant et de plus expressif que la rencontre de Pierre et Jean avec l’infirme de naissance à l’entrée du temple dit de la «Belle Porte». En effet, ce texte que j’ai fait mien pour mon engagement social est d’une grandeur rare et inestimable. Un infirme de naissance, comme ceux que nous rencontrons sur nos différents passages, plutôt que de recevoir une pièce d’argent de ces passants et de s’en contenter, va recevoir une surprise qui transformera toute sa vie. Cette surprise est d’autant impensable, de par l’expérience de son calvaire depuis la naissance. Nous trouvons les mendiants des rues souvent si dédaignants que nous n’hésitons même pas à cracher à même le sol pour ne pas cracher sur eux directement. Ils n’ont pas de beauté en eux qui sollicite notre attention. 169 Pour une voie africaine de la non-violence En effet, il obtient d’abord la considération de ces deux passants parce qu’ils s’arrêtent devant lui. Il est ensuite honoré, quoique ébahi, par le dialogue qui s’engage entre eux. Enfin, et c’est là une nouvelle naissance pour lui, il obtient la guérison définitive, et recouvre ainsi sa dignité et l’intégrité de son entre en tant que créature a l’image Dieu. Voici ce que le texte nous dit : …Il vit Pierre et Jean qui allaient y entrer et leur demanda un don. Pierre et Jean fixèrent leurs yeux sur lui et Pierre lui dit : ‘regarde-nous’. L’homme les regarda avec attention, sachant qu’ il s’attendait à recevoir d’eux quelque chose. Pierre lui dit alors : je n’ai ni argent ni or, mais ce que j’ai, je te le donne : au nom de Jésus-Christ de Nazareth, marche !…(Actes 3, 1-10) Au nom de Jésus-Christ, les apôtres mettent les infirmes debout. Ceux qui sont abandonnés et exclus socialement et économiquement, condamnés à vivre une vie d’humiliation en tant que mendiants, se retrouvent revalorisés et remis debout, occupant désormais un espace où ils peuvent de nouveau re-créer leur présent et leur futur en tant qu’images de Dieu ayant reçu la responsabilité de continuer l’œuvre créatrice de Dieu. 5. L’Eglise face à la dignité et à l’intégrité de la création Depuis la mort et la résurrection de Jésus-Christ, partant des Apôtres qui ont inauguré l’ère de l’Eglise, cette institution a, nul doute, montré sa réelle préoccupation pour les pauvres, les marginalisés et les sans voix. Seuls, cependant, nos langages, notre précipitation et parfois notre érudition sont le plus souvent à la base des dérives auxquelles nous assistons parfois. Mais avant de poursuivre, permettez-moi d’abord et avant tout, que j’exprime ma propre perception de ce qu’est l’ «Eglise» et le «Pauvre». En effet, Jésus a passé sa vie et son ministère à dire plus d’une chose. Et je crois que le sujet le plus important sur lequel il s’est longuement apaisanti a été celui du «Royaume de Dieu» ou, du ‘Règne du Dieu’. L’ « Eglise » et le « Pauvre » : Ma compréhension - Ce qu’est l’« Eglise » 170 Pour une voie africaine de la non-violence L’Eglise est la servante du Royaume de Dieu sur la terre. Le Royaume de Dieu n’est pas un pays ou un espace géographique délimité. Il est le symbole de la volonté de Dieu pour toute sa création, le symbole du plan divin pour tout son peuple. Et l’Eglise est justement le symbole du pouvoir divin sur toute la création. Elle est une importante partie du Royaume de Dieu, mais ne représente pas tout le Royaume de Dieu, tel qu’incluant tout le peuple de Dieu : membres comme non membres de l’Eglise. Le Royaume de Dieu est fondamentalement un Royaume de justice (Mt 6, 33). De ce fait, lorsque nous agissons de la manière la plus juste possible et travaillons pour le règne de la justice et de la paix, nous contribuons à la réalisation du Royaume de Dieu parmi nous. Non seulement nous y apportons notre contribution, si petite peut-elle paraître mais, c’est la volonté de Dieu que nous nous efforçons d’accomplir en tant que membres de l’Eglise ; sachant que de Dieu seul vient toute perfection.Tout le peuple de Dieu et chacun en particulier est appelé à vivre conformément à l’honneur et à la dignité qui lui sont reconnus par Dieu. Dans la société, le rôle de l’Eglise est essentiellement religieux. Cependant, pour mener à bien ce rôle, l’Eglise se doit de travailler avec les membres de la société. Il devient, de ce fait, inconcevable que l’Eglise garde silence devant les injustices sociales. Car, un tel silence peut être interprété comme étant complice. L’enseignement de l’Eglise à ce sujet est clair : Lorsqu’il s’agit de défendre les droits des individus, les marginalisés, les sans-voix, les pauvres, ont droit à une considération particulière. Les plus nantis ont plusieurs façons de se défendre. Ils sont cependant moins préoccupés du sort des plus démunis. (Jean-Paul II, Centessimus Annus). - Qui est « Pauvre » ? Il y a dans le monde autant de pauvres qu’il y a de perceptions de la pauvreté, comme le dirait Wolfgang. La liste peut inclure l’affamé, le malade, le sans-abri et sans terre, l’infirme et le mendiant. On peut y retrouver l’insensé, le prisonnier, l’esclave, le fugitif, l’exilé, le marchand 171 Pour une voie africaine de la non-violence ambulant et le soldat ; les ascètes et les saints, mais aussi les perdants de ce monde. Le pauvre peut tout aussi bien être un milliardaire au lendemain d’un incendie ravageur ; de même, un haut fonctionnaire ou cadre supérieur démis de ses fonctions. Aux côtés de ceux qui considèrent les pauvres comme étant des personnes aux conditions de vie en dessous de la dignité humaine, se trouvent les défenseurs d’une autre acception : ceux notamment qui soutiennent que les pauvres ne sont que le produit de la pauvreté comprise comme une construction mieux, l’invention d’une certaine civilisation. Il existe aussi des gens qui disent que les pauvres sont des gens extrêmement riches à cause de leur grandeur d’esprit (qui rêve sans doute des richesses). Je me demande pour ceux-ci si tout ce que nous rêvons se convertit en des réalités palpables qui confortent. Moi, je suis de ceux qui soutiennent que les pauvres sont ceux et celles qui souffrent des privations. Ils ont leur manière de vivre, de se faire des amis, de prier, de réfléchir, de parler ; et ont aussi, pourquoi pas, la possibilité de rêver. Etre pauvre, n’est-ce pas aussi une manière de vivre la vie humaine ? Les pauvres, ce sont des ‘personnes très insignifiantes’ ; des ‘rejetons’ de la société ou parfois de nos Eglises. Des personnes qui ne sont pas notre première préoccupation. Ce sont des gens qui vivent une vie invisible et meurent d’une mort tout aussi invisible. Les pauvres sont ‘anonymes’, sans noms ; contrairement à un évêque par exemple : une personne pas comme les autres, très bien connue, qui ne passe jamais inaperçue. Il a un nom, et un grand nom. Moi, Révérend Père Jean Patrice Ngoyi, cicm, même si ma famille est pauvre et, avec elle, la plupart de mes frères et sœurs, je ne me considère pas pauvre. Je suis prêtre de l’Eglise catholique et membre d’une Congrégation internationale des Pères de Scheut. Je peux m’attendre à des funérailles tapageuses et l’annonce de mon décès à la 172 Pour une voie africaine de la non-violence radio, à la télévision et dans les journaux. Combien de personnes peuvent être ainsi honorées comme moi ? Je sais aussi qu’on peut s’engager pour la cause des pauvres sans être soi-même pauvre ; et que pour être la voix des sansvoix, on a besoin d’une voix forte qui se fasse entendre et respecter. La position de l’Eglise au fil du temps L’Eglise dans les vagues du mouvement humaniste Déjà au troisième siècle, s’adressant aux riches habitués à donner de l’aumône aux pauvres, Saint Ambroise disait : Lorsque vous donnez aux pauvres, vous ne faites que restituer ce que vous leur volez. Ceci veut tout simplement dire que les richesses de la terre ont été voulues par Dieu et données aux hommes et aux femmes pour que nul ne soit plus dans le besoin, à l’instar des premiers chrétiens qui vendaient leurs propriétés et leurs biens et répartissaient l’argent ainsi obtenu entre tout le monde, en tenant compte des besoins de chacun. (Actes 2, 44). S’il arrive que quelques personnes se retrouvent dans la rue en train de mendier les miettes du surplus des autres, il devient alors clair que l’harmonie divine est entamée. Le besoin de rétablir la justice en faveur des plus pauvres a toujours habité l’Eglise. Mais avec le mouvement humaniste de Feuerbach et Karl Marx qui avaient du mal à se remettre de l’expérience du christianisme de grands Seigneurs du Moyen-Âge, les dérives commencèrent. En effet, les leaders chrétiens se retrouvèrent parmi ceux qui exploitaient systématiquement les pauvres. L’insistance sur la justice et la bonté du Royaume à venir se refroidit, au point que la religion se vit assimiler à l’opium pour les peuples. La Religion, l’Eglise et Dieu étaient désormais vus comme des simples outils de manipulation, d’exploitation et d’oppression dans les mains des leaders chrétiens. Entre droits divins et droits humains, l’incompatibilité se vit finalement consacrée. - « Droits divins » et « Droits humains » : coexistence ou exclusion ? 173 Pour une voie africaine de la non-violence C’est donc dans ce contexte qu’il faut comprendre les dérives de l’Eglise. Aussi, faut-il souligner ici que personne n’est vraiment ‘immaculé’ sur cette terre et, à plus forte raison une institution des hommes et des femmes. Voilà pourquoi, par exemple, on ne saurait s’étonner de la réaction du Pape PIE VI qui condamna avec la dernière énergie la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 qu’il qualifia de pure ‘folie’ et de monstrueuse chimère, contraire au plan du Créateur suprême de qui nous tenons notre existence et tout ce que nous possédons. Pour lui, en effet, la liberté absolue érigée en droit de l’homme dans la société consacrait non seulement les droits de ne pas se sentir dérangé par rapport aux positions religieuses, mais également canonisait l’impunité, en laissant libre cours à la pensée, à la parole, aux écrits, aux imprimés de tout ce qui passerait par la tête de quiconque au sujet de la religion. Réagissant à son tour en direction du Pape, Dom Besse auteur en 1913 de « l’église et les libertés », soutint que cette Déclaration n’était qu’un symbole et un décalogue du Naturalisme et du Libéralisme . Tout ce qui se trouvait être caractéristique de ces doctrines pouvait s’y retrouver, à savoir : l’omission de Dieu, le silence concernant ses Droits, la fin de l’homme réduite au bonheur temporel, l’indépendance de ce dernier face à l’autorité, l’égalité entre les hommes, l’égalités des idées, etc. Et que la seule manière de réagir efficacement au ‘Messianisme humanitaire’ serait de revenir de nouveau sur l’idée de Dieu, à son rôle dans le monde et à ses droits. Ceci pourrait nous amener à croire qu’entre les droits divins et les droits humains, la co-existence est impossible. En effet, l’Eglise avait à choisir entre Dieu et l’Homme. Il n’était pas surprenant que l’Eglise ait opté pour les droits divins : ce qui ne venait qu’en appui aux orientations et directives de ‘La Cité de Dieu’ de Saint Augustin. En effet, Saint Augustin fut le Père du dualisme qui vint prendre corps dans l’enseignement officiel de 174 Pour une voie africaine de la non-violence l’Eglise. Cette doctrine consacrait la stricte séparation entre les affaires de ce monde et celles du monde à venir. Mieux, insistait sur le salut des âmes au détriment des corps, fondamentalement souillés. L’Eglise était donc à tout moment prête à défendre les droits divins contre toute atteinte, au nom de sa mission de proclamer le Royaume de Dieu sur terre. Saintes croisades, Inquisition, démantèlement des cultures entières au nom de l’Evangélisation et du salut des âmes, guerres saintes ou guerres de religions, facteurs chrétiens divers ayant largement contribués au développement de la discrimination raciale et de l’anti-sémitisme : voilà autant de dérives auxquelles a dû se livrer l’Eglise, au nom de la défense et de la préservation des droits divins. - Incarnation du Christ : le sort de la race noire Le refus par l’Eglise de reconnaître l’égalité fondamentale entre les hommes alla également jusqu’à désorienter une autre grande figure de l’Eglise, Saint Thomas d’Aquin. Ce dernier en vint, en fait, à soutenir la hiérarchie entre les créatures, au point de placer la race noire à l’échelon la plus basse des races humaines. Pour lui, en effet, les noirs étaient des ‘sous-hommes’ et devaient vivre de la générosité des autres races dans la société. C’étaient des hommes et des femmes sans culture ni civilisation. Il fallait les civiliser, les évangéliser, les développer. Pour cet auteur de la ‘Genèse’, la création n’avait rien à voir avec les noirs. Quelle révélation frustrante pour quiconque croit en la fraternité universelle apportée par Jésus de Nazareth! Même si cela n’avait pas pu se dire explicitement, l’univers des noirs pouvait donc bien être considéré comme une erreur ou un accident de Dieu. Mais si tel était le cas, il y avait de quoi se demander si les noirs étaient finalement concernés par la réalité de l’incarnation du Fils de Dieu dans l’humanité. Telle était la véritable équation qui a dû rendre difficile la décision d’annoncer la Bonne Nouvelle aux Chinois et aux Africains aux 15è et 16è siècles. Car, le but de 175 Pour une voie africaine de la non-violence l’évangélisation étant le salut des âmes, il n’y avait pas des raisons de se tracasser à vouloir sauver des gens ‘sans âmes’. Les chantres de telles énormités et inhumanités resteront certainement à jamais reconnaissants vis à vis de Vatican I, qui a laissé faire, qui a laissé dire, qui s’est tu et a laissé l’idée se développer. En effet, alors que le DieuCréateur vit que tout ce qu’il avait créé était bon, les Africains étaient pris pour des « erreurs » et des « accidents » de Dieu. Les Africains ne pouvaient donc pas être comme les autres. L’incarnation du Christ n’aurait pas également pu être possible car, ce serait impensable que le Fils de Dieu soit accueilli par une société sans culture ni civilisation. - Le sort des femmes Il est tout aussi important de relever ici la place qui a été dévolue aux femmes depuis lors au sein de l’Eglise. En général, les femmes constituent un groupe de victimes universelles de la domination masculine. Elles ont toujours été considérées comme des citoyennes de seconde zone. Et c’est à peine qu’on trouve des différences dans le statut social entre elles et les enfants. Tout le monde connaît, je crois, la vision hébraïque qui considérait la femme comme inférieure du point de vue de son statut et de sa qualité. La célèbre prière matinale des hommes pour remercier Dieu de les avoir créés hommes est aussi bien connue : Béni sois-Tu, toi qui n’a pas fait de moi un Gentile, un esclave ou une femme. (Cfr. OPUTA, C. Women and Children as dis-empowered group in KALU et OSIBANJO (1989) (ed.), Women and children under nigerian law, (Federal Ministry of Justice, Law review series, p.70). On aurait cru que l’Eglise, sur la base de la foi en Jésus et de la révolution quele Christ lance dans ce domaine des relations entre l’homme et la femme, dirait, ferait et structurerait autrement les choses. Malheureusement, il n’en a pas été ainsi. Jusqu’à l’actuelle dynamique du féminisme et du genre, les femmes n’ont pas eu dans l’Eglise la place qui aurait due être la leur. L’Eglise s’est conformée globalement à la logique du monde et aux pathologies patriarcalistes. De l’ambiguïté du message de 176 Pour une voie africaine de la non-violence l’apôtre Paul aux positions de Saint Augustin qui voyait dans la femme l’esclave de l’homme ; des théories anciennes de l’impureté des femmes à la marginalisation actuelles des femmes dans les structures de direction, de gestion et d’administration des Eglises, le sort des femmes restent le même dans le fond : c’est le sort des êtres perçus comme inférieurs et marginaux. En effet, il n’est un secret pour personne que, dans la société comme dans l’Eglise, presque partout, le germe masculin et le genre féminin n’ont pas un même statut légal. Cela se remarque dans la grammaire déjà. Dans la langue française par exemple, la présence d’un seul petit garçon parmi des milliers de femmes suffit pour que tout le groupe porte le genre masculin. De la même manière, pour représenter l’humanité, la langue anglaise emploie « men » ou « man » ; sachant que les femmes y sont comprises. Serait-il possible qu’à la place l’on dise « women » ou « woman » pour mettre ensemble à la fois les femmes et les hommes ? Le langage religieux et sa vision du Dieu comme foncièrement homme sont sans équivoque. L’imaginaire chrétien est structuré de telle manière que l’anthropologie qui le gouverne donne à Dieu la splendeur d’un mâle suprême. Cela se voit particulièrement dans le rituel religieux et les liturgies des communautés : le rôle directeur des mâles y constitue un principe intangible partagé par tous et toutes, malgré la massive présence des femmes au culte ou à la messe. Les choses bougent à peine maintenant, mais ce n’est pas par la volonté des hommes ou le désir des princes de l’Eglise. C’est plutôt sous la pression des féministes et les lentes transformations des mentalités chez des hommes et des femmes qui en ont assez de voir l’humanité oublier l’autre moitié d’elle-même tout simplement parce que la vision patriarcaliste des être a structuré l’imaginaire humain depuis des siècles. Le renouveau théologique et ecclésiologique depuis Vatican II (1962) Petit à petit, la théologie et l’Eglise commencèrent à prendre la Création et l’Incarnation beaucoup plus 177 Pour une voie africaine de la non-violence au sérieux. Un compromis véritable sans compromission entre Dieu et l’Homme finit par s’imposer comme une évidence irrécusable. Dieu s’est ainsi tellement impliqué dans le genre humain qu’il est devenu impossible de le voir et de le reconnaître sans la médiation humaine, œuvre de sa main créatrice. L’être humain est devenu le passage obligé qui conduit à Dieu. Toute préoccupation de l’humanité devient préoccupation divine ; Dieu s’étant rabaissé jusqu’au point de prendre corps dans la personne de Jésus de Nazareth. De ce fait, si Dieu a un droit, il ne peut d’aucune manière s’opposer à ceux des hommes créés à son image. Aujourd’hui, en effet, une atteinte à la dignité humaine est considérée comme un affront à Dieu-Créateur : Je vous le déclare, c’est la vérité : toutes les fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. (Mt 25, 3-4) Toute violation du droit humain est ipso facto violation du droit divin. C’est ainsi que la vie humaine est devenue inviolable et inaliénable, en vertu de l’Incarnation de Dieu dans l’Homme. Les documents conciliaires Quatre sont les documents conciliaires qui expriment la volonté de l’Eglise de se situer par rapport au monde de ce temps. Il s’agit : de ‘Gaudium et Spes’(G.S), ‘Lumen Gentium’ (L.G), ‘Ad Gentes’ (A.G), et ‘Nostra Aetate’ (N.Ae). - Gaudium et Spes (G.S) La nouvelle position de l’Eglise concernant la dignité et l’intégrité de la création se trouve nettement contenue dans ce document de base qu’est la Constitution pastorale sur l’Eglise dans le monde de ce temps. Pour elle, c’est l’Homme qu’il s’agit de sauver, la société humaine qu’il faut renouveler. (G.S 3§1) En effet, l’Eglise reconnaît à l’Homme, créé à 178 Pour une voie africaine de la non-violence l’image de Dieu, le droit de mener une vie décente et honorable. Ses droits et libertés fondamentales restent inaliénables, sans oublier le fait qu’il a aussi des devoirs à honorer. Il a droit à une nourriture adéquate, à l’habillement et à une couverture sanitaire digne ; il a droit à un logement décent, et est libre de se choisir le lieu de résidence et de fonder son foyer comme il le désire. Droit à un bon nom, à l’éducation et à l’acquisition des connaissances adéquates, à agir selon sa conscience, à la vie privée. Il a droit à jouir d’une liberté totale de religion, etc. (Gaudium et Spes 26, 2). Toutes formes de discrimination sociale ou culturelle fondée sur le sexe, la race, la couleur, les conditions sociales, la langue ou la religion sont à proscrire et à considérer comme étant incompatibles avec le dessein de Dieu ( Gaudium et Spes 29, 2). L’Eglise proclame les droits humains ; reconnaît et adhère totalement à la dynamique actuelle de la promotion, de la défense et de la protection des droits et libertés fondamentales à travers le monde entier. Cela, même si la tentation est souvent grande de croire que ces droits et libertés ne sont mieux respectés que loin de toute interférence avec les restrictions divines. (Gaudium et Spes 41,3). - Lumen Gentium (L.G) Cette Constitution dogmatique insiste sur la mission de l’Eglise : celle d’être dans le monde le signe révélateur et l’instrument du Royaume, le germe et le commencement. Pour le Concile, la mission universelle de l’Eglise est d’annoncer le Royaume et servir sa venue parmi toutes les nations. - Ad Gentes (A.G) Il s’agit ici du Décret sur l’activité missionnaire de l’Eglise. Elle y consacre une vision théologique, spirituelle et pratique des activités par lesquelles l’Eglise doit annoncer l’Evangile parmi les peuples païens pour y implanter des Eglises locales. Ce sont les Missions au sens traditionnel, situées dans le cadre de l’unique mission de l’Eglise exprimée par Lumen Gentium. 179 Pour une voie africaine de la non-violence Les Missionnaires cessent, ici, d’être de continuels voyageurs à l’étranger, tels que ne dépendant que du SaintSiège. Les Evêques locaux sont tous collégialement responsables de la mission universelle de l’Eglise que doit porter tout le peuple de Dieu. - Nostra Aetate (N.Ae) C’est ici la déclaration sur les relations de l’Eglise avec les religions non chrétiennes. Elle traite de la mission auprès des foules immenses auxquelles il n’est pas possible de proposer le baptême ; de telle sorte que pour le dialogue et la collaboration avec les croyants d’autres religions, l’Eglise s’efforce de promouvoir le respect mutuel et la fraternité entre les hommes et les femmes, de même que entre les peuples. - Le Synode des Evêques (1971) Ce second synode ordinaire des Evêques convoqué par le Pape Paul VI, à Rome en 1971, a également été déterminant dans la consécration de la dignité et de l’intégrité de la création. Le document dans lequel ont été coulées toutes les résolutions porte le titre de ‘Justice dans le monde’. Il stipule en substance que le combat pour la justice et la participation à la transformation du monde nous apparaissent pleinement comme une dimension constitutive de la prédication de l’Evangile qui est la mission de l’Eglise pour la rédemption de l’humanité et sa libération de toute situation oppressive. Car, l’incertitude de l’histoire, comme les douloureuses convergences qui se font jour sur le chemin ascendant de la communauté humaine, nous renvoient à l’Histoire sainte où Dieu s’est révélé à nous en nous manifestant, dans sa réalisation progressive, son dessein de libération et de salut accompli une fois pour toutes dans la Pâques du Christ. Aussi, la justice se trouve-t-elle violée, ont reconnu les Pères synodaux, par les nouvelles formes d’oppression qui découlent des restrictions des droits individuels, aussi bien dans les répressions dues au pouvoir politique que 180 Pour une voie africaine de la non-violence dans les violences dues aux réactions privées, jusqu’à l’extrême limite des conditions élémentaires d’intégrité personnelle. Mention spéciale faite aux cas de tortures des prisonniers, qui n’ont même pas droit à des procès réguliers et sont, du reste, soumis à l’arbitraire. En somme, il faut bien que le monde entier se réjouisse et s’en félicite : l’Eglise a bel et bien changé de camp. Elle est passée de la résistance farouche à l’adhésion totale grâce au Concile Vatican II. Pourquoi cette volte-face si brusque ? Pourquoi cette conversion spectaculaire ? L’heure n’est plus à ce genre de questionnement dès lors que nous parlons déjà de conversion. L’important aujourd’hui est de savoir que l’Eglise est à l’avant-garde et se détermine plus que jamais pour que la dignité et l’intégrité de la création cesse effectivement d’être un rêve banal pour devenir un rêve utopique, c’est-à-dire, celui inscrit dans le champ du possible, grâce à la mobilisation de toutes les consciences chrétiennes du monde, et celles d’Afrique en particulier. - « Evangelii Nuntiandi » du Pape Paul VI (1975) Cette exhortation apostolique sur l’évangélisation aujourd’hui est une expression percutante des perspectives post-conciliaires sur la mission. La mission de l’Eglise, dit le Pape, est d’évangéliser. Evangélisation et mission sont considérées comme étant des synonymes de sorte qu’elles englobent toutes les tâches de l’Eglise envoyée au monde. Mission veut dire l’envoi au monde tandis que évangélisation signifie, tâche de l’Eglise envoyée. La présentation du message évangélique n’est pas, pour l’Eglise, une contribution facultative. C’est un devoir qui lui incombe par le mandat du Seigneur Jésus-Christ, afin que tous les Hommes puissent croire et être sauvés. C’est le salut des Hommes qui est en cause ici. Tous les baptisés, toutes les communautés et tous les groupes chrétiens doivent assumer consciencieusement des responsabilités d’évangélisation. « Redemptoris Missio » de Jean-Paul II (1990) Cette lettre encyclique papale a une visée centrale 181 Pour une voie africaine de la non-violence qui est un rappel de l’urgence de la forme le plus significative de la mission, à savoir : annoncer la Bonne Nouvelle aux plus éloignés de nous et du Christ parmi lesquels se comptent les marginalisés et les sans-voix. En effet, l’Eglise doit sortir de sa routine et de ses barrières pour aller au large rejoindre ceux qui lui sont étrangers, ceux auprès desquels l’Evangile n’est pas encore connue ou ceux qui lui opposent une hostilité farouche. Voilà en substance, l’intelligence renouvelée de la mission de l’Eglise par rapport à l’avant Vatican II. Une invitation à une prise de conscience également renouvelée, non seulement pour une nouvelle manière de vivre l’Eglise et la mission, mais aussi un cœur nouveau pour la porter. Une invitation à un engagement individuel et collectif plus que jamais sérieux. Conclusion Le parcours que je viens d’effectuer montre à quel point l’Eglise est appelée aujourd’hui à participer à la construction d’une nouvelle société en Afrique. Elle devra repenser et réinterroger sa mission de manière à y intégrer les préoccupations fondamentales de justice, de droits humains et de sauvegarde de la dignité de l’humanité et de toute la création. C’est cette nouvelle société que je pense être une société de non-violence 182 Pour une voie africaine de la non-violence 8 EGLISE, MISSION ET ENVIRONNEMNT Une expérience africaine d’écologie et de développement durable52 par Jean-Blaise Kenmogne et Kä Mana Nous voulons partager avec vous l’expérience d’une organisation non gouvernementale africaine : le Cercle International pour la Promotion de la Création (CIPCRE). Il s’agit d’une expérience d’engagement chrétien dans la transformation sociale à partir d’une vision globale de l’écologie dans ses liens fondamentaux avec les questions du développement durable en Afrique. Nous parlerons d’abord du CIPCRE et de la réflexion qu’il mène dans ces domaines. Nous présenterons ensuite les champs de ses engagements sur le terrain ainsi que les difficultés auxquelles il fait face. 1. Le CIPCRE : un lieu de réflexion Notre intuition fondatrice Le Cercle International pour la Promotion de la Création a vu le jour en 1990, dans un contexte mondial dominé par la chute du mur de Berlin et par les fabuleuses espérances que l’effondrement du communisme ont libérées dans l’imaginaire des peuples53. A cette époque, l’Afrique était prise par des bouleversements profonds : la lutte pour la démocratisation de ses systèmes politiques nous faisait prendre conscience de la possibilité d’imaginer un 183 Pour une voie africaine de la non-violence avenir en rupture avec les tendance lourdes qui avaient dominé l’évolution du continent depuis les indépendances de 1960. Ces tendances lourdes, tout le monde les connaissait clairement à cette époque : - - - - - le désastre économique d’une société plombée par un sous-développement chronique, une société dont les perspectives de développement dans le cadre du système mondial semblaient complètement bouchées. L’impuissance politique des nations brisées par trois décennies de dictature des partis uniques et de despotisme tropicaux insensibles aux problèmes de droits humains et de libertés fondamentales. La décomposition du tissu social sous les coups de guerres civiles à répétition, avec leurs indescriptibles atrocités qui allaient culminer en 1994 par le génocide Rwandais ; La perte de la foi des Africains en euxmêmes et dans leurs forces culturelle d’invention d’un avenir qui soit un avenir d’humanité. L’exubérance des religiosités pathologiques qui orientaient nos peuples vers un ailleurs céleste idyllique et les détournaient des engagements profonds dans la transformation de la société54. A l’époque dont je parle, la problématique de l’environnement prenait déjà de l’ampleur à travers des mouvements écologiques dont la voix se faisait de plus entendre à la suite des catastrophes comme celle de Tchernobyl (Union Soviétique) ou de Bhopal (Inde). Une conscience mondiale du problème prenait corps, à la fois à l’échelle de la réflexion et de la l’action des organisations comme le club de Rome ou l’ONU qu’à l’échelle du conseil œcuménique des Eglises (COE) avec son programme Justice, Paix et Sauvegarde le Création55. En Afrique, tous ces débats sur l’environnement apparaissaient comme des querelles lointaines et invisibles, liées à la situation des pays riches et développées. Des pays qui, après avoir pollué leur environnement dans 184 Pour une voie africaine de la non-violence un mode de vie débile et irresponsable, cherchaient maintenant à dépolluer leur espace de vie, à se donner dans d’autres pays des champs touristiques bucoliques et à protéger une nature pure pour leurs vacances. La question de l’environnement n’était pas saisie dans ses enjeux pour le développement des peuples et le développement de l’Afrique. Elle n’était pas comprise dans ses liens profondes avec la situation même de notre continent : son effondrement économique, son naufrage politique, sa perte de foi en ellemême et l’exubérance de ses religiosités pathologiques. Grâce à l’action de quelques personnes conscientes de la gravité de la situation globale de l’Afrique et de l’état d’esprit de nos sociétés, le CIPCRE a été créé pour mettre la question écologique au cœur de la question du développement et pour mobiliser les énergies africaines autour des enjeux que la problématique de l’environnement engageait non seulement ailleurs dans le monde, mais en Afrique même. Dès le départ, s’inscrivant dans la dynamique du Conseil Œcuménique des Eglises, le CIPCRE a orienté son action dans le champ de la foi chrétienne et de sa capacité de transformation sociale en profondeur. Ecologie, développement, foi et transformation sociale, les liens entre ces réalités ont été le cœur de l’instruction qui a présidé à la création du Cercle International pour la Promotion de la Création. Peu à peu, cette institution est devenue notre ambition et elle constitue l’orientation essentielle de notre réflexion. Notre réflexion sur l’écologie et le développement durable Dans l’évolution de notre expérience au CIPCRE, nous avons toujours tenu à conduire notre action à partir d’une réflexion fondamentale sur les liens entre écologie, développement, foi et transformation sociale. Notre réflexion sur l’écologie, nous l’avons menée dans une profonde attention à la situation écologique mondiale. Dans les années 1990, cette situation était dominée par ce que l’on peut appeler la question environnementale. Le combat pour la protection de l’environnement et des écosystèmes naturels mobilisait les énergies des organisations écologiques dans des débats et des actions contre la 185 Pour une voie africaine de la non-violence destruction des cadres de vie. Cette centralité de la nature et des écosystèmes dans l’approche de la question environnementale donnant l’impression aux africains que le souci de l’environnement n’était pas notre problème central et qu’il fallait laisser aux sociétés industrialisées le soin de s’occuper de ce qui ne les concernaient qu’elles seules dans leur mode de vie. Pour rompre avec la réduction de la problématique écologique à la question environnementale dans l’imaginaire africain, il nous a fallu opérer un déplacement du centre de gravité. Il nous a fallu mettre l’homme au centre de la réflexion et poser le problème en terme de liens de l’homme et de la société humaine avec leur environnement. Il a fallu, sur cette lancée, penser l’homme et la société dans une perspective intégrale, qui englobe l’économique, le politique, le social, le culturel et le religieux dans un même champ de la qualité de la vie. Il a fallu en même temps penser l’environnement dans un sens global où l’on ne réduit pas la réalité aux écosystèmes naturels seuls, mais où on en élargit le sens pour embrasser toutes les relations de l’homme et de la société avec ce qui les environne au sens vital du termes : - - la relation avec les morts (les ancêtres et leur héritage en nous) ; les relations avec les génies du monde invisible et avec Dieu. Les relations avec la terre à la fois comme lieu de la vie matérielle et comme champ de liens avec les sphères du sacré et de la spiritualité ; Les relations avec les générations futures. Si l’homme et la société sont saisis dans toutes les dimensions de la vie, si l’environnement est perçu dans une perspective des liens d’ensemble avec la réalité tout entière, l’écologie ne peut être pensée qu’en tant qu’écologie globale. C’est la perspective que nous avons adoptée au CIPCRE. Elle fait de la question écologique une question du soin à apporter à la qualité des liens qui unissent l’homme et la société à l’ensemble de la réalité, dans l’espace comme dans le temps. Vivre ces liens avec la réalité dans la conscience de nos responsabilités humaines, pour leur qualité, pour leur fécondité dans l’épanouissement de 186 Pour une voie africaine de la non-violence tout l’être, personnel comme communautaire, voilà le cœur de notre philosophie. C’est la philosophie d’un être-ensemble pour des humains soucieux de leur bonheur collectif dans les liens entre eux, dans les liens avec leur cadre naturel de vie : dans les liens avec la terre, avec les ancêtres, avec les générations futures et avec Dieu. Si l’écologie est cela, elle est le contenu même du développement durable, c’est-à-dire du bonheur vécu en tant qu’épanouissement à l’échelle de la vie individuelle comme à l’échelle de la vie communautaire. Ce développement durable, c’est le cœur de notre vision de l’humanité de l’homme : notre vision de l’humain comme un ensemble de droits et de devoirs qui fonde la vie en société. Autrement dit, le combat écologique est un combat pour la promotion de l’humain, le combat pour les droits au développement durable et pour des devoirs qu’impose le développement durable. On comprend qu’un tel développement n’est pas seulement le développement matériel, industriel ou scientifico-technique, mais le développement de la vie en tant que champ de liens. Promouvoir les liens vitaux devient ainsi l’impératif majeur de l’action écologique. Pour l’Afrique, cela signifie une double exigence : Il s’agit d’abord de penser et de vivre l’écologie en tant qu’énergie des liens vitaux dans des combats concrets pour la promotion humaine, c’est-à-dire pour le développement économique, pour le développement politique, pour le développement social, pour le développement culturel et pour le développement religieux. Selon cette perspective, écologie et développement durable sont deux dynamiques qui s’imbriquent et s’interfécondent en ouvrant l’horizon de la conscience du droit à la vie comme énergie des liens. S’engager dans la bataille écologique, c’est construire le développement durable au sens du développement global et du développement plénier. Il s’agit ensuite, de comprendre que le développement ainsi défini est un droit et un devoir. D’où le lien entre combat écologique et exigence de construction d’une société humaine réellement épanouie dans son bonheur 187 Pour une voie africaine de la non-violence de vivre. Au CIPCRE, nous sommes conscients que c’est la qualité même de la vie dans sa dynamique d’ensemble comme énergies des liens qui est le cœur du développement. A partir de cette conception, nous avons compris que la question écologique en tant qu’exigence du développement durable nous atteint au cœur même de la foi chrétienne, au cœur de notre foi telle que Christ en définit la substance dans deux affirmations qui sont pour nous capitales. Luc : 4, 18, où le Christ définit sa mission comme une mission de guérison et d’annonce de la bonne nouvelle, par la force de l’Esprit de Dieu qui repose sur lui. Jean 10, 10, où le Christ affirme qu’il est venu pour que les hommes aient la vie et qu’ils l’aient en abondance. Comment interprétons-nous ces textes dans notre réflexion au CIPCRE ? Ils sont le cœur d’une théologie de la vie que nous comprenons à la fois comme une théologie de la libération et comme une théologie du bonheur partagé. Une théologie de la libération : la lutte contre toutes les forces qui détruisent l(humanité de l’homme, qui écrasent la personne et l’anéantissent dans son intégralité physique morale et spirituelle56 . Une théologie du bonheur partagé : la construction d’une véritable société du développement solidaire, ou l’épanouissement de la personne et la communauté vont de pair, s’épousent, se conjuguent, et s’interfécondent57 Avec cette double perspective théologique, nous plaçons le Christ au centre de notre action de lien entre écologie et développement durable. Le Christ devient le socle spirituel à partir duquel nous pensons que devraient être bâtis le développement économique, le développement politique, le développement social, le développement culturel et le développement religieux. Inutile d’ajouter ici que le Christ dont il est question ne se réduit pas à sa figure, purement religieuse, propre aux confessions chrétien188 Pour une voie africaine de la non-violence nes dans leurs divisions, mais le Christ dans la dynamique des valeurs humaines essentielles qu’il incarne et propose comme lumière à tout homme venant en ce monde (Jn 1, 3). Le projet de libération et de bonheur partagé qui est au cœur du projet du Christ nourrit toute notre compréhension de l’écologie et du développement durable. Nous en avons fait l’énergie de notre vision de la transformation sociale en Afrique. Nous l’avons fait, non pas en enfermant ce projet dans le cadre de nos églises chrétiennes, mais dans une ouverture inter-religieuse où le Christ tel qu’il est au cœur de notre foi s’ouvrent aux énergies de deux dynamiques religieuses qui animent la vie spirituelle de notre continent : l’Islam et les religions africaines traditionnelles. Notre orientation est donc à la fois œcuménique et inter-religieuse. Nous promouvons donc une transformation sociale fondée sur l’énergie spirituelle d’interfécondation de grandes dynamiques religieuse actuelles de l’Afrique, sur la base des valeurs de l’humanité profonde que sont les valeurs de l’Evangile. Cette perspective n’est pas d’une conversionnisme racoleur qui croirait que le salut n’est que dans nos églises chrétiennes, mais plutôt la perspective d’une alliance des religions pour la convention d’une nouvelle humanité : une humanité réellement solidaire dans son projet de développement économique, politique, social, culturel et religieux. Le CIPCRE : un champ d’action Comment les lignes directrices de notre réflexion au CIPCRE telle que nous venons de les présenter prennent-elles corps dans notre action sur le terrain ? Avant tout, le CIPCRE s’est constitué comme lieu d’espoir en Afrique, un espace où l’Evangile se concrétise dans des pratiques d’action de transformation sociale fécondes et crédibles au niveau local. Pour dynamiser cette action locale et lui donner un rayonnement décisif, l’équipe du CIPCRE a voulu que son travail s’accomplisse dans le cadre d’une action chrétienne s’épanouissant comme un réseau international, avec des partenaires qui ne soient pas perçus comme des simples bailleurs de fonds, mais comme de vrais acteurs d’un projet de développement dont la réussite ou l’échec dépendra de la qualité et de la solidarité des 189 Pour une voie africaine de la non-violence liens qui nous unissent comme chrétiens venus des divers horizons géographiques et confessionnels. L’orientation ainsi dégagée s’est concrétisée dans deux grands champs de transformation sociale, qui constituent jusqu’à ce jour le lieu de notre combat : - le champ de l’éducation écologique au sens fondamental qui caractérise notre vision ; et le champ de l’action de développement à la base, dans la perspective de la promotion humaine globale. Champ de l’éducation Pour asseoir l’écologie globale dans les mentalités et lui donner tout l’espace d’épanouissement dont nous rêvions, nous nous sommes lancés dans des programmes d’éducation que nous avons inscrits dans la dynamique JPSC (Justice, Paix et sauvegarde de la Création) telle que le Conseil Œcuménique des Eglises en articulait les principes dans les années 1990. Nous avons fait de cette dynamique le souffle de notre action : la justice, la paix et la sauvegarde de la création sont devenus nos principes d’éducation écologique. Des principes dont nous tirons toutes les conséquences en manière de formation humaine. C’est ainsi que nous avons noué des liens de coopération et de partenariat avec les institutions scolaires dans les deux pays où nous travaillons actuellement : le Cameroun et le Bénin. Dans les établissements scolaires, nous formons la jeunesse à la conscience des problèmes environnementaux dans la perspective JPSC, en prenant soin de montrer tous les liens intrinsèques entre la justice, la paix et la sauvegarde de la création. Plus précisément, nous partons de la nécessité d’avoir environnement naturel de qualité à l’école pour forger des personnalités capables de penser à la qualité globale de la vie. De là, nous cherchons à faire voir comme la paix au sens biblique de Shalom fait partie de la qualité de la vie et comment la justice s’inscrit dans la perspective du développement. Tout ce travail est éclairé par une perspective spirituelle qui donne à comprendre en quoi l’environnement est un concept qui n’a tout son sens que s’il est saisi dans le cadre du monde comme création, c’est-à-dire lieu de la relation avec le transcendant, avec Dieu. Dans cette perspec190 Pour une voie africaine de la non-violence tive, le souci de l’environnement devient le souci de l’humain. Le développement peut ainsi être appréhendé selon des exigences dont les termes souvent utilisés pour le désigner en Afrique prennent un sens vraiment fécond : développement endogène, développement humain, développement durable, développement solidaire. Tout notre travail vise à monter qu’il ne s’agit pas là de simples slogans, mais des engagements pour une transformation sociale en profondeur. Le champ éducatif qui est le nôtre va au-delà de l’espace scolaire. Il embrasse toute la société dont nous avons décidé d’atteindre toutes les forces vives, particulièrement les forces intellectuelles, les forces religieuses et les pouvoirs publics, tous les lieux susceptibles d’orienter la vie sociale dans son ensemble. Pour ce faire, nous avons développé quatre dynamiques d’action : - - Les colloques et les ateliers de formation consacrés à l’écologie et au développement durable. Deux de ces colloques ont été des moments importants pour partager notre vision du monde avec les représentants des forces vives de nos sociétés : le colloque de Batié (Cameroun) sur « l’éthique écologique et de la reconstruction de l’Afrique » (1996), et le colloque de PortoNovo (Bénin) dont le thème fut « Ecologie et évangélisation » (1997). Grâce à ces rencontres, le CIPCRE est aujourd’hui perçu comme le lieu d’une recherche où les dimensions essentielles de l’écologie, du développement, de la foi et de la transformation sociale sont conjuguées au service d’une nouvelle perspective de civilisation : le développement solidaire à l’échelle mondiale. L’expérience de l’Université JPSC. Il s’agit d’un espace où nous rassemblons des membres de notre vaste réseau africain de solidarité agissante (CESA) pour étudier et approfondir un problème sur lequel nous voulons mobiliser l’opinion publique. Nous avons ainsi organisé une session de l’université JPSC sur l’impunité comme obstacle au développement (1998) et une autre session sur la culture 191 Pour une voie africaine de la non-violence - de la non-violence comme horizon de civilisation (2006). A ces deux occasions, le projet du CIPCRE dans les domaines de l’écologie, du développement durable, de la foi et de la transformation sociale s’est fortement affirmé comme un projet de civilisation sur la base des valeurs fondamentales de l’humain que l’Evangile manifeste avec vigueur et éclat. Les Campagnes Semaines Pascales (CSP). Depuis 1998, les Campagnes Semaines pascales sont devenues une activité phare qui mobilise les forces de foi au Cameroun pour une conscientisation en profondeur, autour d’un problème social de fond. Articulées d’abord comme un ensemble de causeries éducatives, de rencontres de prière et d’animation de conférences publiques dans trois ou quatre grandes villes, entre la période de Pâques et Pentecôte, ces campagnes sont devenues aujourd’hui des manifestations attendues et appréciées sur l’ensemble de l’étendue nationale. Elles se déroulent maintenant sur toute l’année, à travers plus de quinze villes du pays et elles atteignent, par la force des médias (radios et télévisions publiques comme privées), un immense champ d’audience. Elles sont devenues l’une des expériences d’évangélisation à grande échelle, qui se fonde sur les problèmes concrets de la société et non sur l’annonce tonitruante d’un Evangile conversionniste socialement stérile. Cette année par exemple, la Campagne est consacrée au thème : Plaidoyer pour la femme au Cameroun, lutte contre le trafic des femmes et contre les mauvaises pratiques de la dot et du veuvage. Dans le cadre de cette campagne, les autorités traditionnelles, les pouvoirs publics, les responsables des communautés de foi ainsi que les forces intellectuelles et les associations de femmes des grandes agglomérations urbaines ont été mobilisées. L’année dernière, la campagne était consacrée à la lutte con192 Pour une voie africaine de la non-violence - tre la violence envers les enfants. Les années d’avant, les problèmes de la corruption, de l’endettement de l’Afrique, de l’insécurité sociale et de la violence faite aux femmes ont été au cœur des préoccupations. Nous prenons de plus en plus conscience que l’évangélisation menée sous la force de nos campagnes est un véritable ferment de mobilisation sociale et de transformation des mentalités. Avec la perspective fondamentale qui est la nôtre : celle d’une civilisation nourrie par les grandes valeurs de l’humain. Les publications. Le CIPCRE dispose d’un magazine spécialisé dans les questions d’environnement et de développement durable : le Magazine Ecovox. C’est l’espace de diffusion de notre vision de l’écologie globale, où nous abordons les problèmes comme ceux de l’éducation, des catastrophes naturelles, des droits humains ou de conflits sociaux. Nous avons aussi une collection des livres : la Collection Foi et Action. A ce jour, quinze ouvrages ont déjà parus. Ils nous servent de base pour la diffusion de nos analyses sur la société et pour l’animation de nos campagnes, ateliers, conférences et causeries éducatives. Quelques titres pour vous indiquer l’orientation que nous avons : Pour la vie en abondance (par Jean-Blaise Kenmogne et Kä mana), La Mission de l’Eglise africaine, Pour une nouvelle éthique mondiale et une civilisation de l’espérance (par Kä Mana) ; Manifeste de la femme africaine (par Hélène Yinda et Kä Mana), Pour l’humanité écologique, une théologie africaine de la rédemption humaine (par Kä Mana et JeanBlaise Kenmogne). A travers tous ces livres, le souci d’une articulation concrète entre foi et transformation sociale guide nos pas. Le champ du développement local Le travail du développement local est au centre du 193 Pour une voie africaine de la non-violence projet de transformation sociale que le CIPCRE anime. Il consiste principalement en appui aux projets de développement dans le monde rural et dans le centre urbain. Avec les paysans de l’ouest du Cameroun comme avec les artisans des milieux urbains au Bénin, le CIPCRE cherche à asseoir dans les esprits l’idée que le développement est avant tout une dynamique locale, fondée sur des initiatives locales et une forte capacité d’organisation endogène. Dans cette perspective, il encourage le regroupement de paysans et d’artisans en associations capables de lancer des projets, de les animer, de les conduire à bon port. Grâce à l’expertise qu’il leur apporte et à l’appui humain et matériel qu’il met à leur disposition, les paysans et les artisans arrivent à maîtriser les techniques d’organisation et à impulser des stratégies d’initiatives dans plusieurs domaines : l’agriculture écologique, la fabrication du compost, la récupération des objets métalliques pour fabriquer de multiples produits d’usage quotidien. Ce que l’on vive avant tout, c’est de forger une mentalité de créativité et de construire un esprit de solidarité, gages d’un travail communautaire réussi. Il s’agit de lutter contre la misère et la pauvreté par la promotion de l’inventivité communautaire Les résultats du CIPCRE sur ce terrain sont très encourageants. On a vu par exemple, des paysans s’atteler eux-mêmes à résoudre le problème de la recherche de l’eau potable en imaginant, grâce à l’expertise du CIPCRE, des solutions purement locales du drainage de l’eau depuis les collines jusque dans les villages. On a vu des jeunes prendre des initiatives de regroupement en Groupes d’initiatives économiques qu’ils gèrent eux-mêmes et dont ils organisent la commercialisation des produits, qu’il s’agisse des sacs de compost ou des produits vivriers. On a vu se développer des projets de culture de plantes médicinales autant dans une perspective d’amélioration de la santé des populations à l’échelle locale que dans celle d’approvisionner le marché national. On a vu des mouvements des femmes décider de travailler en synergies avec d’autres mouvements, à partir des tontines et des réseaux d’entraide, pour lutter contre la dépendance des femmes à l’égard des hommes, et promouvoir ainsi une dynamique de liberté inventive. Même s’ils n’ont pas l’ampleur de grandes réalisations industrielles qui résoudraient, comme par effet de baguette magique, les énormes problèmes de misère et de 194 Pour une voie africaine de la non-violence dénuement dont souffrent les populations, ces résultats ont une grande portée sociale. Une portée symbolique d’abord. A partir d’eux, on sait que la bataille du développement local peut être gagnée et que les hommes et les femmes d’un lieu sont les premiers responsables de l’épanouissement de leur milieu de vie. Il s’agit là d’un changement de mentalités qui est porteur de beaucoup d’espérances. Il annonce l’émergence d’une dynamique globale où, par la multiplication des lieux d’espoir, la société pourra arriver à imaginer autrement son destin que sous le signe du défaitisme et de la résignation à la fatalité. Une portée concrète ensuite. La visibilité des réussites à petite échelle a déclenché dans la vie quotidienne une multiplication d’initiatives sociales qui donnent au travail du CIPCRE un impact social durable. Notre capital de confiance augmente d’année en année et nous arrivons maintenant à compter sur les forces vives de la société : les chefs traditionnels, les responsables religieux, les pouvoirs publics, les médias et les mouvements d’action sociale. Nous avons une parole qui compte parce que la population sait qu’elle peut compter sur cette parole comme une parole porteuse d’initiatives concrètes. Il existe désormais un esprit CIPCRE, une méthode CIPCRE et une orientation CIPCRE en matière de développement local. Au fond, nous avons créé une conscience et nous avons ouvert un horizon. C’est important dans nos pays où le désespoir a tendance à prendre le pas sur les énergies d’espérances. Pourquoi l’expérience du CIPCRE en matière de développement local porte-t-elle des fruits aujourd’hui ? Parce que, au Cameroun, nous avons pu allier deux atouts majeurs : le socle culturel du peuple de l’ouest du Cameroun et la force de la transformation sociale propre à l’Evangile. Notre socle culturel traditionnel, un pédagogue camerounais l’a exprimé dans une formule saisissante : « gagner et partager ». Quand à l’énergie de l’Evangile, il est tout entier dans le projet de libération et de bonheur partagé propre à Jésus-Christ. Nous avons planté l’évangile dans le champ d’une culture fertile et cela commence à donner des résultats. En fait, nous faisons comprendre aux populations que 195 Pour une voie africaine de la non-violence le secret de la réussite dans notre société est tout entier dans le développement solidaire qui respectent les valeurs profondes de l’humanité africaine et les exigences libératrices de l’Evangile. Autour des projets concrets de développement local, ce message fait lever la pâte de la transformation sociale. Au Bénin aussi, nous avons utilisé le même schème de l’Evangile au service des valeurs profondes du terroir social. Dans un contexte où l’accomplissement de la personne est lié à la force de l’énergie communautaire, nous avons investi dans la capacité de l’Evangile à créer des liens d’amour profond entre les personnes et entre les groupes. Le développement solidaire à l’échelle locale est ainsi devenue le leitmotiv de notre action et cela porte des fruits. Travailler dans un contexte difficile Il ne faut pas penser que l’expérience du CIPCRE telle que nous la décrivons autour du pôle de la réflexion et du pôle de l’action se développe dans la quiétude et la sérénité d’une réussite sans obstacles. Si nous mettons en lumière ce que nous avons fait de positif, ce n’est pas pour cacher des difficultés énormes que nous rencontrons tous les jours. Dans le contexte de crise sociale profonde, nous travaillons au sein d’une population qui perd de plus en plus le sens des valeurs fondamentales de la vie et s’accroche à la quête des intérêts purement matériels. Le Cameroun, ces dernières années, a été classés 2 fois comme le pays le plus corrompu du monde. Cette année, il est le premier pays pourvoyeur de prostitué(e)s dans les réseaux internationaux du proxénétisme. Il est également, avec le Nigeria, le pays où l’escroquerie et le génie des coups fourrés financiers (feymania) à l’échelle internationale deviennent de plus en plus des facteurs structurants de l’esprit national. Si on ajoute à cela l’immobilisme politique et l’incompétence manifeste des pouvoirs publics dans la gestion de la res publica, il est clair que le CIPCRE rame à contre-courant. Le projet du vivre-ensemble qu’il promeut pour unir dans une même dynamique l’écologie, le développement durable, la foi et la transformation sociale exige beaucoup de souffle et une forte énergie. 196 Pour une voie africaine de la non-violence Au Bénin, le contexte économique est aussi difficile qu’au Cameroun, même si la situation politique est plus sereine et plus paisible. Sans atteindre le désarroi moral camerounais, la société béninoise est confrontée à la perte des références morales fondamentales. Elle est tentée par la même dérive vers les intérêts purement égoïstes que la société camerounaise. Signe inquiétant : on se rend de plus en plus compte de la gravité du trafic des enfants à partir du Bénin. Un pays qui en arrive à vendre ses propres enfants est un pays qui pose problème à l’échelle morale. Face à ces situations, ce que le CIPCRE fait apparaît comme une goutte d’eau potable dans une mer polluée. Il faudrait plus d’énergie et une action de plus grande ampleur pour espérer renverser la tendance de la crise sociale. On comprend alors que nous ne considérons le CIPCRE que comme un signe d’espérance dans la société : l’énergie d’une foi qui pousse à espérer contre toute espérance et qui est convaincue qu’à long terme et à force de persévérance, le développement solidaire sera la voie d’une nouvelle civilisation, le socle de la nouvelle humanité pour laquelle nous nous, battons contre les forces de la destruction de l’humain. 2. Les enjeux théologiques de l’expérience du CIPCRE Après avoir présenté le projet et le travail du CIPCRE, il nous parait utile d’en dégager les enjeux face au problème qui nous préoccupe dans cette publication : la question de la relation entre Mission et environnement. Cette question, nous la comprenons comme la question d’une théologie de la création qui pourrait permettre aux Eglises de repenser leur mission face aux multiples dangers qui pèsent non seulement sur l’environnement, mais sur la vie humaine dans son ensemble et sur l’idée même d’avenir pour l’humanité. A nos yeux, il y a deux enjeux qui devraient être au cœur de la mission de l’Eglise face à ces menaces sur la création. 197 Pour une voie africaine de la non-violence La réimagination du monde Le premier enjeu, nous l’appelons la réimagination du monde. Pendant des millénaires, le monde avait été pensé comme une création de Dieu. La vie humaine avait pris sens à partir de cette conviction et les civilisations s’étaient structurées sur des valeurs intellectuelles, éthiques et spirituelles où l’absolu transcendant allait de soi, du moins pour la majorité des mortels que sont les êtres humains. Aujourd’hui, cette théologie de la création ne régule plus la vie du monde. Nous vivons etsi Deus non daretur, comme si Dieu n’existait pas. La fondation des valeurs n’est plus dans la transcendance de Dieu ou dans la perspective d’une entité suprême. Les fondements, nous les cherchons dans l’Homme, dans le consensus social, dans le contrat d’un vivre-ensemble sans autre perspective que la conscience non seulement de la finitude de chaque être humain, mais aussi de la finitude de l’espèce humaine en tant que telle. Au fond, nous n’avons pas d’autre perspective que la mort de notre soleil et la fin du système solaire, dans cinq milliards d’années. Avant peut-être, si une catastrophe écologique majeure s’abat sur nous ou si une guerre nucléaire éclate et scelle pour toujours la fin de notre apparition insignifiante et absurde dans l’immensité des univers en mouvement. Au fond, depuis le triomphe de la modernité occidentale et la domination de l’Occident sur le monde, nous assistons au déclin de la vision de la création comme œuvre de Dieu et nous voyons monter avec fougue une espèce de consensus pratique sur la structuration du monde en dehors du présupposé métaphysique de l’existence de Dieu. Dieu existe comme mot et comme réalité en laquelle certains ont encore foi dans les religions, mais il a cessé d’être le pilier éthique et spirituel pour fonder un vivreensemble et garantir une vision commune de l’humanité en contexte de mondialisation. Il n’est ni au cœur de l’économie, ni au cœur de la politique, ni au cœur de la société, ni au cœur de la culture. On peut même se demander s’il est au cœur des religions. C’est sur ce présupposé de l’absence, de la disparition ou de l’indifférence du Dieu que nous vivons à l’ère de la domination occidentale du monde. Et si l’Occident avait tort ? Et si la raison par laquelle elle est parvenue à dominer le monde n’était qu’écume d’inconnaissance et stérile prétention de la vanité humaine ? Et si l’ordre qu’il prétend imposer à l’humanité n’était qu’orgueil et folie ? Et si le secret du monde 198 Pour une voie africaine de la non-violence était ailleurs ? Et si la route de l’humanité nous réservait encore des surprises au bout desquels Dieu nous attend, « immobile et ailleurs », comme dirait le penseur congolais V.Y. Mudimbe ? Nous posons ces questions pour relativiser l’ère de la domination occidentale du monde dans l’histoire de l’humanité. Elle n’a que quelques siècles et n’est sans doute pas éternelle et l’on peut même supposer qu’elle temps à sa fin, si on considère la manière dont les puissances occidentales perdent au jour le jour la raison. Misant sur le début prochain de l’ère post-occidentale du monde, nous pensons qu’il y a lieu aujourd’hui de penser la théologie de la création en termes de réimagination du monde dans l’inter-fécondation des civilisations. A l’état où nous trouvons, il ne s’agit pas de rentrer à l’ère pré-occidentale. Il s’agit de considérer que l’Occident a été une épreuve initiatique pour les peuples et les peuples doivent maintenant sortir plus forts et plus solides de cette terrible épreuve. Ils doivent maintenant se penser eux-mêmes à partir de ce que l’Occident a réalisé de plus grand : la construction du monde comme monde global. Il a fallu des armes et du sang pour construire ce monde. L’Occident avait des armes pour faire ces guerres et faire couler ce sang. Il n’avait pas besoin de Dieu pour cela. Il n’avait besoin que de l’Homme devenu son propre Dieu et se prenant lui-même pour la clé de toute chose. Maintenant que ce monde est unifié, il faut un autre esprit pour le nourrir, il faut des valeurs pour le vivifier, il lui faut non pas une guerre ou un choc entre les civilisations, mais quelque chose de plus beau et de plus grand : l’alliance des civilisation, comme on dit en Espagne aujourd’hui. Pour cette perspective, l’exigence du développement solidaire devient la base à partir de laquelle on devra réimaginer le monde. Une telle entreprise de réimagination a-t-elle besoin de Dieu au sens spécifiquement religieux du terme ? Nous ne savons pas. Nous savons seulement qu’elle a besoin des valeurs spirituelles fondamentales et que ces valeurs sont définies dans les grands livres saints et les grandes sagesses de l’humanité. Nous savons aussi que derrière ces livres et ces sagesses vibre une expérience fondamentale de la transcendance. L’expérience que Jésus de Nazareth a eu de cette transcendance reste encore une expérience fondamentale. Ne peut-on pas considérer qu’une réimagnination post-occidentale du monde est possible en puisant dans les spiritualités profondes des peuples non pas en tant qu’elles sont 199 Pour une voie africaine de la non-violence des spiritualités du passé, mais des énergies pour féconder de nouvelles possibilités d’ouverture à la transcendance : la découverte du nouveau visage de Dieu qui se révélerait après l’épreuve initiatique de l’humanité qu’a représentée l’ère occidentale de l’éclipse de Dieu. Nous avons la force de croire qu’il est temps de réimaginer le monde en réimaginant Dieu. C’est la tâche d’une véritable théologie de la création qui aurait pour tâche la construction d’une civilisation du bonheur partagé, d’une civilisation du bonheur solidaire. La réinvention de l’Afrique Le deuxième enjeu de notre expérience au CIPCRE, nous le situons dans l’horizon de la participation de l’Afrique à la réimagination du monde. Nous l’appelons la réinvention de l’Afrique. De quoi s’agit-il ? La manière dont nous avons vécu l’épreuve initiatique de l’Occident nous a fait endurer toutes les souffrances : la traite, la colonisation, la néocolonisation et la mondialisation néo-libérale. Nous savons ce que souffrir veut dire, ce que veulent dire l’humiliation, l’aliénation et l’anéantissement de l’être. Nous savons ce que sont l’inhumanité, la déshumanisation et la sous-humanisation des peuples. En fait nous avons acquis un savoir initiatique de premier ordre sur ce qu’homme ne doit pas faire à l’homme, sur ce qu’un peuple ne doit pas faire à un autre peuple, sur ce qu’une civilisation ne doit pas imposer à une autre civilisation. A l’épreuve du négatif, nous savons où se trouve le positif : la vraie raison, la vraie éthique, la vraie spiritualité qui peuvent unir les peuples, les nations et les civilisations. Nous pouvons maintenant partager notre savoir avec le monde et avec les autres peuples, tous les autres peuples, réimaginer le monde en nous réinventant nous-mêmes comme peuple de la réimagination du monde à partir de nos souffrances. Dans ce travail de réinvention de nous-mêmes, nous rompons avec la manière dont l’ère de la domination occidentale du monde nous avait imaginés. Nous nous réinventons à partir de ce que cette ère nous avait fait perdre : l’humanité fondée sur une transcendance qui rend chaque être vraiment sacré et vraiment capable de vivre à la hauteur de l’humain dans sa relation avec les autres peuples. 200 Pour une voie africaine de la non-violence A partir de cette humanité en nous, nous redécouvrons ce qu’est l’humanité de tous les peuples et de toutes les civilisations, dans les exigences du développement solidaire. Nous pouvons alors penser que nous avons une vocation particulière dans le monde : la vocation de réimaginer Dieu dans le dialogue des cultures, pour le développement solidaire à l’échelle de toute la planète. Un tel Dieu est encore à venir. Il ne serait plus lié à une confession, à une religion ou à une civilisation. Il serait le Dieu mondial dans le contexte d’une nouvelle mondialisation réellement solidaire. C’est le Dieu «re-créateur» de l’humain, re-créateur du monde, re-créateur de l’homme, en rupture avec ce que l’ère de l’homme sans Dieu a fait subir aux civilisations et aux peuples. Horizon Avec les thèmes de la réimagination du monde et de la réinvention de l’Afrique, nous vous donnons là les significations les plus profondes du combat écologique que nous menons dans la perspective de la transformation sociale et du développement solidaire. Au fond de tout ce que faisons, il y a la grande espérance d’une civilisation du bonheur partagé, ce monde qu’il s’agit d’inventer selon le modèle que la Bible présente comme le commencement des choses : l’instauration d’un ordre qui écarte le chaos et met sur pied un espace de vie de bonheur où il place l’homme. Quelles sont les forces du chaos à écarter pour un nouvel ordre vital de bonheur ? Je vois le chaos de l’ère néolibérale qui couronne l’œuvre de l’hégémonie de l’Occident sur le monde. la nouvelle création ne doit-elle pas commencé par régler des comptes avec ce chaos pour une civilisation du bonheur partagé ? Pour nous, il est difficile d’imaginer une telle civilisation sans les valeurs spirituelles, c’est-à-dire sans le questionnement permanent sur le sens ultime de l’univers et de la vie. Notre théologie de la création, c’est la création de cette civilisation-là. Avec un Dieu qui doit nous imaginer et nous recréer comme des êtres de solidarité mondiale, nouveau nom de l’amour entre les peuples et entre les civilisations. Ce Dieu sera-t-il encore le Dieu de Jésus-Christ ? Oui, si les témoins du Christ comprennent que l’amour pour lequel Christ est mort et ressuscité change aujourd’hui d’échelle : ce n’est pas 201 Pour une voie africaine de la non-violence seulement l’amour entre les individus, mais l’amour entre les peuples, entre les nations, entre les civilisations. Il faut que les Eglises contribuent à l’émergence de ce monde-là. C’est leur mission et leur raison d’être. NOTES 52 Ce texte a été présenté au colloque sur la Mission et l’Environnement organisé par le Centre John Knox, à Genève, en septembre 2006. 53 Lire Jean-Blaise Kenmogne et Kä Mana, Pour la vie en abondance, l’expérience du Cercle International pour la Promotion de la Création (CIPCRE), Bafoussam, CIPCRE, 2003. 54 Sous les tendances lourdes de la situation africaine en 1990, lire Kä Mana, Eglise d’Afrique et théologie de la reconstruction, Bulletin du CPE Genève, 1994. 55 Lire Kä Mana et Jean-Blaise Kenmogne : Pour l’humanité écologique,, 2006. 56 lire Kä Mana et Jean-Blaise Kenmogne, Ethique écologique et reconstruction de l’Afrique, Yaoundé, CLE, 1998. 57 lire Kä Mana, Théologie du bonheur partagé, Yaoundé, SHERPA, 2002. 202 Pour une voie africaine de la non-violence 9 LES ENJEUX DE LA NON-VIOLENCE DANS LA GEOPOLITIQUE DU CHAOS L’eau, le sous-sol et l’espace par Kä Mana, Jean-Blaise Kenmogne et Eugène Fonsii Les réflexions qui vont suivre sont destinées à mettre en lumière trois domaines importants de la vie contemporaine où la géopolitique actuelle du chaos créera de plus en plus de violence entre les nations. Nous utilisons le terme de géopolitique du chaos au sens que lui donne Ignacio Ramonet : le système mondial dans sa sauvagerie néolibérale et dans son absurdité, où les richesses, qui auraient dû contribuer à la construction du bonheur communautaire des peuples, conduisent plutôt aux politiques de domination et d’écrasement des faibles, aux violences les plus inimaginables et aux menaces les plus impensables sur l’avenir même de l’humanité. Cette géopolitique imposera de plus en plus son inhumanité dans trois domaines auxquels il faudra que les forces d’humanité soient de plus en plus sensibles pour que les peuples et les civilisations puissent encore avoir un avenir58 Le premier domaine, c’est l’eau. Nous lui consacrons ici une réflexion fondamentale qui est une critique africaine de la raison néolibérale59. Le deuxième domaine est celui de la bataille pour la maîtrise mondiale des richesses du sous-sol, particulièrement du pétrole60. Le troisième est celui de la conquête de l’espace dans ses enjeux militaires. Ces trois domaines nous donneront l’occasion d’interpeller les forces de foi face aux dangers de violence qui guettent et gangrènent la vie de l’humanité. 203 Pour une voie africaine de la non-violence 1. L’eau, un enjeu crucial pour notre planète De temps à autre, lorsque parviennent aux oreilles de la conscience mondiale les échos d’une sécheresse qui s’annonce ou sévit quelque part dans une région de notre planète, nous nous rendons compte que l’eau est véritablement une denrée vitale pour l’humanité. Les images que nos télévisions nous offrent quelquefois et qui montrent des êtres humains faméliques et squelettiques en périodes de famine due aux grandes sécheresses au Soudan, en Ethiopie ou au Sahel touchent parfois nos cœurs et bouleversent nos esprits de temps à autre. Nous comprenons alors à quel point «l’eau c’est la vie», combien elle est inégalement répartie dans le monde et combien toute l’existence de l’humanité dépend de notre relation à cette denrée essentielle. De même, lorsque parviennent à nos oreilles les échos des conflits entre peuples, entre nations et entre communautés humaines concernant la maîtrise de l’approvisionnement en eau potable, nous comprenons que l’eau est un enjeu politique et stratégique capital. Les guerres israélo-palestiniennes, les conflits sociaux dus à la construction sauvage des barrages en Inde ou en Chine et au déplacement forcé des populations qui s’en est suivi, les tensions liées à la mise en valeur des grands fleuves comme le Nil, le Sénégal, le Niger ou le Congo en Afrique, tout montre que la gestion de l’eau sera de plus en plus pour notre monde un problème prioritaire. Une question de vie ou de mort Elle le sera d’autant plus qu’aujourd’hui, l’accès à l’eau et sa consommation sont régis par un principe d’injustice inacceptable : un américain, par exemple, consomme 20 fois plus d’eau potable qu’un ressortissant d’un pays du Sud, souvent pour des activités qui n’ont rien d’essentiel ou de vital. A la moindre annonce d’une petite sécheresse en Europe ou aux Etats-Unis, on voit la panique s’emparer des populations, non parce que les gens pensent que l’eau va manquer pour leurs besoins fondamentaux, mais parce qu’ils se sentiront obligés de renoncer à certaines pratiques quotidiennes dont ils pourraient cependant bien se passer : nettoyer les voitures, remplir les piscines, 204 Pour une voie africaine de la non-violence arroser les jardins ou laver les animaux domestiques. L’eau relève pour eux du domaine de l’évidence quotidienne et l’on peut la gaspiller sans état d’âme, alors qu’elle est pour d’autres régions du monde une question de vie ou de mort. Aujourd’hui même, des milliers et des milliers de personnes meurent chaque année du manque d’eau potable ou de maladies liées à l’insalubrité de leurs rivières, de leurs ruisseaux, de leurs lacs ou de leurs fleuves. Beaucoup d’autres vivent complètement hors de tout système d’assainissement, de traitement et de distribution convenable de l’eau dans leurs pays. Plus grave, nous vivons dans un monde où l’eau est soumise au système du profit privé, au détriment des intérêts publics et communautaires. Au nom de la logique féroce du libéralisme, presque tous les pays d’Afrique sont condamnés à subir les diktats des privatisations dont les grandes entreprises mondiales sont désormais les maîtres du jeu. Presque tous ont cédé aux intérêts privés dans un domaine aussi vital que la distribution et la consommation de l’eau. Ils ont ainsi placé leur vie sous le rouleau compresseur des seigneurs du néocapitalisme mondialisé et des puissances de la globalisation de l’argent. En leur sein, l’eau est devenue un bien monnayable, une denrée dont la qualité dépend du poids financier du consommateur, en dehors de toute politique globale où l’accès à l’eau potable devrait être considéré comme un droit fondamental et inaliénable de chaque être humain. Les entreprises multinationales apparaissent ainsi comme les vrais maîtres de la vie des milliards d’hommes, de femmes et d’enfants dans le monde, avec ce que cette domination risque d’entraîner comme risque de guerre commerciale entre entreprises ou de guerre tout court, quand les grandes puissances de notre planète auront décidé de faire de l’eau l’arme de leur pouvoir sur tous les peuples, comme elles le font déjà avec le pétrole61. Dans ces conditions, le système actuel, qui réduit l’eau à une simple marchandise ou à un enjeu de puissance pour les pays riches, appauvrit, et tue l’imaginaire des peuples : il anéantit tout le pouvoir de rêve et toute la puissance des mythologies grâce auxquelles l’eau a toujours été pour les populations une grande richesse dans le jeu de la rencontre entre le visible et l’invisible, les vivants et les morts, le monde d’aujourd’hui et celui des générations futures. Cette perte du sens symbolique et existentiel de l’eau 205 Pour une voie africaine de la non-violence conduit les peuples à se couper des sources de leur identité profonde et des racines de leur être, surtout quand il s’agit des populations dont toute l’histoire, comme en Afrique, est déterminée par la relation avec les génies des lagunes, les esprits des rivières et les forces profondes des océans et des mers. Coupée de cette dynamique métaphysique pour n’être plus qu’une denrée monnayable, l’eau est dévalorisée dans son être par le système mondial dans lequel les peuples sont condamnés à vivre maintenant. Faut-il aujourd’hui laisser l’humanité sur la pente d’un système aussi injuste, aussi féroce et aussi ruineux pour la vie des peuples et des nations ? Est-ce dans un monde d’inégalités face à l’accès à l’eau et d’indifférence néolibérale face à la vie des milliards d’êtres humains que nous aimerions vivre? N’avons-nous pas un autre projet d’avenir que celui de nous laisser détruire par l’irresponsabilité actuelle et la perversion des puissances d’argent dont la seule ambition est de privatiser l’eau pour en faire le cœur de leur enrichissement immoral et de leur domination des nations ? Penser le problème de l’eau Ces questions que nous posons sont des interrogations essentielles pour l’avenir, même si elles n’ont pas encore suscité de la part des peuples et des nations la conscience vitale qu’elles devraient normalement susciter. Elles concernent non seulement l’idée que nous devons avoir, tous et toutes, du destin global de l’humanité et du modèle qui régule les relations entre les peuples à l’échelle de la planète, mais la responsabilité de chaque personne, de chaque pays et de chaque région du monde face aux choix fondamentaux à faire pour la qualité de la vie humaine aujourd’hui et demain. Penser le problème de l’eau conduit en effet à mesurer l’état de la conscience que l’humanité a actuellement de sa destinée collective et la vigueur du sentiment de responsabilité que chaque citoyen et chaque pays ont de leur engagement. Ceci afin de remettre en cause le modèle actuel d’organisation de société mondiale en vue d’imaginer de nouvelles stratégies, à la fois locales et globales, de construction de l’avenir. De ce point de vue, nous ne pouvons pas dire que les progrès réalisés soient à la hauteur de l’ampleur du pro206 Pour une voie africaine de la non-violence blème posé. Certes, la conscience des questions liées à la crise écologique dans le monde actuel progresse petit à petit. C’est le cas si l’on considère les choses du point de vue des grandes conférences internationales et de la mobilisation humaine qu’elles ont rendues possibles à l’échelle de la société civile ou à l’échelle des déclarations des responsables politiques dans beaucoup de leurs discours. De même, l’émergence du mouvement altermondialiste face au mammouth de la mondialisation néolibérale ouvre un vaste horizon d’espérance en matière d’imagination pour un autre projet de société mondiale, de développement durable et de responsabilité écologique des citoyens et des peuples. Peut-on cependant dire que des réalisations significatives ont été engagées à toutes les échelles pour que l’humanité dans son ensemble, tout comme les différentes régions et les différents pays du monde, prenne une autre direction que celle de l’inconscience, de l’indifférence, de l’irresponsabilité et de la perversion du néolibéralisme actuellement mondialisé ? Vue d’Afrique noire, la situation n’est pas reluisante. Rien que dans le domaine des problèmes liés à l’eau tels que nous les abordons ici, on assiste à un véritable phénomène d’hypnotisation collective de nos peuples par le modèle néolibéral. Les privatisations s’enchaînent et se déploient sans réaction de la part des gouvernements ni révolte de vaste ampleur de la part des populations. Les politiques locales de production, d’assainissement et de distribution d’eau ne tiennent souvent compte ni des équilibres à établir entre les villes et les campagnes, ni des besoins réels de toutes les populations en matière d’accès à l’eau potable. Ni même de l’urgence d’inscrire le problème de l’eau dans une vision globale de la conscience écologique et du développement durable face à l’avenir. Tous les efforts que les gouvernements nationaux tentent de fournir pour briser et juguler la malédiction néolibérale en matière d’écologie et de développement durable sont neutralisés par la logique financière de rentabilité à court terme, au détriment des besoins profonds des générations présentes et futures. De même, la mobilisation de la société civile dans ces domaines n’accouche souvent que d’une souris devant les problèmes monumentaux de chaque pays africain. Le néolibéralisme tue ainsi 207 Pour une voie africaine de la non-violence le développement durable, le seul cadre à l’intérieur duquel le problème de l’eau devrait être pensé comme problème prioritaire pour chaque nation. La malédiction néolibérale qui pèse sur chaque pays d’Afrique intertropicale pèse aussi sur les projets lancés par des groupes de pays dans le cadre d’aménagement des grands bassins fluviaux. Souvent, les logiques du profit pour les grandes entreprises priment sur celles du développement durable, du respect des équilibres écologiques et d’engagement pour plus de justice dans l’accès des populations à l’eau potable, en vue d’une véritable politique de progrès social. Dans cette situation où les efforts locaux sont brisés dans leur élan par le contexte néolibéral et le modèle que celui-ci promeut, il est urgent de poser le problème de l’eau en rupture avec la rationalité néocapitaliste à l’échelle mondiale, en fonction d’une autre vision du destin collectif de l’humanité. L’exigence d’une éthique fondamentale Dans la situation actuelle de l’humanité et devant les défis auxquels le monde fait face dans tous les enjeux liés à l’eau, il n’est plus en effet possible que nous continuions de penser l’avenir dans le cadre des impératifs et des schèmes du néolibéralisme et de sa mondialisation actuelle. Il n’est pas possible non plus de laisser les choses telles qu’elles sont et de ne plus inscrire les dérives, les menaces et les préoccupations dont l’eau est l’enjeu dans un nouveau cadre de pensée et d’action. Un cadre où la question de l’eau puisse être considérée non pas comme une préoccupation économique, mais comme l’exigence d’une éthique fondamentale pour l’humanité. Une nouvelle sagesse est aujourd’hui nécessaire et nous devons la bâtir autour de nouveaux principes de vie clairement définis, avec de nouvelles stratégies d’engagement précis, au sein de nouvelles institutions à la fois locales et planétaires pour défendre un nouveau mode de vie et de responsabilité solidaire. Quand on est tant soit peu informé des cris d’alarme qui s’élèvent de la part des scientifiques conscients des dangers écologiques et des risques de calamités 208 Pour une voie africaine de la non-violence irrémédiables inhérents aux orientations actuelles de la civilisation industrielle qui est la nôtre dans le monde actuel, on ne peut pas ne pas être sensible à l’urgence de la nouvelle sagesse dont nous parlons ici. On ne peut pas non plus ne pas y être sensible quand on prend conscience de la décomposition éthique de nos sociétés gérées par des règles qui ne prennent sérieusement en compte ni les besoins vitaux de tous les humains dans leur destinée commune, ni les attentes fondamentales des populations les plus misérables et les plus démunies, ni même les responsabilités qui devraient être celles de toutes les nations actuelles face aux générations futures. Cette décomposition éthique est la manifestation d’une crise plus profonde encore : la crise du sens dans l’ordre mondial dominé par une civilisation occidentale en perte de profondeur humaine, obnubilée par sa volonté de puissance et d’hégémonie mondiale, aveuglée par son enrichissement dévoyé et de plus en plus insensible aux menaces que son mode de vie fait peser sur l’humanité. Nous aimerions reprendre ici un mot très juste du théologien Maurice Bellet : «Tout le monde suit l’Occident et l’Occident ne va nulle part.» Nous pouvons donc affirmer que face aux impératifs du développement durable et de la sauvegarde de la création une nouvelle sagesse et nécessaire. Elle devrait avant tout être une attitude vitale de lutte contre la triple crise dans laquelle la mondialisation néolibérale a plongé le monde : La crise de la raison d’abord. Quand une civilisation est incapable de changer les orientations fondamentales de son mode de vie alors que les meilleurs de ses scientifiques tirent la sonnette d’alarme au sujet des menaces écologiques et des dangers qui s’accumulent sur nos têtes, il y a manifestement crise dans l’usage de la raison. De ce point de vue, le monde actuel est devenu globalement un monde en pleine déraison. C’est grave. La crise de l’éthique ensuite. Elle est la conséquence même de notre déraison : de l’incapacité où se trouve l’actuel ordre mondial de casser les ressorts d’une vision du monde fondée sur les injustices flagrantes, les inégalités inacceptables, les fractures sociales insensées, les comportements inhumains d’irresponsabilité et d’égoïsme. Quand une civilisation en arrive à ce point à être insensible aux 209 Pour une voie africaine de la non-violence misères et aux tragédies qu’elle engendre, ce sont les bases éthiques mêmes de l’humain qui s’effondrent. Nous en sommes là et c’est grave. La crise du sens, enfin. Devant le problème de l’eau comme devant les problèmes de nos responsabilités face aux impératifs d’écologie et de développement durable, l’ordre néolibéral actuel devient de plus en plus un pur non-sens. Il conduit l’humanité tout droit dans le mur. Comme il ne se pose jamais la question de sa signification comme ordre social capable de rendre compte de ses choix et de ses options devant une instance qui le dépasse, il manque de sève spirituelle et de souffle de transcendance qui lui auraient permis de se remettre en cause. S’il plonge de plus en plus dans le non-sens comme c’est le cas aujourd’hui, c’est parce qu’il n’a plus de profondeur spirituelle. Ici aussi, c’est très grave. Pour cacher cette indigence spirituelle ainsi que la faillite éthique et la profondeur de la déraison qui le caractérisent, l’ordre néolibéral parle pour ne rien dire et s’agite sans agir dans le sens d’une véritable transformation de sa vision du monde. Il se paie de slogans fabriqués par des institutions internationales qu’il a mises sur pied : des slogans qui chantent plus qu’ils ne parlent et qui n’ont jamais, en Afrique surtout, sorti un seul pays de la crise dont souffrent les populations. A ces slogans s’ajoutent des plans et des projets que l’on propose d’année en année sans jamais se mettre à l’écoute des besoins réels des pays que l’on veut aider. La Banque Mondiale et beaucoup d’organisations multilatérales ou bilatérales sont ainsi devenues des machines à fabriquer des mots d’ordre illusoires, qui tournent dans le vide et ne font vivre que les fonctionnaires qui les fabriquent. L’Afrique, elle, n’en tire vraiment rien de bon, même si elle est fascinée par leur étincellement rhétorique et leurs irradiations verbeuses. Nous sommes ainsi en plein maraboutage politique dont parle l’économiste congolais Kankwenda Mbaya, en plein vodou economics, pour répondre une expression très juste que Georges H. Bush avait utilisée pour dénigrer le programme économique de son concurrent Ronald Reagan à l’investiture républicaine pour la Maison Blanche aux Etats-Unis. Le maraboutage politique et le vodou economics sont devenus une véritable sorcellerie néolibérale, selon le mot de Philippe Pignarre et Isabelle Stengers : il se nourrit du souffle vital des pauvres et du sang de ses victimes sur toute la surface 210 Pour une voie africaine de la non-violence de la terre. Une nouvelle sagesse Nous devons sortir d’un tel système par une nouvelle sagesse à l’intérieur de laquelle la raison retrouverait ses droits de cité, l’éthique sa pulsation fondamentale et la spiritualité son ressort de sens. C’est jusqu’à ce niveau qu’il faut élever la réflexion, si l’on veut saisir les enjeux réels d’un problème aussi vital que celui de l’eau dans le monde. La nouvelle sagesse dont nous avons besoin face à un tel problème devrait se fonder sur des principes fondamentaux à promouvoir partout. A savoir : - La destination universelle de tous les biens vitaux de l’humanité comme aurait dit Saint Thomas d’Aquin ; cela suppose que l’usage de l’eau, ou de tout autre produit essentiel, ne soit pas lié aux intérêts d’une entreprise, d’une nation ou d’un groupe de nations privilégiées, mais aux impératifs des intérêts vitaux de l’ensemble de l’humanité. On irait ainsi à l’encontre du principe néolibéral des intérêts et des profits privés, pour découvrir que l’humanité est une et que tous les êtres humains y ont droit à la vie. - La promotion du bonheur partagé en tant que base d’une économie solidaire à bâtir, dans un nouvel ordre mondial de progrès et de prospérité pour tous, sinon pour le plus grand nombre. Ce principe s’attaque à la per version néolibérale qui met l’économie au service d’une infime partie de l’humanité pendant que la majorité d’hommes, de femmes et d’enfants croupissent dans d’effroyables misères et dans la plus totale désespérance. Quand la sagesse africaine affirme «l’eau ne s’achète pas, elle se donne», c’est ce principe même du bonheur partagé qu’elle affirme. Il est significatif que dans des pays comme le Bénin et le Togo, le premier geste que l’on a à l’égard d’un visiteur, est de lui offrir de l’eau. Avec cette eau, c’est la vie même que l’on partage ainsi que la logi211 Pour une voie africaine de la non-violence que de la gratuité, c’est-à-dire le bonheur que l’on éprouve à donner et à se donner plutôt qu’à vendre et à se vendre. - Le souci de la responsabilité qui s’impose à toutes les nations et à tous les peuples pour qu’ils ne ruinent pas leur vie en voulant tout soumettre à la logique de la puissance, de la domination et du gain. La question que pose l’Evangile a ici toute sa pertinence : «Que sert-il à l’Homme de gagner l’univers s’il ruine sa propre vie ?» Aujourd’hui, l’ordre néolibéral n’est rien d’autre que l’ordre qui veut gagner l’univers en ruinant notre vie à tous et à toutes. C’est un ordre anthropophage, un système cannibale. - La libération des espaces de rêves et d’utopies pour un autre monde possible, loin du néolibéralisme qui veut tout acheter et tout vendre : l’eau, l’air, le bonheur, la dignité et même le souffle et l’âme. Avec ce principe, on fait appel au développement des ressources de spiritualité et de sens, qui sont notre seule chance d’échapper à l’emprise totalitaire du néocapitalisme. Sans ce recours à ces ressources de l’esprit, nos peuples perdront l’espérance d’un mode de vie respectueux de ce qu’il y a de plus fondamental en eux et qu’ils ne doivent perdre d’aucune façon : leur humanité. Des engagements concrets Tous ces principes exigent des engagements concrets pour de nouvelles manières d’être et de vivre, pour de nouvelles modalités d’organisation sociale à l’échelle locale de la vie des populations et des nations comme à l’échelle de toute la planète, pour une nouvelle mondialisation. Ces engagements devront être avant tout pris à l’échelle locale : là où les citoyens peuvent se mettre ensemble pour trouver eux-mêmes des solutions aux problèmes d’approvisionnement en eau, comme ce fut le cas à l’Ouest du Cameroun où, grâce à l’esprit communautaire et à l’engagement du Cercle International pour la Promotion de la Création (CIPCRE) sur le terrain, l’eau des montagnes a pu être conduite vers les champs avec des systèmes traditionnels d’irrigation. L’imagination ici a permis 212 Pour une voie africaine de la non-violence de sortir du système marchand mondial et de ses contraintes financières trop lourdes pour le monde villageois. De même, dans des pays comme le Burkina, le Sénégal ou le Mali, la solidarité des communautés paysannes et la force des groupements des villages ont rendu possibles des opérations comme celles des puits communautaires pour l’approvisionnement domestique en eau potable et l’organisation des travaux de champs dans des conditions plus ou moins supportables. Mais ces efforts locaux n’ont aucune chance d’aboutir à des résultats féconds et durables si le cadre mondial dans lequel nous vivons n’est pas restructuré de fond en comble. Nous devons aujourd’hui imaginer et organiser ce nouveau cadre mondial. C’est là le vrai défi du problème de l’eau pour notre pays. 2. La malédiction du sous-sol : critique de la raison pétrolifère Les géostratèges mondialistes sont formels : l’avenir appartient aux nations qui auront la maîtrise sur les gisements pétroliers et sur les réseaux de commercialisation de l’or noir dans le monde. Les nations qui, ayant pris conscience de l’importance du pétrole dans la construction de leur puissance pour la domination de l’ordre mondial, se seront dotées de tous les moyens de sécurité énergétique pour ne dépendre ni des fluctuations de prix, ni des menaces de rareté, ni des humeurs des pays producteurs. Pour les gouvernements qui se considèrent comme les maîtres du monde, le pétrole ne constitue pas un simple produit commercial parmi d’autres, mais un enjeu global de puissance. Il est au cœur d’une rationalité d’ensemble qui décide de la paix et de la guerre, de la richesse et de la pauvreté, du développement et du sous-développement des peuples. Les politiques économiques comme les stratégies des gouvernements dans la division mondiale du travail dépendent aujourd’hui de cette rationalité globale dont l’or noir est le levier. On peut légitimement parler aujourd’hui d’une raison pétrolifère qui fonctionne comme 213 Pour une voie africaine de la non-violence un principe de structuration d’un ordre socio-politique et économico-militaire mondialisé. Nous voudrions ici analyser les dimensions de cette raison et en faire une critique susceptible de nous faire prendre conscience des menaces auxquelles elle nous expose et des défis auxquels elle nous confronte dans l’ordre mondial actuel. Les sources d’une raison en folie La raison pétrolifère dont nous parlons a surgi dans l’histoire des peuples à la suite de la crise énergétique des années 1970, quand les pays producteurs de l’or noir ont décidé de s’organiser pour se donner un poids politique mondial conforme à ce que le pétrole représente dans la vie des nations. A cette volonté de l’OPEP s’est vigoureusement opposée la contre-volonté des grandes puissances, des nations les plus consommatrices d’énergie aujourd’hui. Celles-ci ont compris qu’une fois que le pétrole devient un enjeu de puissance, leur hégémonie sur le monde risquait d’être remise en cause par le surgissement de nouveaux acteurs sur la scène internationale. Une riposte était nécessaire, non seulement sous la forme d’une renégociation avec les producteurs, mais sous celle de leur mise au pas dans une reconfiguration de l’ordre international. Ils ont compris aussi que leur dépendance énergétique constituait une fragilité qui exigeait une nouvelle politique énergétique globale : celle de la diversification des sources d’énergie à partir de la recherche scientifique utilisée aussi comme moyen de puissance. C’est dans la confrontation entre la logique de l’OPEP et la logique des grands pays consommateurs d’énergie que la raison pétrolifère a pris corps dans ses caractéristiques essentielles. Elle s’est affirmée comme : - - une raison politique de puissance dans les rapports de force internationaux ; une raison économique d’inégalité foncière où les producteurs de pétrole et les grandes nations consommatrices d’énergie n’ont pas le souci du destin du reste du monde ; une raison stratégique de domination des puis214 Pour une voie africaine de la non-violence - sants sur les autres, grâce à la force militaire qui pèserait sur les producteurs de pétrole comme une épée de Damoclès ; une raison géostratégique de réorganisation de la planète en fonction des intérêts des grandes puissances. Dans les années 1970-1980, la raison globale ainsi définie était adoucie dans ses effets dramatiques sur les peuples par la compétition Est-Ouest. Celle-ci laissait aux nations pauvres une certaine marge de manœuvre dans la politique énergétique internationale. Avec l’effondrement du mur de Berlin et l’anéantissement du système communiste, un nouvel ordre de structuration du monde a surgi : l’ordre de la globalisation. La raison pétrolifère y a trouvé un espace de radicalisation. La radicalisation d’une raison déraillante Une lecture géostratégique de la politique énergétique des nations montrerait sans peine aujourd’hui à quel point la globalisation est conduite et dominée par le G8, avec les Etats-Unis en tête dans leur besoin de maîtrise des sources d’énergie. Personne n’ignore l’arrière-fond de la guerre de l’Irak comme guerre du pétrole, comme guerre pour le pétrole en tant que moyen de puissance. De même, personne n’ignore comment un projet géostratégique comme celui du grand Moyen-Orient relève de la volonté d’empêcher l’émergence d’une nouvelle puissance qui ferait concurrence à la domination américaine grâce à l’accès aux ressources énergétiques de la planète. Personne n’ignore non plus comment les nations africaines qui produisent du pétrole sont l’objet d’un intérêt persistant de la part des maîtres du monde, à travers des compagnies pétrolières qui ne laisseront jamais l’or noir servir de base de développement à nos nations. Il est curieux que des pays comme le Nigeria et l’Angola, grands producteurs de pétrole, ne soient pas à même de libérer une réelle dynamique de prospérité et de progrès grâce à leur richesse. Le Gabon n’a jamais pu quitter la zone du sous-développement grâce à son or noir. Soumis à la logique néo-coloniale de la compagnie française Elf, il vit 215 Pour une voie africaine de la non-violence comme si son pétrole n’avait aucun impact sur le développement de ses populations. L’argent du pétrole camerounais, nul ne sait vraiment à quoi il sert, tellement son utilisation relève des arcanes du système mondial actuel où, comme dirait Jean Ziegler, les maîtres du monde, vampires insatiables, se servent de leurs mercenaires locaux pour maintenir les populations dans une pauvreté chronique. Ainsi, pour la maîtrise des gisements pétroliers, l’or noir est devenu un enjeu de guerre et sa logique s’est affirmée comme une logique de destruction, sous la houlette d’un gouvernement irresponsable et belliqueux : l’actuel gouvernement américain dirigé par George W. Bush. Elle est devenue une arme géostratégique qui donne aux grandes compagnies pétrolières des nations riches l’opportunité d’anéantir dans leur rouleau compresseur toutes les dynamiques de liberté, de prospérité, de progrès et de bonheur de la part des pays qu’elles appauvrissent selon la logique d’un système mondial injuste et inégalitaire dans son essence même et dans ses principes de fonctionnement. Grâce à la manière dont le gouvernement américain a conduit sa guerre d’Irak et à la façon dont les compagnies comme Shell ou Elf ont conduit leurs activités en Afrique, on sait maintenant ce qu’est réellement la raison pétrolifère : - une permanente course au mensonge pour masquer les inhumanités les plus barbares ; une machine de manipulation pour la domination des opinions publiques qui sont de moins en moins dupes ; - un instrument de terreur entre les mains des compagnies et des gouvernements « voyous », qui disposent de moyens financiers et militaires colossaux pour écraser des ennemis qu’ils désignent eux-mêmes et faire taire les adversaires à leur politique dévoyée ; - un non-sens, une fuite vers le néant dans un ordre mondial qui se nourrit tous les jours du non-sens et de la fuite vers le néant. Détruire la raison dévoyée Quand un principe de structuration des rapports internationaux se dévoie à ce point, toutes les forces de 216 Pour une voie africaine de la non-violence pensée, de réflexion, de spiritualité, d’imagination et de créativité sont appelées à en saper les fondements et à en éradiquer l’esprit. C’est le défi auquel les altermondialistes ont à faire face, à travers des projets de contestation de la politique énergétique du monde actuel et une ferme volonté de détruire la raison pétrolifère dans son essence et dans ses manifestations. Par quelles voies conviendra-t-il de passer pour réussir dans cette bataille ? - - - par la résistance citoyenne et la riposte des peuples comme les organisent déjà les mouvements altermondialistes ; par de nouveaux mouvements de pensée, de spiritualité et d’imagination créatrice, qui proposent des idées alternatives et les sèment dans les consciences et dans les esprits ; par les nouvelles politiques régionales des nations dans le cadre de regroupements qui se fondent sur les valeurs d’une mondialisation de la solidarité et refusent de se soumettre au diktat des maîtres du monde. Vœux pieux, tout cela ? Non : plutôt ardent défi. Et seule alternative possible face à l’avenir. La seule alternative qui soit à la hauteur des quêtes et des espérances des communautés de foi dans leurs engagements pour transformer le monde selon les valeurs éthiques et spirituelles que nous ont léguées les grands prophètes de l’humanité et les grands visionnaires parmi nos peuples. 3. La conquête de l’espace, une chance ou une malédiction : critique de l’instrumentalisation de la science par la raison dévoyée La conquête de l’espace libère aujourd’hui d’immenses rêves pour les humains. C’est l’une des sphères où le génie de l’humanité ouvre la voie à des découvertes qui changeront profondément l’avenir de nos sociétés. La science y manifeste ce qu’elle peut de plus fascinant dans la découverte des mystères de l’univers et dans les possibilités d’amélioration de la condition humaine. Cependant, l’espace est aujourd’hui soumis à la 217 Pour une voie africaine de la non-violence quête de puissance par les nations qui veulent le dominer, au détriment d’énormes possibilités de sens inhérentes à sa dynamique. Il est devenu un lieu de guerre entre sens et puissance. Les tenants de la puissance s’inscrivent dans une rationalité de la recherche militaire et de la domination du monde que cette recherche rend possible. Ils se voient maintenant maîtres du ciel à partir duquel ils contrôlent n’importe quel lieu de la terre. De cette position de surplomb, ils contrôlent tout et dominent tout, sans qu’aucune autre puissance ne soit en mesure de leur contester le pouvoir et l’hégémonie. Le ciel qui était le symbole de la puissance de Dieu s’est transformé à leurs yeux en glorification de leur propre puissance. De là, ils peuvent déclencher la guerre des étoiles et mettre au pas tout pays qui veut leur résister. Leur stratégie, même pour des guerres classiques, est de se servir de l’espace comme sphère de leur force de frappe, lieu d’où ils observent par satellites les positions de leurs ennemis et déclenchent le déluge des bombes pour les anéantir. Le ciel, au lieu d’être symbole de vie et d’espérance, devient, par la force des satellites, des missiles et des bombes, le symbole de l’enfer et du désespoir absolu. Ainsi se comporte la raison guerrière quand elle s’empare de l’espace et de la conquête du ciel. Déjà, au temps de la guerre froide, cette dimension a été décisive pour convaincre les gouvernements de l’Union Soviétique et des Etats-Unis de se lancer dans la domination des technologies de l’espace et de mobiliser tous les fonds nécessaires pour ne pas perdre l’enjeu de la possession du « ciel ». L’espace fut dès le départ un enjeu de puissance et de domination du monde au sens militaire du terme. Pour le malheur de l’humanité. Face à cette logique de la puissance s’est vite libérée une autre logique : la logique du sens. John F. Kennedy a incarné un temps cette logique quand, en une lumineuse révélation, il a désigné l’espace comme la nouvelle frontière de l’ambition humaine : un défi pour la science, un vaste rêve pour l’humanité. Il indiquait par là la voie d’une vision où le ciel devait être, pour l’imaginaire des peuples, la source d’un nouveau bonheur. Après la guerre froide, la Russie actuelle et l’Amérique semblent avoir ressaisi le sens de cette dynamique quand, dans leur programme commun de coopération autour de la station spatiale internationale, 218 Pour une voie africaine de la non-violence haut lieu de la science de l’espace, elles cherchent à développer des projets plus liés à l’ambition du savoir scientifique pour l’amélioration de la condition humaine qu’à celle de la puissance militaire et de la domination des peuples par d’autres peuples. La route de la solidarité pour la conquête de l’espace devient ainsi la route de la solidarité humaine tout court, avec ce que cela comporte comme potentiel et possibilité d’une révolution fraternelle dans la quête du bonheur commun de l’humanité. Deux logiques : l’une pour la puissance ; l’autre pour le sens. Tout le problème, c’est de faire que la puissance soit non pas la puissance militaire des quelques pays capables de dominer l’espace, mais la puissance de toute l’humanité pour faire de l’espace le ciel de notre nouveau bonheur. Une telle logique ne peut être qu’au service de la logique du sens : celle par laquelle l’humanité devra redécouvrir les liens profonds qui font d’elle une seule et unique humanité, qui ne peut pas sacrifier son avenir aux logiques de puissance destructrice. Si l’humanité comprend cela, l’espace sera la route des nouveaux cieux et de la nouvelle terre au sens spirituel du terme. La route de la transformation de nos mentalités belliqueuses, de nos rationalités guerrières, de nos violences chroniques et de nos instincts de mort nichés au plus profond de nos ambitions. Un nouvel imaginaire pourrait naître pour tous les peuples et une nouvelle civilisation émerger de la conquête de l’espace. Sommes-nous prêts pour bâtir cette révolution de l’imaginaire et cette civilisation du bonheur solidaire ? Voilà la question éthique et spirituelle que pose la conquête de l’espace à notre monde actuel. C’est un enjeu fondamental pour la non-violence et la paix mondiale. Conclusion L’eau, le pétrole et l’espace. Les réflexions que nous avons développées autour de ces enjeux visaient à remettre en cause la logique de la violence qui structure les relations entre les personnes et entre les nations aujourd’hui. Nous pensons qu’au lieu d’enfermer l’humanité dans des rationalités guerrières pour la maîtrise de l’approvisionnement en eau, l’appropriation des sources de production du pétrole ou la domination de l’espace pour des buts d’hégé219 Pour une voie africaine de la non-violence monie militaire, le temps est venu de construire autour de ces enjeux une véritable civilisation de la coopération mondiale et de l’engagement pour le bonheur partagé : la civilisation de la paix entre les peuples. NOTES 58 Ignacio Ramonet, Géopolotique du Chaos, Paris, Galilée, 1992. Ce texte que nous reprenons ici a été publié dans la revue Foi et développement (Paris), n° 335, juillet-août 2005, Centre International Lebret-IRFED, 48 Rue de la Glacière, 750 13, Paris-France. 60 Nous reprendrons ici un article publié dans la revue Ecovox, n°31,Mai-Août 2004. 61 Sur tous ces problèmes, on lira avec intérêt le numéro 24 du magazine Ecovox (mars 2001) consacré au thème «L’eau, notre planète et nous». Ecovox est publié par le Cercle International pour la Promotion de la Création (CIPCRE) à Bafoussam (Cameroun). On lira aussi avec intérêt le numéro 372 de la revue Economie et humanisme (mars 2005). 59 220 Pour une voie africaine de la non-violence 10 LES EGLISES DANS LA DYNAMIQUE DU DEVELOPPEMENT Qu’ont-elles fait et que peuvent-elles faire encore ? Par Jean-Blaise Kenmogne et Kä Mana Si nous posons un regard d’ensemble sur le problème du développement et les réalités qu’il couvre depuis bientôt cinq décennies, le sentiment qui s’impose concernant l’action des églises dans ce domaine est celui d’un immense fossé entre les théories élaborées et les pratiques sociales qu’elles ont induites. C’est le sentiment d’échec des stratégies engagées par les communautés chrétiennes pour répondre aux quêtes et aux attentes que le mot même de développement a libérées dans l’imaginaire des peuples, avec toutes les ambiguïtés, tous les malentendus et toutes les illusions qu’il couvait. Tout s’est passé comme si, dans la danse des visions multiples du développement et dans les débats qui ont agité les esprits sur ce sujet à l’échelle internationale, l’Eglise avait pris des positions dont elle n’a pas tiré des pratiques pastorales de transformation sociale conséquentes62. Cela est d’autant plus vrai qu’il est difficile de voir clairement aujourd’hui à quel développement les communautés chrétiennes se sont consacrées dans les relations Nord-Sud et à quels résultats elles ont abouti, eu égard aux ambitions que les réflexions à partir de l’Evangile permettaient de libérer dans le monde. Pour démêler l’écheveau des questions relatives à cette situation, il est utile d’interroger d’abord la position des églises dans les théories du développement avant de considérer ensuite les résultats de la pastorale du développement dans le contexte de l’ordre mondial actuel. 221 Pour une voie africaine de la non-violence 1. L’Eglise dans les théories du développement Quand, à l’aube des années 1960, le problème du développement est posé dans le cadre des relations entre pays riches et pays pauvres, il consiste essentiellement en une question des possibilités pour les pays pauvres de rattraper leur retard économique par rapport aux pays riches. Ceux-ci représentent le modèle et le stade suprême du développement. Leur mode d’être, leur organisation sociale, leurs arts de vivre et leur type d’esprit représentait ce à quoi les autres pays sous-développés devaient aspirer. On distinguait clairement les étapes que les pays sous-développés étaient obligés de traverser pour arriver au niveau des pays développés63. Le monde était ainsi divisé entre ceux qui avaient déjà atteint le sommet du développement et ceux qui devaient forcément les rejoindre, selon des lois économiques inéluctables. En quoi consistait le développement à cette époque ? En la généralisation du mode vie des sociétés industrielles d’Occident sur toute la planète, grâce à l’insertion des pays pauvres dans le capitalisme avec sa philosophie du profit, sa course à la croissance, sa civilisation du béton, son adoration de la consommation et ses richesses ostentatoires. Se développer signifiait copier purement et simplement ce que l’Occident était et ce qu’il proposait : une industrialisation à outrance, une soumission aux politiques d’investissement dans l’économie du marché, une libération des rêves d’enrichissement par l’accumulation des produits de consommation et la conformation à la civilisation de l’Argent-Roi. A ce modèle du capitalisme s’opposait celui du communisme, dont l’idée du développement n’était pas très différente du capitalisme quant aux finalités, mais sur les méthodes. Le communisme proposait une voie fondée sur l’appropriation collective des moyens de production et la planification étatique des projets de développement alors que le capitalisme misait sur la propriété privée et la liberté des individus dans leurs intérêts. Cette étape du développement comme rattrapage des sociétés riches par les pays pauvres n’a pas résisté à l’épreuve des réalités. A l’analyse des relations entre les 222 Pour une voie africaine de la non-violence pays riches et les pays pauvres, on s’est rendu compte que le rattrapage était une illusion car, dans le modèle qui structurait le monde, c’étaient les pays riches qui, en fait, appauvrissaient les pays pauvres. Le tiers-monde, que l’on situait entre le modèle capitaliste et le modèle communiste, souffrait de la pauvreté et de la misère chronique non parce qu’il était en retard par rapport aux pays riches, mais parce qu’il était dominé et écrasé par ceux-ci. Le développement sécrétait en fait le sous-développement comme le foie secrète la bile. Loin d’être une étape préliminaire au développement, le sous-développement en était, en fait, la conséquence64. Son enjeu réel était la libération des pays pauvres par rapport à l’emprise du modèle capitaliste et de sa domination du monde. C’est l’Amérique Latine qui a mis l’accent le plus appuyé sur cette dimension de la question. Elle a refusé le développementisme comme course derrière le modèle occidental qui était la cause réelle du sous-développement. En lieu et place d’un tel développementisme, elle a voulu penser et vivre le développement comme réorganisation libératrice des énergies des populations appelées à se prendre elles-mêmes en charge à partir de leurs besoins réels. Se libérer signifiait alors sortir du moule d’aliénation et d’extraversion des besoins pour pouvoir s’organiser en sociétés responsables d’elles-mêmes. Le développement cessait d’être un problème spécifiquement économique pour devenir un problème politique, avec ce que cela comporte des rapports de force à l’échelle internationale. Les années 1970-1980 furent dominées par les débats sur les implications pratiques de cette dimension politique du développement. Le tiers-monde était pris dans les tenailles du conflit EstOuest que les enjeux politiques du développement comportaient. Il était, en fait, écartelé entre le capitalisme et le communisme et vivait ainsi paralysé par la guerre idéologique qui opposait les deux blocs. Avec la destruction du mur de Berlin et l’effondrement du communisme, les années 1990 et l’entrée dans le XXIe siècle furent dominées par la victoire absolue du capitalisme et sa transformation en néolibéralisme dans un contexte nouveau : celui de la mondialisation. Avec cette nouvelle réalité, la question du développement s’est transformée de fond en comble. Dans la mesure où elle vise l’intégration de toutes les politiques économiques des nations dans un seul sys223 Pour une voie africaine de la non-violence tème néolibéral sous la houlette des institutions financières internationales, la dynamique de la globalisation a cassé les ressorts de la politique comme lieu d’engagement des nations pour leur propre développement. Celles-ci sont obligées de se soumettre désormais à un ordre mondial dont les impératifs économiques et idéologiques obéissent aux intérêts de grandes entreprises globalisées devenues désormais les Maîtres du monde, selon le mot de Jean Ziegler. Le système mondial est devenu ainsi un goulot d’étranglement65 où les nations pauvres n’ont ni la possibilité de rattraper les pays riches ni la capacité de se déconnecter du système mondial tel qu’il est. Dans ce contexte, le seul choix qui s’offre est d’appliquer les politiques conçues par les Maîtres du monde66 . Or ces politiques ne sont pas pensées ni élaborées pour les intérêts des pays sous-développés, ou les pays en développement, pour reprendre le vocabulaire en cours, mais pour l’enrichissement des pays riches. La vraie bataille pour les pays pauvres, c’est de travailler pour maîtriser la logique néolibérale en vue de sortir de la nasse de la pauvreté et d’entrer dans la classe des pays émergents, ceux qui s’intègrent par leur dynamisme économique dans le commerce mondial et les flux économiques de la globalisation. Au cœur de la compétition ainsi ouverte, les inégalités, les précarités et les fragilités des pays pauvres sont telles qu’il n’est même plus possible de donner au mot développement un contenu qui soit tant soit peu acceptable. Le système mondial est devenu si inhumain que certains penseurs proposent même que l’on utilise plus le terme de développement parce qu’il ne correspond plus à rien de ce que le système mondial peut offrir comme rêve aux pays qui souffrent de son emprise. Ce qu’il faut, ce n’est pas le développement déjà complètement dévoyé et pourri par les pays riches, mais une politique de l’humanité67. On en est là, dans les théories du développement. Nous vivons leur invalidation comme champ d’espérance réelle et réaliste. Comment l’Eglise s’est-elle située dans ces débats ? Comment a-t-elle pensé le développement et à quels résultats a-t-elle abouti ? Il y a lieu de dire avant tout qu’une forte mouvance des communautés chrétiennes à tendance spiritualiste a refusé la problématique du développement comme 224 Pour une voie africaine de la non-violence tâche pour les églises. Faisant de la seule annonce de l’Evangile et de la proclamation de Jésus-Christ le centre de son message, elle a orienté son action vers le salut dans l’au-delà, en refusant de faire des enjeux sociopolitiques une interpellation pour la foi chrétienne. Comme dirait le théologien Gabriel Vahanian, au lieu de vouloir changer le monde, elle a préféré clairement changer de monde68 . Son ambition visait à aller au ciel comme si la terre n’existait pas, selon le mot de Mgr Ndongmo. En fait, elle a cherché, surtout dans les pays africains, où son discours a eu une large audience, à placer l’exubérance rituelle et l’exaltation d’un moralisme individualiste au dessus de l’éthique sociale et de ses exigences de transformation sociale. Face à cette mouvance, un christianisme de réflexion sur le développement s’est affirmé avec vigueur et fermeté dans la pensée chrétienne. Trois étapes peuvent être ici dégagées. La première est celle de la publication de la célèbre encyclique du pape Paul VI : Populorum Progressio. Dans la ligne de la doctrine sociale de l’Eglise et sur la base d’un important travail théorique abattu par les équipes du Père Lebret sur le développement69, le pape avait orienté les réflexions dans les sens de la promotion intégrale de la personne humaine et des sociétés. En fait, il avait intégré l’éthique et la spiritualité dans les recherches sur le développement de l’homme et des peuples. Dans un monde où l’on avait tendance à ne penser les réalités qu’en termes de croissance économique, la pensée de l’Eglise conduisait à considérer le développement en termes de développement humain, avec ce que cela comportait de paramètres de bonheur individuel et social. Dans cette perspective, on peut considérer que l’apport des communautés chrétiennes dans les débats a été d’humaniser le développement en le pensant comme la promotion intégrale de l’Homme, de tout l’Homme et de tous les hommes. Le Père Vincent Cosmao a condensé toute cette vision du développement dans un ouvrage remarquable : changer le monde, une tâche pour l’Eglise (Paris, Cerf, 1979). Ce livre a éclairé la deuxième étape de la vision du développement dans les communautés chrétiennes : l’étape de l’engagement des églises dans le processus de la promotion humaine comme ce fut le cas en Amérique Latine et en Afrique. Il faut invoquer ici toute la théologie de la 225 Pour une voie africaine de la non-violence libération qui a placé la dynamique libératrice de la foi au cœur du travail d’un développement conçu et vécu comme transformation des rapports sociaux de domination. La visée et l’ambition libérées par les communautés chrétiennes d’Amérique Latine et d’Afrique a montré en quoi le développement humain ne pouvait être qu’un développement solidaire, non soumis aux principes et paramètres d’un capitalisme qui détruit l’humain et anéantit les solidarités entre les peuples. Dans cette perspective du développement humain et solidaire, la pensée ecclésiale latino-américaine et africaine a mis en lumière une autre dimension du développement : sa dimension endogène. Comme il est essentiellement libération, le développement ne peut pas, dans sa concrétisation, être octroyé de l’extérieur : il se sécrète du dedans, il prend son essor de l’intérieur et à l’intérieur70 des forces créatrices des communautés. Plus encore que par ses dimensions humaine, solidaire et endogène, le développement a été pensé dans la mouvance ecclésiale comme un développement durable, c’est-à-dire sensible à la sauvegarde de la création, des systèmes naturels et des intérêts des générations futures71 . Une vision holistique de la promotion humaine a pu ainsi s’affirmer et s’épanouir dans la vision du développement. Le troisième moment de l’intervention des églises dans les débats sur le développement est celui de l’engagement des communautés chrétiennes dans le mouvement altermondialiste actuel. Dans beaucoup de pays du monde, les églises ont pris gain et cause pour les logiques de contestation de l’ordre néolibéral et de sa globalisation sauvage. Elles ont fait de ces logiques non seulement des logiques de contestation, mais des logiques de résistance, de révolte et de résilience72, avec beaucoup d’associations de la société civile qui militent pour une mondialisation solidaire. De ce point de vue, on peut affirmer que les communautés chrétiennes ont donné aux ambitions du développement une dimension globale, mondiale au sens positif du terme. Le développement est devenu, dans leur mouvance qui est celle de la société civile, une dynamique globale d’altermondialisation, c’est-à-dire de l’invention d’une nouvelle société mondiale, juste, solidaire, responsable et libérée de la malédiction néolibérale qui pèse sur le développement des peuples aujourd’hui73. 226 Pour une voie africaine de la non-violence 2. L’Eglise et les pratiques du développement Si dans les théories du développement, l’Eglise a une place importante par sa capacité à éclairer les esprits sur la base des valeurs éthiques et spirituelles, il n’en est pas de même dans le domaine des pratiques et des stratégies de la promotion humaine. A ce niveau, rien de décisif n’a été réellement fait pour répondre aux enjeux de fond que la pensée de l’Eglise a dévoilés. Le déficit des communautés chrétiennes se situe à un double niveau : d’abord celui de l’imagination créative, ensuite celui de la pastorale de terrain et de la pédagogie du développement fondée sur l’Evangile et la cohérence entre foi et action.. Déficit d’imagination créative En matière des stratégies de développement, on sait que l’ordre mondial a fait fonctionner trois mécanismes pour soutenir les pays en voie de développement : l’aide, l’endettement et le commerce. L’aide a servi à donner aux pays pauvres les moyens de se doter d’infrastructures pour l’industrialisation et la modernisation de l’espace de vie grâce aux grands travaux d’aménagement (routes, barrages, complexes agricoles, etc). Cela s’est fait sans que l’on se pose la question de la fécondité et de l’efficacité du cadre à l’intérieur duquel cette aide atterrissait. Cela s’est fait également sans que l’on se demande si les mentalités locales correspondaient aux attentes et si les règles globales du jeu international rendaient possible une utilisation efficace de l’aide au service de ce que les donateurs entendent par développement74 . Les résultats de ces négligences ont été catastrophiques : aucun pays n’a pu vraiment amorcer un processus réel de développement grâce à l’aide qu’il a reçue. En Afrique particulièrement, l’aide a abouti dans plusieurs pays à des éléphants blancs, à une gestion chaotique des économies nationales, à la corruption, aux détournements de fonds et à une mentalité d’éternels assistés. A l’intérieur même des mécanismes d’octroi et de fonctionnement des fonds d’assistance aux pays pauvres, les choses sont souvent telles qu’on ne sait pas vraiment qui aide qui75 ,qui tire vraiment les bénéfices des sommes engagées ni qui est le vrai maître du jeu. 227 Pour une voie africaine de la non-violence L’échec de l’aide bilatérale ou multilatérale est aussi l’échec de la voie du développement par endettement. Dans les années 1970, l’Afrique s’était massivement endettée. Elle ne s’est pas développée pour autant. L’endettement l’a plutôt plongée dans une crise chronique où la misère, le dénuement et la pauvreté sont tels qu’ils condamnent beaucoup de pays à quémander indéfiniment des annulations de dettes, des rééchelonnements de leurs remboursements et des réendettements « salutaires », dans un cercle infernal où l’on s’endette pour rembourser et où on rembourse pour s’endetter. En vérité, même dans les simples termes de la logique économique et de ses paramètres, il n’est pas possible de penser un développement qui serait fondé sur l’extraversion des besoins et leur satisfaction par l’endettement. Prendre une telle voie est une pure aberration. L’Afrique l’expérimente aujourd’hui dans la tragédie de son sous-développement sans issue. Face aux impasses de l’endettement, les Américains ont cherché à faire du commerce la clé du développement. Peine perdue. Dans le contexte mondial où le commerce obéit aux réglementations néolibérales au profit des puissants, ce ne sont pas les matières premières dont l’Afrique dispose qui développeront son économie. Soumise à la détérioration des termes de l’échange et à la logique des politiques commerciales des pays riches, l’Afrique n’a pas le poids commercial qu’il faut pour espérer se développer par la voie du « Trade, not aid » propre aux Américains. Qu’a fait l’Eglise face à ce triple blocage de l’aide de l’endettement et du commerce en matière de développement ? Au lieu de se fonder sur le message biblique pour y découvrir les principes d’une pratique d’économie solidaire et d’une vision du bonheur collectif qui constituerait un projet d’altermondialisation globale face au sousdéveloppement, elle s’est soit enfermée dans des théologies spiritualistes pour changer de monde au lieu de changer le monde soit contentée de colmater les brèches dans le contexte des misères incommensurables, en Afrique particulièrement. La Bible n’a pas donc été incarnée dans des pratiques et des techniques ecclésiales de transformation du monde comme ordre global injuste et destructeur de l’humain. Elle n’a pas encore donné lieu à des engagements décisifs à partir desquels des actes d’engagements sociaux à large échelle peuvent être pris. 228 Pour une voie africaine de la non-violence Déficit d’action pastorale En fait, toute l’action des églises a souvent consisté ou à tourner le peuple vers la pastorale priante ou à faire du micro développement, avec des projets relevant de l’action sociale, que l’on désigne globalement par le terme d’œuvres de l’Eglise : les hôpitaux, les écoles, les centres sociaux et les activités agro-pastorales. Même si ces activités ont une signification importante pour soulager les misères, elles n’ont pas encore, à ce jour, constitué une véritable dynamique de développement à grande échelle. Leur réussite même dénote l’incapacité des communautés chrétiennes à affronter les grands enjeux de la promotion humaine à l’échelle internationale. C’est-à-dire les questions actuelles par rapport auxquelles l’Eglise semble en retrait du point de vue de son action, même elle y consacre beaucoup de discours et de réflexions. Si elles en restent à ce niveau de la pastorale priante ou des micro actions, les églises risquent d’être en dessous de ce que leur propre vision du développement présuppose et engage dans la situation actuelle du monde. Le vrai problème est de passer du rituel spiritualiste et des micro actions à une échelle plus vaste, celle de l’ambition dont parlait déjà le Père Vincent Cosmao comme d’une tâche inhérente à la mission de l’Eglise : changer le monde. Cela exige que la pastorale du développement devienne une pédagogie du développement fondée sur la manière dont Jésus déployait son action comme volonté de mettre les gens debout, ensemble et au travail76, dans la perspective d’une mission de construction des solidarités humaines responsables et créatives, comme on le voit avec l’action missionnaire des apôtres et des premières communautés chrétiennes. Cette mission consiste à s’engager dans une évangélisation globale, qui s’accomplisse à travers de nouveaux lieux d’espoir, de nouvelles dynamiques ecclésiales capables de rassemblent les chrétiens et les chrétiennes dans une nouvelle volonté de bâtir concrètement le développement. Un développement qui soit humain, durable, endogène et solidaire, comme c’est aujourd’hui le rêve de tous ceux et toutes celles qui croient qu’un autre monde est possible. Dans cette mesure, l’altermondialisation est le nouveau nom du développement, l’enjeu pour lequel les communautés chrétiennes devraient libérer toutes leurs énergies créatives. 229 Pour une voie africaine de la non-violence C’est cette vision que nous nous sommes donnés comme perspective dans le travail que nous réalisons sur le terrain au CIPCRE, en promouvant une vision holistique de la promotion humaine où nous mettons en corrélation et en interaction, comme pôles constitutifs du développement, les éléments du schéma suivant : Cadre de vie Foi formation Information Société A travers ce schéma, nous voulons montrer que le développement pour lequel les Eglises sont appelées à mobiliser leurs forces est un développement qui devrait unir toutes les actions de pastorale du développement à l’ambition d’un débat qui engage les communautés chrétiennes dans une mobilisation pour une altermondialisation concrète, où notre foi en Jésus-Christ forge des mentalités sociales par la formation humaine fondée sur l’Evangile, en vue de changer la société et le cadre de vie grâce aux valeurs éthiques et spirituelles, au sein des projets concrets de promotion humaine. Au CIPCRE, nous avons choisi l’écologie, les droits humains et l’éducation sociale comme notre champ de contribution au développement. Nous comptons aussi mobiliser les autres organisations chrétiennes pour rompre avec la logique du développement à petite échelle et affronter les enjeux mondiaux de la promotion humaine. Nous savons que cela exige la constitution de grands réseaux mondiaux des communautés chrétiennes décidées de bâtir un nouveau développement, celui dont le pape Paul VI avait compris qu’il était le nouveau nom de la paix. 230 Pour une voie africaine de la non-violence NOTES 62 Lire Reto GMÜNDER, Evangile et développement, Pour rebâtir l’Afrique, Yaoundé-Bafoussam, CLE- CIPCRE, 2004. 63 Lire W.W. Rostow, Les étapes du développement économique, Paris, Gallimard, 1962. 64 Sur cette problématique, on lira avec intérêt Kä Mana, « La problématique du développement dans la pensée africaine », in Zaïre-Afrique, n° 70, 1977. « Développement ou Libération », in Zaïre-Afrique, n°72, 1978 ; Christ d’Afrique, Paris, Karthala, 1994. 65 Lire à ce sujet : Dominique Wolton, L’autre mondialisation, Paris, Flammarion, 2003 ; Joseph E. Stiglitz, La Grande Désillusion, Paris, Fayard, 2002; Dany-Robert Dufour, «A l’heure du capitalisme total, servitude de l’homme élevé», in Le Monde Diplomatique, n° 592, Octobre 2003. 66 Lire : Zaki Laidi, Un monde privé des sens, Paris, Fayard, 1994 ; Susan George, Le Rapport Lugano, Paris, Fayard, 2000 ; Jean Ziegler, Les Maîtres du monde et ceux qui leur résistent, Paris, Seuil, 2001. 67 Lire Edgar Morin, «Pour une politique de l’humanité», in Ecovox, n° 26, mai-août, 2002. 68 Gabriel Vahanian, Dieu et l’utopie, L’Eglise et la technique, Paris, Cerf, 1977. 69 Lire L.-J. Lebret, Dynamique concrète du développement, Paris, Economie et Humanisme, Editions Ouvrières, 1961. 70 L’expression est de la militante altermondialiste malienne Aminata D. Traoré. 71 Lire Peri Rasolondraibe, «Holistic Approach to Development : a Perspective from Churches in the South», Oslo, Norway, 22 October 2000, www.bistandsnemnda.no/publikasjoner/peri221002.htm. 72 L’expression est de Kä Mana. 73 Lire Kä Mana (Sous la direction), Réussir l’Afrique, YaoundéBafoussam, Editions CIPCRE, 2004. 74 Je renvoie ici aux critiques acerbes d’Axelle Kabou à l’égard des mentalités anti-développement en Afrique. Son livre, Et si l’Afrique refusait le développement (Paris, L’Harmattan, 1991) est très éclairant sur ce sujet. Je renvoie également au livre de Daniel EtoungaManguelle, L’Afrique a-t-elle besoin d’un programme d’ajustement culturel ?, Paris, Nouvelles du Sud, 1990. 75 L’expression est Mobutu Sese Seko. 76 L’expresion est de Laurien Ntezimana. 231 Pour une voie africaine de la non-violence 232 Pour une voie africaine de la non-violence 11 SOCIETE CIVILE, COMMUNAUTES DE FOI ET TRANSFORMATION SOCIALE AU CAMEROUN Une expérience qui donne à repenser la lutte contre la pauvreté par Ndome Ekotto, Anne-Marie Sob, Jean-Blaise Kemogne et Kä Mana 1. Lignes directrices Objectif Nous voulons parler ici d’une expérience qui donne à réfléchir sur le rôle du mouvement associatif africain actuel dans la transformation de nos pays et dans la construction du futur de notre continent. Cette expérience est celle de l’engagement des communautés de foi et de l’ensemble de la société civile dans la lutte contre la pauvreté au Cameroun. Convaincus que ce qui se vit dans ce pays peut servir d’éclairage à toute l’Afrique et ouvrir un horizon dont pourront profiter beaucoup d’organisations de la société civile dans notre continent, nous présentons une réflexion de fond qui clarifie les enjeux de l’action des forces sociales déterminées à donner une espérance à l’Afrique dans le contexte actuel de misère et de violence pour beaucoup de nos populations. Nous parlons i non pas comme des observateurs distants qui analyseraient objectivement une situation, mais comme des acteurs de terrain et des militants engagés. A partir de cette position qui est la nôtre, nous aimerions 233 Pour une voie africaine de la non-violence présenter simplement ce que la société civile représente au Cameroun : ce qu’elle vit, ce qu’elle croit, ce qu’elle espère, ce qu’elle peut, ce qu’elle porte comme ambition et ce qu’elle connaît comme difficultés dans la situation des combats de la société contre la misère chronique. Nous espérons en même temps, compte tenu de l’implication de la société civile mondiale dans sa coopération avec les organisations non étatiques d’Afrique, exprimer ce que nous imaginons comme nouveaux principes d’action et de collaboration fructueuse entre cette société majoritairement euro-américaine et nos pays, sur la base de ce que nous vivons au Cameroun actuellement. Articulation Nous parlerons d’abord, du contexte d’émergence de la société civile comme acteur de la recherche de solutions adéquates dans la lutte contre la pauvreté au Cameroun. Nous parlerons ensuite, de sa contribution au programme lancé par l’Etat camerounais dans le cadre de sa coopération avec les institutions Financières Internationales (IFI) qui ont tracé le cadre et défini les conditions de possibilité pour la réduction de la pauvreté en Afrique. A ce niveau, il s’agira pour nous de relater simplement ce qui se fait sur le terrain dans le travail de conception et de suivi des stratégies de réduction de la pauvreté, particulièrement l’implication de notre société civile camerounaise dans ce qu’il est convenu d’appeler Initiative Pays Pauvres très Endettés (IPPTE). Une fois présenté ce travail sur le terrain, nous dirons enfin ce que, en notre âme et conscience, nous croyons que les partenaires de la société civile mondiale, ceux du Sud et ceux du Nord, devraient entreprendre, développer, consolider et promouvoir comme action commune et comme rêve commun non seulement pour la réduction de la pauvreté (ce qui est un objectif minimum) mais pour mettre le Cameroun et l’Afrique, fermement et définitivement, sur le chemin de la prospérité, de la transformation sociale et du développement durable (ce qui est l’objectif ambitieux de tous nos pays en Afrique). 234 Pour une voie africaine de la non-violence 2 Le contexte de l’émergence de la société civile dans les enjeux de lutte contre la pauvreté. Un contexte piégé En sa dynamique d’associations multiformes, de communautés de foi diverses, de syndicats libres, de médias indépendants et d’organisations non gouvernementales variées qui peuplent d’Afrique en général et le Cameroun en particulier, la société civile est entrée dans les programmes de réduction de la pauvreté dans un contexte précis : celui de la faillite de l’Etat et du désordre social qui caractérise cette faillite aujourd’hui77 . Plus précisément, il s’agit du contexte d’une crise profonde de confiance des Institutions de Bretton Woods à l’égard des structures étatiques et des pouvoirs publics en place, à la suite des échecs répétés dans la mise en œuvre de multiples plans et programmes lancés à partir du Nord au profit de nos Etats africains. En s’interrogeant sur le sens de ces échecs répétés, on a commencé à se demander si, au lieu de ne travailler qu’avec les organisations officielles du pouvoir politique dont les limites étaient clairement apparues dans la gestion des programmes de développement, il ne fallait pas, pour plus d’efficacité et de fécondité de l’action, associer les populations au processus de réflexion et d’action dans la recherche des solutions réalistes et pragmatiques à la crise. Une crise de plus en plus chronique pour nos pays africains et de plus en plus désespérante pour nos partenaires internationaux78 . Au Cameroun particulièrement, où la corruption de l’Etat et de la société a hissé deux fois le pays au rang de la nation la plus corrompue de la planète, selon le classement de Transparency International, les Institutions Financières Internationales (IFI) et les analystes locaux s’étaient rendus compte qu’il n’était pas possible d’espérer des transformations fondamentales dans les nouveaux programmes de réduction de pauvreté concoctés à Washington si les forces sociales de lutte pour la transformation du pays ne s’engageaient pas contre la gangrène de la corruption comme mode de fonctionnement de l’Etat et de la société. Un pays corrompu dans ses institutions et une société corrompue dans ses mentalités ne pouvaient d’aucune manière réussir dans leur lutte contre la pauvreté 235 Pour une voie africaine de la non-violence tant qu’une nouvelle conscience sociopolitique ne naissait pas de la coopération entre l’Etat réformé dans ses pratiques opaques de gestion des programmes des Institutions Financières Internationales et la société mobilisée dans ses forces morales créatives79 . La société civile a surgi comme force d’action dans ce contexte, non pas en tant que nouveau pouvoir qui remplacerait l’Etat, mais comme nouvel acteur d’appoint qui représenterait les populations dans la gestion des programmes de développement et de lutte contre la pauvreté. Elle est donc l’émanation d’une volonté internationale dont on ne peut pas dire qu’elle a été partagée par les pouvoirs politiques locaux dans leurs visions de la coopération avec les institutions de Bretton Woods, grands représentants de la logique du Marché dans le souffle de la globalisation néolibérale. Le monde d’associations, communautés de foi, syndicats, médias indépendants et organisations non gouvernementales qui ont incarné la dynamique de la société civile a répondu, en fait, à un besoin qui s’inscrivait dans le cadre souhaité et tracé par ce que l’on appelle les bailleurs de fonds, sans que l’on soit sûr que cette dynamique émanait des populations elles-mêmes et de leur choix de transformer la société camerounaise. Une situation de tension On peut décrire globalement la situation de la manière suivante : - Des institutions internationales (BM et FMI), désireuses de réussir leurs programmes de réduction de la pauvreté d’ici 2005 dans le cadre des Objectifs de Développement du Millénaire (ODM)80 , souhaitent et suscitent l’émergence d’une société civile capable de représenter l’ensemble de la population dans la réflexion et l’action de lutte contre les misères sociales. La société civile est imaginée à ce niveau comme force morale dans une société corrompue et comme regard du peuple dans la gestion des programmes par les autorités publiques dont on se méfie parce qu’elles sont considérées comme le moteur même de la corruption. 236 Pour une voie africaine de la non-violence - Ces pouvoirs publics n’accueillent pas avec enthousiasme le surgissement de nouveaux acteurs que sont les associations, communautés de foi, médias indépendants et organisations non gouvernementales dans l’élaboration et la discussion des stratégies de réduction de la pauvreté. La tentation de ces pouvoirs publics est de réduire le plus possible l’intervention des représentants de la société civile, de les instrumentaliser et de les manipuler pour en faire des simples caisses d’enregistrement des décisions prises, sans aucune possibilité de participation réelle à la construction des projets ni aucun pouvoir de contrôle de ce qui se fait réellement. - La société civile elle-même, écartelée entre le rôle que les institutions internationales veulent lui faire jouer et la vision que les autorités locales du pays ont de sa mission, a cherché à s’organiser et à agir pour s’affirmer comme une force sociale significative. Elle n’y a pas réussi vraiment, pour plusieurs raisons. En premier lieu à cause des pesanteurs de la corruption, du tribalisme et de la «politique du ventre» selon laquelle la chèvre broute là où elle est attachée. En deuxième lieu, nombre d’organisations non gouvernementales souffrent d’un considérable déficit de légitimité, du fait d’un manque manifeste de base sociale à partir de laquelle elles pourraient s’affirmer. Elles soufrent également, en troisième lieu, d’un manque de démocratie dans leur fonctionnement et, de ce fait, sont incapables de faire travailler ensemble des chefs qui ont des habitudes d’exercice solitaire du pouvoir. En quatrième lieu, elles sont plombées par une pathologie générale qui caractérise l’anthropologie de la vie associative au Cameroun : la course à l’enrichissement facile et le primat des intérêts matériels sur les idées. Cela les conduit à ne pas réellement se mettre ensemble face aux exigences d’une action commune pour des intérêts supérieurs de la société, au-delà des intérêts trop divergents qui caractérisent leur fonctionnement. 237 Pour une voie africaine de la non-violence - Devant cette situation d’une société civile écartelée entre les exigences des bailleurs de fonds et les stratégies de neutralisation et d’instrumentalisation de leur rôle par les pouvoirs politiques, les populations n’ont pas semblé s’engager résolument elles-mêmes dans la dynamique de réduction de la pauvreté. Tout se passe comme si les débats à ce sujet, avec leur vocabulaire obscur et mystérieux où des sigles comme DSRP, IPPTE, PCPA, OMC, ODM, DSR, BM, FMI, IDA, IDH, PIB, NEPAD et bien d’autres, sonnent plus comme des formules magiques et des incantations mystifiantes que comme des stratégies comprises et prises en charge par les populations elles-mêmes dans leur lutte contre les épouvantables misères quotidiennes. Ces misères les accablent, au sein d’un pays qui ne donne pas l’impression, à travers ses politiques, de vouloir réellement s’engager pour la réduction de la pauvreté. Ces populations ont d’ailleurs leurs propres rêves, qui ne s’expriment pas en termes de réduction de la pauvreté, mais en termes de sortie définitive de l’appauvrissement chronique, pour un enrichissement et une prospérité individuelle et communautaire. Leur question n’est pas : «par quelle voie l’Etat camerounais doit-il réduire notre misère ?», mais plutôt celle-ci «que devons-nous faire pour nous enrichir une fois pour toutes et prospérer pour les siècles des siècles ?» Ces formulations n’expriment pas la même réalité ni les mêmes attentes. Il y a ainsi un malentendu fondamental entre les Institutions Financières Internationales, l’Etat camerounais, la société civile et les populations du Cameroun dans leurs approches de la question de la pauvreté, dès le départ. - Après quinze ans de travail de terrain où nous sommes engagés au Cercle International pour la Promotion de la Création (CIPCRE), nous sommes convaincus que ce malentendu, et toutes les conséquences qu’il génère, nécessite l’émergence d’une nouvelle société civile. Une société civile qui, consciente de la position délicate des associations, communautés de foi, 238 Pour une voie africaine de la non-violence médias indépendants et organisations non gouvernementales actuelles entre les attentes des institutions internationales et les politiques locales des Etats, déciderait de s’affirmer d’une manière créative. Non pas comme l’émanation d’une autorité financière extérieure représentant les forces du Marché. Ni comme chambre d’enregistrement des décisions gouvernementales. Ni même comme simple courroie de transmission des choix de l’Etat. Mais comme dynamique de la volonté des populations et lieu de réflexion et d’action pour traduire auprès de l’Etat et des institutions internationales, ou même contre leurs visions et leurs programmes, les attentes, les quêtes et les rêves de ces populations, dans la perspective de la construction d’une nouvelle société. Cela dans un ordre mondial différent de celui où nagent actuellement les politiques économiques et financières de la globalisation néolibérale ainsi que les stratégies des Etats pris dans le rouleau compresseur de la mondialisation. Un rouleau compresseur dont la vision purement économiste et financiariste de la lutte pour la réduction de la pauvreté est plombée par des intérêts des Maîtres actuels du monde81 . Pour l’exprimer autrement, nous croyons que l’heure est venue de bâtir une société civile qui réfléchit, agit, propose des orientations et libère des dynamiques à partir d’une compréhension globale de ce qu’il y a à faire être, à vivre et à réaliser comme développement local durable. Un développement basé sur l’éducation, sur l’enpowerment des forces sociales dans leurs énergies de créativité, sur leur besoin l’organisation efficace et leur capacité d’autoformation dans la lutte pour l’accomplissement de leurs espérances. Cela au sein d’une société libérée de la gangrène de la corruption, du tribalisme, de l’incompétence et de la mauvaise gouvernance82. - Cette nouvelle société civile est en train de naître et de prendre corps dans de nouvelles initiatives. C’est au cœur de sa nouvelle dynamique que nous pensons la coopération de nos pays avec la société civile du Nord. Celle-ci 239 Pour une voie africaine de la non-violence devra jouer un rôle important et ouvrir des perspectives novatrices, en dehors de la philosophie et des stratégies des institutions financières de Bretton Woods empêtrées aujourd’hui dans leur logique d’une mondialisation qui est en train d’échouer. C’est là le fond de notre pensée que nous étayerons par l’analyse de ce qui s’est passé au Cameroun avec le programme de réduction de la pauvreté (Initiative Pays Pauvres Très Endettés, IPPTE) où les institutions internationales ont voulu impliqué le monde associatif comme représentant des populations à côté de l’Etat camerounais. 3. La réalité actuelle de la participation de la société civile camerounaise aux stratégies de lutte contre la pauvreté L’exemple camerounais est éclairant. Il montre de façon convaincante les enjeux et les difficultés du combat des mouvements sociaux africains dans la construction du futur de notre continent, tant que le cadre de pensée, de travail et de transformation de nos sociétés sera celui de la mondialisation néolibérale et de ses mécanismes de domination83 . Ce cadre constitue un obstacle à la libération des énergies créatives d’une société civile qui pourra peser sur les orientations du futur africain et libérer nos Etats de leur enfermement dans la logique propre aux institutions issues de Bretton Woods. Une expérience d’écartèlement paralysant Voyons avant tout comment les choses se sont passées dans la participation de la société civile camerounaise aux programmes IPPTE de réduction de la pauvreté. Il convient de dire qu’il s’est agi fondamentalement d’une expérience d’écartèlement paralysant pour cette société civile. D’abord son écartèlement entre les exigence des institutions internationales de Bretton Wood qui défendent les intérêts des forces du marché mondialisé d’une part, et d’autre part les pesanteurs de la logique locale des autorités politiques qui se méfient de l’intrusion des associations, communautés de foi, médias indépendants et or240 Pour une voie africaine de la non-violence ganisations non gouvernementales dans leur domaine réservé. Ensuite les conflits intenses entre d’un côté la branche de la société civile acquise à la cause de l’Etat et que l’Etat a créée de toutes pièces à partir de ses propres associations et ONG, et de l’autre côté la branche qui veut jouer un rôle d’acteur selon les attentes des organisations internationales. Enfin la contradiction entre le camp de ceux qui soutiennent la logique de la réduction de la pauvreté selon la ligne des IFI et de leur logique propre, et le camp de ceux qui portent les attentes et les espérances des populations. Les IFI et l’Etat travaillent selon le pragmatisme à petite échelle, qui compte sur ce qui est faisable selon la logique économique et financière. Les populations rêvent à tout ce qui est possible et leur rêve ne veut entendre qu’un seul mot d’ordre : «Enrichissez-vous». Elles veulent en fait savoir comment s’enrichir effectivement dans un pays en crise économique chronique où les slogans et mots d’ordre tonitruants des institutions financières internationales et de l’Etat camerounais semblent déphasés par rapport à l’imaginaire du peuple. Les organisation de la Société Civile Camerounaise (OSCC) et leur contribution au Document de Déclaration de Stratégie de Réduction de la pauvreté (DSRP) Déroulons ici le film des événements qui nous ont permis de nous rendre compte de la situation de la société civile dans les tensions qu’elles a vécues entre l’Etat, les IFI et les populations, autour du programme de la réduction de la pauvreté dans le cadre de l’Initiative Pays Pauvres Très Endettés (IPPTE). C’est en 1998 qu’une partie de la société civile camerounaise a pris part à la réunion de concertation pour la rédaction d’un document officiel concernant la réduction de la pauvreté : la Déclaration de Stratégie de Réduction de la Pauvreté (DSRP). Cela s’est fait à la demande des institutions de Bretton Woods qui avaient mis la participation 241 Pour une voie africaine de la non-violence de la société civile comme condition à la poursuite des négociations du Cameroun en vue de son admission à l’Initiative Pays Pauvres très Endettés (IPPTE). En 1999, la société civile a élaboré et déposé dans les services du Premier Ministre une stratégie commune de diffusion du DSRP, ceci sous la forme d’une plaquette. L’essentiel méthodologique de cette plaquette a été d’emblée adopté pour les consultations participatives que le gouvernement organise. Cela fut de bon augure pour le travail à accomplir. Afin de lancer ce travail, un atelier de réflexion pour l’élaboration de la contribution de la société civile au DSRP final avait été organisé du 16 au 19 décembre 2002 dans une petite localité nommée Ombé, pour la formulation de la contribution de la société civile à l’amélioration du projet de DSRP. Les promoteurs étaient les Organisations de la Société Civile Camerounaise (OSCC) représentées au Comité Consultatif de Suivi et de Gestion des ressources PPTE (CCS/PPTE) avec l’appui de la GTZ, organe de coopération allemande. Cet atelier avait regroupé une centaine de participants environ, issus des différentes composantes de la société civile. Les objectifs étaient de permettre aux organisations de la société civile camerounaise de comprendre le processus d’élaboration et de mise en œuvre du Document de Stratégie ; d’analyser le rôle et la place du monde associatif dans ce processus; d’arrêter une stratégie de présentation des contributions de cet atelier aux autres membres de l’espace civil, au Gouvernement et aux bailleurs de fonds ; et d’élaborer une stratégie pour la prise en compte des organisations non étatiques comme partenaires dans la mise en œuvre du Document de Stratégie.. Comme résultat de cette initiative, on peut relever : la rédaction d’une déclaration finale présentant la contribution de la société civile à l’élaboration du DSRP final ; la mise en place d’un comité de suivi de l’atelier notamment pour la prise en compte par le gouvernement de la contribution de la société civile lors de la validation finale du Document de Stratégie à soumettre aux IFI. Il y eut ensuite, en 2003, un atelier d’évaluation et de relecture du Document de Stratégie par les membres 242 Pour une voie africaine de la non-violence du comité de suivi des résolutions d’Ombé. Avec pour objectif l’évaluation de l’intégration de ses propositions dans le DSRP ainsi que la détermination d’une stratégie pour faire entendre les propositions de la société civile. Constat fait à la suite de cet atelier : il n’y a eu qu’une intégration partielle des contributions de la société civile dans le DSRP finale validé en avril 2003 par les IFI. Les rapports de cet atelier furent transmis au ministère concerné, au Président du Comité Technique de Suivi, aux bailleurs de fonds multilatéraux et bilatéraux ainsi qu’aux différentes composantes de la société camerounaise. Cet atelier de réflexion a été un temps fort qui a abouti à quelques résultats intéressants pour la société civile : le décloisonnement des acteurs, l’implication dans le dialogue public national pour la contribution à l’élaboration et au suivi des politiques publiques, le gain en crédibilité et en légitimité des compétences auprès du gouvernement et des bailleurs de fonds. Par contre, cela n’a enclenché aucune véritable dynamique de mise en réseau de la société civile pour un suivi de la mise en œuvre du DSRP. Contribution des OSCC au CTSE/DSRP L’une des conditionnalités des institutions financières internationales (IFI) étant la dimension participative dans l’élaboration, la mise en œuvre et le suivi-évaluation du DSRP, le gouvernement camerounais a, pour répondre à cette exigence comme dans le cadre de la gestion des ressources PPTE, institué par décret en septembre 2003 un comité, le CTSE/DSRP (Comité Technique de Suivi et d’Evaluation de la mise en œuvre du DSRP). Ce comité technique est un organe paritaire composé des représentants des pouvoirs publics, organismes publics, chambres consulaires, collectivités locales, bailleurs de fonds, confessions religieuses, associations, ONG et Commissions provinciales de suivi participatif du DSRP. Le CTSE/DSRP avait pour mandat de définir et de mettre en œuvre une méthodologie pour le suivi participatif du DSRP, de proposer des mesures correctives des politiques et programmes mis en œuvre dans le cadre du DSRP et de produire, sur la base d’information et analyses, des rapports sur l’exécution du DSRP produits par les 243 Pour une voie africaine de la non-violence ministères sectoriels et les structures non étatiques concernées. La Société Civile Camerounaise fut représentée au sein de ce CTSE/DSRP par cinq organisations membres de la société civile : un représentant de chacune des trois confessions religieuses (protestante, catholique, musulmane) et deux associations (CANADEL et CAMNAFAW). Ces organisations qui font déjà partie du CCS/PPTE avaient été nommées par le gouvernement faute de structures organisées de la société civile camerounaise pour parler au nom de celle-ci. Ce sont des organisations qui sont plus au moins proches des centres décisionnels et qui se retrouvent tous dans une seule province (Centre) sur les 10 que compte le Cameroun. On imagine bien à quel jeu pouvait jouer des structures ainsi marquées comme proches du pouvoir et ainsi identifiées comme appartenant à une région qui soutient manifestement la politique gouvernementale Après un an de participation de ces représentants de la société civile au Comité technique du suivi et d’évaluation du Document de Stratégie (CTSE/DSRP), le bilan de ne pouvait être que négatif. Les réunions du comité n’avaient, en fait, pour seul objet, que de valider les rapports de mise en œuvre du DSRP produits par les ministères sectoriels et transmis par la suite aux IFI. La société civile n’est pas considérée comme un partenaire légitime de l’Etat et sa contribution dans la mise en œuvre du DSRP n’est ni reconnue, ni prise en compte. Elle se contente seulement de donner des avis et de faire des déclarations, mais ne prend aucune décision concrète. En plus, les rapports de mise en œuvre du DSRP ne font état que des informations floues, vides de tout contenu analytique, ne permettant pas aux membres du comité de jouer leur rôle de contrôle de l’exécution des politiques définies et mises en œuvre. Les dimensions non satisfaites du DSRP sont tues et ne font l’objet d’aucun débat participatif en vue de la formulation de mesures correctrices. Cela a constitué l’une des cause de la non atteinte de certains déclencheurs structurels et, par conséquent, de la non atteinte du point d’achèvement qui a été vivement critiqué par les bailleurs de fonds. Les critiques émanant des bailleurs de fonds ont amené le CTSE/DSRP à convoquer des réunions de travail plus restreintes afin, d’une part, d’élaborer les termes de référence des rapports de mise en œuvre du DSRP et, d’autre part, de définir une méthodologie de suivi participatif. 244 Pour une voie africaine de la non-violence Les organisations de la société civile, membres du CTSE/DSRP, qui n’y avaient pas été très actives jusqu’alors ont, quant à elles, rassemblé une quinzaine d’autres organisations membres du Programme Concerté Pluri Acteurs (PCPA) autour d’un comité de travail afin de structurer la participation et d’enrichir la contribution de la société civile à ce processus. La finalité de ce groupe était de constituer un réseau capable de participer au diagnostic des politiques et programmes menés en vue de la formulation des mesures correctrices et aptes à réaliser un véritable contrôle social à travers un mécanisme de suivi indépendant du DSRP. L’objectif général visé consistait ainsi à positionner la société civile comme un partenaire incontournable dans la mise en œuvre et l’analyse des stratégies du DSRP. Pour être efficace, ce groupe de travail a décidé d’apporter à travers les organisations membres du CTSE/DSRP la contribution à toutes les réunions du CTSE/DSRP. Après avoir défini le suivi participatif comme un système d’observation, d’analyse et de réorientation d’un processus sur la base d’une situation de référence à l’aide d’indicateurs qui permettent de saisir les niveaux de changement en intégrant et en mobilisant un réseau d’acteurs ayant chacun une identité propre et une autonomie d’analyse et d’intervention, les membres du groupe de travail avaient identifié un certain nombre de principes fondamentaux qui peuvent guider la mise en place d’un mécanisme de suivi participatif du Document de Stratégie : - accès à l’information et transparence ; prise en compte de la contribution de toutes les forces nationales ; organisation de missions conjointes d’évaluation sur le terrain ; reconnaissance et appui aux initiatives de suivi indépendant. Ils avaient aussi décidé de l’organisation d’un atelier de la société civile pour sa contribution à l’analyse, à la révision, à la mise en œuvre et au suivi du DSRP. Cet objectif d’organiser un atelier pour la contribution de la société civile à la révision du Document de 245 Pour une voie africaine de la non-violence Stratégie n’a malheureusement pas pu être atteint, compte tenu des délais de procédure de financement de l’atelier par l’Union Européenne. Ceci montre comment les contraintes des bailleurs de fonds peuvent influer sur les démarches locales et vider les options de la société civile de leur substance, alors que ce sont ces bailleurs de fonds eux-mêmes qui insistent pour que les organisations non étatiques soient partie prenante du processus de réduction de la pauvreté. Le dialogue sur la révision du DSRP s’est joué ainsi entre le gouvernement et les IFI alors que cela devrait être l’opportunité d’un débat public national sur les stratégies d’une véritable lutte contre la misère. Les Organisations de la société civile n’ont été prévenues de la retraite consacrée à la révision du DSRP qu’un jour auparavant. Elles ne pouvaient faire quoi que ce soit pour être fécondes à une telle rencontre. Pourtant leurs contributions collectives auraient été non négligeables, si l’Etat avait fait les choses selon les règles. Les organisations membres de la société civile invitées à cette retraite n’avaient donc pu qu’essayer simplement de relayer les quelques contributions de leur groupe de travail, contributions reçues par téléphone ou par email au cours de la retraite. Leur travail dans les différentes commissions où elles ont travaillé ne pouvait être que fort limité. Pourtant, l’enjeu de cette rencontre était de taille. Il s’agissait de procéder à une relecture du DSRP, de renforcer l’analyse de la situation, de mieux préciser les objectifs prioritaires, de renforcer les stratégies, d’hiérarchiser les actions à mettre en œuvre et enfin d’identifier les indicateurs pour chaque secteur retenu dans le Document de Stratégie. On imagine que seules les vues de l’Etat ont pu prévaloir et s’imposer sans aucune discussion de fond. Malgré cette situation, on peut dire tout de même que la participation de deux organisations de la société civile camerounaise à cette retraite a permis au groupe de travail de : - - disposer de la grille de lecture du gouvernement en matière de stratégie de réduction de la pauvreté ; prendre connaissance de toutes les réformes en cours; faire passer certaines propositions concernant notamment un cadre légal de dialogue et de 246 Pour une voie africaine de la non-violence concertation entre la société civile et l’Etat. Ces organisations membres de la société civile participants ont fait le constat que les instances de concertation existantes (CCS/ PPTE, Comité Interministériel Elargi au Secteur Privé) avaient, toutes, une orientation économique de la lutte contre la pauvreté et une vision essentiellement financière du problème. Autant dire une vision très pauvre du problème de la pauvreté. Il fallait donc faire des propositions dans le sens de l’intégration de la dimension sociale, même si les organisations de la société civile ont fait cela sans aucune illusion d’être réellement entendues. La première proposition faite était celle de créer un Comité Interministériel Elargi au secteur social. Devant la réticence des représentants de l’administration et après concertation, la deuxième proposition – celle finalement retenue – recommande l’élargissement du Comité interministériel à la société civile. En effet, cette deuxième configuration permet un dialogue entre les composantes essentielles de la vie nationale engagées dans le programme de réduction de la pauvreté au Cameroun (Etat, Bailleurs de Fonds, Société Civile). Des exposés des organisations de la Société civile participantes et des débats qui ont suivi, se sont dégagées des lignes de réflexion en terme de chantiers de mobilisation sociale pour la société civile et de chantiers internes au fonctionnement même des organisations de cette la société civile. Chantiers de mobilisation sociale de la société civile - - suivi de certaines réformes, qui représentent des avancées considérables, notamment la réforme du système judiciaire avec le code de procédure pénale, réforme de la mercuriale et le projet de loi sur l’information du citoyen qui consacre le droit à l’information. amélioration de la qualité des services de l’administration vis-à-vis du citoyen ; information du citoyen ; création d’une voie de recours pour le citoyen, notamment au travers d’un médiateur social ; réflexion sur les stratégies de réduction de la pauvreté qui aille au-delà de la vision qu’en en l’Etat, celle qui consiste à affirmer que pour 247 Pour une voie africaine de la non-violence réduire la pauvreté, il faut accélérer la croissance et, pour cela, il faut compter sur le secteur public et privé. Intégrons dans ces chantiers les différentes pistes pour mettre en place un cadre efficace de concertation avec l’Etat. Notamment : - - la création d’un Comité Interministériel Elargi au secteur social ; l’élargissement du Comité Interministériel Elargi au Secteur Privé (CIESP) à la société civile ; mise en place du Conseil Economique et Social, instance inscrite dans la Constitution mais qui n’a aucune existence effective. Chantiers internes pour la société civile A ce niveau, l’essentiel a consisté à promouvoir une participation de la société civile au processus de lutte contre la pauvreté et un décloisonnement des actions pour que l’ensemble des démarches ait une cohérence non seulement à l’égard de l’Etat, mais aussi à l’égard des populations qui, globalement parlant, ne semblent pas se reconnaître dans une société civile sans mandat de leur part ni base clairement définissable selon des mécanismes démocratiques avérés. Dans un contexte où l’on a l’impression que les organisations de la société civile sont plus déterminées par le goût du gain et la politique du ventre que par le souci d’une mobilisation générale de la population contre la pauvreté, la visée promue a été celle d’une logique crédible incarnée dans «une démarche pluri acteurs» où une éthique du bien commun et des actions solidaires puisse créer et développer des stratégies d’innovation dans le contexte de léthargie causée par une vision purement économique et financière de la pauvreté. Un atelier de la société civile pour sa contribution à la mise en œuvre, à l’analyse et au suivi du DSRP Une autre initiative de la société civile camerounaise mérite d’être signalée : l’atelier de réflexion sur sa contribution à la mise en œuvre, à l’analyse et au suivi du DSRP. Cet atelier a été organisé du 6 au 8 juillet 2005 à 248 Pour une voie africaine de la non-violence Ombé. Les enjeux en étaient les suivants: - - La constitution d’un réseau pluri sectoriel et pluri acteurs de la société civile pour sa contribution efficace à la mise en œuvre et le suivi des politiques publique en général et du DSRP en particulier ; La définition et l’adoption des modes d’actions futures de la société civile pour la prise en compte de ses analyses et propositions. L’objectif visé ici concernait le positionnement de la société civile comme partenaire légitime et institutionnel des pouvoirs publics, du secteur privé et des bailleurs de fonds dans les débats sur toutes les questions de politiques publiques et de stratégies de coopération. Le DSRP ne servait que de tremplin pour tout cela. Le résultat attendu était la finalisation de la construction d’un réseau d’Organisations de la société civile camerounaise ayant l’aptitude et l’expertise pour : - - - - l’analyse de la situation actuelle et des évolutions récentes des actions menées par le gouvernement par secteur ; le bilan des activités menées par la société civile par secteur ; les recommandations sectorielles et transversales sur de nouveaux secteurs porteurs et susceptibles de contribuer de manière significative à l’éradication de la pauvreté ; la mise sur pied des stratégies et dispositifs de suivi des recommandations de l’atelier ; la confection d’une feuille de route meublée pour la mobilisation de la société civile sur l’agenda social ; la mise sur pied d’une base pour un dispositif de suivi indépendant aussi bien du DSRP que du budget de l’Etat. Cet atelier divisé en sous ateliers sectoriels (gouvernance et droit de l’homme, santé, éducation, développement social, développement rural, environnement) a été dense et riche. L’essentiel des participants s’est mis d’accord pour ce qui est de la contribution de la société civile à la mise sur pied des bases d’un suivi participatif 249 Pour une voie africaine de la non-violence du Document de Stratégie. Les bases pour la création d’un réseau des Organisations de la société civile ont été posées. Les participants à ce séminaire ont beaucoup appris surtout en ce qui est des principes et de la structuration du suivi indépendant. On a aussi noté la capacité de mobilisation de diverses organisations de la société civile : toutes les 117 structures invitées ont répondu «présent» et on a même noté la participation très assidue des bailleurs de fonds à cet atelier. Une particularité a caractérisé les résultats de cette rencontre : les Organisations de la société civile ont décidé de ne plus s’arrêter seulement aux déclarations mais de passer aux actions concrètes et d’établir elles-mêmes leur propre plan d’action et de suivi indépendant. Une grande ambition. Une belle et fructueuse utopie, en somme. 4. Pour l’invention d’une nouvelle société civile Le récit que nous venons de faite de la situation de la société civile nous conduit à dégager six exigences en vue de juguler les blocages dus à la fois à l’extraversion des visées de cette société civile, à l’ambiguïté de ses relations avec l’Etat ainsi qu’à l’éclatement de son tissu à travers des intérêts divers et variés qui le traversent. Trois premières exigences pour aujourd’hui : refonder, réimaginer et réorienter la société civile La première exigence, c’est de refonder le projet même de la société civile camerounaise à travers une nouvelle réflexion menée ensemble par un noyau d’associations qui prendraient conscience de la situation réelle dans laquelle la dynamique associative locale se trouve. Ce noyau existe déjà et il est constitué par les mouvements d’églises et les groupes qui ont déjà participé aux travaux relatifs au Document de stratégie pour la réduction de la pauvreté (DSRP). Ayant déjà compris la nécessité de travailler ensemble face aux pouvoirs politiques dans le cadre du projet Initiative Pays Pauvres très Endettés (IPPTE), ces organisations ont la responsabilité de tirer toutes les conséquences de leur expérience pour être le point de départ 250 Pour une voie africaine de la non-violence d’une réflexion permanente sur leur rôle non seulement face à l’Etat dans un programme ponctuel, mais face à la société dans son ensemble, avec ses attentes manifestes et ses quêtes les plus profondes. Cette attention à la société et cette sensibilité à ses problèmes pourront faire générer une conscience nouvelle. Une conscience qui ne serait pas suscitée seulement par des exigences des bailleurs de fonds, mais par la volonté, vraiment locale, d’être ensemble pour analyser les problèmes de la société et contribuer à les résoudre à la fois avec des dynamiques d’action locales et une coopération vigoureuse avec toutes les autres forces de la société civile extérieure à l’Afrique et au Cameroun. Celles qui auraient le souci de travailler ensemble pour trouver les solutions les plus fécondes face à la crise actuelle du continent en général, et au problème de la pauvreté au Cameroun en particulier. Dans cette perspective, une expérience mérite notre attention : celle que les communautés de foi ont lancée déjà sous le nom de Forum Cameroun. Elle pourra constituer une base utile, si l’on parvient à lui donner la vitalité et le souffle nécessaire. En effet, l’intuition du Forum Cameroun est juste. Elle met ensemble des organisations religieuses qui sont déjà confrontées à des problèmes communs sur le terrain et qui sentent le besoin de travailler ensemble. En tant que plateforme interconfessionnelle de réflexion et d’action pour l’émergence d’une société civile engagée, qui regroupe catholiques, protestants et musulmans autour des actions de diaconie, le Forum peut, à partir des problèmes de pratiques de terrain en matière d’œuvres sociales socio-caritatives, devenir un cadre utile pour des problèmes plus vastes auxquels la société civile fait face aujourd’hui. S’il se donne le dynamisme nécessaire sur cette base qui est la sienne, il pourra avoir un rayonnement et un magnétisme capables d’attirer d’autres organisations. Le Forum a aussi l’avantage de pouvoir compter sur le dynamisme des organisations de la société civile issues des communautés de foi dans l’espace du monde occidental ou du monde arabe, comme c’est le cas avec les organisations de la société civile d’Allemagne ou les organisations islamiques d’Arabie Saoudite. Ces organisations pourront jouer le rôle d’aiguillon et de partenariat lucide pour que le travail du Forum Cameroun au niveau local et de ses soutiens à l’échelle internationale devienne un ca251 Pour une voie africaine de la non-violence dre de refondation de la philosophie même de la société civile : la capacité pour l’espace associatif camerounais de prendre conscience de son enracinement dans les problèmes réels des populations et de compter sur l’appui réel de la société civile internationale afin de devenir plus fécond, plus créatif et plus susceptible d’avoir un impact en matière de transformation sociale. La refondation dont nous venons de parler se situe à l’échelle de la réflexion sur les possibilités d’agir ensemble. C’est un niveau qui exige que des initiatives nouvelles soient prises afin de mener avec vigueur et détermination une réflexion qui conduise à des actions cohérentes, à partir des personnalités chargées de suivre au jour le jour l’évolution de l’ambition du Forum Cameroun et d’en élargir la portée au sein de toute la population. Il est urgent de mobiliser leurs volontés et leurs atouts au sein des Eglises et des communautés de foi, afin que le souffle de la dynamique associative ne soit pas coupé du souffle des énergies sociales de créativité. Il existe un deuxième niveau de refondation : c’est celui de l’éthique de l’agir ensemble. Quand on veut changer la société, comme c’est aujourd’hui la vocation du monde associatif, on ne peut pas travailler avec des ambitions et des intérêts aussi disparates que ceux de la société civile au Cameroun. Il convient que le regroupement d’associations se fasse sur un accord éthique fondamental. Nous voulons dire qu’il est nécessaire de se donner une charte éthique qui régule l’ensemble de la démarche des organisations qui veulent réfléchir ensemble, agir ensemble et construire ensemble une nouvelle société. De ce point de vue, le Forum peut constituer un bon point de départ et un bon port d’attache, s’il prend conscience que les valeurs spirituelles de la foi devront être le fondement d’une charte éthique pour une action commune des associations dans la société civile. Refondation des bases de la société et refondation de l’éthique de la vie associative, ces deux piliers ne peuvent pas tenir ensemble sans la refondation du sens du projet associatif lui-même dans la société civile en Afrique en général et au Cameroun en particulier. A ce niveau, il s’agit en fait de réimaginer l’action de la société civile et d’en réorienter les perspectives. Jus252 Pour une voie africaine de la non-violence qu’à nos jours, dans l’imaginaire camerounais et africain, ce que l’on désigne par société civile est une nébuleuse dont la logique, le projet et l’action n’apparaît pas comme une perspective de transformation sociale profonde. On a l’impression que les associations, les églises, les syndicats libres, les médias indépendants et les organisations non gouvernementales travaillent à l’intérieur du cadre pourri et corrompu que sont nos structures politiques et sociales afin d’y tirer leur épingle du jeu et d’y occuper une place au soleil des financements étrangers qui apparaissent comme la manne tombant du ciel. Au sein d’un tel imaginaire, il y a comme un déficit de crédibilité de la société civile et un manque de foi des populations dans les composantes mêmes de l’espace associatif. On ne semble pas croire qu’il y ait un projet alternatif de ce côté-là. Cela veut dire que personne, au sein de nos populations, ne croit pouvoir miser sur une transformation radicale du Cameroun et de l’Afrique sur la base de la société civile telle qu’elle fonctionne aujourd’hui. Il y a donc un important travail à faire sur l’imaginaire de la population et de la société civile ellemême, à partir de la promotion des lieux de réimagination de la dynamique associative et de construction d’une nouvelle image pour elle. Ces lieux pourront être la preuve qu’il existe «une Afrique qui bouge, qui réagit, qui se débrouille et ruse, qui survit et donne un sens à son existence». Une Afrique qui a foi en elle-même, en ce moment où l’on a tendance à croire qu’on ne peut trouver dans nos pays «ni acteurs dignes de ce nom, ni stratégies, ni projets, mais des calculs émiettés et des déchaînements de passions»84 . Donner un sens à la société civile, c’est faire comprendre à tous ceux et toutes celles qui, en son sein, ont vocation à le comprendre, que nous sommes à une étape où la mission des associations, Eglises, syndicats libres, médias indépendants et organisations non gouvernementales est de représenter, dans l’imaginaire de nos peuples, une alternative à la faillite, à la déroute et au désarroi actuels de nos sociétés africaines et de nos Etats. En fait, il s’agit de comprendre que dans les problèmes aussi cruciaux que la lutte contre la pauvreté, l’impératif n’est pas de s’inscrire dans la logique de la mondialisation néolibérale que les Institutions Internationales veulent étendre partout, au point d’apparaître comme les vrais maîtres du monde qui mettent à genoux nos gouvernements, mais plutôt dans la dynamique de l’altermondialisation, où l’ima253 Pour une voie africaine de la non-violence gination et la créativité des populations est sollicitée pour l’invention d’un autre développement, d’une autre société, d’un autre monde possible. Face à nos Etats africains condamnés à subir des contraintes, des pressions et des diktats des représentants d’une globalisation implacable, la société civile pourrait représenter la voix d’une altermondialisation crédible. Elle se crédibiliserait ainsi aux yeux de nos populations et travaillerait avec un projet de société représenté par l’ensemble des forces du rêve altermondialiste. Au fond, nous pensons que la société civile devrait être un espace où tous les altermondialistes du monde pourront se donner la main face au rouleau compresseur du Marché et à la machine infernale des Maîtres du monde qui commandent les Institutions Financières Internationales (IFI). Pour le dire autrement, au sujet du problème concret de la réduction de la pauvreté, nous sommes convaincus que le rôle de la société civile dans un pays comme le Cameroun est de montrer en quoi il est illusoire de croire que la mondialisation néolibérale est un cadre idéal, efficace et crédible pour lutter contre les misères et la pauvreté qui écrasent nos populations. Le vrai cadre, il faudrait le créer dans la perspective d’une imagination altermondialisatrice85. C’est là, à notre sens, la conviction ardente de base qui devra servir de socle d’engagement à la société civile, au Cameroun comme partout en Afrique. Pour n’avoir pas compris que son engagement se situe dans cet horizon, la société civile camerounaises a pris le risque de devenir à la fois le pion des Institutions Financières Internationales et le jouet d’un Etat qui a eu tendance à créer sa propre société civile au sein de la société civile afin d’empêcher celle-ci d’agir comme l’œil de Bretton Woods ou la voix de la population écrasée par la misère. Vous comprenez qu’il est temps maintenant de changer de cap pour refonder, réorienter et réimaginer la société civile comme espace fertile d’une imagination sociale altermondialisatrice. C’est à ce travail qu’il est utile et urgent de se consacrer, à notre sens. 254 Pour une voie africaine de la non-violence Une autre triple exigence pour maintenant : réorganiser-redynamiser-remobiliser les énergies créatives Le travail de refondation, de réorientation et de réimagination dont nous venons de parler entraîne des tâches concrètes sur lesquelles il est utile de se pencher. Il s’agit notamment de redynamiser le travail du monde associatif en le centrant sur des projets mobilisateurs autres que ceux de la lutte contre la pauvreté selon les perspectives de la Banque Mondiale et du Fonds Monétaire International. A notre sens, un des chantiers prioritaires est celui sur lequel le Forum Cameroun concentre déjà son attention : l’éducation telle qu’elle est prise en compte dans les Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD). Cet enjeu est tellement important et décisif qu’il devra constituer le foyer autour duquel des initiatives de la société civile internationale devront tourner dans l’avenir. Nous pensons aussi à l’enjeu de la paix et de la résolution des conflits en Afrique, un domaine où il est du devoir de la société civile d’être mobilisée pour travailler les mentalités et renforcer ce que les Etats et la communauté internationale sont en train de faire dans les grands foyers des guerres et des conflits en Afrique. Sans un engagement ferme de toutes les forces vives de la société civile dans l’œuvre d’éducation à la non-violence, de la lutte contre les injustices qui produisent les guerres et de la promotion de nouvelles initiatives locales et internationales où l’action citoyenne pour la paix s’organise et se diffuse au sein de nos populations, il y a lieu de craindre que la lutte contre la pauvreté reste un slogan vide dont les Institutions Financières Internationales se gargariseront en vain. Dans la mesure où la réduction de la pauvreté exige un minimum de paix et de justice sociale, il est important d’orienter l’engagement de la société civile vers des actions de promotion de la paix. C’est seulement quand on comprendra que le vrai combat de la transformation sociale est celui où l’éducation, la paix et la lutte contre la pauvreté et pour une prospérité communautaire sont liées, que des perspectives fructueuses s’ouvriront vraiment pour nos populations. 255 Pour une voie africaine de la non-violence L’expérience du Cercle International pour la Promotion de la Création (CIPCRE), où nous sommes nousmêmes engagés et où nous investissons nos énergies et nos espérances, peut être invoquée ici pour indiquer l’horizon de ce qu’il y aurait à proposer à la société civile tout entière. Au CIPCRE, à travers l’expérience des Campagnes que nous organisons chaque année comme lieu de conscientisation et de mobilisation autour des thèmes comme ceux de la lutte contre la corruption, contre l’endettement, contre la violence à l’égard des femmes et contre la prostitution des enfants au Cameroun, nous nous sommes rendus compte que l’attention aux grands problèmes de la société crée des espaces de rencontres et d’engagements entre les partenaires de la société civile86 . Nous avons pu ainsi, pendant huit ans, faire travailler dans le même cadre de Service Justice et Paix de l’Eglise Catholique, le Service Œcuménique pour la Paix, le Conseil National Islamique et le CIPCRE. De temps à autre, d’autres partenaires comme des associations des femmes de l’Eglise Evangélique du Cameroun et de l’Eglise Presbytérienne Camerounaise se sont jointes à nos actions dans un élan de coopération qui porte beaucoup de fruits Autour des actions lancées, nous avons pu entreprendre un immense travail de lobbying et de plaidoyer dans chaque ville où nous animons nos campagnes. Les autorités publiques et traditionnelles sont aujourd’hui sensibilisées à tous les problèmes que nous abordons. De même, des associations qui n’ont rien à voir avec la foi chrétienne ou la foi islamique s’engagent souvent dans le même combat. Elles nous fournissent leur expertise et nous aident à comprendre certaines dimensions des problèmes que nous n’aurions pas pu comprendre sans elles. C’est ainsi que notre Campagne 2005, consacrée au thème : «Non à l’exploitation sexuelle des enfants» a bénéficié d’une enquête par une organisation non chrétienne. Nous mobilisons et ratissons large et cela crée une conscience vive au cœur de la société. Si notre travail marche, c’est parce qu’il s’inscrit aussi dans un réseau international efficace. Avec des partenaires qui considèrent qu’ils ne sont pas des bailleurs des fonds du type de la Banque Mondiale et du Fonds Monétaire International. Des partenaires qui, au lieu de s’enfermer dans la simple logique économique et financière où l’on croit que l’argent peut résoudre tous les pro256 Pour une voie africaine de la non-violence blèmes, s’engagent plutôt de tout leur être, avec toutes leurs puissances de réflexion, de passion et d’implication vitale dans la cause de l’Afrique. Cette forme d’engagement nous amène, nous et nos partenaires, à considérer et à comprendre que les projets que nous animons ne sont pas des projets du Sud financés par le Nord, mais des projets qui nous sont communs. Nous comprenons ensemble que la réussite ou l’échec de ces projets sont notre réussite ou notre échec à tous et à toutes. Il y a là un esprit spécifique qui devrait caractériser la logique de la société civile, contrairement à la logique des Institutions Financières où les échecs sur le terrain n’affectent pas les fonctionnaires de Washington et de leurs réseaux toujours prêts à fabriquer d’année en année des mots d’ordre tournant souvent à vide, des cymbales qui résonnent, pour reprendre le mot d’un grand spirituel de la foi chrétienne. L’expérience du CIPCRE montre, en fait, qu’il y a une méthode qui peut servir dans l’organisation, la mobilisation et l’engagement du monde associatif dans la transformation sociale. Cette méthode est celle de la coopération responsable et créative autour des enjeux humains fondamentaux : on conçoit ensemble, on imagine ensemble, on réalise ensemble et on agit ensemble en s’engageant dans des domaines précis où la vie de nos peuples est en jeu. Il faudrait une société civile où des acteurs sociaux se décident à fonctionner selon cette méthode, comme l’ont compris certaines ONG et associations camerounaises après leur expérience autour du Document de Stratégie pour la Réduction de la Pauvreté. Il faut dire ici qu’il ne s’agit pas d’ériger la société civile en une super ONG qui aurait tendance à devenir un mammouth face à l’Etat et aux Institutions financières internationales, mais de faire fonctionner les associations selon la logique des réseaux thématiques à l’intérieur de la société civile, ce qui conduirait beaucoup d’entre elles à coopérer sur des préoccupations précises, soit sur le long terme, soit ponctuellement. Des organisations ainsi animées pourraient alors impulser une vision de la transformation sociale qui conduirait les populations à s’organiser elles-mêmes en réseaux d’action, sur la base d’un esprit de participation créative, d’une démocratie à la base en mesure de libérer les énergies inventives des peuples. C’est ce chemin là qu’il conviendra de prendre afin d’ouvrir une nouvelle espérance 257 Pour une voie africaine de la non-violence dans un monde où la logique de la mondialisation néolibérale ne permet pas de lutter contre la pauvreté de manière efficace et prometteuse. 5. Enjeux théologiques de notre réflexion Toutes les réflexions que nous avons développées autour du cas camerounais et de son exemplarité pour l’Afrique ont des enjeux théologiques que nous voudrions maintenant mettre en lumière. Premièrement, elles montrent à quel point le champ économique est aujourd’hui un immense champ de violence, où la pauvreté est la conséquence d’un monde organisé selon les injustices et les inégalités qui ne peuvent qu’engendrer la violence. Tous les protagonistes qui sont au cœur du débat sur la réduction de la pauvreté sont, en fait, confrontés à cette violence extrême qu’il faudra aujourd’hui gérer avec lucidité et intelligence. Nous sommes ainsi devant un problème qui n’est pas qu’économique. Elle est prioritairement spirituelle dans le sens où il engage les bases, les principes, les valeurs et les perspectives de la quête d’une transcendance qui pourrait donner à l’humanité le sens de son devenir commun. Dans la foi chrétienne et dans la dynamique de toutes les religions, cette transcendance a un nom : Dieu. Nous pensons que l’ultime horizon pour vaincre la violence économique aujourd’hui, c’est Dieu en tant que fondement d’une anthropologie de la non-violence fondée sur la justice. Tant que les débats sur l’économie ne conduisent pas aux perspectives d’une conversion spirituelle qui refonde l’humain sur les valeurs spirituelles, nous pouvons craindre que toutes nos batailles pour réduire la pauvreté demeurent de simples vœux pieux. L’enjeu ultime, c’est la re-fondation de l’économie sur les valeurs de transcendance. Deuxièmement, l’économie devrait être désormais considérée dans ses dimensions les plus pratiques et les plus concrètes, là où elle concerne les besoins des hommes et des femmes concernés par la misère quotidienne. A ce niveau, il ne s’agit pas de parler abstraitement de croissance ou des chiffres de PIB et de PNB, mais de voir comment organiser efficacement la vie d’une nation pour que la richesse collective profite aux plus démunis, aux marginalisés. Comme on dirait en Amérique latine, c’est le choix 258 Pour une voie africaine de la non-violence préférentiel pour les pauvres qui doit être l’option économique essentiel. Un tel choix, nous savons comment il est difficile pour les pays riches et les couches sociales riches des pays pauvres ont des difficultés à l’assumer. Pour arriver à un changement dans ce domaine, combien de fois des groupes déterminés ont dû prendre les armes en vue de déclencher des révolutions violentes, avec tout ce que de telles révolutions déclenchent comme tueries et fleuves de sang. Aujourd’hui, il est impératif d’ouvrir la voie non pas des révolutions violentes et meurtrières, mais celle d’une économie solidaire, fondée sur une vision spirituelle des droits des personnes et des peuples au bonheur. Une telle voie exige une vision non-violente du destin humain et une anthropologie de la non-violence créatrice des richesses à partager. C’est cette voie qu’indiquent tous les blocages actuels de la lutte pour la réduction de la pauvreté. En Afrique comme dans le monde, le temps est venu de fonder le destin des humains sur une anthropologie du bonheur communautaire en vue de développer de nouvelles stratégies de production et de distribution des richesses. Seuls des humains non-violents et disposés à créer ensemble des richesses pourront vaincre réellement la pauvreté. Troisièmement, il faut prendre conscience du fait qu’une économie fondée sur une spiritualité du partage n’engage pas seulement une vision du Dieu désarmé et de l’homme désarmé. Elle exige aussi un espace vital désarmé, une société où l’on ne dépense pas des milliards et des milliards de dollars pour se surarmer. A un Dieu désarmé et à l’Homme désarmé devra correspondre un monde désarmé, un cadre de vie non pollué par des bombes et des missiles comme l’est aujourd’hui le monde actuel. Il s’agit en faut de comprendre que la terre qui est notre cadre de vie avec tous ces éco-systèmes dont nous dépendons n’a pas besoin de tout ce que nous produisons comme armement pour nous entre-détruire en vue de conserver des hégémonies économies et des richesses insensées qui poussent les riches à dépouiller les pauvres et à les écraser. La terre a besoin de paix et de tranquillité pour continuer à être notre espace vital de bonheur. Conclusion L’économie ne peut être aujourd’hui pensée qu’avec une nouvelle sagesse planétaire, comme dirait Edgar Mo259 Pour une voie africaine de la non-violence rin. La Sagesse du Dieu désarmé et de l’Homme désarmé dans un monde désarmé. Sommes-nous en mesure de comprendre cet enjeu éthique et spirituel de l’économie mondiale ? Nous espérons que nous serons en mesure de le monde, si nous tenons à ce que l’humanité ait encore un avenir. NOTES 77 P. Chabal et J.P. Daloz, L’Afrique est partie. Du désordre comme instrument politique, Paris, Economica, 1990. 78 O. Jokung Nguena, L’Initiative PPTE (Pays Pauvres Très Endettés). Quels enjeux pour l’Afrique ?, Paris, L’Harmattan, 2005. 79 D. Etounga Manguelle, Cameroun : une exception africaine ?, Yaoundé, Sherpa, 2004. 80 Rappelons ici ces objectifs tels que l’économiste Octave Jokung Nguena les énumère : «(1) réduire l’extrême pauvreté et la faim, (2) assurer l’éducation primaire à tous, (3) promouvoir l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes, (4) réduire la mortalité infantile, (5) améliorer la santé maternelle, (6) Combattre le VIH/sida, le paludisme et d’autres maladies, (7) assurer un environnement durable et (8) mettre en place un partenariat mondial pour le développement» (Jokung Nguena, op.cit.). 81 J. Ziegler, Les Maîtres du monde et ceux qui leur résistent, Paris, Seuil, 2003. 82 Kä Mana (sous la direction de), Réussir l’Afrique, YaoundéBafoussam, CIPCRE, 2004. 83 Kä Mana, La Mission de l’Eglise africaine. Pour une nouvelle éthique mondiale et une civilisation de l’espérance, YaoundéBafoussam, CIPCRE, 2005. 84 J.-P. Chrétien, «L’Afrique face aux défis du monde», in Revue ESPRIT, N° 317, 2005. 85 M. Rocard, «Discours à la deuxième rencontre internationale sur la globalisation de la solidarité», in Revue Economie et Solidarité, Québec, 2003. 86 Depuis huit ans, le CIPCRE est engagé dans l’organisation de ce que nous appelons Campagnes Semaines Pascales. Il s’agit de mobiliser les communautés de foi (catholiques, protestantes et musulmanes) au cours de la période de Pâques pour célébrer à la fois l’événement d’Exode qui concerne tous les fils et toutes les filles d’Abraham, et la résurrection du Christ, qui interpelle toutes les chrétiennes et tous les chrétiens. A cette occasion, nous sillonnons les grandes villes du Cameroun pour sensibiliser les populations autour de grands enjeux du présent et du futur. C’est une expérience d’une immense richesse. 6 260 Pour une voie africaine de la non-violence 12 DISCOURS SUR LA LUTTE CONTRE LA PAUVRETE EN AFRIQUE Réflexions à partir d’une expérience de terrain87 par Jean-Blaise Kenmogne Je suis venu ici aux Pays-Bas pour vous présenter ma réflexion sur le combat contre la pauvreté dans le pays en développement, particulièrement dans les pays africains où je travaille dans le cadre d’une organisation chrétienne que j’ai fondée il y a une quinzaine d’années déjà : le Cercle International pour la promotion de la création (CIPCRE). La réflexion que je vous propose n’est pas seulement la mienne. Elle est aussi celle de tous ceux et toutes celles qui sont engagés avec moi dans l’œuvre de transformation sociale face aux problèmes de fond auquel notre continent est confronté. Elle est aussi celle de beaucoup de forces d’action sociale qui cherchent, partout en Afrique, à lancer des initiatives fertiles pour faire reculer la misère et construire des espaces d’espoir sur une terre où l’on a de plus en plus tendance à désespérer et à perdre toute foi en l’avenir de l’Afrique. Dans ce contexte de désespérance et de découragement, il existe des lieux d’espoir qui refusent le pessimisme ambiant. En leur sein s’affirme de plus en pus une ferme volonté d’affronter la réalité de la pauvreté et de libérer les énergies du changement en profondeur. C’est de cette volonté et de ces énergies que j’aimerais vous parler pour montrer comment elles ont besoin de la volonté et des énergies et de tous nos partenaires ici chez vous, non seulement pour juguler la misère, mais pour créer une véritable société de prospérité et de bonheur sur la terre africaine. 261 Pour une voie africaine de la non-violence 1. Comment se pose la question de la lutte contre la pauvreté en Afrique ? Construire une société de prospérité et de bonheur communautaire : c’est en ces termes que le CIPCRE pose le problème du développement de l’Afrique et de tous les pays que la misère écrase sous toutes ses formes. En posant la question en ces termes, nous insistons sur le fait que l’enjeu réel de la lutte à mener ne concerne pas seulement les dimensions les plus spectaculaires des misères matérielles partout visibles dans les conditions de vie sous-humaines et déshumanisantes où croupissent les populations dans beaucoup de nos pays. Il concerne en profondeur la capacité de créer un type de mentalité, de personnalité et de société capable à la fois d’assurer les conditions de vie viable à l’échelle locale comme à l’échelle des nations, et de développer la richesse humaine et les potentialités créatives pour l’épanouissement de toute la population. Pour le dire autrement, nous sommes convaincus au CIPCRE que la pauvreté est avant tout dans la tête des gens : dans la vision qu’ils ont d’eux-mêmes, dans la manière dont sont structurées leurs mentalités et dans les rapports qu’ils tissent avec leur environnement et leurs attentes face au présent et à l’avenir. C’est cette première dimension de la pauvreté comme structure de l’être des personnes et des sociétés qui nous frappe en Afrique et qui constitue notre lieu du combat contre la misère et pour la construction d’une culture de la confiance en soi, de l’engagement à changer la société et de l’organisation pour bâtir une autre société, un autre monde. Permettez-moi de vous présenter brièvement cette misère qu’un de nos penseurs camerounais, Engelbert Mveng, appelle la pauvreté anthropologique ? Elle consiste essentiellement en une sorte de soumission à la fatalité, au défaitisme, au pessimisme et au statu quo. Au Cameroun, cette mentalité apparaît dans le langage quotidien, à travers des expressions du type : - « Que pouvons-nous faire ? », « On va faire 262 Pour une voie africaine de la non-violence - comment ? », « Tout est bloqué ». « Le Cameroun c’est le Cameroun ? « , « Nous sommes vraiment maudits.» « Les Africains sont nuls. Il n’y a rien à faire. » « Une nouvelle colonisation est nécessaire ». Quand les individus sont conditionnés par une telle vision d’eux-mêmes, il est difficile qu’ils comprennent que la pauvreté et la misère sont dans leurs têtes et que c’est leur vision d’eux-mêmes qui les empêchent de comprendre qu’ils peuvent développer une mentalité anti-misère, s’organiser pour agir ensemble et lancer des initiatives créatrices de richesses pour une vie qui ne soit pas sous l’emprise chronique du désarroi et de la désespérance. Au lieu de développer un tel esprit de foi en soi et de créativité, on a tendance à sécréter des structures mentales qui ne peuvent ni vaincre la pauvreté ni déclencher une véritable dynamique de développement et de progrès social. Dans ces structures mentales pathologiques, on rêve de richesses au lieu de s’atteler ensemble à les produire ; on prie pour que la manne tombe du ciel au lieu de s’engager à lancer de véritables initiatives de développement locales ; on croit que les solutions devront venir des organisations internationales alors qu’elles dépendent foncièrement du type de personnalité individuelle et collective que l’on forge ainsi que de l’esprit de méthode et d’organisation que l’on met en place. A cette première dimension de la pauvreté dans les mentalités, il convient d’ajouter une deuxième dimension du problème : Cette dimension, c’est la désorganisation de l’espace social africain ainsi que l’inflation de la mauvaise gouvernance dans nos pays. Beaucoup de pays africains sont potentiellement ou réellement très riches. Un pays comme la République Démocratique du Congo est un véritable « scandale géologique », comme on aime le dire partout dans le monde. Il possède tout ce qu’il faut dans son sous-sol et sur son sol pour être une terre de prospérité et de bonheur. L’Angola, le Congo-Brazzaville, le Gabon, le Cameroun, le Nigeria, et même le Tchad, disposent de gisements pétroliers qui peuvent garantir des conditions de vie décentes à toutes leurs populations. Il existe de possibilités d’un marché interafricain qui peut ouvrir à beaucoup de nos nations de grands horizons d’espérance. Dans le domaine touristique comme dans l’exploitation 263 Pour une voie africaine de la non-violence des ressources naturelles, le continent africain n’est pas pauvre. S’il laisse croupir dans la misère tant de couches de ses populations, la cause profonde de cette situation est dans le déficit d’un leadership volontariste et responsable et dans l’incapacité à organiser rationnellement l’espace social à partir des intérêts communautaires à défendre et à sauvegarder. Dirigés par une classe politique qui ne voit pas plus loin que le bout du nez de ses appétits immédiats ; gangrenés par la corruption et l’instinct de prédation économique ; livrés à la voracité des réseaux financiers mafieux qui siphonnent toutes leurs richesses, les pays africains implosent dans la pauvreté et le sous-développement chronique. Ils y implosent faute de se donner une volonté collective et des capacités d’organisation en vue de produire des richesses communautaires. Vu sous cet angle, le problème de la pauvreté en Afrique n’est pas à proprement parler un problème de pauvreté ; c’est un problème d’un système social et d’un leadership qui produisent et perpétuent des inégalités mortelles et destructrices pour les populations. Quand on prend conscience du fait que la pauvreté est dans la tête des gens et qu’elle est entretenue par un système social d’inégalités et de leadership prédateur et corrompu, on fait un grand pas dans la clarification des problèmes. Mais il ne faut pas s’arrêter là. Il faut pousser plus loin l’analyse et dire clairement qu’il existe une troisième dimension du problème de la pauvreté et du sousdéveloppement de l’Afrique. Cette troisième dimension, c’est l’ordre mondial dans l’esprit qui l’anime et le nourrit. On ne comprendrait rien à la situation du continent africain et à son désastre actuel si on ne l’inscrit pas dans l’histoire de cinq derniers siècles qui ont été pour nos sociétés une descente aux enfers : - - L’enfer de la traite négrière qui a déstructuré tous les ressorts profonds de notre créativité. L’enfer du système colonial qui a produit des structures mentales de peur, de soumission, d’aliénation et d’extraversion. L’enfer du néocolonialisme qui a mis en place des dictatures tropicales destinées à appauvrir leurs propres peuples et à les maintenir dans un esclavage politique et économique permanent. 264 Pour une voie africaine de la non-violence - L’enfer de la globalisation néo-coloniale actuelle, avec ses réseaux mondiaux et ses structures ésotérico-mafieuses où les « Maîtres du monde » utilisent des « mercenaires » locaux à leur solde pour une géopolitique de la violence face à laquelle nos populations se trouvent paralysées. Lorsqu’on voit les réalités à la lumière de l’histoire, le problème de la pauvreté et du sous-développement apparaissent comme un problème de domination et d’enfermement de tout un continent dans un système mondial inique et injuste. Un système sans ressorts éthiques ni sens profond des exigences d’humanité et de bonheur collectif dans la production, la gestion et la distribution des richesses planétaires. Pour nous au CIPCRE, le problème de la pauvreté a donc trois paramètres intimement liés sur lesquels il faut agir concomitamment dans l’organisation de la lutte contre la misère et le sous-développement chronique du continent africain : - - - Le paramètre des mentalités individuelles fatalistes et non créatives, entretenues par une vision pessimiste de l’Afrique et des Africains par les Africains eux-mêmes, qui ne voient pas qu’ils doivent changer leur propre imaginaire pour devenir de vrais acteurs du développement. Le paramètre d’un système social de désorganisation, de corruption, d’inégalités et de prédation, un système animé par un leadership irresponsable et une gouvernance calamiteuse. Le paramètre d’un ordre mondial violent, inique et injuste, qui appauvrit de plus en plus les pauvres pour enrichir de plus en plus riches, selon l’expression consacrée, créant ainsi une géopolitique de destruction de l’humanité de l’homme, d’écrasement impitoyable des faibles par les puissants, et de fermeture de tout horizon de développement solidaire à l’échelle de la planète. 265 Pour une voie africaine de la non-violence 2. Notre lutte contre la pauvreté Comment l’Afrique lutte-t-elle contre la pauvreté telle que nous venons d’en définir les dimensions ici? Je ne peux pas répondre à cette question de manière générale. Je voudrais vous dire seulement ce que nous faisons, nous, au CIPCRE. A partir de notre expérience, je crois pouvoir donner une idée des initiatives et des actions dans lesquelles d’autres organisations sont engagées sur le terrain de la transformation sociale. Je dois dire avant tout que le CIPCRE développe une double stratégie dans sa manière de conduire la lutte contre la pauvreté et de promouvoir le développement solidaire en tant que projet de transformation sociale. Premièrement, le CIPCRE s’affirme résolument comme un solide réseau de partenaires du Sud et du Nord engagés dans un projet qui leur est commun, un projet de longue haleine où ils sont indissolublement liés et collectivement engagés ensemble. Face à un problème comme celui de la pauvreté, dont les paramètres sont manifestement à la fois mondiaux et locaux, nous avons compris au CIPCRE qu’il nous faut développer une logique des synergies fécondes et d’engagements communs des forces du Nord et des forces du Sud, en vue d’aboutir à des résultats probants sur le terrain des actions de développement solidaire. Il s’agit de mettre sur pied des projets pour lesquels nous savons, nous partenaires du Nord et du sud, tous ensemble, que nous sommes collectivement comptables de nos réussites comme de nos échecs dans les initiatives que nous lançons. Dans cet esprit, les ressources humaines et les moyens financiers qui portent l’action du CIPCRE n’obéissent pas à une logique comme celle des grandes institutions financières internationales. Celles-ci ont l’habitude de se percevoir comme des bailleurs de fonds, des pourvoyeurs d’argent dont le rôle est de financer tout simplement des projets pour lesquels on sollicite leur contribution dans le cadre d’une géopolitique néo-libérale du marché sans frontières, où les riches dictent seuls et autoritairement leurs lois. Quand les projets que ces institutions échouent, celles-ci se lavent glorieusement les mains et prétendent que les seuls responsables de l’échec sont les hommes du Sud, que l’on accuse alors de toutes les tares possibles. Au CIPCRE, les synergies entre les par266 Pour une voie africaine de la non-violence tenaires sont telles que, de la conception des projets jusqu’à leur réalisation sur le terrain, nous sommes fermement ensemble, nous tenons fermement ensemble. Dans l’analyse comme dans la concrétisation de nos programmes d’action, dans l’évaluation des tâches accomplies comme la vision prospective de ce qu’il y a à faire, nous avançons ensemble avec toutes les richesses humaines, matérielles et financières dont nous disposons. Dans cet élan, le rôle des partenaires du Nord est aussi capital que celui des partenaires du Sud, dans une volonté commune qui fait que nous parlons tous et toutes du CIPCRE comme de « Notre projet commun ». Deuxièmement, le CIPCRE a opté pour une stratégie d’association et de coopération avec d’autres forces sociales sur le terrain même des pays où nous travaillons. Il collabore à la fois avec les forces religieuses de tous les horizons (catholiques, protestantes, musulmanes et africaines traditionnelles), avec les organisations de la société civile, avec les autorités politiques et administratives ainsi qu’avec les énergies créatives du secteur privé. L’ambition de cette coopération est de faire voir comment le combat contre la pauvreté est un combat de toutes les forces de la société. Il n’y a pas, à nos yeux, de dynamique possible d’un développement solidaire si toute la société n’est pas engagée dans la lutte avec tout ce qu’elle compte de puissances intellectuelles, éthiques et spirituelles. Armée de sa double stratégie, le CIPCRE s’efforce de susciter une nouvelle conscience de transformation sociale et de lutte contre contre la pauvreté à travers des projets d’action dans quatre domaines essentiels. Premier domaine : l’éducation. Dans la mesure où la lutte contre la pauvreté présuppose une prise de conscience fondamentale et radicale de ce qu’il y a dans la tête des gens, des conditionnements qui pèsent sur leur imaginaire et sur leur vision d’eux-mêmes, nous pensons que c’est par l’éducation et la formation humaine qu’il faut commencer. D’où notre présence active dans les écoles primaires, les collèges et les universités pour des programmes de conscientisation et de mobilisation autour des enjeux de l’écologie et du développement durable. D’où également notre volonté de travailler dans tous ces lieux pour y aborder les grands problèmes de la société africaine, tous ces problèmes qui exigent de la jeunesse un engagement 267 Pour une voie africaine de la non-violence résolu face à notre avenir commun. De la même manière, nous avons fait de l’utilisation des médias et des nouvelles technologies de la communication notre lieu de parole pour atteindre toute notre société. Dans ce domaine de l’éducation, le CIPCRE a aujourd’hui un impact profond et un vaste rayonnement dans la société camerounaise et béninoise. Son action se déploie à travers des campagnes publiques auxquelles nos populations sont très sensibles. C’est ainsi que nous lutons contre la pauvreté dans la tête des gens. Deuxième domaine : l’organisation. Sachant que la faiblesse majeure de l’Afrique en matière de développement est le manque d’un esprit d’organisation et de méthode d’action rationnelle, le CIPCRE s’est engagé à implanter cet esprit au sein du monde rural où il conduit les paysans à s’organiser en groupes de production, de commercialisation et de distribution de leurs produits, en vue d’une dynamique du développement local qui garantisse à chacun et à chacune des conditions de vie saines et normales, loin de l’emprise mortelle de la misère. Cet esprit, le CIPCRE l’implante aussi dans les mouvements et associations de femmes avec lesquelles nous travaillons. Il ne s’agit pas seulement de faire comprendre en quoi et pourquoi le développement exige que l’on soit organisé à l’échelle locale, mais aussi d’ouvrir les populations aux enjeux de la globalisation. Une globalisation qui exige une imagination toujours en alerte afin de saisir les tendances lourdes du monde actuel et de donner à l’Afrique une vision globale de l’ordre mondiale à travers des projets qui puisse avoir la planète entière comme horizon. C’est dans cette perspective que nous nous orientons maintenant vers le secteur privé pour y répandre le même esprit d’exigence d’organisation dans le cadre de la mondialisation et de la maîtrise que l’Afrique devrait y manifester pour pouvoir dépasser ses limites par une dynamique du développement solidaire. Nous luttons ainsi contre la pauvreté en promouvant un esprit résolument altermondialiste. Troisième domaine : le plaidoyer. Le combat pour vaincre la pauvreté exige une constante dynamique de plaidoyer auprès des décideurs de tous bords. Ce travail, le CIPCRE le fait avec ses partenaires à l’échelle nationale et à l’échelle internationale. Il a tissé une toile d’araignée dont les vibrations lui permettent de pouvoir atteindre les milieux politiques, économiques et religieux, et de déve268 Pour une voie africaine de la non-violence lopper avec l’ensemble de la société civile camerounaise des stratégies de présence là où les décisions se prennent. C’est ainsi que nous avons été très présent dans le processus de discussion nationale entre l’Etat et les partenaires sociaux sur l’Initiative de réduction de la pauvreté (initiative PPTE). Dans ce même cadre, nous avons été présents dans le travail du parlement allemand pour présenter la position de la société civile camerounaise sur l’opportunité pour le Cameroun d’atteindre le point d’achèvement de l’Initiative PPTE. Avec nos partenaires du Nord, nous tentons d’être présents dans les débats sur la coopération et le développement, afin de faire entendre la voix des populations du Sud, comme nous l’avons fait il y a trois semaines au Forum Rural Mondial qui s’est tenu en Espagne. Une de nos publications consacrée à L’Evangile et au développement sert aujourd’hui de base de recherche à la DCC, le service suisse de coopération au développement. Nous devenons ainsi une voix du sud fortement écoutée et nous utilisons cette position faire entendre au Nord ce que vivent et endurent les populations pauvres d’Afrique. Quatrième domaine : la réflexion. Le CIPCRE s’investit aussi dans la réflexion théologique, philosophique et sociale. Avec collection Foi et Action, il offre au grand public des éclairages nécessaires non seulement à la lutte contre la pauvreté, mais à la construction d’une nouvelle société africaine : une société de prospérité, de paix, de progrès et de développement solidaire. Aujourd’hui, nos livres sont de plus en plus connus et de plus en plus demandés. Nous investissons ainsi dans les esprits, dans les imaginations, dans les âmes et dans les consciences. Nous sommes convaincus que notre semence portera de bons fruits. Ce que nous chercherons, c’est d’être un lieu d’espoir pour l’Afrique. Nous savons que d’autres lieux d’espoir existent sur notre continent et qu’ils travaillent comme nous dans la perspective de bâtir une autre Afrique, une nouvelle Afrique : l’Afrique de nos volontés, comme dirait un grand penseur camerounais. Ces lieux d’espoir qui travaillent à transformer nos sociétés avec leur réflexion et leur action, nous savons au CIPCRE qu’ils sont en lien avec beaucoup de forces de foi, d’espérance et de solidarité dans les pays du Nord. Nous savons que les réussites des projets qu’ils portent 269 Pour une voie africaine de la non-violence sont les réussites que nous devons à notre coopération, à notre collaboration et à nos synergies avec les églises, les mouvements de la société civile, le monde du secteur privé et les gouvernements du Nord. Pour nous, l’avenir est à cet esprit des synergies créatives entre l’Afrique que nous bâtissons et les forces de solidarité ici. Conclusion Saurons-nous ensemble vaincre la pauvreté et lancer une dynamique irréversible du développement solidaire ? Je l’espère. Pour moi, l’expérience du CIPCRE m’a appris une vérité : même si nos résultats actuels ne sont pas très spectaculaires, nous sommes dans la bonne direction et nous savons maintenant ce qu’il convient de faire. La route reste longue, c’est pourquoi, il faut presser le pas. NOTES 87 Ce texte est une communication présentée à une rencontre des responsables du service diaconal des Eglises des Pays-Bas, en novembre 2006. 270 Pour une voie africaine de la non-violence 13 PLAIDOYER POUR LA FEMME Expérience de la campagne semaines pascales comme modèle de transformation œcuménique et interreligieuse de la société Par Laura Tieliecke Je me propose de présenter ici une expérience africaine originale de transformation sociale à partir de l’action œcuménique et interreligieuse. C’est l’expérience des Campagnes Semaines Pascales (CSP) organisées par le Cercle International pour la Promotion de la Création (CIPCRE) au Cameroun, dans une dynamique de coopération fructueuse entre protestants, catholiques et musulmans décidés à transformer ensemble la situation globale du pays. Le regard que je porte sur cette expérience est un regard de l’extérieur : mon regard de jeune femme européenne sur un projet ambitieux d’une organisation non gouvernementale chrétienne d’écologie et de développement durable en Afrique. Je livre ici mes impressions après un stage de deux mois et demi dans cette organisation, pendant la saison des pluies 2006. Ces impressions que je veux partager avec vous n’ont pas la prétention d’épuiser toute la richesse de l’expérience CSP, qui se développe depuis 1998. Elles sont limitées dans leur portée par un triple filtre : - - - la courte durée de mon séjour pendant lequel il était impossible de tout voir, de tout entendre, de tout sentir et de tout analyser ; la différence de langue entre les acteurs de la Campagne qui parlent tous et toutes le français ; et moi-même, de nationalité allemande, dont le français n’avait pas le haut niveau de mes interlocuteurs ; les difficultés et malentendus que la commu271 Pour une voie africaine de la non-violence nication interculturelle induit et charrie, consciemment ou inconsciemment. Je tenterai d’abord de raconter l’histoire de la Campagne Semaines Pascales. Je chercherai ensuite à définir sa philosophie et ses objectifs. Je mettrai également en lumière ses stratégies avant de faire sentir un peu la dynamique qu’elle épanouit à travers les problèmes auxquels la Campagne 2006 a été consacrée, notamment : la dot, les rites de veuvage et la prostitution infantile comme noyau d’un plaidoyer pour la femme africaine. 1. Le CIPCRE et la dynamique des Campagnes Semaines pascales L’idée directrice de la Campagne Semaines Pascales comme expérience de transformation sociale est de rassembler des personnes de différentes confessions et religions autour d’un problème qui concerne toute la société. La société camerounaise principalement, mais aussi la société africaine et même le monde dans son ensemble. Il s’agit, en fait, d’unir les forces vives de la communauté nationale en vue de trouver des solutions au problème soulevé, à travers des structures d’action, de sensibilisation et de plaidoyer chargées de développer des initiatives pou changer l’ordre social. L’ampleur de cette dynamique oecuménique et interreligieuse se manifeste par la diversité et l’engagement des co-organisateurs de la CSP. Le CIPCRE mène en effet la Campagne en coopération avec le Conseil des Eglises Protestantes du Cameroun (CEPCA)88, le Conseil Supérieur Islamique du Cameroun (CSIC) 89 , le Service Œcuménique pour la Paix (SeP)90 et le Service National Justice et Paix (SNJP)91 . Ces organisations partenaires établissent des contacts stratégiques avec les mouvements religieux d’envergure nationale, les institutions scolaires et d’autres structures intéressées par la thématique de la Campagne. Par ailleurs, ils aident ces mouvements à intégrer le thème de la Campagne dans leurs activités, en mettant ce thème à l’avant-plan au lieu de considérer avant tout l’identité confessionnelle des organisateurs. En 1998, lors de sa toute première édition, la CSP a été organisée dans la seule ville de Bafoussam. Au fil des ans, de plus en plus de localités ont accueilli l’organi272 Pour une voie africaine de la non-violence sation des manifestations. Depuis 2005 la Campagne n’est plus concentrée sur la période pascale qui s’étend de Pâques à Pentecôte : elle s’étend sur toute l’année. La période pascale reste tout de même un temps privilégié. Après avoir conscientisé l’opinion publique pendant huit ans sur un certain nombre de « fléaux sociaux », la CSP passe aujourd’hui du stade de la sensibilisation et de la mobilisation à la phase d’actions concrètes et concertées sur le terrain. D’un côté, il s’agit « d’identifier et transformer les structures et les lieux de pouvoir qui produisent et reproduisent ces fléaux »93, de l’autre, de promouvoir une formation en profondeur des forces sociales pour qu’elles puissent « infléchir les structures de décisions afin qu’elles soient à même d’induire des changements sociaux véritables et sur le long terme. »94 Les comités locaux d’orientation et de suivi (COS) jouent un rôle fondamental dans cette stratégie. Ces comités ont été créés dans chaque ville qui accueille la Campagne pour faciliter la mise sur pied des activités « grand public », en vue de réaliser l’organisation pratique des ateliers de formation et pour assurer le suivi. Les membres des COS sont des représentants de différentes communautés religieuses, ainsi que des « antennes locales » des ONG co-organisatrices de la Campagne. Pour le COS il s’agit non seulement de mobiliser du monde pour les grands événements de la CSP dans les villes respectives, mais aussi d’organiser des activités locales autour du thème central pendant toute l’année. C’est la raison pour laquelle le CIPCRE et ses organisations partenaires assurent des sessions de formation aux membres des COS. Cela permet à ceux-là de créer des structures permanentes dans leurs villes et de travailler en réseau avec les autres COS. « Dans cette perspective, la logique événementielle cède progressivement la place à la logique structurelle, en même temps que l’accent sera mis sur le renforcement des capacités des acteurs sur le terrain en vue des initiatives de proximité. »95 La Campagne Semaines Pascales se caractérise non seulement par la diversité de ses participants mais aussi par la grande variété de ses activités. Les rencontres et célébrations oecuméniques et interreligieuses constituent sans doute le coeur de la Campagne. Dans le cadre des conférences publiques, des tables rondes et des causeries éducatives dans des paroisses et écoles, le thème choisi 273 Pour une voie africaine de la non-violence pour la réflexion et la mobilisation est présenté aux différents groupes de la société camerounaise et débattu. Des ateliers de formation pour les responsables des mouvements des jeunes et des femmes, pour les forces intellectuelles et pour les chefs traditionnels. Creusant en profondeur le sujet de la Campagne et constituent un lieu de débat et de recherche de solutions. Depuis l’année 2006 l’Université Justice, Paix et Sauvegarde de la Création (Université JPSC), qui a été lancée par le CIPCRE en 1999, est intégrée dans les actions de la CSP. Une fois par an l’Université JPSC rassemble « une centaine de jeunes qui se forment aux méthodes d’animation et de transformation sociale, notamment en technique de non-violence et en stratégies de promotion de la paix. »96 A partir de 2000, le cahier d’animation joue un rôle essentiel au sein de la CSP. Ce dossier analyse le thème central de la Campagne, présente des instruments spirituels, sociaux et juridiques pour combattre ce fléau social dénoncé et offre des idées d’animation et de plaidoyer aux lectrices et lecteurs pour qu’ils puissent agir en tant que multiplicatrices et multiplicateurs. Finalement, toutes ces activités sur place sont accompagnées par une vive campagne médiatique sous la forme de conférences de presse, de participation aux émission de télévision et radio, et l’animation d’un site Internet consacré aux activités en cours. 2. La Campagne Semaines Pascales 2006 : un plaidoyer pour la femme au Cameroun Après cette présentation de la Campagne, je voudrais maintenant décrire mes impressions personnelles et partager avec vous ce que j’ai vécu au cours de la CSP 2006. Avec l’équipe de cette campagne, j’ai passé une semaine à Douala, la capitale économique du Cameroun, et une semaine à Bertoua, à l’Est du pays. Je me concentrerai sur les trois sujets principaux de la CSP 2006, à savoir la marchandisation des jeunes femmes à travers une pratique mal comprise de la dot, la perversion des rites de veuvage ainsi que le trafic de jeunes filles 274 Pour une voie africaine de la non-violence africaines à des fins d’exploitation sexuelle. Pour chaque thème je vais d’abord expliquer la problématique, ensuite dire comment les animatrices et animateurs de la Campagne l’ont abordé et comment les participant(e)s ont réagi et se sont investis dans le débat. Je conclurai chaque thème par quelques observations et questions critiques. Quand la dt devient une pratique marchande Pour lancer le Campagne 2006, le CIPCRE avait commandé à des experts une étude sur le thème : « Dot et rites de veuvage au Cameroun – Pratiques sociales et souffrances féminines »97. Dans cette étude le phénomène de la dot est décrit de la manière suivante : « En raison de la règle quasi universelle de la prohibition de l’inceste, le mariage est toujours la rencontre d’individus issus de familles ou de groupes différents. C’est pour sceller cette union que les membres de deux familles, les amis, les voisins, s’échangent de nombreux présents ou en donnant aux mariés. Seulement certains groupes estiment que le mariage est aussi la ‘perte’ de leur fille et qu’une compensation à la fois matérielle et financière doit être payée par la famille de l’époux. D’où la pratique de la dot, initialement échange symbolique et convivial entre deux familles qui se rencontrent, mais devenue véritable transaction commerciale. Au fil des années et des mutations sociales, la femme a été transformée en marchandise dont la valeur d’échange lors du fameux ‘mariage traditionnel’ est fonction du niveau d’instruction, du statut social du prétendant, de la cupidité de la famille élargie. Une fois la « marchandise » acquise au terme de la longue et harassante transaction, la jeune épouse devient comme un « patrimoine » dont l’acquéreur (le mari) ou son entourage et ses ayants droit peuvent disposer à leur guise. »98 Il s’agit donc d’abord d’un acte symbolique qui réunit deux familles. Cependant, tandis que traditionnellement le gendre paie la dot en nature ou offre des objets utilitaires et des services à sa future belle famille, aujourd’hui la famille de la fiancée dresse une liste exorbitante de biens que le fiancé doit lui remettre. Cette liste contient souvent une immense somme d’argent ainsi qu’une variété d’objets de valeur. Ainsi la femme devient une marchandise, et une fois «achetée», elle est la «propriété» de son mari et de sa belle famille. Dans certaines régions du Cameroun les filles « peuvent servir à com275 Pour une voie africaine de la non-violence penser des dettes contractées autrefois par les parents. »99 Dans le Nord et Extrême Nord du Cameroun, on dit que « la dot ne finit jamais». Cela veut dire que l’époux reste toujours redevable de services et de soutien financier à la famille de sa femme. Il faut souligner que ce sont généralement les pères qui décident du mariage et qui profitent le plus de la dot.101 Aujourd’hui cet aspect commercial de la dot est devenu si important que certaines filles éprouvent une fierté pour « avoir été dotées cher. »102 La CSP 2006 à Douala et à Bertoua a dénoncé cette pratique mal comprise de la dot. Dans le cadre des ateliers de formation pour les responsables de mouvements des jeunes et des femmes, pour les forces intellectuelles et pour les chefs traditionnels, elle a été rythmée par le souci de redonner à la dot son sens originel. Pour commencer les participant(e)s ont été invités à décrire comment la dot était pratiquée dans leurs villages ou leurs régions. Il s’agissait de voir les différences mais aussi les ressemblances et les motifs dominants dans ces pratiques. Tandis que la plupart des femmes mariées connaissaient très bien les exigences précises de la dot, les jeunes participant(e)s n’avaient qu’une idée très générale de cette condition préalable au mariage. En partageant leurs expériences au sujet de la dot , les participants, et surtout les participantes, ont attiré l’attention sur les dangers de marhandisation qu’une mauvaise pratique de la dot comporte, notamment : les risques de s’endetter, l’impossibilité de se marier à cause de trop de préconditions financières et le développement de l’esprit de chosification de la femme. A Douala Aicha, une animatrice musulmane de la CSP, a brossé un vaste tableau, à la fois théorique et historique de l’oppression de la femme par les hommes, à travers des pratiques déshumanisantes au coeur des différentes religions. A Bertoua Imam Yaya a expliqué que selon le Coran c’est la femme qui reçoit la dot et non sa famille et que le fiancé n’est pas obligé d’offrir des cadeaux à sa belle famille. Par ailleurs, il a souligné que la dot représente un cadeau que le fianceéoffre à sa future 276 Pour une voie africaine de la non-violence épouse, un cadeau symbolique, qui peut aussi être sous la forme de partage des connaissances, en échangeant avec elle, par exemple, tout ce qu’il sait sur l’Islam. Les explications de l’imam ont déclenché un débat général sur le rôle de la femme dans l’Islam et les participant(e)s chrétien(ne)s ont saisi l’occasion pour poser des questions concernant les droits et devoirs de la femme selon l’Islam. Des femmes et quelques hommes musulman(e)s ont enrichi le débat en présentant leurs points de vue. Kä Mana, animateur de la CSP et conseiller théologique du CIPCRE, pour sa part, a rappelé la signification primaire de la dot dans la tradition africaine. Je reprends ici son texte : « Au cœur de nos traditions culturelles, la pratique de la dot s’inscrit dans un champ de signification dont nous pouvons définir le sens à travers trois cercles concentriques. Le premier cercle est celui des liens que la dot symbolise. Il s’agit des engagements qui unissent deux familles ou deux clans à travers les enfants qui se marient. Dans ces engagements, chaque enfant devient membre à part entière de la famille de son partenaire. Le conjoint et la conjointe scellent une alliance indestructible non seulement entre eux, mais entre leurs familles. Les deux fondent un foyer qui devient un lieu de responsabilité où les liens noués s’intègrent dans la dynamique d’un «nous» qui embrasse tous les membres de deux familles. Pour signifier ces liens de profondeur, nombreux sont les symboles que nos traditions utilisent : le vin de palme bu ensemble, la cola partagé, le repas d’alliance consommé à la tombée du jour ou l’animal sacrifié comme signe d’invocation des ancêtres et des esprits pour un pacte où les forces invisibles engagent leur présence et garantissent la solidité de nouveaux liens entre les mariés et entre leurs familles. Lorsque la dot est versée à cette occasion, elle traduit la force de la relation vitale que rien ne peut rompre désormais. Dans la mesure où elle est fécondée par une parole proférée comme parole de vie par les patriarches de deux familles qui bénissent leurs enfants et célèbrent la réalité de la nouvelle famille qui les rend plus forts et plus riches, cette dot a une valeur qui excède toute valeur marchande parce qu’elle est la valeur même de la 277 Pour une voie africaine de la non-violence vie et de l’union entre deux familles. Elle symbolise la force-vie, pour ainsi dire. Cette puissance vitale dont les enfants à naître, dans le futur foyer des époux, sont l’expression la plus forte. Verser la dot à une famille, c’est traduire le lien nouveau qui fait de celui qui verse la dot le nouveau fils de la famille, celui sur qui l’on peut compter et qui peut compter sur sa nouvelle famille, celle de son épouse. Avec son entrée dans sa nouvelle famille, le mari accueille aussi sa femme dans sa propre famille où celle-ci prend place comme celle sur qui on peut compte par qu’elle compte profondément dans l’énergie vitale de la famille. Ici, la réalité qui compte est celle de l’enrichissement de l’être et de la vie, et non la simple présence de ce qui se compte en pièces sonnantes trébuchantes, à moins que cette présence ne s’insère dans la logique profonde de l’enrichissement de l’être et de la vie. Le deuxième cercle de signification de la dot, c’est le registre de l’épreuve. On ne se marie pas n’importe comment ni n’importe quand. Il faut faire preuve de sa capacité à être un adulte responsable, en mesure de gérer une famille selon les valeurs les plus fortes de la société. Il y a des tribus où il est impératif pour le futur genre de travailler pendant un certain temps dans sa belle famille pour faire voir clairement à tous et à toutes qu’il est un vrai homme et qu’il est digne de la confiance que l’on devrait placé en lui pour l’avenir de la fille qu’on lui donnera en mariage. Il y a d’autres tribus où l’on doit prouver sa maturité par la consistante des dons que l’on accorde aux futurs beaux-frères et belles-sœurs. Il y en d’autres où la consistance morale et la solidité humaine du gendre sont des garanties de la force du futur couple. Lorsque la dot est versée, elle n’est que le signe des capacités humaines de l’homme pour vaincre les épreuves et gagner sa vie en toute responsabilité. On montre par la dot ce dont est capable en tant qu’individu et ce que vaut humainement la famille dont on est issu. Ici aussi, nous sommes en plein dans des symboles essentiels. Ce ne sont pas les biens matériels qui comptent, mais l’esprit dans lequel on les donne. Cette esprit conduit la belle famille dans une dynamique des contre dons où s’illuminent sa propre valeur et l’idée qu’elle se fait d’elle-même. Dons et contre dons deviennent ainsi la célébration de la vie qui va se poursuivre et s’intensifier dans la progéniture du nouveau couple. Avec cette logique, il ne s’agit pas pour la belle famille de s’enrichir matériellement, il s’agit 278 Pour une voie africaine de la non-violence pour les deux familles de s’enrichir mutuellement parce qu’elles savent qu’elles se sont unies à travers deux enfants éduquées à vaincre les épreuves de la vie. Quand la dot est vécue dans cet esprit où l’existence est perçue comme épreuve, elle est renforcement de la force-vie dans les connexions existentielles de profondeur. Le troisième cercle pour comprendre le sens de la dot dans la tradition africaine, c’est le registre du jeu. Le jeu à travers lequel on mesure la consistance d’un homme et sa connaissance des règles fondamentales de gestion des relations sociales. Un exemple : un membre de la belle famille exige une dot faramineuse de la part de la famille du futur genre ; si celui-ci, sans aucune discussion ni aucun échange de paroles d’humilité et de respect, affiche prétentieusement sa richesse en donnant ostensiblement la dot exigée, la belle famille décidera de ne pas lui donner la femme ; elle jugera qu’elle est en face d’un gendre arrogant, irrespectueux et mal éduqué, en qui on ne peut avoir aucune confiance. Le genre aura en fait montré son ignorance de lois profondes d’humanité respectueuse et humble, qui régulent la vie entre le gendre et ses beauxparents. Il aura manifesté son inconsistance et son manque de sérieux dans la vie éthique. Si, en revanche, il se plie dans l’humilité et propose de donner à la belle famille le peu qu’il a et qui n’est que le signe de son respect pour les parents de sa femme, on le jugera digne de considération et digne de la femme. Il est un véritable homme. Ainsi va le jeu social : il se fonde sur des valeurs qui sont infiniment au-delà de la logique marchande, et ce sont ses valeurs que le jeu qui entoure les cérémonies de dot manifestent. Un autre exemple : dans certaines de nos tribus, la soirée du versement de la dot est un véritable festival de splendides «beautés» où l’on présente au futur genre toutes les filles de la famille pour qu’il reconnaisse véritablement sa future épouse parmi celles qui défilent devant lui. Chaque fille qui se présente et qui n’est pas la future épouse attend que le prétendant de sa sœur lui donne quelque chose. Si le futur genre se montre sous le jour d’un homme qui se croit riche et remet des sommes exorbitantes aux filles pour montrer sa puissance, il sera disqualifié par les sages de la belle famille. Le jeu du défilé de ses belles sœurs n’est qu’un moment d’observation pour mesurer le poids humain du type de personnalité face auquel on se trouve. Dans nos traditions, beaucoup de genres idiots ont laissé des plumes à ce jeu où 279 Pour une voie africaine de la non-violence l’important est plus l’être que les biens, plus la constance du caractère que la magnificence des possessions matérielles. Aujourd’hui, nos sociétés africaines sont en train de perdre la triple signification de la dot comme lien, comme épreuve et comme jeu. L’argent a perverti les valeurs fondatrices du système d’humanité qui donnait son sens aux relations de don et de contre don entre les familles. En devenant l’enjeu central du mariage, il a dévalorisé la femme et l’a réduite à une marchandise que l’on utilise comme toute marchandise dans nos systèmes modernes de consommation. Devenues des choses, les femmes s’échangent comme des choses. Il faut juguler cette logique qui nous rend complètement inhumains et fait perdre à l’Afrique les valeurs fondatrices de son être. C’est ce combat que la campagne semaines pascales mène et cherche à gagner : le combat du respect et de la dignité de la femme en Afrique.» Les réactions des jeunes à cette thèse étaient mitigées. Tandis que quelques participant(e)s voyaient les aspects positifs dans la culture ancestrale, un groupe des jeunes chrétien(n)es prenait la position selon laquelle il ne fallait se référer qu’à la Bible et oublier les anciennes traditions. Il s’est développé un vrai débat sur le christianisme en Afrique. Selon Ka Mana le christianisme qu’on vit aujourd’hui en Afrique est venu par le canal de la culture européenne et de ses réflecteurs idéologiques. Il n’est pas basé sur des fondements culturels africains. Il souffre de faiblesses profondes qui en font plus un problème qu’une solution aux problèmes. Pour changer les choses, il y a lieu d’inculturer la foi chrétienne dans ce que l’Afrique a de profondément fertile en matière éthique et spirituelles. Pour les jeunes chrétien(n)es, par contre, la vision de la culture africaine était très négative. Il n’y avait pas chez eux l’exaltation de l’Homme africain et de sa culture dont s’enchantait Kä Mana. Ils ne croyaient pas à une Afrique moralement pure avant l’arrivée du christianisme. Si celui-ci a échoué, c’est par manque de la crainte en Dieu. Le problème de la faiblesse du christianisme n’est donc pas lié à la culture, c’est un problème humain, tout simplement. Kä Mana a réagi à ces propos en posant la ques280 Pour une voie africaine de la non-violence tion « D’où vient l’Evangile ? » Il montrait que l’Evangile n’est pas importé de l’extérieur : « il est africain dans ses sources et dans sa substance ». L’idée du monothéisme a été inventée par les pharaons en Afrique. Les grandes valeurs de la vie morale et spirituelle viennent de la même source à laquelle les Hébreux se sont abreuvés et qui constitue la meilleure matrice culturelle pour comprendre Jésus. « L’Occident, de par le choix de la violence comme matrice culturelle, nous a apporté sa lecture de la Bible en Afrique, souvent sous la forme d’une arme de domination. » Le Coran, qui est aussi un héritage de la vision égyptienne de l’existence spirituelle, a été gauchi dans sa substance par la lecture culturelle qu’en ont faite les peuples arabes. C’est cette culture qui fait problème. Kä Mana a terminé son intervention en insistant sur le fait qu’il est temps pour les Africaines et les Africains d’utiliser le Coran et la Bible différemment, à partir des sagesses ancestrales de la non-violence. C’est là le problème spirituel de fond. Observations et questions critiques La Campagne Semaines Pascales 2006 a été lancé à Ebolowa sous la forme du premier forum des chefs traditionnels de la province du Sud. Il s’agissait de réfléchir avec les chefs traditionnels, « âme et moteur des valeurs ancestrales »103 afin de voir comment re-humaniser la pratique de la dot et comment réinventer les rites de veuvage. Il semble logique d’impliquer ces forces importantes de la société camerounaise dans le travail de la CSP. Pourtant, est-ce que le système des chefs traditionnels, un système où le pouvoir suprême est réservé aux hommes n’est pas en contradiction fondamentale avec la lutte pour l’égalité entre les sexes ? Quelles impulsions peut une institution sociale fortement patriarcale, comme l’autorité traditionnelle, apporter à une campagne pour la promotion de la femme au Cameroun ? Je m’interroge profondément à ce sujet. Par ailleurs, si on regarde bien les co-organisateurs de la CSP, est-ce qu’il ne s’agit pas aussi d’institutions fortement dominées par les hommes, où l’accès au pouvoir est impossible pour les femmes ? Et même au CIPCRE, le pouvoir décisionnel n’est-il pas centré auprès d’un petit groupe d’hommes ? Concernant les animateurs et animatrices de la CSP, malheureusement, on remarque également qu’il s’agit surtout d’hommes. Comment peut281 Pour une voie africaine de la non-violence on aborder les problèmes essentiels comme ceux de la perversion de la dot si le discours est accaparé par les hommes. Je m’interroge profondément à ce sujet. Il y a des questions dont il faut sérieusement débattre. Celles-ci notamment : La CSP est-elle machiste ? Perpétue-t-elle le système patriarcal sans s’en rendre compte ? Ne risque-telle pas d’être un enfer pavé de bonnes intentions ? A mon sens, Il est temps que chaque institution organisatrice de la CSP se demande si sa propre structure est cohérente avec les objectifs du combat pour l’égalité entre les sexes, si elle est prête à ouvrir ses structures aux femmes, si elle est disposée à partager le pouvoir décisionnel avec les femmes ou si elle se contente de prononcer des belles paroles qui font illusion sans pouvoir être suivies d’effets positifs. En ce qui concerne la dot, je réfléchis avec un regard extérieur sur cette pratique et sur l’avantage de revenir à sa signification initiale. En tant que femme européenne, qui est née et qui a grandi dans une autre culture, je ne savais presque rien sur la pratique de la dot avant mon arrivée au Cameroun. Le fait que les familles négocient le mariage de leurs enfants me rappelle l’époque de mes grands-parents où il était extrêmement important que l’époux ou l’épouse vienne du même niveau social. En ce temps-là les familles jouaient un rôle essentiel à la recherche d’un(e) fiancé(e) convenable. Cela me rappelle aussi les « rallyes », des fêtes privées organisées pour les enfants de la haute bourgeoisie française pour qu’ils trouvent un(e) futur(e) mari(e)s du même milieu social. Appartenant à une société individualiste, qui accorde plus d’importance aux souhaits de l’individu qu’à l’unité et la solidarité familiale, je trouve très difficile à comprendre le sens fondamental de la dot, la nécessité de réunir deux familles. A première vue, il me semble très contraignant et déresponsabilisant que ce ne soit pas le couple seul qui décide de son avenir. Ma première réaction était de dire que c’est finalement le couple et pas leurs familles qui doivent vivre ensemble. Mais cet argument ne tient pas puisque souvent le couple va vivre avec la famille du mari. Dans ce cas il semble important que la famille s’entende bien avec sa belle-fille. Cependant, concernant le problème de l’éga282 Pour une voie africaine de la non-violence lité entre les sexes, on peut se poser plusieurs questions : pourquoi n’est-ce pas le mari qui quitte sa famille mais la femme qui doit s’intégrer dans la famille de son époux ? Pourquoi la dot ne doit-elle être versée que par les hommes ? Si la perspective pouvait être celle d’un échange symbolique des deux côtés, c’est-à-dire réciproque, la logique de former un couple avec les mêmes droits et obligations aurait une base plus solide. On peut dire qu’il s’agit-là de questions d’une européenne, mais je les trouve importantes pour l’ouverture de l’Afrique à d’autres cultures. 2. La perversion des rites de veuvage Problématique « La mort est un événement tragique en ce qu’elle consiste en la disparition d’un être cher. La mort du conjoint ou de la conjointe l’est davantage parce qu’elle entraîne la dissolution du mariage. Si les sociétés humaines organisent toutes sortes de rituels pour exorciser la mort et consoler les personnes éprouvées, certains groupes au Cameroun réservent aux femmes (un peu moins au hommes) qui perdent leur conjoint un traitement spécial qui prend le terme générique de ‘veuvage’. On reconnaît que ‘le veuvage est une institution sociale sexuellement informée’. Autrement dit, hommes et femmes ne le vivent ni pendant la même durée, ni avec la même intensité. Par-delà les dimensions culturelles, sociales, religieuses, certains aspects des rites de veuvage féminin s’apparentent à des traitements cruels, inhumains ou dégradants : avilissement, négation de sa dignité, atteintes à l’intégrité physique de la femme, etc. Certes, il y a des nuances selon les aires socio-ethniques, les cosmogonies et les systèmes de valeurs ; les influences des religions et les transformations économiques atténuent ou aggravent des aspects du rituel aux contours imprécis. Mais une constante demeure : les souffrances, les privations, les humiliations, les brimades, les rites de ‘purification’ sur fond de culpabilisation (la veuve est rapidement soupçonnée d’être responsable dans le décès de son conjoint) sont le lot des femmes. Elles en sortent meurtries, traumatisées, et portent les stigmates pendant longtemps. »104 Bien que les pratiques concrètes du rituel de veuvage dépendent pour la plupart de la culture régionale et locale, certains rites sont très répandus. Presque partout 283 Pour une voie africaine de la non-violence au Cameroun, la veuve doit se coucher à même le sol, se raser la tête et porter la même tenue (noire, rouge ou blanche) pendant tout le rituel du veuvage qui peut durer entre 1 semaine et 1 an. Par ailleurs, il lui est interdit de se laver elle-même et d’être en contact avec son entourage. « Elle doit se déchausser, s’abstenir de manger ou de sortir sans la permission de ses belles-sœurs qui la prennent en charge. » Dans certaines régions, la veuve est forcée de dormir la première nuit de deuil allongée à côté de la dépouille de son conjoint. Très souvent la veuve ne peut pas travailler, voyager ou aller au marché pendant la durée du veuvage. Cette phase d’isolation est suivie par des rites de réintégration sociale de la veuve. Généralement, elle est conduite au marché par ses belles-soeurs et d’autres veuves. Elle est obligée de préparer et de manger des repas spécifiques. Avant l’abandon de la tenue de veuvage, la veuve doit prendre un bain de « purification ». Dans la culture Medumba à l’Ouest Cameroun, par exemple, le veuvage prend fin par le rituel du lavage. « C’est le moment essentiel de l’ensemble parce que c’est lui qui vient enfin révéler la vérité sur la culpabilité ou non de la veuve. »106 La veuve doit descendre dans un cours d’eau, y déposer un panier et parler de la vie commune avec son conjoint tout en réaffirmant son innocence par rapport à son décès. Il est admis que si son témoignage est honnête le panier déposé dans le courant d’eau « s’en ira, en emportant toutes les accusations portées contre la veuve. Dans le cas contraire, il apporte une preuve de la culpabilité de cette dernière, laquelle l’expose à la lapidation. »107 Une fois la période de veuvage terminée, la veuve est attribuée à un frère du défunt ou à un membre de sa famille ou bien, dans certains cas, elle peut se remarier en dehors de sa belle-famille. Parfois la veuve est obligée de repayer sa dot à sa belle-famille pour pouvoir la quitter. Il faut souligner que le veuvage, pour les hommes, dure seulement entre 3 jours et 2 semaines et reste symbolique, c’est-à-dire beaucoup moins contraignant et humiliant.108 L’homme n’est pas soupçonné d’être responsable de la mort de son épouse. La veuve, en revanche, est culpabilisée. « Lorsque tu perds ton conjoint, tu deviens comme une femme porte-malheur. Le veuvage est le moyen 284 Pour une voie africaine de la non-violence de se faire accepter de nouveau dans la collectivité. »109 Pour ne pas être exclues de ce système social, les veuves continuent de se soumettre au veuvage, à une pratique qui s’est « inscrite dans la sphère de la normalité »110 et qui est ainsi difficile à mettre en cause. Approches et réactions Comme pour la pratique de la dot, la CSP 2006 a abordé les rites de veuvage dans le cadre des ateliers de formation des personnes responsables des mouvements d’action chrétienne et islamique. Enrichis par des témoignages de quelques veuves, les débats entre les représentantes de ces mouvements ont été très vifs en même temps que fructueux. Il s’agissait d’abord de partager les connaissances sur les rites de veuvages dans les différentes régions du Cameroun et d’identifier les pratiques les plus répandues et les motifs constants. A Bertoua, Imam Yaya, de la mosquée de la ville, a présenté les règles de l’Islam par rapport au veuvage. Selon l’Islam, le veuvage a une durée de quatre mois et dix jours. Pendant cette phase la veuve ne doit ni porter de beaux habits, ni utiliser de parfum ni se maquiller. Un futur mari peut déjà annoncer son intérêt mais pas directement à la veuve. Il est obligatoire de respecter cette période d’attente avant un nouveau mariage pour vérifier si la veuve n’est pas enceinte de son époux décédé. Il revenait au professeur Kä Mana de rappeler la signification initiale du veuvage en Afrique. Voici sa vision du problème : « Comme la dot, les rites de veuvage ont eu dans notre culture africaine une portée profonde pour la gestion communautaire des relations sociales et de nos rapports avec les valeurs fondamentales de la vie. Conçues et pratiquées comme des instances de régulation de notre rapport à la mort et à son mystère, ils constituent des socles de la victoire de la vie sur toutes les forces de destruction. Pour les comprendre dans leur sens, il convient de prendre conscience de trois cercles de signification où se dévoile leur portée réelle. 285 Pour une voie africaine de la non-violence Le premier cercle, c’est celui de la neutralisation de la mort. Face aux interrogations qui s’ouvrent dans les esprits devant la disparition d’un être aimé, l’esprit plonge dans l’abîme et l’être s’effondre dans la douleur. On se trouve devant la béance du mystère et on a l’impression de ne rien trouver comme réponse face au trou noir du trépas. C’est face à la douleur de la séparation et aux béances des questions ultimes que l’épouse se pose que les rites de veuvage prennent sens. Ils sont destinées à rappeler une vérité fondamentale : les morts ne sont pas morts. Cette vérité n’est pas seulement rappelée, elle est célébrée pour qu’elle devienne le suc d’une vision de la mort. La femme plongée dans la détresse y puise la force de nouer une relation nouvelle avec son mari qui vit maintenant à une autre échelle, dans une autre sphère et selon de nouvelles dimensions d’existence qui, loin de le couper de nous, font plutôt de lui un porteur de nouvelle force de vie pour les vivants, pour sa famille, pour ses enfants, pour sa femme. Avec les rites qui dévoilent cette réalité, la mort est neutralisée. Ses affres sont vaincues et la femme peut se sentir portée par les énergies du monde invisible. Ainsi portée, soutenue et nourrie, elle ne s’effondre. Elle trouve en elle-même des ressources pour vaincre la douleur et le désespoir. Elle comprend le sens de la mort comme chemin de vie et s’engage alors à continuer à vivre au-delà des chagrins de la séparation. Pour entrer dans la connaissance de cette vérité, le deuil est organisé comme un espace où la femme se retire de la vie ordinaire, se couche à même le sol dans une nouvelle communion avec la terre, s’entoure de quelques membres de la famille qui l’accompagnent dans sa douleur pour mieux la faire sortir de ses chagrins. Elles pénètrent dans le silence de la méditation et noue de nouveaux rapports vitaux avec le monde invisible. Le deuxième cercle de signification des rites de veuvage, c’est la réintégration de la veuve dans la vie. Par leur neutralisation de la mort, ces rites montrent comment la vie continue malgré la disparition du mari. Si elle continue, c’est qu’elle encore un sens et on incite la veuve à redécouvrir ce sens par une nouvelle insertion dans la famille qui est la sienne, la famille même de son mari. Cette famille se révèle comme un espace de nouvelle vie, où la veuve peut trouver un nouveau mari t ses enfants en nouveau père. La vérité des rites à ce niveau est celleci : la société africaine est une société où il ne devrait 286 Pour une voie africaine de la non-violence avoir ni veuve ni orphelins. Plus radicalement encore : c’est une société où, dans le principe même de nos traditions, il n’y a ni veuve ni orphelins. Il ne s’agit pas là d’un idéal abstrait, mais d’une exigence concrète que les rites révèlent et rendrent de nouveau présente à l’esprit de tous et toutes. Celle qui éprouve les douleurs de la séparation avec son mari sait que la famille du défunt la porte et est prête à lui donner un nouveau mari et à donner aux enfants un nouveau père. Dans la célébration des rites, on rappelle à la femme qu’elle n’a pas été épousée par un homme, mais par une famille. Celle-ci est désormais responsable de sa vie et de celle de ses enfants. Il convient que la vie communautaire triomphe de la solitude du deuil et de tous les sentiments de désespoir que la mort sème dans les esprits. Les pleurs qui rythment le deuil et les rites de veuvage ne sont que le prologue de l’explosion de la joie de retrouver la vie communautaire et de croire encore en l’avenir au sein d’une famille. C’est là le sens le plus profond du lévirat, quand cette institution avait encore sa solidité éthique et spirituelle dans nos sociétés. Le troisième cercle des rites relève du registre de la libération. Contrairement à ce que l’on croit souvent, le lévirat n’était pas une contrainte dans notre culture. Il n’était qu’une possibilité. Au-delà de lui, il y avait le champ du choix que la femme pouvait faire pour aller chercher un nouveau mari ailleurs. Dans ce cas, elle partait comme l’enfant de la famille que l’on confie à une autre famille, dans la symbolique de liens qui fonde le mariage chez nous. Tout se passait comme si la veuve redevenait une femme à marier, dont les beaux-parents sont les vrais nouveaux parents. La vie recommençait alors pour le triomphe de la liberté. La célèbre cérémonie du lavage de la veuve dans les ruisseaux ou les rivières signifiait cette liberté à assumer, hors de toutes contraintes que pouvait imposer la belle famille. La vérité ici est celle-ci : la veuve est libre d’assumer son avenir comme elle veut, sans rupture avec la famille de son mari défunt. Aujourd’hui, le triple sens des rites de veuvage se perd. Ces rites deviennent des séances de torture, sans aucune considération ni pour la douleur de la veuve, ni pour sa dignité ni pour sa vie. Les veuves sont spoliées, chassées des maisons de leurs maris, livrées à la désespérance et condamnées à vivoter comme si elles n’appar287 Pour une voie africaine de la non-violence tenaient pas à leur belle famille par les liens du mariage. Il faut juguler cette logique de la déshumanisation des rites de veuvage pour retrouver le sens profond de ces rites où l’Afrique traditionnelle a voulu mettre toute sa vision humaine de l’existence.» Au regard de cette vision traditionnelle, le professeur Kä Mana a constaté que le christianisme laisse un vide par rapport à la question de veuvage et qu’il ne prévoit pas de pratiques rituelles socialement rythmées pour aider la veuve à gérer sa perte, Il a insisté sur le fait qu’il faut impérativement combler ce vide et inventer des rites chrétiens de veuvage, en s’inspirant de la vraie signification des rites traditionnels, sans du céder aux dépravations actuelles qui ont détruit la substance de l’esprit de nos traditions ancestrales et fait du veuvage un temps de torture, d’humiliation et de déshumanisation. Le but, c’est d’unir l’Evangile et la tradition ancestrale dans un même processus de re-humanisation des rites de veuvage, pour redonner à la femme sa place dans la société et éduquer de nouveau nos populations sur sens profond du veuvage. Dans le cadre de l’atelier pour les femmes, le professeur Kä Mana a partagé avec l’auditoire le travail des théologiennes africaines sur l’interprétation phallocratique de la Bible. A partir de ce que ces théologiennes présentent comme perspectives d’innovation théologique, il a proposé que les églises prennent de plus en plus de distance avec la manière dont les hommes ont idéologiquement lu la Bible pendant des siècles. Il faut des interprétations alternatives qui rompent avec les œillères masculinistes et les réflecteurs théoriques phallocratiques. Dans la dynamique du travail des théologiennes africaines, le professeur Kä Mana a donné quelques exemples de réorientation théologique nécessaires - Le péché d’Eve, par exemple. Au lieu d’y voir la calamité par excellence dont la faute incomberait totalement à la femme qui a cédé à la tentation du serpent, ne faut-il pas y voir plutôt l’élan d’une liberté qui s’affirme dans la solidarité face à la possibilité d’un pouvoir énorme sur la réalité ? Est-on sûr que l’homme, le mâle Adam, aurait eu le même élan de solidarité envers Eve. N’aurait-il pas plutôt pris pour lui 288 Pour une voie africaine de la non-violence - - - seul l’immense pouvoir que promettait le serpent ? Quand on voit comment les males se comportent, on ne peut que voir en Eve un fond d’humanité solidaire qui devrait faire désormais parti de l’éthique de la vie : apprendre à partager le bonheur pour le bien-vivre-ensemble. La création de la femme. Au lieu de voir dans le fait de tirer Eve de la côte de l’homme un acte de fondation de la soumission féminine, il faut y lire plutôt un projet divin profond, le symbole d’une égalité ontologique dans la relation de face à face créateur. Dieu aurait pu tirer la femme du pied de l’homme ou de son cerveau, selon une symbolique qui aura été celle de la domination pyramidale, mais il a tiré Eve de la côte, au même niveau que l’homme. L’ordre d’excellence dans la création. Selon un certain discours masculiniste, on voit l’homme comme le souverain et le seigneur de toutes les créatures du simple fait qu’il été ait créé le dernier jour. Onle considère ainsi comme le sommet et l’accomplissement de la création. Les féministes africaines exigent qu’on ne s’arrête pas en si bon chemin et que l’on repère bien l’être qui a été vraiment créé le dernier dans l’échelle de ce que les hommes eux-mêmes considèrent comme la perfection des perfections. Dans cette logique, le sommet n’est pas le mâle, mais la femme. Elle a été tirée la dernière de la Côte d’Adam et on devrait théologiquement la placer au sommet. Malheureusement, les hommes ne lisent pas les textes selon cette perspective. Cela prouve qu’ils ne sont pas logiques avec eux-mêmes et qu’il est inutile de les suivre sur le chemin de leurs élucubrations. Il est d’ailleurs absurde donc de faire de l’argument de l’ordre d’apparition des êtres dans la création le fondement de la domination masculine. C’est une supercherie théologique que les femmes se gardent d’exploiter pour fonder leur propre supériorité, alors qu’elles pourraient bel et bien le faire, « dans une splendide mauvaise foi.» La fameuse foi d’Abraham. On peut légitimement se poser aujourd’hui la question de savoir si 289 Pour une voie africaine de la non-violence - - Dieu pouvait osé demander à la femme d’Abraham de sacrifier son propre enfant. Dans la civilisation masculiniste de la violence, Dieu a choisi le violent pour demander un sacrifice violent afin de faire voir l’absurdité de cette violence. Il n’aurait pas demandé la même chose à une mère dont l’esprit est configuré dans la force de l’amour comme énergie de nonviolence : « Si Dieu avait osé s’adresser la mère d’Isaac comme il l’a fait avec Abraham, Sarah l’aurait remis à sa place tout de suite, en le traitant d’idole violent et de monstre sans cœur ni entrailles ni utérus », a ajouté Kä Mana. Peutêtre, qu’en s’adressant à Abraham, il s’est adressé à l’être anthropologiquement le plus faible, ironisent les théologiennes féministes d’Afrique. L’incarnation du Chrit. En cet acte capital de la foi, le mâle est comme hors jeu. Dieu traite directement avec la femme et pénètre directement dans son être par l’esprit. N’y a-t-il aucune intention théologique dans cette manière de procéder ? Les théologiennes se contentent de poser la question aux mâles et à leurs mentalités phallocratiques. Les témoins de la résurrection du Christ. Il suffit de relire le texte de la passion de Jésus et de l’extraordinaire matin de Pâques pour comprendre que le choix des premiers témoins de la résurrection par le Christ en dit long sur la vision de la femme et sur la confiance qu’il a en elle. Les mâles glorieux, ces disciples qui allaient tout récupérer après coup et se pavaner partout à faire des discours étincelants, où étaientils ce jour-là ? « Terrés comme des rats, terrorisés et transis de peur », a dit Kä Mana. Les femmes sont venues au tombeau. Les femmes ont annoncé la bonne nouvelle parce qu’elles ont eu les premières le souffle de la résurrection. Interpréter ainsi la Bible, a conclu Kä Mana, ce n’est pas créer le mythe d’un messianisme féminin. C’est tout simplement semer le doute dans les esprits sur la pertinence de l’herméneutique masculiniste des Ecritures saintes. « Pour les Eglises, ce doute théologique est salutaire et il ouvre de perspectives novatrices pour la mission des 290 Pour une voie africaine de la non-violence femmes dans l’Eglise et dans la société. » Les réactions à ces interprétations de la Bible étaient diverses. La plupart de femmes ont applaudi. Quelquesunes semblaient surprises par cette façon de voir le rôle de la femme dans la Bible. Certaines participantes souriaient d’un air incrédule. Malheureusement ce discours n’a été fait que dans les ateliers pour les femmes. Il aurait été intéressant d’observer les réactions parmi les hommes, les forces intellectuelles, les chefs traditionnels et les jeunes. Le discours de Kä Mana a suscité un débat animé sur les injustices faites aux femmes au Cameroun et dans le reste du monde ainsi que sur les moyens pour lutter contre ces violences. On revenait au cas spécifique des rites de veuvage et au fait que ce sont encore une fois les femmes qui doivent supporter des rituels beaucoup plus contraignants que les hommes. « Pourquoi les femmes, doivent-elles dormir par terre et les hommes restent-ils dans leurs lits ? », demandait une participante. Pourquoi les femmes, reproduisent-elles les rites de veuvage dont elles sont pourtant les principales victimes ? Ce sont les belles-sœurs et les veuves du village, c’est-à-dire des femmes qui ont déjà vécu les tourments du veuvage ou qui peuvent facilement se trouver dans la même situation, qui exigent cependant que leurs « sœurs » se soumettent à ces pratiques cruelles. Pourquoi les femmes elles-mêmes préservent-elles ces rites ? Plusieurs femmes ont appelé les autres à se mobiliser, à s’investir et à construire un réseau pour lutter contre ces rites inhumains, particulièrement dans un travail de plaidoyer auprès des autorités traditionnelles, des pouvoirs publics et de la hiérarchie religieuse. Pour faciliter ce futur travail de plaidoyer pour les participantes et participants des ateliers de formation, un animateur de la CSP, Samuel Nolla a présenté à Douala la philosophie et les stratégies mêmes du plaidoyer comme cycle d’intervention active. Il en a montré et déployé les différents phases : L’identification des problèmes, l’analyse de l’organisation, les objectifs, les stratégies, le plan d’action et le suivi-l’évaluation. Ce côté pratique de la lutte a été très apprécié. 291 Pour une voie africaine de la non-violence Observations et questions critiques Lors d’un atelier de formation à Douala une participante a posé la question suivante : pourquoi aucun livre de la Bible n’a-t-il été écrit par une femme ? Kä Mana a répondu que la Bible était écrite à une époque patriarcale où les hommes n’ont pas accordé de la place aux femmes qui voulaient raconter leurs expériences avec Jésus. Il n’est pas question ici de l’incapacité de femmes mais de contexte historique. Les Saintes Ecritures rassemblent des expériences vécues par des hommes, même si, de temps à autres, de fulgurantes figures féminines jaillissent et imposent leur féconde présence. Cela dit, sur la Bible, il me semble temps de poser la même question pour le Coran. Ne faut-il pas interpréter la parole d’Allah d’une manière plus critique ? Ne faut-il pas comprendre qu’Allah s’est adressé aux êtres humains qui vivaient et agissaient dans un contexte historique spécifique. N’est il pas temps d’adapter les interprétations du Coran aux réalités sociales de notre siècle ? Certain(e)s animatrices et animateurs musulman(e)s de la Campagne ont le courage de remettre en question des interprétations répandues du Coran et développent à ce sujet un esprit critique manifeste. L’impact de ces tentatives de réinterprétation sur les participant(e)s et leurs pratiques quotidiennes semble pourtant difficile à estimer. Est-il possible d’aller plus loin dans cette direction ? Une autre question que je me suis posée porte sur l’impact en général de la CSP. Est-ce que les participant(e)s aux ateliers de formation se mobilisent vraiment ? Est-ce qu’ils mènent des activités et des campagnes de sensibilisation dans leurs communautés ? Quels sont les effets à long terme de la CSP ? Pour améliorer l’impact des ateliers de formation, une approche plus interactive me semble favorable. Les animateurs et animatrices ont peut-être trop tendance à tomber dans le rôle du pasteur qui prononce une homélie devant sa paroisse et ils ne cherchent pas assez le dialogue avec les participant(e)s. Si on veut former des multiplicatrices et multiplicateurs il faudra faire en sorte qu’ils apprennent comment faire passer la problématique et comment poser des questions critiques. Il est dommage que la CSP 2006 ne s’appuie pas sur un cahier d’animation comme 292 Pour une voie africaine de la non-violence il était devenu une habitude les années passées. Plus de travail en groupe et plus de matériaux d’animation pourraient enrichir les débats et optimiser les effets multiplicateurs à long terme. 3. Le trafic de jeunes filles africaines à des fins d’exploitation sexuelle Problématique En 2004, le CIPCRE a commandité une étude sur « l’exploitation sexuelle de jeunes filles à des fins commerciales au Cameroun »111 Cette étude, réalisée par la « Cameroon Society for Prevention of Child Abuse and Neglect » a révélé qu’au Cameroun quatre filles sur dix sont, sous une forme ou une autre, victimes de la prostitution infantile.112 Leur âge oscille entre 9 et 20 ans, avec un âge moyen de 16,59 ans.113 En même temps que le Cameroun, le Nigeria est le pays qui exporte le plus de prostituées en Europe.114 En France, par exemple, les Camerounaises représentent 46% des prostituées africaines qui, pour leur part, constituent 40% de la prostitution en France.115 L’âge moyen de ces filles est en train de baisser et le nombre d’enfants camerounais – petits garçons inclus– qui se prostituent en Europe augmente constamment. La Campagne Semaines Pascales 2006 s’est donnée pour tâche d’attirer l’attention de la société camerounaise sur ces deux phénomènes, de montrer le rapport entre les deux et de les combattre. Pour ce faire, AmélyJames Koh Bela, une camerounaise qui a fondé l’ONG « Africa Prostitution » à Paris, auteur du livre Dans l’enfer de la prostitution africaine en Europe était invitée spéciale de la Campagne du 14 juillet au 2 août 2006. Dans le cadre des conférences publiques et des causeries éducatives ainsi que par la voie de télévision, radio et presse écrite, elle a informé les communautés de foi et le grand public sur les réseaux internationaux de prostitution, les difficultés de jeunes prostituées africaines en Europe et les stratégies de trafiquants au Cameroun. Selon Amély-James Koh Bela, il y a plusieurs voies qui mènent les jeunes filles camerounaises à la prostitution. D’abord c’est leur propre famille. Au Cameroun 293 Pour une voie africaine de la non-violence « les enfants qui font le trottoir y sont majoritairement mis par leurs propres parents. Ce sont eux qui organisent ce trafic. Certaines mères vendent leur enfant. Ce sont elles, les proxénètes. Elles obligent leur progéniture à avoir des relations sexuelles avec des clients et récoltent après l’argent des passes. »116 Par ailleurs, il existe aujourd’hui des réseaux camerounais et internationaux qui enlèvent des enfants et jeunes femmes camerounaises pour les livrer à la prostitution forcée en Europe et Asie. « Ce réseau asiatique» alimenté par des enfants volés est de plus en plus important (...). Chaque victime y est vendue entre 6.000 et 10.000 euros, destinée à une clientèle convaincue que s’accoupler avec un enfant prolonge la vie »117 De plus, ces réseaux « attirent les filles en leur faisant notamment miroiter un mariage avec un «Blanc» ou convainquent les parents de leur confier leur enfant pour le scolariser.118 Sous prétexte de recrutement dans une école de football en Europe des petits garçons camerounais disparaissent à tout jamais. A côté, il existe un monde virtuel où des jeunes filles camerounaises offrent des photos de leurs corps sur l’Internet en espérant trouver un mari européen et un meilleur avenir avec lui. Enfin il y a aussi des femmes mariées qui se rendent périodiquement en Europe pour s’y prostituer et gagner de l’argent pour leur famille en Afrique.119 Approches et réactions Dans le cadre des causeries éducatives dans deux paroisses à Douala, Amély-James Koh Bela a abordé le thème en présentant l’état des lieux de la prostitution infantile au Cameroun et en Europe. Ensuite elle a cherché à comprendre les raisons de cette réalité. Elle s’est attaquée à la responsabilité des parents en constatant que les parents camerounais ont démissionnés Au lieu de donner une bonne éducation à leurs enfants pour qu’ils puissent réussir dans la vie, ils les vendent aux proxénètes ou les encouragent eux-mêmes à la prostitution. Certains parents envoient leurs enfants en Europe sous le prétexte qu’ils peuvent mieux faire leurs études là-bas mais sans financer ces études. Au contraire, ce sont très souvent les 294 Pour une voie africaine de la non-violence parents qui attendent que leurs enfants envoient de grossses sommes d’argent au Cameroun. Face au taux de chômage très élevé et par manque de points de repère sociaux en Europe, cette pression familiale mène un grand nombre de jeunes camerounais(es) sur la voie de la prostitution. « Arrêtez d’envoyer vos enfants en Europe si vous n’avez pas les moyens de financer leurs études et si vous ne connaissez personne qui peut s’occuper d’eux ! La pauvreté existe aussi en Europe et l’argent ne se trouve pas quelque part sur la rue. » Selon Amély-James Koh Bela, dans beaucoup de familles au Cameroun aujourd’hui, la possession de certains biens matériels est devenue plus importante que le bonheur de ses propres enfants. C’est le regard de l’autre qui compte, on vend son corps pour pouvoir impressionner ses voisins avec une grande voiture. « Nous nous sommes posés la question et avons essayé de comprendre les causes. Mais il n’y a aucune raison à part la cupidité : le Cameroun n’est pas un pays dévasté qui a subi la guerre ou qui est en guerre. La pauvreté pourrait expliquer cet état de fait, mais on s’est rendu compte que l’argent récupéré par la famille ne servait pas à manger, mais à acheter des biens matériels. Le problème du Cameroun ce n’est donc pas la pauvreté, mais une misère psychologique. »120 Pour Amély-James Koh Bela « ce sont les familles qui peuvent stopper cette hémorragie »121 Kä Mana, par contre, a souligné l’importance de la lutte contre la pauvreté. Pendant un atelier de formation il a cité un article qui est apparu pendant le séjour de la Campagne à Bertoua. Tandis que l’abréviation PPTE signifiait toujours « pays pauvre très endetté », l’article annonce un nouveau phénomène PPTE : Petites prostituées très embêtantes. Pendant leurs vacances les jeunes filles dont l’âge varie entre 13 et 17 ans se prostituent à Bertoua pour pouvoir payer leurs frais d’inscription à la rentrée scolaire en septembre. En offrant leurs services à un tarif variant entre 300 et 500 francs CFA, elles cassent les prix pour les professionnelles du métier.122 Selon Kä Mana, le problème aujourd’hui est de lutter contre cette pauvreté en la considérant comme l’expression d’une pauvreté plus fondamentale encore : celle de l’être même de l’Homme camerounais et de la société camerounaise en matière de capacité de penser son destin dans la dignité et dans la solidarité, grâce à la mobilisation des énergies créa295 Pour une voie africaine de la non-violence trices et aux exigences de redistribuer les richesses du pays et de créer des structures pour s’enrichir sur place, au Cameroun, au lieu de fuir à l’étranger. Il est indispensable d’avoir confiance en soimême, en son pays et non seulement en l’Occident. « Si pour lutter contre la prostitution locale il est essentiel d’intensifier la lutte contre la pauvreté sous toutes ses formes (pauvreté politique, pauvreté économique, pauvreté culturelle, pauvreté mentale, pauvreté spirituelle, pauvreté organisationnelle), pour arrêter le grand flux des filles et femmes vers l’Occident, il est essentiel de libérer les esprits de la fascination que l’Occident exerce sur nous », affirme Kä Mana123. Briser l’étau de cette fascination, c’est comprendre essentiellement qu’il faut lutter contre l’effondrement de l’espérance en Afrique. Les jeunes veulent partir, veulent s’enfuir parce qu’ils ne voient plus de futur au Cameroun. « Pourtant, les possibilités d’espérance ont immenses chez nous : le tourisme, par exemple, pourrait fleurir au Cameroun, mais il nous manque l’imagination, la créativité. Le Cameroun pourrait être un pays riche mais tout l’argent est détenu par une petite élite qui l’envoie sur des comptes suisses et le peuple camerounais ne le voit plus jamais ». « En plus, toute la société a intériorisé la mentalité de corruption qui règne au Cameroun. Tout s’achète aujourd’hui : on paye pour passer un poste de police, pour obtenir un travail, les parents achètent les diplômes pour leurs enfants, les étudiant(e)s couchent avec leurs professeurs pour passer leurs examens, etc. Donc il semble presque normal que ce soit aussi le sexe qui s’achète ». « Voilà le vrai problème : il est dans la corruption de notre être, dans la décomposition des repères moraux et spirituels ». Ensuite, Kä Mana a mis l’accent sur les mécanismes de domination que le peuple camerounais subit à la fois dans le cadre du système international et dans le cadre du fonctionnement interne du système sociopolitique camerounais. « Nous sommes dans la logique de la violence que développent les empires ». En fait, selon Kä Mana, la situation actuelle du Cameroun est semblable à celle du peuple au temps de Jésus en Palestine. On y trouve tous les mécanismes par lesquels on domine un peuple : l’appauvrissement, la division, l’immoralisation, la démoralisation et la terrorisation des consciences. Face à ces mécanismes que tout le monde veut fuir en cherchant les 296 Pour une voie africaine de la non-violence fausses réponses comme celles de la prostitution sur place au Cameroun ou à ‘échelle international. Les vraies réponses sont celles de l’organisation, du réarmement mentale, de la moralisation de la société et de la lutte contre la logique globale de la violence, base même du système mondial et local actuel. A l’occasion des conférences publiques deux documentaires ont été montrés. L’un portait sur la vie d’une jeune prostituée africaine à Paris et l’autre sur le tourisme sexuel et pédophile à Douala, au Cameroun. Ces films ont provoqué de fortes émotions et réactions parmi les spectatrices et spectateurs. Selon une participante, la pauvreté en milieu rural amène les jeunes filles à quitter leurs villages pour se prostituer en ville. C’est pourquoi elle a proposé de fonder une association qui informera les filles sur les dangers de la prostitution et de renforcer les initiatives de développement rural. Plusieurs participant(e)s ont souligné que l’Etat est responsable de la pauvreté et de ses répercussions, que « l’Etat a démissionné ». Une autre participante voulait attirer l’attention sur l’importance de l’éducation sexuelle au sein de la famille ainsi que sur le fait qu’aujourd’hui la télévision est plus forte que les parents. Il était question de lutter également contre « l’agression vestimentaire » et les comportements d’invitation au viol qui caractérisent les moeurs des filles aujourd’hui. Un des participants voulait savoir s’il y avait des associations partenaires en Europe qui luttaient contre ce phénomène et un autre proposait de restreindre le tourisme incontrôlé qui amène des proxénètes chez nous. D’autres participants ont évoqué les dangers du VIH/SIDA et dénoncé la mentalité des gens qui veulent dépenser de l’argent sans jamais avoir travailler. Une des participantes s’est adressée aux hommes en ces termes : « Il existe un grand nombre de pères qui ont déjà 3 femmes et cherchent toujours des maîtresse en plus. Il faut que vous cessiez ces pratiques et que vous arrêtiez de fréquenter les prostituées. Si la demande baisse, l’offre va baisser également. » Observations et questions critiques La caractéristique du père dans la société ca297 Pour une voie africaine de la non-violence merounaise est-elle son absence ? Pendant les discussions sur la prostitution infantile, on a beaucoup parlé de la responsabilité des parents. Mais, finalement, on a surtout entendu des reproches à l’endroit des mères : ce sont les mères qui n’arrivent plus à donner une bonne éducation aux enfants. Quel est le rôle des pères ? Selon les traditions ancestrales, c’est le père qui est responsable des rites d’initiation de ses fils. Qu’en est-il aujourd’hui ? Existe-il un vide quant aux responsabilités du père? Faut-il réinventer son rôle ? Quelles nouvelles fonctions pourraiton imaginer pour les pères camerounais ? En ce qui concerne les débats sur la corruption un aspect m’a particulièrement frappé. Quelques animateurs de la CSP ont interprété l’homosexualité comme résultat de la corruption. Ils ont dit qu’il faut souvent payer avec un « service sexuel » pour recevoir une poste de travail ou même un petit job. Dans cette logique, l’homosexualité, ou plutôt le rapport sexuel d’un homme avec un autre homme – parce que ce sont pour la plupart les hommes qui ont le pouvoir d’embaucher quelqu’un –, est devenue « un prix à payer » pour réussir dans un système corrompu. Cette anecdote m’a rappelé le cliché qui existe à l’Occident disant qu’une femme doit coucher avec son patron pour être promue. En l’Occident se sont les femmes qui doivent parfois utiliser ce moyen pour réussir parce que les hommes n’ont pas confiance dans leurs capacités professionnelles. Au Cameroun, selon les rumeurs, ce sont (aussi) les hommes qui doivent maintenant accorder des services sexuels pour accéder à un poste ou pour être promus. Je peux difficilement juger si cette forme de « corruption » est très répandue ou s’il s’agit surtout de rumeurs. Cependant, je tiens à souligner que ce n’est pas l’homosexualité qui est un résultat de la corruption mais c’est le système de corruption qui recourt au rapport sexuel en tant que moyen de domination et d’humiliation. Demander un « service sexuel » à un homme ou à une femme en contrepartie d’un contrat de travail représente une stratégie de montrer sa position dominante et de profiter de sa « suprématie ». L’orientation sexuelle en tant que telle n’a aucun rapport avec la corruption. Cependant, dans un pays où les gays et lesbiennes sont soumis au stigmate légal et à l’opprobre populaire ainsi que surreprésentés parmi les personnes qui sont arrêtées, torturées et exécutées sans 298 Pour une voie africaine de la non-violence jugement124 il semble logique que demander un « service sexuel » à une personne du même sexe représente un moyen idéal pour humilier l’autre et pour renforcer sa propre position de domination. Je suis consciente du fait que la CSP n’est pas une campagne pour la promotion des droits des homosexuel(le)s. Cependant, je ne peux pas comprendre comment une campagne qui lutte pour la justice et la paix entre les être humains peut avoir un discours ouvertement homophobe qui reproduit et renforce l’oppression d’une partie de la population. Il y a matière à débat. Les sujets comme l’éthique chrétienne et la sexualité, l’orientation sexuelle et la spiritualité, l’homosexualité et l’éducation à la responsabilité sociale devraient être au coeur des Campagnes Semaines Pascales pour les années qui viennent. Conclusion et perspectives Dans ce rapport que vous venez de lire, je me suis d’abord consacrée à la philosophie de la Campagne Semaines Pascales dans sa dynamique œcuménique et interreligieuse. Après avoir présenté les partenaires engagées dans ce projet, j’ai décrit les stratégies et les activités concrètes de la Campagne. Ensuite, je me suis concentrée sur la Campagne 2006 et son « Plaidoyer pour la femme au Cameroun ». J’ai abordé les trois thèmes principaux, à savoir, la pratique mal comprise de la dot, la perversion des rites de veuvage et l’exploitation sexuelle des jeunes filles en cadrant d’abord la problématique, en décrivant ensuite les approches et les réactions par rapport au sujet et en terminant avec quelques observations et questions critiques. J’écris cette conclusion quelques jours après la déclaration du pape Benoît XVI concernant l’Islam comme une religion violente et après toutes les réactions violentes que ces propos ont suscité dans plusieurs pays du monde. J’écris cette conclusion aussi après avoir observé les réactions à ces violences. D’un côté j’ai entendu des commentaires disant que ces réactions violentes prouvent que le pape avait raison, que « les musulmans » n’auraient pas dû réagir de cette manière et que l’Islam a montré son vrai visage avec les attentats du 11 septembre 2001. De l’autre côté, j’ai entendu des voix constatant que ce ne 299 Pour une voie africaine de la non-violence sont pas « les musulmans » qui ont réagi violemment mais des groupes d’extrémistes qui instrumentalisent la religion à des fins égoïstes. J’ai entendu quelqu’un mettant ces événements en parallèle avec ce que George W. Bush fait quand il parle de sa croisade contre le terrorisme et qu’il instrumentalise la religion pour poursuivre ses propres intérêts politiciens. Sur le plan rhétorique guerrière, le choc des religions et le clash des civilisations semblent inéluctables : du moins, la menace est omniprésente. Comment faire pour ne pas se perdre dans ces discours, dans ces images et paroles que les médias nous fournissent, dans les préjugées et dans ses propre sentiments de crainte, d’inquiétude et d’insécurité ? La réponse est dans l’expérience de la Campagne Semaines Pascales au Cameroun : « Aller chez l’autre, vivre avec l’autre chez lui, discuter avec l’autre dans le lieu même où il vit comme autre, sans vouloir créer préalablement des conditions où l’on appellerait l’autre à sortir de ce qu’il est, de ce qu’il vit et de ce qu’il espère ».125 Il faut du courage pour cela. Il faut une grande ouverture d’esprit. Il faut de la patience. Il faut la curiosité et la volonté de découvrir et de comprendre l’autre. La Campagne Semaines Pascales cherche à constituer un cadre dans lequel ces rencontres, ces échanges et ces apprentissages peuvent avoir lieu. Elle cherche à faciliter la communication et l’entente entre les différents groupes religieux et sociaux de la société camerounaise pour qu’ils puissent dialoguer sur leurs espérances et leurs craintes, sur leurs doutes et leurs idées, sur leurs propositions concrètes pour améliorer les conditions de vie de chacune et chacun au sein de la société. Finalement la Campagne Semaines Pascales s’est donnée pour tâche de dynamiser et de réunir les énergies de ces différents acteurs de la société civile pour provoquer et obtenir des changements au plan politique et social. Au vu des discours sur le clash des civilisations et des religions, au vu d’une mondialisation dominée par la soif de profit sans égards pour le bien-être de l’humanité, la Campagne Semaines Pascales pourrait servir de modèle à d’autres ONG du Sud et du Nord de notre planète. Elle peut inspirer des groupes et des individus pour qu’ils mettent leurs identités religieuses et sociales à l’arrière-plan 300 Pour une voie africaine de la non-violence ou qu’ils les interféconder en vue de se concentrer sur la question suivante, la seule qui compte vraiment : quel autre monde voulons-nous et quels sont les structures mentales, sociales, économiques, politiques, culturelles et religieuses qui empêchent son arrivée ? Après avoir discuter cette question et les stratégies d’action possibles, on pourra se mobiliser et réunir les atouts d’action en profitant des forces que chacune et chacun trouve dans sa propre identité, culture ou religion. NOTES 88 www.cipcre.org « Le Conseil Supérieur Islamique du Cameroun œuvre pour la coordination, la conciliation et l’appui technique aux différentes institutions islamiques légales au Cameroun. Sa création remonte à 1990, mais sa reconnaissance juridique n’est intervenue qu’en juin 1999. Le Conseil Supérieur Islamique se veut l’interlocuteur de toute la Communauté musulmane camerounaise dans le dialogue et les manifestations interreligieux ainsi qu’auprès des autorités et organisations de la société civile. », in « Brève présentation des organisateurs de la CSP », Cahier d’animation de la CSP 2005. 90 « Le Service Œcuménique pour la Paix (SeP) a pour objectifs de propager la philosophie et les techniques de la non-violence et de la résolution non-violente des conflits, de rechercher et étudier les obstacles à la juste paix et ses alternatives à travers le dialogue et la quête de la réconciliation, de stimuler et appuyer les actions non-violentes, de stimuler et appuyer les luttes contre la misère et la pauvreté et de favoriser la formation à l’action civique, sociale et humanitaire. Le SeP est aujourd’hui représenté sur l’ensemble du territoire national. », in « Brève présentation des organisateurs de la CSP », Cahier d’animation de la CSP 2005. 1 « Le Service National Justice et Paix est une structure de la Conférence Episcopale Nationale du Cameroun.. Elle est chargée de la coordination des activités en faveur du respect des droits de l’homme dans les diocèses, conformément aux principes de l’enseignement social de l’Eglise. A cet effet, les commission diocésaines et comités paroissiaux Justice et Paix s’investissent, entre autres, dans la lutte contre la corruption, le suivi du processus démocratique sur la base d’un système électoral libre et transparent, le suivi du pipeline TchadCameroun dans le but de faire reconnaître et respecter les droits des populations riveraines », in « Brève présentation des organisateurs de la CSP », Cahier d’animation de la CSP 2005. 92 CSP 2005 : Guide d’animation, p.4 93 CSP 2005 : Guide d’animation, p. 1 94 CSP 2005 : Guide d’animation, p. 1 95 CSP 2005 : Guide d’animation, p. 5 96 Jean-Blaise Kenmogne/ Kä Mana 2002 : Pour la vie en abondance, p. 63 97 Cette étude à été réalisée par le Centre de recherche en Education, Droits de l’Homme et Sciences sociales, Yaoundé, 2005. 89 301 Pour une voie africaine de la non-violence 98 André Marie Yimga et al 2005: Dot et rites de veuvage au Cameroun. Pratiques sociales et souffrances féminines, p. 7 99 André Marie Yimga et al 2005: Dot et rites de veuvage au Cameroun. Pratiques sociales et souffrances féminines, p. 111 100 André Marie Yimga et al 2005 : Dot et rites de veuvage au Cameroun. Pratiques sociales et souffrances féminines, p. 27 101 André Marie Yimga et al 2005 : Dot et rites de veuvage au Cameroun. Pratiques sociales et souffrances féminines, p. 105/111/117 102 André Marie Yimga et al 2005 : Dot et rites de veuvage au Cameroun. Pratiques sociales et souffrances féminines, p. 100 103 CSP 2006 : Réinventer l’autorité traditionnelle. Rapport sur le premier forum des chefs traditionnels de la provonce du Sud à Ebolowa du 24 au 26 février 2006, p.6 104 André Marie Yimga et al 2005: Dot et rites de veuvage au Cameroun. Pratiques sociales et souffrances féminines, p. 7/8 105 André Marie Yimga et al 2005: Dot et rites de veuvage au Cameroun. Pratiques sociales et souffrances féminines, p. 95 106 André Marie Yimga et al 2005: Dot et rites de veuvage au Cameroun. Pratiques sociales et souffrances féminines, p. 82 107 André Marie Yimga et al 2005: Dot et rites de veuvage au Cameroun. Pratiques sociales et souffrances féminines, p. 82 108 André Marie Yimga et al 2005 : Dot et rites de veuvage au Cameroun. Pratiques sociales et souffrances féminines, p. 107/113/119 109 André Marie Yimga et al 2005 : Dot et rites de veuvage au Cameroun. Pratiques sociales et souffrances féminines, p. 119 110 André Marie Yimga et al 2005 : Dot et rites de veuvage au Cameroun. Pratiques sociales et souffrances féminine, p. 100 111 Daniel Mbassa Menick et al 2004 : Enfance en danger. L’exploitation sexuelle des jeunes filles à des fins commerciales au Cameroun. 112 Sur 800 questionnaires il y a eu 722 réponses exploitables soit un taux de réponse de 90, 25%. Sur les 722 réponses, 291 filles étaient victimes d’exploitation sexuelle à des fins commerciales soit une prévalence de 40%. 113 Daniel Mbassa Menick et al 2004 : Enfance en danger. L’exploitation sexuelle des jeunes filles à des fins commerciales au Cameroun, p. 4 114 Interview avec Amély-James Koh-Bela : http://www.rfi.fr/actufr/ articles/075/article_42524.asp 115 Interview avec Amély-James Koh-Bela : http://www.afrik.com/ article10214.html 116 Interview avec Amély-James Koh-Bela : http://www.afrik.com/ article10214.html 117 www.jeuneafrique.com/jeune_afrique article_depeche.asp?art_cle=AFP22306desonsesian0 118 www.jeuneafrique.com/jeune_afrique/ article_depeche.asp?art_cle=AFP22306desonsesian0 119 www.jeuneafrique.com/jeune_afrique/ article_depeche.asp?art_cle=AFP22306desonsesian0 120 Interview avec Amély-James Koh-Bela : http://www.afrik.com/ article10214.html 121 Interview avec Amély-James Koh-Bela : http://www.afrik.com/ 302 Pour une voie africaine de la non-violence article10214.html 122 Mutations du 9.8.2006 : Bertoua : Les Ppte font leur apparition 123 http://www.jeuneafrique.com/jeune_afrique/ article_depeche.asp?art_cle=AFP22306desonsesian0 124 Pierre Albertini 2003: Afrique Australe/Afrique Centrale/Afrique de l’Est, in TIN Louis-Georges (dir.), Dictionnaire de l’homophobie, 2003, p. 9 125 Citation trouvée dans un plan d’action de la CSP 2006 sur les temps d’hospitalité œcuménique et interreligieuse, auteur inconnu 303 Pour une voie africaine de la non-violence 304 Pour une voie africaine de la non-violence 14 DIEU, SEXUALITE ET VIOLENCE DANS L’EGLISE AFRICAINE Par Jean-Blaise Kenmogne Introduction Devant la situation de dérive morale qui caractérise de plus en plus la société africaine dans le domaine de la sexualité, je voudrais prendre aujourd’hui le courage et la liberté de parler d’un mal dont nous ne parlons pas souvent dans nos communautés chrétiennes d’Afrique : l’utilisation du sexe comme système de violence et de domination des hommes sur les femmes dans les Eglises. Plus spécifiquement, je propose une réflexion d’ensemble sur l’utilisation du pouvoir par les dirigeants et les autorités des Eglises en vue d’imposer aux femmes un esprit de soumission absolu aux chefs dans leurs délires, leurs phantasmes et leurs pratiques érotiques déréglées. En fait, je cherche à dévoiler les mécanismes de déploiement de la violence masculine dans nos communautés, d’en saisir les significations, d’en dénoncer les affres et d’en juguler la propagation afin que soit engagée une lutte sans merci pour la dignité de la femme au sein de toutes les confessions chrétiennes du continent. Au nom de l’Evangile, au nom des valeurs chrétiennes et du projet de Dieu pour l’humanité, je saisis l’occasion de cette réflexion sur ce phénomène pour réaffirmer avec force l’orientation éthique et spirituelle de la sexualité humaine. Je dis ce que je crois en profondeur et je le propose comme orientation globale d’action et d’édu305 Pour une voie africaine de la non-violence cation, non seulement dans le domaine de la sexualité humaine, mais dans le champ global du féminisme, du genre et du destin de l’homme et de la femme comme êtres engagés dans une même communauté de destin en Dieu, pour l’avènement d’une civilisation du bien-vivre-ensemble : la civilisation de la non-violence, horizon même de la présente réflexion. 1. Les faits et leurs enjeux Dans le cadre de la cure d’âme, dans la dynamique d’échanges entre pasteurs comme dans les causeries éducatives que j’ai au sein des communautés de foi, j’ai pris conscience de la progression inquiétante du phénomène des femmes victimes des pressions sexuelles, des harcèlements érotiques ou du viol pur et simple de leur intimité par les responsables ecclésiastiques. Petit à petit, de bouche à oreille, loin des bruits des médias et sur un ton de confidence feutrée, les récits sur ces violences commencent à circuler. Ils racontent les souffrances de certaines étudiantes livrées à la libido débridée de certains de leurs professeurs dans certaines institutions de formation théologique. On y entend aussi les protestations des enseignantes que les autorités académiques veulent transformer en « maîtresses » permanentes ou en partenaires sexuels occasionnels. On y apprend également que les hauts lieux du savoir deviennent parfois des alcôves du viol, dans une atmosphère générale où la sexualité se déploie loin de la vision éducative propre à l’éthique chrétienne. Ce qui se passe dans certaines de nos institutions théologiques n’est pas un phénomène isolé. On le trouve au sein de certaines paroisses où la logique de la domination libidinale du mâle armé de l’autorité spirituelle s’exerce dans des groupes comme les chorales des jeunes, les associations des femmes ou les mouvements de prière. Les scandales sont légion dans ces milieux, ainsi que les efforts pour les étouffer, sous prétexte qu’il ne faut pas choquer les âmes faibles, effaroucher les bonnes consciences ou décrédibiliser la sainte Eglise de Dieu. Il y a même des situations de pédophilie notoire dont on ne parle que sporadiquement, sans soulever des vagues ni susciter un débat de fond concernant le célibat des prêtres ou la monogamie des pasteurs dans notre société africaine. Cette société où le sexe et ses exubérances libidineuses sont deve306 Pour une voie africaine de la non-violence nus des élans banalisés dans un système collectif essentiellement orgiaque et dionysiaque. Dans ce domaine, l’exemple vient souvent d’en haut, de la part de certains chefs d’églises et de certains responsables de communautés qui sont devenus de véritables potentats dont le pouvoir s’exprime et se déploie par la puissance de la libido sur la gent féminine. Mâles constamment en chaleur et caïmans tout-puissants dans le marigot de leurs Eglises, ils règnent par la jouissance du droit de cuissage et par un indomptable pouvoir de mettre les femmes qu’ils veulent « posséder » au service de leurs intempérances phalliques. Qui ignore tous ces faits dont se régale en sousmain le système clandestin de bruits de couloirs : du « congossa » ecclésiastique toujours friand de faits divers érotiques ? Le comble dans notre situation, c’est de voir que tous ces faits ne soulèvent ni une réelle indignation dans l’espace public africain, ni une réelle volonté de changer les comportements des acteurs ecclésiaux, ni un souci de repenser l’éthique globale de l’église en fonction des défis que le sexe pose à la foi chrétienne. Plus grave : même certains théologiens africains qui réfléchissent sur les enjeux de la libération de la femme dans notre société produisent ces derniers temps des réflexions ambiguës et déroutantes concernant la sexualité de l’homme à l’égard du genre féminin. Même si elles sont l’expression d’une expérience intime dont ils rendent compte en toute vérité et en toute humilité, ces réflexions posent problème et conduisent parfois ceux et celles qui les lisent à ne pas distinguer entre le vécu intime d’un théologien souffrant d’une «écharde» dans sa chair et la vérité de l’Evangile qui guide normativement la foi. Il n’y a pas longtemps, deux de nos célèbres théologiens africains 126, le regretté pasteur togolais Seth Nomenyo et le penseur congolais Kä Mana, ont publié chacun un livre où ils abordent la question du sexe et de sa célébration érotique. Il se dégage de ces écrits une vision de divinisation du féminin dans la pure tradition du paganisme orgiaque, avec l’exaltation de l’Eros comme un chemin d’ivresse et de folie divine127. Consciemment ou inconsciemment, ils ont promu, sous le couvert de la foi chrétienne, une théologie purement païenne du sexe 307 Pour une voie africaine de la non-violence comme révélation de Dieu, sans aucunement tenir compte de l’Evangile et de ses exigences éthiques et spirituelles en matière de sexualité. Suivant soit la ligne d’une obscure théologie de la jouissance vitale qui donne une place centrale au sexe dans l’étincellement des plaisirs charnels sans limites, soit la ligne du syndrome d’Astarté et des cultes de la fertilité où les divinités féminines mettent toute la société sur le chemin de la quête de l’orgasme sacré dans une prostitution généralisée où l’on invoque le divin pour la plénitude des ébats humains, soit la ligne d’un amoralisme contemporain d’une société permissive qui exhibe et théâtralise la sexualité en pornographie « grandeur nature », ils ont donné une sorte de légitimité spirituelle aux dépravations qu’ils n’osent pas désigner par leur vraie nom ni considérer purement et simplement comme l’expression même du péché du monde. Se sont-ils rendus compte qu’ils n’ont fait que conforter le masculinisme libidinal dans ses débordements et ses « folies » ? Nous nous trouvons ainsi dans un contexte où, depuis la vie simple de nos paroisse jusqu’aux hauts lieux de la théologie, en passant par les institutions de formation et les directions d’Eglises, une dérive prend corps dans la conception de la morale sexuelle sans que de vigoureuses dénonciations du mal ne soient clairement et explicitement proférées sur la place publique. Tout se passe comme si le sexe et son expression humaine s’épanouissait hors de l’Evangile, dans un champ où le message chrétien est à côté de la plaque, confiné dans des discours idéalistes sans aucune emprise sur la réalité. Il y a donc péril en la demeure aujourd’hui. Si le système du masculinisme libidinal n’est pas cassé dès maintenant dans ses ressorts mentaux et dans ses pratiques devenues de plus en plus banalement acceptées et partagées, il est à craindre que la morale sexuelle, dont l’Eglise doit à tout moment réaffirmer les principes, se délite, et avec elle, la crédibilité même de la parole de Dieu dans notre société. Il ne sera plus possible de présenter les normes de la foi chrétienne dans un contexte d’accoutumance à une vision du monde où la sexualité se vivra désormais, même au sein des Eglises, loin, très loin de la références aux valeurs humaines ultimes. Notre conscience du problème au CIPCRE 308 Pour une voie africaine de la non-violence A nos yeux au CIPCRE, le masculinisme libidinal que nous dénonçons ici représente l’une des trahisons les plus visibles de l’Evangile du Christ par les hautes autorités des communautés chrétiennes et par beaucoup de chrétiens et chrétiennes qui en ont intériorisé les mécanismes de fond. Dans la manière dont il a présenté la relation entre l’homme et la femme lorsque la question du divorce lui a été posée par ses adversaires, le Christ a d’emblée située cette relation dans le projet de Dieu : le projet que les Saintes Ecritures dévoilent dès les textes de la Genèse. « Mâle et femelle il les créa », est-il écrit. « L’homme quittera son père et sa mère, il s’attachera à sa femme et il deviendront une seule chair », précise le texte sacré (Gen. 2, 23-24). Dans le texte de la Genèse, le premier homme et la première femme, Adam et Eve, sont unis dans le mystère amoureux de « la chair de ma chair et de l’os de mes os » (Gn 2, 23), et ce mystère s’enracine dans le dessein de Dieu qui est un dessein de responsabilité des humains face à la création : « Soyez féconds, multipliez-vous, remplissez la terre et développez-la » (Gn 1, 28), leur est-ils prescrit. Ils vivent par Dieu, avec Dieu et en Dieu, dans un lieu où leur communion avec le Créateur est la médiation de la relation entre eux : le jardin d’Eden. On peut dire qu’il n’y a pas entre eux une relation fusionnelle où la logique de la chair de ma chair et l’os de mes os les enfermerait dans une exaltation dionysiaque de leur corps en dehors de l’esprit de Dieu. Ils ne sont pas non plus dans une logique où le sexe serait l’esprit même de Dieu ou la manifestation glorieuse du divin dans leur corps par une ivresse orgiaque. Ce qu’ils vivent en tant qu’êtres humains, c’est une relation de dialogue entre eux et avec Dieu : ils sont créés dans le Verbe qui est au commencement, ce Verbe qui est Dieu et qui est avec Dieu, comme l’a dit avec perspicacité l’Evangéliste Jean (Jn, 1,1). « La chair de ma chair et l’os de mes os », c’est la logique de la parole, de la communication responsable, du partage et de l’échange entre l’homme et la femme en tant qu’ils sont « mâle et femelle » créés à l’image de Dieu, c’est-à-dire comme êtres d’amour, comme êtres de l’Amour. Et dans la mesure où l’Amour est l’être et le nom même de Dieu, c’est en Dieu que s’enracine la sexualité humaine qui ne peut être que le lieu de l’amour, du verbe aimant, qui unit le mâle et la femelle humains dans la responsabilité d’être co-créateurs et intendants de Dieu, dans 309 Pour une voie africaine de la non-violence une expérience vraiment « paradisiaque » de communion avec le Créateur, là où, comme dirait encore l’apôtre, « celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu et Dieu en lui » (1 Jn 4, 16). Mais ce projet merveilleux du commencement de l’amour humain est plombé, dès le commencement et dans le principe même des choses, par un anti-projet : celui de vivre hors de Dieu et sans Dieu. Il s’agit d’une tentation permanente dont la figure du serpent au jardin d’Eden manifeste toute la signification. Du moment qu’on se place dans l’anti-projet que cette figure représente et incarne, on devient « nu », comme si la sexualité se révélait tout d’un coup comme un lieu problématique que l’on peut vivre soit dans la honte, comme une certaine tradition puritaniste a tenté de l’enseigner, soit dans un vampirisme libidinal où l’on se dévore l’un l’autre dans l’immédiateté de la violence libidinale, loin du regard de l’Eternel, comme notre moderne pornographie a tendance à conditionner les esprits et à les formater selon ses propres lois. Depuis que les premiers êtres humains se sont découverts nus au mythique jardin d’Eden, le sexe n’a cessé de hanter l’imaginaire humain qui a même eu tendance à croire, à certains moments et selon certaines visions théologiques, que le péché originel est le péché de la chair, alors qu’il s’agit plus globalement, d’une logique de rupture essentielle avec Dieu et avec son ordre du commencement. Là où une interprétation concernant le sexe devient possible, c’est quand le fait de se découvrir nu pousse Adam et Eve à se cacher et à ne pas apparaître tels qu’ils sont aux yeux de l’Eternel. Cela donne à penser que ces deux personnes créées dans l’amour par l’Amour pour vivre l’amour comme projet paradisiaque de rencontre, de communication, de communion, d’harmonie et de responsabilité face au projet de Dieu, plongent dans une nouvelle logique où désormais ce n’est plus l’esprit de Dieu, mais l’esprit du serpent qui est entre eux. Ils découvrent la sexualité comme lieu de la possibilité du mal, de la faute envers Dieu, ou plus précisément, du péché. « Leurs yeux s’ouvrent » (Gen 3,7) sur cette possibilité et le sexe leur posera désormais problème. Le plus profond de ce problème, le texte le dévoile quand Dieu dit à la femme que son destin sera d’être soumise à son mari dans un système du désir où règnera désormais l’esprit anti-Dieu (Gen 3, 16) : le mensonge, la 310 Pour une voie africaine de la non-violence domination, le désordre et le chaos. La malédiction d’Eve n’est pas, à proprement parler, un châtiment au sens vrai du terme. Elle est l’explicitation des conséquences d’une sexualité vécue en dehors de Dieu et sans Dieu. Ou plus encore : l’explicitation de la logique d’une société qui s’est coupée de l’amour et de son sens le plus fécond en Dieu. Sans Dieu, c’est-à-dire sans un sens profond de la transcendance de la personne humaine vers les exigences de l’horizon ultime de l’être qu’est l’Amour dans sa plénitude, la sexualité humaine est vide. Elle est vide parce qu’elle est coupée de l’esprit de l’Amour comme source d’une relation profonde et responsable. Au lieu d’être l’aire du verbe échangé et du bonheur partagé dans une fertile co-responsabilité épanouissante, elle devint lieu du despotisme masculiniste et de ses instincts d’ogre érotique. C’est là que s’enracinent le phallocratisme et le complexe du mâle dominateur qui ont élu domicile dans les communautés chrétiennes où trônent aujourd’hui des potentats libidineux. En fait, ceux-ci ont complètement oublié deux vérités fondamentales de la Bible, à savoir : - que la sexualité n’a de sens que si elle est enracinée dans l’amour ; - et que l’amour humain n’a de sens que s’il s’épanouit dans l’esprit de Dieu, comme responsabilité radicale et épanouissement du bonheur de vivre. Il faut entendre ces deux vérités non pas seulement dans le sens où la reconnaissancee de Dieu permet de vivre l’amour dans sa vérité la plus profonde, mais aussi dans le sens de Ubi amor, Deus ibi est : partout où s’épanouit l’amour, Dieu brille de toutes ses lumières, de toutes ses énergies. Entre l’homme et la femme habités par la splendeur de l’amour vrai, la vérité de la splendeur de Dieu comme amour se manifeste également, consciemment ou inconsciemment, en profondeur comme en ampleur. En fait, quand Jésus se réfère aux textes du « Commencement » pour parler de l’homme et de la femme, il affirme clairement l’orientation éthique et spirituelle de l’amour humain et de la sexualité humaine. Cette orientation est celle d’une fidélité que Dieu porte et garantit dans ses exigences fondamentales. Elle est aussi celle d’un lien vital indissoluble, vécu dans les joies comme dans les peines grâce à la confiance de l’amour à l’Amour, c’est-à-dire 311 Pour une voie africaine de la non-violence de l’amour humain à l’amour de Dieu pour nous. Là où ces valeurs de liens éthiques et d’ouverture spirituelle à Dieu ne sont pas vécues comme amour vrai et profond, la sexualité ne s’inscrit d’aucune manière dans l’horizon de la foi chrétienne. Il convient de le dire avec force en ces temps où l’on a tendance, même au sein des Eglises, à détourner l’amour et la sexualité de leurs fondements spirituels pour les intégrer dans la logique du Marché et de l’Argent, pour les pures jouissances qui dévalorisent les femmes et les réduisent à des objets que l’on achètent pour les utiliser à plus ou moins brève échéance et les jeter sans ménagement. Benoît XVI décrit avec perspicacité cette situation : L’eros rabaissé simplement au « sexe » devient une marchandise, une simple « chose » que l’on peut acheter et vendre ; plus encore, l’homme devient une marchandise. En réalité, cela n’est pas vraiment le grand oui de l’homme à son corps. Au contraire, l’homme considère maintenant le corps et la sexualité comme la part seulement matérielle de lui-même, qu’il utilise et exploite de manière calculée. Une part, d’ailleurs, qu’il ne considère pas comme un espace de sa liberté, mais comme quelque chose que lui, à sa manière, tente de rendre à la fois plaisant et inoffensif. En réalité, nous nous trouvons devant une dégradation du corps humain, qui n’est plus intégré dans le tout de la liberté de notre existence, qui n’est plus l’expression vivante de la totalité de notre être, mais qui se trouve comme cantonné au domaine purement biologique.128 Contre cette dérive, il convient de réaffirmer les vérités fondamentales de l’amour selon les perspectives de la révélation divine. D’une certaine manière d’ailleurs, ces vérités fondamentales sont au cœur de l’humanité même de l’Homme et se manifestent en tant que telles dans l’histoire du peuple de Dieu telle que la dévoilent les Ecritures Saintes. C’est ainsi qu’en pleine dynamique de la civilisation déjà masculiniste et phallocratique de l’Ancien Testament, on voit surgir un petit livre succulent où l’amour est exalté dans ses exigences tant en matière d’extase et d’éblouissement qu’en matière de fidélité et d’exclusivité : Le Cantique des Cantiques. Ce livre est une bombe dans la culture patriarcaliste. Il rompt avec les schèmes de la domination de l’homme sur la femme et exalte la beauté, la splendeur et la vérité des liens d’amour tels qu’on devait les vivre en Dieu entre l’homme et la femme. C’est un cantique humain dont la société, par le souffle de la foi qui 312 Pour une voie africaine de la non-violence l’anime, découvre le caractère spirituel et la dimension de transcendance de l’amour par rapport aux mentalités patriarcales. Il s’inscrit ainsi dans la trame même de la révélation divine pour indiquer que le chemin de l’amour humain est illuminé par l’amour de Dieu et que sur ce chemin, la question que les adversaires du Christ pose au sujet du divorce n’a ni place ni sens. L’essentiel n’est pas de savoir si on a le droit de divorcer ou pas, mais de comprendre en profondeur que l’amour humain a quelque chose de fascinant qui dure toute la vie et brille d’une substance d’éternité, pour ainsi dire. Il est l’espace de rencontre, de communion et de compatibilité érotique entre égaux. S’il ébranle tout l’être, c’est à la fois du côté de l’homme et du côté de la femme, selon les mêmes modulations, les mêmes vibrations et les mêmes flagrances d’éblouissement et de bonheur partagé en Dieu. Il n’y a place ni pour la relation pyramidale de domination ni pour les dérives vers l’immoralité qui met Dieu hors de la substance érotique de l’amour. C’est cette vérité que Jésus a voulu rappeler à ses adversaires afin de tout refonder sur Dieu dans l’amour humain. Nous affirmons donc que le masculinisme libidinal tel qu’il se développe dans les Eglises est un péché : péché contre les fondements spirituels de l’amour humain, péché contre l’éthique chrétienne de la vie, péché contre Dieu et contre l’Evangile. Derrière ce péché, il y a également une faute contre l’humanité de l’Homme. Dans la mesure où la sexualité sans normes éthiques ni profondeur spirituelle conduit à l’esprit de domination, elle érige la violence en principe et système de relations érotiques entre l’homme et la femme. Cette violence ne peut être que la destruction de l’humanité du genre féminin, à travers les pratiques les plus humiliantes et les plus dégradantes : traite des femmes, zoophilie, ondinisme, scatologie, viol, pédophile, mariages forcés, droit de cuissage, érotisme pornographique et esclavage libidinal. La violence sexuelle au sein des Eglises est une des formes des ces pratiques de déshumanisation et d’anéantissement de l’être de la femme. Par les traumatismes qu’elle crée, par la dévalorisation de soi qu’elle sème dans l’esprit, par le dégoût de la vie qu’elle inflige aux victimes, par l’effondrement de l’espérance qu’elle induit, cette 313 Pour une voie africaine de la non-violence violence est une violation flagrante des droits humains fondamentaux. Ces droits dont nous, chrétiennes et chrétiens, nous pensons qu’ils s’enracinent dans le limon spirituel de notre foi en Dieu. Par quels mécanismes le masculilisme libidinal parvient-il à détruire ce fond d’humanité dans la femme ? Par un triple mécanisme que le texte de la tentation de Jésus au désert rend avec une extraordinaire clarté. Comme au commencement de l’humanité avec Adam et Eve qui furent confrontés au serpent au centre d’Eden, Jésus est confronté au tentateur et dévoile par sa conduite face à lui ce qui est fondamental dans la vie, monde de la sexualité inclus. Il y a dans son attitude des orientations qui peuvent servir d’ancrage utile pour repérer, comprendre et analyser les ressorts profonds du masculinisme. Comme il fut proposé à Jésus de transformer les pierres en pains, le masculinisme libidinal propose aux hommes de transformer les femmes en objets sexuellement comestibles, au nom de la puissance masculiniste apparentée à la puissance de Dieu. Il s’agit ici d’une opération mentale et sociale grâce à laquelle toutes les dérives des phantasmes masculins transforment les hommes en vampires sexuels pour les femmes. Il leur faut des femmes, toujours de plus en plus de femmes à conquérir, à dominer et à « manger » dans toute leur substance d’humanité pour qu’elles ne deviennent que des choses maniables à merci. Ce vampirisme est devenu un schème culturel fondamental dans la société actuelle. Et les femmes payent le prix de l’expansion de ce schème, même dans l’Eglise. Comme il fut demandé à Jésus par le tentateur de sauter du haut de la falaise pour tomber sans dommage sur le sol ferme, les hommes ont tendance à attendre des femmes qu’elles croient à tous les mensonges, à toutes les incitations et à toutes les mythologies du système masculiniste, même si celui-ci exige des actes qui vont contre la raison, contre la morale et contre la spiritualité. On attend en fait des femmes qu’elles se départissent de leur capacité de réfléchir, de leurs convictions éthiques et de leurs forces spirituelles pour se lancer dans le vide d’humanité proposé par le phallocratisme social. On leur as314 Pour une voie africaine de la non-violence sure qu’elles ne risquent rien parce que le système est garanti par Dieu lui-même. Il existe un schème d’imbécillisation du genre féminin alimenté par les mensonges, les incitations et les mythologies propres à la vision que les hommes ont des femmes dans une société patriarcaliste. Comme il fut promis à Jésus de recevoir tous les royaumes de la terre en héritage s’il s’agenouillait devant Satan pour l’adorer, les hommes promettent monts et merveilles aux femmes si celles-ci consentent à s’agenouiller devant le système masculinisme et à devenir à jamais esclaves du phallus. Ils savent que la pérennité de leur système a besoin, quelque part, du consentement de leurs victimes. Ils poussent alors constamment celles-ci à consentir à cet esclavage, au nom même des lois éternelles créées par Dieu pour réguler les relations entre l’homme et la femme. Le schème de la soumission est érigé en nécessité vitale pour la perpétuation du système. Contre le vampirisme mâle, contre ses objectifs d’imbécilisation des femmes, contre ses phantasmes d’une soumission absolue de la femme à l’homme, la réponse de Jésus à Satan au désert est un socle pour penser l’avenir de la question des relations entre le genre masculin et le genre féminin. Selon le Christ, il ne faut pas inverser l’ordre de priorité ni céder au système d’usurpation du pouvoir vital par les forces du mal. La priorité est celle-ci : c’est Dieu seul qu’il faut adorer et personne d’autre. Si quelqu’un d’autre usurpe le pouvoir de Dieu, son imposture relève du système du mal et il faut la dénoncer en tant que telle. Le masculinisme libidinal qui gangrène les Eglises est une imposture et il faut combattre cette imposture au nom de la souveraineté de Dieu sur le monde, c’est-à-dire, pour le problème qui nous concerne ici, au nom de l’amour comme lieu relationnel, comme force d’épanouissement d’une éthique et d’une spiritualité du bonheur et du bienvivre-ensemble entre l’homme et la femme. C’est cela la vérité de l’humanité de l’homme en Dieu, tout le reste vient du Malin. Au nom de cette commune humanité qui unit l’homme et la femme en Dieu, il est inacceptable de cautionner le système phallocratique ambiant ou de lui trouver des justifications spécieuses sous des prétextes falla315 Pour une voie africaine de la non-violence cieux de la faiblesse humaine ou de l’exception culturelle propre à une Afrique brillante de ses ancestralités phalliques ou polygamiques. Pour nous, en Afrique comme partout ailleurs, la trahison de l’humanité de l’Homme est intolérable, tout comme l’édulcoration des exigences morales et spirituelles chez des chrétiens tièdes qui veulent un Evangile taillé à leur mesure. A ces chrétiennes et chrétiennes, il serait temps de rappeler l’antique parole du visionnaire de Patmos à l’Eglise de Laodicée: Je connais tes œuvres : tu n’es ni froid ni bouillant. Si seulement tu étais froid ou bouillant ! Ainsi, parce que tu es tiède et que tu n’es ni froid ni bouillant, je vais te vomir de ma bouche (Apocalypse 3, 15-16). Redécouvrir l’amour humain En notre période de décomposition morale, il nous revient à nous, communautés chrétiennes d’Afrique, de repenser l’amour et d’intégrer la sexualité humaine dans la dynamique de la révélation biblique. C’est le point de départ d’une évangélisation du désir sexuel pour qu’il devienne un lieu d’humanité et une expérience spirituelle profonde, au sein de nos Eglises comme ailleurs. A ce niveau aussi, le message de l’auteur de l’Apocalypse à la communauté chrétienne de Laodicée mérite d’être méditée. Dans un contexte social où le sexe est exalté comme richesse des « folies », ivresses, enchantements et éblouissements sans référence à Dieu, le visionnaire affirme : Parce que tu dis : je suis riche, je me suis enrichi et je n’ai besoin de rien, et que tu ne sais pas que tu es malheureux, misérable, pauvre, aveugle et nu, je te conseille d’acheter chez moi de l’or éprouvé par le feu, afin que tu devienne riche, et des vêtements blancs, afin que tu sois vêtu et que la honte de ta nudité ne paraisse pas, et un collyre pour oindre tes yeux, afin que tu voies (Ap. 3 17). Ce qui est manifesté avec profondeur ici, et que l’on peut saisir dans une interprétation érotique du texte, c’est la misère de la sexualité sans spiritualité, sans relation avec les valeurs transcendantes et ultimes de l’amour : les valeurs mêmes de Dieu. L’appauvrissement anthropologique auquel nous condamne le sexe sans transcendance 316 Pour une voie africaine de la non-violence ne peut être dépassé que par le retour aux vraies normes divines de l’amour, « l’or éprouvé par le feu ». C’est là la vraie richesse de pureté, les « vêtements blancs », qui peut nous remettre en phase avec le projet d’un amour vécu dans l’Amour, cette vérité primordiale qu’Adam et Eve avaient perdue lorsque « leurs yeux s’ouvrirent » et qu’ils « découvrirent qu’ils étaient nus ». L’allusion à cette nudité comme vérité anthropologique est claire dans le texte de l’Apocalypse. Elle nous sert à comprendre que nos yeux doivent de nouveau s’ouvrir devant la nudité de notre vision appauvrissante de la sexualité et de l’amour, afin que nous voyions, grâce au collyre que Dieu lui-même nous fournit « pour oindre nos yeux ». Quel est ce collyre ? C’est la parole de Dieu pour spiritualiser eros et humaniser la sexualité afin qu’ils deviennent le limon de l’amour humain vécu dans la lumière du projet de Dieu. Dans cette dynamique de spiritualisation et d’humanisation de la sexualité, l’impératif de la conversion de l’Eglise à l’Evangile ouvre l’horizon d’une nouvelle compréhension de la relation entre le genre masculin et le genre féminin. Aujourd’hui, les communautés chrétiennes vivent cette relation en se conformant à l’esprit du monde, selon les schèmes de domination et de violence extrême. Avec l’autoritarisme mâle qui les caractérise et qui a tendance à marginaliser les femmes et à les réduire à l’espace restreint de leur sexe, elles sont semblables au « sel devenu fade » dont parle le Christ. Si elles ne veulent pas être jetées dehors et foulées au pied par le monde auquel elles veulent aujourd’hui ressembler dans la gestion de la sexualité humaine, il n’ y a pas d’autre choix pour elles que celui du retour à la vérité de l’Evangile : la conversion. A nos yeux, cette vérité est dotée d’une portée générale qui va au-delà de la sexualité humaine. Elle conduit à la nécessité d’une civilisation de la non-violence dans les domaines du féminisme et de la problématique du « genre ». En effet, jusqu’à nos jours, presque toutes les réflexions concernant le féminisme, le genre et les relations hommes-femmes ont eu tendance à s’inscrire dans une lo317 Pour une voie africaine de la non-violence gique des mentalités et des pratiques sociales de la violence. Une bataille où les mots, les discours et les théories ont plus servi comme des balles que comme des toiles de communications. Pour reprendre la belle expression de Jean-Marie Muller, ils ont été des murs plutôt que des ponts.129 Il a ainsi existé un féminisme d’emmurement dans un langage d’agression, de dénonciation, de mépris et d’insulte d’où les hommes se sont sentis exclus par les femmes. Il y a eu aussi un discours sur le genre dont la tendance fut de développer les affects guerriers de remise en question du genre masculin par le genre féminin, sans que des espaces d’accueil mutuel, de coopération et de partage soient réellement aménagés. Tout donnait l’impression que l’on se trouvait dans une bataille rangée dont les enjeux ont atteint le domaine de la sexualité. Une espèce de « libération » sauvage des esprits a entraîné la libération des instincts qui ont conduit les femmes à considérer leur corps comme des simples mécaniques d’une libido débridée. Devenues esclaves de leur corps, elles sont devenues en même temps esclaves de la libido des hommes à qui elles se sont données successivement ou concomitamment, en se dévalorisant de la manière la plus lamentable et la plus déshumanisante. La guerre des sexes a ainsi abouti au mépris de la femme par l’homme et ce mépris a servi d’arme masculine pour faire taire beaucoup de femmes dans leur revendication de la liberté. L’erreur de cette manière de penser le féminisme et les relations entre genres, c’est la logique de la violence comme principe de civilisation. Aujourd’hui, il faut un autre principe qui soit capable de sortir le discours du féminisme et du genre de leur enfermement dans la logique de la violence. Cela en vue de leur faire redécouvrir la double richesse de la révélation biblique en matière d’orientation des relations entre l’homme et la femme : - D’abord la richesse de l’engagement de Dieu dans la cause de la femme, quand Dieu bouscule et bouleverse radicalement le patriarcalisme de la culture et des mentalités ambiantes au sein du peuple élu pour donner aux femmes des places de choix dans l’histoire du salut, depuis Eve jusqu’à Marie. Dans la 318 Pour une voie africaine de la non-violence trame profonde de la relation qu’il noue avec l’humanité, il n’y a pas de choix prioritaire pour l’homme ni de parti pris pour le phallocratisme. Chaque fois qu’apparaît dans la Bible des textes de facture masculiniste ou patriarcaliste, on peut être sûr que l’homme cherche à récupérer et à manipuler Dieu au nom des desseins et d’intérêts purement humains. Il faut alors soumettre ces textes au soupçon et lire au-delà d’eux l’amour de Dieu en acte pour unir l’homme et la femme dans la même responsabilité face à la marche du monde. Cela ne se peut que si le postulat de base est la construction d’une civilisation de la non-violence. C’est sur ce postulat qu’il faut fonder désormais l’avenir du monde. - Ensuite la richesse des réalités de l’incarnation du Christ dans le corps d’une femme et de son apparition aux femmes le jour de la résurrection. Théologiquement parlant, ces faits ne sont pas sans signification profonde pour l’humanité. Ils invalident toute tentation de marginalisation du genre féminin dans la marche de l’histoire du salut. De même, ils cassent les ressorts de tout système pyramidal dont se prévaut le masculinisme libidinal au sein des églises, afin de mettre sur pied une dynamique du pouvoir vital solidaire : le pouvoir profond de l’amour. Si on les interprète à leur juste valeur et que l’on entre dans le souffle normatif qui les caractérise, on ne peut pas ne pas voir que ces faits parlent profondément à notre société pour la sortir de l’effondrement de sa morale sexuelle par la reconnaissance du visage humain de la femme comme lumière de la ressemblance de l’humanité avec Dieu. Ici aussi, l’enjeu n’et pas la guerre, mais la paix que le Christ donne au genre humain, hommes et femmes ensemble. La paix de la non-violence comme nouveau principe de civilisation. A l’aura de ces richesses, on voit surgir un profond besoin de nouvelle humanité sur la terre : l’urgence d’une civilisation du refus de toute violence libidinale et de promotion de la non-violence de l’amour comme esprit d’un 319 Pour une voie africaine de la non-violence monde nouveau, dans le contexte d’un nouveau pouvoir de vie qui est celui du bien-vivre-ensemble dans l’amour, afin que le genre masculin et le genre féminin assument profondément la responsabilité de l’utopie de Dieu pour l’humanité : l’avènement des nouveaux cieux et d’une nouvelle terre de l’amour, force vitale d’épanouissement de grandes valeurs d’humanité. Nous sommes à ce tournant de civilisation et il est temps de prendre toute la mesure de la transformation qu’il exige dans les esprits, dans les pratiques sociales et dans les institutions qui devraient réguler la vie collective, dans les Eglises comme dans toute la société. Notes 126 Lire Seth Nomenyo, Le Corps de la femme (Lomé, 1999), et Kä Mana : A cœur ouvert, confessions d’un croyant africain (Yaoundé, 2006). 127 Sur cette vision de l’eros, il serait intéressant de lire la dernière encyclique du Papa Benoît XVI, Deus caritas est, Libreria Editrice Vaticana, Rome 2006. 128 Benoît XVI, Deus caritas est, op ; cit., p. 5 129 Jean-Marie Muller, Choisir la non-violence pour rendre possible un autre monde, Centre de ressources sur la non-violence de MidiPyrénées, Colomiers, 2006. 320 Pour une voie africaine de la non-violence CONCLUSION UN APPEL AUX CROYANTS POUR UN NOUVEL ORDRE MONDIAL par Kä Mana Nous, croyantes et croyants d’Afrique, nous savons maintenant que l’heure est venue de penser et de construire une civilisation de la non-violence. C’est le temps de reconnaître que notre Dieu est un Dieu désarmé, ou du moins qu’il devrait l’être, si nous tenons à donner une espérance à nos enfants aujourd’hui. Ce Dieu désarmé nous recrée aujourd’hui comme des femmes et des hommes désarmés, dont la mission globale est de désarmer nos religions, de désarmer nos cœurs, nos esprits et nos mentalités, de désarmer les institutions qui gouvernent nos vies et les ambitions qui fécondent nos sociétés. La non-violence est l’esprit de ce désarmement global. Elle constitue le cadre à l’intérieur duquel nous avons désormais à écouter, à comprendre, à interpréter et à répandre la parole de Dieu dans tous les domaines dont notre avenir dépend : l’action politique, le champ économique, la vie sociale et le souffle religieux de nos vies. Sans notre conversion à cette non-violence qui nous recrée par l’esprit de Dieu, il est à craindre que l’avenir de nos sociétés soit de plus en plus un volcan de cauchemars et de calamités. Est-ce cet avenir que nous voulons actuellement pour l’Afrique et pour le monde ? Sûrement non. Il est temps de tirer toutes les conséquences de ce non d’avenir, comme diraient certains socialistes français, ce non qui porte tous nos espoirs de vie nouvelle et de bonheur fécond. 321 Pour une voie africaine de la non-violence Pour que cette vie et ce bonheur soient possibles, nous en appelons à nos intelligences de croyants et de croyantes, à notre foi et à nos capacités d’action à tous et à toutes, pour transformer la société qui est la nôtre. Quelles que soient nos appartenances confessionnelles et nos allégeances idéologiques, nous ne pouvons pas corrompre l’humanité qui est en nous par les violences destructrices. Notre devoir est de libérer des énergies de rêve, d’imagination et d’espérance pour une nouvelle société, sur la base des valeurs fondamentales de la vie que nos religions couvent et enfantent en permanence dans nos consciences et sur notre sol d’Afrique. Il est temps pour nous de comprendre et d’assumer cette mission qui est la nôtre : celle des bâtisseurs et de porteurs de paix dans un monde de plus en plus livré aux puissances de déshumanisation et d’anéantissement de l’espérance. L’avenir, si nous le voulons, ne peut avoir qu’un nom : la paix. La paix dans nos cœurs. La paix dans nos pays. La paix dans le monde. Condition de notre développement et de notre bonheur, levier de nos capacités d’engagement pour changer l’ordre du monde, une telle paix ne sera possible dans sa plénitude que si nous en incarnons l’esprit dans une nouvelle mission de redécouverte de l’éthique et de la spiritualité. L’heure est venue de le faire en mettant ensemble toutes nos forces de foi et d’espérance, toutes nos énergies d’amour dont nos religions, en Afrique, peuvent fertiliser le présent et féconder l’avenir du monde. Nous appelons donc les chrétiens et les chrétiennes, les musulmans et les musulmanes, les femmes et les hommes qui croient aux énergies de la religion africaine vivante, de s’engager dans cette voie d’humanité que l’Afrique peut ouvrir à l’ensemble du monde. Tout l’enjeu de ce livre que vous venez de lire est dans cet appel et dans les conséquences que nous devrions en tirer tous et toutes dans notre société aujourd’hui. Qu’elles relèvent du champ de la vie individuelle ou du domaine de la vie collective, ces conséquences sont décisives pour notre destinée dans le monde actuel et pour l’avenir de nos pays dans le concert des civilisations. Elles sont la 322 Pour une voie africaine de la non-violence condition de notre bonheur communautaire et de la fécondité de notre présence dans le rendez-vous du donner et du recevoir dont parlait Léopold Sédar Senghor. C’est dans cet esprit qu’il convient aujourd’hui de rassembler les énergies des religions pour qu’elles enfantent spirituellement un autre monde. 323 Pour une voie africaine de la non-violence 324 Pour une voie africaine de la non-violence TABLES DE MATIERES Les auteurs Préface 1. La Non-violence : un tournant de civilisation 2. Dégager l’horizon vers une Afrique de la nonviolence 3. Vaincre la violence et éradiquer la torture en Afrique 4. Pour une éthique africaine de la non-violence 5. Ainsi parlera le Dieu désarmé 6. Le pape, la religion et la violence 7. Parole de Dieu, dignité humaine et intégrité de la création 8. Eglise, mission et environnement 9. Les enjeux de la non-violence dans la géopolitiq ue du chaos 10. Les Eglises dans la dynamique du développe ment 11. Société civile, communautés de foi et transfor mation 12. Discours sur la lutte contre la pauvreté en Afri que 13. Plaidoyer pour la femme 325 Pour une voie africaine de la non-violence 14. Femmes, sexualité et violence Conclusion Tables de matières 326 Pour une voie africaine de la non-violence Ceros Institut africain pour l’œcuménisme et la coopération interreligieuse L’institut africain pour l’œcuménisme et la coopération interreligieuse est une organisation académique créée en 1997 sous forme d’un centre d’études et de recherches oecuméniques et sociales (CEROS), pour favoriser la réflexion commune des Eglises sur les problèmes de l’Afrique d’aujourd’hui. Comme espace scientifique de rencontres, d’échanges et de débats, il se propose : - d’assurer la diffusion de l’information sur les recherches théologiques et les travaux d’analyses sociales dans les Eglises africaines ; - d’organiser des rencontres et des retraites spirituelles destinées à faire connaître les richesses de divers héritages confessionnels des Eglises d’Afrique ; - d’encadrer scientifiquement les jeunes chercheurs engagés dans la préparation des thèses, mémoires et travaux scientifiques sur les sujets d’intérêts œcuménique et sociopolitique ; - de promouvoir les innovations pastorales, théologiques et missionnaires dans les Eglises ; - de publier des ouvrages de réflexion œcuménique et d’analyse sociale qui éclairent les Chrétiens et les Chrétiennes d’Afrique sur leurs responsabilités dans la société aujourd’hui. Adresse : BP. 1256, Bafoussam, Cameroun Téléphone : (237) 77 12 85 37. 327 Pour une voie africaine de la non-violence Achevé d’imprimer à Kinshasa par le journal Le Potentiel Septembre 2008 328 Pour une voie africaine de la non-violence Pour que voie africaine de la non-violence L’Afrique a besoin d’un tournant de civilisation qui soit un tournant de paix, de prospérité, de développement et de bonheur. Toutes ces richesses exigent que nous promeuvions un autre esprit que celui des machines de force destructrice dont les nations ambitionnent aujourd’hui d’être des socles. Face aux houles furieuses de la violence, la paix fertile de la non-violence apparaîtra de plus en plus comme le seul chemin d’humanité pour l’avenir : le chemin du bien-vivre-ensemble, de l’harmonie relationnelle et du bonheur solidaire dans le monde. C’est cette certitude que ce livre veut promouvoir et partager. Avec la conviction que les trésors intellectuels, éthiques et spirituels de l’Afrique aideront les hommes et les femmes de notre temps à faire le seul choix vraiment humain : la sagesse d’être et de vivre en personnes non-violentes, afin que la violence ne nous détruise pas tous et toutes dans des catastrophes qui s’annoncent déjà, et que tout le monde voit venir, à l’horizon pas très lointain de la folie actuelle des nations. Nous avons l’impérieux devoir de forger dès maintenant des personnalités pour cette non-violence créative, des caractères de bâtisseurs d’espoir sur la base d’une nouvelle sagesse de la paix : une sagesse qui comprenne que l’amour est plus fort que la violence et plus riche en humanité et en bonheur, à l’échelle des peuples, des nations et des civilisations comme à l’échelle des individus et des communautés. On comprend alors toute l’importance que nous accordons à l’éducation à la non-violence dans nos sociétés de violence. On comprend, aussi, l’urgence d’un engagement concerté de toutes les institutions de régulation éthique et spirituelle de nos sociétés pour bâtir la paix. L’avenir est à ce prix. Dans le présent livre, nous proposons une voie africaine de la non-violence, à partir d’une réflexion menée par des théologiens et des croyantes protestants, catholiques et musulmans qui travaillent ensemble dan le cadre du Cercle international pour la promotion de la création (CIPCRE). 329