Les nouveaux dangers aéronautiques liés à la cartographie

Transcription

Les nouveaux dangers aéronautiques liés à la cartographie
Les Rencontres de SIG-la-Lettre 2011
« Agir dans un monde incertain :
le rôle des géomaticiens »
Session
« Les nouveaux outils de valorisation du SIG :
quelles précautions prendre ? »
Conférence
« Les nouveaux dangers aéronautiques
liés à la cartographie numérique embarquée »
Philippe Lépinard
Base École Général Lejay – École de l’Aviation Légère de l’Armée de Terre
UMR GREDEG – CNRS / Université de Nice Sophia-Antipolis
[email protected] – http://www.geodecisionnel.fr
Introduction
La relative facilité d’utilisation et les capacités d’affichage attrayant (2D et 3D) des
dispositifs de navigation portables modernes ou embarqués (mais non couplés à d’autres
systèmes de l’aéronef comme le Pilote Automatique) se heurtent à un paradoxe
particulièrement difficile à résoudre au sein des centres de formation de l’aviation ultra-légère
et légère1. En effet, s’il ne fait plus aucun doute que l’emploi de tels moyens améliore la
gestion de la mission aérienne, leur utilisation fait aussi émerger de nouveaux dangers liés à
1
Nous ne traiterons pas du concept d’automatisation des cockpits étudié dans l’aviation générale
(commerciale) et plus généralement dans l’aéronautique professionnelle (civile et militaire).
Cependant, les notions abordées dans ce document concernent l’ensemble des activités aériennes et
sont officiellement intégrées dans les cursus de formation professionnelle du personnel navigant.
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leurs usages parfois incontrôlés, abusifs et inadaptés à des contextes de travail aérien
particuliers.
Nous vous proposons dans cette communication d’aborder trois problématiques
interdépendantes et issues de retours d’expériences réels de pilotes en activité : la baisse de
la conscience de la situation, le dépassement des capacités (sur-confiance) et la perte de
l’expertise spatiale (image 1). L’idée générale de cette conférence est de démontrer que la
connaissance de ces aspects jugés souvent trop théoriques permet malgré tout de les
opérationnaliser relativement facilement dans les cursus de formation des pilotes non
professionnels, en particulier lors des instructions aux Facteurs Humains, au Crew Resource
Management (CRM), au Single Resource Management (SRM), à l’Aeronautical DecisionMaking (ADM) et aux outils de RETEX (Retour d’expérience). En d’autres termes, les défis
réels d’une utilisation maitrisée des systèmes géolocalisés intégrant de la cartographie
numérique se situent bien au-delà de leur simple maitrise technique et de la connaissance
de leurs limitations intrinsèques, même au niveau de l’aviation de loisir.
Image 1. Les dangers visibles ne sont que les parties émergées
de problématiques bien plus complexes et systémiques.
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1. La conscience de la situation n’est pas la représentation numérique de
l’environnement
Une des approches du concept de Conscience de la Situation (Situation Awareness
ou SA) a été avancée par Endsley dès 19952. Elle se définit par « La perception des
éléments d’un environnement dans un volume de temps et d’espace, la compréhension de
leur signification et la projection de leur état dans un futur proche ». A partir de cette
définition, certains pilotes font un amalgame rapide entre une bonne conscience de la
situation et un dispositif cartographique géolocalisé. L’affichage de bases de données
géographiques dédiées à l’aéronautique (fonds de cartes, aéroports, zones aéronautiques,
obstacles, navigations, etc.) pourrait effectivement plaider en faveur d’une conscience de la
situation de la part du pilote plus importante que lorsqu’il ne possédait pas ces aides ; il est
en effet mieux informé sur son environnement et les actions possibles à envisager. Il
disposerait donc de plus de ressources cognitives pour surveiller activement le milieu dans
lequel il vole, interpréter correctement les données recueillies et anticiper sur ses activités.
Cet état de fait, à la base louable, a toutefois ses limites et n’est pas forcément
valable pour certains pilotes, expérimentés ou non, qui subissent corollairement une baisse
de vigilance. L’image 2 vous montre par exemple un aéronef naviguant en direction du Nord.
Le pilote n’a plus besoin de connaître sa position exacte et sa vigilance commence à
diminuer (pensez à la difficulté que nous avons pour reconstruire mentalement un trajet
réalisé en étant uniquement guidé par notre récepteur GPS de voiture !). Malheureusement,
la météorologie est mauvaise et il va devoir se détourner sur un aérodrome de dégagement
qu’il ne connaît pas et qu’il n’a pas préparé en amont. La surcharge de travail subite
engendrée par les tâches à réaliser dans un laps de temps extrêmement court va diminuer
drastiquement la capacité de construction dynamique de la SA tant il sera concentré sur la
seule activité de déroutement. Ce « coût cognitif » de taille risque finalement de l’empêcher
de prendre en compte des informations importantes comme par exemple l’évitement de
zones interdites de survol ou la trajectoire convergente d’un autre aéronef.
2
Endsley M., « Toward a Theory of Situation Awareness in Dynamic Systems », Human Factors, vol.
37, n° 1, 1995, p. 32-64.
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Image 2. Cet ensemble de données paramétriques (à la fois quantitatives et qualitatives) lié
au vol et affiché sur l’écran du récepteur GPS risque d’avoir un « effet de masquage » sur
d’autres aspects : anti-abordage3, mauvaise météorologie, etc. Cette image provient du
système de navigation embarqué EURONAV V (EuroAvionics SA4).
2. La carte numérique n’est pas le réel
L’effet performatif et normatif du dispositif cartographique embarqué de plus en plus
réaliste et immersif (grâce à des orthophotographies mappées sur un modèle numérique de
terrain très précis par exemple) pourrait faire croire aux équipages que la carte est le réel. La
possibilité d’achat de bases de données d’objets de type « obstacles aériens » abonde dans
ce sens. Cependant, à l’image d’un accident récent où un hélicoptère de secours en
montagne s’est crashé suite à une collision avec un câble d’une ligne électrique moyennetension non tracée sur la carte, il est indispensable de sensibiliser les pilotes à cette
problématique : « la réalité a toujours le dernier mot ! » (Amalberti et al, 20015). L’effet de
« tunnélisation » bien connu dans le monde de l’aviation professionnelle est exacerbé par
des interfaces captivantes et immersives.
Au final, la confiance aveugle au système de navigation peut amener les pilotes à
dépasser leurs capacités en croyant bénéficier de dispositifs pouvant remplacer certaines
compétences aéronautiques. L’exemple de cet autre RETEX est flagrant : un pilote non
formé au vol aux instruments a décidé de décoller avec une visibilité minimale bien inférieure
3
L’abordage est le terme aéronautique désignant une collision entre plusieurs aéronefs en vol.
4
http://www.euroavionics.com/
5
Amalberti R. et al., Facteurs humains, Jean Mermoz, Paris, 2001.
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à la réglementation car il possédait un dispositif d’affichage 3D. Par chance, la couche
nuageuse était très faible et l’aéronef a pu « percer » (passer au dessus des nuages) très
rapidement. Toutefois, la disponibilité d’une vue 3D ne remplacera jamais la maitrise du vol
aux instruments !
Image 3. Nul doute que les récepteurs GPS portables et à faibles coûts disposeront bientôt
de capacités d’affichage et d’immersion du niveau des systèmes intégrés aux tableaux de
bord. Cette image provient d’un récepteur GPS Garmin disposant du Garmin Synthetic
Vision Technology6 (SVT™). On remarque un obstacle sur la trajectoire de l’aéronef.
Toutefois, qu’en est-il des câbles qui le relient au sol ? La base de données est-elle à jour ?
Est-on certain qu’il n’y a pas une autre antenne, plus petite, sur la trajectoire
d’évitement choisie ? Quels sont les critères de choix du fournisseur de ces données quant à
la décision ou non d’intégrer des objets dans leurs bases de données ? Etc.
3. Les aides à la navigation numériques ne remplacent pas (encore) les compétences
d’orientation spatiale des pilotes
Une des interrogations importantes des pilotes instructeurs concerne l’apprentissage
ou non des outils numériques d’aide à la navigation dès le début des formations. En utilisant
ces moyens modernes à la place des accessoires de base que sont la montre, le compas et
la carte papier, les pilotes risquent de perdre (ou de ne jamais acquérir) une expertise
spatiale suffisante en cas d’une panne du système, d’une mauvaise réception du signal
GPS, etc. De plus, cet aspect peut être élargi à des modes de fonctionnement normaux où le
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http://www8.garmin.com/helicopters/ (version pour les hélicoptères).
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contrôle aérien peut tout à fait décider de ne pas vous faire suivre le plan de vol prévu. Dans
de tels cas, le plus difficile sera certainement ce passage rapide du suivi sur une carte
numérique au vol traditionnel « à l’estime ». Il est donc nécessaire d’établir des procédures
peut-être sous forme de checklists afin d’aider les pilotes à réaliser ce basculement rapide
entre deux « modes » de navigation différents. En d’autres termes, nous devons préparer les
pilotes à « être surpris » comme le dit très bien Monsieur Pinet, ancien pilote d’essai du
Concorde. Cette mise en situation d’exception devrait être abordée par les instructeurs afin
de ne pas laisser les pilotes s’autoformer sur leurs outils numériques d’aide à la navigation et
d’en subir le piège de la facilité voire de la « rigidité cognitive » avancée par certains
chercheurs en psychologie7.
Image 4. L’affichage de l’ensemble des informations aéronautiques remplace les longues et
fastidieuses préparations sur les cartes en papier. Pourtant, l’expertise de la navigation et de
l’orientation spatiale8 s’avère toujours aussi importante, que ce soit en cas de détérioration
du dispositif numérique ou tout simplement lors d’une action non prévue qui oblige un
(re)positionnement rapide.
7
« État souvent rencontré en association avec une pensée concrète, elle s'associe à une incapacité
de détourner l'attention d'un stimulus prégnant ou de porter attention à plus d'un stimulus à la fois, de
bénéficier de l'autorégulation verbale et même des consignes verbales reçues. Elle entraîne une
incapacité de changer de comportement en fonction de la réaction reçue et de formuler des
hypothèses différentes dans la solution de problèmes ». Bérubé L., Terminologie de neuropsychologie
et de neurologie du comportement, Les Éditions de la Chenelière Inc., Montréal, 1991.
8
Dans notre contexte, l’orientation spatiale concerne les capacités de positionnement géographique
et ne traite pas du concept de cognition spatiale utilisé en médecine.
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Conclusion
Les trois aspects abordés dans cette communication (baisse de la conscience de la
situation, dépassement des capacités et perte de l’expertise spatiale) sont encore peu
diffusés auprès des instructeurs de l’aviation ultra-légère et légère. Ils sont en effet
considérés, généralement à tort, comme trop abstraits et trop éloignés des préoccupations
aéronautiques fondamentales (pour des vols de loisir mais aussi à finalité professionnelle).
Les récepteurs GPS disposant de cartographie numérique semblent si simples d’emploi
qu’ils sont laissés à la libre initiative d’autoformation des utilisateurs. Ces outils doivent
finalement rester des moyens au service des pilotes qui ne disposent pas de ressources
cognitives illimitées : le mauvais usage de ces instruments numériques augmente la charge
de travail des pilotes et réduit au final leur « sens de l’air ». La préparation du vol avec des
méthodes et accessoires traditionnels ne doit pas, en l’état actuel de la technologie, être
considérée comme une activité d’une époque révolue.
Enfin, il nous parait opportun de dépasser la simple connaissance de l’outil pour les
intégrer convenablement aux tâches réalisées dans le cockpit grâce à un processus de
formation obligatoire, au minimum théorique, afin de faire acquérir aux pilotes des
métaconnaissances (connaître ses propres aptitudes et limites) sur ce thème. Bien entendu,
il ne s’agit pas ici de mettre en concurrence les procédures de navigation « à l’estime » avec
celles aidées par des dispositifs numériques, mais bien d’adopter une approche pragmatique
de complémentarité afin d’agir réellement et durablement en faveur de la sécurité des vols.
7/7