analyse des trois films au programme 2012-2013

Transcription

analyse des trois films au programme 2012-2013
AU LYCÉE
Lycéens et apprentis au cinéma
Auteur
Amélie Dubois
Date
2012
Descriptif
A N A LY S E D E S T R O I S F I L M S A U
PROGRAMME 2012-2013
Synthèses des formations menées dans le cadre de « Lycéens et apprentis au cinéma » par Amélie Dubois et consacrées à
« French Cancan » de Jean Renoir, à « Entre nos mains » de Mariana Otéro et à « Tout sur ma mère de Pédro Almodovar.
Cette formation a eu lieu les 12, 13, 14, 16 et 19 novembre 2012 dans divers établissements scolaires
partenaires dans le cadre de l’opération « Lycéens et apprentis au cinéma » 2012-2013. La formatrice Amélie
Dubois, critique, enseignante en cinéma et rédactrice de documents pédagogiques, propose ici une analyse de chacun des
films au programme : « French Cancan » de Jean Renoir, « Entre nos mains » de Mariana Otero et « Tout sur ma mère » de
Pedro Almodovar.
« French Cancan » de Jean Renoir (1955)
I. Inspirations artistiques
A – Retour aux sources :
Contexte :
Jean Renoir quitte la France occupée en 1940, après l'échec commercial de La Règle du jeu. Il réalise French Cancan en
1955 après une longue période passée aux Etats-Unis où il prend la nationalité américaine (Gabin le lui reprochera en
adoptant une attitude distante à son égard alors qu'ils se connaissent bien pour avoir travaillé ensemble sur La Grande
Illusion et La Bête humaine). Ce changement de nationalité de Renoir peut paraître étonnant car il est identifié comme un
auteur très français : en raison de ses origines (il est le deuxième fils du peintre Auguste Renoir, né en 1894, presque en
même temps que le Cinématographe), de son engagement dans l'armée en 1912, mais aussi en raison de sa filmographie
(La Marseillaise, Nana, Boudu sauvé des eaux, La Chienne, La Vie est à nous produit par le PCF).
French Cancan est le premier film totalement français tourné par Renoir après son retour des Etats-Unis. Il réalise
auparavant Le Carosse d'or, une production européenne et plus précisément un film franco-italien, avec Anna Magnani,
sortie en 1953. Le film annonce par bien des aspects French Cancan : une comédienne refuse l'amour d'un prince et
continue le théâtre. Le personnage d'Anna Magnani rappelle le personnage de la Belle Abesse dans French Cancan, elles
ont le même tempérament de feu (au départ, c'est Arletty qui devait jouer le rôle de Lola). On y retrouve les mêmes
mouvements de circulation entre la vie et l'art.
Pièges et enjeux cinématographiques :
Au premier abord, le film se démarque de la modernité cinématographique que les jeunes Turcs de la Nouvelle Vague
voyaient dans les films de Renoir (qu'ils appelaient « Le Patron ») et qu'ils défendirent à l'époque où ils étaient critiques aux
1/19
Cahiers du cinéma. Ils s'émerveillaient alors devant la liberté des mouvements de caméra du cinéaste et la souplesse et la
fraîcheur de ses tournages en décors réels. Film d'époque, donc de reconstitution, French Cancan nous éloigne a priori de
cette modernité par son tournage en studios et sa limitation des mouvements de caméra en raison de la lourdeur de
l'équipement nécessaire au tournage en Technicolor. Le film a été tourné en partie dans les studios de Saint-Maurice. Ces
faux décors sont très visibles à l'image, on identifie même assez bien certaines toiles peintes en arrière-plan. A ce premier
artifice très voyant et potentiellement gênant se rajoutent les références picturales qui traversent le film : on pense à Renoir
père, Toulouse-Lautrec, figure centrale du Montmartre de la Belle époque, mais aussi Degas (les scènes de cours de danse
chez Gibole).
Ces éléments peuvent facilement donner lieu à une approche cinématographique purement illustrative qui se contenterait
d'imiter et d'animer des images d'Epinal pour touristes (Montmatre, les impressionnistes), comme dans un musée vivant.
Le danger de tomber dans « un divertissement de bon goût », « un sujet mineur et décoratif », pour reprendre les termes du
critique et théoricien André Bazin, est d'autant plus grand pour Renoir qu'on (à commencer par son producteur Henry
Deutschmeister) attend de lui un film typiquement français, qui le réconcilierait avec son public d'avant-guerre. Bazin écrit
encore : « La couleur, à proportion même de sa relative perfection, recelait un terrible danger d'imitation pour l'extérieur ;
on l'a bien vu dans Moulin Rouge (de John Huston, 1952) où elle ne servait qu'à une restitution décorative et dramatique
de ses sources picturales ».
Comment Jean Renoir arrive-t-il à contourner ces obstacles et à dépasser la pure imitation ? Comment le film intègre-t-il
cette pâte artificielle à sa mise en scène ? L'œil du spectateur est-il juste interpellé pour reconnaître des figures picturales,
pour s'émerveiller du pittoresque montmartrois ? Quelles étincelles de vérité et d'émotion peuvent jaillir dans ce cadre
artificiel ?
B – Autoportrait :
Enfance de l'art :
Renoir échappe à ces pièges pour plusieurs raisons, parmi elles la dimension autobiographique et intime du film. French
cancan nous parle du rapport de Renoir à l'art, marmite dans laquelle il est tombé enfant, et revient au lieu probable Montmartre - de son inspiration. On peut peut-être parler d'un héritage de son père peintre mais il ne s'agit aucunement
pour Jean de reprendre la maison Renoir comme un commerce, il s'agit surtout de retranscrire une expérience, un
apprentissage du regard et d'un art de vivre qui trouvent leur source dans une enfance passée au milieu des peintres, des
chanteurs de cabarets de la Butte et de l'argot montmartrois. Le film ne cesse de suivre des mouvements de circulation
entre l'art et la vie qui ressuscitent inévitablement une part intime, autobiographique du cinéaste.
Son double en coulisses :
A ce titre, il est difficile de ne pas voir dans le personnage de Danglard, découvreur de talents et metteur en scène de
spectacle de music hall, un double du cinéaste. Ce lien apparaît à travers l'utilisation même des décors artificiels : la rue,
les appartements (leurs portes, leurs fenêtres) semblent s'inscrire dans le prolongement de la scène de cabaret et la
décliner de diverses manières. Dès lors, le monde selon Renoir devient un vaste terrain de jeu et de mise en scène, à
l'image du monde selon Danglard, perçu comme un incessant petit théâtre où il puise son inspiration. Renoir se confond
d'autant plus avec le personnage interprété par Gabin que c'est lui qui a écrit les paroles de la chanson du film, « La
Complainte de la Butte ».
L'entrée des artistes :
En étudiant la place que Renoir donne à Danglard au sein de sa mise, c'est la place même du cinéaste que l'on peut tenter
de définir. La scène d'ouverture du film nous donne de nombreux indices quant à la fonction occupée par le metteur en
scène.
2/19
Extrait 1, ouverture du film : de 1min45s (la dernière affiche du générique) à 3min57s (clin d'oeil de Gabin au Pierrot).
Danglard se présente d'emblée comme un personnage qui raccorde différents espaces sociaux entre eux : à travers ses
allers et venues sont reliés l'espace du public bourgeois et l'espace des coulisses associé à une couche sociale populaire
(il y parle avec un artiste débutant qu'il a découvert dans la rue en l'entendant siffler sur son échelle de peintre). A ces deux
facettes de la société, s'en rajoute une troisième plus hybride, la scène. Par le mouvement de Danglard, se crée une
ouverture progressive autour de la scène et nous est montré l'endroit et l'envers d'une même pièce (le show de Lola de
face et de dos). Vue des coulisses, dans la profondeur de champ, la scène, comme les déambulations de Danglard, permet
de créer des ouvertures entre deux niveaux a priori cloisonnés de la société. L'artiste – cinéaste, metteur en scène ou
acteur – serait donc celui qui permet cette circulation-là. La scène n'est jamais envisagée par Renoir comme un espace
coupé du monde.
L'ouverture sociale amorcée ici prend également forme à travers une certaine mise en mouvement et relief des couleurs :
on passe d'une surface - l'affiche du Paravent chinois représentant la Belle Abesse, à l'actrice en chair et en os ondulant
sur scène, puis à une percée de plus en profonde de l'espace via l'utilisation de la profondeur de champ. En témoigne la
riche composition du plan où le Pierrot siffleur finit de se maquiller. Cette composition synthétise parfaitement la savante
redistribution de la matière picturale orchestrée par Renoir. Lorsque notre regard balaie le cadre de gauche à droite, il
passe d'une affiche en amorce, à laquelle est accrochée un miroir, à une matière picturale de plus en plus vivante : le
maquillage blanc du Pierrot, puis les touches de couleurs vives qui entourent la Belle Abesse (son voile, les lampes). Ces
touches sont d'autant plus perceptibles qu'en avant-plan et dans la profondeur de champ dominent des costumes noirs et
blancs.
On ne cesse dans le film de passer d'un niveau de représentation à un autre. Du coup, les places du vrai et du faux, la
délimitation de la scène, deviennent plus complexes et passionnantes à déchiffrer : qu'est-ce qui bouge, évolue, d'un
niveau de représentation à un autre ?
Music hall :
Parce qu'il met en scène des artistes et des numéros chantés et dansés, le film se rapproche par moments de la comédie
musicale (c'est d'ailleurs comme ça qu'il se présente) et du backstage movie ou backstage musical. Parmi ses exemples
les plus célèbres : Chantons sous la pluie de Stanley Donen et Gene Kelly, Tous en scène de Minnelli, Les Demoiselles de
Rochefort de Demy. Il reste néanmoins difficile de le rattacher totalement à ce genre car il ne met pas en scène les instants
chantés et dansés de la même manière et ne cultive pas l'art de la transition propre au genre. Les scènes chantées sont
bien délimitées par une rampe, celle de la scène de cabaret (voir la tournée de cabaret de Nini et du prince), et n'ouvrent
pas sur un autre rapport à l'espace et au temps. Sauf à la fin du film où les choses se complexifient. French Cancan
conserve néanmoins cette idée propre au genre de suivre une troupe d'artistes des coulisses à la scène, comme dans tout
backstage movie, pour montrer la naissance d'un spectacle, forcément génératrice de suspense et de tensions.
Pour Renoir, montrer la naissance d'un spectacle, c'est montrer la naissance de l'inspiration, et en quelque sorte d'un
amour, c'est interroger sans cesse le lien de l'art avec la vie. Comment capte-t-il ce flux invisible, cette vibration artistique ?
C – Des sensations :
« Mais qu'est-ce qui viennent foutre ici tous ces rupins ? » - « C'est des vicelards, ils viennent chercher des sensations » les deux pickpockets au bal de la Reine blanche.
L'oeil et l'oreille de Danglard comme ceux de Renoir sont aux aguets, à la recherche de ce qui pourrait les exciter, les
inspirer pour leur art. C'est cette excitation que cherche et capte le film (plus que la reconstitution de tableaux) : suivre ce
fil artistique, de l'éveil des sens à la concrétisation d'une idée, faire éclore un talent. L'occasion là encore de s'interroger
sur la place des décors artificiels : comment exprimer la naissance d'une révélation artistique, d'une première vibration,
dans un environnement où tout a l'air faux ?
3/19
Taper dans l'oeil :
Extrait, Danglard suit Nini : chap.3, de 19min20s « Ah monsieur, le quartier se transforme » à 23min33s.
Plusieurs éléments de la mise en scène donnent au décor de la rue l'apparence d'une scène de théâtre. La terrasse du
café où est assis Danglard délimite un espace qui est celui d'un spectateur, observateur du mouvement des passants.
L'entrée dans le champ de Nini l'interpelle et amorce un élan (la marche de Danglard qui la suit), un mouvement de vie en
même temps qu'il active un véritable mouvement d'inspiration. Par sa manière de marcher, proche de la danse, et de se
positionner dans l'espace (en hauteur, sur un tas de pavés par exemple), Nini dessine autour d'elle un espace scénique, un
champ théâtral (dont Thérèse est spectatrice) qui n'échappe pas à l'œil affûté de Danglard. Le fil artistique déroulé par la
blanchisseuse et suivi tout au long de la scène trouve une sorte d'écho visuel dans cette corde qui délimite un chantier
dans la rue. Cette ligne qui traverse l'espace et que suivent les personnages, semble prolongée par la rampe des escaliers
qu'empruntent Nini et Danglard. A ce fil déroulé s'ajoute un autre fil, musical, qui semble guider lui aussi la trajectoire des
personnages et déterminer tout le cheminement du film, de la rue à la scène : en effet, au moment où les jeunes femmes
repèrent Danglard, un homme dans la rue joue sur un orgue de Barbarie un air qui sera celui de La Complainte de la Butte.
La couleur donne un autre point d'ancrage, plus pictural, à cette révélation : le jaune de la porte cochère devant laquelle
s'arrêter Danglard pour observer Nini hors champ semble donner vie lui aussi à cette découverte et à l'idée lumineuse qui
traverse l'esprit du Pygmalion.
L'inspiration artistique est donc affaire de mouvement, pictural mais aussi musical. Ce mouvement est d'autant plus
apparent qu'il s'inscrit dans le cadre artificiel, figé des décors du studio.
Extrait, Chanson de la Butte : chap.7, 57min02s à 57min55s les femmes se précipitent à la fenêtre.
Cet éveil de l'inspiration artistique se rejoue dans la scène où Danglard découvre la voix d'Esther chantant à sa fenêtre la
Complainte de la Butte.
Là aussi, tout concourt dans la composition du plan à définir un espace scénique potentiel (la profondeur de champ, le
cadre de la fenêtre) autour de la future muse, à commencer par la jeune femme elle-même dans sa façon de se mouvoir,
d'utiliser l'espace. Encore une fois, le jaune (le mouchoir agité par Esther) semble là pour concrétiser à l'image une idée en
même temps qu'une sensation.
Dans sa critique de French Cancan, André Bazin revient sur cette scène : « Un certain plan du film nous montre, vu de
l'extérieur, par la fenêtre de sa mansarde, une jeune femme qui vaque à son ménage. Le décor, les couleurs, le sujet, la
direction de l'acteur, tout concourt à l'évocation très libre, et sans plagiat d'un tableau qui serait peut-être moins en
l'occurrence de Renoir que de Degas. La camériste va et vient dans la pénombre coloriée puis, se retournant, se penche à
la fenêtre pour secouer son chiffon. Un chiffon d'un jaune vif dont la tache s'agite une seconde avant de disparaître à
nouveau. Visiblement, ce plan essentiellement pictural a été conçu et composé en fonction de l'apparition momentanée de
cette tache jaune dont l'harmonie suppose un avant et un après. Mais on voit cependant que cet événement n'est ni
dramatique ni anecdotique : son surgissement demeure purement pictural. (…) Il faut encore faire remarquer que cette
temporalisation du matériel pictural est autre chose que de la peinture animée » (André Bazin, Jean Renoir, Champ libre,
1971).
Une recréation esthétique :
Dans cette même critique, Bazin parle d'une « recréation esthétique », plutôt que d'une imitation. Une recréation « qui exige
bien davantage que la fidélité aux formes, la possibilité de suivre non la technique mais la vision et le regard du peintre ».
(…) Pour la première fois, au cinéma, le film de Renoir m'a donné le sentiment d'atteindre à une imitation satisfaisante des
tableaux qui l'inspirent, mais encore et surtout à cette densité interne de l'univers visuel, à cette nécessité des apparences
qui fondent le chef-d’œuvre pictural. Qu'on m'entende bien. Je veux dire que si Jean Renoir est parvenu à évoquer sur
l'écran, de façon valable pour l'œil une certaine époque de la peinture, ce n'est jamais par une imitation extérieure de ses
caractéristiques formelles, mais en se replaçant en un certain point d'inspiration à partir duquel sa mise en scène
s'ordonne spontanément et naturellement, en conformité de style avec cette peinture ».
4/19
II. Les débordements ou l'art dans la vie
Ce « point d'inspiration » se situe principalement chez Renoir dans des mouvements de vie désordonnés, imprévisibles, car
son art est en grande partie un art du mouvement (le cinématographe consiste à « inscrire un mouvement » explique-t-il) et
du débordement.
A – Des personnages hauts en couleur :
Les touches de couleur du film viennent aussi de ses multiples personnages (notamment secondaires), aux fortes
personnalités et au franc parler, parfois excessifs et incontrôlables : Mme Olympe, la mère de Nini (Valentine Tessier), qui
n'a pas la langue dans sa poche, Lola de Castro (Maria Félix), diva tragi-comique, Casimir (Philippe Clay).
Les débordements mis en scène par Renoir passent sans cesse par le langage : soit une manière d'inscrire les
personnages dans un cadre social et de les en sortir aussi pour les rattacher à un univers de théâtre comique et révéler
leurs talents d'acteurs.
B - Sortir du cadre, sortir du rang :
Source d'inspiration pour Danglard comme pour Renoir, la rue est comme une scène originelle. C'est dans le grouillement
du monde que l'art se niche et trouve ses formes les plus pures et nobles. Les divers débordements mis en scène par le
cinéaste semblent poursuivre et reproduire inlassablement ce mouvement de vie et de création né sur les pavés pour
mieux l'orchestrer sur une scène de théâtre. En témoigne la scène de l'inauguration du Moulin Rouge en présence d'un
ministre.
Extrait, inauguration du Moulin Rouge : chap.6, de 39min48s (plan d'ensemble sur le moulin rouge) à 46min39s.
Le Moulin Rouge encore inachevé semble nous dévoiler les coutures même du cinéma de Renoir et sa manière d'envisager
l'espace comme un vaste chantier ouvert aux mouvements, aux situations burlesques, aux imprévus, aux accidents, aux
coups d'éclat. L'espace n'est pas figé, circonscrit, mais une scène mobile qui se redéfinit sans cesse et qui bouscule
l'ordre social établi.
La bagarre générale qui éclate est montrée par Renoir comme une chorégraphie chaotique, mise en musique par
l'orchestre venu pour l'occasion. Difficile de ne pas voir dans ce débordement et le mélange social qu'il opère, l'ébauche
du French Cancan durant lequel les blanchisseuses se frottent aux rupins : la danse s'y déploie, comme ici la bagarre, dans
un espace un peu confus, débordant de la scène de théâtre pour gagner l'espace réservé au public.
C - Une écriture, un héritier :
Rares sont les cinéastes que l'on peut désigner comme héritiers de Jean Renoir. Si un lien de filiation s'impose, c'est sans
aucun doute avec le cinéma de Maurice Pialat. Parce qu'il se déroule lui aussi pendant la Belle Epoque et qu'il s'intéresse à
une figure d'artiste, son Van Gogh invite naturellement à la comparaison. Il est troublant d'ailleurs de voir que le portrait de
Pialat du peintre hollandais semble surtout rendre hommage aux Renoir, père et fils.
Pialat, Van Gogh (1991).
Extrait, « A table » : Début Chap.8. De 20min56s (« vous voulez du thé ? ») à 29min06s (« comment allons-nous faire, nous,
pauvres suiveurs ? »).
Toute la mise en scène s'organise autour du cadre de la fenêtre qui fait écho au cadre de la toile du peintre, comme si les
enjeux artistiques – faire le portrait d'une jeune fille - étaient déplacés, redéfinis et resitués dans un contexte purement
cinématographique ouvert aux aléas du quotidien. Pialat s'intéresse à tout ce qui déborde du cadre : divers détails, mots,
gestes par lesquels jaillissent la vie, nous éloignant ainsi de la solennité de la pose du modèle et des clichés de l'artiste au
5/19
travail. Soit une définition de l'art comme forme impure, comme art du mouvement et du débordement comme chez Renoir.
Chez lui aussi la parole devient une couleur.
Quel sens donner à ces débordements artistiques ? L'art selon Renoir permettrait-il de bousculer et de redéfinir les règles
du jeu social ?
III. Une vision du monde
A – Un art de vivre :
Les différents lieux habités par Danglard sont révélateurs d'un certain mode de vie, voire art de vivre, imposé par son
métier. Il ne reste pas bien longtemps dans son appartement bourgeois (coquet petit intérieur évoquant une scène de
théâtre propice au vaudeville) visiblement peu compatible avec sa situation financière, beaucoup trop précaire. Ses murs
chargés se dépouillent vite après le passage de huissiers, et c'est dans un autre lieu beaucoup plus provisoire et plus
compatible avec la vie – une chambre d'hôtel – que l'endetté décide de s'installer. Cet homme des coulisses est voué à
habiter dans des espaces coulissants, mouvants, qui finiront tout naturellement par se confondre avec le cadre même du
théâtre. Logique, puisque le théâtre, ce n'est pas un métier, c'est sa vie. D'ailleurs, il s'en faut de peu pour que Danglard
soit enterré au Moulin Rouge : lors de la bagarre générale, sa chute dans un trou qui ressemble à une tombe en dit long.
Les murs mobiles du Moulin Rouge deviennent ceux de sa maison (et de sa future tombe imagine-t-on) où il a désormais
une chambre, maintenue symboliquement hors champ.
On mesure ainsi à travers la manière dont Danglard traverse les décors, que l'art est synonyme de précarité et qu'il
implique aussi un mélange total entre sa vie privée et sa vie publique (mélange qu'on entrevoit déjà quand Casimir passe
une audition chez lui au début du film). Un mode de vie pas vraiment bourgeois donc, et pas du tout en phase avec le désir
de Lola d'habiter une maison à la campagne avec son amant. La vie d'artiste telle qu'elle apparaît ici demande une faculté
d'adaptation et de recréation permanente car il faut composer avec l'imprévu, le manque d'argent. Cela implique un certain
don pour le jeu, le mensonge, bref pour la comédie, seul moyen de convaincre des acheteurs de diriger le Moulin Rouge : «
je viens d'acheter la Reine blanche avec des traites, des promesses, du vent » raconte Danglard à Casimir. L'art de jouer la
comédie s'impose donc partout autour de la scène.
B – La place des femmes :
Quelle place les femmes occupent-elles dans un tel cadre ? Quel rôle leur fait jouer Danglard ?
Il n'y a pas un modèle féminin dans French Cancan mais plusieurs personnages de femmes, de muses au caractère bien
trempé. Autour de Nini, se dessinent plusieurs figures féminines comme autant de doubles, de voies possibles à suivre
pour elle. Lola, muse et maîtresse de Danglard, fera le choix d'un certain embourgeoisement (elle épousera sans doute
Walter). Nini, qui refuse la demande en mariage du prince, ne semble pas vouloir suivre ce chemin. Guibole, autrefois reine
du cancan et désormais professeur de danse, apparaît comme un personnage plus indépendant (elle ne vit pas aux
crochets d'un homme) et moins calculateur. A travers elle, on entrevoit déjà un tout autre avenir pour Nini. Le personnage
de Prunelle, ancienne danseuse devenue clocharde, donne l'image d'un avenir nettement plus sombre. Esther,
contrairement aux autres muses, ne nous projette pas dans un futur possible pour Nini mais nous renvoie à son passé tout
proche : celui de la découverte de la muse par son Pygmalion. Le film n'enferme pas ses personnages féminins dans un
schéma et les invitent même à en sortir. Pourtant une étape semble commune aux muses de Danglard : chacune à un
moment devient sa maîtresse. Cette liaison est d'abord imaginée comme une étape obligée par Nini. Danglard a beau lui
que « ce temps-là est révolu », elle se jette finalement dans ses bras. Vie privée et vie professionnelle se mélangent
inévitablement, et l'apprentissage de Nini consistera à devoir faire la part des choses.
Comment voir la fin du film ? Il y a une vraie cruauté dans le discours que Danglard tient à Nini au moment où elle déclare
6/19
qu'elle ne participera pas au spectacle. Cruauté qui est celle même de l'art dont les règles sont implacables. On comprend
alors que la seule, la véritable maîtresse de Danglard, c'est la scène. Mais s'annonce aussi à ce moment-là quelque chose
de libérateur pour Nini, une possible émancipation. Au moment de la représentation finale, s'exprime sur son visage une
véritable joie : si elle lève la jambe, cela reste désormais purement symbolique et ne la contraint aucunement à « y passer »
pour reprendre son expression.
C – La grande illusion :
Cette dimension symbolique et libératrice de la danse vaut également pour le public : de leur côté, les bourgeois sont ravis
de se frotter aux filles du peuple « sans attraper la petite vérole »... On peut dès lors s'interroger sur le pouvoir de l'art tel
que le définit ici Renoir.
L'art permettrait-il la fusion et l'harmonisation de différentes couches sociales ? Met-il tout le monde à égalité ?
Lors de la scène de french cancan finale, les cloisons semblent sauter, à commencer par celles qui séparent les danseuses
(qui arrivent de part et d'autre du cadre) du public. Mais ce partage d'un même espace entre gens du peuple et bourgeois
ne reste véritablement possible que dans le cadre du spectacle. Le montage final, mettant en évidence une sorte d'ivresse
collective, réunit des personnages appartenant à différentes couches de la société : ils sont à la fois collés les uns aux
autres et pourtant isolés par les cadrages. Ce choix de mise en scène révèle parfaitement que Renoir n'est pas dupe du
caractère éphémère de cette communion : cela n'enlève pourtant rien au fait qu'un partage a bel et bien lieu lors de cette
soirée d'ouverture du Moulin Rouge, celui d'un plaisir commun.
« Entre nos mains » de Mariana Otero (2010)
I. Ecriture documentaire
A - Documentaire : une notion vague et ambivalente :
Une affaire de mise en scène :
Il est nécessaire pour comprendre les enjeux esthétiques et moraux du film de Mariana Otero de faire une mise au point
sur le cinéma documentaire, genre qui donne naissance à deux idées reçues.
- 1ère idée reçue : le documentaire proposerait une vision objective de la réalité :
A partir du moment où sont choisis un cadre, une durée d'enregistrement, puis un récit, un montage, on ne peut plus parler
d'une vision objective de la réalité puisque le réalisateur a sans cesse fait des choix et taillé, sculpté, dans ce bloc abstrait,
indéfinissable qu'est le réel.
Dès ses origines, le cinéma (plus précisément le Cinématographe né en 1895) témoigne de cette ambivalence. La plupart
des vues Lumière posent sur la société un regard ethnologique : ces courts films (d'environ 49 secondes) représentent des
événements officiels, politiques, des actualités, des scènes de la vie quotidienne, notamment de la vie de famille, les gestes
de travailleurs ainsi que quelques saynètes comiques, des reconstitutions historiques et des vues filmées dans le monde
entier. Dans la plupart de ces vues se manifeste l'intérêt des Lumière pour les machines fabriquées par l'homme,
emblématiques du nouveau monde industriel, comme le Cinématographe Lumière lui-même.
Extrait vue Lumière 1: Arrivée d'un train à la Ciotat (France, 1896, 49 s.)
Dans cette vue apparaissent des choix esthétiques caractéristiques de la plupart des vues Lumière : cadrage à hauteur
d'homme, importance de la profondeur de champ, construction du cadre autour de lignes diagonales pour une plus grande
mise en valeur des mouvements. Ces premiers éléments témoignent de choix de composition pour mettre en valeur
l'événement filmé. Quelques éléments nous indiquent que les opérateurs sont intervenus sur le déroulement de la scène et
7/19
ne la montre pas en toute objectivité. Il y a d'abord le passage en avant plan du porteur, qui semble avoir été dirigé pour
ouvrir la scène avant l'arrivée du train. De plus, les personnes qui attendent sur le quai sont en retrait, alignées, pour
donner une meilleure visibilité à l'arrivée du train. Ils ont donc été dirigés comme des figurants de cinéma. Parmi eux se
trouvent la femme et la fille d'un des opérateurs qui ne semblent avoir d'autre raison d'être là si ce n'est celle de participer
au film. Dans cette mise en scène très composée se créent une dynamique visuelle très riche dans laquelle il reste tout de
même une place pour l'imprévu et l'émergence d'une matière documentaire plus brute et spontanée : les passagers qui
descendent du train ne semblent pas au courant de la présence de la caméra et la regardent en descendant sur le quai.
Extrait vue Lumière 2 : Laveuses sur la rivière (vue n°626)
La composition de cette vue est différente mais là aussi la mise en scène intervient sur la réalité filmée tout en captant des
moments plus imprévisibles. Comme dans L'Arrivée d'un train, il s'agit de capter non seulement un moment mais aussi un
mouvement afin de mettre en évidence les qualités proprement cinématographiques de ces vues. L'espace est
compartimenté en plusieurs couches horizontales où s'inscrivent des mouvements mais aussi des temps différents : en
bas, les blanchisseuses travaillent sans lever la tête et sans prêter attention à la caméra. Peut-être leur a-t-on demandé de
ne pas lever la tête, peut-être n'ont-elles pas le temps de s'arrêter pour regarder la caméra, peut-être qu'elles ne s'en
préoccupent pas. Leurs gestes, leur concentration contrastent avec l'attitude des hommes sur la rive : on devine par leurs
vêtements qu'il s'agit d'hommes appartenant à une couche sociale plus élevée (la composition du plan instaure une forme
de hiérarchie sociale). Ils expriment un autre rapport au temps, ils peuvent eux s'arrêter pour regarder la caméra. Cette
différence entre les laveuses et ces hommes met en évidence que la prise de conscience de la caméra et l'intérêt pour le
Cinématographe se font peut-être à un certain niveau social, bourgeois, qui nous renvoie au niveau social même des
Lumière. Il y a donc un effet miroir dans cette vue qui nous raconte autant si ce n'est plus de choses sur ceux qui filment
les laveuses que sur ces femmes. Dernier élément à relever : le troisième niveau, supérieur, qui apparaît dans cette
composition. En haut du cadre, des carrioles passent qui dessinent un autre mouvement, de nature sans doute plus
imprévisible.
On peut également se référer à la Sortie d'usine. Cette sortie des ouvriers de l'usine Lumière a été filmée à plusieurs
reprises afin que la marche des travailleurs soit plus harmonieuse et cordonnée et afin aussi qu'ils sortent plus rapidement
pour que l'on puisse voir les portes se refermer avant la fin de la bobine : la durée des films est également un élément pris
en compte qui poussa les opérateurs à intervenir sur la réalité filmée afin qu'elle corresponde au temps de filmage.
A partir de ces films-là on peut déjà s'interroger sur la nature purement objective de ces vues. Elles semblent avant toute
chose nous documenter sur le regard de celui qui filme et témoigner de la nature de ce regard et de la place qu'il occupe
face à la réalité filmée.
On comprend très bien à travers ces vues Lumière que « le réel donné immédiatement, cela n'existe pas. Les scientifiques
(…) savent bien que la réalité est un objet que l'on construit. Au cinéma, cette construction s'appelle la mise en scène. »
(Robert Kramer). La mise en scène appelle inévitablement une forme de fiction, d'où le lien très fort qu'entretiennent le
documentaire et la fiction et d'où parfois aussi leur difficile démarcation.
- 2ème idée reçue : un documentaire c'est autre chose que du cinéma.
Cette deuxième idée reçue vient en partie d'une confusion fréquente entre le documentaire et le reportage télé. Ce dernier
est pourtant très différent car il s'inscrit dans une forme très codifiée, très formatée, qui ne se renouvelle pas vraiment : le
spectateur est sans cesse guidé, informé, dirigé par la mise en scène via une voix off, des légendes, des témoignages avec
des questions ciblées. La forme documentaire est plus mouvante, inventive et se réinvente en permanence, comme les
mises en scène de fiction. Elles réinventent donc aussi à chaque fois la place du spectateur.
Une forme libre :
A partir de là, il est évidemment impossible de figer la forme documentaire dans des codifications, dans des schémas de
mise en scène.
Il y a plusieurs façons de faire du cinéma, et donc du cinéma documentaire, de filmer un même sujet. Ce qui nous servira
donc de repère pour appréhender le film de Mariana Otero, c'est une interrogation sur la nature du regard qu'elle pose sur
8/19
la réalité filmée et le lien qu'elle entretient avec son sujet : « Questionner le cinéma à partir de son approche documentaire,
c'est s'interroger sur le statut du réel face à la caméra, ou encore du rapport du film à la réalité. C'est faire le choix d'un
axe de réflexion, un axe qui suppose que le cinéma se réinvente lorsqu'il réussit à rendre visible quelque chose du monde
alors inaperçu. Un film déplace le regard de son spectateur, il recompose le champ du visible (…). La réalité est
inséparable des médiations par lesquelles on s'en saisit. C'est pourquoi on peut dire que les films révèlent moins la réalité
qu'une façon de la regarder, de la comprendre ». (Le Documentaire, l'autre face du cinéma, de Jean Breschand, Cahiers du
cinéma, les petits cahiers, scérén – CNDP).
B - Héritage documentaire : une conception morale et esthétique :
Premiers pas :
Revenons sur le parcours cinématographique de Mariana Otero afin de voir son évolution, ses filiations. La cinéaste a
d'abord fait l'école de cinéma l'IDHEC (aujourd'hui la Fémis), avec le désir au départ de faire des films de fiction, mais elle
n'y a pas trouvé son compte : la lourdeur du travail d'équipe ne lui convenait pas. En sortant de l'IDHEC, elle entre aux
ateliers Varan et découvre, via le documentaire, un moyen de faire des films avec une équipe légère et moins de
contraintes qui s'accorde davantage à son désir de cinéma.
Cinéma direct et cinéma vérité :
Ses premiers films s'inscrivent dans la lignée du cinéma de Frederick Wiseman (Hospital, High School, La Danse, La
comédie française, Primate) et de Raymond Depardon (Urgences, Délits Flagrants) : un cinéma direct, en prise avec le réel.
Soit une mise en scène qui se caractérise par son synchronisme avec l’événement filmé et par sa volonté d'approcher au
plus près d'une forme d’objectivité (même si celle-ci reste évidemment impossible). Il s'agit à travers les choix de cadrage
et de montage de tendre vers la plus grande neutralité, de ne pas intervenir sur la réalité mais de l'observer
silencieusement, discrètement, sans s'appuyer sur des entretiens avec les personnes filmées, sans plaquer un
commentaire, une analyse. Ce choix de mise en scène permet de mettre en évidence les cadres, les logiques
institutionnels, centre d'intérêt commun à ces cinéastes. C'est une manière aussi de donner au spectateur une place
ouverte, libre, qui lui permet de forger sa propre pensée.
Il s'agit là d'un cinéma engagé puisqu'il est question de filmer une réalité et les problèmes qu'elle révèle, et d'un cinéma
conscient du pouvoir de manipulation du cinéma et donc soucieux de respecter le plus possible la réalité filmée.
S'engager autrement :
Avec Entre nos mains, Mariana Otero se démarque de ce courant qu'elle a jusqu'ici suivi dans ses premiers films sur des
institutions : Non lieux (1991), qui se déroule en prison, La loi du collège (1993), Cette télévision est la vôtre (1997) sur une
télévision commerciale portugaise. Son film Histoire d'un secret (2003) marque un tournant dans sa filmographie : avec ce
film, elle aborde un sujet plus personnel. Elle ne se coupe néanmoins pas totalement de ses préoccupations premières : les
règles mises en place par la société y sont interrogées via l'interdiction de l'avortement et ses conséquences tragiques
dans sa famille, sa mère étant morte suite à un avortement clandestin. Certes, avec Entre nos mains, la question du lien
social est toujours présente mais Mariana Otero la formule autrement.
Cette fois-ci, elle ne cherche pas à gommer la présence de la caméra, mais elle se met en scène, discrètement, par petites
touches, et s'expose un peu : elle n'apparaît pas à l'image mais elle est présente à travers sa voix, que l'on entend hors
champ, lorsqu'en fin de journée elle salue les ouvrières. Bien que toujours hors champ, elle fait ressentir sa présence et
celle de la caméra aussi dans les moments où elle interroge les travailleuses sur leur choix d'adhésion ou pas à la Scop.
Elle se donne ainsi une place dans le film. Qu'est-ce qui explique ce changement de position ?
Pour mieux cerner la place et les choix de la réalisatrice, il ne faut pas perdre de vue ce qui a été dit précédemment : un
documentaire nous renseigne autant si ce n'est plus sur le filmeur que sur le ou les filmé(s). Mariana Otero n'intervient
qu'auprès des ouvrières, soit une manière de manifester sa proximité et sa complicité avec ces femmes qui travaillent au
rez-de-chaussée, dans les entrepôts et les ateliers. La nature de sa relation avec les cadres de l'entreprise Starissima, à
l'étage supérieur n'est pas la même. Elle se situe au niveau des ouvrières, se met sur le même plan qu'elles, exprimant
9/19
ainsi son désir de les accompagner, de les soutenir dans leur cheminement et de partager avec elles ce projet, les
interrogations, les doutes, les prises de risques qu'il génère. Elle prend part ainsi à ce projet en commun qu'est la Scop et
s'engage de cette manière auprès de ses principales actrices, ces femmes ouvrières qui sont celles qui prennent le plus de
risque en se lançant dans cette aventure.
C - Un projet en commun :
Aux source du cinéma participatif :
Il est impossible d'aborder cette dimension de partage et de mise à égalité sans se référer à l'histoire du cinéma et plus
précisément sans évoquer les groupes Medvedkine. Ce groupe emprunte son nom au cinéaste soviétique Alexandre
Medvedkine (1900-1989) qui dirigeait un groupe de cinéastes du front pendant la Seconde Guerre Mondiale. Ses
documentaires de campagne tournés dans les années 20 eurent beaucoup d'influence sur le cinéma documentaire des
années 60 qui vit naître plusieurs groupes Medvedkine dans le monde. Le cinéaste russe a créé le concept du cinématrain, méthode qui consistait à prendre le train et à filmer la population rencontrée sur le trajet. Chris Marker lui rend
hommage dans son film, Le Tombeau d'Alexandre.
A l'origine des groupes Medvedkine, constitués en France à la fin des années 60, il y a la volonté politique de Pol Cèbe. Il
fait entrer le livre et la culture dans la lutte quotidienne qu’est l’usine. Il aime le cinéma et organise grâce à son ami Chris
Marker des séances et des présentations de films par les cinéastes eux-mêmes (Agnès Varda, Jean-Luc Godard). Durant la
grève de 1967, Marker vient voir, comprendre et capter l’événement. Il revient et filme avec Mario Marret la vie de cette
lutte et la parole des ouvriers bisontins. Après la projection de son film, A bientôt, j’espère (1967-1968), les ouvriers de
Besançon expriment de vives critiques : le regard de Marker est trop extérieur au monde ouvrier pour les convaincre. Le
cinéaste écoute et comprend leurs remarques. Il leur propose la solution suivante : « Le film que souhaitez, c’est vous qui le
ferez ». C'est ainsi que naissent les groupes Medvedkine.
Extrait sonore : La Charnière du début jusqu'à 5min18s
« Est-ce que tu as l'impression de t'être mal exprimé – Oui ». Il s'agit de l'enregistrement sonore de la discussion qui a eu
lieu entre Marker et les travailleurs suite à la projection d'A bientôt, j'espère.
A la fin de l'enregistrement on entend la remarque suivante : « Chris est romantique, il a vu les travailleurs, les
organisations syndicales avec romantisme ».
Suite à cette discussion plusieurs films du groupe Medvedkine seront réalisés, à commencer par Classe de lutte coordonné
par Pol Cèbe.
Implication :
Entre nos mains, ne serait-ce que par son titre, porte en lui cet héritage cinématographique. Certes, ce ne sont pas les
ouvrières qui ont tourné le film mais elles y ont participé et ont déterminé son écriture indirectement mais aussi
directement en écrivant le texte de la chanson finale. Leur collaboration au film se mesure à travers la place qu'elles
occupent devant la caméra et leur manière de jouer le jeu : en même temps qu'elles deviennent les actrices du projet
Scop, elles deviennent les actrices collaboratrices du film.
Extrait : séquence d'ouverture (du début du film à 6min)
Cette séquence d'ouverture nous permet de revenir sur les enjeux du film et de cerner déjà le rôle que les ouvrières auront
à jouer dans le film. Le montage met en évidence deux blocs : d'un côté, les ouvrières, de l'autre une réunion entre Sylvie
Nourry, responsable du réseau Scop et les cadres de l'entreprise de lingerie Starissima. Est ainsi mis en évidence le fait
que les ouvrières ne prennent pas part aux premières discussions sur la Scop : leur silence contraste avec la parole qui
circule au cours de la réunion et soulève une interrogation concernant la place des ouvrières dans ce projet. Parlera-t-on
en leur nom ? Complote-t-on quelque chose dans leur dos ?
On note un évolution dans la manière de représenter les ouvrières : c'est d'abord à travers leurs gestes de travail qu'on les
découvre, puis le visage de chacune apparaît bien souvent isolé. Si on les entend finalement parler et si deux ou trois
10/19
d'entre elles sont réunies dans un même cadre, cela reste peu marqué par la mise en scène. Cette progression donne déjà
un repère quant aux enjeux du film qui va s'intéresser à chacune de ces personnes et retenir de cette entreprise son visage
humain.
Le montage met en évidence un cloisonnement, comme si les ouvrières n'avaient pas de prise sur cet événement qui se
trame. Elles sont en prise avec une autre réalité, plus matérielle, visible, quantifiable et mesurable (tout le contraire de la
Scop). Et tout l'enjeu va être de rejoindre ces deux dimensions là. De faire se rencontrer le geste, l'action, le concret et la
parole, l'engagement, la prise de risque, l'invisible...
Ce montage permet de se questionner sur ce qui va pouvoir relier ces deux blocs. Le « nous » dit par Sylvie Nourry au
moment où elle lit une lettre énonçant le projet de Scop, « nous » qui représente les employés de Starissama, est
superposé à l'image d'une ouvrière assise derrière sa machine à coudre. A travers cette association, on peut deviner que
les travailleuses sont impliquées dans ce « nous », mais cette implication est encore loin d'être évidente. La réalisatrice
elle-même semble impliquée dans ce « nous » : on le devine à travers la façon dont le générique apparaît en pointillé,
inséré à ces plans d'ouverture comme pour sceller les mots prononcés par la responsable du réseau Scop et faire le lien
entre le projet et les travailleuses. Difficile de ne pas voir une résonance entre ces bouts de générique et les bouts de tissus
piqués, cousus. Une véritable mise en abîme apparaît qui fait entrer en résonance le travail de monteur avec le travail de
couturière. Cet effet de tissage accentue l'idée que le film sera un sorte de work in progress, le fruit d'un travail en
commun à construire progressivement, petit bout par petit bout. Ainsi, le processus de réalisation du film semble se mêler
étroitement au mouvement de travail de ces femmes, et inversement.
Autre mise en abîme : à la fin de cette séquence d'ouverture, les deux blocs (cadres et ouvrières) jusqu'ici séparés sont,
comme on pouvait le pressentir, réunis : lors d'une réunion générale, Sylvie Nourry explique à tous les employés en quoi
consiste le projet de Scop. Le choix de cadrage adopté par Marina Otero (cadreuse de son film) pour filmer la responsable,
met en évidence deux surfaces de part et d'autre du visage de la responsable : un tableau et un écran. Soit deux surfaces
sur lesquels peuvent se projeter un plan de coopérative, un cheminement, un possible avenir comme on projette un film sur
un écran.
Sylvie Nourry apparaît alors comme la scénariste du film à venir et évoque plusieurs pistes possibles quant à la suite des
événements. Même si on ne la voit pas pendant le reste du film, elle apparaît en quelque sorte comme un double de la
réalisatrice, une accompagnatrice. Les « au revoir » échangés entre la réalisatrice et les ouvrières s'inscrivent dans la
continuité des poignées de mains qu'elle échange avec les employés. Un pacte semble se sceller : le projet Scop est entre
leurs mains au même titre que le film. Telle qu'elle est filmée en train de saluer de tous les employés, c'est elle qui est la
première à créer du lien entre les travailleurs, qui sortent alors de l'isolement du début du film et se présentent pour la
première fois sous la forme d'un groupe dans des plans plus large. De plus, la parole de cette responsable semble cette
fois-ci s'adresser véritablement aux intéressées dans un jeu de champ, contre-champ qui les implique directement.
Composer avec l'inconnu :
Le sort de l'entreprise comme le sort du film ne font plus qu'un autour du même projet, autour d'un scénario imprévisible
mais dont il faut pourtant bien prévoir les diverses directions. Cette contrainte de devoir composer avec l'inconnu est une
caractéristique du travail du documentariste qui doit, lors de sa recherche de financements pour son projet, énoncer les
grandes lignes d'un film qu'il n'a pas tourné et qui peut emprunter des voies différentes. Cet inconnu c'est ce qui pourrait
définir la matière documentaire même et l'objectif du réalisateur : il s'agit de faire avec une matière imprévisible. Comment
dès lors scénariser un événement qui n'a encore eu lieu ? La réalisatrice comme les ouvrières de Starissima doit avancer
avec des hypothèses, c'est-à-dire envisager plusieurs fictions différentes. Celles-ci sont d'ailleurs énoncées par Sylvie
Nourry elle-même, notamment lorsqu'elle évoque les différentes réactions possibles du patron, cet inconnu qui restera
toujours hors champ (à la fois tout puissant et inexistant). Ceci ne va pas sans générer une certaine tension dramatique («
La bataille sera entre votre ancien patron et vous même ») qui fait de Entre nos mains un véritable film à suspense. Dans
cette configuration, s'affirme le lien étroit qu'il peut y avoir parfois entre documentaire et fiction.
Le spectateur lui-même est invité à composer avec l'inconnu, parce qu'il ne sait pas lui-même la tournure que prendront
les événements mais aussi parce que de nombreuses ellipses l’amènent à penser et s'approprier autrement la réalité
filmée.
11/19
Composer avec l'inconnu : cet enjeu soulevé par le film revêt une dimension politique et même philosophique. Cette prise
de risque permet d'interroger la part de confiance, de courage, d'engagement, de réflexion de chacun ainsi que son
implication dans un projet collectif.
II. Transformations intérieures, mouvement collectif
« Ce que je veux, ce n’est pas filmer l’histoire d’une entreprise qui devient une Scop, ni raconter une expérience collective
de manière objective ou du point de vue du groupe, ni faire un film sur la manière dont le pouvoir se redistribue au sein
d’une coopérative. Ce que je veux, c’est construire un récit et le filmer, de manière à faire éprouver le bouleversement
intime que vont vivre les salariés du fait du changement « politique » profond que représente l’organisation coopérative, en
racontant l’histoire singulière de quatre ou cinq d’entre eux. L’enjeu du film et de sa mise en scène réside dans ma
capacité à faire tenir ensemble ces deux dimensions : celle de l’entreprise et celle de l’individu, celle du travail et celle de la
vie privée (famille, loisir, rapport au monde), celle du politique et celle de l’intime ».
A travers ces mots de Mariana Otero, on mesure bien l'enjeu majeur du film : filmer une transformation et l'appropriation
d'une voix, de sa propre voix au sein de l'entreprise. Comment filmer cette transformation et mesurer un cheminement qui
est avant tout intime ?
A – Au fil du temps : mesurer un cheminement :
Repères : répétitions et changements
Autour de cet inconnu quant à l'aboutissement du projet Scop, le film trouve des points d'appui et de repères à partir
desquels il va proposer d'avancer et de mesurer progressivement les transformations.
- Le scénario Scop :
Parmi ces points de repères, il y a les grandes lignes du « scénario scop » : la première réunion avec le responsable du
réseau, une période de questionnements et de doutes, la mise en place financière de la Scop, le choix d’un délégué, et
bien souvent les difficultés posées par l’ancien patron.
- L'architecture :
Le film prend également appui sur des repères spatiaux, architecturaux : la compartimentation de l'entreprise en deux
parties : l'étage où travaillent les cadres et le rez-de-chaussée où travaillent les ouvrières dans des espaces différents.
- La parole :
Apparaissent différents niveaux de langage dans le film. Le langage formaté des cadres n'est pas le même que celui, plus
vivant des ouvrières. Les prises de paroles progressives témoignent d'une évolution dans l'analyse des travailleuses : elles
prennent le parole avec de plus en plus de facilité et d'aisance au cours du film et finissent même par devenir les actrices
de scènes comiques (voir la discussion autour du poulet). La chanson finale est révélatrice de la réappropriation de ces
femmes par les mots, leurs mots, de leur histoire au sein de l'entreprise.
- Le temps :
Le film s'inscrit dans un rythme qui est celui du quotidien du travail. Il est régulièrement ponctué par les arrivées et les
départs des employées, ainsi que par leurs pauses déjeuner. Ces points de repères dans le temps sont importants car ils
mettent en évidence que le changement qui se produit autour du projet Scop se fait dans un cadre bien précis, celui d'un
travail répétitif, qui ne laisse a priori pas de place pour les temps de réflexion, les prises de paroles. Ces points de repères
dans le temps donnent lieu à des ellipses (on ne voit jamais les femmes chez elles, et donc les discussions qu'elles ont
avec leurs proches sur la Scop) qui permettent au spectateur de mesurer le chemin intérieur effectué. Soit une manière
pour lui de partager complètement, c'est-à-dire d'égal à égal, cette expérience en s'interrogeant sur les enjeux du projet
Scop.
12/19
Passage au collectif, rééquilibrage des prises de paroles :
Une séquence met en évidence le décloisonnement et la libération de la parole qui s'opèrent dans le film, marquant ainsi
une nette évolution par rapport au tout début du film.
Extrait, Contreproposition : début chap. 4 à 47min43s
La contreproposition du patron donne lieu à un montage choral : les employés lisent chacun leur tour un passage de la
lettre qui leur a été envoyée. Cette lecture partagée, face caméra, met en évidence une circulation équitable de la parole
entre les différents employés. N'apparaît plus la compartimentation visible au début. Chacun lit et commente le document.
On circule donc beaucoup plus facilement d'un étage à l'autre de l'entreprise, comme si certaines cloisons qui marquaient
la hiérarchie instaurée dans l'usine commençaient à sauter. Cadres et ouvriers sont mis sur le même plan dans cette
situation. La réunion durant laquelle ils se retrouvent, suite à cette lecture, en témoigne : cette fois-ci, les employés se
réunissent au rez-de-chaussée, au niveau des ouvriers. Le changement est symbolique. Lors de cette discussion, certaines
ouvrières prennent la parole pour exprimer leur méfiance et sortent ainsi du silence du début pour formuler des questions
qui témoignent de la pertinence de leurs analyses.
B – L'autre souffle : trouver sa voix :
Documentaire à comédie musicale : réalité de la fiction
A l'origine du projet, Mariana Otero pensait réaliser une série documentaire et avait l'intention de débuter chaque épisode
par un prélude chanté. Cette idée a été abandonnée en même temps que le projet de série. Lorsque les employés ont
signifié à la réalisatrice qu’elles ne souhaitaient pas que le film se termine sur un sentiment d’échec, l’idée de la comédie
musicale s’est à nouveau imposée : elle semblait le moyen parfait pour ces femmes de se réapproprier leur histoire (via les
paroles de la chanson), de terminer sur une note d’espoir et de sortir des clichés quant à la représentation des ouvriers.
Extrait, comédie musicale : chap. 9
- Reprises et circulations :
Cette séquence finale joue avec l'idée de reprise. Reprise d'une scène (celle du début), des gestes et bruits de prise et de
reprise d'un bout de tissu... Reprise, c'est-à-dire réappropriation symbolique d'un lieu de travail à défaut de sa reprise
effective via la Scop.
Cette scène de comédie musicale, qui s'amorce à partir des bruits des machines, permet de mesurer le parcours de ces
femmes et leur transformation au sein de l'entreprise. Le rapport à l'espace n'est plus le même, il semble plus souple, plus
ouvert. La caméra et les personnages circulent plus librement, révélant par leurs mouvements les liens entre les différents
lieux. On remarque aussi que les cadres circulent dans les entrepôts, et que leurs gestes s'inspirent des mouvements de
travail des ouvrières. Sont ainsi mis en évidence des liens dans le travail entre les employés que l'on n'avait pas vu avant :
les divers employés de l'entreprise se croisent. On perçoit mieux ce qui relie les gens dans le travail, d'un point de vue
architectural (connexion, échange entre les lieux) mais aussi dans les gestes du travail. Pour la première fois on a
l'impression d'une chaîne, d'une cohérence, d'un relai ; on découvre de manière plus complète le processus de fabrication
de la lingerie.
La toute fin de la séquence montre également pour la première fois le passage d'une ouvrière, Sylvie, à l'étage de
l'entreprise. Elle remarque alors qu'il y a une belle vue là-haut. Le film ne se termine donc pas seulement sur un échec
mais aussi sur une image de conquête, de victoire : un plan en plongée donnant une vue d'ensemble sur l'entrepôt.
Cette fin est-elle trompeuse ? La fiction (la comédie musicale) nous détourne-t-elle d'une certaine vérité documentaire ?
Ce n'est pas détourner ou manipuler la réalité que de clore le film sur cette image de conquête. Celle-ci est fidèle au
mouvement d'émancipation qui se développe dans l'entreprise autour du projet Scop. Les ouvrières de Starissima
incarnent une forme d'indépendance et de libération (Sylvie ne veut pas perdre son emploi et dépendre de son mari,
Jeanne Rose décide car c'est elle qui fait bouillir la marmite). Elles sont doublement les héroïnes et les actrices du film, à la
13/19
fois sur le plan documentaire et fictionnel. D'ailleurs, la fiction est là, dès le début, via la référence à divers scénarios
possibles.
La formule « une personne, une voix » qui résume le projet Scop prend tout son sens dans ce montage choral, au sens
propre comme au sens figuré. Chaque voix est à la fois prise dans un mouvement commun – la chanson, le chœur –, tout
en restant unique : sont mises en évidence les voix différentes de chacune des chanteuses.
Par ailleurs, cette image plus positive et légère de cette expérience au sein de l'entreprise n'évince aucunement le
sentiment de tristesse qui accompagne l'échec du projet Scop : la chanson l'exprime clairement à travers ses paroles et sa
mélodie mélancolique.
« Tout sur ma mère » de Pedro Almodovar (1998)
I. Almodovar, le ciné-fils
Le cinéaste, son parcours, ses références, son univers.
A - Un homme sous influence ?
Un cinéaste de son temps :
Contexte :
Né en 1949 (dans la province de Ciudad Real), Pedro Almodovar a grandi sous le régime de Franco (il a fait ses études
secondaires chez les franciscains). En 1975, l'année de la mort de Franco, Almodovar avait 16 ans. Il participa pleinement
au courant artistique appelé la Movida qui marque la fin des valeurs du franquisme, celle d'une Espagne religieuse,
traditionaliste et antimoderniste, qui condamne par exemple le marxisme, la pensée libre et la franc-maçonnerie. Les
homosexuels font partie des victimes de la répression franquiste, ils sont mis en prison, humiliés, exilés. En 1954, apparaît
une loi appelée « Vagos y maleantes », « vagabonds et délinquants » qui inclut les homosexuels et transsexuels. En 1970,
une seconde loi dite de « dangerosité et de réhabilitation sociale » est créée, qui dit que «les homosexuels ne sont plus
seulement des délinquants mais désormais des malades qu’il faut guérir ». Certains médecins utilisent la lobotomie ou des
thérapies aux électrochocs pour tenter de changer l’orientation sexuelle. Si la dictature s’achève en 1975 avec la mort de
Franco, l’homosexualité reste néanmoins illégale jusqu’en 1979. On trouve un écho de cette violence dans La Piel que
habito, le dernier film d'Almodovar (2011) dans lequel un chirurgien fou impose à sa captive un changement d'identité
sexuelle. Par ailleurs, dans La Mauvaise éducation, Almodovar règle ses comptes avec la religion catholique.
La Movida représente une bouffée d'air frais dans l'Espagne d'après Franco : il s'agit d'un mouvement artistique culturel
emblématique de la démocratisation de l'Espagne et de son entrée dans une ère moderne. Il s'imprègne des divers
courants artistiques qui se développent en Europe à cette époque (la new wave, le mouvement punk) et contribue à la
création d'une vie nocturne qui ne pouvait être possible avant. D'un point de vue social, ce courant marque également une
certaine libération sexuelle. La Movida était une période de forts excès, d'extravagance, aussi bien dans les arts, dans les
tenues vestimentaires que dans les modes de vie ; violences, drogues, alcool et libération sexuelle, notamment chez la
communauté gay. Almodovar sera un acteur important de cette nouvelle scène artistique : il fera du théâtre underground
avec la compagnie indépendante Los Goliardos (c'est là qu'il rencontre l'actrice Carmen Maura), tourne des films en super
8, écrit dans des revues alternatives, il réalise des romans-photos, il fait partie d'un groupe punk avec Fabio McNamara.
Tout sur ma mère s'inscrit dans un contexte d'après-Movida et revient sur les conséquences parfois brutales de cette
période, ses joies, son effervescence artistique (Manuela faisait partie d'une troupe de théâtre amateur) et ses drames
(overdose, sida). Almodovar regarde avec tendresse et lucidité cette époque qu'il a bien connue, sans idéalisation aucune.
Même si Tout sur ma mère ne peut se résumer à un film sur l'après-Movida, il témoigne très fortement de ce pan de
l'histoire espagnole.
14/19
Parcours et identité cinématographique :
Après avoir tourné quelques courts métrages underground, Almodovar signe en 1980 son premier long Pepi, Luci, Bom et
les autres filles du quartier. D'emblée apparaissent des éléments caractéristiques de son cinéma : le goût pour les
personnages marginaux, des aventures follement romanesques et sexuelles, et une inspiration toujours puisée chez les
femmes. Ses débuts de cinéaste sont très critiqués mais cela ne l'empêche pas d'acquérir une certaine notoriété jusqu'au
succès populaire de Femmes au bord de la crise de nerfs (1989).
On décrit souvent son cinéma par son apparence très colorée, son goût pour des décors et des vêtements kitsch. Si
Almodovar apporte un soin particulier à ces éléments, cela n'est jamais gratuit mais s'inscrit dans une forme romanesque
de plus en plus ambitieuse au fil des films. Ces habillages très maîtrisés ne sont pas accessoires, ils jouent un rôle
important dans son écriture, comme dans les films de Vincente Minnelli et de Douglas Sirk. D'ailleurs, le cinéma
d'Almodovar, tout en s'inscrivant dans son temps, notamment via les dialogues drôles et crus et la vie sexuelle souvent
débridée de ses personnages, s'inspire d'un certain classicisme hollywoodien où il va puiser ce qui fait sa force
mélodramatique et sa modernité : un incroyable virtuosité narrative, une liberté d'écriture et de forme.
Son cinéma a quelque chose d'hybride, car il se nourrit de diverses références (pub, cabaret, ciné), de différentes formes
mineures ou majeures. Il illustre parfaitement cette idée que ce qui fait la grandeur, la force du cinéma c'est qu'il est un art
impur.
Le corps et l'identité sexuelle, ses métamorphoses, sont également au cœur de son cinéma. Regards, peaux, voix
constituent des tissus cinématographiques par lesquels les sentiments circulent.
Héritages cinématographiques :
Les références cinématographiques abondent dans Tout sur ma mère, elles viennent pour la plupart du cinéma classique
américain et nous renvoient à des types de films bien particuliers : le mélodrame, les films sur les actrices et les films
composés uniquement de personnages féminins.
La liste des films qui ont inspirés Tout sur ma mère est longue : Femmes de Cukor, Sunset Boulevard de Billy Wilder, Girls
de Cukor, All about Eve de Mankiewicz, les films de Douglas Sirk, Un tramway nommé désir d'Elia Kazan. Dans un registre
moins classique, Opening night de Cassavetes s'impose également comme une référence incontournable. Almodovar cite
précisément une scène du film : après une représentation, une comédienne (jouée par Gena Rowlands) assiste sous la
pluie à la mort d'une jeune et fervente admiratrice venue l'attendre à la sortie du théâtre. Le cinéaste espagnol s'inspire
d'autres éléments du film : la capacité d'improvisation des actrices et plus largement des femmes (les improvisations
médicales de Manuela, son remplacement au pied levé de Nina, l'improvisation d'Agrado quand la représentation d'Un
Tramway nommé désir est annulée) et la confrontation d'un personnage féminin à un double d'elle, plus jeune (le
personnage de Rosa fait ressurgir le passé de Manuela en rejouant son histoire).
Revenons sur un autre cinéaste important pour Almodovar : Joseph L. Mankiewicz, cinéaste américain. Le cinéaste
espagnol puise dans son cinéma une certaine inventivité narrative. En témoigne cet extrait de Chaînes conjugales de 1949,
réalisé un an avant All about Eve (dont on voit un extrait dans Tout sur ma mère).
Extrait Chaînes conjugales de Mankiewicz (A letter to three wives, 1949), de 5min57 (« Arrête-toi à la gare») à 10min29s
(les trois femmes montent les escaliers).
Film construit en flash-back. Dans la scène présentée, trois femmes reçoivent une lettre d'une amie qui leur écrit qu'elle
est partie avec le mari d'une d'entre elles. Le film dépeint un univers strictement féminin. La mise en scène témoigne de la
fluidité, de l'élasticité et de la maîtrise de la narration. La place fantomatique de la narratrice, dont on entend la voix off
mais qu'on ne verra jamais, évoque celle du fils dans Tout sur ma mère : elle pose un regard invisible sur les héroïnes, et
semble tirer les ficelles du film, tel un metteur en scène. Apparaît ici une rivalité féminine (également très présente dans All
about Eve) qu'il n'y a pas chez Almodovar, qui se démarque ainsi de la pure citation et invente à partir de ces images un
univers qui n'appartient qu'à lui.
15/19
Comment Almodovar intègre-t-il ces influences à son cinéma ? Entretient-il un rapport fétichiste avec elles ?
Ces références n'ont rien n'ont rien d'aliénant ou de paralysant pour lui mais qui lui permettent, au contraire, d'avoir une
grande liberté formelle. Plus les citations sont nombreuses, plus il semble libre de composer avec et surtout d'affirmer son
propre style. Cette liberté, il la doit au fait qu'il n'est pas uniquement dans l'hommage et dans une approche fétichiste, il
appréhende ces mères et pères de cinéma comme des personnages vivants, voire des organismes vivants, qui s'intègrent
dans son tissu romanesque plus vaste et plus personnel. De plus, Tout sur ma mère étant en partie un film sur l'art et la
manière de raconter et d'incarner une histoire (celle de Manuela, longtemps passée sous silence), ces figures s'inscrivent
presque naturellement dans ce processus de recomposition. En effet, tout l'enjeu du film pour Manuela est de renouer,
pour répondre au désir de son fils, avec une histoire tue. Ces figures cinématographiques semblent ainsi faire écho dans le
film aux fantômes de ce passé enfoui.
B - Le fils conducteur :
Extrait, Manuela et son fils (soirée télé avec la mère - improvisation greffe - Manuela devant l'affiche, vue par son fils Manuela et son fils entrant dans le théâtre). De 2min41s (début du chap.2 « complices ») à 8min58s.
L'auteur et son double :
Le personnage du fils et la manière dont il regarde sa mère nous donne de nombreuses indications sur la place même du
metteur en scène et sur les enjeux du film. De nombreux éléments mettent en évidence le fait qu'Esteban n'est autre qu'un
double d'Almodovar, à commencer par la scène où l'adolescent et sa mère commencent à regarder ensemble All about Eve
de Mankiewicz. Le titre du film s'affiche au moment où le garçon écrit le titre du roman qu'il s'apprête à écrire sur sa mère.
La confusion entre le roman et le film est soulignée par un plan qui nous montre le point de vue improbable du cahier : le
stylo d'Esteban semble alors écrire le titre sur l'écran. Le jeune homme est montré à la fois comme un auteur et un
spectateur, les deux semblent aller de pair. On devine que le rapprochement effectué entre celui qui regarde des actrices
et celui qui écrit, entre l'admiration du cinéphile et l'inspiration artistique, concerne évidemment de près Almodovar et nous
parle de ce qui est à l'origine de son désir de cinéma (les films, les actrices, les mères). Progressivement, la figure de la
mère rejoint celle de l'actrice comme si elle était transformée par le regard de son fils et son fantasme d'auteur. Un
glissement s'opère ainsi autour du personnage de Manuela :
- Lorsqu'elle montre une photo d'elle à son fils datant de l'époque où elle faisait du théâtre amateur (au noir et blanc du
film de Mankiewicz se substitue le noir et blanc de la photo).
- Lorsque son fils lui demande de lire la préface du livre de Truman Capote qu'elle vient de lui offrir, comme si c'était une
comédienne (d'ailleurs, le décor de sa chambre évoque une scène de théâtre).
- Lors des improvisations autour du don d'organe auxquelles elle participe et où son fils est venu l'observer et puiser son
inspiration pour son roman. Elle apparaît alors dans l'écran d'une télévision, comme Bette Davies précédemment.
- Au moment où Manuela prend place devant l'immense affiche de la comédienne Huma encore une fois sous les yeux
d'Esteban, alors qu'il l'attend dans un café. Elle se substitue alors à l'image de la comédienne et est elle-même regardée
comme une star.
Ironie du sort : on peut voir dans la scène où elle court en criant et pleurant vers son fils renversé par une voiture la grande
scène d'une tragédienne, comme si, par sa disparition, Esteban donnait à sa mère l'occasion de jouer une scène forte et
d'être au premier plan : elle est passée de spectatrice (comme lui) devant sa télé à actrice du film, soit un visage plein
écran bouleversé et bouleversant. Le film glisse de la dissimulation (de l'histoire du père) à la simulation (les improvisations,
la simulation de l'accident d'Esteban quand une voiture manque de le renverser) pour aller vers le jeu (la pièce de théâtre,
la « grande scène » de l'accident). Ce passage au jeu, qui est aussi passage au romanesque, semble un moyen pour
Almodovar d'approcher la vérité recherchée : tout sur le père.
Passage de relai :
C'est du point de vue du mort que la scène est filmée, comme si, à ce moment-là, on assistait à un passage de relais entre
16/19
le fils et le réalisateur. Désormais leurs regards ne semblent ne faire plus qu'un. Le regard du mort plane d'ailleurs sur tout
le film via les photos du garçon, comme si tout était raconté du point de vue de cet auteur fantôme. On continuera
d'entendre sa voix (off) après sa mort, détail qui confirme l'idée que même absent il reste le fil et le fils conducteur du film.
D'ailleurs, Huma lui écrit une lettre après avoir appris sa mort. Toute la trajectoire de Manuela (et donc du film) est portée
par son désir à lui de tout savoir et donc par l'écriture de son roman familial.
Un film qui nous regarde :
Le regard est le fil conducteur de ce début de film qui s'articule autour la figure de l'auteur (le fils, Almodovar), de l'acteur
(la mère comédienne, Huma) et du spectateur à travers des jeux de répétitions. Le cinéaste espagnol expose ce qui est à
l'origine de son écriture, à savoir les femmes, les mères, qu'il voit comme des actrices (cf. sa lettre qui clôt le film). Etre
auteur, c'est donc pour lui être un admirateur et un spectateur. En ce sens, le film n'apparaît pas seulement comme un
autoportrait du réalisateur, c'est aussi un film sur le spectateur ou plutôt sur l'art d'être spectateur. L'immense affiche de
Huma devant laquelle s'arrêtera Manuela et ses grands yeux qui nous fixent ne nous disent pas autre chose : Tout sur ma
mère est un film qui nous regarde pour reprendre une formule du critique Serge Daney.
II. Transplantations et flux romanesques
Comment le tissu romanesque du film prend-il vie à partir de cet événement tragique qu'est la mort du fils ? De manière
organique, comme souvent chez Almodovar, cinéaste de la transplantation, des transformations corporelles, de la
transsexualité, cinéaste transgenre aussi : dans La piel que habito, cela passe par la peau (greffée), dans Etreintes brisées
par un personnage d'aveugle, dans Parle avec elle, des femmes dans le coma. Almodovar appréhende la pellicule comme
une matière corporelle, cellulaire totalement vivante et toujours en mutation. Cela passe ici par la greffe du cœur d'Esteban
qui donne son élan au film et un second souffle au personnage de Manuela : car dans Tout sur ma mère il s'agit de greffer
des histoires sur des personnages (Manuela, Esteban) amputés de leur passé. Il s'agit aussi de greffer des références
cinématographiques sur ce corps vivant qu'est le film.
L'âme humaine, les sentiments, l'émotion sont pour Almodovar une affaire de chair, de sang, de respiration. Le cinéma est
chez lui un lieu d'une réanimation, de réactivation : voir le tout premier plan du film sur un appareil médical retranscrivant
les battements du cœur, qui donne une parfaite synthèse de son cinéma.
A - Ne pas perdre le fil(s) :
Comment cette greffe prend-elle ? Après la mort d'Estéban, les scènes s'enchaînent avec rapidité et fluidité (l'annonce de
la mort du fils à l'hôpital, le voyage du cœur, la transplantation). S'enclenche un mouvement de relais permanent qui
traversera tout le film. Le montage ne cesse de nourrir cette impression de passage de relais, de raccord et de
réanimation : la mort du fils enclenche un véritable processus de vie.
C'est Manuela qui est d'abord porteuse de ce mouvement. C'est à elle, qui serre contre elle le journal de son enfant, que
l'organe semble aussi être greffé lorsqu'elle suit la transplantation du cœur d'Estéban : en cherchant à réaliser le désir de
son fils, elle continue de faire battre son cœur jusqu'à la naissance du petit Estéban. « J'ai suivi le cœur de mon fils »
raconte-t-elle à son amie, cette phrase à prendre au sens propre comme au sens figuré résume tout le programme du film.
La voix off de Manuela (qui se substitue à celle de son fils lors de son voyage), le mouvement du train qui la conduit à
Barcelone, puis sa trajectoire en taxi maintiennent ce flux de vie. La ronde des voitures, lorsque Manuela arrive dans le
quartier des prostituées pour y chercher Lola, perpétue et élargit ce mouvement pour le mêler au ballet plus large d'autres
femmes. Cette image annonce la circulation de ce mouvement de vie entre les autres personnages féminins du film : car
Agrado, Rosa, Huma, Nina portent elles aussi en elles l'histoire de Manuela et Lola dont elles incarnent au fond différentes
versions, différentes facettes.
17/19
B - L'actrice-matrice :
La mère devient dès lors une héroïne mais aussi un témoin, comme dans les courses de relais, un élément de raccord qui
permet donc de ne pas perdre le fil et le fils.
Dans la ronde de femmes filmée par Almodovar, quelle place occupe Manuela ? Quel rôle joue-t-elle ? Elle endosse
plusieurs rôles : infirmière, mère de substitution, assistante de Huma, cuisinière, comédienne, spectatrice. A travers ce jeu
de rôle, la femme et plus précisément la mère vue par Almodovar apparaît comme une actrice non seulement au sens
théâtral et cinématographique du terme, mais une actrice dans sa vie de tous les jours, capable de s'adapter aux
changements et donc d'improviser. Cette définition raccorde assez bien avec ces propos tenus par l'actrice Delphine Seyrig
lors du tournage d'India Song de Marguerite Duras (propos retranscrits par Nathalie Léger dans son roman Supplément à la
vie de Barbara Loden) : « Le dénomitateur commun que j'ai avec toutes les femmes, c'est d'être une actrice. Je pense que
toutes les femmes sont obligées d'être des actrices. Les actrices font ce qu'on demande à toutes les femmes de faire.
Nous le faisons plus à fond ».
C - La ronde des femmes : liens, répétitions, déclinaisons :
Dans ce jeu de rôle, Manuela se met parfois en retrait pour laisser place aux autres personnages féminins, pour leur passer
le relais : chacune d'entre elles sera à un moment donné au premier plan du film. Contrairement aux films de Mankiewicz,
où les relations entre femmes donnent lieu aux pires mesquineries, il n'y a pas de rivalités ici mais au contraire une
véritable solidarité qui naît entre ces femmes. Chaque rivalité en germe est toute suite dissipée : entre Nina et Manuela,
entre la mère de Rosa et Manuela, entre Rosa et Manuela autour de Lola/Estéban. Les liens qui se tissent entre elles
renforcent les correspondances entre les personnages qui apparaissent comme des variations d'une même histoire. Huma
et sa compagne interprètent Un tramway nommé désir, pièce jouée autrefois par Manuela et qui a provoqué sa rencontre
avec le père de son fils. Comme Estéban, Nina se drogue. Agrado apparaît comme un double solaire de Lola. La religieuse
Rosa rejoue quant à elle l'histoire de Manuela : comme elle, elle attend un fils de Lola, qu'elle appellera Estéban. Plusieurs
parallèles sont établis entre Huma et Manuela, notamment au début, lorsque la mère attend debout devant l'affiche de la
comédienne et à la toute fin, lorsque les deux femmes se retrouvent dans la loge de Huma : même si leur couleur de
cheveux est différente, elles ont toutes les deux la même coiffure. Le film se conclut dans une loge qui semble aussi bien
être celle de la comédienne que celle de la mère, également actrice aux yeux d'Almodovar.
Ainsi le film joue sur l'idée de répétition d'une même histoire, au sens théâtral du terme, peut-être pour mieux lui donner sa
forme et son émotion finales : la scène des retrouvailles entre Manuela et Lola dans le cimetière a quelque chose d'irréel et
semble nous plonger dans un décor de tragique antique.
Ainsi, l'espace du théâtre déborde largement le cadre de la scène de théâtre. Il est décliné dans la loge de Huma par
exemple, mais aussi dans l'appartement dans lequel Manuela emménage à Barcelone. Ce lieu est à la fois une loge (lieu de
repli que Manuela veut garder pour elle) et une scène de théâtre où les femmes se retrouvent. Une fois la porte fermée,
comme un rideau qui tombe, Manuela peut s'effondrer.
Extrait : Rosa, Huma, Agrado réunies chez Manuela, début chap. 21 (arrivée d'Agrado) à 1h04min38s
L'appartement de Manuela devient le cadre d'un véritable petit théâtre féminin. La parole circule librement, au-delà des
clichés. Cette manière de faire se succéder des paroles crues et légères et des dialogues plus profonds est une des
caractéristique du cinéma d'Almodovar pour qui il ne semble pas y avoir de hiérarchie entre les genres, entre les formes (il
s'inspire autant du mélo que du soap opera, passe à la télévision d'une publicité pour des couches à un classique
hollywoodien...) et entre les personnages : cette scène réunit un religieuse enceinte, une comédienne de théâtre, une
ancienne prostituée transsexuelle (autrefois camionneur) et une mère endeuillée spécialiste du don d'organes. Le statut des
personnages n'est jamais figé dans un rôle social. Les femmes apparaissent comme des personnages libres et multiples,
toujours prêtes à se réinventer et auteures de dialogues particulièrement drôles et inspirés. Le cœur du film est aussi un
chœur féminin.
18/19
Frappe particulièrement dans cette scène l'importance accordée aux décors et aux couleurs. La variation créée autour de la
couleur rouge (très présente dans le film) renforce le lien qui apparaît entre ces femmes. C'est donc la couleur du sang, du
cœur aussi qui les unit, et nous renvoie encore une fois à l'idée de transplantation, de transfert et de passage de relai pour
mieux continuer à faire battre le cœur d'Estéban, à faire vivre cette histoire (celle de son père) dont il a été privé. D'ailleurs,
les motifs de la tapisserie évoquent les années 70, époque à laquelle Manuela et Estéban se sont sans doute connus.
Décors et couleurs constituent une matière vivante, un tissu cellulaire, temporel et romanesque, bref un autre élément par
lequel circulent l'histoire des personnages et l'émotion. L'histoire à imprimer est à imprimés !
III. Les battements du cœur
Pourquoi les situations improbables et les personnages hauts en couleurs du film ne sont-ils pas un obstacle à l'émotion et
à l'expression d'une certaine vérité romanesque ? Qu'est-ce qui fait que le spectateur y croit ?
A – Pressentiments : le dernier regard et le premier souffle :
Le film enchaîne plusieurs situations abracabrantesques (une religieuse enceinte d'un transsexuel, par exemple) avec une
grande fluidité, comme si cela coulait de source alors qu'il y a, a priori, de quoi rester dubitatif. Par exemple, avant la mort
d'Estéban, on assiste à une sorte de simulation de sa mort, quand une voiture manque de l'écraser. Les scènes
d'improvisation autour du don d'organes annonçaient déjà la suite des événements. Cette préparation au drame n'enlève
en rien l'émotion au moment où il surgit. Comment cela se fait-il ? Une explication possible : en pressentant ce qui va se
passer, le spectateur est amené à regarder autrement les personnages, à mesurer la perte à venir et la valeur des derniers
moments passés entre la mère et son fils. On est à la fois cueilli par l'émotion et préparé à ce qu'elle surgisse. Le film
amène le spectateur à pressentir la mort d'Estéban puis de Rosa en mettant en scène ce que l'on devine être des derniers
regards : lorsque Huma se retourne dans sa voiture pour regarder Estéban, lorsque nous est donné à voir, par un plan
subjectif, le dernier regard de l'accidenté, puis lorsque Rosa traverse la place où elle jouait enfant avant d'aller à la
maternité. Tout dans la composition de cette dernière scène nous fait pressentir que l'ancienne religieuse va mourir : sa
lumière irréelle (comme dans la scène de l'enterrement à la fin), la présence du père de Rosa, aussi fantomatique que
l'autre homme du film, Lola, qui ne reconnaît pas sa fille. Il s'agit clairement d'une scène d'adieu. Ce pressentiment sera
confirmé par le vœu émis par Rosa à la maternité que Manuela raconte toute la vérité à son fils (qu'elle compte appeler
Estéban).
L'émotion naît du pressentiment du drame à venir et de la valeur qu'il nous permet d'accorder aux dernières scènes. Elle
ne fige pas pour autant le film et son spectateur dans un état émotionnel. Les derniers regards mis en scène injectent un
second souffle au film, aux personnages : la mort d'Estéban marque un nouveau départ pour Manuela et en même temps
que meurt Rosa, naît son fils. Le passage des larmes au rire dans le film s'inscrit dans ce même élan vital et romanesque.
B - Vérité romanesque :
Le film tend vers une vérité romanesque (ne serait-ce que par son titre, Tout sur ma mère) tout en jouant avec des
éléments scénaristiques qui peuvent paraître artificiels (le personnage de Rosa, certains décors kitsch). On peut dès lors se
demander comment le faux, l'artifice peut-il exprimer une forme de vérité ?
On trouvera une réponse convaincante dans le one woman show improvisé un soir par Agrado au théâtre : « On m'appelle
Agrado parce que toute ma vie j'ai voulu l'agrément d'autrui. En plus d'être agréable, je suis très authentique. Voyez ce
corps, du sur mesure (...) On est le plus authentique quand on ressemble le plus à ce que l'on a rêvé soi-même ».
Comme le confirme sa lettre, Almodovar signe un film à l'image de son rêve de fils et de spectateur, la vérité et l'émotion
du film proviennent certainement de l'authenticité même de ce regard admiratif et aimant.
19/19