Introduction1 1. Thèse négative : impossibilité de se contempler seul

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Introduction1 1. Thèse négative : impossibilité de se contempler seul
Editions Hatier
Introduction1
Aristote, disciple exceptionnel de Platon, ne peut manquer de s'intéresser à l'impératif socratique “ connais-toi
toi-même ”. C'est l'occasion pour lui de se demander à quelles conditions une telle démarche est rendue
possible. L'enjeu du texte doit donc être resitué dans un dialogue avec Socrate et Platon. Aristote examine les
conditions d'acquisition de la connaissance de soi, ce qui engage une réflexion non seulement sur l'acquisition du
savoir en général, mais également sur ce qu'est un “ soi-même ” par rapport à autrui. On comprend donc
qu'Aristote prolonge la question du savoir (sur soi) telle que la pose Socrate vers une réflexion sur ses conditions
de possibilité dans une communauté d'individus. Le savoir, d'abord conçu comme partage de la vérité, n'est-il pas
également de nature à inscrire et à creuser la différence entre les hommes qui l'élaborent, puisqu'il les met en
relation ? C'est pourquoi, en suivant la logique du texte, nous nous intéresserons à cette double relation au
savoir et aux autres, relation qu'Aristote définit comme amitié.
1. Les titres en gras servent à guider la lecture et ne doivent en aucun cas figurer sur la copie.
1. Thèse négative : impossibilité de se contempler seul
A. Position du problème
La première phrase du texte détermine le premier mouvement de la réflexion. C'est d'abord par la réfutation
qu'Aristote va rendre possible sa position. Cette réfutation est une discussion avec Socrate (ou son porte-parole
Platon). La connaissance de soi constitue l'objet de la discussion. Aristote s'accorde avec Socrate pour penser que
la connaissance de soi doit être la finalité de notre cheminement intellectuel. Notons qu'il n'est pas sûr que le
“ connais-toi toi-même ” de Socrate ait la même signification que celle que lui attribue Aristote. La connaissance
poursuivie par Socrate est une connaissance qui n'est guère individualisée, elle est au contraire ce qui réunit les
hommes et constitue leur humanité. Elle n'est jamais finie ni limitée par un “ soi-même ”. La connaissance de soi
s'identifie à la connaissance de ce qui nous fait homme, membre d'une communauté. Peu importe qu'on s'appelle
Théétète ou Charmide. Aristote semble interpréter à l'inverse les propos socratiques en termes d'individus, ce qui
constitue une inflexion certaine de la pensée grecque vers une pensée plus moderne, que déterminera la notion de
conscience.
Que la connaissance de soi soit une finalité, cela est rendu manifeste par la notion de “ plaisir ”. Aristote reste
attaché à cette notion de plaisir, composante nécessaire de la vie heureuse. Si tout plaisir n'est pas un bien, il est
des plaisirs qui témoignent au contraire d'une coïncidence avec soi-même dans l'action vertueuse. Ou encore : si
le plaisir ne rend pas toujours heureux (il peut nous installer dans la dépendance vicieuse par rapport à des
objets), il n'est pas de bonheur sans plaisir, et dans ce cas le plaisir est le signe du bonheur. Aristote définit le
bonheur comme “ activité de l'âme conforme à une vertu accomplie2 ”. Qui dit activité de l'âme dit pensée,
recherche du vrai... La connaissance n'a pas seulement un intérêt théorique, elle est vécue sur le mode du
plaisir : ce qui est vrai est ce qui manifeste la véritable convenance de l'âme à son objet, et dès lors ce qui nous
procure une satisfaction évidente : “ quel plaisir de se connaître ! ”. La “ contemplation ” telle que les Grecs la
définissent est précisément cette activité libératrice de l'âme qui s'entretient avec elle-même, par opposition aux
activités serviles qui aliènent l'âme au monde extérieur. La contemplation n'est autre que la pensée, laquelle
nous révèle à nous-mêmes en découvrant ce qui est ; c'est un état actif qui rayonne sur toutes les activités de
l'individu et engendre la vie heureuse.
La connaissance de soi doit donc être recherchée pour elle-même. Mais elle ne peut être atteinte par la seule
réflexion qu'on a sur soi, à partir de soi. Là est l'apport spécifiquement aristotélicien. La connaissance en général
induit un sujet de la connaissance, c'est-à-dire un individu particulier avec ses dispositions, ses affections, ses
intentions. Ce que n'a pas suffisamment précisé Socrate : la réalité du sujet de la connaissance importe dans
l'élaboration de l'objet de la connaissance. Chacun de nous n'est pas de la même manière en rapport avec les
objets qu'il se propose d'examiner : celui qui a un naturel courageux ne tiendra probablement pas spontanément
le même discours sur le courage que le peureux. Ce n'est que par la consultation et la confrontation avec autrui
qu'on peut disposer des mêmes éléments pour réfléchir. En d'autres termes, la réflexion de l'âme avec ellemême ne peut être neutre, elle est entravée par sa propre spontanéité, a fortiori quand elle se prend ellemême pour objet de la connaissance. Aristote est le premier à formaliser la relation au savoir : la relation
implique deux choses, quelqu'un qui sait et un objet su ; il substantifie les termes du savoir et instruit la radicale
différence entre le sujet et l'objet. La connaissance conçue comme “ acte commun du connaissant et du connu ”
ne peut faire l'économie de l'un ou de l'autre ; dès lors, être à la fois le sujet et l'objet de sa pensée (“
contempler nous-mêmes à partir de nous-mêmes ”), l'origine et le terme de la connaissance, pose problème.
Et c'est ce problème qu'Aristote se propose de résoudre.
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2. Aristote, Éthique à Nicomaque, livre 1, chap. XIII, Garnier-Flammarion, p. 39.
B. Illustration par un fait et explication
Le problème est illustré par un fait, une expérience à laquelle nous avons tous été confrontés, au point qu'elle est
devenue proverbiale : on voit la paille dans l'œil du voisin sans voir la poutre dans le sien ; ce que l'on déplore
chez l'autre même sous forme bénigne, on est souvent incapable de l'objectiver pour soi-même. Notons
qu'Aristote emploie le terme “ prouver ” en son sens littéral : la preuve est un fait, quelque chose qu'on montre,
elle se distingue de l'argument, lequel rend raison de la preuve et “ prouve ”, en quelque sorte, que la preuve est
bel et bien une preuve.
L'argument qui est mis en avant par Aristote est celui de l'aveuglement dont nous sommes victimes quand il
s'agit de nous prendre nous-mêmes comme objet de réflexion. La difficulté d'être à la fois sujet connaissant et
objet connu provient de l'absence de transparence vis-à-vis de soi-même. Notre réflexion demeure toujours
obstruée par ce que l'on cherche : chercher à savoir ce qu'est l'amour quand on est amoureux est comparable à
chercher à voir l'œil qui voit, à entendre l'oreille qui écoute, bref à prendre l'instrument de recherche comme
objet de recherche. Cela est impossible en soi. Sans miroir nous ne pourrions jamais voir notre visage, sans
reflet nous ne pourrions jamais voir nos yeux, sans la voix de l'autre qui nous répond, nous ne pourrions
probablement jamais écouter ce que nous disons. Si “ l'indulgence ou la passion nous empêchent de juger
correctement ”, ce n'est pas tant parce qu'elles nous induisent en erreur en elles-mêmes, que parce que quand
nous sommes sous leur emprise, nous ne pouvons sortir de nous-mêmes pour nous prendre pour objet.
L'argument fait donc appel à la dualité de la nature humaine, rationnelle et sensible, en contact direct avec le
monde (par les sens), mais en même temps à distance de lui quand nous essayons de le réfléchir. Et il ne suffit
pas de séparer méthodologiquement raison et passion pour comprendre le raisonnement aristotélicien, il faut
ensuite bien voir qu'elles sont en fait nouées dans une même réalité humaine, pour comprendre alors qu'il devient
impossible de “ se contempler soi-même à partir de soi-même ”.
La comparaison avec le miroir, qui ouvre la deuxième partie du texte, apparaît d'autant plus adéquate qu'un
miroir réfléchit le monde visible en images, tout comme la pensée doit se réfléchir pour se prendre pour objet.
On a l'habitude de soutenir qu'il n'y a pas véritablement de pensée de la conscience chez les Grecs : or, ce texte
nous amène au bord de la notion de conscience, comme en témoignent l'expression “ se rendre compte ” ou la
comparaison du miroir. Mais parce que la réflexion sur soi engage tout l'individu (passionné et rationnel),
Aristote interdit de penser la transparence à soi que présuppose par exemple la découverte de la conscience chez
Descartes.
Résumons. Au terme de cette première partie, l'impossibilité de se prendre soi-même pour objet de connaissance
est justifiée par deux arguments. L'un, implicite, suggère une conception du savoir plus formalisée que chez
les prédécesseurs d'Aristote, conception qui présuppose un sujet et un objet de la connaissance liés par une
relation d'adéquation (d'où la notion de plaisir). L'autre, explicite, s'appuie sur une nature humaine à la fois
réfléchie et passionnée, dans l'acte même de la pensée : la passion ne constitue pas l'autre de la raison mais
son dedans informulé, son objet mais plus encore son ressort - n'est-ce pas la passion qui fait ressortir la raison ?
-, ressort invisible tant qu'il n'est pas connu.
2. Thèse positive : la connaissance de soi et l'amitié
La locution conjonctive “ par conséquent ”, qui introduit la seconde partie du texte, signale une déduction,
laquelle engage la position d'Aristote après qu'il a dénoncé les insuffisances du précepte socratique. La logique
aristotélicienne dans ce texte est binaire : une idée est vraie ou fausse et il n'y a pas d'intermédiaire entre les
deux. Ainsi, à présent qu'on comprend pourquoi et comment on peut se tromper, on comprend pour les mêmes
raisons ce qui nous fera parvenir à une juste connaissance de soi. La révélation du faux comme tel est l'index du
vrai chemin.
A. Rôle et nature de l'ami
Au négatif aveuglement de la raison à elle-même quand elle se prend pour objet, répond la positive comparaison
de la pensée et du miroir. Si nous ne pouvons voir notre visage (et surtout notre regard) sans l'auxiliaire d'un
miroir, lequel transforme le réel mouvant en images mobiles, de même on ne peut se penser sans un auxiliaire
extérieur dans lequel on pourra se réfléchir. Cet auxiliaire, cette médiation nécessaire sera l'ami. L'ami est donc
d'abord défini par sa fonction dans le processus du “ connais-toi toi-même ”, il est le chaînon manquant que la
première partie du texte a révélé. Ce qui nous fait sortir de l'aveuglement est ce qui nous fait sortir de nousmêmes, ce dans quoi on se reflète, ce qui littéralement nous “ objective ” (condition nécessaire puisque la pensée
se prend elle-même pour objet) : telle est la place de l'ami.
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Soulignons la logique du texte : l'ami est d'abord “ deviné ”, déduit comme le chaînon manquant dans un
processus, mais cette déduction nécessite de poser comme prémisse (“ puisque ”) l'identité de nature entre soimême et l'ami. L'ami est donc ultimement défini selon sa nature. “ Un ami est un autre soi-même ” : tout
comme le visage qui ne peut se refléter dans le miroir que parce que visage et miroir participent de la même
nature matérielle, concrète, physique, l'âme ne peut se refléter que dans une autre âme, parce que toutes deux
participent de la même nature humaine, sensible et pensante. La connaissance de soi comme toute autre
connaissance implique donc une “ naissance avec ” l'autre à quelque chose qui est révélé par l'acte commun
de la pensée. Ce n'est pas tant que le semblable attire le semblable, mais davantage que les ressemblances sortent
au grand jour par l'acte de mise en commun, de partage qu'est la connaissance. L'amitié n'est pas un don de soi
mais un partage avec l'autre.
B. Conclusion paradoxale : autosuffisance et besoin
Ce n'est pas sans ironie qu'Aristote, après avoir fait preuve d'une rigueur démonstrative, conclut sur un énoncé
paradoxal mais néanmoins positif. Il est d'ailleurs étonnant de constater que le paradoxe n'est pas in fine le signe
d'une erreur ou d'un faux raisonnement mais témoigne ici d'une synthèse.
“ L'homme qui se suffit à soi-même aurait donc besoin d'amitié pour apprendre à se connaître soi-même. ” Il
convient de rappeler les prémisses implicites pour comprendre la difficulté. En fait, Aristote semble introduire
une nouvelle prémisse en parlant d'autosuffisance. Jusque-là seules les idées de plaisir et de contemplation
avaient été évoquées. Or, il nous faut présupposer maintenant que la connaissance de soi nous rend autosuffisant,
ce qui la justifierait davantage encore. On peut expliquer ce lien nouveau de la façon suivante : la connaissance
de soi procède de la contemplation, activité libre et libératrice. Or la liberté n'est pas autre chose que la
faculté d'être à l'origine de sa vie éthique, faculté d'être autonome, cause de soi et par conséquent en
quelque sorte autosuffisant : nous n'avons besoin que de nous-mêmes pour nous déterminer à agir.
La deuxième partie de l'énoncé reprend ce qui vient d'être démontré : la médiation nécessaire d'un ami pour
acquérir la connaissance de soi. Nécessité qui nous met dans la dépendance féconde d'une relation avec autrui.
L'opposition entre la première et la deuxième proposition est stigmatisée par l'opposition lexicale entre le fait de
“ se suffire ” et le “ besoin d'amitié ”. Le terme “ besoin ” traduit cette idée de nécessité (“ être dans le besoin ”
ne se dit-il pas également “ être dans la nécessité ” ?) : le besoin d'amitié qui développe la rationalité de l'homme
est comparable au besoin de se nourrir qui développe son organisme.
Mais comment soutenir à la fois la dépendance et l'indépendance si ce n'est sous des rapports différents ?
La dépendance serait-elle l'étape nécessaire mais passagère pour atteindre l'indépendance, fin dernière,
chronologique et logique de la connaissance de soi ? Les deux propositions seraient alors vraies toutes les deux
mais pas en même temps. Cette première solution n'apparaît guère satisfaisante si on veut bien se souvenir de ce
qu'écrit Aristote sur l'amitié dans l'Éthique à Nicomaque : “ La vertu des amis consiste à aimer et il s'ensuit que
ceux qui proportionnent ce sentiment au mérite sont des amis sûrs et que leur amitié est inébranlable3. ” À
l'évidence, la véritable amitié n'est pas destinée à s'éteindre dès qu'on estime se connaître suffisamment. Selon
quels critères d'ailleurs pourrait-on un jour conclure que la recherche de la connaissance de soi est achevée ? Le
besoin d'amitié continue tant que dure le besoin de (se) connaître. Il y a bien concomitance entre les
sentiments de dépendance et d'indépendance.
À moins que “ l'homme qui se suffit à soi-même ” ne soit un idéal. La deuxième solution ne consisterait-elle pas
à penser que l'apprentissage de la connaissance de soi étant une tâche infinie, nous sommes condamnés à nous
mettre dans la dépendance ? On peut appuyer cette hypothèse en relevant le conditionnel (“ aurait ”) utilisé par
Aristote, lequel traduit une impossibilité à la fois logique et réelle. Comme il est impossible d'être à la fois et
sous le même rapport dépendant et indépendant des autres (cf. le principe de non contradiction), il faut en
conclure que nous ne cessons d'être dépendants. Mais là encore on ne saurait se satisfaire de cette vision négative
de l'amitié à la fois constructive de notre humanité et pourtant aliénante. En effet, autrui n'est pas un “ alien ”
mais un “ alter ego ”.
La troisième solution consiste peut-être à penser l'idée de dépendance non pas sous forme négative (ce qui nous
assujettirait à) mais sous forme positive (ce qui nous dispose à). Dépendre de ses amis n'apparaît nullement
comme une contrainte mais au contraire comme la condition de notre liberté. Aristote nous suggère qu'on ne
peut être libre qu'avec des amis ; notre liberté commence avec celle de nos amis, elle surgit dans l'amour
réciproque. La liberté ne crée pas un état autarcique, elle s'éprouve dans la relation avec autrui, avec le monde.
Elle est ce qui rend disponible : pour être disponible, il faut être disposé, c'est-à-dire posé quelque part et tendu
vers un ailleurs, un autre que l'on distingue et que l'on choisit. L'ami reste indéfectiblement un élu.
La dernière phrase manifeste donc plus une synthèse qu'un réel paradoxe.
3. Aristote, Éthique à Nicomaque, livre 1, chap. VIII, Garnier-Flammarion, p. 219.
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Conclusion
La nature de la connaissance suppose un sujet et un objet de la connaissance. Quand le sujet se prend lui-même
comme objet de la connaissance, il doit accomplir un travail “ d'objectivation ”, lequel implique la médiation
nécessaire d'un œil extérieur, honnête et attentif : celui de l'ami. La présence de l'ami permet à Aristote d'enrichir
la signification du “ connais-toi toi-même ” socratique en menant la réflexion aux portes de la conscience. La
conscience de soi serait ici toujours connaissance de soi, autrement dit, naissance à soi-même en même
temps qu'aux autres, partage d'une sagesse commune qui, loin de nous soumettre au besoin, nous rend
disponible. Plus que jamais dans ce texte, Aristote justifie sa célèbre définition de l'homme comme “ animal
politique ”. Politique, c'est-à-dire destiné à actualiser sa nature dans un contexte social, mais en cela animal, lui
qui nourrit un “ besoin ” d'amitié.
Ouvertures
LECTURES
- Aristote, Éthique à Nicomaque, Garnier-Flammarion.
- Platon, Alcibiade, Garnier-Flammarion.
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