Pascal : science et divertissement

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Pascal : science et divertissement
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Pascal : science et divertissement
Gérard FONTANA
Professeur certifié – DEA de Philosophie
« O Seigneur, Dieu de vérité, suffit-il pour vous plaire de connaître ces choses ? Malheureux l’homme qui en a la
science totale et vous ignore ; mais heureux celui qui vous connaît, même s’il les ignore ! » Saint Augustin.
Confessions. Livre cinquième, chapitre IV.
Le génie scientifique de Blaise Pascal a brillé aussi bien dans le domaine des
mathématiques où il a contribué, entre autres à jeter les fondements du calcul des probabilités,
que dans celui de la physique par ses travaux sur le vide et sur la mécanique des fluides.
L’étude de l’homme, selon son expression, c’est-à-dire l’observation des mœurs et la
connaissance de l’âme humaine, a exercé sur lui un attrait profond. Ses écrits en témoignent.
Mais ils témoignent aussi du fait que Pascal considère que la science n’a pas de valeur
spirituelle propre. Cette dignité n’appartient qu’à la religion. Il ne pense pas non plus que la
science devienne matériellement indispensable à l’humanité comme elle l’est aujourd’hui.
D’un autre côté elle n’est pas assujettie à la recherche du plaisir et au pouvoir de
l’imagination comme le sont les activités qui ne sont pas immédiatement utiles. Elle n’est pas,
pour celui qui n’a pas la religion, comme la chasse ou le jeu, un moyen de ne pas voir le vide
de son existence. Elle a les caractères du divertissement mais n’est pas que cela. Nous allons
essayer, dans cet article, de situer la place que Pascal assigne à la science, entre la quête
effrénée des jouissances éphémères et le renoncement mystique à la vie seulement terrestre
que représente la conversion religieuse.
LA RAISON FAIT LA GRANDEUR DE L’HOMME.
Pascal savant, a été avant tout, un expérimentateur. Son travail scientifique est fondé
sur l’observation et l’intuition expérimentale. Selon lui découvertes et innovations dépendent
de dispositions d’esprit qui varient suivant les hommes et ne sont fécondes que dans des
secteurs de réalité bien délimités, elles sont au nombre de trois :
L’esprit de géométrie rend celui qui en est doté capable de raisonner à partir d’un certain
nombre de principes clairement définis, de saisir les rapports logiques qu’ils entretiennent
entre eux et de construire ainsi des démonstrations d’une parfaite rigueur logique. On le voit à
l’œuvre dans les démonstrations mathématiques.
L’esprit de justesse ou force d’esprit, ou encore droiture d’esprit est le don de comprendre et
d’anticiper au plus loin les conséquences d’un effet. Par exemple anticiper comme Pascal l’a
fait, les variations de l’effet de la pression atmosphérique en fonction du changement
d’altitude.
L’esprit de finesse quant à lui permet à celui qui le possède de raisonner dans un domaine où
il faut tenir compte d’un nombre infini de paramètres n’ayant pas de clarté logique intrinsèque
mais relevant du ressenti. On fait preuve de finesse d’esprit par exemple lorsqu’on décèle, à
une multitude de petits riens, qu’une personne est amoureuse d’une autre. L’esprit de
géométrie et la justesse d’esprit sont applicables au domaine des mathématiques et à celui de
la physique, l’esprit de finesse convient à l’étude de l’homme.
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Si l’esprit de finesse tend à mettre en évidence que connaître fait appel à autre chose
que la seule faculté de raisonnement, il n’en demeure pas moins que celle-ci occupe une place
importante. Pour Pascal la raison est la faculté qui donne à l’homme la possibilité d’ordonner
son esprit et de régler sa vie. Elle l’élève et l’instruit. Passé le temps des maîtres d’école,
l’homme adulte vit sous sa férule : « la raison nous commande bien plus impérieusement
qu’un maître, écrit-il, car en désobéissant à l’un on est malheureux, et en désobéissant à
l’autre on est un sot » (377). 1 La science quant à elle est l’expression de cette raison qui fait
la grandeur de L’homme.
LIMITE DE L’IDEAL DEDUCTIF.
Mais grandeur ne signifie pas infinité. On voit souvent Pascal insister sur l’imbécillité
de la raison. Le mot au XVIIeme siècle n’a pas le même sens qu’aujourd’hui, Pascal veut
seulement souligner la faiblesse de cette faculté. Elle a des limites. La question qu’il pose est,
au fond, la suivante : peut-on considérer qu’un progrès indéfini de la science est chose
possible ? La réponse est négative. Aussi bien dans le domaine des mathématiques, que celui
de la physique et celui de la connaissance de l’homme – ce que nous appellerions aujourd’hui
l’anthropologie – l’usage de la raison rencontre des limites.
En mathématique, les démonstrations s’appuient sur des principes bien clairs qui, euxmêmes, ne sont pas démontrés. Pour qu’ils puissent l’être il faudrait atteindre d’autres
évidences intuitives et cela, indéfiniment. Et ce qui vaut pour la géométrie, vaut pour tout
domaine où il s’agit de démontrer. Il faut s’appuyer sur des principes qui, eux-mêmes ne
peuvent être démontrés sous peine de fuite à l’infini : « c’est ainsi que nous voyons que toutes
les sciences sont infinies en l’étendue de leurs recherches : car qui doute que la géométrie,
par exemple, à une infinité d’infinités, de propositions à exposer ? Elle sont aussi infinies
dans la multitude et la délicatesse de leurs principes, car qui ne voit que ceux qu’on propose
pour les derniers ne se soutiennent pas d’eux-mêmes, et qu’ils sont appuyés sur d’autres, qui,
en ayant d’autres pour appui, ne souffre jamais de dernier ? » (390). L’esprit de la
démonstration accepte donc un certain seuil d’ignorance au-delà duquel il est vain de
progresser. En d’autres termes, Pascal insiste sur l’ambiguïté rationnelle de la notion de
certitude discursive et sur l’impossibilité d’une démonstration absolue qui a été l’idéal de la
pensée scolastique. Il réfute comme chimérique l’idée d’une logique universelle qui
permettrait, quel que soit le domaine, d’atteindre le vrai par voie de déduction.
INFINITE DU CHAMP DE LA CONNAISSANCE.
Cette limite logique vaut dans le domaine de la physique comme dans celui des
mathématiques, mais là une autre limite doit être signalée. Une limite physique celle-là
L’idée d’une connaissance totale de la nature est-elle envisageable ? Il y a une condition à
cela : que l’univers ne soit pas infini. Or Pascal raisonne à partir de l’hypothèse d’un univers
infini. Ce qui le conduit en particulier à relativiser le point de vue copernicien. Le soleil est-il
un centre ? Si l’univers est clos l’idée d’un centre absolu est intelligible. Sinon tout point peut
être considéré comme un centre. Et ce qui vaut pour l’astronomie de Copernic et de Galilée
vaut pour toute théorie scientifique. Pour le dire en une phrase : elle dépend forcément d’un
référentiel. Or il y a une infinité de référentiels possibles. Le soleil en est un et il ouvre sur
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les numéros à la fin des citations correspondent aux textes de Pascal présentés dans l’édition Lafuma des
Pensées
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une infinité de connaissances possibles. Mais le plus petit organisme est un référentiel
possible et en lui s’ouvre un univers infini à connaître.
Ainsi de par sa situation terrestre dans l’univers infini l’homme n’en perçoit-il qu’une
portion infinitésimale et cette portion contient un champ de connaissances qui dépasse
infiniment ses capacités rationnelles. C’est là le sens strictement épistémologique, dironsnous, du célèbre fragment intitulé disproportion de l’homme. (390)
L’ETUDE DE L’HOMME : « CE N’EST PAS ENCORE LA SCIENCE QUE
L’HOMME DOIT AVOIR ».
Qu’en est-il de l’étude de l’homme ?
Dans un fragment des Pensées – il porte le numéro 756 dans l’édition qui nous concerne –
Pascal constate que peu de personnes se consacrent à « l’étude des sciences
abstraites ».Entendons des mathématiques et de la physique. La première raison qui lui vient à
l’esprit est qu’elles traitent de choses finalement secondaires par rapport à ce qui préoccupe
en premier l’être humain : sa propre condition. Pourtant l’étude de l’homme est le fait d’un
plus petit nombre encore. Pascal propose une première hypothèse : « Ce n’est que manque de
savoir étudier cela qu’on cherche le reste ». L’étude de l’homme ne relèverait pas d’une
science bien fondée et serait dépourvue de voie d’apprentissage bien tracée. Voilà pourquoi
les esprits doués se consacrent plutôt aux autres sciences. Mais cette hypothèse est
immédiatement supplantée par une autre : « … mais n’est-ce pas que ce n’est pas encore là la
science que l’homme doit avoir, et qu’il lui est meilleur de s’ignorer pour être heureux ». en
d’autres termes, s’il s’avérait qu’une science de l’homme fût possible, quel intérêt y aurait-il à
l’approfondir ? Qu’apporterait-elle à l’homme si ce n’est l’évidence qu’il lui faut oublier sa
condition pour survivre ?
C’est un thème récurrent chez Pascal, la forme la plus commune du bonheur repose
sur une certaine image positive de soi et sur les illusions de l’amour propre. Il n’y a rien
d’étonnant à ce que l’homme résiste à son propre désir de se connaître. Lorsqu’il en a les
capacités, il se consacrera donc aux sciences abstraites. Non seulement elles n’ont rien à voir
avec la condition humaine mais elles permettent, pendant qu’on s’y consacre, de l’oublier :
« quand j’ai commencé l’étude de l’homme, j’ai vu que ces sciences abstraites ne sont pas
propres à l’homme, et que je m’égarais plus de ma condition en y pénétrant que les autres en
les ignorant ». Voilà donc l’étude de l’homme écartée des préoccupations humaines, au nom
du principe de plaisir en quelque sorte. Quant aux sciences abstraites et de la nature, elles
sont réduites au statut de cache misère, de divertissement.
En un sens Pascal fait sienne cette conclusion : « J’ai pardonné aux autres d’y peut
savoir ». Entendons il accepte l’ignorance du grand nombre en matière de science car il n’y a
dans cette connaissance rien d’essentiel. Et à propos de l’étude de l’homme il est tout à fait
clair : « … ce n’est pas encore là la science que l’homme doit avoir ».(756) L’emploi du verbe
devoir et celui de l’adverbe encore indique cependant dans la formule de Pascal qu’une
science est bien recherchée.
LE PARTI PRIS
Cependant la réalité humaine n’est jamais muette. Elle parle. Il y a ceux qui prétendent
douter et il y a ceux qui prétendent savoir : les pyrrhoniens et les dogmatistes et, entre eux, la
guerre. Impossible, explique Pascal, de tenir un discours neutre : « qui pensera demeurer
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neutre sera pyrrhonien par excellence… » (246). Il faut donc prendre parti. Mais quel que soit
le parti pris nul n’y est à l’aise : qui doute n’en continue pas moins de vivre comme s’il ne
doutait pas. Qui prétend posséder certainement la vérité « ne peut montrer aucun titre » (246).
Parler de l’homme, c’est parler à l’homme, c’est entrer en guerre. C’est prendre parti.
Pascal ironiquement prend parti pour la position la plus extrême du pyrrhonisme :
« qu’on accorde donc aux pyrrhoniens ce qu’ils ont tant crié : que la vérité n’est pas de notre
portée et de notre gibier, qu’elle ne demeure pas en terre, qu’elle est domestique du ciel,
qu’elle loge dans le sein de Dieu, et que l’on ne la peut connaître qu’à mesure qu’il lui plait de
la révéler » (246). A travers cette remarque ironique Pascal indique qu’il procède à un
changement absolu de perspective.
Pascal prend parti. Il n’y a pas de neutralité possible. L’apologiste est l’homme d’un
combat : au delà de la raison…contre la raison ! « Humiliez vous, raison impuissante, taisez
vous, nature imbécile : apprenez que l’homme passe infiniment l’homme … » (246)
LE REGARD DE LA CHARITE
Le mystère du péché originel, autrement dit la doctrine chrétienne la plus éloignée du
bon sens ou raison, est le point à partir duquel l’homme cesse d’être une énigme pour luimême : « certainement rien ne nous heurte plus rudement que cette doctrine, et cependant
sans ce mystère, le plus incompréhensible de tous, nous sommes incompréhensibles à nousmêmes ». (246)
Le paradoxe n’échappera à personne : comment ce qui est incompréhensible du point
de vue de la raison peut-il contribuer à rendre l’homme compréhensible à lui-même ?
Pour répondre à cette question il faut faire intervenir une notion capitale chez Pascal et
dans la religion chrétienne : la charité. Dans le sens religieux il ne s’agit absolument pas
d’une disposition à la bienfaisance. Il s’agit d’une sorte de connaissance, de capacité à
comprendre la parole du Dieu de Jésus Christ, qui est en quelque sorte le référentiel universel
de toute vérité. Cette capacité est la conséquence de l’amour. Dieu ne pouvant être connu que
dans l’amour qui est donné par la grâce. Dans le fragment 246 Pascal, dans un style
prophétique enjoint à l’homme d’apprendre de Dieu lui-même la vérité sur sa condition :
« …entendez de votre maître votre condition véritable que vous ignorez. Ecoutez Dieu ». La
charité est cette capacité surnaturelle d’écouter et de comprendre le Dieu du Christ.
DISCONTINUITE ENTRE LA SCIENCE ET LA RELIGION
Le terme connaissance est donc ici très ambigu puisqu’il ne correspond à aucun
concept pouvant s’appliquer à l’ordre du naturel. Entre le naturel et le surnaturel il y a
discontinuité. Cette discontinuité, Pascal l’exprime à travers la différence entre le cœur et la
raison. Il est difficile d’expliquer ce qu’est le cœur. Ce n’est pas une notion relevant de
l’affectivité, même s’il entretient avec l’amour une relation d’analogie – « on ne prouve pas
qu’on doit être aimé en exposant d’ordre les causes de l’amour : cela serait ridicule ». (575). –
Il s’agi d’une aptitude à la certitude indépendamment du raisonnement et de la démonstration.
Mais il ne s’agit pas non plus d’une évidence purement intellectuelle. La part du ressenti est
très grande. D’où l’emploi de l’adjectif « sensible » dans le célèbre aphorisme : « Dieu
sensible au cœur et non à la raison ».
Le cœur n’est donc pas la raison et c’est dans cette distinction que s’affirme la
discontinuité entre la science et la religion.
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DE LA RELIGION A LA GEOMETRIE.
Dans un passage qui a retenu l’attention des exégètes de Pascal, cette discontinuité
semble pourtant remise en question : « Le cœur sent qu’il y a trois dimensions dans l’espace
et que les nombres sont infinis… ». (214) Pourquoi introduit-il le mot cœur dans le domaine
des mathématiques. La réponse la plus plausible est que le mot n’a pas le même sens :
appliqué au domaine du religieux le cœur désigne l’inclination à vivre selon le regard et le
désir du Dieu de Jésus Christ, selon la charité. Appliqué au domaine scientifique il signifie
une certitude née de l’intuition. Cette intuition il l’appelle aussi instinct ou sentiment. Elle
consiste, selon l’expression employée dans le fragment 915, non pas à « raisonner par
principe » mais à « voir d’une vue ».
Cependant il est significatif que Pascal utilise le même mot. Il y a entre l’intuition
scientifique et la charité une certaine analogie. Henri Gouhier, insiste sur la direction de cette
apologie ; l’esprit de Pascal va « de la religion à la géométrie et non l’inverse ; tout
naturellement la première lui fournit le modèle et les mots quand il considère la seconde. Ici
et là, il y a possibilité d’avoir une absolue certitude sans la devoir au raisonnement ».2
LA SCIENCE ENTRE CONCUPISCENCE ET CHARITE
Se dessine alors une possibilité qu’il n’est pas inintéressant de considérer pour
comprendre le rapport qui existe chez Pascal entre l’Apologiste de la religion chrétienne et le
savant qu’il a été. En effet, pour lui, le choix de Dieu est exclusif. Le Dieu du Christ étant
l’unique objet d’amour, rien d’autre ne mérité d’être aimé. Le passage de l’amour pour les
choses terrestres – la concupiscence, – au seul vrai amour, à l’amour mystique, seul la grâce
peut l’accomplir. L’homme pieux, lui, ne peut que s’efforcer de le désirer et de s’en rendre
digne. Car « la foi n’est pas en notre puissance comme les œuvres de la loi, et elle nous est
donnée d’une autre manière ». (766)
Le monde cependant ne peut être pour le chrétien d’une absolue imperfection. Il est
comme l’image du créateur : « Car la nature est une image de la grâce et les miracles visibles
sont images des invisibles ». (519) Pascal écrit à propos de l’espace vide qu’il tient milieu
entre la matière et le néant. En ayant recours au même type d’image on peut se demander si
pour Pascal la science n’est pas une sorte de « milieu » entre la concupiscence et la charité ;
c’est-à-dire entre le désir de jouir des plaisirs éphémères du monde, et cette aptitude issue de
la grâce à aimer ce qui est plus digne d’être aimé que soi. Comment réunir en effet dans une
même attitude la haine du monde et la haine de soi d’une part, selon les termes de Pascal, et
le désir de vivre qui est indéfectiblement amour de soi d’autre part ? Comment vivre sans
n’aimer que soi ?
L’APPEL DE L’UNIVERSEL
La charité annule la contradiction parce qu’elle est clairvoyance d’une direction, d’un
mouvement, d’une destination. Nul n’est ce qu’il sera : « La vraie et unique vertu est donc de
se haïr (car on est haïssable par sa concupiscence) et de chercher un être véritablement
aimable pour l’aimer. Mais comme nous ne pouvons aimer ce qui est hors de nous, il faut
aimer un être qui soit en nous, et qui ne soit pas nous, et cela est vrai d’un chacun de tous les
hommes ».(699)
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Henri GOUHIER, Blaise Pascal, conversion et apologie, Vrin, 1986, p.64
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Cet être bien sûr est le Dieu de Jésus Christ, « l’Etre universel », « le royaume de
Dieu », « le bien universel ».(699) Il est le point fixe, par rapport à quoi chacun peu s’efforcer
de définir le parcours de sa vie : « ceux qui sont dans le dérèglement disent à ceux qui sont
dans l’ordre que se sont eux qui s’éloignent de la nature, et ils la croient suivre : comme ceux
qui sont dans un vaisseau croient que ceux qui sont au bord fuient. Le langage est pareil de
tous côtés. Il faut avoir un point fixe pour en juger. Le port juge ceux qui sont dans un
vaisseau ; mais où prendrons nous un port dans la morale ? ». (706) La grâce incline le cœur
vers cet universel. La charité est ce don de clairvoyance par delà la mort spirituelle que
représente le péché.
UNE SORTE DE CONVERSION.
Or, c’est en tout cas ce que nous voudrions mettre ici en évidence, la science suppose
analogiquement un même type de conversion. Elle exige de l’esprit qu’il se détourne d’une
vaine curiosité pour les choses de la nature. Il ne s’agit pas simplement de jouir naïvement du
spectacle de la nature. Les mots que Pascal utilise pour mettre en évidence la spécificité de
l’esprit de géométrie sont tout à fait significatifs. Il faut « tourner la tête », « se faire
violence » pour apercevoir ces principes au demeurant « palpables » et « si gros qu’il est
presque impossible qu’ils échappent ». (910) Elle exige aussi d’avoir « la vue bonne », « un
sens bien délicat et bien net » pour sentir les choses de la finesse. Mais il n’est pas question
seulement de facultés intellectuelles. Si l’esprit de justesse, par exemple, consiste à « pénétrer
vivement et profondément les conséquences des principes », cette attitude n’est possible que
pour celui qui a trouvé en lui la force de renoncer à l’attrait du mensonge et de « l’illusion
volontaire ». La fausseté d’esprit est l’obstacle majeur de la science. Elle ne relève pas
seulement de la maladresse intellectuelle ; elle est une infirmité morale. « Les esprits faux ne
sont ni fins, ni géomètres ». Cette phrase résonne comme un verdict, une condamnation qui
vise « les corruptions de la casuistique » ; tous les mensonges de l’amour propre et de la
comédie sociale.
La science pour Pascal n’est donc pas de l’ordre du divertissement. Elle n’est pas une
fuite dans l’oubli de soi, mais une ascèse. Une élévation de l’esprit vers une conception très
haute et très pure de l’esprit humain. Il est vrai qu’elle s’arrête au monde, à la nature, à ce qui
n’a qu’une perfection bornée. Mais comme la charité, elle a cette verticalité qui unit ce qu’il y
a de meilleur dans un être à ce qui peut exister de plus haut en dehors de lui – « …qui soit en
nous et qui ne soit pas nous ;… est en nous, est nous même, et n’est pas nous ». – (699) Et
cette verticalité est inséparable d’une obligation de partage qui constitue la première loi de
l’esprit Cette horizontalité n’est pas de l’ordre de la simple formalité comme le suggère trop
facilement aujourd’hui le verbe vulgariser. De même qu’on peut confondre charité et
bienfaisance, il est possible d’assimiler la dimension pédagogique de la science à une sorte de
condescendance. Or la difficulté à franchir la distance qui sépare d’autrui renforce l’obligation
de le faire. Pascal n’écrit-il pas à propos des choses de la finesse : « On a des peines infinies à
les faire sentir à ceux qui ne les sentent pas d’eux-mêmes ». Comprendre signifie,
indéfectiblement, faire comprendre.