Divers II - Viateur Beaupré

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Divers II - Viateur Beaupré
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DIVERS II"
Viateur Beaupré
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1. BULLETINS DE SANTÉ
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Deux bulletins de santé d’inégale valeur, en cette première
semaine de l’an 2006 :
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1o Depuis trois jours, les médecins israéliens, dont la
compétence, comme tout ce qui est juif, ne peut certes pas être
mise en doute, nous annoncent, plusieurs fois par jour, que
l’état de santé d’Ariel Sharon à l’agonie, est grave, mais stable.
C’est consolant.
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2o Les Québécois encore lucides et impartiaux constatent
tous les jours que l’état de santé de l’honnêteté des Libéraux
fédéraux est grave, très grave même, mais stable.
Régulièrement, on nous annonce que les Libéraux, en
pleine période électorale, viennent de recevoir un pavé dans
leur mare. Ils s’en offusquent et s’en plaignent amèrement,
car ils disent qu’on veut les salir avec ce qui sort de la mare.
Comme si c’était possible de les salir davantage.
Ce que nos mass-media ne nous disent pas, c’est que ces
pavés tombent non seulement dans la mare des Libéraux, mais
aussi bien dans la marde des fédéraux. Car si les Libéraux
croient que tous les moyens sont permis pour étrangler les
aspirations du peuple québécois, c’est-à-dire leur
souveraineté, tous les partis fédéraux canadian et tout le
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Canada anglais en block sont tout disposés à le faire ou à le
laisser faire.
Ils font les scandalisés, mais leur scandale reste superficiel,
pour ne pas dire hypocrite : ils feraient de même, et font de
même. Eux aussi veulent nous corrompre en nous
encanadianisant. « Mais nous, disent-ils, nous le faisons et le
ferons toujours de façon honnête, pas comme les parrains de
la maffia libérale et leurs hommes de main tripotant les
commandites et toutes sortes d’autres cadavres. »
Ça fait plaisir à entendre.
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Il est très prudent. Il évite par-dessus tout de prendre des
risques. Excellente recette pour perdre pied et tomber tête
première dans le gouffre de l’in-signifiance.
« Ne demande pas ton chemin à celui qui ne s’est jamais
égaré », disait un poète québécois, Roland Giguère, je crois.
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L’été 2006 fut très fertile. Ma serre a produit des
concombres plutôt géants et en quantité industrielle. Je faisais
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régulièrement des cadeaux de concombres aux personnes de
mon voisinage.
Fertile aussi en néologismes. Peu nombreux, mais de
qualité.
Ainsi, après avoir gratifié plusieurs fois une famille amie de
mes fameux concombres, il me vint à l’idée qu’ils les
acceptaient peut-être par courtoisie, mais qu’il s’empressaient
d’en faire don à la récupération écologique. C’est pourquoi, un
bon matin, je leur demandai s’ils préféraient que je ne les
enconcombre plus. Ils ont dit que non: On apprécie beaucoup
vos excellents concombres. Gênez-vous pas, continuez. »
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***
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L’Évangile de Luc me rappelle ce matin la guérison des dix
lépreux et la reconnaissance de l’un d’entre eux, un
Samaritain, le seul qui croit que c’est bien de rendre grâce. Je ne veux pas être compté au nombre des neuf autres.
Comme la grande majorité des hommes, j’ai suffisamment
d’intelligence pour comprendre, quand je veux bien y penser
deux minutes, que j’ai tout reçu: l’être, l’intelligence, la foi, la
langue, la nourriture, le vêtement, la grappe de cormier, la
truite et l’écureuil. Tout. Et pour ce TOUT, je dois rendre
grâce. Si je ne suis pas ingrat, aride, tordu, gonflé au vent de
la suffisance et de l’orgueil creux. Je ne peux offrir que ce que
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j’ai reçu et continue de recevoir. Ma part, c’est de rendre,
d’offrir, de louer.
Un homme normal qui n’a pas suicidé son intelligence, est
suffisamment intelligent pour comprendre qu’il ne comprend
pas tout. Il s’en faut de beaucoup, presque du tout au tout.
C’est avec son intelligence qu’il comprend qu’il n’est pas assez
intelligent, qu’il est en manque d’intelligence.
J’aime suffisamment Dieu et les hommes pour comprendre
que je ne les aime pas assez. Le remède, je le connais. Et je veux m’en servir, de tout
mon coeur, de toute mon intelligence, de toutes mes forces.
Le remède, c’est que j’ai le Verbe incarné, l’Esprit Saint, la
Vierge Marie, tous les anges, tous les saints et saintes du ciel
et de la terre, toutes les créatures, pour adorer et rendre grâce
au Père Créateur amoureux des hommes et de tous les êtres
visibles et invisibles.
J’ai le Père et toutes ses créatures pour rendre gloire et
louange, en mon nom et au nom de tous les hommes, au Fils et
à l’Esprit.
J’ai la Vierge Marie, le Saint Esprit, le Père éternel, tous
les êtres visibles et invisibles, pour adorer et remercier le Fils,
en mon nom et au nom de tous les hommes, passés, présents et
à venir.
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C’est ce qu’on appelle la communion des saints. C’est Dieu
qui sanctifie, c’est-à-dire qui communique son Amour. Et la
sainteté des saints, c’est de répondre à cet Amour, gratuit.
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2 . CULTURE, POLITIQUE ET LANGUE
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Culture, politique et langue sont étroitement reliées,
interdépendantes. mais la culture englobe les deux autres.
La culture, en effet, si on ne lui donne pas un sens trop
étroit, c’est tout ce que l’homme cultive, travaille, transforme,
pour aménager sa vie individuelle et sociale. La culture des
carottes fait partie de la culture, tout comme la culture des
arts, des sciences et de la philosophie. L’organisation sociale,
la politique, la religion, le vêtement, la langue, la nourriture, la
musique, les métiers, toutes les activités et productions
humaines sont parties intégrantes de la culture.
Un vigneron qui produit du bon vin, est cultivé, humanisé,
civilisé; alors que l’universitaire, s’il distille de la brume
mentale avec un alambic verbal hautement sophistiqué, est
peut-être un Trissotin raffiné; il est surtout un p’tit Jos
Connaissant inculte et creux.
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Quand on visite un pays étranger, toutes les créations de
ce pays nous sont utiles pour comprendre sa culture. Et
quand un peuple se libère d’un oppresseur, c’est parfois pour
sauver sa langue; ce peut être aussi bien pour libérer sa
religion, ses coutumes, ses institutions, sa politique, son
économie, bref, sa façon de penser, d’aimer, de vivre.
Ainsi, les Américains n’ont pas fait leur révolution pour
sauver leur langue. Et chez nous, les Patriotes de 1837-38
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revendiquaient bien autre chose que la liberté de langue: ils
revendiquaient une liberté globale, totale, leur dignité
d’hommes, incompatible avec toute forme d’asservissement,
qu’il soit imposé par les baïonnettes du vieux « brûlot »
Colborne ou par la magique baguette cynique de l’intellectuel
Elliott-Trudeau, grand champion des libertés nord-sud, mais
intellectuellement sourd aux libertés est-ouest, parce que, sur
la ligne est-ouest, il y a le Québec. Et, selon Lord Elliott, le
Québec n’a aucune raison de vouloir être libre.
!
Au cours de leur histoire, les Québécois ont réduit trop
souvent, trop longtemps, leurs revendications culturelles à
celles de leur langue et de leur religion. Ils oubliaient qu’un
peuple qui laisse à d’autres la culture de sa politique et de son
économie, qui se limite à prendre des décisions mineures, est
un peuple demi-cultivé, demi-civilisé, mineur et minable.
Toutes les productions de sa culture seront à demi avortées, à
moitié signifiantes, pour ne pas dire franchement insignifiantes.
C’est ainsi que la langue d’un dominé, d’un demiresponsable de lui-même et de ses activités, est l’image
parfaite de son être diminué, de sa personnalité décapitée: elle
bafouille, bredouille, gribouille et scribouille, s’épuise en
vagissements bilingues, quand elle ne va pas jusqu’à se
glorifier de ses hennissements de joual poussif.
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De même, les vertus qu’on a tant vantées chez les
Québécois étaient trop souvent des apparences de vertus,
fruits de l’impuissance ou de l’obligation, bien plus que des
vertus authentiques qui supposent, elles, un choix libre, fait
par une personne libre, qui prend les risques de se casser et
les ailes, et le cou, et le bec, alouette! Au lieu de cultiver les
molles et insipides vertus des canards domestiqués bien en
sécurité dans leur enclos et qui cancanent: « J’y suis; j’y reste!
»
Certes, nous n’avons pas à nous reprocher les grands
crimes dont peuvent se glorifier les grandes nations; mais
pourquoi? Parce qu’on nous a toujours tenus en laisse. Nous
avons, par exemple, été très-très tolérants. Pourquoi? Parce
que nos maîtres n’auraient pas toléré notre intolérance.
Notre sacrée tolérance, non seulement elle était dictée par
la peur et l’impuissance, mais elle comportait une forte dose
de complaisance servile. Bien sûr, nous n’avions pas le choix
de laisser ou d’enlever leurs écoles à nos maîtres anglais du
Québec; mais nous avions le choix d’y envoyer nos enfants, et,
par servilité de commis, nous n’avons pas manqué de le faire.
!
Cette servilité imprègne et décompose tout, jusqu’aux
noms de nos chats et de nos chiens. Car chez nous, chats et
chiens, surtout ceux de l’aristocratie, sont presque tous
affublés de noms anglais, et diminutifs, par surcroît de
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gentillesse colonisée. À croire que ce sont les Anglais qui ont
inventé les chiens et les chats, comme ils ont inventé les sept
océans!
Ce qui explique aussi que nos Boisvert, faisant preuve
d’un membersheep, d’un leadercheap et d’un entrepreneurchip
admirables, soient si facilement devenus des Greenwood, et
que les Trudeau soient devenus des Elliott; qu’à Trois-Pistoles
une boutique porte le nom hilarant de Trois-Pistoles
Électrique, et qu’à Sept-Îles on trouve à profusion des
merveilles comme Levesque Breaks and Clotch. Cocus aux as,
mais contents! Du bien bon monde, ces Québécois, qui se
félicitent d’être le plus pacifique des peuples, quand on leur
mange la laine sur le dos! Belle tolérance, à plat ventre!
!
Ces valeurs, de soumission détrempées, ont produit des
hommes à l’esprit bien soumis et au langage de schizophrènes.
Plus ils étaient fendus en deux, plus on les admirait, et plus le
British Empire s’empressait de les décorer. Sir GeorgesÉtienne disait, avec un grand sérieux et sans doute avec un
trémolo d’émotion à la Jean Lesage: « Le Canadien français
est un anglais qui parle français. » Ça, c’est du solide!
Sir Wilfrid Laurier, aussi sérieux et fier, mais plus
cynique, disait froidement, à la manière d’Elliott et aux
acclamations de tous les Québécois à genoux: Le Canada est
un pays anglais. Avez-vous bien compris, bande de caves?
Assez pour voter en bloc pour moi, aussi longtemps que le
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Canada voudra bien se servir de moi pour vous domestiquer?
»
Et les Québécois survoltés rendaient à Sir Wilfrid les
mêmes hommages enflammés que les Yvettes ont rendus à
Lord Elliott-Trudeau quand il nous mentait plus
qu’effrontément la veille de notre premier référendum.
Les formules énergiques et bien de chez nous de Sir
Georges-Étienne et de Sir Laurier sont à rapprocher de celle
que nous avons entendue lors de la campagne référendaire:
Mon pays, c’est le Canada; ma patrie, c’est le Québec. » Bona
Arsenault engendra cette formule éculée le même soir où
Elliott nous mentait en pleine face.
Imaginez un Français disant avec cette fermeté à la fois
bouffonne et couillonne de Bona Arsenault, géniteur de cette
formule: « Ma patrie, c’est la France; mais mon pays, c’est
l’Europe. » Je vous le demande: se trouverait-il 60% des
Français pour l’applaudir? Et 98% des Français ne
demanderaient-ils pas à leur compatriote extraterrestre: « Et
ta soeur ? » !
J’entendais, l’autre jour, un Québécois, pionnier de
l’aviation civile chez nous, décrire fièrement son exploit
d’aviateur, avec une prouesse linguistique impensable ailleurs
que chez nous. Il disait: « J’ai été le premier à voler un avion
de Halifax à Chicoutimi. »
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Voler un avion sur une si longue distance, voilà ce qui
nous permet enfin de comprendre pourquoi un exalté creux
de chez nous a pu écrire: « Ton histoire est une épopée des
plus brillants exploits. »
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Un autre exalté, de ma région, celui-là , disait récemment
en parlant de Matane: « C’est une ville typique. » Mais sentant
confusément, dans sa conscience confuse de métis
linguistique, que le français était impuissant à traduire toute
sa pensée confuse, il ajoutait: « Oui, c’est une ville typical,
comme on dit en anglais. »
Ce francofun innocent mais typical est l’héritier légitime
de la formule abâtardie de Sire Georges-Étienne Cartier,
baronnet du Saint Empire britannique. Comme mon ancien
député était l’héritier légitime de notre confusion et de notre
culture nationales, quand il disait : « M. Bourassa est un
homme avec lequel je serai toujours fier de travailler pour. »
Quinze ans plus tard, Tit-Jean Chrétien dirait devant le Sénat
de France assemblé : « Le Canada va rester ensemble. » Et ce
même Tit-Jean nous répétait, lui aussi, dans chacun de ses
discours chez nous et à l’étranger, qu’il était fier d’avoir été un
p‘tit gars de Shawinigan pour qui le Canada n’avait jamais
hésité à l’élire pour. Élire pour quoi? Pense à Sir Wilfrid et à
Lord Elliott, tous deux issus, comme Tit-Jean, de la pensée de
Lord Durham.
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Il y a autre chose que ça au Québec, heureusement. Mais,
malheureusement, il y a surtout ça, majoritaire à 60%. Et aussi
longtemps qu’il y aura cette majorité-là, enseigner le français
au Québec suppose que l’on sème de la main gauche, en
tenant la hache de la main droite et le fusil en bandoulière.
Enseigner le participe passé, mais en tenant un oeil ouvert
sur notre passé confusément composé. Et bien faire
comprendre que notre futur ne doit pas être aussi simple et
unitaire que le souhaite Elliott-Trudeau; que notre présent de
l’indicatif indique tout ce qu’il nous reste à faire pour être un
peuple présent à lui-même et au monde.
!
Faire voir, en expliquant intelligemment le mécanisme
subtil de l’attribut, que le plus bel attribut, pour un être
humain et pour un peuple, c’est la liberté; que sans cet attribut
de la liberté, la langue d’un individu ou d’un peuple sonne
creux, parce que sa pensée et tout son être sont à moitié vides.
Ça sonne creux comme le sapin creux que Bourassa fit
charrier à Paris comme symbole de sa culture. Ça sonne creux comme une fugue en la-la mineur pour
cornemuses, Ryan et Yvettes. Ça sonne creux comme les
messages fédéralistes-fédéralisants où des mercenaires
francofuns nous vantent les mérites du GRRRAND
CANADA multiculturel, avec des voix douces, douces
comme... de la Cotonnelle ou du White Swan.
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Le Québécois majoritaire écoute ces rengaines
hygiéniques savonneuses, se félicite de ses Rocheuses, de ses
Grands Lacs, de son Far Wouest, s’encante dans son fauteuil
de style colonial, et prend sa bière nationale en se chantant à
lui-même: « Tant qu’i restra queq’chos’ dans l’frigidaire,
j’pendrai l’métro, j’farm’rai ma gueule, pis j’laissrai faire. »
!
La voilà, dans toute sa splendeur, notre épopée culturelle
du frigidaire, chantée par les Yvettes et les artistes du Canal
10. En attendant l’épopée du congélateur que nous prépare
Sir Claude Ryan-Halifax et Lord Elliott-Trudeau-Vancouver.
Tout d’même, vive la reine des Anglais, défenseur de la Foi et
des Québécois humblement et gracieusement soumis !
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(L’Action nationale, mars 1981)
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4. POÉSIE, ÂME ET VIE
!
Une ombre chinoise n’est pas nécessairement jaune; et elle
n’est pas toujours l’ombre d’une Chinoise.
De même, l’ombre poétique n’est pas nécessairement un
spectre frivole de la réalité.
En découvrant la poésie, les jeunes (et les autres)
redécouvrent leur âme. L’âme, c’est ce qui reste quand on
enlève toute la prose. La poésie, c’est ce qui reste d’une vie ou
d’une civilisation, quand tout le frivole « sérieux » a disparu.
!
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4. DE LA BORNE BORNÉE À L’ARBRE EN CROISSANCE
!
Les cégeps et surtout la DGEC ont à leur disposition des
budgets pour la recherche et l’expérimentation. On ne parle
pas de budget à la création; et cette continence verbale et
budgétaire en dit long.
On croit sans doute que la création relève du ministère des
Affaires culturelles -ou du ministère de l’Industrie et du
Commerce -et ne concerne pas directement l’éducation. Un
enseignant qui crée s’exclut des préoccupations prioritaires de
la profession qui, étant plutôt stérile comme tout corps bien
assis, a la tendance congénitale de se confiner à l’appareil
stéréotypé des normes et des bornes.
!
De quel esprit s’inspire actuellement la DGEC pour
approuver les projets de recherche et d’expérimentation que
lui soumettent les cégeps? D’un esprit très sérieux, beaucoup
trop sérieux, mal sérieux, qui exclut les fantaisies et
l’imprévisible de la création.
Les projets à soumettre devront être d’inspiration
scientifique, même en littérature; ils devront suivre une
démarche (ou, plus sérieusement: « une approche, une
problématique ») scientifique, utiliser des moyens
d’investigation scientifiques et permettre une évaluation
scientifique. Sur le modèle de la convention collectiviste des
enseignants qui vise au sérieux en coulant la pédagogie dans
des pastilles comme celle-ci:
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17"
!
!
Ghijkl = ni = 1, si Nhijkl -niNej
------------- ni
ou Nhijkl -niNej
!
C.Q.F.D. et xyz! !
0,5 Nej
Naturellement, celui qui pense à créer dans cet esprit,
devra lire un gros volume de directives pédagogiques de la
DGEC et, à toutes les étapes de son projet, il aura à se
justifier auprès des « autorités compétentes » au moyen de
rapports bien étoffés. Quant au produit fini, il devra avoir
toutes les apparences du sérieux scientifique, solide, constipé
et compact comme du mortier.
On impose toutes ces normes et toutes ces démarches
bornées, sous le beau prétexte « de ne pas dilapider les fonds
publics » dans des projets farfelus. Mais n’est-ce pas dilapider
les biens publics si on stérilise les esprits, si on les uniformise,
si on les stimule à la réalisation de projets apparemment
solides en normes scientifiques mais creux au poids de le la
vie? Sans compter que tous les cadres et les bornes mobilisés
pour surveiller le bon fonctionnement de la machine centrale
engloutissent à eux seuls une bonne part des fonds qui
devraient aller à la source de la création.
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Dans l’esprit de la DGEC, rechercher, expérimenter, c’est
surtout faire de minutieuses enquêtes, bourrées de
statistiques, abondamment illustrées de tableaux synoptiques
ou comparatifs, de thermomètres et de baromètres. Ça, c’est
du solide!
On se donne ainsi la bienheureuse assurance de saisir la
réalité, d’en arriver à du concret, à du pratique, à des
certitudes scientifiques. Peu importe si les domaines explorés
comportent plus d’impondérable que de mesurable! Ni la vie,
ni l’amour, ni l’éducation, ni tout ce qui importe le plus, ne se
réduisent en tableaux synoptiques bien polis. Pourtant, les
recherches hautement chiffrées, normalisées et bornées ont
seules les faveurs des dieux qui président à ce qu’on appelle
recherche en éducation.
!
L’enseignement se rapproche bien plus de la création
artistique que de la production industrielle. C’est dire qu’il fait
appel surtout à l’imagination, à la sensibilité, à la création. Cet
esprit créateur a besoin d’enquêtes, d’information; mais il a
surtout besoin de réflexion et d’initiative. Pour un enseignant,
réfléchir, ce n’est pas seulement préparer ses cours, en
inventer de nouveaux, repenser sa pédagogie. C’est aussi, c’est
surtout, approfondir ses connaissances; car par-delà les
manuels et les notions apprises dans sa formation antérieure, il
lui reste à découvrir d’une façon plus vivante, plus
personnelle, la discipline qu’il ose enseigner. Il lui reste
!
!
19"
!
surtout à s’ouvrir davantage l’esprit sur toute la vie, sur tout
l’humain, pour que son enseignement soit autre chose que
scolaire, c’est-à-dire mesquinement spécialisé et stérile.
!
S’il réfléchit un peu sérieusement au champ d’activité qui
est le sien et à sa condition humaine, il est bien possible, du
moins il est fort souhaitable, qu’à l’occasion il désire partager
le fruit de sa réflexion en écrivant. Une université où les
professeurs ne publient rien, est une université plutôt morte
qu’agonisante. Un cégep aussi.
On peut y rédiger beaucoup de procès-verbaux, remplir
un nombre impressionnant de formulaires, corriger des tonnes
de copies; mais on y pense peu. Pas assez, du moins, pour
susciter la création et permettre de maintenir le travail de
l’esprit au-dessus des rengaines scolaires et en dehors des
circuits bien tapés.
Un cégep qui regroupe 50, 100, 200 professeurs bardés de
diplômes universitaires devrait être d’une grande fécondité
intellectuelle. Sinon, il faut bien en conclure que la formation
universitaire est une recette très efficace pour vasectomier les
esprits.
!
C’est dire que toute activité de création intellectuelle chez
ses membres devrait être encouragée par un cégep, un
ministère de l’Éducation et un syndicat d’enseignants, puisque
!
!
20"
!
ces organismes se donnent pour mission première de travailler
au développement de l’esprit.
En bonne logique, il serait même tout à fait normal qu’un
professeur de physique qui veut publier un recueil de poèmes,
soit vivement encouragé et aidé à le faire par son cégep, son
ministère de l’Éducation et son syndicat. Si on se scandalise
d’une telle proposition, c’est justement parce qu’on se fait une
définition fort étriquée et scandaleuse de la recherche et de
l’expérimentation pédagogiques; que l’on considère la création
comme un produit de luxe réservé aux périodes de loisir des
désoeuvrés.
!
Un syndicat d’enseignants qui dispose d’un budget annuel
de 12 millions, trouvera farfelue l’idée de consacrer $100,000
à la publication des réflexions de ses membres, même sur des
sujets en relation avec leur métier d’enseignant et avec la «
cause » syndicale. La réflexion doit s’insérer dans l’orientation
décrétée par le magistère de la majorité collectiviste et pouvoir
se délayer dans les cahiers de l’organe officiel.
Dans ces tonnes de papier servies mensuellement en
pâture aux militants, la réflexion porte sur des choses
scientifiques, défendables en mathématiques aux tables de la
convention collective. Pas question qu’un syndicat
d’enseignants favorise la création chez ses membres
enseignants, sinon la création entendue au sens étriqué de «
recherche sérieuse » telle que décrite plus haut.
!
!
21"
!
Sur ce point, la pensée de la DGEC rejoint en ligne très
directe la pensée de la CEQ, de la FNEQ ou de la FTQConstruction. Je le sais fort bien, puisque j’ai déjà proposé à
la CEQ de consacrer un p’tit peu de ses 12 millions à favoriser
la création chez ses membres. Vous pouvez facilement deviner
la réponse, si vous n’êtes pas un syndiqué modèle ou un nonsyndiqué.
!
Pourtant, si on met une bibliothèque à la disposition des
enseignants et des étudiants, c’est tout de même en vertu de
cette conviction que les ouvrages de l’esprit favorisent la vie
intellectuelle, et qu’un livre, pour être utile, ne doit pas
nécessairement être « pratique » et « spécialisé » au sens où
peuvent l’être une clé de porte, un paire de souliers, un
certificat de décès, ou un projet approuvé par la DGEC.
Ne serait-ce pas un signe évident de santé intellectuelle, si,
chaque année, le personnel d’un cégep publiait une dizaine
d’ouvrages ayant un rapport quelconque avec l’activité de
l’esprit? Le cégep où se produirait cet événement
spectaculaire (si normal, pourtant, quand on pense un peu),
se situerait d’emblée à la fine pointe de la recherche et de
l’expérimentation pédagogiques qui exigent avant tout des
esprits vivants.
Ce serait tout autre chose qu’un vague remaniement des
programmes et de la pédagogie; ce serait s’attaquer au mal
dans sa racine, qui est la paresse intellectuelle et le
!
!
22"
!
conformisme tranquillisant de la pensée. Une pensée bien
tranquille et scientifiquement normalisée: idéal de l’enseignant
modèle et du cégep modèle ?
!
Pour mettre en oeuvre une telle politique ouverte visant à
favoriser le travail de l’esprit, il faudrait réduire au minimum
la procédure à suivre pour la réalisation des projets de
création.
!
1) Ce serait chaque cégep qui évaluerait les projets de ses
membres. Pour éviter que ces projets aillent moisir dans un
quelconque Complexe G ou Z de l’administration nationale, et
qu’ils soient évalués par des gens le plus souvent complexés,
sinon indignés, d’apprendre qu’il y a du saumon dans la
rivière Moisie et des ressources humaines au Royaume du fer.
!
2) Les candidats, au départ, en cours de route, et à la fin,
n’auraient pas à noircir une montagne de paperasserie et à
tenir compte d’une multitude de balises; deux genres de
contraintes propres à décourager tout esprit attiré par la
création plutôt que par le fonctionnarisme, le notariat ou la
police.
!
Au Campus Mingan de Sept-Îles une telle politique
ouverte est en application depuis 1978. C’est donc possible. !
!
23"
!
Si, de plus, c’est souhaitable, pourquoi les enseignants des
autres cépeps ne feraient-ils pas s’élargir les portes d’entrée et
se lever chez eux les barrières inutiles? Et quand un certain
nombre de cégeps s’ouvriront à la création, il faudra bien que
la DGEC se mette à y croire. Ce serait beau, un groupe d’enseignants qui commence à
produire dans tous les domaines de l’activité intellectuelle.
Quelle révolution nationale en perspective! Je nous la
souhaite.
Et on pourrait faire un référendum sur cette question dans
les cégeps. Oui ou non? La borne bornée ou l’arbre en
croissance? Évidemment, le ministre de l’éducation fédéraliste
Claude Ryan dira que la question est partiale, ou biaisée ou
obscure. Mais la politique actuelle de la DGEC et celle de
Ryan, elles?
!
(Prospectives, décembre 1979)
!
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24"
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7 . LA GRENOUILLE ET L’OEUF
(Fable écrite au moment où on « lançait » nos grosses
polyvalentes.)
!
!
Une grenouille vit un oeuf,
Dans les environs de Portneuf,
Qui lui sembla gros comme...
Non, pas comme une grosse pomme
Mais comme, disons:
L’école Gérard Filion (C’était au début de ladite opération
Qui transformerait, disait-on,
Tous nos colons sans exception
En Napoléons.)
!
Elle, la grenouille, n’égalait pas en hauteur
Ni en grosseur
Des gargouilles ou les citrouilles:
C’était une de ces braves grenouilles
Qui vivent à l’ombre de nos quenouilles.
!
Cet oeuf lui parut d’emblée
Promis à la célébrité.
Si on le couvait bien,
!
!
25"
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Il produirait, c’est certain, Une grenouille grosse comme un boeuf
Ou bien, ce qui serait tout neuf,
Un éléphant
Géant.
!
Un seul problème, mais de taille: comment le couver?
Car c’était un oeuf d’autruche,
Venu de Coqueluche,
Et transporté dans nos contrées
Par des gens qui avaient beaucoup, beaucoup voyagé
Et qui s’étaient longuement, longtemps documentés
Sur les moyens accélérés
D’évoluer, ô gué!
Au rythme de l’humanité
Américanisée.
!
La réponse lui fut donnée
Par une grenouille déléguée
Du ministère récemment créé
Pour veiller sur les oeufs importés.
Par le délégué, il fut dit, démontré,
Et sur papier quadrillé
(Les grilles, c’est prouvé, ont des charmes incontestés)
Que, pour couver avec efficacité
Un oeuf de cette qualité,
!
!
26"
!
Il fallait de toute nécessité
Consulter, persuader et planifier
Toutes les grenouilles du comté.
!
On planifia, persuada,
Et puis on consulta
Les grenouilles du comté
Qui se dirent enchantées
D’avoir à couver
Un oeuf de cette qualité.
Toutes dépenses payées,
Toutes les grenouilles de ce comté
Soir et matin furent transportées
Pour aller couver.
!
C’est long à couver, vous savez,
Un oeuf d’autruche, fût-il patenté, Dans nos régions modérément tempérées.
Mais on aurait bien fini par y arriver
Sans une petite contrariété.
Ce qui fit tout rater,
C’est que l’oeuf était frelaté
(D’autres disent: avorté,
Parce qu’il avait trop tremblé
Quand on l’avait transporté.
D’autres disent qu’il était mal fécondé,
!
!
27"
!
Rapport aux parents
Ce jour-là trop pressés.)
!
Mais, frelaté, avorté ou mal fécondé, Toujours est-il que l’oeuf est resté
Dans son intégrité et sa stérilité.
!
Les grenouilles le couvent encore.
Le ministère leur dit -c’est fort -:
« Continuez vos démocratiques efforts. »
Mais c’est désormais sans conviction
Que les grenouilles reprennent la même position.
Et l’on entend assez souvent
Parmi les grenouilles de ce comté
Des coassements indignés.
C’est rapport aux parents
De cet oeuf
Pourtant
Mirobolant.
!
Toi, si tu veux du merveilleux,
Sacrebleu!
Il faut couver tes propres oeufs.
!
!
!
28"
!
6. ET TON SEXE, COMMENT VA ?
!
À son dernier congrès, l’AQPF a voté cinq résolutions
pour promouvoir L’écriture au féminin; aucune en faveur de
l’écriture au masculin; aucune en faveur de l’écriture unisexe
ou de l’écriture transsexuée. C’est inquiétant.
!
Plusieurs femmes au Québec se classent parmi nos
meilleurs écrivains; qu’on se préoccupe de leur donner dans
l’enseignement leur part équitable, rien de plus normal. Mais
faire un tel tapage autour de L’écriture au féminin, c’est de
l’hystérie sexiste. À croire que la pensée et la littérature
doivent porter avant tout et partout la marque du sexe!
En lisant Shakespeare ou Marguerite Yourcenar,
devrons-nous « désormais » faire grand cas du sexe de
l’auteur pour ne pas nous tromper lourdement sur la valeur de
son message? Un auteur, qu’il soit masculin ou féminin, peutil créer des personnages féminins ou masculins aussi vrais et
émouvants les uns que les autres? Toute l’histoire de la
littérature crie cette évidence; pour l’excellente et unique
raison qu’un être humain normal est sensible à toute
l’humanité. C’est pourquoi, par exemple, il n’a pas besoin
d’être mort lui-même pour parler intelligemment de la mort:
Shakespeare a préféré le faire de son vivant. Pour crier le
contraire, il faut avoir une conception étriquée de l’humanité;
qu’on le crie au masculin ou qu’on le crie au féminin.
!
!
!
29"
!
Et j’imagine que si on veut promouvoir l’écriture au
féminin, c’est avec l’objectif de promouvoir aussi toutes les
activités de l’esprit créant au féminin: bientôt, il faudra
promouvoir l’algèbre au féminin, les temps et les modes au
féminin, la musique, la chimie, la sculpture, la physique,
l’agriculture et la philosophie au féminin. Et à l’avenir, lors des
discussions sur le programme cadre de français, sur la
pollution, sur le cancer, sur le PNB, il faudra examiner
soigneusement si les arguments avancés pour ou contre sont
au féminin ou au masculin. Au moment des votes, il faudra les
départager en votes masculins et en votes féminines, puis
pondérer les uns et les autres par un coefficient sexué.
Loin de moi l’idée de vouloir ironiser ou prophétiser:
j’essaie tout simplement de prévoir raisonnablement l’avenir.
!
Une autre extravagance bien en vogue et en vague, c’est
la manie de vouloir rebâtir toute la grammaire et le
dictionnaire pour les féminiser. Les Anglais doivent
commencer à se sentir fort arriérés, eux qui, jusqu’à ce jour, se
permettent de dire et d’écrire: The man, the woman and the
cat. De vrais imbéciles, ces Anglais, qui n’ont jamais réussi à
faire la distinction entre un homme, un chat et une femme!
Ici, au Québec, nous sommes à l’avant-garde de la
francophonie, comme nous l’ont appris Léandre Bergeron et
Moïse II. En conséquence, il n’est plus un texte syndical,
patronal ou gouvernemental qui oserait dire tout bonnement:
!
!
30"
!
« Les enseignants sont convoqués à une réunion le 12
septembre. »; il faut dire, sous peine de provoquer de sourdes
huées: « Les enseignant(e)s sont convoqué(e)s... » Bientôt, on
aura des scrupules à écrire: « Les hommes ont cru pendant
longtemps que le soleil était plus petit que la terre »; il faudra
écrire: « Les hommes (et les femmes) ont cru(es) pendant
longtemps que le (la) soleil était plus petit(e) que la (le) terre.
Car si on veut se mettre sérieusement à ce boulot
féministe, il faudra prendre un par un tous les mots de la
langue française, et décider, après consultation des linguistes,
économistes, astrologues et psychiatres, si tel mot a bien
raison d’avoir fait une carrière au masculin. Faudra être
sérieux(se) si on décide d’être scientifique et sexué(e) de cette
façon ridicule. C’est tout le cosmos, tous les animaux, tous les
(las) poissons, toutes les plantes, tout, absolument tout (ou
toute) qui devra être soumis(e) à un sérieux examen du (de
la ) sexe. Il y a de beaux cas de conscience en perspective:
pourquoi, par exemple, l’énorme baleine, mâle ou femelle, estelle toujours au féminin, alors que son petit baleineau, mâle,
ou femelle, est du masculin? C’est pas juste!
Il faudra aussi créer des modes sexués et des temps
sexués, pour que la langue devienne un outil plus souple au
service de la pensée sexuée. J’attends donc avec une certaine
impatience qu’on nous offre une liste acceptable de modes au
féminin et de temps au féminin.
!
!
!
31"
!
L’autre solution, ce serait d’abandonner les modes et les
temps connus pour en créer d’autres, au-dessus de toute
allégeance sexuelle; car pour quelqu’un (ou quelqu’une) à
cheval sur le (la) sexe, il est évident que l’infinitif est un mode
trop masculin, et l’imparfait de l’indicatif, une double
provocation gratuite faite aux femmes.
Les sexistes enflammées devraient donc avoir le courage
de leurs convictions et se fixer des objectifs moins timides que
celui de créer un cours d’Écriture au féminin portant sur les
oeuvres contemporaines ou du passé; c’est surtout le (la)
future(e) qu’il faut conquérir.
Si on n’a pas le courage d’entreprendre toutes ces
réformes insensées, qu’on laisse la langue en paix et qu’on
fasse ses exercices sexuels en dehors de la grammaire et du
dictionnaire! Les deux sexes n’y perdront rien; et le bon sens
y gagnera beaucoup.
!
!
Complément d’information
Les féministes à poil raide qui veulent féminiser toute la
langue, y compris les modes et les temps, sont en train de
noyer définitivement bien des esprits déjà submergés entre
deux eaux.
Je trouve cette perle antisexiste sur la copie d’un de mes
étudiants mâles du cégep: « Je peut(sic) vous donner un
exemple: une personne qui entreprend un métier, il faut ou
!
!
32"
!
elle faut (resic) qu’il ou qu’elle sache à avoir (reresic)
quelques problèmes de temps en temps et Saint-Exupéry
espère que la personne pourra passer à travers. »
Disons d’abord que Saint-Exupéry n’a jamais pensé ça.
C’est l’étudiant qui dit que Saint-Exupéry a pensé ça, passer à
travers. De plus, si Saint-Exupéry avait eu, comme moi, à
piloter cet étudiant, il (ou elle) aurait fallu qu’il (elle) se pose
des questions, et il n’est pas du tout sûr qu’il aurait pensé «
que cette personne aurait pu passer à travers ».
!
Voilà donc un étudiant qui en a long à faire pour « passer
à travers » les eaux de l’incohérence et remonter en surface.
Ce il faut ou elle faut, à lui seul, atteint les bas-fonds de
l’inconscience, précisément parce que la conscience de ce
barbu est embarbouillée, traumatisée par la possibilité de
tomber dans l’antiféminisme; alors, il prend le maximum de
précautions oratoires et, comme tout scrupuleux désaxé,
s’enfarge dans sa barbe et donne tête première dans les
gouffres de l’absurde.
Bientôt, il n’osera plus dire: « il y a , il pleut, il neige, il
vente fort, il fait beau. » Il se sentira obligé de dire: « il ou elle
y a, il ou elle pleut, il ou elle neige, il ou elle fait beau (belle), il
ou elle vente fort(forte).» Et quand il (ou elle) aura à parler
de plusieurs personnes, il (ou elle) dira: « Ils ou elles y ont, ils
ou elles pleuvent, ils ou elles font beaux (belles), ils ou elles
neigent, ils ou ellent ventent forts(fortes). »
!
!
33"
!
Alors, on aura peut-être extirpé le sexisme jusqu’à la
racine, mais on aura du même coup extirpé la raison. Déjà, je
vous le disais, à lire certains textes des syndicats ou de
l’administration, je constate que, sous prétexte d’enterrer le
sexisme, on plante la raison les racines en l’air. Un bon
jardinier comme moi en a des frissons d’horreur, jusque dans
ses racines.
Il (ou elle) ne faudrait pas que ça (ce) continue trop
longtemps; sinon, vous verrez des racines sortir par les oreilles
de bien du monde. Car lorsqu’on trouve de ces racines sur les
copies, c’est parce que les racines sont déjà enracinées dans le
cerveau, en train de le digérer. Et ce n’est pas trois cours de
français par semaine au cégep qui suffiront à enrayer cette
prolifération des racines dans les esprits en compote (ou en
compost?). Je crois que Saint-Exupéry et son Petit Prince
seraient d’accord avec moi, du moins sur ce point.
!
!
!
34"
!
7. DES ÉMISSIONS SANS DESSUS DESSOUS
ou
SANS RIME, NI BOUSSOLE, NI BON SENS
!
« L’autre télévision », « la télévision des autres » et celle
qui n’est ni l’une ni l’autre, sans compter la radio des uns et
des autres, ont toutes en commun la volonté ou la prétention
de bien informer la population et, de temps en temps, d’offrir
« au monde ordinaire » l’occasion de s’exprimer librement sur
des questions d’un intérêt vital pour « le mieux-être » de la
tribu. Le droit de parole, c’est sacré!
Et elles ont toutes en commun le même vice: réduire la
parole au rôle dérisoire de placotage superficiel, centrifuge,
incohérent, nul. On donne la parole, on prend la parole, on
perd la parole, on libère la parole, on lâche la parole, on coupe
la parole; et quand l’émission est terminée (car « c’est
malheureusement tout le temps dont nous disposons » pour ne
pas couper la parole aux messages publicitaires impatients
d’intervenir, avant, pendant et après), il reste dans l’air plus
ou moins de boucane, selon les poumons des participants.
!
Dans la tête des auditeurs ou spectateurs, il reste surtout
de la boucane brassée, des résidus bigarrés, bizarres, un bricà-brac d’idées hétéroclites, centrifuges, tournant au gris et
retombant vitement en poussière. Du fast food intellectuel
pour placoteux avertis mais libérés de penser! On a «
garroché » beaucoup d’idées à droite, à gauche, en haut, en
!
!
35"
!
bas; l’auditeur ou le spectateur, on l’espère, a dû s’enrichir de
toute cette logorrhée fumeuse, en dégager une puissante
synthèse en vue d’un « mieux-être » et d’un action plus
éclairée et dynamique. On a fait « avancer la question »? On
l’a « creusée »? Oui et non. Si la question a avancé, c’est vers
une plus grande confusion; si on l’a creusée, c’est pour la
rendre plus creuse.
!
Dieu existe-t-il? Chacun des « intervenants » ou des «
compétences » invités a deux minutes pour présenter son
point de vue ou « son vécu » sur la chose. Après quoi, que le
spectateur fasse la synthèse, « car c’est malheureusement tout
le temps dont nous disposons ». Quelle est la situation de la langue écrite chez nos
étudiants? « Pour en débattre pendant la prochaine demiheure, nous avons invité sept panélistes et une quarantaine
d’autres personnes de soutien, qui, au cours du débat,
pourront intervenir et vous faire part de leur vécu. »
Et que la foire commence! Et que ça saute! Comme à
notre Assemblée nationale et à leur Chambre des communes.
!
II serait miraculeux qu’il sorte de cette pagaille une
réflexion quelque peu utile. Si le débat, par hasard, commence
à s’élever un peu au-dessus de cette mare à grenouilles, il se
trouvera fatalement quelqu’un pour replonger tout le monde
dans le marécage en nous parlant de sa soeur. Et quand ce
!
!
36"
!
n’est pas la soeur qui apparaît dans le décor, ce sera la
cousine, la belle-mère, n’importe qui, n’importe quoi.
L’important, c’est que le débat « avance » vite... vers la fin.
On passe du coq à l’âne, en passant par la Baie James.
Personne n’a le temps de présenter sa pensée avec quelque
chance qu’elle soit comprise et retenue. D’ailleurs, ces
pensées, même si elles étaient sublimes, s’annulent
mutuellement, au même rythme que les annonces publicitaires
qui, à la vitesse des moyens de télécommunication modernes,
les annoncent, accompagnent et les « finissent ».
Et quand c’est « fini », quel est le résultat final? Une
espèce de recueil de proverbes discontinus, disparates,
centrifuges, proverbialement inutiles et stériles comme tout
bon recueil de proverbes. Comme ces « pensées du jour »
que nous servent comme apéritifs, à la pointe du jour, les
annonceurs fringants et hilarants de la radio et de la
télévision, pour que vous, et que moi peut-être, ayons de
bonnes chances de passer une bonne journée.
!
Est-il sûr que le public réclame ce genre de débats aussi
creux que démocratiques? Ne préférerait-il pas écouter trois
ou quatre personnes parler intelligemment d’un sujet pendant
une heure, chacune d’elles ayant le temps de présenter sa
pensée, suffisamment, du moins, pour qu’elle ait quelque
chance de devenir utile aux autres?
!
!
37"
!
« Oui, mais... la cote d’écoute baisserait! » Sûrement.
Mais les téléromans, Flex-O-Flex, les pantalons Moore, le
poulet frit à la Kentucky, Molson et les émissions sportives
sont là pour satisfaire la grosse clientèle qui préfère écouter
pour le simple plaisir relaxant de ne pas comprendre.
« Ils ont bien le droit de se détendre! » -Ça, c’est certain.
Et il est non moins certain que dans le vide, un esprit fatigué
a tout l’espace souhaité pour se détendre.
!
Et savez-vous que ces émissions inutiles coûtent la peau
de vos fesses? Si on voulait vraiment encourager les gens à
penser et à libérer ensuite une pensée réfléchie, au lieu de les
encourager à libérer des paroles creuses comme des potins et
des commérages, on leur offrirait des émissions peu coûteuses
où ils pourraient faire la preuve qu’ils ont suffisamment
maîtrisé leur pensée pour la libérer autrement que sous forme
d’interjections centrifuges.
!
La maladie dont je parle ici est devenue le lot commun de
tout ce qu’on appelle, fort abusivement, « les moyens de
communication ». On nous communique de tout, en quantité
effrayante, pour nous dispenser de penser. Voyez: on envoie
par avion un journaliste de Sept-Îles à Schefferville; il y
travaillera deux jours, douze heures par jour, avec toute une
équipe technique; il accumulera des douzaines de
photographies aériennes ou à ras de sol, en plus des dizaines
!
!
38"
!
de témoignages « saisis sur le vif » auprès de personnes «
connaissant bien ce milieu nordique ».
Et le résultat de son expédition héroïque? Un reportage
télévisé d’environ cinq minutes, entrecoupé par les résultats
de la ligue pee-wee, la météo et la dernière connerie de Michel
Pagé.
Si les gens du XXXe siècle sont un peu plus intelligents
que nous, ils se demanderont, en analysant nos « moyens de
communication », quels débiles nous étions donc pour nous
complaire dans ces luxueuses et prétentieuses informations en
pilules creuses.
!
À tous les quinze ans, on nous prédit à grand fracas
qu’avec l’invention de telle patente -aujourd’hui, c’est
l’informatique -l’humanité va changer d’espèce, bouleverser
radicalement sa façon de penser, d’aimer, de s’éduquer, de se
divertir, voire même de pisser. Comme notre Moïse II bien
québécois dans l’vent, et un peu en avance sur les Témoins de
Jéhovah, prédisait la fin du monde pour le 20 février 1981.
Puis, avec un tout petit peu de réflexion, tu constates que
t’asseoir dans ta chambre, prendre le temps de réfléchir et de
penser avec ta tête, c’est encore et toujours la meilleure façon
d’être à l’avant-garde de l’humanité dans sa marche laborieuse
vers la conquête du bons sens, toujours sauvagement agressé
par quelque folie bien en vogue.
Et divague la galère! Suite, à la prochaine émission ...
!
!
39"
!
!
!
!
!
8 . EN PARLANT DE SQUELETTE
C’est maintenant attesté par l’Histoire: feu Mackenzie
King, pendant un bonne partie de sa vie, a joué au fantôme de
sa mère (ou avec sa mère). C’est aussi connu que M. Trudeau
aime jouer au bilboquet: il en a un en permanence sur son
bureau de travail. Et, pour se distraire de ses voyages
intercontinentaux, il s’amuse à faire sauter le petit trou de la
petite boule du Québec exactement sur le saint phallus du
fédéralisme Est-Wouest: One contry, one nation. Son collègue
Marc Lalonde, lui, aime jouer au squelette, ou du squelette.
Et comment donc? Le 18 février, il déclarait à la radio que
lors des prochaines élections au Québec, on devrait parler de
choses sérieuses et non d’autonomie, de souveraineté. Cette
question est réglée, dit-il. Le Parti Québécois ne devrait pas
déterrer ce squelette. Si toutefois, on le déterrait, lui,
personnellement, il était prêt à jouer au squelette, et ses
collègues aussi.
J’ai déjà entendu un fédéraliste provincial de ma région
dire que M. Bourassa était un homme avec lequel il serait
toujours fier de travailler pour. Un autre proclamait fièrement,
lui, qu’il était fier de travailler à l’érection du fédéralisme.
!
!
40"
!
Mais voilà qu’un homme relativement enjoué comme M.
Lalonde parle de jouer au squelette.
Je comprendrais mieux si cette initiative venait de M.
Serge Joyal ou de M. Pierre de Bané: eux nous parlent
habituellement avec la mort dans l’âme et des sanglots longs
d’accordéon de novembre dans la voix, de toutes les injustices
dont les Canadiens français ont été les innocentes victimes
tout au long de ton interminable histoire est une épopée de
survie. Ils se désolent peut-être, mais attendez un peu: on va
les nommer sénateurs, et vous ne les entendrez plus jamais
pleurer: vous les entendrez chanter la gloire du beau grand
Canada anglais, indivisible et saint.
!
N’empêche que j’arrive tout de même à comprendre les
propos de cimetière du jovial ministre des Finances. Lui et ses
collègues, il y a belle lurette qu’ils ont remisé au cimetière
leurs squelettes de Québécois. Ils s’en sont donné un autre,
plus beau, plus solide, plus structuré, plus large: From coast
to coast: de côtes à côtes. M. Trudeau, lui, travaille depuis son
adolescence à se donner un squelette internationaliste,
planétaire: Urbi et orbi: d’Ottawa à l’ONU.
Il est donc tout naturel, tout logique, que tous ceux-là
trouvent que leur squelette québécois sent la boule à mites, et
qu’ils préfèrent qu’on n’en parle plus. En parler, c’est, à leurs
yeux, tomber dans le romantisme macabre, comme celui
d’Hamlet philosophant et jonglant avec un crâne de clown. Ils
!
!
41"
!
appellent ça « du nationalisme démodé du XIXe siècle ». Le
seul nationalisme de bon ton et de bon goût, c’est le Canadian
Nationalism.
!
Si les prochaines élections au Québec portent sur la
souveraineté, attendons-nous à voir une imposante procession
de squelettes, aussi spectaculaire que lors du référendum. Ils
vont nous arriver de tous les coins de l’horizon
panpancanadian, pour convaincre les Québécois de ne pas
déterrer le squelette de leur souveraineté, mais de se contenter
comme tout le monde au Canada du bon vieux squelette de
Lord Durham. Ainsi, M. Lalonde pourra nous dire: Voyez-moi; voyez M.
Chrétien; voyez le Très honorable M. Trudeau: nous avons
tous enterré notre maigre petit squelette de Québécois. En
sommes-nous morts pour autant? Loin de là! Quand on veut,
on peut. Et « un tiens vaut mieux que deux tu l’auras ». Faites
donc comme nous: donnez-vous un squelette enregistré
Canada Bill. Après ça, vous pourrez marcher comme du
monde normal et vous rendre aussi loin dans la vie, sur la
planète et dans le monde, que M. Trudeau lui-même. L’avenir
est aux squelettes audacieux! »
!
Lors du référendum, les fédéralistes avaient un beau
slogan: J’y suis; j’y reste. C’était déjà suffisamment macabre
!
!
42"
!
pour évoquer le cimetière. Et tout ce beau monde a mis la
main à la pelle pour nous enterrer.
Et ils nous croient définitivement enterrés: Finies, les
folies! », proclame Trudeau.
Je ne suis pas membre d’un parti fédéralisant; en
conséquence, je n’ai pas beaucoup de poids dans le choix du
slogan qui servira de drapeau fédéraliste lors des prochaines
élections au Québec. Mais à titre de simple citoyen honnête et
éclairé, je peux tout de même faire une suggestion. Je la fais à
M. Lalonde, qui, lui, pourra l’acheminer aux « instances
décisionnelles ».
Le slogan serait simple, percutant comme un squelette,
puisqu’il se formulerait ainsi: Mort aux squelettes! » ou «
Vive nos squelettes! » ou « Pourquoi des squelettes? » ou «
On est six millions de squelettes: faut s’parler! » ou « Vous
êtes pas tannés d’avoir un squelette, bande de caves? » ou «
Tous pour un squelette; un squelette pour tous! » ou « D’un
squelette à l’autre! » ou « Donnez-vous un squelette digne
de votre personnalité! »
Et si on n’est pas content de mes squelettes, qu’on en
trouve un autre, en allant faire une visite au cimetière de son
choix. Mais c’est là un symbole si riche de signification qu’il
retiendra, j’ose l’espérer, toute l’attention des publicistes
fédéralistes. Un squelette vaut bien un fantôme pour faire
peur au monde. À moins qu’on ne lui préfère la formule
!
!
43"
!
lapidaire, non moins macabre, bilingue en plus, de Gilles
Leclerc: Je meurs content: I Die Cash.
!
!
!
44"
!
9 . LA TYRANNIE DES SONDAGES
!
Si on jouait aux sondages pour s’amuser, comme on joue
au ping-pong, à la marelle, aux marles et aux pommes, il n’y
aurait rien à redire. De même, je verrais d’un oeil
sympathique que chaque automne on sonde les Québécois
pour savoir quelle sera, fin janvier, l’épaisseur de la glace sur
nos lacs, ou s’il y a du sexisme chez les corneilles, ou si l’usage
de la barouette, avec ou sans pelle, favorise l’équilibre mental.
Ces sondages à saveur Rhinocéros de Jacques Ferron
pourraient avoir des vertus curatives, pour ne pas dire
laxatives. Cette entreprise de déconstipation mentale n’est-elle
pas aussi utile et urgente que l’entreprise de dépolluer tout ce
qui en a bien besoin? !
Mais s’il y a peu de chances que le mariage par ordinateur
exerce des ravages ailleurs que parmi les désoeuvrés désaxés,
déjà irrécupérables pour le mariage ou la simple bicyclette, les
sondages, eux, par leur matraquage psychologique et le
prestige scientifique dont ils s’auréolent, risquent d’exercer de
sérieux ravages avant que l’organisme social ne les vomisse.
!
Certes, il n’est pas sûr que l’organisme social vomisse
cette savante bouillie, car on la présente comme une
information désintéressée, impartiale, aussi nécessaire à
l’hygiène mentale que la bonne propagande dans les dictatures
de gauche ou de droite. La publicité commerciale à la radio et
!
!
45"
!
à la télévision a pu se hisser au sommet de la vulgarité, de
l’infantilisme et de la fourberie sans que la conscience
publique sente le besoin de réagir.
Radio-Canada peut impunément interrompre 25 fois un
film épique ou la Passion du Christ pour nous servir de la
limonade publicitaire sur les souliers de jogging, les
lessiveuses à l’eau froide et le shampoing à grande vertu
sexuelle. Et le public continue à trouver normal d’ingurgiter
cette limonade épicée d’épique ou de sentimentalisme
religieux. Radio-Canada ou TVA pourraient doubler leur dose
de vulgarité ou d’infantilisme publicitaire, sans provoquer de
soulèvement populaire. De même, les sONdages d’opiniON
pourront probablement faire leur grand bonhomme de chemin
sans que la conscience publique ne se soulève et vomisse.
!
Aujourd’hui, c’est à l’occasion des élections surtout que
les sondages tripotent les consciences; demain, pourquoi ne
soumettrait-on pas aux sondages l’existence de Dieu, avec de
subtiles analyses de spécialistes universitaires invités à
soupeser le pour et le contre en cinq minutes, et nous
expliquer la psychologie des indécis? Sous le prétexte
vertueux d’informer le bon peuple, les sondages ont pour effet
le plus direct de le transformer en mouton. C’est un appel
déguisé à voter du bon côté, pour être « normal », conforme
au portrait robot du Monsieur-Tout-le-Monde photographié
par les sondeurs.
!
!
46"
!
En démocratie, chaque citoyen doit être laissé le plus libre
possible d’exprimer par un vote son opinion personnelle sur
les hommes politiques et sur leurs politiques. Procédé déjà
discutable, puisqu’il s’appuie sur la conviction naïve que la
majorité a nécessairement raison; quand on sait si bien que les
minorités ont aussi souvent raison que les majorités! Pourtant,
tout compte fait, le vote libre, majoritaire et démocratique, s’il
reste un verdict plutôt bête, permet d’éviter de plus grands
maux: la pagaille anarchiste institutionnalisée ou la dictature.
!
Mais si la règle de la majorité est un mal nécessaire, il
n’est pas du tout nécessaire que les sondages viennent
augmenter les chances d’un vote majoritairement imbécile ou
injuste. Avant de voter, je ne tiens absolument pas à ce qu’un
sONdage d’opiniON vienne me dire si je suis majoritaire ou
minoritaire. Si on me dit que ce n’est pas pour influencer mon
vote qu’on me plaque sous les yeux les prophéties et le
thermomètre du sondage, je me demande bien pourquoi.
On me dira que c’est pour m’éclairer. En quoi? En quoi
cela peut-il m’éclairer, m’aider à former mon jugement, si on
me dit que la majorité pense ceci ou cela? C’est mon opinion
qu’on veut savoir par mon vote; ce n’est pas l’opinion des
autres. Cette opiniON de Monsieur-Tout-le-Monde, on la
connaîtra après le vote. Mais l’insistance à mettre sous le nez
du citoyen l’opinion probable du Monsieur-Tout-le-Monde est
!
!
47"
!
une pression grossière pour l’inviter à faire comme tout le
monde, à voter comme ON votera.
!
Si on veut garder les sondages, qu’on généralise leur
utilisation: qu’on supprime le vote et que les députés soient
élus par sondage; que les lois soient élaborées par sondage et
approuvées par sondage; que les infractions aux lois soient
punies par sondage et que la pêche au hareng ou la culture
des carottes se fasse par sONdage.
Mais si on garde le vote, la pratique des sondages devient
aussi déloyale et abrutissante que l’achat des votes, le
monopole de l’information ou des prix. Je sais bien que, de
toute manière, l’information et les prix sont toujours
manipulés et monopolisés. Au moins ne pousse-t-on pas le
cynisme jusqu’à soutenir que le monopole des prix et de
l’information est une formule hautement démocratique
destinée à éclairer le bon peuple.
Le sondage, lui, viole chacun des individus, en prétendant
rendre service à toute la société. Si on laisse ces sacrés
sondages intervenir avec brutalité dans le vote, ce vote, qui est
déjà d’une valeur suspecte, deviendra tout simplement un
geste bouffon destiné à vérifier si les sondages s’étaient
trompés de 1% ou de 1,7%.
!
Le vote est déjà une opération assez louche, permettant à
tout un chacun de poser sa petite croix en catimini dans
!
!
48"
!
l’isoloir, puis de filer en douce ou à l’anglaise: pas vu, pas pris!
Ce citoyen à la croix anonyme a-t-il voté bleu, alors qu’en
public il gueulait avec tout le monde en faveur des Rouges en
tête dans les sondages? Mystère. Ce brave aura-t-il honte, si,
tout à l’heure, il apprend qu’il a perdu? Et s’il a gagné, se
prendra-t-il pour un héros? On voit tout ce que le fait de
voter peut comporter de bassesse et de couardise.
Si, en plus, on injecte à tous les couillONs ce sérum des
sondages, les saintes démocraties tomberont aussi bas que les
sacrées dictatures, où le sérum est distillé par le Parti unique,
omniprésent et omnipotent. Dans les démocraties dites
populaires du bloc communiste, les agences de sondages
peuvent prédire à coup sûr que tel candidat obtiendra environ
98,7% des voix (avec une marge d’erreur possible de 0.6%),
car il est le seul en liste et tout le monde doit voter sous peine
d’être inscrit sur la liste noire du Parti qui mène tout droit au
goulag ou à l’hôpital psychiatrique.
Dans nos démocraties, le vote reste encore un truc
permettant d’éviter le pire; mais joignez-y le matraquage des
sondages, et vous vous acheminez vers ces paradis que nous
ont prophétisés Huxley, Orwell et Kafka: une société
d’insectes anesthésiés et téléguidés. Un grand ON aONyme,
partout présent, pour écraser sous sa masse visqueuse les
velléités « réactionnaires »; une chaîne de montage sur laquelle
on fait monter l’individu pour qu’au bout de la chaîne il soit
!
!
49"
!
conforme le plus possible au modèle stéréotypé inventé par le
Parti, la publicité, les mass médias et... les sondages.
!
Il faudrait d’abord faire la preuve que les sondeurs et
leurs sondages ne sont pas aussi partisans que les éditoriaux
de La Presse, grand organe d’information impartiale, elle itou.
Mais là n’est pas la question. Même s’ils étaient impartiaux,
même s’ils donnaient exactement la température du patient
social, ces sondages resteraient un procédé de matraquage
psychologique présenté comme un honnête outil
d’information. !
J’ai peu de chance, c’est-à-dire aucune, de stopper la
marche de cette savante machine à abrutir: elle fera son
chemin, imperturbable comme un robot scientifiquement
précis et froid, écrasant les cervelles pour en extraire les
chiffres qui alimenteront les journaux, la radio et la télévision.
Si au moins on obligeait les agences de sondage à publier,
en même temps que leurs chiffres, le nom et l’adresse des
citoyens qui se sont prêtés à cet obscène tripotage de cervelle.
« Non: la confidentialité, c’est sacré. » Ce qui ne donne pas le
droit de s’en servir pour concocter un magma anONyme
qu’on plaque de semaine en semaine sur la figure des gens.
!
Viendra-t-il avant cent ans, le jour où tous refuseront de
répondre aux sondages, pour respecter leur dignité et celle des
!
!
50"
!
autres? Il a fallu combien de siècles pour que la traite des
Noirs apparaisse pour ce qu’elle était: une monstruosité?
!
!
!
51"
!
10. POURQUOI L’ART?
!
Un citoyen modèle, « consommateur averti », n’est pas en
peine d’occuper ses loisirs: la motoneige, la bière, le gin ou le
champagne, la télévision, les spectacles de lutte (le Sumo pour
les plus exigeants) ou de topless, voilà quelques-unes de ces
activités qui détendent l’esprit et préparent le citoyen modèle
à donner le meilleur de lui-même dans ses activités sérieuses
de production rentable.
!
De plus, beaucoup d’organismes privés ou publics, à but
surtout lucratif, s’ingénient à dire au citoyen modèle comment
manger, comment dépenser utilement son temps et son argent,
comment marcher comme du monde en évitant les échelles et
les poteaux, comment penser comme tout le monde: Qui
pense kétaine pense K-Tel; Oui pense OVNI pense Trudeau;
Qui pense jeune pense Pepsi Uno ou Diet. »
Et puis, étaler un peu de couleur ou de fusain sur une
feuille de papier apparaît une occupation bien futile au
moment où l’homme québécois peut aller se faire « griller » les
fesses, la conscience et le nombril, à Miami et bientôt sur
Vénus.
!
D’autres citoyens honnêtes pensent dans leur for intérieur
que barbouiller du papier est un geste hautement égoïste à
l’heure où il y a tellement d’inflation et tellement de chômage.
Et puis, quand des millions de gens souffrent de la faim, il est
!
!
52"
!
franchement immoral de perdre son temps à faire chanter un
coq bleu avec un triangle orangé.
Pourtant, jouer avec les mots, les sons ou les couleurs,
créer à sa fantaisie un monde imaginaire, c’est un des moyens
parmi les plus efficaces d’aider l’homme à sauver son âme, à
échapper à l’engrenage et aux petits moules qui visent à
produire des citoyens en série comme des petits pois verts, des
oeufs de grenouilles ou des boutons de culottes. Être réduit à
penser comme un bouton à quatre trous, voilà une jolie
catastrophe dans l’ordre de l’écologie mentale.
!
Les prix:
Après que l’artiste a payé son matériel, il touchera, s’il
vend quelques-unes de ses oeuvres, un salaire en-dessous du
salaire minimum. C’est comme ça depuis le début du monde
pour la plupart des artistes. Il en est autrement pour les
Michel Girouard et les Merveille Mathieu.
On paie 26,000$ pour une voiture destinée à la ferraille
dans quelques années, et on hésite à payer 150$ pour une
aquarelle. Il est vrai que certaines aquarelles ou peinture à
l’huile pompeuses ne valent pas dix cents de gomme à mâcher.
Mais comment le savoir?
!
Le goût:
Pour le savoir, il faut du goût, cette chose aussi difficile à
définir et à conquérir que le bon sens. Quand on l’a, on en
!
!
53"
!
doute; quand on ne l’a pas, on ne doute de rien, surtout pas de
son jugement.
A-t-on jamais vu personne avouer qu’il manque de
jugement, de bon sens? Bien au contraire, tout le monde est
sûr d’avoir du bon sens, comme tout le monde est sûr d’avoir
une tête.
De même, tout le monde prétend avoir du goût artistique,
surtout ceux qui en ont le moins. Ils se croient autorisés, en
vertu d’un goût infaillible, reçu en cadeau de naissance, à
juger en trente secondes une oeuvre qui peut être le fruit de
milliers d’heures de recherche de la part d’un artiste.
L’ignorance, la paresse, les préjugés crasses érigés en tribunal
suprême du bon goût! Il n’est pas rare de voir un journaliste,
spécialisé dans les cancans de basse-cour, se faire critique
littéraire ou artistique et valser sur des toiles d’araignées avec
l’élégance d’un hippopotame. C’est mauvais pour les toiles, et
aussi, quand on y pense, pour les hippopotames.
!
Écoles
Faut-il, en art, être d’avant-garde? dans l’vent? dans « le
sens de l’histoire »? Faut-il être « engagé »?
Autant de balivernes!
Que l’artiste suive sa voie, la seule qui le mènera quelque
part, s’il a du talent.
À moins d’être imperméable comme un bloc de béton, il
créera des oeuvres dans l’esprit de son temps, plutôt que dans
!
!
54"
!
l’esprit des pharaons. Et pour peu qu’il ait de sève, son arbre
poussera vers le haut, plutôt que vers le bas; vers le futur,
plutôt que vers les pharaons.
Autant il est souhaitable que l’artiste, comme tout homme,
essaie de s’ouvrir à toutes les manifestations de la vie et de
l’art, de la Préhistoire à nos jours, autant il doit cultiver
jalousement son propre jardin, explorer sa propre nuit et
inventer sa propre aurore.
Mais il lui faut habituellement un très long temps pour
devenir lui-même, pour échapper aux clichés dominants et
sortir des moules où ON l’a coulé dès l’enfance et que, par
paresse, il se fait un devoir de préserver jalousement. Et à
toutes les époques, la majorité a préféré les moules
stéréotypés, les a vénérés, et cherché par tous les moyens à les
imposer.
!
Il semble donc, et c’est même une évidence, que devenir
soi-même soit l’entreprise la plus difficile dont un être humain
puisse rêver. C’est pourquoi la plupart ne s’aventurent pas sur
ce terrain dangereux: ils préfèrent suivre le troupeau, n’avoir
pas de démêlés avec cette chose encombrante que serait leur
propre personnalité. À la queue leu leu, ils descendent la
pente commune et pour rien au monde ils ne lâcheraient la
queue du ON anonyme et majoritaire. Gide, lui, donnait ce
conseil effrayant: « Il faut suivre sa pente; à condition qu’elle
monte. »
!
!
55"
!
(Pour l’ouverture d’une exposition d’art à Sept-Îles)
!
!
!
56"
!
11 . PETITE CHANSON DIGESTIVE
!
(Sur l’air de Il était un petit navire)
!
1. Il était un bien triste sire (bis)
Qui s’appelait-laid-laid Ryan-riant
Mais qui riait tout en gris, en grimaçant... hi-an! hi-an!
!
2. Il disait NON aux francophones
Mais disait OUI aux autresphones:
« Allo! Allo! Fortas, m’entendez-vous?
Allo! Chiachia, je suis vot’garde-fous. -Thank you!
Thank you! »
!
3. Aux Îles de la Madeleine
Il alla pêcher la baleine:
« Si vous dit’ OUI, vos îles sont finies;
C’est Popov de Russie qui me l’a dit... que si, que si! »
!
4. Il écrivit un livre beige
Moins québécois que la Norvège: « Mes chers amis, mon NON est québécois,
C’est formidabl’ de dir’ n’importe quoi: Davis me croit!
»
!
5. Il apparut comm’ un prophète
Aux belles âmes bien simplettes:
!
!
57"
!
« C’est un Caouett’ tout dret comm’ un piquett’,
C’est un Caouett’ tout craché net, fret, sec... tout sec,
tout fret! »
!
6. Il faisait danser les Yvettes
avec son index de squelette:
« Et puis à gauch’ tournez vot’ beau fessier,
Et puis à droit’ venez tout’ m’embrasser.. tas d’exaltées!
»
!
7. Il avait deux nombrils de cire
Qu’il étirait comm’ de la tire:
« L’un d’mes nombrils s’étir’ vers Halifax,
L’autre s’étir’, s’étir’ vers Vancouver... un vrai calvaire!
»
!
8. Si cette chanson vous amuse (bis)
Vous pouvez la-la-la recommencer
Jusqu’à ce que Ryan soit enterré. .. avec Noé, avec
Noé, avec Noé...
!
(Impartialement autre comme Ryan)
!
!
!
58"
!
12. LES BELLES VOIX DES CHANTEURS FÉDÉRALISTES DE RADIOCANADA
!
Le Petit Prince mettait au nombre des choses les plus
importantes, et, en conséquence, les plus négligées par les
grandes personnes, le ton de la voix. Le ton, qui ne trompe
pas. Le ton, qui révèle si la cloche ou le parleur est de bois
mou et vermoulu, de sirop, de tôle, de margarine, de jell-O, ou
d’un autre matériau plus consistant; si le parleur est fêlé ou
solide, plein ou creux; s’il est droit et généreux, ou fourbe et
mesquin. Bref, le ton, c’est l’homme, tout comme le style, et
infiniment mieux que les empreintes digitales.
!
La mode exige qu’on dénature le ton, tantôt en plus,
tantôt en moins. Ici, le ton orignal; là, le ton chatte. À RadioCanada, par exemple, vous avez les voix des annonceurs qui,
parlant du ventre, vous prennent profondément aux tripes,
comme on dit dans les colloques d’élégants. Voix
indispensables dans les circonstances quelque peu solennelles:
prises d’otages, visite de la reine des Boers, funérailles de
Diefenbaker. Voix de grands mâles qu’on pourrait, sans leur
faire injure, mobiliser en septembre pour caller l’orignal dans
les Laurentides ou les marécages de la Côte-Nord.
Mais l’humanité québécoise ne vit pas que d’orignal: elle
vit aussi, surtout, de K-Tel, de Nice’n Easy, de Diane Tell, de
Woolco et de White Swan. Il faut donc aussi des annonceurs à
la voix savonneuse, bonasse, sirupeuse, aseptisée,
!
!
59"
!
homogénéisée, dégoulinante de suavité insipide. Voix en
décomposition, voix de morues faisandées et de fromages «
qui s’abandonnent ». Voix tendrement insignifiantes et câlines,
bref, ce qu’on appelle des voix de charme, faites pour chanter
la pomme et le fédéralisme ou pour vendre du savon.
!
Quand Ottawa engage à même nos impôts quatre millions
pour vendre le NON au Québec et cinq ou six millions pour
vendre le renouvellement de la Canadian Constitution selon
le schéma conçu par Diefenbaker-Trudeau, quelles voix
utilise-t-on pour cette job d’abrutissement? Un étourdi
répondrait: Tantôt des voix de bucks exaltés, tantôt des voix de
chattes en chaleur. » -Eh bien, non! Aucun buck dans le
paysage; seulement des chattes, et rien que des chattes de
luxe, s’il vous plaît.
Ces messages fédéralistes-fédéralisants ont été conçus
pour endormir les simples épanouis. Ils ont tous un rythme de
berceuse parfaitement adapté à la psychologie des poupons; ils
n’utilisent que les tendres couleurs bleu et rose, parlent de
nuages, de p’tits oiseaux, promettent de grosses lunes gonflées
de miel, laissent dans les âmes naïves d’agréables relents de
sentimentalité niaiseuse. Écoutez bien la voix des mercenaires
engagés pour cette campagne de ramollissement national.
Ces voix ne visent pas à vous prendre au ventre, mais à
vous caresser gentiment l’épiderme entre les cuisses, à vous
gratouiller sensuellement les approches du nombril, à vous
!
!
60"
!
énerver délicieusement derrière les oreilles avec une plume de
pigeon en chaleur. Ici, ce n’est plus l’impulsion bourrue des
grands bucks fiévreux, mais les cajoleries, les poses sinueuses,
alanguies et mielleuses de petites chattes en mal d’amour,
frôlant du dos et de leur queue électrisée les pattes des chaises
ou les jambes des auditeurs séduits comme par une toune
suave du p’tit Simard ou de sa p’tite soeur Nathalie.
!
S’ils ne nous prenaient pas pour des moutons, les
fédéralistes engageraient-ils pour nous séduire ces voix
insipides et bêlantes, sans âge, sans sexe, tout juste capables
de vanter les vertus de Colgate et des couches Baby Scot?
Les responsables du marketing fédéralisant ont bien
retenu la leçon des Yvettes. Une foule de 15,000 Québécoises
se balançant au rythme de rengaines américaines et agitant le
drapeau du Canada pour bien faire comprendre que leur
NON au Québec est bien québécois, c’est un beau spectacle
de bouillie mentale collective. C’est ce magma gélatineux que
vise à féconder la publicité fédéraliste-fédéralisante que l’on
voit depuis quelques semaines à la télévision panpancanadian.
Duplessis abreuvait ses veaux au goudron (l’asphalte
électorale des patronneux); Trudeau les gave au sirop. « Ton
histoire est une épopée, car ton bras sait porter l’épée ». Allezy voir. Avec de pareilles voix!
!
!
!
61"
!
La sainte société Radio-Canada vient de faire savoir au
monde qu’elle a refusé certains messages publicitaires du
gouvernement du Québec, « parce qu’ils prêtent à controverse
» et que c’est la sainte habitude de Radio-Canada d’éliminer
toute publicité controversée.
Hypocrisie déguisée en non-sens et vice versa, oh
Canada! Comme si Radio-Canada n’avait pas empoché des
millions, avant, pendant et après le référendum, en diffusant la
publicité fédéralisante, controversée pour au moins 40% des
Québécois! L’impartialité de Radio-Canada fonctionne à sens
unique, comme le bilinguisme canadian et la Canadian
Younité.
Et parce qu’Ottawa la pure ne veut pas elle non plus
diffuser des messages qui prêtent à controverse, elle engage,
pour faire sa propagande, des voix insipides qui ta caressent
les fesses et ne prétendent en rien influencer ton cerveau. Où
trouver plus grande délicatesse démocratique: respecter les
consciences vides en flattant les fesses molles? Heureusement
que dans ce concert de veaux de lait on continuera d’entendre,
bien articulée, mâchée et crachée, la chanchon de Camil.
!
!
( Le Soleil, septembre 1980)
!
!
62"
!
13 . GENÈSE
!
Moi, mon pays me cogne dans le ventre
comme un enfant à naître
comme un enfant à naître dont je vois confusément le
visage
comme un enfant qui me parle confusément avec des
rumeurs de forêts, de fleuves, de nordet en dérive et de
neige en tempête
qui me parle avec, sur ses lèvres,
un frais parfum de fougères de mai
qui me parle avec, dans ses yeux,
de grandes flambées d’érables rouges de septembre
!
Et l’enfant à naître, le pays à naître
cogne dans mon ventre
avec des impatiences centenaires
avec des beuglements d’orignal enfiévré d’amour
avec des cataractes heurtant du front le tambour des
rochers
avec des grondements de nuages lourds de tonnerre
avec des fureurs de grandes marées
et des explosions sourdes aux racines des montagnes
!
Avec, aussi, un bruissement d’ailes d’outardes enivrées
et des vols ronds de perdrix sur la mousse des savanes
avec un goût de pimbina et d’amandes de noisette
!
!
63"
!
avec des échos bleus de claire fontaine
et des rires de mélèzes mouillés
!
Mon pays me cogne contre le coeur
me fait monter à la tête des flots de sang
des flots d’amour
des bouffées de tendresse
des gorgées de colère.
!
Ce pays à naître
qui cogne au ventre
qui cogne au coeur
qui cogne à la tête
!
ce pays, un nom l’attend:
QUÉBEC!
!
(Le Nordet, octobre 1973)
!
!
!
64"
!
14. TIMBRÉS
!
!
Au ministre des Postes,
Ottawa.
!
Monsieur le ministre, !
Depuis trois mois, je demande en vain au bureau de poste
de Sept-Îles de me donner autre chose que des timbres avec le
portrait de la reine des Anglais. On me répond que ce sont les
seuls disponibles.
!
Qui est responsable de cet état de choses? Votre ministère
qui n’envoie à Sept-Îles que des timbres humiliants, ou le
bureau de poste de Sept-Îles qui a décidé d’humilier ceux des
citoyens de Sept-Îles qui ne veulent plus voir trôner la reine
des autres sur leurs lettres et colis?
Quand on met un tel acharnement à nous imposer un
symbole détesté, on peut bien, nous qui payons nos taxes et
nos timbres, exiger qu’on nous donne le choix entre les
timbres représentant un tracteur, une outarde, et ceux
représentant la reine des Anglais.
Si des Canadians sont susceptibles quand on touche à «
leur » reine, nous pouvons bien l’être à notre tour quand on
brime notre dignité et qu’on nous impose systématiquement
un symbole que nous ne pouvons plus sentir -parce qu’il pue
!
!
65"
!
la soumission et le colonialisme -, ni, à plus forte raison,
lécher. Qu’on nous donne la possibilité, comme hier encore, de
regarder passer les admirables outardes ou de contempler des
tracteurs à l’ouvrage dans notre Far Wouest, au lieu d’avoir à
contempler la reine des Anglais. Est-ce trop demander?
Avec l’espoir de voir bientôt revenir dans nos parages les
outardes ou les tracteurs, je vous prie d’agréer, monsieur le
ministre, l’expression de mes sentiments respectueux.
!
( 7 octobre 1972)
!
!
!
66"
!
1. SI LES MORTS ENSEVELISSENT LES VIVANTS...
!
(Texte qu’on m’avait demandé pour un
supplément littéraire du journal Dimanche CôteNord sur les « écrivains » de Sept-Îles.
Le président du jury de sélection a refusé ce texte,
sous prétexte que j’avais mis deux conditions à sa
publication: 1o le publier intégralement; 2o le
publier sans les fautes d’imprimerie familières aux
journaux d’ici et d’ailleurs. Conditions des plus
normales, il me semble, en pays civilisé.
La vraie raison de son refus, il n’a pas eu le
courage de la donner: ce texte le dérangeait et
risquait de déranger un bon nombre de ses bons
amis. Il a préféré se camoufler sous des prétextes
éloquents de non-sens, au lieu d’exposer son
visage au naturel. Il savait qu’à Sept-Îles, comme
en beaucoup d’autres endroits sur la planète, la
franchise tue mais que le ridicule donne de
l’avancement, pourvu qu'il soit en même temps
servile.)
!
Je ne suis pas un écrivain (même si, à l’occasion, la police,
alertée par « les citoyens respectueux de l’Ordre zé de la Loi »
vient me voler des manuscrits). Parce que, jusqu’à ce jour
inclusivement, j’ai toujours exercé, à plein temps, un ou deux
!
!
67"
!
autres métiers, me réservant pour écrire le temps dérobé à la
télévision, aux bisouneries, au barbier, aux commérages, au
bridge et aux dames.
Et je ne veux pas être étiqueté comme écrivain: il y a déjà
beaucoup trop d’insectes spécialisés. J’essaie d’être un
homme: c’est toujours ce qui manque le plus. Qu’ensuite cet
homme soit écrivain, menuisier, enseignant, cuisinier,
concierge, député, ministre, quelle importance?
!
!
D’abord un homme
Un écrivain qui n’est pas d’abord un homme, c’est un
singe qui jongle avec des mots et qui échappe la vie. Espèce
méprisable comme le politicien qui jongle avec des
mensonges, comme la pimbêche qui néglige ses enfants pour
soigner ses fourrures ou son chien de race. Écrire ne m’a
jamais semblé plus important que de bien ramer quand je
rame, de bien chasser quand je chasse le lièvre au fusil,
d’entendre un merle quand c’est un merle, de juger que telle
action ou conduite est basse quand l’action ou la conduite est
girardesquement basse, et noble quand elle est noble.
Autrement dit, si tu ne sais pas vivre et voir la vie,
pourquoi te mêles-tu de brouiller la vie des autres avec ton
encre? Il vaudrait infiniment mieux pour toi être un bon
cuisinier que mauvais écrivain. Et tu es un mauvais écrivain,
si tu écris de plus ou moins savantes jongleries où il n’y a pas
!
!
68"
!
plus de vie que dans un chien de faïence sorti des mains d’un
sculpteur mort. Par contre, un sculpteur vivant peut créer un
chien de faïence ou de bois plus vivant que le chien de salon
de Miss Wilby. Un écrivain vivant peut créer un chien
imaginaire beaucoup plus réel, intelligent, estimable et
mordant que le chien policier du Sergent Choquette.
!
Cela, pour dire que les morts ne devraient pas plus écrire
que chanter à la télévision. Mais les morts ont souvent une
fécondité effrayante, soit comme Premier ministre (avec ses
bills 63,19,15, et que d’autres!), soit comme écrivain favori de
Radio-Canada.
!
!
Les journalistes stérilisent-ils?
Un écrivain vivant peut ressusciter des choses aussi
mortes apparemment qu’une momie égyptienne embaumée il
y a trois mille ans. Un écrivain mort, un journaliste mort,
peuvent stériliser, étouffer, enterrer les choses les plus
vivantes qu’ils touchent de leur plume morte. À Sept-Îles
comme ailleurs, ils ne manquent pas, les journalistes qui ont
reçu, de la nature ou d’un patron quelconque, ce don
merveilleux d’aplatir et de stériliser tout ce qu’ils touchent. Je
parle des journalistes, car c’est à peu près les seuls écrivains
qu’on trouve ici.
!
!
69"
!
Pour plaire à des patrons plats ou à une clientèle plate, ils
coulent la vie dans des moules plats comme des crêpes,
populaires, rentables. Avec de la vie savoureuse, ils font de
l’eau de vaisselle, des fromages Kraft, du poulet frit à la
Kentucky, le tout servi dans des emballages capables de
charmer les commères désoeuvrées, les commis des sociétés de
prêt, les organisateurs du bon parti (libéral), les admirateurs
des Bergers, de Marcel Dubé, de Steve Fiset et de la Justice
de la reine; capables, en somme, de tenir endormie la majorité,
silencieuse ou bavarde, confortablement endormie.
(L’un de ces journalistes me disait que lui, ses patrons ne
l’avaient jamais empêché d’exprimer ses idées. Il ne semblait
pas comprendre que son patron lui laissait écrire tout ce qu’il
voulait, précisément parce qu’il n’avait pas d’idées.)
!
Voilà une littérature aussi morte que celle des travaux
scolaires de la majorité des étudiants. Pourquoi ces travaux
sont-ils habituellement si plats? Parce qu’ils sont vides de
pensée, vides de passions, vides, en somme, de vie humaine.
Ces jeunes sont pourtant bien vivants, mais dès qu’ils «
mettent la main à la plume », cette plume les anesthésie et ils
tombent dans le coma.
!
Un homme, c’est fait pour penser et aimer. Tous les
métiers, normalement, devraient permettre à l’homme
d’épanouir sa pensée et ses passions, son amour de la vie.
!
!
70"
!
Mais, pour le plus grand nombre, le métier devient un moule
banal qui peu à peu moule ceux qui s’en servent, pour
finalement les transformer en belles statues de plâtre à l’image
de la majorité plâtrée.
Le conformisme à la mode, le triste désir de plaire, qui
font gigoter les pantins vides et fades qui se pavanent sur
l’écran de la télévision pour faire vendre le plus possible de
vestons lucratifs et de cravates payantes, « dignes de votre
personnalité ». Personnages in-signifiants, s’il en fut jamais,
sans vie, sans personnalité, sans saveur, stérilisés,
homogénéisés, stéréotypés, momies à la mode d’un jour.
Que d’écrivains, de journalistes, d’hommes de tous
métiers, à l’image de ces singes moyens dont une civilisation a
besoin pour vivre collectivement sa petite vie médiocre et se
soustraire aux dangers d’une vie brûlante!
!
!
Attiser le coeur et la pensée
Un écrivain, un homme vivant, est là pour attiser le feu de
la pensée et du coeur, pour les empêcher de s’éteindre sous les
monceaux de cendre de l’in-signifiance majoritaire; pour faire
flamber le bois humide qui voudrait brûler à petit feu
tranquille en dégageant plus de boucane que de chaleur et de
lumière.
Un vivant comme Vigneault touche de son doigt de feu les
bouleaux, les bateaux, les sarcelles; et tout cela flambe dans
!
!
71"
!
une belle danse de feu. Tu as l’impression de n’avoir jamais
regardé ces choses, ces hommes, ces animaux dont il te parle;
de ne les avoir jamais suffisamment aimés; d’avoir vécu à côté
d’eux dans un état d’indifférence creuse, banale, criminelle;
d’avoir jugé le bûcheron et le débardeur avec tes petites
lunettes brumeuses de petit bourgeois myope; alors que
Vigneault te les fait voir tels qu’ils sont, dans leur grandeur
d’homme, avec leurs espérances mouillées de larmes, avec
leurs tragédies mouillées de sang.
!
Alors? alors, pour dégager la vie de sa gangue de glaise
gluante, d’habitudes rances et moisies, de préjugés bas, de
conformisme plat, il faut un vivant, lucide et passionné.
J’essaie d’être vivant et passionné, de ne pas étouffer le feu
sous des monceaux de cendre; j’essaie de souffler sur les tisons
pour que le feu du bûcher flambe.
Quand tu souffles sur la cendre pour dégager le feu, pour
rendre au feu sa liberté et sa dignité, forcément, tu soulèves
des nuages de cendre qui font éternuer pas mal de gens. Et ils
t’accusent de salir leurs pyjamas de croque-morts, de les
déranger, de les provoquer.
Mais un écrivain, un homme qui ne dérange pas les
choses et les hommes en place, c’est un fade petit commis
affairé à l’époussetage des idoles que vénère la multitude. Un
écrivain qui ne dérange pas, c’est un écrivain mort. Les morts
!
!
72"
!
sont tranquilles et bien tranquillisants; ils ne sont pas
dangereux, ils laissent en paix les vivants et les morts.
Un écrivain vivant dérange, comme les marées, comme les
grands vents: il donne le vertige des abîmes d’en haut et des
abîmes d’en bas, pour que l’équilibre de l’homme ne soit pas
fait d’une vision plate, horizontale, démocratique et financière
de la vie, mais d’un vision humaine de l’homme, cet être
vertigineux, titubant entre deux abîmes.
Les écrivains, les journalistes de Sept-Îles vous
dérangent-ils? Vous donnent-ils le vertige? Vous arrachent-ils
à une vision banale du monde et des hommes? Sommes-nous
gâtés en écrivains, en journalistes de feu?
Répondez pour votre compte; moi, j’ai répondu depuis
longtemps. Je sais, par exemple, qu’il est impensable d’avoir un
journal indépendant à Sept-Îles, un journal qui oserait appeler
voleur un voleur, et crapule une crapule; qui oserait dira au
Rio qu’il commet une saloperie en affichant Coming soon et
Playing today à la face des Québécois; qui engueulerait
l’Anglais installé à Sept-Îles depuis dix, vingt ans, qui te
méprise au point de ne pas apprendre ta langue et qui exige
d’un vendeur d’une imprimerie de Sept-Îles qu’il reprenne en
anglais une facture rédigée en français. Ces petites et grosses
saloperies, reproduites à des milliers d’exemplaires et qui
humilient quotidiennement tout un peuple, quel journaliste de
!
!
73"
!
Sept-Îles oserait les dénoncer? Il se ferait asseoir proprement
par les puissances en place.
!
!
Éviter les sujets « brûlants »
Alors, pour éviter les sujets brûlants de vie, les
journalistes vous racontent gentiment de petites histoires pas
compromettantes, neutres, bourrées de compromis et
d’aimables lâchetés. Ils te raconteront, par exemple, la
saloperie d’un maire contre un enseignant en termes si
obscurs et indirects que tu as l’impression que la scène se
passe en quelque région inexplorée de la Grande Ourse, avec
des personnages invisibles même au télescope et dont les
intentions se perdent dans l’infini de la Voie Lactée.
Un journal d’idées à Sept-Îles? Impossible. Parce qu’il n’y
a pas suffisamment d’idées pour alimenter un journal, fût-il
mensuel. Et surtout, parce qu’il n’y a pas assez d’hommes
prêts à défendre des idées. C’est tellement plus simple de vivre
à petit feu et de ne pas se créer d’ennuis en défendant des
idées! On regarde la télévision et on sirote les idées des
autres. On s’indigne à l’occasion contre les horreurs de la
guerre au Vietnam. On se donne la consolation d’avoir une
bonne conscience puisqu’on réagit contre les crimes
européens, africains ou asiatiques. Et l’on continue bravement
de manger sa portion de nègre quotidienne.
!
!
!
74"
!
Cela, je l’espère, je ne pourrai jamais le souffrir, aussi
longtemps que je serai vivant. Car, pour moi, écrire, c’est une
façon de vivre, de prendre part à la libération de l’homme
toujours à libérer. Et, farouchement, j’essaie de rester vivant,
de ne pas me laisser engluer dans la glaise de la pensée et de la
morale plates et majoritaires.
Orgueil? Mépris des autres? Esprit étroit, agressif et
anarchique? -Faites-moi rire, Monsieur Légaré!
Je déteste la fausse tendresse des mous. Seule me touche
la tendresse des forts (je ne pense pas ici aux Goliaths, aux
lutteurs et aux haltérophiles). Et surtout, je déteste tout ce qui
fait des hommes québécois des moutons immatriculés sur les
fesses et bêlant en choeur.
!
(Dimanche Côte-Nord, avril 1973)
!
!
!
75"
!
16 . ARTICLE À THE GAZETTE
!
(Qui l’eût dit?)
Votre journal a publié récemment un reportage sur SeptÎles. C’est son droit, pourvu que le reportage, qui se présente
comme réaliste, ne soit pas un roman-fiction. Pour ma part,
j’ai certaines précisions à vous fournir sur ce reportage qui me
met en cause.
Je cite d’abord le passage qui me concerne, pour que le
lecteur ne m’accuse pas de faire à mon tour de la mauvaise
science-fiction.
« But construction was still lagging and schools were
still closed. Even as recently as six years ago, the
Roman Catholic Church, in similar circumstances,
would probably have stepped in at this point and
settled all disputes. But no local priest raised his voice,
probably -as evidence of modern Quebec’s attitude -for
fear of being either totally ignored or laughed at. « The Church was involved indirectly in the riots
when tall, ascetic, 45-year-old Viateur Beaupré -20
years a priest and a superb teacher who foresook the
cloth four years ago to marry and father a child -was
jailed three times, once for having cans of gasoline and
bundles of newspapers in his car and being unable to
explain what he planned to make of these inflammable
materials. His book on his experiences , L’Homme et
!
!
76"
!
(sic) la Loi: (Man And (sic) The Law) is already a
collector’s item in Quebec. »
!
C’est bref. Ce pourrait être précis. En fait, il est difficile
d’accumuler plus d’erreurs en si peu de mots.
C’est à croire que le journaliste a pris ses informations au
poste de police, ou chez l’organisateur en chef du parti libéral,
ou chez l’un des « citoyens respectueux de l'Ordre zé de la
Loi» de Sept-Îles. Voyons un peu.
Viateur Beaupré
C’est juste. Tout le monde, heureusement, ne peut pas
s’appeler Robert Bourassa, Morgentaler, Elliott-Trudeau ou
Mike Monaghan.
45 ans
C’était vrai, en 1968. Mais nous sommes en 1972, si ma
mémoire est bonne. Le temps passe, pour moi comme pour
ceux qui chantent: « Qui pense jeune pense de Halifax à
Vancouver. »
!
Grand
Si le journaliste avait ajouté: constipé, le lecteur aurait eu
raison d’en conclure qu’il s’agissait de M. Robert Stanfield.
Mais moi, je mesure 5’7”. Est-ce assez pour dire en anglais
que je suis tall? Passe encore, si tall avait en anglais les deux
sens que grand peut avoir en français.
!
!
77"
!
!
Ascétique
De qui se moque-t-on? Je ne suis ni un fakir, ni
végétarien, ni président d’un trust, ni membre de cette tribu
d’ascètes déséquilibrés des Laurentides dont l’objectif dans la
vie est de vivre avec $1,58 par semaine. Si votre journaliste
devait payer mes comptes hebdomadaires d’épicerie, il
reviendrait vite à la réalité et peut-être au sens de la mesure.
!
Qui a défroqué il y a quatre ans
Non: il y a un an et demi, monsieur. Quant à l’expression
« who foresook the cloth », j’imagine qu’elle a en anglais la
même nuance de mépris que défroqué peut avoir en français
dans la bouche des bedeaux, des rongeux de balustres, des
punaises de sacristie, des grenouilles de bénitiers et des
commères à cheval sur leur charité esquintée.
!
Incapable d’expliquer ce qu’il avait l’intention de faire
avec ces matériaux inflammables
Si la police arrêtait un de vos journalistes intelligents et
lui demandait ce qu’il a l’intention de faire avec sa cravate, son
briquet, ses bas et ses feuilles de papier, toutes matières
inflammables, j’imagine bien que votre journaliste, s’il est
intelligent, ouvrirait de grands yeux et serait, lui aussi, dans
l’impossibilité d’expliquer à la police triomphante « what a hell
he planned to make of these inflammable materials ».
!
!
78"
!
Dans mon cas, la police, téléguidée par les gros p’tits
salauds, « citoyens respectueux », cherchait des prétextes pour
m’arrêter: tout était bon; tout prenait une dimension
monstrueuse et criminelle. Quand ils m’ont interrogé au sujet
de ce papier, de ces bâtons rongés par les castors, de ce bidon
d’essence, de ces pneus qu’ils avaient eu le génie de découvrir
dans le coffre de ma voiture, je leur ai tout expliqué ça en
détail, mais d’une façon ironique qu’ils n’ont guère appréciée.
Ils m’ont dit: Beaupré, té pas icitte pour fére des farces! » J’comprends don! C’est vous autres qui les faites, vos farces
plates! »
!
Son livre L’Homme Et La Loi
Six fautes en quatre mots. Le titre du livre est L’homme
ou la loi?
!
Voilà, pour les rectifications que je pourrais appeler
matérielles et qui concernent ma petite personne (not tall at
all).
Mais le journaliste s’est servi de moi pour dire quelques
stupidités sur l’Église catholique, croyant sans doute que
j’étais en rupture avec elle et voulant me faire plaisir. « Je n’ai
mérité ni cet excès d’honneur ni cette indignité », dirait un
personnage de Corneille, je crois.
Il faudra que j’aie perdu la colonne vertébrale et le coeur,
si un jour j’en viens à me moquer d’une Église que j’ai servie
!
!
79"
!
de mon mieux pendant 25 ans et que j’aime aujourd’hui d’un
amour plus fort qu’il y a 25 ans.
Il est évident que le journaliste en a contre l’Église. Il
ricane, mesquinement, bassement. Il y a vingt ans, il aurait dit,
pour se moquer du Québec et de l’Église: Priest ridden
province »; aujourd’hui que l’Église ne se prononce plus
officiellement dans des conflits comme ceux de Sept-Îles, on
trouve encore le moyen d’interpréter bassement son attitude.
Il suffit donc qu’elle existe, ne serait-ce que dans les
catacombes, pour devenir un objet d’insulte de la part des
beaux esprits.
Dire, avec votre journaliste, que l’Église fut
indirectement impliquée dans ce conflit parce que moi, «
grand et ascétique, etc. », c’est prendre un long détour, bien
indirect, pour parler d’une vieille rancune que le journaliste a
sur le coeur et qu’il trouve moyen de mêler à toutes ses sauces.
Je ne tiens pas à ce qu’il me trempe dans sa sauce.
Qu’il fasse un long article, direct, où il videra ce qu’il a
sur le coeur contre l’Église catholique, et alors nous
analyserons les pensées de son coeur. Cette analyse, nous la
mènerons, sans y mêler les indécisions du maire Gallienne, les
décisions de Monaghan, son boss de l’Iron Ore of Canada, les
romans policiers de la police de Sept-Îles, les gros chars «
boostés », les bordels de Montréal et autres ingrédients.
Et cette étude que nous ferons alors des sentiments
religieux ou anti-religieux du journaliste, nous essaierons de
!
!
80"
!
ne pas lui donner cette allure fantaisiste qui caractérise son
reportage sur Sept-Îles.
Car, s’il a dit tant de faussetés à mon sujet en un seul
paragraphe, imaginez quelles montagnes d’erreurs a pu
accumuler votre journaliste dans ses quatre pages de
reportage.
C’est une autre preuve que les Québécois sont différents
des autres et qu’on a un mal du diable à les comprendre. Mais
quand je vois comment notre Gallienne interprète les
événements de mai dernier à Sept-Îles, je ne m’étonne pas
trop qu’un journaliste anglais de Montréal puisse dire ce que
le vôtre a dit.
!
(The Gazette, 25 novembre 1972)
!
!
!
81"
!
17 . COMMENT DONC S’APPELLE UN ÉTUDIANT?
!
Un élève (ou disciple) est celui qui reçoit l’enseignement
d’un maître. Comme aujourd’hui sont rares ceux qu’on appelle
maîtres, le terme élève s’emploie peu en ce sens strict.
En un sens plus large, un élève c’est celui qui reçoit
l’enseignement donné dans un établissement d’enseignement
(à la maternelle, au primaire et au secondaire ).
Un étudiant, lui, fait des études supérieures et suit les
cours d’une université, d’une école supérieure.
!
Jusqu’ici, j’ai suivi le dictionnaire. La réalité est assez
différente. En France, par exemple, les jeunes de niveau
secondaire qui fréquentent un lycée s’appellent lycéens plutôt
qu’élèves. Mais quand, en mai 1968, il y eut la révolte
étudiante, les lycéens, entraînés dans la contestation,
devenaient des étudiants à part entière.
Au Québec, on appelle généralement élèves les jeunes de
la maternelle et de l’école primaire. Et depuis une vingtaine
d’années, l’usage s’est implanté d’appeler étudiants ceux qui
fréquentent l’école secondaire. Le terme s’est démocratisé: on
ne le réserve plus aux seuls étudiants de l’université et des
hautes écoles.
Quand les cégeps se dont créés, il est apparu tout normal
d’appeler étudiants les jeunes des cégeps. On a bien inventé le
terme cégépien, mais il n’a pas poussé bien creux ses racines.
Allez donc savoir pourquoi! Ce n’est pas toujours la logique
!
!
82"
!
qui commande les phénomènes linguistiques. D’ailleurs, ces
cégeps étaient des collèges, mais le terme collégien n’a pas eu
plus de popularité que celui de cégépien.
!
Le mot même de cégep est l’aboutissement d’une
évolution linguistique en partie irrationnelle. Au début, on
écrivait C.E.G.E.P.; quelques années après, on vit apparaître
CEGEP; puis, un peu plus tard, timidement, Cegep; et
finalement, cégep. C’est la forme la plus utilisée aujourd’hui.
L’accent aigu sur ce mot est indéfendable en logique, mais
l’usage l’a imposé dans la langue écrite, parce que, dans la
langue parlée, d’un usage beaucoup plus fréquent, on
prononçait cégep, et non cegep. Quant à la suppression dans
ce mot des points et des majuscules, bien que contraire elle
aussi à la logique, elle s’explique par un souci d’efficacité, de
rapidité d’écriture.
Alors, pourquoi aujourd’hui proclame-t-on
solennellement qu’à l’avenir il faudra dire élève et non
étudiant? Il s’agit là, il me semble, d’un débat bien stérile,
comme la querelle autour de la patate et de la pomme de terre.
Le mot patate n’est pas moins précis ni moins « noble » que le
mot pomme de terre. En conséquence, laissons donc l’usage
trancher en faveur de la patate ou de son sosie la pomme de
terre. De même, au Québec du moins, les deux termes bien
français d’élève et d’étudiant ont toute la précision requise
pour une communication claire.
!
!
83"
!
S’il faut privilégier l’un de ces termes, mes préférences
iraient d’emblée à étudiant, pour parler des jeunes du niveau
collégial et même du secondaire; pour une raison toute simple,
mais de poids: les jeunes de ces deux niveaux préfèrent
s’appeler étudiants plutôt qu’élèves. À leurs yeux, élève a un
petit air péjoratif: ça leur rappelle les culottes courtes et la
maternelle. Leur association s’appelle A.G.E. (association
générale des étudiants); il ne leur est pas venu à l’idée de
l’appeler association générale des élèves, et ça m’étonnerait
beaucoup qu’aujourd’hui on puisse leur en vendre l’idée.
J’ai fait ma petite enquête auprès d’un groupe d’étudiants
du cégep. Je leur ai demandé lequel des quatre termes
suivants ils préféraient. Leurs réponses ont donné le résultat
suivant: cégépien: 3; étudiant: 22; élève: 0; cégépien: 4.
Apparemment, les fanatiques du mot élève auront du fil à
retordre et beaucoup de frites à manger pour convaincre les
étudiants de s’appeler élèves.
Mon enquête n’a rien de scientifique, elle n’a pas coûté
un million, et n’a pas duré neuf mois et demi, mais elle a
confirmé ce que je savais déjà. Si quelqu’un met en doute ces
résultats, qu’il demande une bourse de recherche,
accompagnée d’une année sabbatique avec solde, et qu’il parte
mener, dans les polyvalentes et les cégeps, sa propre enquête
scientifique qu’il illustrera, comme c’est l’usage, de nombreux
!
!
84"
!
graphiques et tableaux synoptiques, avec thermomètres
fluctuants et courbes exponentielles.
On me dira qu’il ne faut pas se plier aux caprices étourdis
de tout le monde. C’est également ce que je dis: pourquoi
faudrait-il suivre les caprices non moins étourdis de ceux qui
veulent qu’un étudiant soit un élève?
!
De grosses têtes linguistiques ont voulu, pour éblouir les
faibles et « péter plus haut que le trou », lancer le s’éduquant
pour désigner l’élève ou l’étudiant. Le s’éduquant pompeux
mais malingre n’a pu survivre que dans les laboratoires
aseptisés du Complexe G à Québec: quand on l’a sorti à l’air
libre, le s’éduquant a crevé d’anémie, comme il le méritait
bien. Aujourd’hui, ceux qui parlent encore des intervenants
auprès du s’éduquant sont les disciples (ou les élèves?)
attardés des maîtres du charabia pédant, ou du joual de luxe.
Le vocabulaire a subi la même évolution en ce qui
concerne l’enseignant. Le mot instituteur, très répandu en
France, n’a pratiquement jamais été utilisé ici. Le mot
institutrice l’était beaucoup plus, parce que l’enseignement
primaire au Québec était presque exclusivement l’affaire des
femmes. D’ailleurs, pendant toutes mes études primaires,
j’avais une maîtresse d’école, et non une institutrice; le mot
institutrice aurait paru aussi pédant et difficile à prononcer
qu’antiphlogistine (on disait: antiflagestine; c’était le plus
qu’on pouvait faire comme concession à ce mot un peu moins
!
!
85"
!
barbare que le mot entrepreneurship). Au secondaire, comme
tout le monde, j’ai eu des professeurs, et non des enseignants.
Enseignant est relativement jeune, mais il a presque éliminé
tous ses autres concurrents linguistiques. Il n’y a pas lieu d’en
être fou de joie ou de désespoir.
La gauche marxisante des syndicats a voulu imposer le
terme travailleur de l’enseignement (pourquoi pas camarade
de la classe enseignante et dominante?); mais cette manoeuvre
gauche a reçu un accueil pour le moins mitigé, puisque la
CEQ et la FNEEQ ne sont pas encore la CTEQ ou la
FNTTEQ. Mais attendons pour woir; après, on woira ben.
Le ministère de l’Éducation, pour n’être pas en reste, a
inventé récemment le terme facilitateur pour désigner les
enseignants. Facilitateurs auprès du s’éduquant, vous trouvezpas ça beau? N’est-il pas vrai que les enseignants devraient
facilitater aux étudiants le dur apprentissage dans toutes les
disciplines? Voilà encore un beau sujet de thèse universitaire
et de sONdage d’opiniON.
!
En attendant le compte rendu de ces recherches, si les
enseignants sont des enseignants, pourquoi les étudiants ne
seraient-ils pas des étudiants? L’Office de la langue française,
le ministère de l’Éducation et les autres administrateurs de
l’entreprise éducative devraient consacrer leurs énergies à
quelque chose de plus utile. Par exemple, qu’il signalent à nos
!
!
86"
!
compatriotes que le dictionnaire et la grammaire ont encore
leur utilité.
Ils pourraient également signaler à la population de SeptÎles et d’ailleurs que les chiens ne sont pas une invention
typiquement anglaise. Pourtant, 80% des chiens de Sept-Îles
et d’ailleurs ont des noms anglais. La même épidémie se
répand à bonne allure chez les humains: bientôt, nous
recevrons au Cégep de Sept-Îles des petits Iron Ore Tremblay
et des petites Wabush-Mimine Trudeau. Et il importera peu
que ces drôles de bâtards bilingues s’appellent élèves ou
étudiants.
Cela dit, je n’aimerais pas trop que l’on tombe dans la
folie contraire. Jules Fournier nous a dit qu’il avait trouvé
cette annonce patriotique mais stupéfiante dans un journal de
son temps: « À vendre, poney de race canadienne-française ».
L’appel de la race ne doit pas nous mener si loin.
!
!
!
!
!
!
(Cégepropos, 1982)
!
!
87"
!
18. L’ORIENTATION
!
Pour s’orienter, il faut, de toute évidence, savoir où se
trouve l’Orient. Retrouver le nord, ou l’est, ou le sud, peut
donner les mêmes résultats quand tu es dans le doute ou
franchement déboussolé. L’important, c’est d’avoir des points
de repère extérieurs à ton Ça, à ton Moi et même à ton
Surmoi. Car prendre ton nombril pour boussole, c’est aussi
risqué que prendre à cette fin un trente sous, un navet ou un
bilboquet (même si c’est celui de Trudeau).
!
C’est un problème plus sérieux qu’il n’en a l’air. Tout le
monde voit la nécessité du sens de l’orientation, en mer, en
forêt, dans une ville, dans une mine, dans l’Édifice G du
ministère de l’Éducation ou dans la Maison des fous d’Astérix.
Aussi important que le sens de l’équilibre quand on roule en
motocyclette ou qu’on marche sur un fil de fer au-dessus des
Chutes Niagara. L’instinct, formé par l’expérience, joue ici un
grand rôle: les Amérindiens de jadis n’avaient pas de boussole,
mais lâchés sur le continent nord-américain, ils perdaient
moins facilement le nord que le gars de la rue Ste-Catherine
lâché dans les vergers de l’Estrie, avec boussole dans la main
droite et doctorat en géographie dans la main gauche.
Quand on n’a pas suffisamment cultivé son sens de
l’orientation, le bon sens commande qu’on l’étaye par des
instruments comme la boussole, l’astrolabe, le sextant ou le
radar. En aucun cas, il n’est conseillé de prendre pour guide
!
!
88"
!
son nombril ou sa « lumière intérieure ». Car le nombril et la «
lumière intérieure » ont besoin d’être aimantés à leur tour par
quelque chose d’autre, quelque chose d’extérieur. Ce qui
demande un peu plus d’explication.
!
Faire de l’Ego le centre et le juge de tout, c’est à la fois
une nécessité et un terrible danger. Nécessité, car chaque être
humain doit devenir lui-même, échapper à l’asphyxie du ON
anonyme et in-signifiant. Pour signifier, il faut ÊTRE, et être
farouchement soi-même, et non pas n’importe qui. Nous
détestons à bon doit les NON-identifiés, les Protées
insaisissables comme brumes soumises au hasard du vent. Qui
disent OUI ou NON, selon que l’écho de la multitude leur
impose de dire OUI ou NON. D’une part.
D’autre part, ce JE se construit par une infinité d’apports
extérieurs. Ce nombril est en relation étroite avec le cosmos,
physique et intellectuel. Notre intelligence devient elle-même,
dans la mesure où elle est approvisionnée par les sens qui
saisissent la réalité extérieure et dans la mesure où elle
s’alimente aux idées venues de tous les azimuts. Comment
alors être soi-même, tout en étant ouvert à tout le reste, en
relation vitale avec tout le reste?
Ce que nous avons en commun avec tous les autres
hommes, dans l’ordre physique, intellectuel et moral, est
prodigieusement vaste; ce lien commun sert de base à notre
enracinement dans le cosmos matériel et humain. Ce qui
!
!
89"
!
devrait nous enseigner l’humilité, c’est-à-dire la vérité,
indispensable à l’équilibre mental: payer une partie de nos
dettes par la reconnaissance et la louange, est-ce si dur?
!
Par contre, ce que nous avons en propre, est non moins
prodigieux. Prodigieux, parce que unique. Parce que toutes
les hypothèses et synthèses des autres, même si elles sont
objectivement très valables, géniales même, sont parfaitement
stériles pour nous, aussi longtemps que notre être profond ne
les a pas assimilées. Quand elles sont assimilées, elles
deviennent quelque chose d’inédit, parce que ce sont des
vérités faites chair, incarnées dans chaque homme pour
devenir une réalité nouvelle.
Un même suc nourricier, puisé dans le terreau commun,
donne une marguerite, un pommier ou un lys. Le même
christianisme donne un François d’Assise, un saint Augustin,
un Pascal, une Marie de l’Incarnation, un Chesterton, une
Jeanne d’Arc ou une Thérèse de Lisieux. Si nos emprunts
n’arrivent pas à cette transsubstantiation, alors ils ne servent
qu’à meubler les tiroirs de la mémoire. Ils ne produisent pas
nos fleurs, parce qu’ils ne reçoivent rien de notre terreau.
!
Est-ce un drame pour un homme de ne produire que ce
qu’il a crée de toutes pièces? Ce ne serait pas un drame, ce
serait au contraire une prodigieuse réussite, si c’était possible.
Mais est-ce possible? Comment le savoir, sinon en
!
!
90"
!
comprenant ce que les hommes créateurs ont créé, par quel
cheminement ils sont arrivés à produire des oeuvres à la fois
fortes, vraies et nourrissantes, marquées au sceau indélébile
de leur personnalité?
!
Si tu poses cette question à un étudiant ou à un autre qui
n’a pas encore trop d’expérience, il répondra, pour peu qu’il
soit sincère, à peu près ceci: Pour créer une oeuvre originale,
un créateur doit, dans toute la mesure du possible, partir de
zéro, ne rien emprunter aux autres, et tout tirer de son propre
cerveau vierge. » S’il répond autre chose, c’est, ou bien qu’il
triche avec sa propre conviction, ou bien parce qu’on lui a
déjà dit que sa conception de la créativité et de l’originalité
était erronée. Il n’en est pas convaincu, mais il fait semblant
de l’être, pour s’éviter des ennuis inutiles. Se peut-il que cette
conviction s’enracine profond dans la suffisance aveugle?
Chacun de nous a peut-être commencé par se dire qu’il était,
ou serait, à l’origine de tout?
Un peu plus d’expérience, de lecture et de réflexion nous
apprend que c’est exactement le contraire qui est vrai. Les
peintres les plus révolutionnaires, les plus personnels, les plus
novateurs, sot précisément ceux-là qui se sont longuement et
abondamment nourris aux oeuvres de leurs prédécesseurs. Il
suffit de lire le journal de Delacroix ou le livre que Rodin a
écrit sur les cathédrales du Moyen Âge. Les sublimes et
uniques dialogues de Platon nous renseignent non moins
!
!
91"
!
éloquemment sur ses lectures. Et tu en arriveras à la même
conclusion en lisant la Divine Comédie ou La Légende des
siècles. Le fulgurant Einstein est, lui, aussi, l’héritier conscient
des travaux scientifiques accumulés au cours de
trois
millénaires.
Ce qui est vrai de la création dans l’ordre de l’esprit, l’est
également de la création dans la conduite de sa vie
quotidienne d’homme. Celui qui n’éclaire pas le présent à la
lumière du passé, qui ne peut prendre suffisamment de recul
face à ce présent, qui vit hypnotisé par le présent, c’est lui
précisément qui est le plus inapte à saisir le présent et à le
transformer. Il est emporté par les tourbillons du présent, il
est le jouet passif des modes, des sondages d’opinion, des idées
aussi creuses que populaires.
Comment pourrait-il créer des fleurs, lui qui manque de
racines, lui dont toute la consistance est faite d’un assemblage
hétéroclite de feuilles artificielles qui ne tiennent en place
qu’aimantées par les courants électriques de l’opinion?
Il n’a pas de point de repère fixe; en conséquence, il flotte
à la dérive et devient aussi stérile qu’une algue déracinée. Sa
vie, sa pensée, entre les deux pôles de la naissance et de la
mort, voguent sur un océan dont les vagues successives
effacent le sillon comme celui d’un navire transatlantique. Et
plus il plongera dans le seul présent, moins il ne surnagera
dans l’ordre de la pensée et de la création. Il se noiera dans le
présent; il deviendra sans prise sur le présent, dans la mesure
!
!
92"
!
même où il n’a pas su s’en abstraire suffisamment pour y voir
clair. Il est hypnotisé par le présent, trop près du présent pour
le voir. Il ne peut pas lire le présent, parce qu’il a le livre du
présent plaqué sur la figure.
!
Pour échapper aux remous de cet activisme creux, il faut
s’ancrer dans la contemplation. Et quand tu contemples, ce
sont forcément les vérités éternelles qui te magnétisent. Celui
qui contemple un arbre, là, devant lui, enraciné dans le
présent le plus immédiat, fait tout autre chose que river ses
yeux sur le présent: pour peu que sa contemplation se
prolonge et s’approfondisse, l’arbre échappe aux strictes
limites spatio-temporelles: il livre son passé aussi bien que son
présent. S’il est érable, il se met à parler de l’arbre en tant
qu’arbre, autant que de l’érable. Il t’oblige à transcender les
catégories étroites dans lesquelles on l’enferme par commodité
et paresse, pour se donner l’illusion de le comprendre.
En réalité, pour un philosophe ou un contemplatif fervent,
tel arbre conduit à tous les arbres, passés, présents et futurs.
Plus encore, un arbre, tel arbre, est une feuille qui porte dans
ses nervures le rayonnent de l’Être en tant qu’Être. Grâce à
l’arbre ou au chat, tu as prise sur l’ensemble des existants, de
l’Existence. L’arbre ou le chat t’obligent à généraliser, puis à
tirer de cette généralisation une synthèse valable du haut en
bas de l’arbre généalogique des êtres.
!
!
93"
!
Qui aurait une vue intellectuelle suffisamment perçante et
une passion de même qualité pour la vie, pourrait passer sa
vie, couché sous un arbre, à reconstruire le cosmos, l’homme...
Il n’y arriverait jamais. Mais cette recherche est la passion
essentielle de l’homme en tant qu’homme; et chaque fois que
l’homme fait taire son agitation plus ou moins vaine, l’arbre
l’invite à reprendre, dans son ombre, cette contemplation
passionnée. Je vois mon chat enroulé dans sa longue et
voluptueuse méditation, et je me dis que c’est là une bien
agréable analogie.
!
Si l’arbre, regardé de façon quelque peu attentive, force le
contemplateur à sortir des limites étroites de l’espace et du
temps afin de voir réellement l’arbre, objectivement, pris dans
un réseau illimité de relations, chez le contemplateur il se
produit en même temps un autre travail d’approfondissement:
celui de son être.
Il ne peut plus se contenter de réagir superficiellement; il
doit descendre au plus profond de lui-même pour répondre de
tout son être aux questions que lui pose l’arbre. Si l’arbre se
donne à lui avec son contenu riche de tous les êtres, lui-même
doit se donner à l’arbre avec son être global, mobilisant tout
son passé et son présent, aussi bien que tout le possible de son
futur.
!
!
!
94"
!
La contemplation de l’homme pose exactement le même
problème, exige la même ouverture, la même aptitude à lire
autre chose que le superficiel et le présent. Un homme, tout
homme, est un condensé de l’Humanité. De l’Humanité
physique, évidemment, mais aussi, surtout, de l’Humanité
intellectuelle et morale. Son patrimoine déborde infiniment les
limites de l’espace et du temps. Si je ne tiens compte que de
son seul présent, je l’ampute de la moitié de lui-même. Un
homme qui regarde un autre homme, doit s’efforcer de le voir,
de le saisir dans toutes ses dimensions; et lui-même qui
regarde, dans la mesure où il regarde attentivement, le
regarde avec tout son propre passé, tout son propre présent.
C’est dire que pour s’orienter dans ce genre de
contemplation, il faut autre chose que la « lumière intérieure »
qui, utilisée seule, ne te permettrait que d’explorer ton petit
monde, indépendamment de tout le reste qui le conditionne et
l’explique en partie. Il faut aussi autre chose qu’une attention
aiguë portée au présent, puisque ce présent est riche de tout le
passé, ne peut s’expliquer que par l’éclairage du passé.
!
Ce qui devrait nous convaincre de quelques évidences.
1o Qu’il faut se donner, sur l’homme, sur la société et sur
la vie, d’autres connaissances que celles distribuées par les
mass media hypnotisés par le présent, et encore le présent le
plus superficiel. Lire ce qu’on a dit de l’homme et des
civilisations, se donner une vision en perspective, en
!
!
95"
!
profondeur, pour que notre vision de la vie actuelle soit autre
chose qu’un papillonnement, un tourbillon d’images
évanescentes à la surface de l’écran ou du lac.
2o Dans cet océan d’informations et d’influences
centrifuges que m’apportent les sens, les idées, les réalisations
des hommes passés, dans les remous des modes et des vagues
contemporaines, suffira-t-il que, nouvel Ulysse, je me bouche
les oreilles de cire et me fasse attacher solidement au mât du
navire, puis fermer les yeux et me concentrer sur ma « lumière
intérieure »? Suffira-t-il que dans ce bazar cosmique, je passe
en collectionneur averti, me constituant peu à peu un musée
domestique de bon goût avec un peu de bouddhisme, de
platonisme, de zen, d’ıncas, de Fra Angelico, de Freud, de
Howard Hughes, de Baudelaire, de Wagner, de
structuralisme, de « déconstructivisme », de « fédéralisme
rentable », de féminisme militant ou d’antiféminisme
anonyme? Un peu de tout, rien de trop. Un cosmopolitisme
élégant et pacifiste, une « ouverture d’esprit » telle que mon «
centre est partout et ma circonférence nulle part » ?
!
À quoi servent toutes ces « valeurs », si elles sont
centrifuges? Si elles s’accumulent dans une incohérence de
foire et de « marché aux puces »? Suffira-t-il de les enraciner
dans mon ÇA, de les réchauffer de ma « lumière intérieure »,
de les arroser de mes larmes de joie, pour qu’elles croissent et
s’épanouissent comme un arbre?
!
!
96"
!
Suffira-t-il de me prendre vigoureusement en main,
comme un Surhomme, de serrer les dents, de me faire l’unique
architecte de mon Surmoi, de faire de mon intelligence
l’unique arbitre et de ma volonté l’unique outil de ma
destinée? Me créer, m’élever fièrement comme une pyramide
dans le désert, un temple bouddhiste dans la jungle ou une
Tour Eiffel dans le tumulte urbain? Pour dire, en finale:
Vous m’avez fait vieillir puissant et solitaire,
Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre.
!
Bref, croire en l’homme, est-ce suffisant pour un homme,
pour faire un homme? Tout criminel croit en l’homme, veut
réaliser son Moi, et il ne manque pas de « lumière intérieure »
pour éclairer ses projets criminels et son cheminement. À
l’autre bout de l’échelle humaine, le génie croit en l’homme et
en donne une version plus satisfaisante. Mais quand je serais
Mozart ou Shakespeare, je me poserais la même question que
se pose tout homme venant en ce monde: L’homme a-t-il du
sens? A-t-il un sens autre que le sens, la direction et le terme
qu’il se donne? On peut tout faire pour brouiller cette
question, pour la discréditer, pour l’oublier. Mais elle revient
toujours, lancinante, obsédante. Et les réponses apportées
s’étalent, du pessimisme noir goudron à l’optimisme rose
Pompadour.
!
!
!
97"
!
Comment me construire de façon cohérente avec cette
gamme d’hypothèses et de synthèses centrifuges? Suffira-t-il
de dire: Eux, ils ont pensé cela; moi, je pense ceci. Ce que je
pense me suffit. Restons-en là. Comme l’arbre assimile ce qu’il
peut du cosmos, moi je ferai ma petite synthèse du cosmos et
de l’homme pensant. Je serai peut-être dans l’erreur, mais au
moins j’aurai fait MA vérité. Apparemment, il n’y a pas UNE
Vérité; la seule vérité pour l’homme, c’est celle qu’il se donne.
Autant d’hommes, autant de vérités. Alors, que chacun fasse
la sienne, avec ce qu’il a d’intelligence et de volonté! »
D’autres élargissent un peu plus l’horizon, en disant qu’en
plus des vérités individuelles, il y a des vérités collectives. Il
faut bien qu’ils en arrivent au moins là, puisque, autrement, la
vie est invivable: chacun serait cimenté, emmuré dans SA
vérité, sans espoir qu’elle puisse communiquer avec celle des
autres, non moins cimentée et emmurée. Comment alors
pourraient exister la feuille, la société, et tout ce que les
hommes ont et font en commun? Comment pourraient-ils
créer des langues, de la musique, de la poésie, des lois, des
gouvernements, des chartes des droits? Le simple fait qu’ils
créent ces choses prouve à l’évidence qu’ils sont convaincus
qu’il existe d’autres vérités que les vérités individuelles.
Leur acharnement à créer ces outils communs prouve en
outre qu’ils croient à une vérité idéale, vers laquelle ils tendent
dans la jungle de leurs vérités individuelles et collectives.
Toute revendication s’enracine dans cette conviction que
!
!
98"
!
l’homme peut et doit rechercher la vérité. L’anarchiste à l’état
pur, c’est un être imaginaire, une contradiction dans les
termes: pour vouloir instaurer systématiquement le désordre,
il faut croire, dur comme un dogme, que l’ordre du désordre
est l’idéal de l’homme. LA vérité de l’homme, de tout homme,
pas seulement celle du dénommé Anarchiste.
Léo Ferré, par exemple, se dit anarchiste; mais il est
convaincu que tous les hommes doivent être anarchistes, que
LA vérité qui devrait rassembler tous les hommes lucides et
de bonne volonté, c’est LA loi sublime et absolue de
l’Anarchie. « Quand les hommes vivront d’Anarchie, il n’y
aura plus de misère... Quand tu auras démoli tout ce qui
bouge et aussi tout ce qui ne bouge pas, en commençant par
les arbres de ton voisin, le chien de ton voisin, la maison de
ton voisin et la tienne avec toi et ton voisin dedans, alors ce
sera le début d’un temps nouveau. Tu ne seras plus lié à rien,
par rien. Tu ne seras plus obligé d’aimer et de respecter quoi
que ce soit. Ce sera le vide exaltant, avec toi, vide, au milieu
du Vide universel. Alors, mais alors seulement, tu seras un
homme, un vrai, mon fils anarchiste! »
!
Le déterministe pur, lui, utilise toutes les ressources de
son intelligence pour prouver que tout, y compris la raison et
la volonté humaines, est sous le joug des lois d’airain aveugles
et tyranniques. Le nihiliste et l’anarchiste, eux, utilisent cette
même raison pour prouver que tout, y compris la raison, doit
!
!
99"
!
être systématiquement démoli, parce que absurde, sans raison
justifiant son existence.
Dans les deux cas, vous obtenez un homme congelé, dans
un univers absurde et glacé. Et si tu n’en arrives pas là, c’est
tout simplement, mon fils, parce que tu n’es pas assez logique
dans ton déterminisme et ton anarchisme. Tu fais du
Déterminisme et de l’Anarchisme du dimanche. Tu n’a pas la
logique et surtout le courage minimum de te suicider. Il ne
reste plus de vivant chez toi que l’instinct de conservation. Tu
t’es libéré de ton intelligence et de ta volonté; c’est désormais
l’instinct de survie qui prend les commandes de l’homme
devenu enfin assez raisonnable pour ne plus vivre que
d’instinct.
Cet instinct est un bon guide pour l’animal; mais pour
l’homme?
!
!
!
100"
!
19. VOCATION ESSENTIELLE
!
Notre vocation essentielle, c’est la contemplation.
Fervente, gratuite, désintéressée. Avec sa conséquence toute
naturelle: la louange pure, hommage brûlant à la splendeur de
l’être contemplé, aimé, adoré.
!
Dans l’ordre spirituel, et aussi bien dans l’ordre naturel.
Dans la communion à l’Être, et dans la communion à tous les
êtres. Quand tu pries et contemples, avec une nette priorité
donnée à la louange enfantine ( « Si vous ne devenez
semblables à de petits enfants ... »), plus attentif à goûter le
pain de l’amour gratuit qu’à réclamer le pain quotidien. L’un
et l’autre; mais l’un avant l’autre, du moins dans l’intention, le
désir et la faim.
Et dans l’action temporelle, quotidienne, terrienne,
terreuse, terre-à-terre, la quête de la contemplation. Les
racines, tout le réseau des fibres, des branches et des feuilles,
aimanté par l’inutile parfum de la fleur à naître, et par son
sourire fragile, éphémère, irremplaçable.
!
Et alors, la hiérarchie qui s’impose, avec la rigueur de
l’évidence: l’ordre de la charité, le plus gratuit, le plus fécond
et le plus profond de tous les ordres; puis, l’ordre de la
connaissance, si elle s’épanouit en sagesse et non en
encyclopédie; puis, conjointement ou en parallèle, la création
et la contemplation artistiques, mobilisant et comblant toutes
!
!
101"
!
les facultés intellectuelles, l’imagination, la sensibilité et le
coeur.
Après quoi vient la liste interminable des actions où le
corps a plus de part que l’esprit; et où l’esprit a plus de part
que l’âme. Vaste royaume de l’Utile, où le Gratuit surnage
avec l’aisance plus ou moins admirable du scaphandrier.
Et si on ne voit pas ces trois niveaux, avec la nette
distinction qu’il y a entre eux, alors on marche sur les mains.
Le corps, l’esprit et l’âme ne sont pas trois zones autonomes;
c’est une évidence. L’autre évidence, non moins lourde de
conséquences, c’est que l’on peut exceller dans l’un des trois
domaines, et être fort handicapé ou pratiquement nul dans les
autres. Et qu’un homme doit investir le meilleur de ses
énergies à s’ouvrir vers le haut. Faire ceci, mais surtout ne pas
omettre cela, l’essentiel.
!
Or, les activités gratuites d’ordre contemplatif, ce sont
précisément les plus négligées; par la collectivité, cela va de
soi; mais aussi par les individus, ce qui ne devrait pas aller de
soi. Car il devrait aller de soi qu’un homme s’occupe en
priorité de son esprit et de son âme, qu’il réserve la meilleure
part de son temps à la contemplation gratuite; que du moins il
en éprouve une soif ardente, et alors cette source en lui finirait
bien par se frayer un passage, au milieu du tohu-bohu
matérialiste.
!
!
102"
!
Certes, la majorité des hommes doivent encore, pour
survivre physiquement, investir presque toutes leurs énergies
dans des activités si harassantes que leur âme et même leur
esprit ont peu de loisir pour s’exercer. Pour le faire, il leur
faudrait de l’héroïsme, une prodigieuse puissance
d’abstraction, de dépassement, de concentration.
Pourtant, malgré tout, ils sont, pour la plupart, plus
équilibrés et vertueux que la majorité de ceux qui sont libérés
de ces contraintes. La pauvreté, par exemple, n’est pas
automatiquement source de vertu, mais, au total, elle est
moins néfaste que la richesse et la facilité. Les pauvres et les
opprimés, c’est une évidence, ont toujours été, globalement,
plus estimables, équilibrés et humains, que leurs riches,
puissants et honorés oppresseurs. Ces derniers ne doivent pas
en tirer la conclusion criminelle : Nous leur rendons donc
service en les exploitant; donc, de quoi se plaignent-ils et de
quoi vous plaignez-vous? »
!
Ces restrictions faites, il reste à constater un autre fait
accablant: Pourquoi ceux qui sont libérés des servitudes
matérielles, se créent-ils volontairement, spontanément,
d’autres servitudes encore plus contraignantes? Pourquoi
ceux qui ont tout le nécessaire, et même un bon superflu,
consacrent-ils si peu de temps à leur esprit, et encore moins de
temps à leur âme? Pourquoi ont-ils une telle indifférence,
!
!
103"
!
pour ne pas dire un tel mépris, pour tout ce qui est d’ordre
contemplatif, désintéressé, gratuit?
Cet enseignant a-t-il des loisirs plus humanisants que ceux
du chauffeur de bulldozer? Cet industriel dont on célèbre
l’activité dévorante et les millions, quand le voyez-vous lire de
la poésie, écouter de la musique civilisée, passer de longues
heures heureuses à contempler un Vermeer, un Maillol ou un
pissenlit? Le voyez-vous souvent en train d’écrire, d’écouter
ce que son esprit et son âme auraient à lui dire sur l’homme, la
vie, sur lui-même et tout le reste?
L’avez-vous entendu souvent vous faire part de ses
recherches passionnées sur le genre de nourriture spirituelle
qui conviendrait à son âme immortelle? Ne se fait-il pas gloire
d’exclure de son agenda les préoccupations frivoles, de ne pas
céder à ce genre de tentation? S’il est chrétien, ses
connaissances religieuses ne se résument-elles pas aux
boutades éculées qu’on peut entendre sur ce sujet dans les
tavernes ou les salons huppés? Une bonne farce sur les curés
ne lui semble-t-elle pas plus nourrissante que l’Évangile selon
saint Jean? J’exagère? Est-ce moi qui exagère, caricature, ou
lui?
« Il a ses secrets, me direz-vous; il donne le change, il fait
le bouffon, précisément par respect, par pudeur, par souci de
ne pas être hypocrite. » -Peut-être. Je ne sais pas ce qu’il
chérit au plus profond de son coeur, si son ignorance crasse ne
dissimule pas un bon naturel. Mais à vouloir éviter par-dessus
!
!
104"
!
tout l’hypocrisie, l’imposture, ne tombe-t-il pas dans les
travers, le cul-de-sac de celui qui ne veut pas s’en laissr
imposer par un lever de soleil, par un Mozart, et qui ne
cultivera jamais des fleurs, sous prétexte de rester un homme
naturel, normal, un vrai! soucieux de son équilibre et de sa
bonne réputation parmi les gens sérieux ou parmi sa gang de
chums?
!
Toutes ces carapaces, de plâtre, de pierre ou de béton
armé, accumulées sur son esprit et son âme par l’homme qui a
des loisirs, beaucoup de loisirs, est-ce pour mieux protéger
son esprit et son âme, pour leur garder la saveur de l’amande
sous la coquille et la fraîcheur des sources souterraines? À
scruter les composantes, l’épaisseur et le pourquoi de ses
propres carapaces, on ne devient pas nécessairement plus
tendre pour les dures carapaces des autres. Ce n’est pas en
devenant plus mollusque qu’on devint automatiquement plus
humble et charitable. Comme ce n’est pas en excusant la
bouillie linguistique des autres qu’on se donne à soi-même
plus de consistance mentale et linguistique.
!
*
!
Le jeu, vertu dominante, activité dominante de l’enfance
et de la sagesse. Expression spontanée de la liberté, de la joie,
de l’unique nécessaire. Jouer, avec de plus en plus de sérieux,
!
!
105"
!
de conscience, d’intelligence, de consentement et de
contentement, tel devrait être l’objectif principal de tout
adulte.
De plus en plus ouvert sur toutes les possibilités, trouvant
de plus en plus de joie à remplacer le déterminisme par la libre
créativité. Un être de jaillissement, d’improvisation,
d’émerveillement. En pensée, en parole et en oeuvre.
Ne pas penser comme tout le monde, ne pas parler comme
tout le monde, ne pas faire comme tout le monde. Non par
souci d’originalité détraquée, mais par fidélité à l’Être, à son
être.
Par reconnaissance pour avoir été créé libre. Fidèle à
l’Être, et libre comme le Créateur des êtres.
!
Je me souviens d’un petit recueil de dessins
humoristiques et frais jouant à s’imaginer comment le Père
avait créé les êtres. La plupart du temps, c’est lui qui avait
l’idée de l’être à créer: il en faisait une ébauche, en traçait les
lignes maîtresses, la structure, lui donnait l’orientation, le
sens, le bon sens, puis il laissait à ses anges le soin de fignoler
les détails. Un peu comme faisait Rubens avec son équipe
d’artistes subalternes.
Mais parfois, il demandait à ses anges de s’essayer à faire
les créateurs; et on voyait l’un de ces anges en train d’inventer
le premier mouton en le tricotant avec de la laine! Dans le
genre des dessins de Yayo. Mais assez loin de Sahou Yamin,
!
!
106"
!
ou Sahoun Yami ou Sami Yaoun, ce spécialiste du MoyenOrient dont la télévision, chaque semaine au moins, sollicite le
verdict en nous le présentant sous le pseudonyme de Sami
Yahoun.
Si j’avais eu à collaborer à ce recueil de dessins, j’aurais
montré un ange assis devant un oeuf qu’il venait de découvrir
en déplaçant une citrouille et que le Père avait caché là la nuit
précédente pour prophétiser les oeufs de Pâques. L’ange, lui,
perplexe, se posait cette question qui depuis tourmente
l’humanité: Est-ce l’oeuf ou la poule...?
Celui qui avait tricoté ce dessin faisait preuve d’une
admirable sagesse. De tels hommes sont les plus capables de
prendre des décisions au plus haut sommet,
décisions
concernant les problèmes les plus urgents et les plus essentiels
pour l’ensemble de l’humanité présente et à venir. C’est rare
qu’on leur en fournit l’occasion. Peu importe! Ils décident de
l’essentiel: d’eux-mêmes, et ils créent pour les autres une zone
de liberté où, de temps à autre, ils peuvent venir jouer.
!
!
!
107"
!
20 . LE GOÛT DES RACINES ET DU VENT
!
(À Madame Hélène Pelletier-Baillargeon, Revue
Maintenant, Je vous envoie un texte un peu bousculé, et pour
cause! Je l’ai écrit dans le tohu-bohu de ma belle
grosse polyvalente de 2,700 détenus, entre les
périodes de cours. De plus, c’est le 6 mai seulement
que j’ai reçu la lettre m’invitant à participer au
prochain numéro de Maintenant. C’est loin, SeptÎles! Vigneault dirait: C’est loin pour qui ? » Enfin,
c’est loin.
J’ai essayé de ne tirer ni à gauche, ni à droite, mais
dret sur le lièvre, comme je le fais lorsque je chasse le
lièvre ou un animal bipède de notre giboyeuse
société.)
!
Je fus prêtre 20 ans, religieux 25 ans, et enseignant dans
des collèges libres pendant 20 ans. Voilà de quoi situer assez
bien son homme et faire sourire en coin ou grincer des dents
les antiçi et les antiça. Entéka, aujourd’hui je suis prêtre selon
saint Pierre, père de famille, enseignant dans une polyvalente
à l’image de toutes les autres: un éléphant femelle. Ça, c’est
aussi drôle qu’une polyvalente ou Robert Bourassa peuvent
être drôles.
!
!
!
108"
!
Jadis, pendant longtemps, je fus socialement respecté à
cause de mon état de prêtre-religieux, à cause aussi des
fonctions qui me plaçaient aux premiers rangs. Aujourd’hui, je
suis dans les rangs, respecté uniquement à cause de mon
drapeau que je porte plutôt haut et de mon panache coloré
que je protège, l’épée à la main et le sourire aux lèvres. Si, au lieu de le ranger dans ton portefeuille avec tes
polices d’assurance, tu portes ton drapeau bien haut, comme
un homme doit le porter; si tu portes un panache, au lieu
d’une caquette très démocratique; si tu n’as pas l’argent qui
protège contre la police et la Justice, presque fatalement, un
jour ou l’autre, tu tomberas aux mains de la police et de la
Justice soudoyées par les gens bien. Pas besoin d’être un La
Bruyère ou un Pascal pour savoir au nom de quoi les gens
bien détestent te voir avec ton drapeau au vent et ton panache
sur la tête; pas besoin d’être un Choquette pour t’indigner
vertueusement quand tu vois un homme, pressé par les
besoins de l’heure, donner de grands coups de pieds généreux
dans les décors de carton hypocrites et crapuleusement
démocratiques.
!
Je fus donc expulsé du Cégep de Matane où j’avais
travaillé autant et peut-être plus que tout autre, pendant 13
ans. Et par qui? Oh! par des gens très bien, bien au fait des
problèmes de l’éducation; autant, du moins, que moi je suis au
fait des sauterelles de l’Arabie saoudite. Plus précisément,
!
!
109"
!
mesdames et messieurs, il s’agissait d’un gérant de banque,
d’un comptable agréé et d’un éleveur de moutons.
Si on croit que je « charrie », on n’aura qu’à s’informer sur
place quand on fera le tour de la Gaspésie. Et que me reprochaient ces gens bien? « D’avoir fait de la
politique et d’avoir monté la tête des jeunes. » Les gens bien
ont le sens de la tradition: quand, à l’été 1973, J.P. Cloutier,
échevin de Sept-Îles et gros organisateur fédéraliste, assassina
très légalement Pierre Dufort, ce fut, textuellement, parce que
Pierre Dufort « faisait des montages de tête et était en relation
avec le communiste international. » C’est fort: à Sept-Îles,
monter des têtes (spécialité d’une tribu de l’Amazonie), et au
profit du communiste international, en plus!
Ce qui me rappelle, incidemment, qu’au cours des
événements de mai 1972, à Sept-Îles, la reine des Anglais
m’enferma 42 heures dans ses prisons, « pour avoir été sur le
point de troubler l’ordre public » Ça aussi, c’est fort.
Comment la reine des Anglais pouvait-elle savoir que j’avais
été sur le point de?
À Matane et à Sept-Îles, on refusa obstinément de me
faire un procès public, parce qu’en public l’éleveur de
moutons et leur reine auraient eu les culottes baissées, choses
que les gens de l’Ordre et de la Loi ne peuvent se permettre;
pourquoi?
!
!
!
110"
!
Je ne vous raconte pas ces petites histoires avec la
candeur d’un Yvon Dupuis nous invitant à partager les
charmes de sa vie familiale; non, c’est parce que ma petite
histoire rejoint l’histoire du Québec de ces dernières années.
Ayant toujours eu en horreur les fourbes, les politiciens
politiciens et les tireurs de ficelles diplomatiques, les gens qui
se fraient un chemin vers le pouvoir ou la tranquillité, à coups
de coudes et de genoux, à coups de couteau et de bassesses, en
rampant sous les chaises et les tapis, comment éviter qu’un
jour je rencontre des marauds sur mon chemin? J’en ai
d’abord rencontré au niveau local, puis au niveau régional,
puis au niveau national. Au rythme de ces engagements contre
les marauds, mon horizon s’élargissait. Des Jean-Jacques
Bertrand, des Jean-Noël Tremblay, des Kirkland-Casgrain,
des Cloutier, des Bourassa, ça fait choc dans la vie d’un
homme normal!
!
Mais entendons-nous: bien loin d’élargir mes horizons de
l’Atlantique au Pacifique, je devenais de plus en plus
farouchement Québécois (ce que, d’ailleurs, j’étais dès
l’origine, d’instinct); et je ne pouvais m’empêcher de voir que
tout ce qu’il y a de vivant au Québec suit le même
cheminement. Vous ne trouverez plus au Québec, parmi les
créateurs valables, 2 poètes, 2 chansonniers, 2 historiens, 1
musicien, 1 philosophe, 2 peintres, 1 cinéaste, capables de
!
!
111"
!
chanter le Grand Canada anglais; ils n’ont pas, ils n’ont plus le
coeur à ça: ils sont Québécois, ou ils ne sont pas.
Ce qu’il y a de sain, de plus vivant dans notre race a pris
position pour notre race. Pas nécessairement dans le Parti
Québécois, mais nécessairement contre des gars comme
Loubier, Dupuis, Bourassa et Trudeau; contre la démission
rentable, les compromis bas, les accouplements culturels, les
grandeurs délavées dans trois océans.
Cette démarcation, on la voit s’accentuer d’année en
année, d’une élection à l’autre, d’une saison à l’autre. Il faudra
bien qu’un jour nos quatre saisons soient québécoises, comme
les quatre saisons suisses sont farouchement suisses.
Après le long hiver passé sous la croute des conquérants
et de leurs successeurs, les francofuns-canadian-québécois
fédéralisants, ce n’est pas encore au Québec juillet et ses
roses, mais il y a du printemps dans l’air, le printemps de
Gaston Miron, de Raoul Duguay, de Pauline Julien, d’André
Gagnon, de Monique Leyrac, et de milliers d’autres de même
sève, de même parfum, de même race. Face à de telles
montées de sève, les vagues portant en triomphe 102 Libéraux
ne peuvent impressionner que les badauds et ceux qui ne
savent pas interpréter les signes du printemps.
!
Tandis qu’autour de Bourassa s’agglutine tout ce qui sent
l’imposture: Bourassa construit! », qu’ils disent. Eh oui! C’est
triste, un chef de gouvernement qui ne rallie pas, qui n’incarne
!
!
112"
!
pas ce qu’il y a de plus généreux et authentique dans son
peuple. Comment voulez-vous qu’un Miron se reconnaisse en
Bourassa? Et quand Bourassa et Cloutier parlent de «
souveraineté culturelle », qui, en dehors des imbéciles, peut les
prendre au sérieux? Ils en parlent parce qu’on leur a dit d’en
parler; ils en parlent parce que c’est devenu rentable.
!
Il arrive qu’un peuple se donne pour chef un homme qui
symbolise la race: un De Gaulle, un Churchill et un Nixon,
hélas! Il arrive aussi que les chefs de nations incarnent ce qu’il
y a de plus mesquin dans la nation et qu’ils donnent le change
aux badauds avec leur écrasante majorité d’un jour. Que
reste-il de la majorité libérale, si vous déduisez le vote anglais
du Québec? Bourassa incarne le peuple québécois à peu près
comme Jean-Noël Tremblay et Kirkland-Casgrain
représentaient les créateurs québécois. C’est ça, de
l’imposture. Grâce à Dieu, cette imposture devient de plus en
plus évidente.
!
Le printemps, outre les signes déjà mentionnés, c’est que,
pour la première fois depuis un siècle et demi, une ligne de
démarcation nette se dessine entre nous et les autres, entre les
représentants de la race et les hybrides soutenus par « les
autres ». Pour la première fois, depuis un siècle et demi, nous
avons une opposition parlementaire québécoise, et non une
opposition fédéraliste en désaccord mineur avec un
!
!
113"
!
gouvernement colonisé. Si faible en nombre que soit cette
opposition, elle s’appuie sur 1 million de Québécois. Et pour
une fois, après une si longue soumission, les enfants humiliés
savent qu’ils ne sont pas des bâtards et que c’est le
commencement de la fin pour la dynastie des mulets.
!
C’est sans doute cette prise de conscience collective des
Québécois qui est le fait marquant au Québec, ces vingt
dernières années. Plus que le « rattrapage » économique et
que tous les autres « rattrapages ». S’il est vrai que, pour une
collectivité comme pour l’individu, le rattrapage le plus
urgent, c’est de rattraper son âme, de ne pas la laisser tripotée
aux mains des autres.
!
J’ai la prétention d’avoir cheminé en ce sens avec ceux de
ma race. Malgré ma culture très classique, apparemment très
désincarnée, déracinée. Mais le déséquilibre, la
désincarnation, ce n’est pas d’aimer Tacite, Platon, Virgile et
Gaston Miron d’un égal amour; c’est plutôt d’opposer Tacite
et Miron, Alain Grandbois et Paul Chamberland. Le barbare,
ce n’est pas celui qui peut lire Platon en grec après avoir
chassé le lièvre québécois; le barbare, c’est celui qui, n’ayant
jamais lu Platon ni Miron, se plaît aux discours d’un LouisPhilippe Lacroix, assez pour en faire le Whip de son parti.
Un arbre bien enraciné sait autre chose que son clos ou le
clos du voisin: il peut voyager avec les nuages dans le ciel, et,
!
!
114"
!
quand il n’y a pas de nuages, voir la Grande Ourse pivoter sur
sa queue ou entendre les nébuleuses lui parler une autre
langue que celle de Louis-Philippe Lacroix. Pour moi, Virgile
et Shakespeare seront toujours plus vivants que la majorité de
mes contemporains. Et je ne vois pas en quoi l’Exsultet pascal
ou le vieux soleil empêcherait de goûter Léo Ferré ou Robert
Charlebois. Je sais que pour produire des choses vivantes, il
faut être profondément enraciné dans un temps, dans une
race, en un lieu. Mais l’arbre, et surtout l’homme, ne vivent
pas que de racines.
En même temps que j’écoute la sève québécoise chanter
ou gronder dans mes racines, j’entends retentir dans mes
fibres et mes feuilles le cri d’Antigone, le fouet de Tacite et le
galop du cheval de Roland.
Miron dit: « J’entends surgir dans le grand inconscient
résineux le tourbillon des abatis de nos colères. » Moi aussi je
l’entends, avec le chant du merle qui invoque le printemps sur
la plus haute branche de l’arbre.
!
( Le 9 mai 1974)
!
!
!
115"
!
!
21. C’EST DEMAIN QUE J’AVAIS VINGT ANS
!
C’est Vigneault qui le dit; ça doit être vrai. Écoutez bien
ce qu’a écrit un autre poète bien inspiré: « Le secret du poète
consiste à dire la vérité si clairement et si simplement que
personne ne croie un mot de ce qu’il dit. »
!
Y croyez-vous que c’est demain que vous aviez vingt ans?
Ça m’étonnerait, car la formation reçue vous amène sans
doute à croire tout spontanément que la pensée d’un poète
flotte quelque part au-dessus des nuages, hors du temps et de
l’espace.
Et pourtant, pourtant, ce que dit Vigneault est très simple:
quand tu vis bien, c’est devant toi qu’est la jeunesse, car le
temps nous est donné pour rajeunir. Et ça prend du temps,
beaucoup de temps, pour nous arracher aux ornières et pour
sortir des moules, avec l’intention de commencer enfin à
devenir nous-mêmes. C’est demain que nous ferons de
grandes et belles choses! C’est demain que nous serons un peu
moins cons. Hier et aujourd’hui, ce que nous avons fait, toi,
peut-être, et moi, sûrement, c’est peu. Pouvez-vous dire le
contraire? Si oui, c’est inquiétant. Mais demain, oh là!
attendez et vous allez voir ce que vous allez voir...
Avoir vingt ans quand on a vingt ans, ce n’est pas bien
difficile. Tout le monde peut faire ça, bien facilement. C’est
aussi facile qu’avoir eu vingt ans, si aujourd’hui tu as deux fois
!
!
116"
!
vingt ans. Mais dans vingt ans, si vous avez encore vingt ans,
ça ce sera plus digne de mention.
!
Les professeurs qui ont enseigné au Cégep de Sept-Îles ou
ailleurs ces vingt dernières années, et tous les autres «
intervenants auprès du s’éduquant », c’est demain qu’ils vont
tous sortir de la moyenne, pour devenir excellents? C’est
possible. Mais c’est à voir. Souhaitons que nos descendants le
voient.
Les élèves qui sont passés par le Cégep de Sept-Îles ces
vingt dernières années, c’est demain qu’ils vont nous tous
nous étonner par leur excellence? Peut-être. Souhaitons-le à
leurs descendants.
Dites-moi: demain, est-ce que nous ne pouvons pas être
meilleurs, bien meilleurs que nous le sommes aujourd’hui?
Sûrement. Si nous travaillons d’arrache-pied pendant vingt
ans et plus.
!
À quoi servirait-il de célébrer un vingtième ou un cent
vingtième anniversaire, si ce n’était pour nous rappeler
vivement que le sommet de la montagne est encore loin, que le
plus difficile et le plus beau reste à faire? Qui d’entre nous a
déjà planté son drapeau au sommet de sa montagne?
« On n’a pas toujours vingt ans », dit un vieux proverbe,
tordu de nostalgie creuse et ankylosé de rhumatisme mental.
Sapristi! heureusement qu’on n’a pas toujours vingt ans! Car
!
!
117"
!
à vingt ans, on n’était pas rendu bien haut au flanc de sa
montagne. Pour parler plus franchement: on était plutôt con.
!
Si c’est demain que nous avions vingt ans, ça mérite un
toast. Levons nos verres, nos têtes et nos coeurs à nos glorieux
vingt ans à venir!
!
!
!
118"
!
22. FAUTE DE NIVEAU
!
On me communique le message suivant, émis par une «
personne-cadre » du cégep: « Mme X ne pourra être présente
à vos cours, faute de décès dans sa famille. »
Le message est clair, très clair: il me dit que cette élève
sera absente parce que personne n’est mort dans sa famille. Le
message a beau être clair, il m’étonne. Il m’incite à tirer la
conclusion suivante: Quand cette élève est présente à mes
cours, c’est parce qu’il y a un décès dans sa famille, et elle
vient à mes cours pour me témoigner sa sympathie.
Toi aussi peut-être, ça t’étonne, une pareille logique? Et
tu te demandes: « Est-ce l’élève qui est victime de
paralogisme, ou la personne-cadre qui faute, faute de savoir
s’il y a faute ou pas? »
!
Ça ne m’étonnerait pas outre mesure, dans l’état actuel de
notre civilisation, de recevoir bientôt un autre message disant:
Les élèves Z et Y seront absents au niveau du décès de son
père ». Car un des cadres syndicaux des chauffeurs d’autobus
de la CTCUQ et « porteur du dossier » des griefs de ses
collègues, nous disait récemment vouloir entreprendre des
moyens de pression « parce qu’il y a trop de coupures au
niveau des costumes ». Ce monsieur se sent-il mal à l’aise dans
l’autobus parce que le niveau de son costume a été coupé? Et
coupé au niveau des mollets, ou au niveau des cuisses? Allez
donc savoir!
!
!
119"
!
Au Québec, actuellement, on n’a jamais parlé autant de
niveau, et apparemment bien peu savent ce que c’est, un
niveau. Chose certaine, le niveau le plus utile pour l’homme,
c’est celui qu’il porte dans sa tête. Avec ce niveau-là, s’il est de
niveau, il peut mettre ou remettre d’aplomb pas mal de choses.
Mais faute d’utiliser intelligemment ce niveau mental, tous les
autres niveaux seront détraqués. Peu importe que la majorité
soit positive ou négative envers son égard, comme dirait Denis
Savard, un de nos hockeyeurs forts en tour du chapeau mais
plutôt faibles à l’intérieur du chapeau ou au niveau du casque
protecteur.
!
Voilà un autre sujet dont on pourrait se faire faute de ne
pas parler au niveau de notre prochaine réunion pédagogique.
!
(L’échange, bulletin du Cégep de Sept-Îles)
!
!
!
!
!
!
120"
!
!
23. LA TULIPE ROUGE
et
LE ROUGE DE LA TULIPE
!
C’était le 20 mai, je crois. Une tulipe, pour la première
fois, sur invitation du soleil, se balança en jupon rouge au
sommet de sa tige.
Un curieux de personnage passa par là. Il vit la tulipe, ne
put s’empêcher de voir aussi le rouge de la tulipe, et en tira la
conclusion que le rouge serait plus intéressant à regarder s’il
n’y avait pas la tulipe.
C’est à croire qu’il y a matière à procès entre la tulipe
rouge et le rouge de la tulipe. Il y aurait, il y a, les fans de la
tulipe rouge et les fans du rouge de la tulipe. Les autres, plus
simples et directs, ne se sont jamais demandé si la tulipe serait
plus intéressante et agréable à regarder si elle n’était pas
rouge, si elle était débarrassée du déguisement superflu de la
couleur. Et ils ne se demanderont peut-être jamais si le rouge
ne serait pas plus agréable à regarder s’il était débarrassé de la
tulipe.
!
Je dis cela sans mauvaise intention, mais parce qu’un de
mes amis m’a fait récemment l’étrange aveu qu’on va
entendre.
Je lui avais envoyé quelques-uns des tableaux que je crée
à l’ordinateur. Au gré de l’inspiration, de la température et de
!
!
121"
!
mes humeurs, je prends pour thème les chansons des poètes
québécois, les grandes légendes grecques ou latines, Tit-Paul
la pitoune côtoyant « Ariane ma soeur d’amour blessée », les
épinettes de la Côte-Nord, la Loi C-20 sur la clarté
référendaire, ou tout autre sujet qu’il te plaira de t’imaginer ou
de me suggérer à l’occasion, en passant par Jonas, Zachée, la
Nativité et la Résurrection.
Mon ami, lui, se disait agréablement surpris par les
couleurs que je créais (il n’avait jamais pensé ça de moi), mais
il aurait préféré pouvoir les contempler seules, sans avoir à
déchiffrer les fables, les symboles et les histoires qu’elles
semblaient avoir la prétention de raconter. « Bravo pour les
couleurs! Mais si tu pouvais nous dispenser de déchiffrer tes
fables, ce serait beaucoup mieux. »
!
Il n’a pas dit exactement cela, mais c’est à l’évidence ce
qu’il voulait dire. Il y a des choses qu’on peut démêler sans
l’aide du psychiatre. Et comme sa remarque m’avait fait
quelque peine, j’ai consulté la tulipe rouge de mon jardin pour
savoir ce qu’elle en pensait et ce qu’il fallait en penser.
La réponse de la tulipe ne se fit pas attendre, sans doute
parce qu’elle était quelque peu indignée par le non sens de la
question. C’est mystérieux, le langage de la tulipe, autant que
celui du huard et la turlutte du merle enivré sur la plus haute
branche de mai. Il n’empêche: si on le mérite, on arrive à les
!
!
122"
!
entendre et à s’en réjouir de façon très sensée. Quant au
langage de la tulipe, voilà ce que j’en ai compris ce jour-là:
!
Les gens qui se disent et se veulent de gauche et, en
conséquence, réalistes, très pratico-praticalement-pratiques,
disent que le rouge est superflu quand on parle de tulipe et
qu’on tient une tulipe par sa tige: Une tulipe est un tulipe, et
sa couleur est un accident très secondaire. Cette couleur
aurait pu exister ou ne pas exister, et on aurait eu quand
même une tulipe. Ils ne semblent pas assez perspicaces pour se rendre
compte que la tulipe elle-même aurait pu ne pas exister et
qu’eux-mêmes auraient pu être ou ne pas être, qu’ils soient
blancs, noirs, jaunes, rouges ou vert écolo. Ces gens efficacespratiques-rentables s’accommoderaient volontiers d’un monde
où les couleurs, ces superfluités, n’existeraient pas. Ils en
rêvent. Mais ne pouvant réaliser ce rêve, ils croient le réaliser
autrement: en n’y pensant pas. En faisant comme si les
couleurs n’existaient pas. Comme les Mormons, les Témoins
de Jéhovah et les fervents de l’Opus Dei, ils adorent le gris
nuancé de noir, ce qui leur évite d’être distraits de l’essentiel.
!
D’autres gens ne jurent que par la couleur. À leurs yeux
éblouis, tout ce qui n’est pas couleur est terne, peu intéressant,
décevant, voire même inexistant. Enlevez le rouge de la tulipe
!
!
123"
!
rouge, et cette tulipe ne sera plus une tulipe. Il se peut même
qu’elle perde ni plus ni moins sa raison d’être.
C’est pourquoi un tableau ou un être humain, pour
signifier pleinement, ne doivent être que colorés. Si, sous la
couleur, on distingue une forme, eh bien! c’est beaucoup trop
exiger d’un tableau, et surtout du spectateur. Une couleur ne
peut bien représenter qu’un chose: la couleur. Enlevez la
couleur, et le monde n’existera plus.
Avez-vous remarqué, disent-ils, que la nuit on ne voit
rien? Et savez-vous pourquoi? Parce qu’il n’y a pas de
couleur. Sans couleur, on se demanderait donc, comme en
pleine nuit, si le monde existe. Il faudrait s’en assurer en
marchant et en regardant à tâtons. Ce qui ne serait pas drôle
longtemps.
Dans un monde idéal, il n’y aurait donc que la couleur.
Au lieu de demander à quelqu’un son âge ou son nom, on lui
demanderait sa couleur. Comme dans la nomenclature actuelle
des couleurs, on parlerait d’individus primaires, secondaires,
tertiaires, quaternaires, quinquénaires, etc. Une gamme, ou
plus précisément une palette inépuisable, extensible à l’infini.
!
La couleur, rien que la couleur! Et le monde ira mieux.
!
!
***
!
!
!
124"
!
Pensée-éclair:
« Un chandail ou une chemise sans pochette, c’est, lui
disais-je, comme un mulâtre sans zip et sans zap.
-Je ne vois pas le rapport! -Est-ce que ça serait mieux pour toi et pour lui s’il y avait
un rapport?
!
***
!
!
!
125"
!
24 . LA JUSTICE A LES BRAS LONGS ?
!
Peut-être. Mais elle a sûrement les idées courtes. Voyez
plutôt.
Quand la Justice, à Sept-Îles, veut recruter des jurés, elle
le fait à tour de bras longs. Cette année, elle en rassemblait
400, le 11 janvier, au Palais de justice.
!
Quand tu es convoqué par la Justice aux bras longs, tu
ne ris pas avec ça, et tu te présentes au rendez-vous, avant
l’heure. C’est pourquoi, ce 11 janvier dernier, vers 8h30, 400
conscrits se tenaient au coude à coude dans le hall d’entrée.
Jase, jase, parle; jusqu’à 9h30. Pourquoi la Justice croit-elle
bon de faire « niaiser » pendant quarante minutes quatre cents
personnes? Tout le monde se le demande, sauf elle.
Vers 9h30, la Justice prend la parole et dit à ces quatre
cents caves de monter dans la salle d’audience. Ça prend bien
du temps. Cette salle est encore plus petite que le hall
d’entrée; on s’y entasse donc, non plus seulement au coude à
coude, mais au fesse à fesse. Et tu attends encore, bétail docile, jusqu’à ce que la
Justice prenne les présences. C’est pas rien de prendre
environ quatre cents présences; essayez. Quand c’est enfin
fini, la Justice t’ordonne de quitter la salle et d’aller voir
ailleurs si tu y es. « ON garde ici seulement ceux qui veulent
demander une exemption. »
!
!
126"
!
!
La salle d’audience commence à se vider, très lentement.
Quand c’est à peu près fini, la Justice intervient: On s’est
trompé. Revenez tout l’monde dans la salle. » La comédie
recommence, en sens inverse cette fois. La salle, lentement, se
remplit de nouveau au fesse à fesse.
Qu’est-ce qu’on fait maintenant? On attend le juge. Il
doit être en train de déjeuner, celui-là. Après son déjeuner, il
arrive, salue amicalement les caves et décide finalement de
s’asseoir.
« Faites entrer l’accusé! » proclame-t-il. Oui, mais où
diable est-il, cet accusé fantôme? Personne ne semble le
savoir. Un employé de la Justice fait quelques téléphones, sort
s’informer auprès de la Justice externe, revient, puis attend.
Et quatre cents caves attendent avec lui que la Justice veuille
bien trouver son accusé.
Le trouvera-t-elle? Peut-être, mais Dieu sait quand. C’est
à ce moment que je décide de sacrer le camp. J’ai mon
voyage. Moi, je me sentirais incapable de faire « niaiser » ainsi
une seule personne que j’aurais convoquée. La Justice, elle,
en convoque 400 et les traite comme du bétail, sans y voir,
apparemment, aucune injustice ou folie. C’est fou ce qu’on
peut être grossier quand on a pour soi la Justice!
!
Si on me convoque pour être éventuellement juré, c’est
qu’on me croit doué d’un minimum de bon sens. Est-ce trop
!
!
127"
!
demander à ceux qui organisent la sélection de ces jurés
d’avoir, eux aussi, un minimum de bon sens et de savoirvivre? La prochaine fois qu’on recrutera 400 citoyens
innocents pour les « niaiser » pendant des heures, j’espère que
ces 400 citoyens décideront de ne plus se laisser traiter en
cons-caves par les escogriffes de la Justice. On appellera ça la
glasnost, ou, plus précisément, la déconstipation de la Justice.
!
( Le Nord-Est, 28 janvier 1990)
!
!
!
128"
!
25 . LETTRE FERMÉE à
M. Jean Bienvenue
!
Je serai bref. Parce que, comme dirait avec emphase M.
Bienvenue, je dois consacrer mon temps très précieux au
service de la très chère population de Matane et de ma
province religieuse.
!
M. Bienvenue, dans sa lettre ouverte, insiste d’une façon
peu charitable sur mes manquements à la charité. Je n’ai pas
de mal à reconnaître mes torts sur ce point. Prêtres ou
députés, mahométans ou millionnaires, chrétiens ou non
croyants, fédéralistes ou normaux, nos manquements les plus
nombreux et les plus graves sont toujours des manquements à
l’amour.
Mais il y a charité et charité. Quand Jeanne d’Arc prend
l’épée pour « bouter les Anglais hors de France », elle ne
manque pas à la charité: elle pratique la charité. Et son épée
n’est pas un simple symbole, une espèce de béret blanc
inoffensif: c’est une épée réelle, efficace. Dans l’Église de Dieu
il y a des saints agneaux; il y a aussi des saints tout aussi
charitables qui étaient des lions et qui ne rasaient pas les murs
quand ils sortaient en ville. Ils ne rasaient pas les murs, mais il
leur arrivait de raser des barbes.
!
M. Bienvenue met beaucoup d’insistance inutile à
s’étonner que je ne me sois pas présenté comme le Père
!
!
129"
!
Beaupré, prêtre de Jésus-Christ et provincial des Clercs de
Saint-Viateur. Il dit que, pour manquer plus facilement à la
charité, j’ai cru bon de ne pas m’identifier. À la suite de mon
nom, j’aurais peut-être dû ajouter B.A., Licencié ès Lettres,
Adjoint au DSP, pour que M. Bienvenue et quelques
malheureux lecteurs ne risquent pas de me confondre avec le
Géant Beaupré.
Je dirai tout simplement à M. Bienvenue que si j’étais un
lâche qui a peur de s’identifier, de s’exposer aux coups, je
n’aurais pas écrit l’article qui m’a attiré sa colère et celle des
Libéraux. J’ajouterai que je n’aime pas mettre la religion au
service de la politique, comme M. Bienvenue prend plaisir à la
faire.
!
M. Bienvenue trouve dans mon article de la poudre, de la
dynamite, des invitations à peine voilées à la violence. Pour un
peu, il en appellerait à la Royal Canadian Mounted Police. Il faudrait prendre un jour le temps de dissiper les
équivoques autour de ce mot de violence. Je n’en ai pas le
loisir ici. Il suffira de donner un exemple:
Les exploiteurs très honorables qui prospèrent à même la
misère des autres, poussent des cris scandalisés si un de leurs
exploités s’avise un jour de casser quelques vitres, quelques
dents, ou de crever quelques pneus. Violence dans les deux
cas, c’est sûr. Mais les gros parlent très peu de la grosse
violence permanente des gros, et ils insistent en pharisiens sur
!
!
130"
!
la violence des faibles, peut-être plus spectaculaire mais
habituellement moins ignoble et beaucoup moins coupable. La
violence, M. Bienvenue, c’est, par exemple, de voir, dominant
l’aéroport de Mingan, l’annonce St-Lawrence Fishing and
Hunting Club Inc. C’est ce genre de violence insolente qui
devient insupportable à ceux qui se cherchent une patrie qui
leur parle d’amour en leur langue.
!
M. Bienvenue, à l’exemple de son chef fédéral, interprète
de façon fantaisiste le vote péquiste. Selon M. Bienvenue et
M. Trudeau, 5% seulement des Québécois veulent la
souveraineté du Québec; et parmi ceux-là se trouvent les
étudiants du cégep auxquels M. Bienvenue envoie un coup de
chapeau bas, pour ne pas dire un coup bas de chapeau.
Libre à M. Bienvenue et à M. Trudeau de torturer les
chiffres pour qu’ils rendent à tout prix un son fédéraliste.
Quand nous aurons fait l’indépendance, nous en reparlerons à
MM. Bienvenue et Trudeau.
M. Bienvenue parle de son honorable majorité libérale de
3,000 voix, majorité insultée, paraît-il, par mon article; moi, je
lui parle des 600,000 Québécois insultés par ses
interprétations fédéralistes à la Trudeau.
!
Enfin, je dirai à M. Bienvenue que moi aussi, pour un
temps du moins, je préfère mettre fin à ce débat et consacrer
!
!
131"
!
mon temps précieux à écrire des lettres d’amour à Iseult,
Nausicaa et Juliette. Ce sera plus charitable, utile et agréable.
!
(La Voix gaspésienne, 10 juin 1970)
!
!
!
!
132"
!
!
!
26 . BIEN CHANGÉ ?
(J’avais envoyé à l’un de mes anciens élèves un
essai inédit intitulé Les Québécois. Il m’a dit qu’il en
avait trouvé le ton revanchard, méprisant et même
haineux. Il n’avait pu poursuivre la lecture de cet essai:
c’était trop pénible pour lui. Il disait qu’il préférait se
souvenir de l’ancien professeur qui lui enseignait le
français, le latin, le chant, le cinéma et les arts
plastiques. -Voici la réponse que je lui ai donnée:)
!
!
Tu disais donc que tu me trouves bien changé. Pour
l’essentiel, c’est faux. Pour le secondaire, c’est vrai: j’ai
maintenant 82 ans. Je n’ai plus depuis longtemps l’air d’un
jeune premier. Mais je crois pouvoir dire avec Félix Leclerc: «
Ce n’est pas parce que je suis un vieux pommier que je
produis de vieilles pommes. » Ce qui est vrai des pommes, l’est également de mes
émotions, de l’essentiel de mes idées et de mes écrits. Quant à
mes relations avec Dieu, je peux affirmer que, grâce à lui, elles
se renouvellent, se rajeunissent, s’éclairent et se fortifient à
chaque Noël de chacune de mes journées. Mais il me faudrait
un long temps pour répondre aux allégations de la Couronne.
Je résume, pour ne pas dire que je squelettise: !
!
!
133"
!
-« Revanchard, mépris, haine... », dis-tu. Et c’est vrai en
bonne partie. C’est vrai que je méprise et haguis passablement
de choses et de gens. Si tu ne méprises pas les violeurs et si tu
ne haguis pas les assassins, tu es un tiède, un neutre, un noui,
un invertébré inspirant la nausée.
Quand tu aimes, tu hais tout ce qui s’oppose à ton amour
et à ce qui te semble digne d’être aimé et défendu. -« Oui,
mais ne peut-on pas le faire avec de bonnes manières et un
bon ton (charitable)? » -C’est ce que disent les diplomates et
les impartiaux qui veulent ménager à la fois la chèvre et le
chou, Hérode et Ponce Pilate, le loup et l’agneau, David et
Goliath. En sacrifiant toujours, sur l’autel de leur lâcheté, le
plus faible et l’innocent. Au nom de « la bonne entente » et
parfois même de la charité, comme le faisaient hier encore les
nonces apostoliques en visite chez nous, pour nous inciter à la
soumission, c’est-à-dire à la démission. Ils arbitraient avec
impartialité le match David-Goliath, en recommandant aux
deux adversaires de s’abstenir des coups en bas de la ceinture.
!
Mais si tu décides de t’attaquer à « la Bêtise au front de
taureau » (Baudelaire), à la fourberie et à la domination des
Puissances aussi arrogantes que perverses, tu n’utilises pas
des plumes de serin ou des slogans nounounes comme « Faites
l’amour, pas la guerre » ou « Peace, Pot and Love. »
Le Magnificat, un chant bien chrétien s’il en est, nous dit
que le Seigneur « a déployé la force de son bras, et débarqué
!
!
134"
!
les puissants de leurs trônes. » On ne débarque pas les
puissants de leurs trônes avec des sourires onctueux,
impartiaux, et des promesses électorales.
!
Les Puissances arrogantes que j’attaque, ce ne sont pas
tant celles du passé que celles du présent. Il ne s’agit donc pas
de revanche, mais de riposte à des attaques bien d’actualité,
même si elles s’étalent sur deux siècles et demi. Et ces
Puissances m’attaquent sauvagement ou sournoisement avec
l’aviation, la marine, les blindés, le mensonge, l’artillerie
lourde, les forces d’occupation, leurs institutions supposément
impartiales comme leur Supreme Court, les millions par
centaines (ceux de commandites ne sont que la pointe de
l’iceberg), la peur et autres procédés ignobles. Et tu voudrais que je riposte avec retenue et courtoisie?
Le Chrétien promoteur des commandites, le conseiller
suprême Pelletier, le gros Ouellet, Guité, le très gros Cagliano
(« Je dis gros parce qu’il n’est pas petit » , comme le faisait
remarquer Jules Fournier parlant du gros Premier Ministre
Gouin suintant l’infamie), ces messieurs te semblent-ils
mériter respect, courtoisie et retenue?
!
Et permets-moi d’ajouter ceci: pour tous ceux-là, il
m’arrive de prier, et même assez souvent: ils ont sûrement un
grand besoin de la grâce de Dieu, peut-être pas autant que
moi, mais presque. Cela, au plan surnaturel. Mais au plan
!
!
135"
!
terrestre, temporel et actuel, ils méritent d’être combattus de
tout mon coeur, de toute mon intelligence et de toutes mes
forces.
Pas tout le temps, mais souvent; car eux, ils sont
continuellement à l’oeuvre. Et si je le dis, ce n’est pas parce
que j’ai le prurit de la persécution. La Loi C-20, tout de même,
ça ne remonte pas à 1867!
Le reste du temps -et il m’en reste beaucoup -, je
m’occupe à caresser mes ancolies ou mes tulipes, à louer
l’hirondelle et le merle qui font le printemps, à me baigner
l’esprit dans l’aquarelle, à chanter le Magnificat ou À la claire
fontaine, à lire les grands poètes, à vénérer Vermeer à deux
genoux, et à contempler mon chat enroulé dans sa longue et
voluptueuse méditation.
!
Je ne tiens absolument pas à me promener sur la place
publique ou dans mon salon avec le couteau de la circoncision
tenu serré entre les dents, avec la tronçonneuse et les bâtons
de dynamite en bandoulière, comme les égorgeurs au nom
d’Allah est grand aiment bien le faire. Les bouchers George
W. Bush, Sharon et Poutine ne m’inspirent pas plus de respect
que le sourire vicieux et constipé de l’Ayatollah Khomeini et
de Calvin. Tu as déjà vu rire, toi, Calvin et l’ayatollah en
question?
Et que penses-tu du sourire impartial de Ryan, le soir du
premier référendum, quand il disait que c’était une grande
!
!
136"
!
victoire pour le Canada? Et c’est peut-être ce que ce crabe dont on a vanté sur tous les toits et dans toutes les tours, le
style de croque-mort et la remarquable impartialité -a dit de
plus juste dans toute sa carrière. Un impartial qui, jusque
dans son testament, prendra parti contre son peuple.
!
Le reste, et il en reste beaucoup, qu’il me reste à te dire,
j’espère pouvoir t’en dire une partie si, l’été prochain, tu
prends le temps de venir pêcher la truite avec moi.
En attendant, va te procurer Mon encrier de Jules
Fournier, et lis. On l’a très souvent accusé, lui aussi, de
sentiments et de propos outranciers. Parce qu’il se battait à
l’épée contre les journalistes avachis et la racaille politique ou
financière de son temps. !
Je t’envoie quelques dessins supplémentaires. À leur
manière, ils pourront t’inciter à conclure que je ne suis pas un
dangereux fanatique. Et que j’ai gardé mon âme d’enfant.
(Le 11 janvier 2005)
!
!
!
137"
!
27 . RÉSURRECTION
!
J’espère arriver à Noël à peu près en même temps que
vous.
Mais j’arrive de loin. En juillet, j’ai eu une hémorragie
cérébrale qui m’a fait descendre à la racine des montagnes et
de l’angoisse. Van Gogh a vu les montagnes rouler comme
vagues en délire, et les gens du Lac Saint-Jean ont vu les leur
fondre en coulées de lave. J’ai vu les miennes crouler comme
des banquises au fond de l’Arctique. L’impression de flotter,
ou plutôt de couler à pic dans le vide, sans point d’appui, sans
ancrage, sans bouée de sauvetage. Le phare de la foi, oui, mais
balayant le vide des ténèbres « dont le centre est partout et le
circonférence nulle part », aurait dit Pascal, avec Job et bien
d’autres naufragés de la vie.
!
Puis, la résurrection est venue. Et avec Dante et MarieMadeleine, j’ai vu de nouveau, à l’aube, la douce lumière
trembler de joie à la surface de la mer.
!
Rien de tel qu’une hémorragie cérébrale pour « remettre
les choses en perspective », comme on dit en langage assez
pédant. Autrement dit: pour mettre du plomb dans la tête, ou
du moins pour en remettre.
Dans le vide souffrant, j’ai prié comme jamais je n’avais
prié. Puis un jour, je me suis senti de nouveau porté dans les
bras de mon Père, avec les saints et les anges en admiration et
!
!
138"
!
en joie. Devenu beaucoup plus sensible à la détresse humaine,
à la détresse de tout homme. Ce qui fait mieux comprendre le
besoin que nous avons d’être constamment sauvés par le Dieu
de tendresse de Noël.
!
Si j’ai pêché plusieurs longues nuits sans rien prendre, un
matin, le Christ ressuscité m’attendait sur la plage, près d’un
feu, avec du poisson rôti, pour célébrer ma résurrection et la
sienne. Je vous invite à ce repas qui ressemble étrangement à
celui du premier et de tous les autres Noëls. !
(Décembre 1996)
!
!
139"
!
28. LETTRE À JEAN LAROSE
!
Cher monsieur,
!
J’ai lu et relu La souveraineté rampante. J’y retrouve des
idées qui ont inspiré mon travail d’enseignant et ma lutte pour
la souveraineté du mon peuple.
!
Ce que vous dites de la littérature contredit la pratique
barbare qui d’abord a fait de la littérature et de la langue des
activités marginales, obnubilées par la priorité donnée, dans
l’organisation générale des études, aux concentrations dites
efficaces-pratiques-rentables.
L’étudiant ou « le s’éduquant » comme ils disent en leur
joual pédant, est hypnotisé par son champ (camp) de
concentration, puisque tout le système, y compris les
exigences des universités, le force à investir le meilleur de ses
énergies dans le puits ou le trou de sa concentration.
En même temps, l’enseignement lui-même de la littérature
et de la langue a été déstructuré, désossé, en sorte que plus de
la moitié des élèves de nos cégeps (qui, nous dit-ON, font
l’envie des autres peuples) sont des analphabètes diplômés en
langue maternelle et, par une conséquence fatale, dans tout le
reste.
De multiples autres causes expliquent cet état de
décomposition. Mais en observant le sort qu’on a fait à la
langue maternelle et à la littérature, on a une bonne prise pour
!
!
140"
!
diagnostiquer la maladie (la décomposition) intellectuelle à
l’origine et tous les autres débondements. L’immuno déficience
mentale, ça existe; et c’est pour le moins aussi dur à cerner
que le sida et encore plus difficile à guérir.
!
Vous parlez peu de la langue. Évidemment, défendre la
littérature, c’est défendre la langue. Car comment faire un
travail quelque peu sérieux sur les oeuvres littéraires, sans une
maîtrise minimale de la langue? Maîtrise qui fait défaut chez
plus de la moitié de nos élèves du cégep (et de l’université, si
j’en crois les spécimens diplômés qu’elle « restitue » sur le
marché).
Envers et contre tous les programmes du secondaire et
du collégial, j’ai toujours farouchement tenu à mener de front
l’étude de la littérature et l’étude systématique de la langue.
Avec la conviction que l’étude d’une phrase de Pascal ou de
Ferron, dégageant à la fois la structure et les nuances de la
pensée inscrites dans et par la langue, était aussi propre à
structurer et assouplir la pensée que l’étude de l’intrigue et la
psychologie des personnages dans Andromaque ou
Kamouraska.
Un poème de Miron ou d’Aragon exige le même travail:
comment, en effet, profiter du message, si on ne l’a pas
d’abord entendu ou si on l’interprète n’importe comment
parce que les mots et la syntaxe forment un magma sans
consistance pour le récepteur? C’est pourquoi j’ai cru aussi
!
!
141"
!
utile d’écrire pour mes élèves une méthode d’analyse de la
phrase française que de leur écrire une initiation aux oeuvres
poétiques ou autres.
Vous ne semblez pas avoir la même préoccupation. Je
dois me tromper.
!
Quant à la souveraineté, elle est rampante, elle aussi.
Dans l’esprit tordu des fédéralistes, qui n’en sont pas encore
rendus à la notion de peuple québécois. Bourassa croyait que
l’âme d’un peuple, ça se nourrit et se chauffe à
l’électrifficacité. Voit-on Bourassa, Johnson et Chrétien lire
Platon, Montaigne, Miron ou Shakespeare? Trudeau, lui,
disait qu’il aimait bien Baudelaire. Voire! Hitler et Staline
aimaient bien cajoler les petits enfants, et Rockefeller justifiait
ses milliards, extraits du sang des pauvres, en disant que le
judéo-christianisme invitait les hommes à développer leurs
talents...
Ils volent bas, au niveau de l’économie, comme des
épiciers. Pour qu’un homme ou un peuple soient libres, il
suffit qu’il soit nourri, chauffé, éclairé et bien intégré à
l’économie mondiale. Que d’autres prennent pour lui les
décisions majeures et le tiennent en laisse, cela n’affecte en
rien sa dignité. Le ventre leur tient lieu d’âme. Et quand
Johnson, on ne sait trop par quel hasard, se met à parler du «
coeur » des Québécois, on a la même pénible impression que
lorsque Ryan se mettait à parler d’impartialité ou d’honnêteté.
!
!
142"
!
Et pour eux, la voie la plus sûre pour toucher les coeurs des
Québécois, c’est de leur mettre la peur au ventre.
!
En plus d’être bas, ils sont haineux. Ferron dirait qu’ils
haguissent (« détester fortement ») le Québec. Presque autant
qu’à Toronto. Vous vous souvenez du sourire, mi-hyène michacal, qui illuminait le visage de Trudeau quand il venait de
frapper un coup bas sur le Québec? Et le même rictus sur le
visage de Jeanne Sauvé, grimace qu’André Ouellet cultive
par osmose. Et s’ils frappaient sur le Québec un maître coup
bas à la hache (Trudeau et sa tête postiche sur le billot la veille
du référendum), ils triomphaient. Avec un peu de honte (le
visage de Ryan et de Chrétien le soir du référendum), mais
tout de même avec le sourire crispé de vertu du devoir
accompli. Avec les Yvettes twistant dans les remous du
drapeau Canadian Tire. Leur triomphe les rend encore plus
bas et laids.
!
Et ce peuple, le nôtre, qui n’en finit plus de se prêter à
l’enculage. Peuple maganné de toutes les manières depuis que
son histoire est l’épopée des autres. Ceux qui le houspillent le
plus parce qu’ils souffrent le plus de le voir misérable, ce ne
sont pas Richler, William Johnson ou Libman. C’est, par
exemple, un Jules Fournier, sur lequel se sont acharnées les
crapules de son temps. Méprisé et devenu en bonne partie
méprisable, ce peuple, le nôtre, le seul qui soit le nôtre, sera
!
!
143"
!
peut-être sauvé à cause de sa misère même. Comme les
lépreux, les paralytiques et les aveugles de l’Évangile.
Que nous entendent les esclaves « nègres » ensevelis qui
servent de fondation aux gratte-ciel de New York, et tous les
autres « nègres » d’ailleurs qui supportent les gratte-ciel des
glorieuses multinationales américaines. In the negros we
trust!, slogan qui conviendrait beaucoup mieux aux
Américains que leur In God we trust. Quoique le Dieu de
leurs trusts ne manque pas d’à propos: leurs trusts nous
renseignent sur leur Dieu.
!
Dans votre livre, vous signalez au passage comment on
utilise le tomahawk amérindien pour nous taper à la fois dans
le ventre, pour nous faire peur, et sur la tête, pour nous inviter
à la retenue. À la suite de l’été indien, j’ai voulu rassembler
mes impressions et mes convictions sur le sujet. J’ai soumis le
manuscrit à trois éditeurs qui m’ont répondu au mieux par
leur silence. De Sept-Îles, que peut-il sortir de bon, hein? Je
vous en envoie un exemplaire, d’une édition artisanale, autant
dire posthume.
!
Jadis, à Matane, j’ai essayé de stopper l’avalanche des
polyvalentes. Quand j’ai suggéré de construire, sur le
territoire de cette régionale, trois écoles de 1,000 élèves
chacune, au lieu d’une seule belle grosse école centrale de
3,000, avec une flotte spectaculaire d’autobus drainant toutes
!
!
144"
!
les paroisses dans un rayon de 60 kilomètres, on a dit que
j’étais contre le Progrès.
À tout le monde il paraissait irréfutable qu’une école de
3,000 élèves serait trois fois meilleure qu’une école de 1,000.
Et quand j’ai demandé aux fans de la grosseur si une femme
de 750 livres leur semblait six fois plus efficace à tous points
de vue qu’une femme de 125 livres, j’ai frappé un noeud ou
une corde sensible. Lisette Morin, alors journaliste à
Rimouski, « métropole de la Gaspésie », et porte-étendard du
Progrès, a cru bon de me remettre à ma place en disant: «
Comment le professeur de Matane peut-il oser mettre en
doute cette école polyvalente que les commissaires nous
proposent après avoir parcouru la planète et surtout les ÉtatsUnis? » Évidemment, je ne faisais pas le poids. Si encore
j’avais enseigné à Rimouski, on aurait pu causer.
Vous vous souvenez que dans Le Petit Prince un
astronome turc est passé par les mêmes émotions. Les
Madelinots non plus n’ont pas fait le poids devant Brigitte
Bardot. Et on peut dire, sans trop de risque d’erreur, qu’Alain
Grandbois n’aurait pas fait le poids devant Mitsou ou Vanessa
Paradis, pas plus que Ronsard ou Apollinaire devant Foglia,
que les Tchétchènes devant Eltsine, pas plus que Rina Lasnier
devant le Polyphème Howard Hughes, que Jean Baptiste
devant Salomé, que Jésus-Christ devant Hérode et Ponce le
Pilate, que le Petit Prince devant Rambo III, Rocky V ou le
warrior Lasagne.
!
!
145"
!
!
Pensent bas et gros comme Lisette Morin et Trudeau
ceux pour qui un pays multiculturel est forcément plus cultivé
que la France, l’Angleterre ou la Grèce antique. Et un
pneumatique comme Ryan qui, à son réveil, a besoin de
gonfler ses poumons à l’air venu de l’Atlantique, de l’Arctique
et du Pacifique en survolant « nos » Rocheuses et « nos »
Grands Lacs, eh bien! ce gonflé aura nécessairement des idées
profondes comme l’Océan et pas mal plus hautes que les
Laurentides.
Je deviens lyrique, bien que né avant la génération dite
lyrique. Restons-en là.
!
Et Dieu vous garde d’être souverain! Jules Fournier
prétendait, au débout de ce siècle -qui fut celui du Canada,
comme l’avait prédit Sir Wilfrid… -, que dire d’un Québécois
qu’il avait de l’esprit, c’était lui faire une grave insulte et le
perdre dans l’esprit et l’estime de ses compatriotes. Avoir
l’esprit souverain comporte aujourd’hui le même risque sur
cette Terre Québec. « Salut! terre qui a porté Frontenac et le
juge Langelier, d’Iberville et Sir Lomer Gouin... etc. » Et
maintenant que cette terre a porté Robert Bourassa, Ryan,
Ciaccia et André Ouellet, jusqu’où n’étendra-t-elle pas sa
souveraineté et sa gloire? Oh Quebec Incorporated and
Limited, we stand on guard for thee! » Qui disent.
!
!
!
146"
!
À vous, je dis que les grands vents balayant le golfe en
face de chez moi, ça ne ressemble pas du tout aux airs
fédéralisants des cornemuses qui ont enchanté les funérailles
de Diefenbaker.
En foi de quoi j’ai signé,
Viateur Beaupré.
!
!
!
147"
!
!
29. Ne dites pas, mais dites…
!
Les mots ont leur importance, ça c’est certain. L’une de
leur utilité, c’est de renseigner sur la lucidité et la santé
mentale de ceux qui les utilisent. J’en donne ici trois bien
modestes exemples.
!
En ce printemps 2006, les médias ne cessent de nous
donner des statistiques sur les listes d’attente dans nos salles
d’urgence. D’heure en heure, il nous informent aussi sur les
braves soldats canadiens tués en Afghanistan. Au moment où
je vous parle, on en dénombre une douzaine. C’est triste.
Mais ce qu’il y a de consolant, c’est que la moitié d’entre
eux ont été « descendus » par des tirs amis ».
Imagine la scène: tu es allongé sur le sol, avec ton gilet
pare-balles, tenant ferme ton KK-47 bien huilé, et surveillant
avec une attention aiguë l’ennemi qui peut surgir de partout.
En effet, pendant que tu le surveilles, tu reçois une balle en
plein front.
Dis-moi: as-tu alors le goût en même temps que le temps
de te demander si la balle qui te descend est un cadeau d’un
ami ou d’un ennemi? Et même si, par hypothèse peu probable,
tu avais le temps et le goût de te poser cette question, et que tu
avais le temps d’avoir l’assurance que c’est un ami qui t’a
descendu, en tirerais-tu la conclusion que tu peux mourir
!
!
148"
!
chanceux: ce n’est pas rien d’avoir été descendu par ton ami
sergent, W.-S. Sansregret, plutôt que par un maudit Taliban?
Si c’est son ami qui lui a tiré amicalement dessus, ne
pensez-vous pas, les journalistes, qu’il a eu son compte, qu’il
en a eu pour son argent, qu’il a eu sa récompense et qu’on
pourra se dispenser de lui faire des funérailles nationales
présidées par la lieutenante-gouverneuse en personne?
!
*
!
Un de nos ambulanciers a trouvé un bon moyen
d’exprimer sa sympathie à l’égard des morts dans un accident
de la route. Il nous raconte à la télévision ce qu’il a pu
constater sur les lieux où s’est produite la collision frontale
doublement mortelle. Il nous informe charitablement que
lorsque l’ambulance des secouristes et l’équipe volante des
psychologues sont arrivés sur la scène, « deux bénéficiaires de
l’accident étaient déjà morts. »
Triste fin pour les psychologues laissés en panne, mais
grande consolation pour les deux morts qui, pendant et après,
ont bénéficié de l’accident. Ils reposent en paix.
!
* !
D’autres nous disent que si tu fumes, tu cours la chance
d’attraper un cancer des poumons et qu’eux ils courent la
!
!
149"
!
chance d’attraper un cancer du cerveau. Faut-il dire ici: tenter
la chance ou tenter ta chance?
!
!
!
150"
!
30 . DIALOGUE DE MALENTENDANTS PLUTÔT SOURDS
!
Me voilà suffisamment sourd pour commencer à entendre
certaines choses. « Les ans en sont la cause », a dit La
Fontaine, et vous l’apprendrez sans doute à vos dépens si un
jour vous parvenez aux deux tiers de mon âge.
!
Quand je dis entendre, j’entends par là que je comprends
qu’un sourd passe de mauvais moments à vouloir entendre ce
qu’ON lui dit et ce qu’ON dit aux autres ON.
Mais il arrive aussi qu’un sourd -ou son équivalent en
décibels -passe de très agréables moments, non pas à jouer à la
Bourse ou au tennis, mais tout simplement en pratiquant son
métier de sourd. En voici un exemple, modeste, comme
l’usage plus ou moins hypocrite veut qu’on dise.
!
J’ai un confrère de classe, Rosaire, qui me téléphone de
temps en temps: il croit me rendre service en me donnant de
ses nouvelles. C’est gentil. Mais Rosaire est, je crois, un peu
plus sourd que moi, sourd comme un dessous de montagne et,
par une conséquence maintenant très bien connue, il ne sait
pas s’il vous parle trop ou pas assez fort au téléphone. Moi, je
sais qu’il ne parle pas assez fort et qu’en plus il bredouille sans
qu’on puisse dire qu’il gazouille. Lui, à l’autre bout de la
ligne, au diable vauvert, c’est-à-dire à Montréal, il fait sans
doute le même constat et se demande s’il a affaire à un sourd.
!
!
151"
!
Un certain soir mémorable, il m’appelle. Je suis en train
de me brosser les dents. Ma femme ( devrais-je vous dire: ma
chum, ma conjointe, ma partenaire? ) répond au téléphone, et
lui, de l’autre bout de la ligne, c’est-à-dire du diable vauvert,
essaie de lui faire entendre qu’il est Rosaire et qu’il aimerait
bien parler à Viateur. Et là commence la tragi-comédie.
-C’est Rauz-haire. M’entends-tu? Je répète: m’entendstu? Et toi, comment ça va?
-Qui parle? J’entends mal. Répétez, s’il vous plaît.
-C’est Rô-shère. M’entends-tu?
-Non. Essayez d’épeler votre nom.
-Tu dis?
- Je dis d’essayer d’épeler votre nom pour savoir à qui je
parle. Je n’aime pas parler à des fantômes ou à des anonymes.
-Anonyme, tu dis? Ah! je viens de comprendre: tu veux
mon nom? Je te l’épelle, mon nom. Écoute ben. R comme
dans Rosaire. O comme dans omicron.
-O comme dans quoi?
-O comme dans l’omicron grec, tu te souviens? Je
continue. S comme dans sapristi; a comme dans l’alphabet
romain; i comme dans isopet.
-I comme dans quoi?
-I comme dans isopet. On peut aussi l’écrire avec un y.
Ysopet, ça te dit rien?
-Non. Passons.
!
!
152"
!
-Je passe. Et je répète, en résumé. R comme dans
Rosaire; et, pour finir, e comme dans et ta soeur?
-Si je comprends bien, tu es Rosaire. Comment ça va,
Rosaire?
!
Et ça continue à cette vitesse. Ça ressemble à la vitesse de
croisière d’un brave Père Oblat que je connais: sur
l’autoroute, il roule habituellement à 28 kilomètres/heure. Il
lui arrive, tout de même, de faire des pointes à 31 kilomètres.
Pendant qu’il te dit: Le --Seigneur--est --(ou soit--avec --vous
», tu as eu le temps de te rappeler pas mal de choses, par
exemple où, quand? comment? pourquoi? combien tu as pris
de lièvres à ta dernière expédition de chasse, et s’ils étaient
gros ou petits, blancs ou encore bruns. Passons, je vous prie.
Rosaire et moi aurions besoin de la traduction simultanée
pour mal entendants sourds. Je ne sais pas si ça existe. Chose
certaine, notre conversation ressemble aux sous-titrages dont
Radio-Canada agrémente actuellement ses nouvelles.
Sceptique, la journaliste, se demande si Stéphane Dion a le
bon momentum pour gagner sa course à la chefferie, et le
texte à l’écran se demande si le Stéphane en question a le
bond mot ment homme. Et si la journaliste a le malheur de
parler de catastrophe, le sous-titrage s’empressera d’améliorer
les choses en parlant, lui, de K tasse trope (ou struck).
Ce n’est peut-être pas faire une digression (dit graisse
scion) trop longue, si j’exprime, modestement, l’opinion que
!
!
153"
!
Radio-Canada croit que les malentendants jouissent d’une
antenne spéciale pour détecter les analogies, les subtilités et
les raffinements du langage. Mais il est plus probable que
cette fameuse station de renommée internationale, « La
meilleure au monde », dirait Jean Chrétien, se fiche
éperdument que les malentendants et tous les autres
comprennent ce que Radio-Canada a mission de faire
entendre au nom du Canada, « le meilleur pays au monde ».
!
Anyway, le show must go on et la conversation itou.
Pendant un sacré bon bout de temps, à force de répétitions, de
supplications, d’impatiences et de déceptions, on aura fini,
nous deux, par nous dire une ou deux choses de faible portée
et de non moins faible amplitude.
Plus précisément, Rosaire et moi avons fini par
comprendre qu’il s’était fait installer l’internet, que sa femme
en était la secrétaire obligée et que lui, fort maintenant de cet
incomparable outil de communication, il pourrait m’envoyer
de ses nouvelles aussi souvent que ça lui plairait. Il voulait
donc -lui avait dit sa femme -, que je lui envoie mon adresse
électronique (e comme dans Elvis; l comme dans la rue (ou
Larue); e comme dans Elvina; c comme dans con; t comme
dans tramway (même s’il n’y en a plus ); r comme dans rasoire
(-ou Rosaire?); o comme dans ohohoh; n comme dans nono; i
comme dans i es-tu fin, lui; q comme dans qu’es-tu dit?; u
comme dans u; e comme dans enfin.]
!
!
154"
!
!
« Fort bien », comme disait jadis le premier ministre
Balladur à tous ses Français et Françaises qui voulaient bien
l’écouter et l’entendre. Mais moi j’essaie de faire entendre à
Rosaire qu’une adresse électronique est tout ce qu’il y a de
plus vicieux et entêté : si vous lui donnez un point de trop, un
a mal placé, l’apparence ou l’ombre d’un iota en moins ou en
plus, il refusera tout net de vous obéir. (Comme disait Roland
le preux: « Décidez mon cheval / Car il a l’habitude étrange et
ridicule / De ne pas m’écouter quand je veux qu’il recule »).
Rosaire, lui, pense que sur internet on peut dire n’importe
quoi, avancer ou reculer, et voyager en toute sécurité, sans
avoir à se casser la tête (et les oreilles?) avec toutes ces
vétilles, bisouneries et chinoiseries.
Je finis par lui faire entendre de m’envoyer par la poste
courante un petit mot accompagné de sa précieuse adresse
électronique. En échange (ou en revanche), il recevra la
mienne. « Il semble avoir compris et me dit: Donne-moi-la ,
ton adresse postale, j ’ai seulement ton numéro de téléphone.
-C’est simple comme bonjour, la parenté: sur ton
enveloppe, tu écris Viateur Beaupré (avec un accent aigu),
101, rue de La Vérendrye, Sept-Îles, Qc, G4R 4X2.
C’est peut-être simple, me direz-vous aussi; mais vous ne
pouvez pas vous imaginer le temps qu’il lui a fallu pour se
rendre à cet énigmatique G4R 4X2. Rien que sur Rue de La
Vérendry, il a marché cinq minutes sans rien comprendre. Ce
!
!
155"
!
qui prouve, entre autres choses, que sur le canot de Pierre
Gaultier de La Vérendrye où se serait engagé Rosaire, ce
capitaine au long cours aurait donné des ordres à son
équipage de rameurs pour qu’on noyât Rosaire avant qu’il ne
humât le Lac Huron.
!
Quand enfin je crois lui avoir donné cette adresse de dix
minutes de long, Rosaire revient à la charge avec sa première
idée: c’est un rusé. Il veut tout de même que je lui donne mon
adresse électronique. Imaginez le drame. Il s’agit de lui faire
comprendre que cette maudite adresse s’énonce comme suit:
[email protected].
Viateur, il comprend ça après trois essais. Ce qui lui
facilite la compréhension de beaupre. (Rosaire se demande
tout de même pourquoi je prononce beaupre et non beaupré,
comme c’’était l’usage, longtemps jadis, au temps où nous
étions confrères de classe.) -« Ah oui! ça me r’vient: Viateur
Beaupré! Il fallait y penser.
-C’est sûr. Mais tu aurais pu trouver y penser avant,
bordel!
!
Et nous avançons péniblement dans cette maudite adresse
truffée de traquenards. Rien que pour lui faire écrire
correctement (et rien ne m’assure qu’il l’a fait) l’étrange
cgocable, il a fallu, je crois, environ quinze minutes.
!
!
156"
!
-Relis-moi ça lentement, à haute et intelligible voix,
comme aurait dit Anne Hébert.
-C’est cgacable I(c comme dans capucin; g comme dans
gugusse; a comme dans assez bien, merci, et vous? -C’est pas cga, mais cgo. O comme dans Octave, le futur
Auguste, bordel! et non pas a comme dans assez, c’est assez,
merde!
-O comme dans Octavebordel en un seul mot?
-Mettons. Mais, si tu veux, nous allons mettre fin à notre
commun supplice. « L’attelage suait, soufflait, était rendu »
aurait encore dit La Fontaine. Avant de te coucher, après
avoir pris une bonne douche, demande à ta sainte femme de
m’envoyer un courriel. Quand j’aurai ton adresse
électronique, on finira peut-être par s’entendre.
!
Les jours passent, les jours ont passé, et à l’heure où je
vous écris, je n’ai toujours pas reçu de courriel en provenance
de Rosaire, Montréalais dans la moyenne. Devinez pourquoi,
même si vous êtes un peu, pas mal sourd.
Ça ne fait rien. Car en échange, à peu près chaque jour,
pendant cet intervalle, j’ai reçu un courriel de Viagro, deux
courriels de Viagra « celui qui fait toute la différence », et trois
de Koreen Laska, distributrice autorisée et exclusive du
White Spot. (s comme dans Stéphane; p comme dans Pol
spot; o comme dans ô temps, suspends ton cours; et t comme
dans tuttuttut en un seul mot.)
!
!
157"
!
On finit toujours par prendre des habitudes, et plus
souvent qu’autrement, les mauvaises. Vous vous souvenez
peut-être que Charlot, après des heures passées à visser ses
infernaux boulons sur la chaîne de montage sans fin, courut à
la rencontre de la première femme qu’il vit au sortir de l’usine,
pour essayer sur elle les manoeuvres de la clé tournante (clé:
c comme dans...
-Arrête, bordel! en deux mots. _ J’arrête, avec l’apostrophe tout de même. Et, en signe
de bonne volonté, je ne te demande pas de me téléphoner au
(419) 968-8795, pour me donner ton adresse électronique. «
Cétacé », comme me l’écrivait jadis un de mes élèves
analphabète diplômé. C’était pourtant avant l’invention de
l’internet et des sous-titrages de Radio-Canada.
!
!
!
(Décembre 2006)
!
!
!
!
158"
!
31. LA BONNE NOUVELLE DU DÉSESPOIR
!
Tout le monde, avec ou sans raison, se dit raisonnable.
L’ivrogne, le violeur, le nihiliste, le voleur, le menteur, le
philosophe et le pédophile. Hitler, l’Ayatollah Khomeini, les
kamikazes d’Allah est grand et le menuisier. Ont-ils raison de
se dire raisonnables? Peut-être. C’est à voir. Car il ne suffit
pas de dire: on peut dire n’importe quoi, comme on peut faire
n’importe quoi, en se disant sincère ou éclairé, ou raffiné, ou
raisonnable, ou « branché » ou dans l’vent.
!
Ceux qui font profession de Néant, dont le credo est le
Néant, se disent les plus lucides, les seuls lucides des humains.
Ils professent que tout est noir et que c’est seulement dans le
noir qu’on voit bien les choses, l’homme et la vie.
Si bizarre et incroyable que cela puisse vous paraître, ils
promènent sur tout un projecteur à rayons noirs, et vous
disent de regarder non pas cette tulipe rouge que vous
prétendez rouge, mais la tulipe devenue noir charbon dans le
champ de vision de leur projecteur.
Ils ne font pas dans la dentelle: ils travaillent tout à la
hache et, quand ils ont fini de travailler (de démolir) votre
tulipe à la hache, ils vous disent de voir comme eux que la
tulipe ne vaut pas grand-chose, plus précisément: rien.
La bonne nouvelle qu’ils annoncent et prêchent, c’est la
bonne nouvelle du désespoir, du Noir intégral.
!
!
159"
!
Pour prouver à l’évidence que tout est Néant, ils
transforment tout en Néant. Autrement dit, ils anéantissent
tout, puis s’en vont proclamer à la cime des montagnes que la
montagne n’existe pas, ou que du moins elle n’a aucune raison
raisonnable d’exister.
!
Tu te demandes peut-être comment on peut s’y prendre
pour arriver aux confins du Néant et s’y perdre. Demandeleur: ils vont te l’enseigner, probablement en plusieurs tomes
philosophiques, et grâce à leurs nombreux romans et pièces de
théâtre devenus des best sellers.
L’anarchiste, lui aussi, t’enseignera avec force qu’il faut se
tenir au-dessus de toutes les lois, pourvu qu’on tienne la loi et
le drapeau noir de l’Anarchie au-dessus de sa tête.
!
Ils se veulent raisonnables, et ils ont bien raison. Car la
raison est le propre de l’homme. Mais il ne suffit pas que
l’homme soit intelligent pour agir de façon intelligente. Il peut
fort bien utiliser toutes les ressources de son intelligence pour
te faire voir le néant de ton intelligence et de la sienne, ou
pour mettre au point des philosophies, des systèmes politiques
ou des bombes capables de carboniser en quelques secondes
des centaines de milliers d’intelligences.
!
Et cet homme intelligent peut déployer une énergie
admirable et soutenue pour prouver que la raison humaine ne
!
!
160"
!
peut rien prouver, ou pour faire voir clairement à ses
semblables qu’il n’y a rien à voir, qu’ils devraient sortir de leur
aveuglement pour voir enfin qu’il n’y a rien à voir, sauf le Noir
absolu.
Selon eux, la seule vérité digne de foi, c’est celle qui
proclame qu’il n’y a pas de vérité, et que la seule vie digne
d’un homme lucide, c’est de consacrer sa vie à enseigner que
la vie ne vaut pas la peine d’être vécue.
Alors, la seule solution logique devrait être le suicide.
Mais c’est souffrant, ça prendrait un minimum de courage.
Mieux vaut suicider son intelligence à faire la preuve que
l’intelligence, comme tout le reste, c’est de la foutaise. Car on
peut suicider son intelligence, encore plus facilement qu’on
peut se suicider physiquement. La seule différence, c’est que
c’est moins souffrant et que ça assure une grande renommée.
!
En même temps qu’ils proclament que rien ne mérite
d’être fait, ils travaillent de toute leur intelligence, des pieds et
des mains, à accélérer l’avènement et l’intronisation du Néant
et du Rien. Rien n’est digne d’intérêt, sinon leurs oeuvres
d’art, leurs livres, leurs films, leurs tableaux, leurs chansons,
leurs forums à la gloire du Néant. Certes, tout cela est vain,
mais c’est la gloire d’un esprit lucide, de leur génie, de parler
avec art du Rien et d’en dessiner les contours avec une
extrême subtilité.
!
!
161"
!
Dans les souterrains de leur Ligne Maginot où ils
s’enferment, ils disent qu’ils ne voient rien autour d’eux digne
d’intérêt. Ils s’enferment à double tour dans le labyrinthe du
Minotaure, et de là ils nous annoncent bruyamment qu’il n’y a
pas de clé pour ouvrir la porte du labyrinthe et que le seul
travail utile dans ces profondeurs ténébreuses, c’est de se
mettre au service du monstre Minotaure mangeur d’hommes
désespérés.
!
L’un des rôles de la raison, de notre intelligence, c’est
sûrement de voir. « Le monde mental ment monumentalement
» dit Prévert. Et tout le monde, menteur ou pas, peut le
constater à peu de frais. Le mental n’est pas nécessairement,
génétiquement menteur, mais il peut très facilement le devenir.
Écoutez votre chaîne de télévision préférée pendant une
heure, et si vous n’êtes pas un menteur cancéreux, vous
pourrez normalement apprendre qu’on vous ment et que
même on vous ment très souvent en vous l’apprenant.
!
Si tu te rends compte qu’ON peut mentir et qu’ON ment
très souvent, ce sera parce que tu sais que le mensonge n’est
pas la vérité. La Palice en était convaincu. Et normalement, tu
ne devrais pas avoir trop de mal à t’en convaincre.
Quand donc Prévert peut dire que le Mental ment, c’est
que son mental à lui peut faire la différence entre le vrai et le
faux. Et si Prévert le peut, tu le peux, et tout le monde avec
!
!
162"
!
toi, même les menteurs professionnels et les esprits forts qui
prétendent qu’il n’y a pas de vrai et de faux, que tout est du
pareil au même. Mais pour dire que tout est faux, il faut avoir
un point de repère. Ce repère, c’est la Vérité.
De même, pour dire que tout est Absurde, il faut au
préalable savoir ce qui est absurde et ce qui ne l’est pas. Pour
dire que tout est Néant, il faut avoir quelque chose à mettre
en contraste avec le Néant. La logique des néantistes est donc
enlisée et asphyxiée dans le goudron. Ce goudron, c’est
l’orgueil qui autorise son propriétaire à décréter que seule sa
brillante intelligence peut dire ce qui Est et ce qui ne l’est pas.
Que la seule réalité, c’est l’Absurde, que le seul idéal, c’est de
glorifier le Néant.
« Les impies tournent en rond » dit l’Écriture. Il y a une
impiété de l’intelligence: c’est de pas croire à l’intelligence. Et
il y a une terrible impiété à dire que la vie et l’homme ne
valent rien.
Pour dire que tout est noir, il faut savoir ce que c’est, le
noir. Et pour savoir ce qu’est le noir, il faut savoir qu’il est le
contraire du blanc. Et si on connaît le noir et le blanc, on
devrait normalement pouvoir assez facilement en déduire, du
moins après l’avoir vu, que le rouge peut exister sans être noir
ni blanc.
Autrement dit, pour évaluer le noir et le blanc, le rouge et
le bleu, pour dire que le noir est noir et que les autres couleurs
ne sont pas le noir, pour décréter que l’homme et la vie sont
!
!
163"
!
noirs, tout noirs, rien que noirs, il faut connaître autre chose
que le Néant, par définition vide et béant sur le Néant.
« Rien n’a de prix. » -Comment le sais-tu? Parce que tu
as un critère pour évaluer ce qui a du prix et ce qui n’en a pas.
Et à tes yeux, ce critère n’est pas Rien. C’est quelque chose
qui t’est infiniment précieux, puisqu’il te permet de tout
évaluer, le présent, le passé, le futur, tout ce qui existe en toi,
hors de toi, partout. Et de décréter doctoralement, sur tous les
tons, en tous lieux et en toutes circonstances, que tout ÇA, ça
ne vaut rien.
On n’a pas fini de barboter dans l’incohérence avec les
néantistes de tout calibre.
!
« Le siècle des lumières. » Ils prétendent vivre dans sa
lumière, d’avoir guillotiné l’obscurantisme et la foi. Pour ne
vivre désormais que de raison pure. La raison, débarrassée de
tout le reste, fatras opaque et encombrant. La raison seule! Au
diable (?) tout le reste! Comme les voraces rationalistes
multinationaux disent aujourd’hui, et ne se contentent pas de
le dire: « Le Profit, et au diable, aux faibles et aux naïfs, tout
le reste, le peu qu’il reste après qu’on a bouffé le meilleur et
même le moins bon! »
Mais la raison pure, coupée de tout le reste, de tout ce qui
n’est pas rationnel (sans pour autant être déraisonnable),
s’assèche rapidement, durcit et prend des éclats froids et
métalliques. Les « professeurs de désespoir » aussi deviennent
!
!
164"
!
froids et
métalliques, imperméables, stérilisés, aseptisés,
vasectomiés, irrigués par la seule sève stérile de leur orgueil.
Trop rétrécis et durcis de coeur et d’esprit pour voir que la vie
est infiniment plus vaste et diversifiée que le petit horizon
inhumain où ils veulent l’emprisonner, la stériliser et
l’asphyxier.
!
Les rationaliste, joyeux drilles, semblent tout le contraire
de ces croque-morts. Eux, ils ouvrent toutes grandes les
écluses et semblent avoir un amour dévorant de la vie. Mais,
justement, à leur manière, eux aussi dévorent la vie.
Ils veulent la soumettre, toute, aux ukases de la raison
efficace-pratique-rentable. Alors que les choses les plus
précieuses, dans l’homme et dans la vie, sont d’un autre ordre
que celui de la seule raison raisonnante. L’imagination, le rêve,
la sensibilité, la danse, la poésie, la musique...
Il n’est peut-être pas indécent de souligner ici que « le
siècle des lumières » fut l’un des plus pauvres en poésie, si on
tient compte que les grandes machines poétiques de Voltaire
n’ont pas survécu. Parce que conçues avec le seul esprit
lumineux de Voltaire. Il ne suffit pas d’être lumineusement
intelligent pour créer des oeuvres vivantes. Saint-Exupéry dit
qu’il faut les regarder (ou les créer) avec les yeux du coeur. Et
le coeur a des raisons que la raison ne comprend pas, a dit un
autre grand amoureux raisonnable.
!
!
!
165"
!
La même constatation vaut pour les civilisations romaine
et américaine. Elles sont puissamment marquées au coin de
l’intelligence efficace-pratique-rentable. Le Colisée, les
aqueducs, l’Empire State Building et les défuntes Twins
Towers. Sans les Grecs, les Romains n’auraient pas produit
grand-chose dans l’ordre artistique (celui du coeur). Pardon,
Virgile! Et sans l’apport des immigrés venus des pays plus
humanisés, les Américains seraient placés plutôt bas dans
l’échelle culturelle des peuples. Leurs musées, par exemple,
sont riches... d’oeuvres étrangères. Leur sculpture fait pitié à
côté de celle des Inuits, et leur peinture fait non moins pitié
comparée à celle des Hollandais du XVIIe siècle. Les Français
et les Italiens ont produit des douzaines de peintres de
premier ordre, pendant que les Anglais en produisaient quatre
ou cinq, de deuxième ordre.
!
Les néantistes professent que la raison humaine ne vaut
guère mieux que tout le reste. Plus précisément, elle vaut
RIEN, comme tout le reste.
Les rationalistes, eux, s’enferment dans la raison. C’est un
plaisant (?) paradoxe. Tout ce qui ne peut pas être saisi,
soumis et utilisé à des fins pratiques par la raison n’est pas
digne d’intérêt et de passion.
De passion? Mais la passion n’est pas du domaine de la
raison! Un rationaliste, un vrai, convaincu, pur et dur, devrait
s’interdire de rire. Le rire, ce n’est pas rationnel, ça ne fait pas
!
!
166"
!
sérieux. Mais si tu ne ris pas, tu perds la raison. Il y a peu de
gais lurons dans les hôpitaux psychiatriques, chez les
nihilistes, chez les ogres et les penseurs des multinationales.
!
!
!
167"
!
32 . VENGEANCE DU MANITOU ?
!
Le Manitou a la colère aveugle, sauvage. Il frappe sans
discernement, pour un oui, pour un non, sans que tu saches si
c’est le non ou le oui qui l’a rendu furieux.
Je n’avais rien fait, il me semble, pour provoquer sa
colère. Tout simplement, le matin, dans la clarté vive du soleil
levant, j’avais regardé son profil de pierre découpé au rasoir
sur le bleu du ciel. Sa tête géante d’environ dix mètres de
haut, se détache des rochers qui gardent l’entrée de la Rivière
Manitou. Géante, rude, aux angles carrés, légèrement à la
renverse, cette tête n’a rien d’accueillant. De plus, je l’avais
regardée du côté opposé au soleil, sombre comme un présage
sinistre. J’aurais dû me méfier.
!
Cette Rivière Manitou s’échappe du grand lac Manitou
d’une longueur de 26 kilomètres, puis, sur une distance de 33
kilomètres, se grossit d’une dizaine d’affluents, traverse le Lac
des Eudistes d’une superficie de 80 kilomètres carrés, et, sous
la garde du géant de pierre, se précipite vers le fleuve StLaurent, à 25 kilomètres plus bas. Le courant y file à la vitesse
d’un pur-sang au galop, en rapides furieux, en chûtes
grondantes et, un peu partout sur son parcours, des remous
noirs gargouillent et donnent le vertige si vous les regardez
avec quelque insistance. Rivière funèbre, le plus souvent encaissée entre des pans
de montagnes. Pour pêcher, il faut souvent faire l’équilibriste
!
!
168"
!
et l’alpiniste, et la truite que vous retirez de ses eaux a le dos
noir des dragons et la vigueur des requins. Je n’ai jamais
pêché dans une rivière qui vous communique pareil étrange
sentiment, mêlé d’exaltation et d’horreur. Ceux qui ont
exploré les affluents de l’Enfer sont les seuls sans doute à
avoir éprouvé une telle sensation.
!
Je connaissais déjà le cours inférieur de la Manitou, plus
civilisé, pour y avoir fait, une semaine plus tôt, une expédition
que je croyais mémorable, parce qu’elle avait tout de même
exigé de moi des vertus presque héroïques. Celle que j’allais
entreprendre me ferait passer de l’héroïque au tragiqueépique. J’avais fait une excursion au Purgatoire; il me restait à
passer une saison en Enfer. Ces deux mondes n’ont pas grandchose en commun.
Entre mes deux excursions, la Manitou, ou le Manitou,
avait englouti deux pêcheurs dans les remous écumeux que sa
queue de reptile enragé baratte une dernière fois avant de les
abandonner au courant du fleuve. De ce présage aussi j’aurais
dû tenir compte. Mais il m’arrive, trop souvent, dit ON, d’être
téméraire. Pour le meilleur et pour le pire.
!
Donc, après avoir vainement cherché, sans trop d’illusion,
un compagnon de voyage audacieux, je décide d’aller seul
explorer le cours supérieur de la Manitou. La carte est
formelle: je devrai marcher environ 25 kilomètres pour me
!
!
169"
!
rendre jusqu’à l’endroit où le Manitou garde sa rivière, à la
sortie du Lac des Eudistes.
Je suis en assez bonne forme physique, et je pars avec
mon chien qui ne se doute de rien: il croit partir pour une
petite promenade où il aura tout le loisir d’arroser autant
d’arbres qu’il lui plaira. Cette manie, apparemment
incontrôlable chez les chiens, il en reviendra guéri jusque
dans la racine, pour une semaine ou deux à venir. Et
désormais, quand il viendra avec moi en forêt, un instinct
mûri par l’épreuve le préviendra de ne pas gaspiller ses
énergies de cette façon: il pourrait bien en avoir besoin pour
des besognes dont dépendra sa survie.
Chose certaine, mon chien Capitaine, en vivant avec moi
cette aventure, aura appris sans équivoque ce qu’on entend
par « mener une vie de chien ». Avant ce jour, il ne pouvait
s’imaginer que vaguement ce que les hommes entendent par
cette expression. L’épreuve n’aura duré que 36 heures, mais
c’est beaucoup plus qu’il n’en faut parfois pour franchir le mur
du temps. Le mur du temps, ce n’est d’ailleurs pas le seul mur
que lui et moi aurons à franchir pendant ces deux jours.
!
Le premier jour, le temps, les pas, les surprises et les
incidents se déroulent comme au cours d’une expédition
normale en forêt. Chargé d’environ 10 kilos de bagages, il
m’arrive, à mesure que les heures s’étirent, de trouver longue
la route qui mène au bonheur. L’ancien chemin de chantier
!
!
170"
!
ponté de rondins est devenu un sentier que seuls les trappeurs
parcourent l’hiver en motoneige. Sur les multiples ruisseaux
ou bras de lacs, plus de ponts: des branchages, des troncs
d’arbres jetés sans trop de soin; ce qui exige d’avoir bon pied,
bon oeil.
Le sentier monte vers le nord, à la source des eaux, et
vous trouvez qu’il monte un peu trop souvent à votre goût. Au
milieu du trajet, pendant une demi-heure, il tombe une averse:
de quoi mouiller suffisamment les branchailles qui
encombrent le sentier pour que peu à peu les vêtements
s’imprègnent de pluie. Les jeans commencent à peser, à coller
aux jambes, gênant la marche, cassant le pas. À plusieurs
endroits, le sentier devient presque illisible; l’instinct plutôt
que l’évidence permet d’en retrouver le fil. Tout cela fait partie
du jeu, je ne m’en plains pas à la manière d’un syndiqué trop
zélé.
!
Aux deux tiers du parcours, un élément nouveau,
imprévu. La carte signale un pont au-dessus d’un bras de lac.
Je ne m’attendais pas à trouver un pont fiable comme le pont
Pierre Laporte; je ne m’attendais pas non plus à ne pas
trouver de pont. Ce que je trouve, c’est un bras d’eau de 20
mètres de largeur, rien d’autre. Se déchausser, enlever ses
pantalons, espérer que le fond soit solide. Mon chien prend
son premier bain, et avant de le prendre, il s’est plaint
quelques minutes; je ne suis pas d’humeur à jouer le saint
!
!
171"
!
Christophe avec lui: dans la vie, il faut apprendre à se
mouiller. Le passage à gué se fait de façon convenable, et
j’entreprends avec suffisamment de conviction la dernière
étape. Elle me mène à un autre bras de lac. Je n’ai pas le
coeur à le franchir dans les mêmes conditions que l’autre. Je
décide donc de modifier mon itinéraire: ne pas me rendre
jusqu’au Lac des Eudistes par le supposé sentier, mais couper
à travers bois vers la Rivière Manitou.
Je suis parti de la route 138 à 13h et il est maintenant
18h. Pour la plupart des Québécois gros buveurs de bière et
grands consommateurs de Big Mac et de hockey de salon, ce
serait une excursion qui a déjà beaucoup trop duré. Moi, je
veux réussir mon excursion; mais pour la réussir, il me faut,
avant la tombée de la nuit, me rendre à la Rivière Manitou.
!
Je fonce donc en plein bois, dans ces bois de la CôteNord inventés pour Caïn et pour quelques-uns des
Montagnais à carrure de porcs-épics et d’ours noirs. Des
montagnes, des marécages, des fonds d’aulne inextricables,
des épinettes noires tricotées dru, avec accompagnement
obligé de moustiques voraces. Quatre-vingts pour cent de mes
étudiants du cégep feraient la grève pour ne pas s’aventurer
dans cette jungle. Ces deux kilomètres qui me séparent de la
rivière, je les franchirai en une heure et demie. Si vous pensez
que vous auriez fait mieux, rien n’empêche que vous
!
!
172"
!
m’accompagniez la prochaine fois que je ferai l’orignal dans
ces parages.
!
Les rapides de la Manitou, je les entendais depuis
quelque temps: ils aimantaient et stimulaient mon courage.
Quand j’y arrive, il fait presque nuit, et comme la rivière est
encaissée entre deux montagnes, l’obscurité plane déjà sur la
rivière. Ses eaux noires, brassées de remous, ont quelque
chose de sinistre. Mais je n’ai pas fait tout ce chemin pour
méditer sur les profondeurs ténébreuses de ma conscience et
de ma subconscience. J’équipe mon lancer léger, et en
quelques minutes je retire de l’abîme quatre truites au dos noir
comme le diable.
!
Mais il est grand temps de me préparer pour la nuit. Un
feu pour sécher mes vêtements, un lit fait de mousse et de
branches de sapin. Le havresac servira d’oreiller et, comme
draps et couvertes de luxe, une grande feuille de polyéthylène,
une moitié sous toi pour couper l’humidité, l’autre moitié que
tu ramènes par-dessus toi pour te protéger du vent, des
moustiques et des mauvais rêves. Pendant que sèchent tes
vêtements, tu te parfumes de boucane, tu manges tes oignons,
tes sandwichs, ton piment et ton jambon, en partageant avec
ton chien qui voudrait bien tout manger: les chiens,
apparemment, ne se soucient en rien du lendemain.
!
!
173"
!
Je me couche. Est-ce que je dors? Je n’en suis pas sûr. Il
me semble rester toujours conscient des rapides qui grondent
dans le canon des montagnes. Vers une heure du matin, je dois
me lever pour refaire un feu: mes vêtements mal séchés me
donnent froid. Après une demi-heure de réchauffement, je
regagne mon lit princier, et à cinq heures, il me fait plaisir de
me lever.
De cinq heures à dix heures et demie, je pêcherai en
remontant la rivière jusqu’à l’entrée du lac. Parfois, ça va bien;
la moitié du temps, il me faut barouder au flanc de la falaise
avec mon chien qui gueule contre ce genre de sport. Et c’est
l’heure du retour.
!
Je pourrais, pendant deux kilomètres, longer le rivage de
la baie du lac pour aller prendre la tête du sentier, à l’endroit
où il touche au lac. Mais l’expérience que j’ai des bords de la
rivière me laisse croire que le rivage du lac ne doit pas être
plus humanisé. Je choisis donc de couper à travers les bois
pour rejoindre le sentier.
Mais là où je me trouve, au pied du visage sinistre du
Manitou, une montagne me barre la route vers l’ouest; je n’ai
pas le coeur à commencer le retour en me cassant le courage
par l’ascension de cette montagne. Je redescends donc la
rivière, car j’ai remarqué, quelques heures plus tôt, une coulée
qui m’a semblé relativement accueillante. Cette coulée s’en va
sud-sud-ouest; ce n’est pas tout à fait ce qu’il faudrait, mais en
!
!
174"
!
cours de route, on rectifierai le tir. Je consulte souvent la
boussole et j’avance sur un terrain qui, pour être une coulée,
n’en reste pas moins beaucoup mieux adapté aux lièvres,
porcs-épics, lynx et orignaux qu’à un humain dont les muscles
sont passablement endoloris par l’équipée de la veille et de
plus ramollis par le manque de sommeil.
Pour naviguer franc ouest, il me faudrait escalader une
montagne; je préfère en suivre la base, coupant vers ma droite
chaque fois que la montagne y consent. Mais cette damnée
montagne, de tout son poids me pousse plutôt vers le sud que
vers l’ouest.
!
Et c’est alors que je perds ma boussole, oubliant de la
remettre dans mes poches après l’avoir consultée. Quand je
m’en rends compte, je retourne à l’endroit présumé du dernier
arrêt. Je perds une demi-heure et ne retrouve rien. Plus de
soleil depuis quelque temps, et la pluie commence à tomber.
Bravo! Je marcherai donc vers ce je crois être l’ouest. Je
m’énerve, je m’impatiente, je lutte contre une forêt infernale.
Et le temps passe, et plusieurs fois, à la suite d’une chute ou
devant un paysage à décourager tout homme de bonne
volonté, je me demande sérieusement s’il ne vaudrait pas
mieux m’arrêter, me préparer à passer la nuit qui viendra vite,
et le lendemain, espérer que le soleil étendra son bras droit
pour me donner le nord; sinon, faire un grand feu pour
!
!
175"
!
signaler que je suis perdu. La quarantaine de truites que je
rapporte me permettrait de tenir pendant quelques jours.
!
Une chose me pousse à repousser la frontière de
l’impossible: la pensée qu’on s’inquiétera, qu’on s’imaginera à
bon droit le pire, si je ne rentre pas chez moi ce soir.
Normalement, je devrais être à Sept-Îles vers 18 heures; je
sais déjà que cette limite sera largement dépassée; mais au
moins, si je peux rentrer cette nuit...
Il pleut toujours; je marche toujours, avec des bagages
qui s’alourdissent sans pitié. Un beau territoire de chasse, tout
de même: les traces d’orignaux y abondent, je vois souvent de
la perdrix, les sentiers de lièvres dans la mousse sont battus de
frais. Tout cela ne me donne pas le nord et me console
médiocrement. Je donnerais tout le gibier de nos inépuisables
forêts pour retrouver ce maudit sentier.
!
Où est-il donc? J’aurais dû le couper depuis déjà
longtemps, si toutefois je marche vers l’ouest. « Mais, dira un
P’tit Jos Lévesque ouaté, tu as bien fini par le trouver, ce
sentier, puisque tu es là en train de nous raconter cette banale
aventure... »
Oui, Monsieur Lévesque, j’ai fini par le trouver. Mais
sais-tu à quelle heure? À trois heures de demie, sous la pluie.
Et il me reste encore au moins sept heures de marche pour
sortir à la route; et en faisant et refaisant tes calculs, tu devrais
!
!
176"
!
arriver à la conclusion qu’il me faudra faire de nuit la moitié
du trajet. J’aimerais t’y voir!
!
Je bénis le ciel qui m’a ramené sur la bonne voie, et
j’oblique vers la gauche, sur la route de l’espoir. Car si vous
m’avez suivi jusqu’ici avec suffisamment d’attention pour ne
pas perdre le nord -et vous n’auriez pas d’excuse, vous, de le
perdre -, vous devriez savoir qu’en prenant sur ma droite, je
remontais au Lac des Eudistes. Eh bien! croyez-le ou non,
c’est en prenant sur ma gauche, que je suis remonté vers ce
lac. Tour de passe-passe du Manitou-gourou? Après une
heure de marche, j’aperçois entre les branches ce foutu lac.
Ici encore, P’tit Jos Connaissant me demandera,
scandalisé: Mais tu ne t’apercevais donc pas que ce bout de
sentier, tu ne l’avais pas parcouru la veille? -Je m’en
apercevais tout autant et peut-être mieux que vous, Monsieur
Jos; mais je me disais, comme vous auriez dû vous le dire en
pareille circonstance: l’explication, c’est qu’hier soir j’ai quitté
le sentier avant d’arriver à cette hauteur. Encore un peu de
temps et je bouclerai la boucle. »
Oui, mais la boucle débouchait sur le Lac des Eudistes.
Par quel hasard? Il n’y a pas de hasard, ici. La seule
explication logique, c’est que j’avais coupé une première fois
le sentier, sans m’en rendre compte parce qu’il était aussi
discret qu’un sentier de porc-épic. Quand je l’ai recoupé, il
aurait donc fallu prendre sur ma droite.
!
!
177"
!
« Mais alors, comment se fait-il qu’en marchant vers
l’ouest tu aies recoupé ce sentier? -Ici encore, Monsieur Jos, il
n’y a pas de hasard ou de mystère: l’explication toute simple,
c’est que pendant les derniers moments ou dernières heures
où je pataugeais en forêt, j’ai marché vers l’est en croyant
marcher vers l’ouest.
-C’est ce qu’on appelle perdre le nord?
-Oui, Monsieur Connaissant; et encore une fois, j’aurais
bien aimé vous y voir, vous qui ne savez peut-être pas
exactement si la porte de votre maison fait face au sud ou au
nord. Vérifiez, pour voir.
!
Il est maintenant 16h30. Il me faudra une heure pour
détricoter ce chemin inutile. Et vers 17h30, j’arrive au bras de
lac où, la veille, j’ai obliqué vers la Manitou. Cette fois, il me
faut le traverser; je pourrais toujours le contourner, mais la
nature du terrain m’invite à m’engager dans l’eau plutôt que
dans le bois.
J’enlève mes bottes et mes bas, roule mes jeans jusqu’aux
genoux, et je m’avance comme un innocent. Pourquoi «
comme un innocent ? » Parce que, après quelques pas, le fond
du lac me manque, et je n’ai plus le choix: nager vers l’autre
bord.
Vous nagez bien, vous, avec vos bottes remplies d’eau
autour du cou, votre lancer léger dans la main droite, vos
vêtements et votre havresac qui, en un rien de temps, boivent
!
!
178"
!
l’eau par toutes leurs pores? Moi, j’ai fait ce que j’ai pu; et
c’est déjà pas trop mal que j’aie réussi à reprendre pied, dix
mètres plus loin, sur l’autre rive.
!
Cette fois, vous auriez dit: « Finies, les folies! Je couche
ici. » J’y ai pensé; mais je n’ai pas couché là comme vous
l’auriez fait. J’ai vidé mes bottes et mon havresac, tordu mes
vêtements, et repris le sentier, sans toutefois remettre mes
jeans trempés à la corde, pour ne pas trop gêner ma marche.
Je marcherai les cuisses à l’air, avec mes bobettes de fin coton
pour tout décor. Je sais qu’à quelques kilomètres plus bas, il
reste ce bras de lac que j’ai traversé la veille. La nuit
commence à s’annoncer, il pleut toujours. Je marche le plus
vite possible pendant que j’y vois encore. Et pourtant, le froid
me saisit, je frissonne au point de claquer des dents. La vie est
belle, tout de même!
Pendant qu’il fait encore jour, j’essaie d’entraîner mon
chien à marcher devant moi. II n’en a pas l’habitude et ne
tient absolument pas à la prendre: il préfère de beaucoup me
suivre, pour n’avoir pas à défricher son avenir. Il fait quelques
centaines de pas devant moi, et profite de la moindre occasion
pour quitter le sentier et me céder le pas. Je dois, à plusieurs
reprises, user de paroles et de moyens peu obligeants pour le
convaincre de me précéder.
Quand viendra la noirceur, mon chien en profitera pour
me jouer quelques tours de cochon: il se glissera sous les
!
!
179"
!
arbres, à côté du chemin, me laissera passer et m’obligera à
revenir le chercher. Chaque fois qu’il le fait, il ne s’en tire pas
à si bon compte et finit par comprendre que moi aussi je peux
avoir un caractère de chien, une tête de cochon et en faire à
ma tête.
!
Et ces relations harmonieuses sous un ciel de pluie noire
nous mènent au passage à gué. Cette fois, le fond du lac ne me
manque pas; mais, soyez tranquilles, il me manque
suffisamment d’autres choses pour exercer mon courage. À
plusieurs reprises déjà, j’en ai franchi les limites, mais comme
pour le sentier perdu, je finis toujours par le retrouver.
Passé le gué, je remets mes jeans, enlève mon chandail de
polyester qui me glace le corps, enfile un chandail de laine et
un parka mouillés mais moins traîtres que les tissus
synthétiques. Et je me repousse à marcher. Les frissons causés
par le froid diminuent; plus tard, reviendront d’autres
frissons, ceux de l’épuisement, les soubresauts de la chair
exténuée, humiliée, horrifiée.
!
Maintenant, c’est la nuit pleine. J’aperçois vaguement la
cime des arbres, je ne vois plus où je pose le pied, tout chicot,
roche, tronc d’arbre renversé sont bons pour y buter, tous les
trous s’ouvrent sous mes pieds aveugles et mes jambes en
guimauve. Ce que je vois, ce que je suis à l’aveuglette, c’est le
collier de poil blanc, le bout de la queue blanc de mon chien.
!
!
180"
!
Depuis quelque temps, il ne se guide plus à l’oeil mais à
l’odorat; à croire qu’il ne voit pas plus loin que moi dans cette
nuit. Se guidant à l’odorat, il zigzague dans le sentier, perdant,
retrouvant les traces que nous avons laissées la veille. Mes
yeux s’épuisent à suivre ses manoeuvres de gars saoul. Et quand on arrive à un de ces ruisseaux hypocrites,
silencieux, à franchir sur un billot, ce n’est pas mon chien qui
m’en avertit. Lui, il s’en tire à bon compte en marchant sur le
billot, mais moi, une fois sur deux, je rate ce maudit billot et
me retrouve pataugeant dans l’eau.
!
« La vie est courte, mais parfois le temps est bien long »,
dit la chanson. Eh oui! dans ces conditions, longues sont les
minutes, interminables les kilomètres. Tu puises dans tes
réserves, épuisées depuis longtemps. Tu continues en
automate, avec pas beaucoup plus de lucidité qu’un boeuf
assommé d’un coup de masse. Tu ne sacres plus contre ta
folie, contre tous les obstacles conjugués: tu encaisses et tu
avances comme un boeuf assommé. Reviennent les frissons,
ceux de la machine sabotée.
Dans la tête vide, un point douloureux, une espèce de
cancer bien identifié : cette plaine, là-bas, à traverser en
rampant dans la nuit. Elle est minée de marécages; pas
d’arbres dont les cimes écartées signaleraient vaguement la
tranchée à suivre, une multitude de trous d’eau au-dessus
desquels dorment des billots presque invisibles pendant le
!
!
181"
!
jour, mais très présents pendant la nuit; ailleurs, un filet de
sentier que sous le soleil de midi un gars de l’asphalte
arriverait mal à identifier. C’est surtout pour cette étape que
j’ai voulu entraîner mon chien à se servir de sa tête ou du
moins de son nez. Cette plaine hante ma tête vide.
!
Quand j’y arrive, mon chien me fera encore cinq ou six
vacheries. Il en a marre de marcher au nez. Il pense sans
doute que moi je marche le nez en l’air en m’amusant à
compter les étoiles invisibles. Je devrai donc, pour traverser
cette plaine marécageuse, lui administrer quelques raclées
interdites par les psychologues qui ont rédigé les statuts de la
société pour la protection des animaux de Toronto. Les Verts
(les Green Peas) et les Roses (Weber-Brigitte Bardot), qui
seraient prêts à perdre les hommes pour sauver les animaux,
ne me pardonneront pas d’avoir battu mon chien pour sauver
ma vie. Mais les Verts, le Roses et les psychologues animaliers
n’ont jamais eu à défendre leur vie, dans les marécages, en
pleine nuit. Lisez leurs biographies.
!
La plaine est franchie. Reste un kilomètre pour atteindre
la ligne de transmission: s’annonce le bout du tunnel. Dans ma
tête creuse, c’est maintenant ma voiture, garée, là-bas, le long
de la route 138, que j’entrevois vaguement de temps à autre,
en rouge. Et je pense à ce que je me dirai quand je tournerai
la clé du moteur.
!
!
182"
!
Mais je n’en suis pas encore là, loin de là. Passé la ligne
de transmission, il reste un kilomètre de sentier qui, contre
tout bon sens, est l’un des plus difficiles du parcours: bourré
de chicots, de troncs d’arbres à moitié renversés, marécageux,
infâme. Sur ce kilomètre, je tomberai plus souvent qu’au cours
de toute cette expédition. Des chutes lourdes, où le poids du
havresac vous entraîne violemment face contre boue ou billot.
Chaque fois, se relever représente l’effort de toute une journée
de travail normal. Si vous pensez que j’exagère, c’est que vous
êtes un Vert, ou un Rose, ou un psychologue dont le plus
grand mérite est de rouler en voiture sport sur l’asphalte, le
nez en l’air, cheveux au vent, et sourire fendu jusqu’aux
oreilles.
!
Pourtant, je finirai par sortir de cette baille à merde. Mais
le Manitou me réserve une dernière vengeance. Je suis
maintenant à quelque trois cents mètres de la route; parfois y
passe un véhicule, j’entends le bruit, j’entrevois les phares. Le
sentier débouche alors sur un large espace bouleversé au
bulldozer pour en extraire le gravier qui a servi à la
construction de la route. Un chemin carrossable sillonne à
travers les pics et les fosses de ce terrain ravagé. De jour, il me
faudrait cinq minutes pour me rendre à la route; j’y mettrai
environ une heure et demie. Pourquoi?
Le chemin qui mène de ces excavations à la route monte
sur la droite presque perpendiculairement à la route qu’il
!
!
183"
!
rejoint en amont de l’endroit où j’ai garé la voiture. La veille,
pour sauver du temps, je n’ai pas suivi ce chemin de terre,
mais, parti de la voiture, j’ai coupé franc nord, à travers un
bois pas trop hostile. Cette manoeuvre, intelligente la veille, va
me coûte très cher.
Mon chien ne peut retrouver à l’odorat le chemin de
terre, puisque nous n’y sommes pas passés la veille; quant à
avoir tout seul l’éclair de génie qui lui permettrait de me
conduire par le raccourci pris la veille, c’est trop lui
demander; et les mots dont je dispose ne suffisent pas à le lui
faire comprendre.
!
J’essaie d’abord de retrouver le chemin de terre. Ce que
je trouve, ce sont des monticules de gravier à escalader, des
pentes raides au flanc desquelles je déboule pour me retrouver
dans les mares d’eau au fond des excavations. Après plusieurs
de ces expériences, je décide de foncer, à travers le bois, vers
la route.
Pourquoi, au lieu d’aller franc sud, ai-je obliqué
considérablement sur ma gauche, vers l’est, là où j’entends les
chutes de la Manitou? Je ne peux vous l’expliquer. Et vous ne
pouvez sans doute pas le faire vous non plus. Traitez-moi de
fou; moi-même je n’ai pas manqué de le faire, et pour une fois
je vous approuve sans restriction.
Cette déviation m’amène dans un terrain proprement
diabolique, comme il s’en trouve habituellement aux abords
!
!
184"
!
des rivières et ruisseaux, surtout ceux de la Côte-Nord.
J’invente mon chemin à tâtons; je distingue vaguement la
cime des arbres, mais là, devant moi, où je marche, je ne vois
rien. J’explore des mains et de mon lancer léger, et quand ils
trouvent une issue, j’y pousse mon cadavre.
Parfois ça va, parfois ça ne va pas du tout, ou ça va trop,
trop mal. Deux fois, je ferai une chute qui aurait pu être
fatale. Vous tâtez des mains: pas d’obstacle; vous avancez le
pied et wah! vous basculez tête première, projeté en avant par
le poids de votre charge et de votre corps mort. Pourquoi?
Parce que, devant, c’était un précipice, en bas d’un rocher de
deux, trois mètres de haut. En bas, ce pourrait être un chicot
qui vous embroche, une pierre qui vous assomme raide, un
billot qui vous achève d’un coup de karaté. Dans ces chutes,
je perdrai ma tuque, ma montre et casserai mon lancer léger.
J’ai déjà perdu mon épuisette et ma boussole. J’ai perdu
plusieurs fois l’espérance, j’ai perdu plusieurs batailles, j’ai
perdu toutes mes forces. Que me reste-il? L’honneur et la vie.
C’est beaucoup. J’en conviens.
!
De catastrophes en suicides ratés, je toucherai ma voiture
à minuit. Je grelotte depuis deux heures; de froid, bien sûr,
mais surtout de fièvre, d’épuisement. Tous les muscles ont été
distendus, triturés, effilochés, noués, martelés, mordus,
mâchés, hachés, passés au laminoir. Pendant les dernières
!
!
185"
!
heures, j’ai bu à tous les ruisseaux, à toutes les flaques d’eau
où je m’affalais. Et pourtant, trois jours après, j’ai encore soif.
!
Dans ma voiture, je mets le chauffage au maximum. Les
frissons tiennent bon. Par contre, la chaleur m’endort et,
plusieurs fois, je cogne des clous, au risque de me cogner
corps et âme au fond d’un ravin ou contre les parois rocheuses
de la route.
J’arrive chez moi à 1 heure du matin. Ma femme me
déshabille, j’avale un grand verre de gin chaud, et je me
couche. Je dors mal: j’ai dans la tête le film de cette excursion,
j’essaie de l’arrêter, vainement. Il tourne, tourne, tourne
encore après trois jours.
Le lendemain, je peux difficilement marcher et toutes les
blessures encaissées remontent en surface. Le surlendemain,
mes jambes vont mieux, la douleur des blessures s’est
résorbée, mais mon dos, à chacun de mes mouvements,
proteste par un cri; et ma fatigue, plus grande que celle de la
veille, me garde dans un état de demi-conscience. Je navigue
en somnambule saoul sur les eaux de la vie.
!
De tous côtés, on me rappellera que j’ai été plus
qu’imprudent, que j’aurais dû ne pas m’entêter à marcher de
nuit, etc. Peut-être. Mais quand tu es pris dans ces remous, tu
t’accroches à une branche, et tu ne veux plus la lâcher. Il
vaudrait mieux, peut-être, te laisser entraîner par le courant,
!
!
186"
!
quelques centaines de mètres plus bas, où tu trouverais, peutêtre, une berge accueillante.
Ces berges accueillantes, elles sont tellement faciles à
trouver, là, dans ton salon, en jasant à loisir devant une bière
et la télévision. Dans les remous de la Manitou, c’est tout
autre chose: tu te sauves comme tu peux, pas nécessairement
comme la sagesse assise le voudrait.
!
J’ai appris, une fois de plus, que le courage, c’est comme
les fusées qui propulsent l’astronef en orbite: quand l’une est
épuisée, une autre s’allume. II te semblait bien t’être déjà vidé
de toutes tes énergies, et voilà que tu te découvres des
réserves. Et quand toutes tes réserves sont épuisées, où
puises-tu l’énergie de continuer encore, encore, et encore? En
y réfléchissant, tu auras plus de courage pour faire ton petit
bout de chemin quotidien bien tranquille, en plein jour, sur
l’asphalte.
!
Mon chien Capitaine, pendant plusieurs jours, n’a rien
voulu savoir de la vie. Il se tenait allongé dans sa niche,
refusant d’en sortir, même pour manger: il fallait lui présenter
son repas dans la niche. Ce qui rappelle la parole de l’aviateur
Guillaumet perdu dans les Andes, et qui a marché sept jours,
dans la neige, le froid terrible, sans nourriture, sans sommeil,
et qui disait à Saint-Exupéry: « Ce que j’ai fait, je le jure,
jamais aucune bête ne l’aurait fait. » Je n’en ai pas fait autant,
!
!
187"
!
loin de là, mais j’en ai fait suffisamment pour apprendre qu’un
homme, grâce à sa volonté, peut aller plus loin qu’un animal.
!
Et le Manitou à face sinistre n’aura pas eu le mot de la
fin. Demain, c’est l’Assomption.
!
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(Le 14 août 1983)
!
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188"
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33 . JE SUIS UN ATHÉE
(Sur un air de Raymond Devos, Je suis un imbécile)
!
« Dernièrement, j’ai rencontré un monsieur
qui se vantait d’être un athée.
Il disait: je ne crois pas, je ne crois pas, je suis athée. »
Je lui ai dit:
-Monsieur, c’est vite dit!
Tout le monde peut dire:
« Je suis un athée, je ne crois pas. »
C’est facile à dire; mais il faut le prouver. »
!
Alors, pendant au moins une heure, il s’efforça de me
prouver qu’il ne croyait à rien puisqu’il n’y avait rien à croire.
À la fin de sa brillante démonstration, je lui dis:
« Vous ne croyez à rien, dites-vous; mais voilà au moins
une heure que vous essayez de me faire croire que vous ne
croyez à rien. Vous croyez à quelque chose puisque vous me
jurez que vous ne croyez à rien. Croire à rien, c’est croire à
quelque chose. Avec votre permission, puis-je vous demander
si vous croyez que vous êtes? -Que je suis quoi?
-Je ne vous demande pas si vous êtes ceci ou cela, mais
tout bonnement si vous êtes. Êtes-vous ou n’êtes-vous pas?
Savez-vous si vous êtes ou si vous n’êtes pas? Pouvez-vous me
jurer que vous êtes ou que vous n’êtes pas?
!
!
189"
!
-Bordel! Aussi vrai que je vous vois, je suis. Je suis sûr
que je suis. Et je crois que je ne suis pas vous.
-Alors, pourquoi dites-vous que vous ne croyez à rien?
Un gars qui affirme dur comme fer qu’il ne croit à rien et qui,
l’instant d’après ou en même temps, me jure qu’il croit qu’il
est, et qu’en plus il croit être lui-même et non un autre,
comment-peut-on le croire? Faut-il le croire quand il me dit
qu’il est athée dur comme fer ou quand il affirme dur comme
fer qu’il est? Moi, du moins, j’ai du mal à le croire. Pour
mieux dire: je ne le crois pas du tout, du moins quand il me dit
qu’il est un athée ne croyant à rien. »
!
Si un importun te demande: « À quoi tu pensais ? », il
t'arrive sans doute trop souvent de répondre: « Je ne pensais
à rien ». Facile à dire, mais difficile, sinon impossible, à faire.
Penses-y trois secondes: dire que tu ne penses à rien, c'est
une contradiction dans les termes: il faut que tu penses pour
dire que tu ne penses à rien. C'est comme dire que tu ne crois
à rien. Tu crois donc à quelque chose: tu crois que tu ne crois
à rien. Un autre beau sujet de thèse de doctorat!
!
Là-dessus, nous nous sommes quittés à l’amiable. Et je
crois bien ne pas me tromper si je crois que ce monsieur m’a
quitté en se disant: Je viens de parler avec un type bizarre
qui ne croyait pas que moi je croyais que j’étais. »
!
!
190"
!
Autant dire qu’à ses yeux j’étais probablement un athée,
et peut-être même quelque de chose de pire.
!
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193"
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34. « MOURIR DE SA BELLE MORT » !
Par là ON veut dire: mourir sans accident, mourir dans
on lit, après une belle et bonne maladie. Une mort prévue,
bien préparée, préméditée, une mort qu’on voit venir de loin,
les deux yeux grands ouverts, les deux mains rivées au
bastingage, le regard scrutant l’horizon et le drapeau bien
haut. Dans ces conditions, tu fais une belle mort, et tu fais un
beau mort, serein, épanoui.
Les journalistes qui suivent les exploits glorieux de « nos
» soldats en Afghanistan, nous ont dit que plusieurs de ces
braves avaient heureusement été tués « par des tirs amis » .
Ça aussi ça s’appelle une belle mort, glorieuse en plus.
Une mort laide serait celle qui survient dans des
conditions accidentelles, imprévues, avec tous les risques,
dans cette hypothèse, que le mort lui-même soit laid et entre
dans l’au-delà marqué d’infamie pour l’éternité.
!
Tout de même, on peut bien prétendre qu’une mort qui
vous tue raide, sans détours, proprement, sans barlandage,
comme dans le cas des « tirs amis », est ce qu’il y a de mieux.
Ou du moins de « pas trop pire ».
Mourir à p’tit feu, est-ce plus exaltant que vivre à p’tit
feu? Étirer sa vie, deux, trois, cinq ans dans le coma
intellectuel, puis entrer en douceur au royaume des légumes,
!
!
194"
!
pour finir harnaché d’un gréement, d’un pataclan de tubes,
dans un décor de fioles, de seringues, de pilules, d’aquarium
superspécialisé, c’est ce qu’on appelle, par une sinistre ironie,
« mourir de sa belle mort ».
Ne vaut-il pas mieux mourir d’une bonne balle propre, de
surcroît tirée par
« un ami », ou sous le choc d’une
locomotive, ou comblé d’une inondation? Ayant à choisir
entre le poteau d’exécution et deux mois de survie dans un
hôpital, même s’il est hautement spécialisé dans les soins
palliatifs, il me semble que je n’hésiterais pas longtemps. Mais
je peux me tromper.
!
Alors, celui qui se voit pris dans l’engrenage d’une « belle
mort » n’a-t-il pas le droit de se soustraire à ce processus
d’anesthésie qui le transformera tout doucement en saucisse?
Objectera-t-on que la vie est sacrée? Mais de quelle vie et de
quel sacré s’agit-il? Au nom de la dignité de la vie humaine, ne
peut-on pas souhaiter quitter la vie de façon humaine, plutôt
que d’une façon animale ou végétative? N’ai-je donc tant vécu
que pour cette infamie de me faire volontairement épave,
loque et larve pendant tout le temps qu’il plaira à la nature de
se moquer de moi avant de me donner le coup de grâce? Si la
nature réclame mon corps pour le faire servir à d’« autres
ouvrages », comme dit Bossuet, est-ce à moi de me livrer
innocemment à tous les caprices qu’il lui plaira d’inventer
pour que s’éternise ce passage vers l’informe, vers cette
!
!
195"
!
matière première brute qui permettra à la nature de s’en servir
pour modeler des spécimens plus réussis que moi et que toi
aussi peut-être?
!
« Mais tu n’as pas le droit de mort sur ta vie. Ta vie
appartient à Celui qui te l’a donnée. Que sa sainte volonté soit
faite! » Je ne dis pas amen trop vite. S’il m’a donné la vie, il me
l’a donnée; maintenant, j’en fais ce que je veux. Si je la donne
à la patrie, ou aux lépreux, on m’honorera comme un héros; si
je la donne à l’Administration, l’Administration m’inscrira à
son livre d’or et elle me donnera peut-être une montre en or; si
je la donne au hockey et que je meure d’une rondelle au front,
on me fera peut-être des funérailles nationales; si je la donne à
la paresse, l’État me donnera l’assistance sociale. Mais si je la
donne à moi-même on criera au scandale. Pourquoi? Était-ce la volonté de Dieu qu’on me prenne
ma vie avec une rafale de mitraillette, amie ou ennemie? Si
tant de personnes et de choses ont droit de mort sur ma vie,
pourquoi moi, le premier intéressé, ne l’aurais-je pas? Serai-je
le seul à ne pas pouvoir disposer librement de mon bien?
Quand vient le moment de tomber aux mains de la maladie et
des médecins, n’est-ce pas mon droit de vouloir leur échapper
pour disposer de ma vie et de ma mort comme je l’entends?
!
!
!
196"
!
Si un voleur ou un maraud veut m’ôter la vie, je peux,
avec toutes les bénédictions civiles et religieuses, tuer le
voleur ou le maraud, sans m’inquiéter si le Père éternel avait
prévu ou non de le faire vivre cent ans de plus. C’est moi qui
décide, et on appelle mon geste de mort un cas de légitime
défense. Même si le truand ne voulait que me couper une
jambe contre mon gré, toutes les lois divines et humaines
m’autorisent à lui couper le cou contre son gré, avant qu’il me
coupe la jambe.
Si on allègue que, dans ce dernier cas, j’agis en pleine
conformité avec la Providence qui avait prévu de toute
éternité que ce jour-là je devancerais de cinquante ans la mort
de mon agresseur et que, en conséquence, je ne contredis en
rien la volonté divine, il faut bien admettre alors que si la
Providence consent à ajuster son tir dans le cas où j’élimine un
agresseur, elle peut, sans plus d’inconvénients, rectifier son tir
si je décide d’abréger d’un mois ou de quelques années cette
vie à moi dont je suis le premier responsable.
Si on se montre relativement généreux dans les droits que
l’on accorde aux individus ou aux sociétés religieuse et civile
de supprimer la vie d’autrui, on ne voit pas pourquoi on
enlèverait à un individu le droit de mettre fin à sa propre vie
quand il juge avoir de bonnes raisons pour le faire. Et les
raisons qu’il trouve bonnes peuvent être aussi bonnes que
celles inventées par les sociétés. On ne voit pas, ni a priori ni a
posteriori, ce qui amènerait fatalement un individu intelligent
!
!
197"
!
à penser plus mal qu’une société dont l’intelligence, dans une
multitude de cas, est tout bonnement méprisable.
!
« Oui, mais la société, l’humanité, ont une longue
expérience de sagesse que toi tu n’as pas. » -Peut-être. Mais
surviennent un Galilée, un Einstein qui prouvent à l’évidence
que cette sagesse infaillible de l’humanité a des failles qui
peuvent avoir la profondeur des abîmes. Et si le Juif, pendant
des millénaires s’est interdit de manger du porc, ça ne veut pas
infailliblement dire que celui, Juif ou Inuit, qui mange du
porc frais ou du phoque cru, est un sacré cochon, un impur,
indigne du royaume des cieux. ll n’est peut-être pas vrai que le
porc ait été crée d’abord et avant tout pour que l’homme en
mange; il est tout aussi incertain que le porc ait été crée pour
que l’homme n’en mange pas, ou que l’homme ait été créé par
Dieu pour ne pas manger de porc, pendant toute sa sainte vie,
mais du mouton et du poulet avec de la salade vinaigrée, avec
défense, sous peine de mort éternelle, de manger une mince
grillade de cochon de lait.
Et si la circoncision du pénis ou l’excision du clitoris sont
encore considérées par des centaines de millions d’individus
comme des rites hautement vénérables, dictés par Le Livre ou
les saintes lois de la Nature, un homme ou une femme sensé
peuvent tout de même considérer qu’ils n’offensent en rien
Jéhovah ou son collègue Allah en conservant leur prépuce ou
leur clitoris à l’abri des rasoirs et des ciseaux sacrés. Et si les
!
!
198"
!
dieux s’en offusquent, ils n’ont qu’à se voiler leur sainte face
hypocrite et à cisailler eux-mêmes tout ce qu’il voudront, par
exemple leur barbe.
Pour le catholique québécois des XIXe et XXe siècles,
c’était une entreprise héroïque de faire un bon carême à
l’intérieur des limites permises: il devait vénérer le poisson
autant que Dieu lui-même, et utiliser des balances mises au
point par des casuistes vicieux, balances aussi diaboliquement
précises que celles des Weight Watchers, des gourous du fisc,
des diététiciens d’avant-garde anorexique ou des naturistes
granolas déboussolés.
Cet ascétisme pointilleux pouvait à la rigueur se défendre
comme une ingénieuse méthode hygiénique pour ramener la
nature humaine dans les bornes normales après les
débordements occasionnés par la bombance gargantuesque de
« la pédiode des fêtes ». Mais il n’avait que des liens fort
artificiels avec la religion. Quand ce genre de carême sacré a
été mis aux oubliettes, pensez-vous que dans le ciel on ait pris
des visages de carême? Ne peut-on pas faire pénitence pour
ses péchés et ceux des autres, sans toutes ces cérémonies qui
ressemblent beaucoup plus aux mamamouchis des sorcierscharlatans et aux rites emberlificotés des pharisiens qu’aux
préceptes de l’Évangile.
!
!
!
199"
!
« Toutes ces coutumes, plus ou moins absurdes quand
elles sont érigées en dogmes, n’ont rien à voir avec le respect
de la vie qui, lui, a des assises inébranlables et autrement
sacrées. » -En êtes-vous si sûrs? L’incroyant peut fort bien en
arriver à la conviction que c’est un geste de respect envers sa
vie que d’y mettre un terme quand cette vie ne lui semble plus
valoir la peine d’être vécue, parce qu’elle n’est plus qu’une
caricature encombrante de la vie. Le croyant peut arriver à la
même conclusion; pour les mêmes raisons, dictées par
l’intelligence.
Mais peut-être sa foi lui interdira-t-elle de réaliser son
projet, parce que Dieu, paraît-il, se serait réservé le droit de
mort? « Comme je t’ai lancé dans la vie sans te consulter, ainsi
te lancerai-je dans la mort sans te demander ton avis. C’est à
prendre: ce n’est pas à prendre ou à laisser. S’il te faut cinq
ans pour mourir à petit feu, tu prendras cinq ans. Ce sera
pour toi une excellente occasion d’expier tes nombreux
crimes, de me prier pour tous ceux qui ne me prient pas, et tes
souffrances seront comme une espèce de sérum qui
contribuera à sauver beaucoup de pauvres âme. C’est ce qu’on
appelle en théologie la transfusion des mérites. »
!
Et qui prouvera au croyant que c’est bien comme ça que
Dieu a raisonné, raisonne et raisonnera de toute éternité? À
première vue, à deuxième et même à dernière vue, ce
raisonnement peut bien paraître insensé; on le prête à Dieu
!
!
200"
!
uniquement parce qu’on se fait de lui une conception digne
tout au plus du commis-voyageur, de Household Finance, du
comptable en chef de Texaco, du Grand Inquisiteur ou du
PDG d’un camp d’extermination.
Certes, les voies et les pensées de Dieu sont insondables,
pour le croyant comme pour l’incroyant. Mais alors, qui me
dira ce que Dieu pense de ma mort? « Dans le doute,
abstiens-toi. » Mais abstiens-toi de quoi exactement? De vivre
ou de mourir? S’il fallait s’abstenir chaque fois qu’il y a doute
ou risque de mettre sa vie en danger, l’homme cesserait de
bouger: Je joue gagnant: je m’abstiens de tout et même de
jouer, car tout, d’une manière ou d’une autre, est dangereux.
C’est dangereux de faire l’amour, comme il est dangereux de
faire un tour en forêt ou en ville. »
!
Dans la Bible, on trouve des milliers d’invitations au
respect de la vie du prochain. Ce qui n’empêche pas qu’on
trouve dans le même livre inspiré des milliers de cas où le
croyant tue à tour de bras, avec toutes les bénédictions du
ciel. S’abstenir de massacrer en bloc les infidèles, hommes,
femmes et enfants, avec tous les animaux à leur service, est
même souvent considéré comme un manque de zèle; et il sera
sévèrement châtié par le Dieu respectueux de la vie. Tu
comprends?
Par contre, très peu d’allusions au suicide. Pourquoi?
Parce que cela va de soi qu’il faille respecter sa propre vie si
!
!
201"
!
on doit respecter celle d’autrui? Il s’agit pourtant de deux cas
bien distincts: on peut s’interdire de manger des carottes
volées dans le potager du voisin, sans pour autant devoir
s’interdire de manger les carottes de son propre potager. Saül
se suicide pour ne pas tomber vivant aux mains des Philistins,
et David fera de lui un bel éloge funèbre, sans soulever le
moindre doute sur la légitimité de ce suicide. Pourtant, David
n’a pas l’habitude de camoufler une infamie faite par lui-même
ou par les autres.
!
Quant à Jésus lui-même, on peut dire, sans être stimulé
par un esprit impie pervers, que sa mort ressemble plus à un
suicide qu’à un homicide: il savait, de science divine tout au
moins (et ce n’est pas rien), qu’il serait sûrement tué s’il
parlait et agissait comme il l’a fait. C’était courir
volontairement à la mort, aussi sûrement que Saül se jetant
sur son épée. La seule différence, c’est que l’épée était tenue
par Caïphe et Ponce Pilate.
Si je me jette sous les roues d’une locomotive en marche,
c’est moi autant que la locomotive qui suis responsable de ma
mort. Jésus pouvait-il échapper à la mort? Sûrement, disent
les graves théologiens. Alors, comment appeler le geste de
quelqu’un qui, pouvant échapper à la mort, fait tout pour ne
pas lui échapper?
Si un Dieu trouve d’excellentes raisons d’en finir avec la
vie, on ne voit pas pourquoi un homme ne pourrait pas, lui
!
!
202"
!
aussi, avoir d’excellentes raisons pour faire de même. Le
grand scandale, c’est que l’homme doive mourir. Face à cette
fatalité scandaleuse, quelle importance que l’homme plonge
dans l’abîme, poussé par la maladie, la main de son frère ou
par le désir d’en finir avec une vie devenue non seulement un
fardeau mais une dégradante absurdité?
« Mourir de sa belle mort », dans un beau lit tout blanc
avec des draps tout frais, avec beaucoup de fioles, de tubes
sympathiques de mamamouchis et de guediguelanlouches,
bravo! pour ceux à qui cela chante. Les autres, qu’ils
prennent le droit de choisir un autre genre de mort qui leur
semble moins sinistrement belle.
!
[J’ai écrit cela depuis vingt-cinq ans peut-être. Que
faut-il en penser maintenant? Pour tout dire, je suis et
reste dans le doute. L’euthanasie reste pour moi une
question plus qu’énigmatique. Si quelqu’un peut
m’expliquer cette énigme, qu’il soit le bienvenu.).
!
!
203"
!
35. AS-TU TON OUTIL BIEN EN MAIN ?
!
Savez-vous comment, où, avec qui, avec quoi, pourquoi,
l’homme a inventé ses premiers outils? Je suppose que non.
Sur ce point, je crois, votre ignorance se compare
avantageusement à la mienne.
J’ai tout de même sur vous un petit avantage: depuis
aujourd’hui, je le sais. Je le sais parce qu’on me l’a appris
(vous savez fort bien que je n’aurais pu trouver ça tout seul),
lors d’une émission éducative à Radio-Canada. Celui qui me
l’a appris, apparemment, le savait; du moins, rien ne laissait
voir qu’il ne le savait pas. Et comme ces gens-là n’ont pas
particulièrement le sens de l’humour, je suppose
charitablement qu’il était très sérieux et n’avait qu’une chose
en vue: éclairer ses contemporains sur l’invention de outils.
!
Et que disait-il, ce savant? Je vous le donne en dix mille.
Mais vous, ne donnez pas votre langue aux chats, car ce n’est
pas de langue qu’il s’agissait. Il s’agissait d’un outil plus
primitif, ou primaire, ou primordial, comme vous voudrez. Il disait donc, ce cher homme, que les hommes primitifs,
à force de se tripoter le zizi, avaient fini par comprendre qu’un
outil, ça pouvait servir. Si leurs ancêtres avaient réussi à se
servir de l’outil zizi pour les mettre au monde, pourquoi diable
ne pourraient-ils pas, eux, les préhistoriques, inventer d’autres
outils sur le modèle ou le prolongement dudit zizi? Voilà ce
qu’ils se sont dit, ces brutes s’éveillant à l’intelligence, à
!
!
204"
!
l’évidence et aux premiers principes. Et ce fut ce jour-là que
l’homme mit en marche la prodigieuse procession de ses outils,
de la flèche au bulldozer, en passant par l’accordéon, l’avion
supersonique, le métro et le zizi pointé sur Mars.
!
On le voit peut-être: les inventions les plus géniales
semblent parfois le fruit du hasard le plus scandaleux:
Newton et sa pomme, l’homme primitif et son zizi. Mais il
n’en est rien. Certes, les éléments, la matière première de
l’invention étaient là, sous les yeux, à la portée de la main de
tout un chacun. Mais voilà: personne n’y avait pensé. Et après
que quelqu’un y a pensé, tout le monde se dit: « C’est’y pas
bête: j’aurais pu en faire autant! C’est pourtant pas sorcier: il
fallait y penser. Si par hasard j’y avais pensé... » Oui, mais
voilà, tu n’y as pas pensé; le hasard non plus; l’inventeur, lui, y
a pensé. C’est une distinction de taille: elle distingue le génie
de vous et moi.
Mais tu pourrais tout de même essayer de te mériter
l’admiration et la reconnaissance de ta postérité par une ou
deux inventions de ton cru ou de ton génie. Et à partir de
choses aussi simples que tes oreilles, tes pieds, ton chat, tes
oignons et tes cornichons. Il suffirait de les regarder comme
Newton a regardé sa pomme. C’est prodigieux le nombre
d’inventions qu’il nous reste à faire. Alors pourquoi ne
déciderais-tu pas de commencer tout à l’heure à inventer
quelque chose d’utile pur l’humanité?
!
!
205"
!
!
Une explication aussi scientifique que celle fournie par le
zizi de l’anthropologue de Radio-Canada a de quoi vous faire
rêver. En remontant à l’origine des outils, n’importe qui
d’entre vous, je l’espère de tout coeur, pourra désormais, à peu
de frais, mener des expériences débouchant sur l’invention de
nouveaux outils: vous avez maintenant la clé du mystère. Si
vous l’aviez eue avant, votre carrière aurait pu être tout autre:
vous auriez créé une multitude d’outils, et vous vivriez
aujourd’hui bien à votre aise, vous contentant d’encaisser les
droits d’auteur sur vos patentes; et vous pourriez écouter à
longueur de journée les émissions culturelles de RadioCanada destinées à déniaiser le monde.
!
Il est assez normal qu’un anthropologue, travaillant seul
dans sa chambre, par un jour de pluie et de grand vent, fasse
de pareilles découvertes scientifiques en utilisant la même
méthode expérimentale que l’homme très primitif. Ça
demande peu d’équipement; et du temps, ils en ont à
revendre, ces explorateurs de la nuit des temps et des espaces.
gL’anthropologue fait donc sa découverte géniale; tout
excité, il entre en contact avec les innombrables recherchistes
des médias, toujours en mal de sensations fortes et de
découvertes pointues. Et quelques semaines plus tard, le voilà
reçu en grande pompe à Radio-Canada, avec les astrologues,
les disciples du tarot (ou du taraud), ceux qui, vers les années
!
!
206"
!
80, ont vu l’an deux mille et l’île de Montréal engloutie comme
l’Atlantide, et d’autres délestés, qui, avec Jacques
Languirand, font des voyages « tripatifs » hors du cosmos et
du temps, dans le Nouvel Âge béant.
!
Et quand tu as trouvé une explication historicoscientifique de cette ampleur, il est bien facile d’en exploiter la
richesse pratiquement inépuisable. Tu tiens là de quoi te bâtir
une brillante carrière scientifique et universitaire, car
l’explication est si riche, d’une polyvalence si féconde, que tu
pourras l’appliquer à tout. C’est ainsi, par exemple, qu’il
deviendra relativement facile, à partir de cette découverte
aussi géniale que stupéfiante d’évidence, de dresser la liste de
quelques millions d’inventions humaines engendrées par la
manipulation du zizi primitif.
-Ah oui? Et alors, le clocher des églises?
-Ya rien là: c’est un signe, logo ou sigle phallique. Louis
de Rougemont avait déjà trouvé ça tout seul, au tout début du
vingtième siècle.
-Et les orgues?
-Voyons don! As-tu déjà écouté ton voisin en train de
faire pipi en tenant son zizi? Ça ne te rappelle pas le son que
donnent les petits tuyaux d’orgue ou les cornemuses? Quant
aux sons plus graves, caverneux, émis par les gros tuyaux
d’orgues ou des instruments comme le tuba, le basson ou le
tambour, eh bien, l’homme primitif, guidé par un instinct sûr,
!
!
207"
!
une intuition qu’on peut bien qualifier de géniale, n’a fait que
devancer les découvertes les plus étonnantes de la science
contemporaine.
Je m’explique. Avez-vous vu récemment un film
étonnant qui nous montrait ce qui se passe dans le zizi au
moment de l’éjaculation? Non?
-Non.
- Alors, je vais vous en donner l’essentiel. On introduit
dans l’urètre une sonde munie d’une minuscule caméra et
d’une enregistreuse de sons ultra-sensible. Et on assiste
alors à un spectacle dont les chanteurs rock heavy metal et
votre Plume Latraverse devraient s’inspirer pour produire
quelque chose de vraiment hot. Car au moment où se
produit l’éjaculation du type sondé, vous voyez et entendez
quelque chose qui, je vous mens pas, se compare
avantageusement à vos Chutes Niagara. Pour nous limiter
aux sons, eh bien! les sons que vous entendez alors, je vous
jure que cela ressemble étrangement aux sons des tubas et
bassons, accompagnés des tambours et trompettes. L’instinct sûr du premier homme primitif jouant de son
zizi en était parfaitement conscient. Ce n’est tout de même pas
une simple coïncidence si les premiers instruments de musique
connus étaient des roseaux plutôt courts: un bout de bois
percé, de six, sept, huit pouces, ça ne vous rappelle rien?
Faut-il que je vous fasse un dessin?
!
!
208"
!
Et si vous doutez encore, regardez donc d’un peu plus
près et plus attentivement les merveilleux vases grecs
représentant les satyres au cours des bacchanales: vous verrez
qu’ils jouent très souvent d’un pipeau en forme de zizi. La
seule différence, c’est que leur pipeau musical est tenu à
l’horizontale, alors que leur zizi prosaïque, lui, se tient tout
seul à la verticale.
Rappelons au passage que nos chanteurs modernes,
branchés sur le courant 220, viennent confirmer ce que les
satyres nous avaient déjà appris. Un chanteur moderne, un
vrai! un rocker pur et dur, regardez-le sur la scène en train de
vivre un orgasme heavy metal? Voyez comment il brandit sa
guitare électrique et comment il se pâme, ahane et gesticule
tout en sueur. Entre lui et le satyre au pipeau, ne voyez-vous
pas des ressemblances plus que frappantes?
!
Vous faut-il encore d’autres exemples, Mademoiselle
l’animatrice, et avons-nous encore du temps?
-Oui, oui, monsieur; continuez, je vous en prie; c’est
passionnant.
-Bon. Alors, voilà. Vous vous demandez peut-être, et à
bon droit, quel rôle a joué la femme dans l’invention de ces
outils? Après tout, elle aussi a pu faire la découverte à
l’origine de l’essor technique de son collègue mâle. Eh bien, au
risque de décevoir certaines féministes, l’histoire sur ce point
nous montre que, de tout temps, même au temps les plus
!
!
209"
!
préhistoriques, la femme s’est montrée aussi ingénieuse,
inventive, que son illustre partenaire. La preuve en est bien
simple; la voici.
Vous avez autant d’outils concaves que d’outils convexes.
Et les outils concaves, un esprit libre de préjugés en attribuera
évidemment la découverte, non pas à l’homme, mais à la
femme. Autrement dit, la femme -bien que ce ne soit pas à
prendre dans un sens trop restrictif comme disent les
philosophes -s’est spécialisée dans l’invention des outils
concaves, laissant à son partenaire mâle le soin d’explorer le
champ des outils convexes.
Tenez, le crayon, par exemple: est-ce un homme ou une
femme qui l’a inventé? J’espère que maintenant vous
n’hésiterez pas trop longtemps avant de répondre. Et le
cendrier pour mettre vos cigares? et le fusil? le boyau
d’arrosage? la bouteille de bière? Bref, passez en revue tous
les outils, des plus banals aux plus sophistiqués, et vous verrez
que ma théorie n’est pas à l’état d’hypothèse farfelue: mille
preuves la confirment, de même que plusieurs découvertes
récentes dans des universités américaines. Il suffit de se
débarrasser de ses préjugés et de rechercher en toute
honnêteté intellectuelle la véritable origine des choses.
!
Fantastique! Euréka! comme aurait dit Archimède
brandissant son levier, il vient justement de me venir à l’esprit
ces vers de Virgile:
!
!
210"
!
O fortunatos nimium sua si bona norint
Agricolas!: Ô combien fortunés seraient les
agriculteurs, s’ils connaissaient leurs biens! Je ne vous cite pas ces vers par pédanterie comme le
feraient les professeurs de littérature, d’astronomie ou
d’agronomie, mais parce qu’ils me semblent on ne peut plus
appropriés à notre entretien.
Il est évident que Virgile blâme ici les agriculteurs de ne
pas connaître ce qu’ils devraient pourtant bien connaître. Et
qu’est-ce qu’un cultivateur du temps de Virgile aurait dû bien
connaître? Évidemment, pas l’araméen, l’algèbre, le calcul
différentiel, la philosophie astrale de Pythagore,
l’informatique, la cybernétique, le vibromasseur, le monde des
idées de Platon, le troisième degré d’abstraction ou le monde
de la technologie moderne de pointe. Non, croyez-moi.
Mais ce qu’il aurait dû bien connaître, c’est le monde des
outils: la charrue, la bêche, le râteau, la faucille, le sac de
semence et l’arrosoir, bref, des outils rudimentaires,
évidemment plus rapprochés de leur origine phallique que
l’ordinateur.
!
(J’ouvre tout de même ici une parenthèse pour signaler
que certains outils très modernes sont pourtant très
directement reliés au phallus, par exemple, le métro dont le
symbolisme sexuel est plus qu’évident. Et que dites-vous de la
fusée entrant dans l’orbite, féminine, comme son genre
!
!
211"
!
l’indique bien? Je ferme ma parenthèse, pour que votre
pensée, mâle ou femelle, ne parte pas en orbite, pour nous
revenir Dieu seul sait peut-être quand.)
!
Quoi qu’il en soit, les outils primitifs de l’agriculteur, eux,
sont tous, manifestement, reliés très étroitement à l’activité
sexuelle; leur marque de commerce, pourrais-je dire, est
sexuelle. Pourquoi, pensez-vous, les communistes ont-ils
choisi la faucille et le marteau, deux outils très primitifs,
comme symboles de leur idéal, aussi valable pour le passé que
pour le présent et le futur? Lisez Freud, et vous l’apprendrez;
pas besoin de lire Marx.
!
Le temps me manque, évidemment, pour vous expliquer
le symbolisme sexuel de la charrue, de la roue de la charrue,
de la pointe de la charrue, et de ce bacul de la charrue, à
l’origine si pittoresque: battre et cul. Qu’il me suffise ici
d’attirer votre attention sur l’arrosoir, le sac de semence et le
râteau. Si quelqu’un ne voit pas que ces trois instruments
descendent en ligne directe, et non pas collatérale, de l’outil à
l’origine de tous les autres, eh bien! c’est que sa logique refuse
d’admettre l’évidence ou que son imagination est un terrain en
friche, et qu’elle aurait bien besoin d’être labourée,
ensemencée et arrosée.
!
!
!
212"
!
Donc, Virgile reprochait aux agriculteurs de son temps
de ne pas connaître leurs biens, leurs outils. Sans doute ne
leur fait-il pas grief d’en ignorer l’usage, mais il leur reproche
de n’en pas connaître les origines. Car, s’ils avaient connu
l’origine sexuelle de leurs outils, comme ils auraient été
heureux! Heureux comme les joyeux camarades de ces pays
où la faucille et le marteau ont retrouvé leur dignité et leur
symbolisme primitifs. Alors, le labour, toutes les activités
agricoles n’auraient plus été synonymes de labeur: leurs outils
leur auraient rappelé, à toute heure du jour et même de la
nuit, l’extase de l’homme primitif manipulant le premier outil,
l’outil de base, bref, l’Outil, avec un grand O.
Vous avez sans doute vu quelques-uns des films où l’on
revit l’extase des camarades russes travaillant les champs de
leurs communes comme s’ils étaient en train de s’amuser dans
les jardins parfumés de l’Éden. C’est à voir!
!
Si le temps et la température nous le permettent,
mademoiselle, nous irons, un de ces jours, faire un p’tit tour
du côté des autres activités humaines; et je vous assure que
vous, avec votre faucille, vous ferez une abondante moisson,
et que moi, avec mon marteau, j’enfoncerai bien des portes
ouvertes sur les préjugés et l’étroitesse d’esprit.
-Je n’en doute pas, cher monsieur. Mais en attendant,
nous allons prendre les appels de nos chers auditeurs et
auditrices. Oui? Madame Lafortune de Saint-Romuald?
!
!
213"
!
-Oui, mad’moiselle. Je voudrais vous dire en
commençant que des émissions comme la vôtre, ça nous fait
bin du bien, ça ouvre, et ça rafraîchit. Ça r’pose de la
politique, du chômage et de l’inflation. Ça te donne du moral
pour passer à travers la semaine et même les fins de semaine.
En tous é cas, pourriez vous demander à votre distingué
invité ce qu’il pense des lunettes. Imaginez-vous -ça doit être
un pressentiment -la semaine dernière, j’en discutais
justement avec mon mari. Lui, il disait que mes lunettes, ça lui
faisait penser à quelque chose; et moi, je lui disais que ses
lunettes, ça me faisait penser à quelque chose, mais pas à la
même chose. Voyez-vous? J’aimerais ben sawère à quoi ça lui
fait penser, à lui, votre invité? Parce qu’y a pas mal de choses
qui semblent lui faire penser à la même chose.
-Chère madame, je suis heureux que vous posiez cette
question: ça me permettra d’élargir le champ de nos
considérations et de faire voir à nos auditeurs et auditrices
que ma théorie s’applique à autre chose qu’à l’agriculture et à
l’industrie, symbolisées par la faucille et le marteau.
!
Voici donc. Vous aviez évidemment raison tous les deux,
vous et votre mari. Vous ne nous avez pas dit à quoi les
lunettes vous faisaient penser tous les deux; mais je pense que
nos auditeurs et auditrices auront tous compris, même ceux et
celles qui ne portent pas de lunettes.
!
!
214"
!
En effet, en effet, est-il outil plus sexué que les lunettes?
On pourra m’objecter l’exemple des aveugles; mais si j’avais
plus de temps ici, je vous exposerais en détail les résultats
d’une enquête que j’ai menée à ce sujet auprès des aveugles
usagers de la CTCUM et d’une autre couche d’aveugles, les
fonctionnaires de la CECM. Mon éventail ou mon
échantillonnage d’aveugles était assez large pour en tirer des
conclusions scientifiques solides.
Or, les conclusions de mon analyse crèvent les yeux: tous
les aveugles voient avec des lunettes que nous en voyons pas.
Oui, madame. Et je peux vous dire que, somme toute, ils ne
voient rien à nous envier. Bien au contraire: plus on est
aveugle, et plus on sent le besoin de lunettes.
Et vous ne saviez peut-être pas, madame, que les gens
atteints de cécité totale, ont été les premiers à s’inventer les
lunettes dont vous me parlez? Et ce qu’ils voient avec leurs
lunettes, c’est sensiblement les mêmes choses que vous et
votre bienheureux mari vous voyez en regardant les lunettes
de votre partenaire. Le sexe, madame! le sexe! Tout est là!
!
-Un autre appel, de St-Tite-des-Laurentides, cette fois.
Oui, monsieur?
-Monsieur Gilles Lamontagne de St-Tite-desLaurentides, mademoiselle. J’aimerais parler au monsieur
antrologue, antropaslogue, maudit, comment vous dites ça?
-Antropologue, monsieur.
!
!
215"
!
-Bon. En trop pas là. Yé-ti encôre là?
-Oui, et il vous écoute, monsieur Lamontagne.
-Bon bin, voilà. Nous autres à St-Tite, on a chaque année
un festival western; vous l’savez, je suppose?
-Non, monsieur Lamontagne, excusez-moi, je viens de la
Belgique. Un festival western, dites-vous? Je ne savais pas
qu’il y avait des cowboys dans vos Laurentides.
Vous comprenez pas. On a un festival western, avec de
vrais ch’vaux, mais pas avec de vrais cowboys. Nos cowboys,
à nous autres, c’est du monde bin ordinaire, comme moé pi
vous. Seulement, ils se déguisent en cowboys; tout
l’équipement, vous savez: la ceinture cloutée, deux pistolets
du Texas, le chapeau de Calgary, des bottes de Miami, un vrai
show. Guitare en plus, chants tristes, lasso, tout l’kit.
-Tout l’kit, dites-vous?
-Bin oui, tout l’attirail, tout l’pataclan, toutes les
barloques, quoi! Ça barlande pas, ça kick, ça rush et ça trip.
-Ça kick et ça barloque?
Bin oui. Vous avez pas l’air à trop comprendre. Parlezvous français en Belgique, vous autres? Mademoiselle, c’est-y
du monde comme nous autres en Belgique?
-Monsieur Lamontagne, vous aviez une question à poser
à notre invité, je crois?
-J’arrive, mais chus pas sûr astheure qu’y va
comprendre.
-Dites toujours, monsieur.
!
!
216"
!
-Bin, j’vas vous poser la question à vous, mademoiselle,
pi vous zy traduirez, si comprend pas. Monsieur l’antrologue,
astropologue, maudite marde! qu’est-c’que cé un nom pareil?
En tous é cas, à notre festival western de St-Tite, y a pas de
faucille, pas d’marteau, pas d’charrue, pas d’fusée, pas
d’métro. Nous autres on é des gens simples comme le p’tit
gars de Shawinigan. Mais on a des cowboys, et nos cowboys
y ont des chapeaux. Ça s’fait que j’voudrais d’mander à votre
monsieur de m’expliquer le sibolisme du chapeau des
cowboys de St-Tite. J’suppose bin qu’un chapeau, cé un outil
aussi bin qu’une faucille ou un marteau ou un métro, si j’me
trompe pas. Alors, qu’est-c’qu’y en pense?
-J’en pense beaucoup de bien, monsieur. Je ne sors
jamais sans chapeau. Et si les gens comprenaient le
symbolisme du chapeau, vous comme vous avez bien raison
de le dire, ils en porteraient toujours un comme moi.
Mais pour répondre plus directement à votre question,
monsieur, il nous faudrait faire l’historique du chapeau, voir
comment les Assyriens le concevaient, comment les gens du
Moyen Âge voyaient le hennin, quel rôle jouait la perruque
aux dix-septième et dix-huitième siècles, puis nous passerions
aux chapeaux haut-de-forme du XIXe siècle, puis à l’antichapeau de Yul Brenner et des moines bouddistes, pour en
arriver peut-être à votre chapeau de cowboy...
-Monsieur, moé personnellement j’chus pas un cowboy,
et j’porte pas d’chapeau de cowboy. Autant vous dire tout
!
!
217"
!
d’suite que j’porte pas de perruche non plus, et que vos
Asturiens, j’les connais pas. Mais j’connais nos cowboys , en
tou é cas aussi ben que vous, y m’sembe, avec votre
permission. Oui ou non, allez-vous me dire le sibolisme de ce
maudit chapeau?
Mademoiselle, pourriez-vous d’mander à votre antropola
de venir nous expliquer ça sur place, à St-Tite, ce qu’ya à dire
su l’chapeau de nos cowboys? Car y sembe qu’y manquera de
temps, c’matin, pour l’fére.
-Monsieur Lamontagne, si vous laisez parler not’ invité y
va p’tet’ bin vous l’dire (Merde! Voilà qu’à force d’entendre
parler joual, ma jument revient au galop.) Excusez-moi, chers
auditeurs et auditrices. Voulez-vous répondre, Monsieur Van
Den Meyer-de-la-touche?
- Pour faire bref, je me limiterai donc au chapeau du
cowboy. Comme celui des Assyriens ou des marchands
anglais de Manchester, le chapeau du cowboy a une forme à
la fois concave et convexe. Je pense que vous êtes d’accord
avec moi sur ce point, monsieur Lamontagne. Le chapeau
du cowboy est donc, d’un
point de vue strictement
scientifique, doublement sexuel ou sexué. Il est à la fois in et
out, comme disent les Américains. D’ailleurs, tout ce qui est
concave ou convexe a besoin d’un complément convexe ou
concave, ou concave ou convexe, ou concave-convexe, selon
le cas. Le dôme du ciel appelait la Tour Eiffel, et la fusée,
comme le creux de la vague, appelle la pointe de la vague, et
!
!
218"
!
vice versa. Mon collègue, Luc Jouret, grand prêtre du
Temple solaire, expliquerait ça mieux que moi. Par où l'on
voit que, selon la société plus ou moins permissive ou
répressive en matière de sexualité, les chapeaux ont
tendance à monter ou à descendre; et cette tendance
ascendante ou descendante est inversement proportionnelle
à la répression ou à l’adulation dont le sexe est la victime.
C’est pourquoi le Moyen Âge a vu monter les chapeaux à
des hauteurs vertigineuses; et si les hauts-de-forme des
gentlemen anglais de l’ère victorienne avaient l’allure des
cheminées de Manchester, c’est que la Reine Victoria
n’entendait pas à rire en matière de sexualité. Aujourd’hui, le
sexe est libéré; si vous me permettez l’expression, il peut
monter tout à son aise, et en conséquence, les gens portent
des chapeaux plutôt plats, des genres de casquettes avec la
palette rabattue sur la nuque, et la plupart n’en portent pas du
tout. Ce en quoi ils ont tort, tout de même.
!
Mais avec le virage à droite qu’on constate un peu
partout dans le monde, je n’ai pas grand mérite à prédire que
les chapeaux mous vont revenir à la mode. Si je porte un
chapeau, c’est pour prophétiser humblement à ma manière ce
retour de la répression sexuelle.
Pourquoi donc n’avons-nous jamais exhumé les
chapeaux que certains auraient bien voulu voir les hommes
préhistoriques porter? Pour l’excellente raison que, tout à fait
!
!
219"
!
libérés sexuellement, vivant avec l’inconscience des animaux
innocents dont ils se distinguaient non sans peine, ils n’avaient
pas besoin de chapeau. -Si je comprends bin vos savantes explications, nos
cowboys portent des chapeaux parce qui sont pas fort à
ch’val? Ça, je l’savais déjà. L’reste de vot’histoire, j’vas
examiner ça de plus proche en r’gordant le catalogue Sears.
En passant, monsieur, avez-vous r’marqué qu’on trouve
pas grand-chose dans les catalogues su é chapeaux? C’est
comme vos charrues, vos faucilles et vos perruches: charchez
en pas dans l’catalogue Sears. Et comme on dit par chez nous:
À la r’voyure, monsieur, et bin du bon temps! » !
Vous penserez sûrement et, si vous en avez l’occasion,
vous me direz probablement que je viens de caricaturer
méchamment un pauvre anthopologue hors série mais de
bonne volonté, et nos émissions éducatives, et nos lignes
ouvertes, et nos Droit de parole et nos Parle pour parler.
Mais non. Des théories scientifiques comme celle-là,
vous en entendrez tous les jours à Radio-Canada ou ailleurs,
si vous décidez de vous cultiver. Présentées avec un sérieux
imperturbable par des « compétences » de pointe à la Luc
Jouret, au Professeur Cocon et à Raël Elohim. Mais ces
pointes, rien ne laisse croire qu’elles soient aimantées comme
celle d’une aiguille de boussole qui n’a pas perdu le nord ou
comme celle de leur zizi bien inventif.
!
!
220"
!
Tenez-vous bien. Ce matin même, des paléontologues
m'expliquaient que si, aujourd'hui, toi et moi nous avons des
réflexes, des réactions, des loisirs et des rêves bizarres, ce sont
là des vestiges de la psychologie des gars de la Préhistoire. Si
toi, par exemple, tu éprouves malgré toi un sentiment
d'insécurité quand tu entres dans un tunnel sous les Alpes,
sous la Manche, ou dans notre tunnel Louis-Hippolyte-La
Fontaine, c'est parce que ton ancêtre, le fameux Homme des
cavernes, éprouvait la même sensation quand il entrait dans
sa caverne. Il avait beau y être entré des centaines, voire des
milliers de fois, il se demandait toujours en franchissant
l'entrée de son antre, si quelque ours ou cannibale de la tribu
ennemie, ne l'attendait pas pour le dévorer. Il en est de même
pour tout le reste de tes sensations d'homme qui se croit très
civilisé: elles sont toutes des conséquences directes ou
indirectes des expériences qui ont marqué profondément tes
ancêtres. Penses-y quand tu seras tenté de hausser ton caquet.
!
!
!
!
221"
!
36. MARCHER SUR LA LUNE
!
!
L’Opération nez rouge n’est pas, comme on pourrait le
croire, une opération chirurgicale plastique pratiquée sur le
gens à nez trop rouge, rouge comme un lumignon, pour leur
redonner un nez conforme à leur visage pâle. De même,
l’Opération fée des étoiles, n’est pas une succursale de la
NASA dans sa course à la guerre des étoiles. Les deux
opérations sont moins ambitieuses: elles ont pour objectif très
simple de récupérer les gars saouls pendant la période des
fêtes et de les reconduire à domicile dans les plus bref délais.
!
À la radio régionale, l’Opération nez rouge de BaieComeau, se vantait ces jours-ci, et quinze fois par jour, d’avoir
ainsi sauvé du naufrage pas moins de 92 abrutis, entre le 15 et
le 27 décembre; deux fois plus que l’an dernier! Et si les
affaires vont bien, si la population veut bien coopérer, l’an
prochain on devrait pouvoir augmenter le rendement de cette
opération de sauvetage des plus humanitaires. L’objectif à
long terme? deux mille accros du nez rouge reconduits en
toute sécurité à leur domicile en quinze jours.
Dans la logique de ces opérations, on verra sûrement se
créer d’ici peu des associations de bénévoles pour fournir un
service d’ambulance aux outre-mangeurs, anonymes ou non,
qui, eux aussi, peuvent voir leur facultés affaiblies par suite de
leur opérations d’outre-mangeaille que les moeurs sociales
!
!
222"
!
leur imposent au temps des fêtes. Eux aussi peuvent avoir de
sérieuses difficultés à se glisser entre le volant et le siège de
leur voiture après les fraternelles ripailles aux beans, à la
tourtière et au cipaille, arrosées aux chaudierées de bière. Eux
aussi ont droit à la compassion et à l’aide du public.
!
Et pourquoi pas un service d’autobus pour reconduire à
domicile cette foule d’étudiants de nos maisons
d’enseignement qui ont les facultés très affaiblies après avoir
« passé à travers » les examens de fin de session? Est-il
prudent de lâcher sur les routes et dans les rues toutes ces
victimes innocentes du crétinisme collectif?
Si on leur impose des examens traumatisants pour leur
ignorance, ne sont-ils pas en droit d’exiger qu’on leur
fournisse gratuitement les moyens d’en réparer les dégâts sur
leurs facultés affaiblies? Les A.G.E. et les A.P.I. de nos
institutions collégiales sont déjà sensibilisées à ce problème de
civilisation. Mais il ne suffira pas de perfectionner les mesures
de sauvetage qu’on appelle actuellement « Opération stress
lors des examens ». Il faudra aller jusqu’à la racine du mal qui
est l’affaiblissement des facultés intellectuelles causé par le
non-stress institutionnel, soigneusement cultivé pendant toute
la session.
!
Les prisonniers du grand Québec concentrés dans la
prison de Port-Cartier réclament, eux, que la la société qui les
!
!
223"
!
a coffrés ouvre ses coffres pour payer les frais de voyage
encourus par leurs familles qui doivent s’imposer de lourds
sacrifices pour les visiter. Toi, si tu vas voir ta mère
hospitalisée pour cancer dans un hôpital de Montréal, tu paies
ton voyage et tes autres frais. Que toi et ta mère soyez
honnêtes n’entre pas en ligne de compte. Mais si tu vis en
prison, déjà aux frais de la société, alors la société doit
décharger en partie sa conscience coupable en se chargeant
des frais de voyage de ta parenté. Est-il rien de plus équitable
et normal?
Ce qui rejoint l’hystérie de l’outre-fumeuse américaine
qui réclame trois millions aux compagnies de tabac pour lui
avoir vendu, pendant trente ans, trois paquets de cigarettes
par jour. ON l’a empoisonnée; maintenant qu’ON lui donne
les moyens de se refaire une santé ou de continuer à fumer
sans trop grever son budget.
!
Nous avons déjà beaucoup d’associations humanitaires
maintenues à bout de bras par d’admirables bénévoles. Mais il
reste encore beaucoup à faire. Il faut des sondages d’opinion
pour découvrir les besoins, puis faire des choix, fixer des
priorités, mener des campagnes de souscription et trouver les
bénévoles compétents. Tout cela exige de la lucidité, du
courage et de la patience. Car bientôt tout citoyen sera un
handicapé volontaire qui aura besoin de bénévoles pour
!
!
224"
!
l’accompagner dans sa longue marche titubante qui le mène
de la phase anale à la phase terminale.
Ces considérations, comme introduction aux voyages et à
la marche dans l’espace.
!
L’exploration de l’espace a de quoi réjouir. Mais qui? Toi,
le terrien convaincu, ou le fou de l’espace projeté en orbite?
Procédons avec ordre. Toi, terrien indéracinable, quand
tu es assis devant ton téléviseur et que tu vois un astronautescaphandrier sauter sur la lune comme une grenouille, tu peux
passer de bons moments, la première fois qu’on te montre la
scène, en couleurs en plus. Tu peux applaudir cette
performance humaine. Il en a fallu de prodiges de science
pour en arriver là! Des milliards de calculs, des milliards en
équipements, des milliards de cerveaux humains additionnant
leur matière grise au fil de siècles. C’est patent, et ça t’épate.
Que des hommes comme toi et moi, enfermés dans des
capsules géniales, circulent en orbite loin de la terre, pendant
trois jours, trois mois, un an, voilà un de ces exploits qui te
coupent le souffle. Toi qui n’as peut-être jamais escaladé une
petite montagne autrement qu’en téléférique ou à la télévision,
et qui es pris de vertige si tu dois monter sur le toit de ta
maison pour remplacer un bardeau d’asphalte!
!
Mais vient un moment où, après t’être émerveillé dans
l’apesanteur, tu retombes sur le plancher des vaches. Et alors,
!
!
225"
!
tu peux passer de l’émerveillement au questionnement, du
questionnement au scepticisme, et du scepticisme au bon sens.
Comment ça?
Passé les premières heures de l’émerveillement, tu peux
en effet commencer à te demander s’il est bon de se donner
tant de peine pour aller sur la lune avec tout un équipement
de joueur de football américain déguisé en scaphandrier des
profondeurs, dans le but d’y exécuter quelques bonds
cocasses avec l’élégance d’un hippopotame auquel on aurait
coupé deux pattes, n’importe quelles. C’est ça, le progrès?
Et puis, réfléchis deux minutes à l’ivresse de rester des
semaines, des mois, coincé dans une étroite capsule carcérale
en orbite, dormant à l’arrachée, mangeant des cochonneries
synthétiques, avec beaucoup plus de restrictions et de
frustrations qu’un homme normal pourrait en tolérer pendant
une heure sur terre. Beaucoup de supplices chinois reconnus
pour leur raffinement exquis passeraient à bon droit pour
divertissements anodins comparés à ceux-là.
J’imagine facilement que dans les premières décennies
de l’an deux mille c’est dans de pareilles machines qu’on
installera les prisonniers à sécurité maximale et qu’on les
expédiera vers Mars ou Pluton pour qu’ils apprennent là-haut
ce que c’est que de vivre comme du monde normal sur terre.
!
À la télévision, il y aura des messages vidéo publicitaires
préventifs à l’intention des criminels en herbe ou déjà montés
!
!
226"
!
en graine. On nous fera visiter plusieurs fois par jour ces
capsules carcérales; on nous décrira dans le détail les
conditions inhumaines que les condamnés y subissent,
conditions comparables à celles que vivent les prisonniers «
terroristes » dans la prison de luxe de Guantanamo. Et on ne
manquera pas de nous avertir, à la fin de chaque émission, que
« La modération a bien meilleur goût. Penses-y: un jour, ce
sera peut-être ton tour. »
!
En attendant ces superprisons dans l’apesanteur, ce sont
des prisonniers volontaires qui labourent les espaces vierges et
qu’on propose à notre admiration qui depuis belle lurette n’en
demande pas tant. Car un homme sensé sait, de science
certaine, que voyager en navette Challenger ou en spoutnix ne
vaut pas une bonne marche à pied sur la plage, en forêt ou
dans son jardin. Le plus grand intérêt de ces voyages par-delà la couche
d’ozone, ce devrait être de susciter un émerveillement et un
appétit nouveau pour ta petite planète terre, pour la vie au
niveau des arbres, des pissenlits et des chats. De même que
toutes les prouesses de la chirurgie plastique n’arrivent pas à
le convaincre qu’il vaudrait mieux lui confier ton nez ou ton
sexe pour qu’elle les remodèle selon l’esthétique sexuelle
Michael Jackson ou Boy George.
Après un voyage de quinze jours dans l’espace, après une
excursion sur la lune, sur Mars, sur les anneaux de Saturne
!
!
227"
!
ou dans les « infernaux palus » de Pluton, quel plaisir de
marcher comme du monde sur ses deux jambes, d’entendre
d’autres oiseaux que ceux de la NASA ou de l’Agence TASS,
de s’interroger sur le vent et la pluie, de surveiller l’éclosion de
tes amaryllis, de suivre les bonds d’une sauterelle, de sentir le
parfum de tes juliennes, d’aller à gauche ou à droite selon ton
bon plaisir, de fumer ta pipe le nez en l’air, de jouer avec ton
chien fou, d’éplucher des oignons pour un gratiné aux
oignons, de prendre un bain, de goûter tes premières fraises,
de sortir la langue pour gober quelques flocons de neige, bref,
de vivre l’exaltante vie ordinaire!
!
« Mais c’est là faire l’apologie de la chandelle aux
dépens de l’électricité, et des boeufs aux dépens de la
bicyclette! Et pourquoi monter en épingle la vie pénible des
pionniers de l’espace, puisque tous les pionniers, dans tous les
domaines, ont toujours rencontré beaucoup plus de difficultés
que les autres, sceptiques paresseux qui, hier assis dans leur
confort, récolteront demain les fruits durement conquis par
ces fous de pionniers! » Ce qui demande réflexion.
Certes, on nous promet des retombées mirifiques de la
conquête de l’espace. Les applications technologiques des
recherches de pointe qu’elle exige retomberont comme pluies
bienfaisantes sur l’humanité.
!
!
228"
!
Mais ce qu’on voit pour le moment, c’est que les deux
superpuissances militaires engagées dans le marathon de
l’espace en escomptent surtout des retombées militaires
intéressantes. Elles auront à leur disposition des gadgets pas
mal plus efficaces que leurs superbombes pourtant déjà bien
suffisantes pour faire rôtir dix planètes comme la terre.
!
Si c’était vrai, cette farce lugubre des retombées, on
pourrait sans doute en utiliser une petite partie pour que des
centaines de milliers d’enfants ne tombent pas morts chaque
jour; et avec une autre petite partie, c’est étonnant ce qu’on
pourrait faire, directement et tout de suite, pour l’humanité,
sans attendre les hypothétiques retombées sur sa tête en l’an
2,500.
Ce qu’il y a de plus certain dans ces recherches
démentielles pour coloniser les espaces intersidéraux, c’est
qu’entretemps l’humanité est tenue en otage, sous l’empire de
la terreur, avec promesse que les experts travaillent avec
acharnement à lui préparer quelque chose de pire.
!
Quant au dur labeur que ces prétendus pionniers
s’imposent pour ouvrir des voies nouvelles aux pauvres types
comme toi et moi, moins courageux et délurés qu’eux, tout
juste bons à financer leurs exploits, pour y croire, il faudrait
s’être fait des héros avec un James Bond ou les gorilles de la
série télévisée Dallas.
!
!
229"
!
Le premier couple venu qui élève ses enfants comme du
monde, est infiniment plus pionnier et glorieux que ces
supermen de luxe. C’est par un démentiel renversement des
valeurs que l’on accorde une telle importance à ce genre de
prouesses, comparables à celles des héros millionnaires du
sport.
Il suffirait d’écouter une peu de Bach et de Mozart, pour
descendre de la lune et retrouver l’Homme.
!
!
!
!
!
230"
!
37. « JOUEZ GAGNANTS: DONNEZ VOS ORGANES! »
!
Lesquels? tous; des yeux aux orteils. Car, en cas
d’accident, tout ça peut servir à d’autres moins chanceux que
vous dans la vie. On suppose, évidemment, que, si un
chanceux hérite de vos organes, c’est que vous, au préalable,
avez eu également la chance de mourir dans un accident, au
lieu de mourir bêtement de votre « belle mort ».
« Les bons comptes font les bons amis »: tu comptes sur
ma mort pour réparer tes accidents, et moi je compte sur toi
pour que mes organes accidentés connaissent une autre vie
exaltante.
À ce compte-là, tout le monde y gagne. Qui perd un oeil
gagne un oeil. Et si la mort te ferme le yeux, ya rien là, comme
tu dis: un autre les ouvrira pour toi. Imagine donc un peu : si
ton héritier est aussi généreux que toi, ton oeil ou tes deux
yeux connaîtront une belle carrière. Regarde-moi dans les
yeux et dis-moi, sans cligner malicieusement de l’oeil, ce que
tu en penses. C’est ça, se dire la vérité entre les deux yeux,
sans trop savoir, mais sans le craindre, si l’oeil de l’un des
deux interlocuteurs ne deviendra un jour l’oeil de l’autre.
!
C’est donc vrai: nous entrons dans une ère nouvelle: celle
des mutants, aux organes recyclables. Pour le moment,
l’Assurance automobile ne réclame qu’une partie de tes
organes; mais attendons la suite. Tu peux déjà la prévoir, si tu
as quelque sens de l’évolution. Dans une décennie ou deux, ce
!
!
231"
!
sera tes organes au complet qu’on t’invitera à recycler au
profit des accidentés de la civilisation en marche, ou plutôt en
course.
En Allemagne, on se sert actuellement de vrais
macchabées pour faire des tests de sécurité routière en les
installant au volant de bolides qu’on lance à toute allure
contre un mur ou quelque chose d’aussi résistant.
L’expérience, paraît-il, est des plus prometteuses. Le
macchabée peut servir cinq fois, dix fois, vingt fois. Et chaque
fois, nous dit-on, c’est des dizaines de vies humaines qu’on
vient de sauver. C’est ça, le Progrès!
Est-ce à quoi pensait l’Auguste Comte quand il a écrit: «
Les morts gouvernent les vivants »? Ainsi parle depuis
longtemps le langage juridique avec sa précision de dentiste: «
Le mort saisit le vif ». Un de mes étudiants, futur
thanatologue, me disait, avec non moins de précision: « Le
cheval a pris le mort aux dents ». Et je ne sais pas où ces troislà sont maintenant rendus.
!
Déjà, tu te sens mal à l’aise de conduire ta voiture avec,
dans tes poches, un permis de conduire vierge au verso. Dans
les petites cases réservées aux dons d’organes, tu n’as rien
inscrit, beau salaud! Et tu circules comme ça sur nos routes,
l’air innocent, la conscience en paix, mine de rien, comme si tu
n’étais pas un fieffé égoïste, refusant de mettre tes organes au
service du bien commun!
!
!
232"
!
Qu’est-ce donc qui t’autorise à croire que ta petite
personne, que tes petits ou gros organes sont tellement beaux,
tellement précieux et tellement reliés à a ta « belle personnalité
», que tu en arrives à cette conclusion aberrante et bornée
qu’ils t’appartiennent pour l’éternité? N’as-tu pas entendu
parler de ce célèbre sermon sur la mort où Bossuet te signifie
solennellement que la Nature ne cesse de réclamer la matière
première qu’elle t’a prêtée pour un temps très limité. ( «
Qu’est-ce que cent ans? qu’est-ce que mille ans?...)? Elle a
bien hâte de pouvoir s’en servir pour créer des spécimens plus
réussis et probablement plus utiles que le tien.
Le pissenlit, le goéland, par exemple, n’est-ce pas de la
matière recyclée qui se compare avantageusement à ta matière
corporelle que tu exhibes avec tant d’orgueil? Si Bossuet, à
cause de ses arguments de foi trempés n’arrive pas à ébranler
ton attachement morbide à ton triste Moi, tu pourrais au
moins lire dans Hamlet, ce passage sublime où Shakespeare
jongle avec le crâne de Yoric. Ça t’apprendrait, la prochaine
fois que tu renouvèleras ton permis de conduire -et pourquoi
pas avant? -à ne pas prendre à la légère l’invitation qui t’est
faite de t’ouvrir à une conception et un usage plus équilibrés
et charitables de la vie, de ta vie, de la vie des autres, et
surtout de tes fameux organes.
!
Bossuet t’invitait à prendre en sérieuse considération les
appels répétés de la Nature te réclamant le butin qu’elle t’a
!
!
233"
!
prêté pour un jour. Aujourd’hui, c’est l’Humanité qui te
réclame à grands cris -avec tous ces accidents de tous genres
qui se multiplient! -de ne pas t’attacher comme un maniaque à
tes yeux, à ton coeur et à tes autres organes subsidiaires.
« Réveille! qu’ON te dit. On est six milliards: faut
s’parler! Et pas seulement s’parler, mais se donner, aussi
souvent qu’on peut, un coup d’oeil, un coup de coeur, un coup
de reins, un coup de main ou du moins un coup de pouce, un
coup de langue, un coup de pied. Faites-le donc
volontairement, par plaisir, par compassion sinon par charité,
avant qu’ON soit obligé de vous imposer par décret de mettre
vos organes à la disposition de tout le monde et de tout un
chacun! »
La Voix de l’Humanité, six milliards d’héritiers potentiels,
te réclament leur dû, avec des gémissements pathétiques. Ça
prend une jolie carapace d’insensibilité vicieuse pour te
boucher les oreilles, ou faire comme si tu n’avais rien entendu,
ce qui s’appelle faire la sourde oreille volontaire.
!
Et, je vous le disais: ce n’est qu’un début. Voilà quinze
ans, tu entendais rarement cette voix poignante de l’Humanité
sollicitant tes organes. Aujourd’hui, tu l’entends tous les jours;
et tu l’entendras de plus en plus. Il n’est pas du tout exclus
que bientôt ON te les prélèvera à la source, sans demander
ton avis, comme dans le cas de tes impôts.
!
!
234"
!
Il deviendra alors indécent de se promener avec ses deux
yeux, ses deux jambes, ses deux mains, sans aucune sympathie
ou empathie efficaces pour les aveugles, les unijambistes, les
manchots et autres grands éclopés par le char de l’Histoire
lancé à toute vitesse par le Progrès. User son coeur jusqu’au
bout, au lieu d’avoir assez de coeur pour se suicider pendant
que son coeur peut encore servir à d’autres, sera sûrement
considéré comme du sadisme, et pénalisé comme tel.
!
Et si aujourd’hui la liste des organes que l’Assurance
automobile te prie d’inventorier et d’offrir bénévolement, est
relativement restreinte, attends un peu: cette liste va sûrement
s’allonger. Car on ne voit pas bien en vertu de quelle logique
malsaine l’Humanité de demain aurait besoin de ton coeur,
mais pas de tes testicules, et pourquoi ton colon et ton nombril
pourraient être recyclables, alors que ta tête ne le serait pas.
Penses-tu donc que ta tête ne fonctionnerait pas aussi
bien et sans doute mieux sur les épaules d’un autre que sur les
tiennes? Ne vois-tu pas qu’aujourd’hui déjà plusieurs de tes
contemporains évolués changent plusieurs fois de tête au
cours de leur vie? Ne pourrais-tu pas me nommer, dans ton
entourage immédiat, des gens qui, à dix ans, avaient la tête à
Papineau, et qui, à quinze ans déjà, ont perdu la tête, pour se
retrouver à quarante ans avec une tête anONyme, ou tout
bonnement avec une tête de Turc, ou une tête de pipe, ou une
tête-bêche, une tête-à-queue, une tête de moineau, une tête de
!
!
235"
!
linotte, une tête de lit, une tête de pont, une tête de Jell-O ou
de margarine, une tête de musée de cire, ou tout simplement
avec une tête à fesser d’dans?
Des visages à deux faces, je suppose que tu en rencontres
tous les jours. Mais attends un peu pour voir; attends, et tu me
diras, avant la fin de ta carrière, si tu n’as pas vu se multiplier
les visages à trois, quatre, cinq, dix faces. Quand on entre
dans cette voie -et on y est déjà bien enfoncé -il est difficile de
prévoir où ça peut nous mener. Avec autant de faces, crois-tu
qu’il sera alors plus facile ou plus difficile de se regarder soimême bien en face dans un miroir, ou de ne pas perdre la face,
ou de regarder quelqu’un face à face? « Je l’ai regardé bien en
face, et je lui ai ses quatre vérités en pleine face... -Oui, mais à
quelle face parlais-tu? »
Des faces remontées de fond en comble par la chirurgie
plastique, tu en vois déjà assez, merci. Et elles te sourient avec
un sourire de plastique ou celui des momies de la HauteÉgypte. Mais tu n’as encore rien vu.
!
C’est déjà passablement difficile aujourd’hui de regarder
quelqu’un bien en face, de lui parler à coeur ouvert, les yeux
dans les yeux en lui tendant les mains. Imagine ce qu’il en sera
demain! Quand tu scruteras le regard d’un autre, seras-tu sûr
d’y lire sa pensée ou celle d’un autre? S’il t’ouvre son coeur,
quel coeur ouvrira-t-il? le sien ou le coeur d’un Trudeau? «
Loin des yeux, loin du coeur », dit ON aujourd’hui; demain,
!
!
236"
!
ce proverbe n’aura plus aucun sens, comme d’ailleurs il n’en a
jamais eu.
Quant aux poignées de mains tendues, si aujourd’hui,
surtout au cours d’une campagne électorale, elles sont déjà
aussi équivoques et neutres que des pattes-d’oie et aussi
affables que des poignées de porte, imagine ce qu’il en sera
sous peu, quand les mains seront passées de main à main et
qu’en serrant la main de quelqu’un tu courras le risque de
serrer la main ou les mains de n’importe qui. Rimbaud, au
siècle dernier, disait déjà: « Quel siècle à mains! » Demain, il
faudra dire: « Quel siècle à pieds! quel siècle à joues
contreplaquées! quel siècle à reins! quel siècle à poumons!
quel siècle à faces multiples! quel siècle à têtes recyclables! ».
Et continue cette litanie des organes, si ça t’enchante.
!
Cette perspective en contre-plongée a de quoi donner le
vertige à qui est encore en possession de sa tête. Bien des gens
que tu rencontres aujourd’hui te disent qu’ils « hallucinent » :
« J’ai halluciné hier soir; j’ai halluciné toute la journée. » Ils ne
savent pas, ces innocents, qu’ils futurologuent ou « futuroloquent.
Car ce qui nous attend, dans cette civilisation aux organes
dans laquelle nous entrons, est proprement hallucinatoire ou
hallucinogène. Les statisticiens bien informés ne nous
assurent-ils pas tous les jours que le nombre des
hallucinogénés progresse au même galop uniformément
accéléré que celui du SIDA et des analphabètes diplômés?
!
!
237"
!
Vers où galopons-nous? Dans tes meilleurs moments, tu
n’oses pas trop y penser. Mais demain, tu devras bien y penser
à longueur de journée, car tu seras en plein d’dans, en plein
centre de ce OÙ vertigineusement creux; dans le OÙ jusqu’au
cou, jusque par-dessus ta tête d’origine ou de rechange. Et ça
ne m’étonnerait pas que, rendu au coeur du OÙ, tu décides de
te faire hara-kiri, après avoir tout de même déposé, bien en
évidence sur le bord du trou du OÙ, ton permis de conduire
stipulant que tes organes, en bien! on en fera bien tout ce
qu’on voudra. Et va donc te faire cuire un oeuf ou voir ailleurs
si tu y es!
!
J’ai connu un médecin anesthésiste de Sept-Îles, déjà
bien organisé par ailleurs, qui disait avoir prévu ceci dans son
testament: « Que mon corps soit incinéré et que mes cendres,
par temps calme, soient répandues par un hélicoptère audessus de l’Île Anticosti. »
Pourquoi Anticosti? Je l’ignore. Ce que je sais, c’est que
ce gars ne méritait pas un permis de conduire, et encore moins
le permis d’anesthésier ses patients. Car Dieu sait ce qu’il
pourrait décider de faire avec ses anesthésiés.
Dans la civilisation de demain, de telles pratiques
barbares seront formellement interdites; et tout médecin devra
prononcer, en plus du serment d’Hippocrate, celui de donner
ses organes. Maigre compensation civique dans le cas des
chirurgiens!
!
!
238"
!
!
L’autre jour, on nous apprenait, aux nouvelles fiables de
Radio-Canada, qu’un scientifique anglais de pointe avait, lui
aussi, la ferme intention de se faire incinérer; mais, plus
philanthrope ou écologique que notre anesthésiste plus ou
moins inconscient, il voulait que ses cendres servent à la
nourriture d’une espèce de plante qu’il aimait bien.
N’empêche que par ce geste magnanime et d’une saveur très
britannique, ses organes seront perdus pour l’Humanité. On
pourra toujours l’excuser en disant que, tôt ou tard, en vertu
des évolutions de la chaîne écologique, cet Anglais se
retrouvera mêlé aux hormones de ses compatriotes,
propageant ainsi la bizarrerie chez un peuple qui n’en manque
pourtant pas.
!
J’ai fait allusion aux équivoques consécutives à cet
échange intempestif d’organes. Bientôt, n’importe qui se
demandera à tout instant qui est qui, de quelles mains, de
quels yeux, de quelles têtes il peut bien s’agir. Si inquiétant
que soit cet imbroglio, je crois cependant qu’il y a plus grave:
ce commerce d’organes stimulera de ces instincts féroces de
cupidité qu’on a vu, certes, s’épanouir à d’autres époques sous
la poussée d’autres aiguillons; mais on ne devrait pas trop se
tromper en prévoyant que la course aux organes recyclables
entraînera une forme de perversité dont l’anthropophagie est
un timide succédané.
!
!
239"
!
!
On convient assez facilement que les nazis ont poussé
plus loin que Néron le raffinement dans la cruauté; mais qui
pourrait prétendre que la civilisation en cours n’est pas à
mettre au point une forme de barbarie dont la froide cruauté
scientifique des nazis n’était qu’une ébauche bien imparfaite?
Déjà, à mettre au clair votre déclaration de revenus, vous avez
un avant-goût de ce que sera cette déclaration dans quelques
décennies. Et si vous vous mettiez en tête de calculer tout ce
qu’on vous vole en impôts indirects, vous auriez des crampes
dans votre imagination chauffée à blanc. C’est Pascal qui vous
le dit: « Elle se lassera plutôt de concevoir, que la nature de
fournir. » Remplacez ici la nature par les scribes du
Gouvernement, et vous obtiendrez ces deux infinis qui
effrayaient Pascal et qui, j’imagine, vous terrorisent
également, sans qu’il vous soit nécessaire d’avoir le génie de
Pascal.
!
Cette cruauté raffinée des scribes de l’impôt, des contrats
d’assurance et des conventions collectives, vous la ferez
bientôt vôtre, sous la pression de votre environnement
sadique. Sous des dehors empruntés à tout un chacun, vous
aurez une âme à faire peur. Aujourd’hui vous enviez votre
voisin, à cause de sa voiture, de sa tondeuse à gazon, de ses
deux boxers, de ses vêtements taillés sur mesure, de sa bonne
réputation qui gonfle à mesure que gonfle son compte en
!
!
240"
!
banque; vous ne le voyez pas, ce compte en banque, mais ces
choses-là sentent fort et de fort loin. Demain, vous lui
envierez, à lui et à bien d’autres, ses yeux, ses mais, ses pieds,
sa tête, tout le bazar recyclable.
Ta face, aujourd’hui, on peut te la refaire; mais tu attrapes
alors une face anONyme comme une peau de fesse
protocolaire, et tu ris difficilement: une grimace raide comme
un rire cynique à la Trudeau ou un rire constipé à la Ryan.
!
Mais quand ce sera devenu relativement facile de prendre
toute la face d’un autre, tu commenceras à chercher parmi tes
contemporains le type de face « digne de ta personnalité »,
comme te le chantent les compagnies d’automobiles pour
t’encourager à t’acheter une voiture, la leur, seule compatible
avec ton rêve d'accélération, ta dignité, ton goût de l’aventure,
tes projets d’avenir, bref, ton excellence.
Et quand tout le monde se cherchera une face de
rechange, vous voyez quelle suspicion perfide s’installera dans
l’esprit des gens? Tout le monde soupçonnera tout le monde
de convoiter ses organes. Évidemment, il y aura dans ces
soupçons beaucoup de vanité, chacun se croyant en
possession d’organes superplusextra dignes de convoitise.
Mais la vanité est une turbine sur laquelle on peut brancher
quantité de moteurs qui permettent aux plus démunis de se
transformer en « homme d’action » digne d’envie. Sans parler
!
!
241"
!
qu’une foule de candidats se croiront dignes d’être choisis «
Le plus bel homme de l’année ».
!
L’appétit de changement, « pour du neuf », sera ainsi
aiguisé et puissamment entretenu par une publicité dont
l’ampleur et l’efficacité sont imprévisibles. Comme il n’était
pas prévisible, il y a cent ans, de prévoir la vitesse du TGV en
regardant paître une vache. La publicité pistonnée et débile
d’aujourd’hui apparaîtra alors bien inoffensive, mais
uniquement parce que l’autre la surclassera infiniment en
puissance et en niaiserie.
Je vous laisse à deviner l’ampleur et le nombre de crimes
que les citoyens les plus inoffensifs et insignifiants seront prêts
à commettre pour se procurer des organes allant « plus loin
que l’excellence », comme dit déjà une excellente publicité
creuse d’aujourd’hui. Un oeil de cinq ans apparaîtra à la
plupart des « consommateurs avertis » aussi démodé qu’une
Chevrolet cinq étoiles d’aujourd’hui après cinq ans. Avoir un
coeur de vingt ans sera considéré comme une farce. On
changera de sexe, au gré des modes, des chanteurs Rock
Heavy Metal et des vagues hystériques se télescopant à qui
mieux mieux.
!
Où, comment et à quel prix se procurer alors tous les
organes de rechange nécessaires à cette nouvelle société de
consommation? Bien sûr, il y aura des banques d’organes
!
!
242"
!
gérées par les compagnies d’assurance ou la Bourse
internationale; bien sûr, il y aura l’assistance-organes pour les
citoyens moins bien nantis et débrouillards; bien sûr, il y aura
des multinationales spécialisées dans la fabrication d’organes
transgéniques de type ancien ou futuriste; bien sûr, il y aura
d’immenses laboratoires, serres et usines où l’on portera à
maturité des foetus soigneusement sélectionnés à l’unique fin
de fournir en organes de rechange une population de plus en
plus avide de renouveau perpétuel. Oui, mais toutes ces sages
mesures suffiront-elles à répondre à la demande? Je vous le
demande, car moi, je n’en sais rien.
Tout de même, prenons un exemple bien d’actualité pour
essayer de commencer à deviner ce qui se passera dans cette
société parvenue presque à l’ultime limite du Progrès humain.
Aujourd’hui, nous avons tout ce qu’il faut pour répondre
aux besoins alimentaires de tous les humains. Comment donc
expliquer que les trois quarts de ces humains souffrent de la
faim? De même, sur quoi donc fonder l’espoir que la société
de demain pourra répondre adéquatement à cette autre faim
que sera devenue la course aux organes neufs?
N’y aura-t-il pas tout comme aujourd’hui une majorité
d’insatisfaits, de gens « en manque »? Et cette insatisfaction
ne créera-t-elle pas des tensions pour le moins aussi
dramatiques que les tensions Nord-Sud d’aujourd’hui? Ou
que les tensions Est-Ouest, entre deux superpuissances dont
l’hostilité augmente dans la mesure même où se multiplient
!
!
243"
!
leurs organes atomiques? Où et quand a-t-on jamais vu que la
richesse était un frein au désir de la richesse? Autant vouloir
éteindre le feu avec du pétrole!
Avec quoi donc étancherez-vous la soif des organes
dernier cri ou la course aux organes « dignes de votre belle
personnalité » ?
!
En attendant cette industrie planétaire des banques
d’organes, les banquiers pionniers d’aujourd’hui réalisent des
prouesses prometteuses. Ce 11 mai 1987, un annonceur de
radio nous apprend que l’un des premiers greffés du coeur
vient de mourir. Rien à redire. Mais l’annonceur dans l’vent
sent le besoin de vous préciser que son coeur n’était pas en
cause. À preuve, « il y a quelques années, il avait eu un grave
accident: dans une chute, il s’était cassé le coude, luxé une
hanche, mais le coeur avait tenu bon. »
Par cette remarque judicieuse, cet annonceur nous laissait
entendre que toi et moi, après une chute pareille, nous nous
serions retrouvés avec le coeur dans les talons ou entre les
dents, selon que notre corps aurait chuté tête première ou
pédales en premier. Il n’est pas du tout sûr qu’en pareille
circonstance un coeur naturel, ou de première instance serait
demeuré accroché à sa place normale.
Ce brave coeur greffé qui avait fait des prouesses de
sauvetage, aurait pu être utilisé après sa chute miraculeuse
pour vendre le slogan humanitaire suivant: « Jouez gagnants:
!
!
244"
!
faites-vous greffer un coeur neuf. En cas de chute, vous
apprécierez mieux ce que le généreux donateur a fait pour
vous. !
*
!
Il faut, autant qu'on peut, rester raisonnable ou essayer
de le devenir. Un des moyens les plus efficaces, c'est de
s'entraîner à voir les folies de son temps. Il y a, certes,
beaucoup d'autres choses à voir et goûter dans la vie. Mais ces
autres choses supposent qu'on essaie de les préserver des
folies en vogue à son époque.
!
!
245"
!
!
38 . DESCENDRE OU MONTER SA PENTE
!
Prendre le temps, faire effort; deux bêtes noires pour la
majorité des adultes et des jeunes.
!
Surtout dans une civilisation comme la nôtre qui veut
tout ignorer du passé, sous prétexte de mieux vivre le présent;
et où, de mille manières, on nous dit qu’on peut tout avoir, ou
presque, tout de suite, en s’amusant. « C’est l’fun; il suffit de
triper pour que ça soit super. - Achetez aujourd’hui; vous
paierez demain, ou jamais -Protégez votre amour: portez le
condon! » -La brosse Espir vous donnera des dents dignes de
votre personnalité. »
Dans ce climat de laisser-aller, de divertissement à tout
prix, tu deviens hypnotisé par les apparences, par le
superficiel. On te fait marcher avec toutes les carottes
publicitaires; et tu en es fort aise.
En conséquence, tu détestes ceux qui veulent te rendre
lucide, courageux, responsable. Ceux qui t’invitent à regarder
la vraie grandeur, difficile à conquérir, tu les juges comme des
prophètes de malheur. Ils t’empêchent de descendre
mollement ta pente, de vivre en paix, aux niveaux de la vie
animale, végétative et sensitive.
Par exemple, apprendre à raisonner et non à résonner
comme du rock heavy metal, lire pour voir autre chose que
ses ornières mentales, apprendre à écrire sa langue maternelle,
!
!
246"
!
au lieu de la baragouiner, en pensée, en paroles et en oeuvres,
tout cela demande du temps et de l’effort. Or, tout t’invite à
tout faire le contraire.
!
!
1o La télévision et les autres techniques audiovisuelles
t’encouragent puissamment à la passivité. Elles te prodiguent
à grands flots des images qui te dispensent de réfléchir. Tout
est conçu pour te flatter, t’endormir en douceur. Tu te laisses
donc porter comme une épave épanouie sur le flot des images.
Tu n’as pas à juger, à critiquer: on te demande tout
simplement de jouir.
Et tu jouis, au niveau des sens, sans que ta matière grise
ait à faire l’exercice pénible de la réflexion. Il suffit que tes
sens aient de bons réflexes. Suis tes sens, fais confiance à tes
feelings. Et on te promet que tu seras « bien dans ta peau ».
L’expression est vulgaire: la peau, critère du bonheur! La
réalité l’est bien davantage.
!
De plus, on te fait passer, à la vitesse du son, d’une
nouvelle à l’autre, d’un problème à l’autre, d’un gadget
publicitaire à l’autre. Soumis à ce régime du pistonnage
accéléré, il faut peu de temps pour que tu juges tout avec le
même degré d’attention, ou plutôt d’inattention. Tous les
événements, toutes les questions sont banalisés, neutralisés,
réduits à l’in-signifiance. Le discours du pape sur la famille,
!
!
247"
!
coincé entre l’incendie d’une maison à St-Romuald et
l’annonce publicitaire de Toyota, la crampe au bras gauche du
voltigeur de centre des Orioles, te semble n’avoir ni plus ni
moins d’importance que les « autres faits marquants » de la
journée.
« Ya rien là! », que tu dis. Ton cerveau éclaté, dilué en
bouillie mentale, fonctionnant au carburant des images
centrifuges, qui s’annulent mutuellement, s’en va répétant
comme un robot: « Ya rien là! »
De plus, pour plaire et en conséquence pour maintenir les
cotes d’écoute, même les questions les plus graves, les plus
lourdes de conséquences, par exemple la vie politique et la vie
spirituelle, doivent être traitées de façon plaisante,
divertissante, rendues anodines comme une limonade. C’est
pourquoi d’ailleurs elles sont offertes entre deux annonces
publicitaires vantant soit la limonade, le savon, le papier
hygiénique, les sacs de poubelle Plus, le parfum Impulse, et la
gomme à mâcher Dentyne « qu’on trouve avec les dentifrices!
». Tu ingurgites le tout, avec la douce illusion que ton âme, ta
patrie, ou ton intelligence, c’est à peu près aussi important,
aussi cool que le soin de tes dents et un bon sac de vidanges.
!
Peu à peu, tu en arrives à la conviction que tout se règle
facilement, rapidement: il suffit de « prendre ça cool », de
transformer tous les problèmes en images super, en placotages
!
!
248"
!
colorés, avec un animateur dynamique, dans le genre des
émissions superlatives Droit de Parole ou Parle pour parler.
Ces émissions fort « éducatives », où l’on parle pour
parler comme à peu près dans toutes les autres, sont conçues
de telle sorte que les « intervenants » aient le minimum de
temps pour « lancer des idées », comme on lance des pigeons
d’argile au champ de tir; les autres participants tirent à la
volée, et les téléspectateurs enregistrent les scores. Quand le
spectacle est terminé, on ramasse les douilles des cartouches
tirées, et on organise le local pour un autre show, un autre «
débat d’idées » aussi volatiles et centrifuges.
Et toi, spectateur docile, tu oublieras au plus vite les
questions emmerdantes qui risqueraient de troubler ta douce
quiétude de citoyen moyen engraissé aux anabolisants et aux
hormones audiovisuelles tripantes ou tripatives.
!
Ces placotages en équipes à partir de « ton vécu » le plus
insignifiant, ces exercices « libérants » et d’« ouverture à
l’autre » dans l’vent et dans l’vide, ont servi de modèle de
pointe dans l’enseignement depuis une génération. Dans
l’enseignement de la langue maternelle, par exemple, le
matériel didactique a été conçu pour que « le s’éduquant »
prenne ça cool. Le raisonnement, la capacité de synthèse, la
mémorisation des notions de base, la lecture de livres, toutes
activités trop exigeantes qui risquaient de traumatiser le petit,
!
!
249"
!
de frustrer la libre expression de sa spontanéité vierge et de sa
non moins fameuse créativité.
On l’a donc mis au régime de l’amusement éducatif, avec
entre autres conséquences, que ce cher poupon, après douze
ans de scolarité, s’amuse comme un p’tit fou à jouer avec le
verbe être au subjonctif, lui donnant toutes les formes conçues
par sa créativité en ribote.
Avec la même allégresse de veau libéré, il confondra le
subjonctif avec le passé simple, les prépositions avec les
propositions, la phrase dite complexe avec toutes les phrases
pas « comprenables par le vrai monde », celui de son calibre
mental. Écrire deux pages sur un sujet sensé, avec un
minimum d’idées sensées, centripètes et cohérentes, apparaît
une entreprise héroïque, réservée à des « bolés » qui ont perdu
contact avec « la vraie vie » et qui détonnent dans le contexte
comme la Castafiore de Tintin ou l’Asssurancetourix
d’Astérix.
!
Entre-temps, autour de l’école, la société a subi le même
éclatement. La famille a éclaté, le sexe s’est éclaté, devenu
polyvalent, recyclable et interchangeable; et tout le reste à
l’avenant.
Paradoxalement, mais tout naturellement, cette pseudolibération, cette revendication exacerbée de toutes les formes
de liberté individuelle, ont abouti à l’uniformisation la plus
plate, à la sécrétion d’un grand ON social anonyme, où la
!
!
250"
!
règle est de penser comme ON pense et de se conduire comme
ON se conduit.
Ce ON, gonflable et dégonflable à loisir, se gonfle et
dégonfle selon les modes en transit et les courants d’air des
sondages d’opiniON. « Soixante-six pour cent des citoyens
sondés pensent que... »; tu dois donc penser que..., sous peine
d’être déphasé, d’être out, bref, irrécupérable.
« Ta pensée personnelle dans tout ça? -On s’en fout, de
ta petite pensée personnelle! Qui pense jeune, pense Pepsi! Si
tu veux penser jeune, pense comme Pepsi pense pour toi.
Pense Pepsi, ou Gallup et Icom incorporés. » !
2o Ici, il faut faire une place de choix à la musique qui,
nous dit-on, « adoucit les moeurs ». C’est à voir! Celle de
Vivaldi et de Vigneault, peut-être. Mais celle de Elvis-Michael
Jackson et autres déchaînés?
C’est un fait: jamais, depuis l’apparition de l’homme, les
jeunes n’ont consommé autant de musique. Et jamais on n’a
produit autant de musique destinée en toute priorité aux
jeunes. Dans quelle mesure cette musique et l’usage à over
dose qu’on en fait, contribuerait-il à modeler le jeune qui en
fait sa nourriture principale?
La musique, comme d’ailleurs tous les arts, mais plus que
tous les autres arts, est d’une efficacité souveraine pour
rejoindre l’être humain sans faire appel à sa raison. Ce que
sollicite et provoque la musique, c’est d’abord l’émotion, la
!
!
251"
!
passion. Elle est incantation; elle hypnotise, neutralise
l’intelligence, pour mieux susciter les énergies obscures tenues
en réserve dans la sensibilité et le subconscient. Elle invoque,
évoque, pour le meilleur et pour le pire, ces esprits
sommeillant au royaume nébuleux des limbes intérieures.
!
Quand ces énergies, aussi fortes que mystérieuses,
surgissent de la nuit intérieure, telles des forces sauvages et
indomptées, la raison peut choisir de leur passer le licou, de
les dompter, de les domestiquer et soumettre à son emprise,
comme on fait d’un cheval sauvage; elle peut aussi décider de
se soumettre à ce cheval fougueux et se laisser emporter par
lui dans une chevauchée fantastique où ce n’est plus le
cavalier qui domine sa monture, mais le cheval qui monte et
éperonne son cavalier.
Il en est donc de la musique comme de toute passion:
c’est une énergie aveugle, instinctive, irrationnelle; très utile,
si la raison la dompte, la canalise comme on « harnache »
l’énergie de l’eau; mais s’il n’y a pas de digue, de barrage, c’est
l’inondation, c’est l’impétuosité sauvage de l’eau qui submerge
l’homme. C’est le feu, laissé sans contrôle, qui ravage dans la
fureur et l’allégresse. Saint Thomas dit, en parlant de la
passion, qu’elle est comme un cheval, d’autant plus dangereux
qu’il est plus vigoureux et aveugle.
!
!
!
252"
!
Or, la musique dont les jeunes font actuellement leur
principale et presque unique nourriture, ressemble-t-elle à un
cheval dompté par un cavalier ou au cheval qui dompte et
monte le cavalier? Quelle emprise exerce sur elle la raison
civilisatrice? Que vise-t-elle à produire chez son auditeur:
l’élévation, l’exaltation des plus nobles énergies, ou au
contraire le déchaînement sans contrôle des instincts plus près
de l’animalité que de l’humanité? Et quelles conséquences
aura sur l’intelligence des jeunes le fait de vivre le plus
souvent possible hypnotisés, envoûtés, dopés, drogués par une
musique puissamment grisante comme une masturbation
collective?
C’est à dessin que j’emploie le mot masturbation. Voyez
les guitaristes du rock heavy metal: ils brandissent leur
instrument comme un sexe électrifié; ils halètent, ahannent,
transpirent, se contorsionnent, jusqu’à l’orgasme. Et les
spectateurs électrifiés entrent à leur tour en transe érotique,
réclament plus de bruit, plus de sensations brutes et fortes.
Eux aussi recherchent l’orgasme dans une orgie rythmique,
les cris, la flambée des sens brûlés à vif. « Là où il y a le plus
de bruit, d’agitation frénétique, là il y a le plus de vie. » Telle
est l’unique article de foi de ce credo gravé au couteau et au
fer rouge dans la conscience hallucinée et sur les fesses
jubilantes.
!
!
!
253"
!
Les grands maîtres du spectacle électrifié savent que plus
ils frappent bas, plus ils déclencheront l’impétueuse et
irrésistible marée des passions sauvages, à l’état brut,
brutalement victorieuses de la raison. Leur clientèle cible: les
jeunes, à cette époque de leur vie où précisément l’intelligence
régulatrice subit de toutes parts la pression de la jungle des
passions chaotiques.
!
Le jeune, soumis à ce régime intensif d’enivrement à la
fois si facile et si puissant, est bien mal préparé à faire face à
tout ce qui exige réflexion, effort et persévérance; à tout ce
qui ne se traduit pas immédiatement en plaisir d’ordre
sensible; à tout ce qui exige concentration intellectuelle pour
échapper à l’éparpillement des sensations, à la cohue des idées
en flashs centrifuges.
Habitué aux réactions superficielles, aux jugements
dictés par l’émotion du moment, il a bien du mal à voir l’utilité
et l’intérêt d’un travail sur une oeuvre qui exige réflexion,
analyse et synthèse. « C’est l’fun, c'est cool, c’est tripant, c’est
spécial, c’est au boutte, çé malade, ça s’défonce, c’est super »,
ne servent à rien ici, comme d’ailleurs dans toutes les
questions complexes et difficiles qui attendent l’homme
debout dans la vraie vie. Ces questions exigent lucidité,
aptitude à prendre en compte une foule de facteurs
indépendants de son petit MOI, et persévérance pour
appliquer les remèdes qui exigent tout autre chose que des
!
!
254"
!
tripes, du bruit, l’exaltation crispée des nerfs et des hormones
sexuelles.
!
Le jeune qui s’est dynamité le cerveau à force de le
soumettre aux électrochocs du rut musical heavy, se trouve
démuni face aux exigences de l’intelligence et de la volonté.
Ses neurones dynamités ne réagissent plus qu’aux explosions
des décibels. Sa langue maternelle, par exemple, lui semblera
bien terne, comparée aux éructations et hurlements orgiaques
de son groupe musical préféré.
Pour tout dire, à quinze, dix-sept ans, il est désabusé, usé
à la corde: sa tête est devenue casserole creuse, incapable de
contenir autre chose que les rumeurs du talkie-walkie. Avant
d’avoir commencé à vivre sa vie d’homme, il l’a déjà épuisée
au grand galop de son cheval débridé. Ce n’est même pas
encore l’été, mais déjà il a fait la vendange de ses raisins verts.
Il s’est payé tous les paradis artificiels, et se retrouve stérile
dans un univers saccagé. Désabusé, éclaté, vide.
D’où son ricanement face à toutes les formes de la
grandeur intellectuelle et morale. Lui qui s’est gavé
d’enivrements d’ilotes, n’aura pas trop de toute sa vie d’adulte
pour oublier qu’il avait jadis une intelligence et une âme faites
pour la dignité et la grandeur. !
Faisons l’hypothèse que toute la jeunesse d’un pays se
drogue, et de façon intensive. Après cinq ans, dix ans, dans
!
!
255"
!
quel état intellectuel et moral se trouveraient ces jeunes?
Supposons même que la drogue ne les ait pas
systématiquement transformés en veaux, en loques, en larves;
supposons qu’ils soient encore relativement sains de corps.
Mais que seraient devenues leur âme, leur intelligence et leur
volonté? Pourriez-vous compter sur eux pour entreprendre
quoi que ce soit qui nécessite lucidité, générosité, courage et
persévérance?
Habitués à se procurer facilement des paradis artificiels,
comment n’éprouveraient-ils pas, face à une action concrète et
exigeante, un immense ennui, une répugnance totale?
Entretenir son jardin au lieu de se balancer en hamac sur les
nuages roses des paradis artificiels, non, pas ça! Tout ce qu’ils
souhaitent, c’est un nirvana béat, où le bonheur strictement
égoïste s’achète par le maximum de passivité. Tout ce qui leur
reste d’énergie, ils l’emploieront à réclamer des doses toujours
plus grandes d’anesthésiants et de somnifères cool.
!
Et, paradoxalement, quand ils voudront connaître
d’autres extases que celles des bienheureuses larves molles, ils
réclameront les électrochocs émotionnels de l’hystérie
collectiviste. Ils passeront de la seringue fécondant leur âme
gélatineuse, à la seringue électrifiée des rockers survoltés. Ces
masses liquéfiées, ou bien dorment dans la paix des
marécages, ou bien dévalent les pentes à la manière
incontrôlée des avalanches.
!
!
256"
!
Où trouver, parmi ces êtres en décomposition, des
alpinistes ou des recrues pour n’importe quelle entreprise où
des hommes engagent leur lucidité et leur courage?
Désormais, la seule pente qui les enchante, c’est la pente qui
stimule la descente des avalanches, ou la pente avachie en lit
visqueux où croupit le marécage cool.
!
Ce que fait la drogue, cette musique-là le fait, non moins
puissamment. Elle aussi disloque, dilue, stérilise toutes les
facultés. Elle laisse le corps intact; mais, comme la drogue, elle
réussit efficacement à réduire tout l’être humain à ses
composantes corporelles, sensitives, émotives. Évacuées,
l’intelligence et la volonté, au profit de la sensation brute, de
l’excitation des hormones des tripes et des nerfs abdominaux,
au lieu des neurones du cerveau.
Ce n’est pas une coïncidence si cette musique met
l’emphase sur le son rendu strident, durci comme métal, et le
beat obsessionnel: la musique, apparentée le plus possible au
bruit et à l’agitation frénétique. Défonce le mur du son pour
parvenir à l’ivresse orgiaque des sons exaspérés et comblés
d’abrutissement.
!
Le drogué aux stupéfiants recherche plutôt l’ivresse des
nuages moelleux, bleus et roses, traversés de mélodies
transcosmiques et nouvelâgeuses; le drogué à la musique-bruit
!
!
257"
!
recherche des émotions plus fortes, l’exaspération des sens
brûlés à vif, l’exultation dans l’hystérie des bacchanales.
Le résultat final est le même: l’incapacité de plus en plus
grande d’écouter autre chose que du bruit. Et comme les
facultés supérieures de l’homme ne se manifestent pas dans le
bruit, mais qu’elles ont une nette préférence pour le silence et
le recueillement, il s’ensuit que le drogué à la musique
bachique trouve de plus en plus ennuyeuses les activités qui
exigent intelligence et volonté.
Ne peut le rejoindre que ce qui crie et, de préférence,
hurle à mort. C’est à cette seule condition qu’il se sent vivant.
À ses yeux, tout ce qui est vivant doit hurler, ressembler de
près à la surexcitation physique et au bruit déchaîné. Il faut
que ça « s’éclate », tout doit « s’éclater », « se défoncer », tout
doit exploser.
Et quand le patient s’est fait exploser ou qu’on l’a
dynamité, il reste un trou béant, un vide sourd. C’est
pourquoi, il faudra des animateurs de plus en plus red hot et
heavy metal pour réanimer ces creux, ces vides. Après
l’implosion, il devient normal d’augmenter la dose de TNT ...
pour que le vide rende un son plein.
!
Imaginez le désarroi de cet implosé et drogué au TNT
face à un texte qui ne crie pas et dont le rythme n’est pas
soutenu par un beat métallique, obsédant de banalité «
défoncée ».
!
!
258"
!
!
!
39. LES VERTUS DU MUET
Récemment, je revoyais chez moi, à loisir, les films de
Flaherty qui, à mon humble, mais ferme avis, est aux tout
premiers rangs des cinéastes passés, présents et sans doute à
venir. Nanook, Man of Aran, The Land, Louisiana Story. Des
films muets, en noir et blanc, mais qui parlent infiniment
mieux que 99% des films dits parlants. !
Ceux de Flaherty, bien que muets, parlent avec une
éloquence plus que convaincante; encore faut-il avoir des
oreilles, des yeux, une intelligence et un coeur capables
d’entendre, de voir, de comprendre et d’aimer. Ce qui est
donné à tout le monde, à la condition qu’on veuille bien se
donner la peine de s’en servir.
Mais vous ennuierez à peu près tout le monde, et ils se
feront une bien piètre opinion de vous, si vous leur dites
qu’hier vous avez visionné, entendu et aimé quatre films
muets, en noir et blanc, en plus. Depuis près d’un siècle
maintenant, les films ont appris à parler, et ils parlent. Pour
dire quoi? Pour dire ce que nombre de films muets disent
beaucoup mieux qu’eux.
!
Le cinéma est avant tout le royaume enchanté des images.
Une belle image se passe volontiers de la parole, comme un
vin, comme une sonate. Pourquoi un vin s’accompagnerait-il
!
!
259"
!
nécessairement d’un toast? et pourquoi une sonate aurait-elle
besoin de se faire dire ce qu’elle a à dire? Demande-t-on à la
Joconde de vous faire la conversation? Ne suffit-il pas qu’elle
soit muette pour que des milliers de commentateurs, égarés
mais très bavards, se soient ingéniés à lui faire dire n’importe
quoi, et quoi encore? Ne préférez-vous pas être seul à seule
avec la Vénus de Milo ou la Suzanne au bain du Titien, sans
qu’un importun ne vienne rompre le charme par une seule
parole, bien ou mal placée, qu’importe?
!
Les images de Flaherty parlent, et parlent bien. Montrezles à des sourds et muets et, s’ils ne font pas exprès pour ne
pas entendre, ils entendront ce que leur disent ces images.
Mais si vous les faites voir à un malentendant volontaire
qui n’entend rien d’autre que ce qu’il se dit à l’oreille de son
cerveau sourd et plastifié, il n’entendra rien. Et il mérite bien
de ne pas entendre. S’il ne s’était pas rendu volontairement
sourd, les grands vents balayant du Grand Nord de Nanouk
ou hurlant contre les falaises d’Aran, il les entendrait. Un
enfant normal les entend et très bien.
Ce qui laisse entendre que les adultes qui n’entendent
rien aux films muets, c’est précisément parce qu’ils ont mal
vieilli, que les yeux de leur âme sont devenus à la fois myopes
et presbytes, ou pour mieux dire: aveugles comme ceux
d’Oedipe, de Néron ou de Staline. Avec des nuances
négligeables dans la gravité de la maladie et de la perversité.
!
!
260"
!
Parce qu’un boeuf ne peut pas regarder très longtemps
les meules de foin de Monet, ça ne prouve pas que Monet
n’avait rien à dire ou qu’il le disait de travers. Je crois.
Quand Raymond Devos, dans l’un de ses textes hilares,
dit à sa femme que si elle n’était pas restée à la maison, jamais
il ne serait parti, si c’est à un happening ou à un conventum
des Témoins de Jéhovah, à un sit in des Mormons, ou a un
revival des Évangélistes made in USA, il est bien possible
qu’ils ne pourront déchiffrer ces propos. À moins qu’un
preacher électrifié ne les leur explique. Mais lui-même les
comprendra-t-il? Et s’il arrive à comprendre et à expliquer à
ses fidèles ce que Devos a voulu sous-entendre par ces
propos, je ne donne pas cher de Devos.
Et il sera bien inutile de nous montrer un reportage où
tous ces sourds parlent, chauffés à bloc et délirants.
!
!
!
!
261"
!
!
!
40 . SOUS-TITRAGES
Au Québec, nous connaissons bien beaucoup de nos
chers compatriotes qui écrivent au son. Et dans nos écoles,
une de nos pédagogies de pointe fut celle d’apprendre aux
élèves à écrire au son et à l’oeil.
Depuis, nous avons fait des progrès. Maintenant, nos
avons la télévision qui écrit et pense au son. C’est ce qu’on
appelle le sous-titrage. Il est destiné à ceux qu’on appelle
poliment mais abusivement des malentendants. Nos chaînes
de télévision remplacent avantageusement les professeurs et
les autres qui enseignaient (et enseignent toujours?) « aux
jeunes s’éduquants » à penser et à écrire au son. À suivre
fidèlement les sous-titrages de notre télévision, les
malentendants des oreilles, s’ils n’ont pas le sens du comique
et surtout du ridicule, s’entraînent efficacement à devenir des
malentendants du cerveau (ou de la cervelle).
!
Hier soir, la télé nous faisait assister en direct au
lancement d’un livre depuis fort longtemps attendu par les
fans de la mode et du scandaleux juteux ou croustillant. On
nous montrait de belles images du grand homme qui « lançait
» ses mémoires à qui voulait bien l’entendre; et ils étaient fort
nombreux: une salle comble, qu’on nous disait.
Les sous-titrages, eux, nous « lançaient » tout autre
chose, et les malentendants devaient être en alerte rouge pour
!
!
262"
!
comprendre ce que disaient l’heureux auteur et les journalistes
qui nous présentaient cet événement hautement culturel. À
titre d’exemple plutôt anodin, un sous-titrage nous disait ceci:
« Monsieur mule raux nez était alors au somme haie de son
impôts plus Larry thé. » Ce sous-titrage laissait sous-entendre
que Monsieur Mulronez était alors au sommet de son
impopularité. Il fallait y penser, car c’était un pensez-y bien.
!
Pour se faire une idée quelque peu précise de ce qu’on
essaie de nous faire entendre par les sous-titrages, il faut
déployer des prodiges d’imagination et de bon sens. Comme
ce sont des qualités assez rares et qu’au reste le malentendant
ne saurait garder bien longtemps l’attention aiguë qui le
protégerait des virus sous-titrés, il arrive ce qui doit arriver.
C’est-à-dire?
C’est-à-dire que le malentendant resté normal du
cerveau, selon son humeur du moment, enrage ou jubile en
lisant les sous-titrages que les boîtes à traduire débiles lui
servent gratuitement sur un plateau. Par contre, le
malentendant qui est passé de la prime enfance à l’âge d’or
sans trop s’attarder à cultiver l’âge de raison, et qui, en
conséquence, n’a pas attendu l’âge d’or pour ne pas
comprendre, eh bien! il continuera à cultiver docilement sa
surdité et son absurdité mentales grâce à la pédagogie de
pointe des sous-titrages. !
!
263"
!
Je ne sais pas ce qu’en panse sera mule raux nez qui,
grâce au lent se ment de ses mai mouhaires, (...), ce verrat au
somme haie de la peau pue Larrithé. De ment déz le luit.
!
!
!
264"
!
41. PREMIER OU DERNIER JOUR ?
!
ON nous invite parfois à travailler ou à profiter de la vie
comme si c’était le dernier jour de notre vie. Autrement dit, à
travailler dur aujourd’hui parce qu’il n’y aura pas de demain.
Il me semble qu’on devrait plutôt nous inciter à travailler
comme si c’était le premier jour de notre vie.
Si aujourd’hui, c’est le dernier jour de ma vie, je me
demande bien pourquoi je devrais me tuer à travailler? Un
peu plus, un peu moins d’effort ne changera rien au cours de
la planète, au cours des choses, au cours de la Bourse et au
cours de ma vie.
Et comment espérer faire en un jour ce que je n’ai pas pu
ou voulu faire pendant toute ma vie? Courir assez vite pour
rattraper, en quelques heures d’ouvrage fiévreux, tout le
temps perdu, tout au long de ma vie, à ne pas travailler?
!
!
!
265"
!
!
42. QUE VOYEZ-VOUS, VOUS, ENTRE DEUX COUCHES DE NOIR?
!
Un fin connaisseur de l’art contemporain, collectionneur
d’avant-garde, nous sert de guide à la télévision pour nous
présenter et expliquer quelques-uns des chefs-d’oeuvre d’une
exposition d’art contemporain à Paris.
!
Ce qu’il tient par-dessus à nous commenter, c’est une toile
presque complètement noire, du moins à première et même à
dixième vue. Mais, lui, le spécialiste de ces choses, l’initié aux
arcanes de l’indicible, veut que nous y regardions de plus près,
de façon plus prolongée, attentive et empathique.
« Et alors que voyez-vous? -Du noir, rien que du noir,
répond un guidé. -Cher monsieur, ne vous laissez pas tromper
par les apparences. Le tableau est noir, mais le génie du
peintre, ça été précisément de superposer plusieurs couches
de noir. Et entre chacune des couches, il y a le non-dit qu’il
faut apprendre à déchiffrer. Voyez-vous? Entendez-vous? -Et
quoi donc? demande un autre guidé, un de ces ignares
visiteurs de musée, bouchés comme un trou noir. Mais vous,
monsieur le guide, y voyez-vous quelque chose, y entendezvous quelque chose? -Rien pour le moment, reprend l’expert
en noir non-dit, mais je pressens, et je suis même sûr, qu’il y a
là quelque chose à voir et à admirer. »
!
!
266"
!
Et l’expert, un peu vexé, se dirige vers un autre chefd’oeuvre, mais avec la conviction subtile et nuancée que lui, il
est ouvert au non-dit et qu’il perdrait son temps à vouloir
expliquer à l’ignare ce que dit ce non-dit entre les différentes
couches noires de ce tableau noir.
« Consolez-vous, professeur, dirait Prévert. Vos lièvres
ont foutu le camp comme un seul homme, mais les tiroirs de
votre congélateur mental restent. Le noir aussi. Les
différentes couches de noir ne vous ont pas encore révélé leur
non-dit, mais un jour ce sera peut-être votre tour. Chose
certaine, le cadre du tableau, lui, vous reste, et lui, il est bien
visible et compréhensible. »
« Merci monsieur, dit le guide à M. Prévert. Je vais de ce
pas admirer le cadre du tableau noir, pour comprendre peutêtre ce qu’il y a dedans. »
!
Ce guide, instruit à déchiffrer le non-dit contenu entre les
différentes couches de noir, me rappelle un étrange
personnage de Sterne. C’était un lecteur exigeant comme on
en trouve peu: il voulait absolument comprendre ce qu’il lisait.
Quand donc il tombait sur un passage un peu obscur, il
grattait les mots avec un petit canif pour déceler « le sens
caché sous les mots ». D’autres, utilisent une autre méthode,
aussi efficace: lire entre les lignes.
!
!
!
!
267"
!
!
. SAVOIR-FAIRE OU NE PAS SAVOIR
En ce 5 novembre 2007, le téléjournal nous racontait une
de ces tristes histoires dont il a le secret et dont il est friand.
Un homme, bien malheureux et n’en pouvant plus, venait de
tuer son ex sans ménagement, c’est-à-dire pas de main morte,
mais à la carabine.
!
Le journaliste responsable à Radio-Canada du volet
nécrologie n’a pas cru bon de signaler si la dame exécutée
méritait de mourir à la carabine plutôt qu’aux soins intensifs.
Apparemment, ça n’entrait pas dans le cadre de ses
attributions et de son enquête impartiale. L’exécuteur
testamentaire, lui, avait pris soin, comme les Américains en
Irak, à Hiroshima et à Nagasaki, de ne pas faire trop de «
dommages collatéraux » sur les lieux de l’exécution. Après
quoi, notre homme, sans se poser trop de questions, quitta les
lieux dans sa voiture, le gaz au boutte. Peut-être parce qu’il
n’avait pas son permis de port d’armes.
Alertée, la police le prend en chasse. Ça tombe bien: c’est
en plein l’temps de l’chasse à l’orignal et il en circule parfois
dans les rues de Montréal. La chasse a duré assez longtemps,
nous dit-on. Finalement, la police réussit à intercepter la
voiture du suspect. Et alors commence la vraie histoire.
!
La police s’approche très prudemment de celui qui jouit
encore de la présomption d’innocence, mais qui pourrait tout
!
!
268"
!
de même être dangereux. La police le somme de descendre de
sa voiture, les mains en l’air, pour simple vérification de
routine: son taux d’alcool et sa date de naissance.
Le prévenu prend très mal qu’on lui ordonne, et sur ce
ton encore! de sortir de son char. Il rattrape son arme et tire.
La police s’en tire à bon compte: charitable, le suspect a tout
simplement retourné l’arme contre lui-même avant de tirer.
Vous devinez la suite, cher téléspectateur.
!
Nos journalistes qui « couvrent » la guerre américaine en
Afghanistan, parleraient ici d’une « bavure » ou d’un « tir ami
». C’est le terme élégant et politiquement correct qu’ils
emploient aujourd’hui quand un innocent soldat canadien se
fait descendre là-bas par un tir en provenance d’une main
amie, celle d’un de ses chums de combat.
Il est vrai qu’à proprement parler on ne peut pas appeler
ça une triste méprise se soldant par un fâcheux incident pour
le type visé, et bien visé. Il faudrait plutôt employer le terme
devenu courant de « bénéficiaire ». Un ambulancier dira que
le bénéficiaire de l’accident est mort avant l’arrivée de
l’ambulance. Et on n’arrête pas de nous parler des
bienheureux bénéficiaires de nos soins de santé exceptionnels.
Dites-moi, vous qui avez plus d’instruction que moi: Ne
peut-on pas compter au nombre des bénéficiaires le soldat qui
meurt courageusement au champ d’honneur descendu par un
tir ami, au lieu de mourir bêtement sur un lit d’hôpital après
!
!
269"
!
avoir bénéficié de la seringue d’un médecin dont il ne sait
même pas s’il est ami au ennemi? N’est-ce pas le cas où jamais
de parler ici de quelqu’un qui a fait une belle mort. « Il est
mort de sa belle mort », comme on dit pour beaucoup d’autres
qui n’ont pas eu la chance de mourir au champ d’honneur.
Chose certaine, le suspect qui vient de se suicider, lui, il a
fait une belle mort: il a choisi le genre de mort qui lui semblait
le meilleur, il a pris sur lui-même l’initiative de passer à l’acte,
et c’est en toute lucidité qu’il s’est tué de sa propre main. Que
puis-je vous souhaiter de mieux?
!
Mais là n’est pas la morale de cette histoire. Maintenant
que notre chum est mort de sa belle mort, de sa propre
initiative et de sa propre main, réfléchissons.
La police qui l’a intercepté manquait sans doute
d’expérience ou de jugement. Mieux formée et plus en
possession de ses moyens, la police se serait comportée de
façon plus sensée et responsable. Au lieu de sommer en criant
le pauvre type de sortir de sa voiture les mains en l’air, elle eût
bien plutôt mieux fait, aurait dit Madame de Sévigné, de
l’assommer dans sa voiture et par après l’extraire de la
voiture, un peu mal en point peut-être, mais du moins encore
en vie.
En agissant comme elle l’a fait, la police s’est rendue
coupable d’un meurtre; du moins, je crois pouvoir le dire sans
exagération. Cet assassinat lui restera peut-être pour un
!
!
270"
!
certain temps sur la conscience, comme dirait le juge. Mais
est-ce pour ça qu’on les paie?
!
!
271"
!
44. FÊTONS SAINTE HALLOWEEn
!
Je parlerai plus probablement dans le vide. Parce que le
sujet dont je veux parler est vide. Mais d’un vide inquiétant:
celui d’un crâne et de crânes creux.
!
Il s’agit de la Sainte Halloween qu’on s’est mis ces
dernières années à célébrer en grande pompe. En quelques
automnes, on est passé de la citrouille aux squelettes.
Maintenant, pour être à la page et faire honte à ses voisins
moins doués, on doit orner sa maison et son terrain de beaux
décors lugubres, macabres, hideux et horribles au maximum.
Pour faire peur. À qui? Et pour fêter quoi?
!
Cette soirée de fin d’automne, ce pourrait être une fête
pour les enfants, avec déguisements fantaisistes, colorés,
joyeux; et bonbons bonbecs en récompense.
Au lieu de quoi, une orgie d’horreurs! Le journal
télévisé quotidien ne nous fournit-il pas de l’horreur en
quantité plus que suffisante? Alors, quel besoin morbide
pousse à en rajouter? Pourquoi une grande fête pour célébrer
l’horrible?
Des décors ridicules, mais qui se veulent à la fine pointe
du mauvais goût: toiles d’araignées, crânes, chauves-souris,
sorcières, ossements éparpillés sur le gazon ou suspendus aux
arbres, un ou plusieurs squelettes au complet giguant aux sons
d’une musique effrayante. Et pour finir en beauté, un cercueil
!
!
272"
!
avec un squelette de plâtre se dressant pour souhaiter la
bienvenue aux petits enfants.
Vous n’en avez pas soupé de cette mascarade grotesque
et malsaine? Pourquoi encourager le département aux
horreurs de Wal-Mart et des autres vendeurs de kétaineries à
répandre cette maladie mentale?
Pourquoi célébrer l’horreur, quand on pourrait, ce soirlà, célébrer l’enfance et lui offrir des bonbons, sans les
accompagner de crânes et de squelettes?
!
« Du calme, Beaupré! Prends ça cool. L’automne
prochain, on va recommencer. Nos petits enfants ont besoin
d’ça. Ça les prépare à la nuit de Noël. »
!
!
!
!
273"
!
. UN PROVERBE VRAI
!
Il disait, le Grand Chef: « Voici un des rares proverbes
qui ont du sens: « Mieux vaut avoir une tête et pas de queue,
que deux queues mais pas de tête. Mais si on peut, mieux vaut
avoir les trois. Le pire, c’est de n’avoir ni queue ni tête. »
Sur le champ, la tribu entière approuva par de joyeuses
acclamations. C’est seulement le surlendemain que certains
d’entre eux se demandèrent ce qu’ils avaient approuvé.
!
!
!
274"
!
!
46 . BONNES NOUVELLES
On ne peut pas prédire si le nouvel an nous apportera des
bonnes nouvelles. Mais il est sûr que la fin de l’an, du moins
cette année, est fertile en bonnes nouvelles. « Nous l’allons
montrer tout à l’heure », dirait La Fontaine. !
Tu sais sans doute que ton médecin, même s’il n’est pas
des plus compétents et lucides, peut assez facilement et
rapidement savoir et te faire savoir le taux de cholestérol que
tu charries dans ton sang. De même, grâce à l’ivressomètre,
le policier, brillant ou bien moyen, peut détecter en cinq
secondes le taux d’alcool et même d’ivrognerie que tu
transportes dans ton sang: 0,8, 3,7 ou 8,2. Comme sur l’échelle
de Ritcher.
Mais ce que tu sais peut-être moins bien, c’est que, depuis
l’apparition des sONdages d’opiniON, les charlatans
sondeurs peuvent déterminer le taux ou la température de ton
bonheur. Ils arrivent même à chiffrer, à quelques dixièmes
près (sûrement pas avec une marge d’erreur de plus de 3%), le
taux différent de bonheur dans chacune des dix provinces du
Grand-Beau-Fort Canada, et même dans chacune des ethnies
qui forment son canadian multicultralism.
!
Eh oui! On dispose maintenant de sonars et satellites
suffisamment perfectionnés pour sonder ta conscience et
surtout ta subconscience et ainsi déterminer le taux ou le
!
!
275"
!
degré de ton bonheur non seulement personnel, mais même
collectif. Ces instruments de sondage sont beaucoup plus
précis que l’ivressomètre et la radar qui enregistrent ta vitesse
sur l’autoroute ou sur le trottoir en direction du poteau.
Car il existe des satellites capables de détecter de là-haut
la température des gens heureux ou malheureux, et d’en
transmettre les données scientifiques aux sondeurs d’en bas.
Pourquoi? C’est simple. Si tu es heureux, ton taux
d’adrénaline augmente forcément, tu passes du fret au
médium fret, puis au tiède, puis au chaud, puis au rouge red
hot, selon ton degré de bonheur. Et cette chaleur que tu
dégages bien malgré toi peut-être, il y a déjà plusieurs
décennies qu’on peut la détecter du haut des airs. Ce qui, par
exemple, permettait aux avions américains de détecter, même
la nuit, la présence et le taux de Vietnamiens dans jungle du
Vietnam. Après quoi, il ne restait plus qu’à raser la jungle au
napalm pour y diminuer le taux de ces foutus Viets déguisés
en Vietnamiens.
!
Mais là n’est pas la question, me diras-tu. Je le concède.
La question est de savoir si, actuellement, au Canada, le « bras
canadien » est en mesure de faire des tests pour déterminer le
taux de cholestérol, d’adrénaline ou de bonheur des
Canadians et Canadianes. Rassure-toi: c’est possible. Ce qui
sans doute pourra conforter et réconforter tes convictions
fédéralistes.
!
!
276"
!
Hier, 28 décembre, Radio-Canada nous annonçait qu’on
avait recensé, au lendemain de Noël, 1,327,622 Canadians et/
ou Canadianes qui avaient cru bon de ne pas échanger les
cadeaux reçus la veille. Les gardent-ils pour l’an prochain?
On ne le sait pas encore. Chose certaine, ces Canadians et/
Canadianes, en gardant chez eux leurs cadeaux à température
confortable, ont été dispensés de faire la queue au fret devant
des magasins surchauffés.
C’est dire que les recenseurs scientifiques de RadioCanada sont rendus très loin et d’une redoutable efficacité.
Tu ferais bien de t’en aviser et d’user de prudence, si tu veux
garder incognito ton taux de satisfaction quand tu reçois tes
cadeaux de Noël.
!
Mais quels sont donc les Canadians et/ou Canadians qui
ont manifesté le plus de bonheur quand on les a sondés?
D’après les sondeurs, les plus heureux de tous les CanadiansCanadians sont... savez-vous qui? Céline Dion? les sénateurs
des deux sexes mais de même race? les Hell’s Angels, les
anesthésistes et leur compte en banque? les commanditaires et
bénéficiaires des commandites? les spectateurs du stampede
de Calgary ou les gars de Terre-Neuve qui ont vu les rodéos
texans?
Cher ami, vous n’y êtes pas, mais pas du tout. Les plus
heureux de tous les Canadians-Canadianes sont les
Newbrunswickois.
!
!
277"
!
La preuve? Ils sont heureux, eux, à 87,3% (la marge
d’erreur est tout de même de 2,8%). Et les autres Canadians?
Eux, les malheureux! ils sont heureux seulement à 72,7%. Et
les Québécois dans ce melting pot? Ils arrivent en fin de liste,
comme c’est trop souvent le cas. À cause? À cause des
accommodements culturels raisonnables qu’on leur a imposés
pendant deux siècles et demi. En conséquence, et toujours
d’après les mêmes sondages scientifiques, les Québécois, eux,
ne sont heureux qu’à 50,4%. C’est un score historique que tu
peux facilement vérifier.
« C’est quand même beaucoup », me direz-vous. Mais
qu’est-ce qui vous permet de le dire? Les thermomètres,
sonars, radars, encéphalographes et cardiogrammes que vous
utilisez, sont-ils donc aussi fiables que les approches du « bras
canadien » ou que les sondes de Radio-Canada? Quand vous aurez répondu à cette question, alors vous
pourrez nous fournir le résultat de vos sondages à vous, avec
un commencement de minimum de crédibilité et un maximum
de stupidité dite scientifique.
!
Une autre bonne nouvelle, ni plus ni moins importante
pour la santé publique que les deux précédentes, c’est celle
que nous annonçait le réseau de télévision RDI en ce radieux
matin du jour 1 de l’an 2008. Imaginez: à 7 heures, RDI nous
annonçait que seulement une heure plus tard un spécialiste
spécialement invité viendrait nous faire part de sa spécialité:
!
!
278"
!
ce spécialiste n’est rien de moins qu’une physiothérapeute
psychologue. Et en ce matin béni du Nouvel An, RDI nous
disait que ladite spécialiste viendrait « nous donner des trucs
pour rester fidèles à nos résolutions du Nouvel An. »
Comme si chacun de nous, pourvu qu’il soit resté un peu
lucide, ne savait pas d’expérience que la meilleure résolution à
prendre, le matin du Nouvel An, c’est de ne pas en prendre!
Prendre des résolutions du Nouvel An, c’est à peu près
comme prendre dix proverbes, dictons, aphorismes ou
apophtegmes chaque matin et essayer d’y être fidèle tout au
long de la journée: « Quand on veut, tu peux. -Vite et bien ne
vont pas bien ensemble. -Qui vivra verra. -Tu ne mentiras
point. -À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire. -Une tête
vaut mieux que deux miennes. -Mieux vaut être riche et en
santé que pauvre et malade, dit-on. -Tuez-les tous: Dieu
reconnaîtra les siens. -Tu ne tueras point. -Ne jamais exécuter
un ordre du chef avant d’avoir reçu le contrordre du même
chef. » Et surtout, peut-être: « Ne jamais donner sa réponse
avant de connaître la question, et ne pas croire qu’on est
moins con parce qu’on dit qu’on l’est. »
« Mais, me demanderas-tu peut-être, peux-tu
m’expliquer pourquoi une bonne moitié des Québécois ont dit
deux fois NON, après avoir dit deux fois qu’ils ne
comprenaient pas la question posée? Moi, diras-tu, je sais
pourquoi j’ai répondu deux fois OUI: parce que je comprenais
la question et qu’elle me semblait sensée. Eux, ils ont dit deux
!
!
279"
!
fois NON, tout en prétendant à hauts cris, de Rouyn à Gaspé,
de Halifax à Vancouver, que la question n’était pas claire et
qu’ils n’y comprenaient rien. »
J’avoue que je ne peux pas répondre à ta question. Cela
dépasse mon entendement. Parce que cela relève du domaine
insondable du subconscient collectif ou de la perversion
collective.
Dans cette incertitude, je propose une porte de sortie
honorable pour tout le monde. La prochaine fois, on posera la
question en termes plus ouverts, capables de rallier à peu près
tout le monde. Ce sera: Le voulez-vous, OUI? OU? NON? »
Alors, ceux qui comprennent diront OUI; ceux qui ne
comprennent pas diront NON; et ceux qui ne sont pas sûrs de
comprendre ou de ne pas comprendre, répondront OU.
C‘est ce qu’on appelle « la troisième voie », celle qui veut
se garder des excès.
!
!
***
!
3 janvier. -Une autre nouvelle de Radio-Canada,
susceptible, elle aussi, d’intéresser tout le Canada, ou du
moins tout le Québec. De demi-heure en demi-heure, on nous
annonce que la ville de Montréal a commencé à déblayer ses
rues après l’énorme tempête de 15 centimètres qui est tombée
!
!
280"
!
sur la tête des malheureux Montréalais en ces jours de
festivité du Nouvel An.
Le déblayage, nous informe-t-on, (et nous n’avons pas de
raison valable ni le moyen de soupçonner que ça pourrait être
plus long) devrait prendre environ une semaine.
Ne perdez donc pas courage et espoir, vous les gens de làbas, des pays d’en-haut ou des lointaines contrées d’en-bas:
Abitibi, Témiscouata, Témiscamingue, Lac St-Jean, Îles de la
Madeleine, Basse Côte-nord et/ou Gaspésie! D’ailleurs, pour
vous soutenir le moral, Radio-Canada s’engage à vous
informer, chaque jour et à chaque demi-heure, des progrès
que fait la ville de Montréal dans sa lutte à finir contre la
neige. Après tout, c’est à Montréal « où ça s’passe » et c’est de
là que doivent rayonner et la culture québécoise et les
nouvelles de quelque intérêt national.
!
!
!
281"
!
!
47. AS-TU DES IDÉES? SI OUI, LESQUELLES?
!
Et puisque nous y sommes, autant y rester quelques
instants, pour réfléchir à cette idée: « Mais, bon sens! d’où
viennent-elles, ces idées? Mes idées sur l’origine des idées, les
miennes et celles de tout le monde, sont plus que confuses. Et
il me semble que je peux jurer raisonnablement, sans faire de
jugement téméraire et sans être victime de préjugés, que les
tiennes aussi.
!
Essayons donc de nous attarder quelque peu sur cette
idée, avant de la quitter pour nous consacrer à des tâches dites
urgentes, à ces affaires qui courent sans arrêt (ne les appelle-ton pas « les affaires ou les idées courantes »?), et qui courent
si vite que la plupart des coureurs n’ont même pas le temps de
s’arrêter pour reprendre, en même temps que leur souffle, le
fil de leurs idées et ces idées elles-mêmes qu’ils ont perdues en
cours de route, à force de courir trop vite, sans savoir
pourquoi ils couraient et pour aller où? je vous le demande.
!
Quand tu t’arrêtes deux minutes pour y penser, la
première idée qui te vient à l’esprit, c’est que les idées, disons,
pour faire court, sont en nombre incalculable, proprement
infini. S’il a des milliers d’espèces de sauterelles, d’orchidées
et de fourmis, il y a des milliards de milliards d’idées, plus
!
!
282"
!
nombreuses que les galaxies d’étoiles promises à Abraham et à
sa postérité. Amen.
La plupart d’entre nous connaissons un certain nombre de
ces idées -pas beaucoup -, soit parce que nous les avons
expérimentées, soit parce que nous les avons vues (?) à
l’oeuvre chez les autres.
Nous connaissons, par exemple, des idées qui sont
lumineuses, stupéfiantes, des idées noires, des idées de
derrière la tête qui peuvent tout de même avoir du front tout
le tour de la tête, des idées criminelles, des idées généreuses,
des idées larges, des idées étroites d’esprit comme le chas
d’une aiguille, des idées à la mode, des idées à dormir debout,
des idées à surveiller de près, des idées fortes et des idées
débiles, des idées folles à lier, des idées comme il ne s’en fait
pas souvent ou plus probablement: comme il ne s’en fait plus;
des idées pleines d’entrain et de joie de vivre, et d’autres
mornes à faire pleurer et désespérer de la vie; des idées
prometteuses, et d’autres avortées dans l’oeuf; des idées
douces, souples, ondulantes et gracieuses comme des algues,
et d’autres hérissées de crampons métalliques comme des
mâchoires ou des échines de crocodiles et les gants des Hell's
Angels.
Des idées fixes, et d’autres dans l’vent. Des idées
nerveuses, impatientes, qui exigent qu’on se fasse au plus vite
une idée, du moins approximative.
Quelle idée et quelles idées!
!
!
283"
!
Des idées qui nous viennent à l’esprit par hasard et
d’autres qui passent sans qu’on s’en rende compte, sinon après
coup. De bonnes et de mauvaises idées, les unes qu’on dit
excellentes, et d’autres à se sortir au plus vite de la tête. Des
idées en l’air et des idées basses volant en rase-mottes comme
des moineaux trempés. Des idées en jupettes olé olé, d’autres
costumées comme les juges-thanatologues de leur Supreme
Court.
Mais bien qu’elles soient en nombre infini, il nous arrive
souvent d’être à court d’idées comme tout le monde, de ne pas
trop savoir quoi en penser, et s’il ne serait bon, si possible, de
s’en faire une idée plus précise. Alors, ON attend le verdict
des sONdages d’opiniON. peut-être que ON, lui, sait mieux
que nous ce qu’il faut en penser, qu’elle idée on devrait s’en
faire pour être in, branché, dans l’vent.
Des pensées qui nous viennent à l’esprit trop tôt, et
d’autres, trop tard, quand ce n’est déjà plus le temps de se
faire une idée parce que d’autres l’ont eue avant nous.
!
Et à propos, de la venue des idées, il peut être utile, ou
parfaitement inutile, de se demander d’où elles viennent, ces
idées-là.
Certaines idées nous viennent des autres; leur origine
nous est alors assez facilement identifiable. On les appelle
couramment « des idées empruntées ». Mais ceux qui furent à
l’origine des idées qu’ils nous ont prêtées, ne savaient
!
!
284"
!
probablement pas, eux, d’où leur étaient venues ces idées
plutôt folles. Là-dessus, ils sont aussi ignorants que nous,
même si leurs idées sont beaucoup plus brillantes que les
nôtres.
T’arrive-t-il parfois de t’arrêter brusquement et de te dire:
« Tiens, je viens d’avoir une idée! » ou « Hier, j’ai eu
l’idée de..., mais je ne m’en souviens plus » ou « La semaine
passée, une idée m’est passée par la tête. Donne-moi donc ton
idée là-dessus », etc.
Quand tu dis qu’une idée t’est venue ou qu’elle t’est
passée par la tête, ça ne me dit pas d’où t’est venue, cette idée
plutôt farfelue et où elle s’en est allée après t’être passée par la
tête en y laissant quelque trace ou rien du tout. Tu dis alors: «
Une idée m’est entrée par une oreille, pis est sortie par l’autre.
»
!
Tout cela est peut-être vrai, mais ça n’explique pas grandchose. C’est bien beau de dire qu’une idée t’est venue (ce qu’il
faudrait d’abord prouver), qu’elle t’est passée entre les deux
oreilles et que depuis tu l’as perdue de vue. Mais d’où venaitelle, cette idée folle? Et toutes les autres qui, avant ou après
elle, n’ont laissé aucune trace entre des deux oreilles, où donc
sont-elles parties? Existe-t-il des dépotoirs pour idées
perdues, ou des maison d’accueil pour idées qui sont en voie et
même sur le bord de se perdre, ou des usines de recyclage et
de mise à jour pour les idées envolées?
!
!
285"
!
La plupart des villes sérieuses organisent maintenant des
opérations « Nez rouge » pour recueillir les ivrognes au nez
rouge et les conduire à bon port. On peut et on doit même
espérer que bientôt, si les choses continuent à progresser, des
villes d’avant-garde organiseront des corvées et mettront en
place un nombre suffisant d’équipes volantes de bénévoles
pour récupérer les idées perdues ou les idées qui se perdent.
Il restera à les stocker dans des musées avec l’idée d’en faire
une attraction touristique incontournable pour la région.
!
Ce ne serait pas là une réalisation unique dans les annales
de l’humanité. Si on en croit Voltaire, Youssouf-Chéribi,
moufti du Saint-Empire ottoman, pensait, lui, que les idées, ça
ne pouvait venir que de l’étranger et que ça devait rester
dehors, parce qu’une idée, une vraie!, c’est aussi dangereux
que le virus de la peste.
C’est pourquoi il avait donné l’ordre à son fidèle médecin
de se tenir jour et nuit à la porte de la ville et de surveiller de
près les idées qui chercheraient à y entrer, à pied ou à dos de
chameau. Si, par hasard et à l’improviste, une idée se
présentait, le médecin devait s’en saisir et l’amener de force,
pieds et poings liés, devant le saint moufti, pour y recevoir la
punition qu’elle méritait: la peine capitale exécutée sur la
place publique comme dans l'Arabie saoudite de Philippe
Couillard.
!
!
!
286"
!
(Je viens de parler de hasard et d’improviste. L’origine du
Hasard et de l’Improviste, c’est pour le moins aussi
mystérieux que l’origine des idées. Qu’on me permette cette
digression qui m’est venue à l’idée.)
Puis, continuons notre marche.
L’un dit: « J’espère bien qu’avec le temps je pourrai peutêtre me faire à l’idée que... »; l’autre riposte qu’on ne doit
compter ni sur le temps ni sur lui pour qu’il se fasse à cette
idée-là.
Les Américains et beaucoup d’autres croient que les idées,
ça sort des brainstormings. Quand tu n’as pas la moindre idée
« comment ça s’passe », essaie de trouver dix de tes amis ou
bénévoles aussi démunis que toi; assoyez vous tout
simplement autour d’une table -il faut tout de même qu’elle
soit ronde -, et là, mettez-vous sérieusement à échanger vos
idées. De cet échange, il se peut qu’une idée qui a du bon sens
jaillisse à l’improviste. C’est du moins ce que ON croit: « Du
choc des idées naît la lumière », dit-il.
!
Il y a des idées qui te viennent en marchant. Mais ce n’est
pas parce que tu marchais qu’elles sont venues à ta rencontre.
La preuve: il doit t’arriver d’avoir des idées, même quand tu es
assis, couché, ou debout et immobile comme un piquet. Et
marcher en essayant de penser à rien, ce n’est pas si rare
qu’on pourrait le penser quand on n’y pense pas. !
!
287"
!
Mais, Seigneur Dieu! -ça vient tout juste, à l’improviste,
de me venir à l’idée -comment quelqu’un de réveillé peut-il se
permettre de dire qu’il ne pense à rien? Pour dire: « Je ne
pense à rien », il faut être capable de penser, puisqu’on est
précisément en train de penser, et d’avoir déjà pensé à quelque
chose -puisqu’on s’en rend compte si on ne pense plus -et être
justement en train d’y penser. C’est une idée de fou de dire
qu’on n’a aucune idée, aucun moyen de savoir si on pense ou
si on ne pense pas.
Comme cette autre idée aussi folle: se lancer dans une
tirade enflammée ou dans de gros volumes philosophiques
pour prouver aux ignorants, avec force et fortes preuves à
l’appui, que l’intelligence humaine ne peut rien prouver.
Ce qui prouve que les idées peuvent te venir quand tu ne
parles pas, et te laisser en panne quand tu parles. Tu dis alors,
avec notre regretté Réal Caouette: « Les idées peuvent me
manquer, mais les mots, jamais! »
!
Certains, pour s’éclaircir les idées, ou pour se changer les
idées de place, n’ont qu’à mâcher de la gomme, à siffler ou
crier lapin; d’autres, pour obtenir les mêmes résultats, doivent
boire une caisse de 24, entre 20h et 24h.
Un des mulets de Navarro disait: « L’été dernier, j’ai
voulu me changer les idées, et je suis parti à l’étranger. Mais
rendu à l’étranger, je me suis aperçu que j’étais le seul
!
!
288"
!
étranger et que je ne pouvais pas changer d’idée ou échanger
des idées avec tous ces gens qui m’étaient étrangers. »
C’est, je crois, ce même mulet, inquiet à l’idée de devoir
remplacer son chef qui s’absentait, que Navarro eut l’idée de
rassurer en lui disant: « La règle d’or pour bien exercer ton
métier de policier en chef, c’est de ne jamais donner ta réponse
avant de connaître la question. » Appliquez cette règle dans
vos rapports avec les gens, et ça devrait donner des résultats
qui vous étonneront vous-mêmes. Vous vous direz alors: «
Ah! si j’avais donc eu cette idée plus tôt, ça m’aurait rendu de
fiers services en bien des circonstances! »
!
Un autre avait eu l’idée de se défendre en avouant
humblement à son ami qui l’accusait d’avoir été con: « Je le
sais, je fais souvent des conneries. » Pour en remettre, son bon
ami lui dit: « Ce n’est pas parce que tu le sais que tu es moins
con. » Voilà encore une idée qui pourra t’inspirer en tout
temps et à peu près partout.
!
Certains, pour savourer leurs idées malsaines, et pour
justifier leurs mauvais coups et leurs mensonges par des
menteries, s’imposent, comme Jean Chrétien ou Richard
Nixon, d’écrire leurs mémoires. En espérant que d’autres y
puiseront le courage nécessaire pour les imiter et ainsi
parvenir à la gloire et à la une.
!
!
289"
!
D’autres perdront l’idée de violer, uniquement si un
psychiatre arrive à les convaincre de se faire à l’idée de se
faire castrer, et de réaliser ce rêve, avant de revenir le voir.
Si quelqu'un a l'idée d'organiser un défilé pour la défense
et illustration des transgenres, nos chefs politiques ne
manqueront pas de marcher en tête du défilé pour faire la
preuve qu'eux aussi ils sont ouverts et inclusifs.
!
Et puis encore, des idées à gauche, d’autres à droite, avec
les deux pieds dans la même bottine, celle de gauche ou celle
de droite.
Des idées qui foncent tête baissée, et d’autres qui tirent de
la patte, avec la queue et la binette basses.
Des idées à revendre, ou qu’on cherche à vendre, et
celles qui s’achètent à bon marché, à des prix réduits entre
amis, « parce que nous, on est de votre côté ».
J’allais oublier les idées qui te trottent dans la tête, celles
qui ont la vie et la couenne dure, celle que l’on se fait et qu’on
aurait sans doute honte d’étaler au grand jour, s’il nous reste
un minimum de savoir-vivre et d’honneur.
Fais-moi penser de te demander ton idée sur les idées en
forme olympique, et sur d’autres qui n’ont aucune forme. Des
idées qui remontent à la nuit des temps ou du moins à la
Préhistoire, et d’autres, tombées avec la dernière pluie. Des
idées claires, et d’autres, obscures, enrobées dans des pensées
secrètes. Des vérités bonnes à dire, et celles que ON nous
!
!
290"
!
conseille de taire si on tient encore à son rang, à sa vie, et à la
tolérance de l’Ayatollah Khomeini. Des idées criminelles auxquelles les bons avocats trouvent
toujours des alibis, alors que tant d’idées honnêtes ne trouvent
ni preneur ni défenseur. Et qui se font mettre en boîte, si elles
ont le malheur d’en sortir.
Des idées de jeunesse et des idées de la dernière heure.
Des idées qui nous remontent le moral, et d’autres qui nous
éreintent raide ou du moins nous rabattent le caquet. Des
idées qui, avec, Jacques Languirand, s’en vont au diable
vauvert par quatre chemins à la fois, tout en prétendant être
les quatre vérités; et celles qui préfèrent dire la vérité et s’en
aller par un seul chemin à la fois, pour avoir plus de chance de
se rendre plus vite et plus sûrement où elles veulent aller.
Et, justement à ce propos, il est bon de rappeler et
d’affirmer que certaines idées ont perdu le nord et se sont
égarées dans les trips du Nouvel Âge, des Communes
champêtres, de l’ « ouverture à l’autre » au moyen de la
communication subliminale par les pieds nus, etc.; alors que
d’autres sont restées suffisamment lucides pour penser que le
Nord est encore au Nord et que les pieds, ce n’est pas fait
pour penser et échanger des idées. Ceux qui se font souvent de fausses idées, et ceux qui
prennent leurs idées pour des symboles douteux.
!
!
291"
!
Des idées aussi grassement payées par leurs
commanditaires au pouvoir que les anesthésistes par
l’Assurance santé; et d’autres qui tirent le diable par la queue.
Des idées à mémoriser, d’autres pour s’en gargariser, ou
pour se changer, ou pour se raplomber ou pour se rafraîchir
les idées.
Des idées chic, huppées, chignon crêpé à la mode du jour,
et d’autres, attriquées comme la chienne à Jacques. En
conséquence, des idées de ruelles, de basses-cours, de
bidonvilles, de bas étage, au bas de l’échelle, mal à l’aise avec
les idées des Clubs Med et des restaurants Cinq Étoiles, des
sénateurs et des abonnés au caviar et au jet-set. Des idées hagardes comme des veaux stupéfiés, et
d’autres, hargneuses, rageuses, orageuses, outrancières,
criardes et agressives, alors que d’autres préfèrent la
modération et « le silence des espaces infinis ».
Des idées excentriques, qui tirent toujours à côté de la
cible, toujours à gauche ou toujours à droite; et d’autres qui
essaient de tirer dans la cible ou du moins de la viser.
Des idées qui, avec les nageuses synchronisées, nagent
entre deux eaux ou pattes en l’air, et celles qui nagent en
surface et, de surcroît, à l’horizontale. Des idées de bonne compagnie, contrairement à beaucoup
d’autres qui sont de très mauvais poil et qui, précisément à
cause de cela, doivent être peignées, parfumées et flattées
dans le sens du poil.
!
!
292"
!
Des idées à dormir et à boire debout, et d’autres qui font
marcher les somnambules et courir les snobs à la page du jour.
Les idées en fleur de la tendre enfance, et celles qui sont
sensées avoir été mûrement réfléchies par les adultes au point
d’en être devenues sages.
Des idées de broche à foin pour réaliser des plans de
nègres, et des idées grand format du genre: « Comment se
faire beaucoup d’amis pour réussir dans la vie » (et peut-être
devenir multimillionnaire), de Dale Carnegie.
Des idées associées aux nouvelles de la dernière heure, et
celles qui datent déjà d’hier. Des idées fixes comme les
vendredi -30o du mois de janvier, et d’autres qui vont
sereinement leur petit bonhomme de chemin parce qu’on les
croit à l’abri de tout soupçon. Des idées ras-le-bol à la Yul Brenner, et des idées portant
le panache d’Achille ou d’Hector. Des idées qui feraient plaisir à Cyrano, au Cid, à Roland
et Olivier, à Jeanne d’Arc et au Petit Prince, mais d’autres
qui font la joie de George W. Bush, de Poutine, d’Ariel
Sharon et de Stéphane Dion. Des idées cahin-caha, au p’tit bonheur, à la va comme-jete pousse, et d’autres pour terrains plats et sûrs.
Les idées étranges de ceux qui pensent que si on élit un
milliardaire, il ne volera pas le monde, étant donné qu’il a déjà
volé à satiété, jusqu’à plus soif. Ce sont les mêmes qui pensent
!
!
293"
!
qu’un tueur ou un voleur sériels s’arrêteront de violer ou de
tuer dès qu’ils auront atteint ton cota.
Des idées qui donnent froid dans le dos, et d’autres qui
font chaud au coeur et font même monter les larmes aux yeux.
Des idées qui vont de l’avant « avec des pieds sans
souliers » comme les Soldats de l’An II de Victor Hugo, et
d’autres qui font du sur-place avec les deux pieds dans la
même bottine, celle de gauche ou celle de droite. -On les a
déjà vues et entendues battre la semelle, et deux fois plutôt
qu’une.
Les idées drôles ou moins drôles de certains pays dits
évolués qui se plaignent de manquer de psychiatres pour
répondre aux besoin urgents de la nation. Et des pays restés
normaux qui pensent que chez eux il y en a déjà trop.
De même, certaines grandes villes du Québec » là où, dit
ON, « ca s’passe », se plaignent immanquablement, à chaque
début et à chaque fin d’année, de manquer cruellement de
bénévoles pour répondre aux besoins criants de leurs ivrognes
en manque (ou plutôt en trop). D’autres villes, moyennes ou
même plus petites, se sont faites depuis longtemps à l’idée que
le remède n’est pas nécessairement du côté des bénévoles. «
Nos médecins et nos psychiatres confirment ce que
l’expérience nous avait déjà appris de tout temps: le mal, tout
comme le remède, est à chercher du côté des ivrognes. Ce
n’est pas les bénévoles qui manquent de zèle: ce sont les
ivrognes qui en ont trop. » En conséquence, elles ne font pas
!
!
294"
!
campagnes de publicité intensives pour recruter des
infirmières au nez rouge.
Il en est idées comme des hommes: les unes sont obèses,
gonflées aux Big Macs et autres matières grasses et épaisses;
d’autres, au contraire, sont malingres, débiles, étriquées,
rachitiques, en bas de la moyenne quand elles sont à leur
meilleur. Idées qui arriveraient tout juste à réussir la troisième
session de nos études collégiales.
Ceux qui ont trop d’idées pour être intelligents, comme
ceux qui sont trop polis pour être honnêtes. Des idées folles de jeunesse et les idées creuses qui
viennent par la suite et tiennent la route.
Des idées sérieuses, constipées, qui n’entendent pas plus à
rire que Calvin et l’Ayatollah Khomeini, alors que d’autres,
pour les raisons les plus comiques, rient à tout venant, en
campagne électorale ou à la télévision, et ce, la bouche fendue
jusqu’aux belles oreilles.
Des idées qui roulent sur l’or; d’autres qui roulent où elles
peuvent.
Des idées couillonnes et poussiéreuses qui rampent sous
les tapis comme les punaises et rasent subtilement les murs,
pour se rapprocher plus vite, mais incognito, du trône de la
gloire ou de la marmite des commandites; et d’autres, fières et
hardies à la d’Artagnan, qui ont, comme Cyrano, « leurs
élégances par en dedans ». !
!
295"
!
Des idées qui t’aiguillonnent, t’électrisent et te stimulent à
escalader en courant l’échelle sociale pour te dépasser et ainsi
entrer plus tôt au Temple de la renommée; et celles,
verglaçantes, qui te font perdre pied et plonger tête première
sur le plancher des vaches avec les veaux stupéfiés.
Des idées qui évoluent avec le temps ou les vents;
d’autres, fixes comme des bornes en acier trempé.
Des idées distribuées au compte-gouttes, en marchant au
pas. Des idées à contre-courant, et celles qui se laissent porter
par le courant.
Des idées timorées, en aval du bon sens, et d’autres,
pétulantes, en amont, « là où ça s’passe ».
Des idées épaisses et étanches comme couches Pampers,
compresses et cataplasmes, obèses comme les hippopotameslutteurs du sumo, mafflues, ventrues, fessues comme Pères
Noël Coca-Cola, toutes idées qui devraient jouer dur des
coudes, du poing, des genoux et des hanches, pour se tailler
une place au soleil, soit comme danseuses étoiles à l’Opéra de
Paris, soit dans une capsule spatiale en orbite, soit comme
voltigeurs dans notre Cirque du Soleil, ou trapézistes dans
l’Opéra de Pékin.
Des idées bizarres, mais intelligentes, hilarantes et
réconfortantes, comme celle des Fous Braque interprétant
avec brio, grâce à leur pompe à bicyclette, Le beau Danube
bleu ou la Ve Symphonie de Beethoven. Et d’autres idées,
barbares, qui n’ont rien de drôle: interpréter À la claire
!
!
296"
!
fontaine ou Ô nuit de paix, en s’inspirant, non pas de
l’original, mais en déchaînant une avalanche, un tintamarre de
rocs et de métal, avec tambours et cymbales boostés au boutte,
sous la commande de réflexes électriques stimulés à la
dynamite. « Et que ça saute, tabarnak! »
Des idées tirées par les cheveux, et d’autres qui, tirées et
se tirant les unes les autres par la queue, s’avancent forcément
dans la vie à reculons, et à la queue leu leu, en file indienne.
!
Pour moi, il me semble qu’en voilà assez pour faire voir
qu’on n’a pas fini d’inventorier les idées et surtout de les
comprendre. J’admets volontiers que ma liste est fort
incomplète. Heureusement, rien n’empêche quelqu’un d’avoir
l’idée de la compléter.
Si on est trop paresseux pour le faire, qu’on relise ou du
moins qu’on lise Rabelais: on y trouve des listes assez
longues, listes d’idées, mais aussi listes de tout autre chose.
Pour les plus exigeants, il y a le bottin téléphonique: de
longues, presque interminables listes d’idées, classées par
ordre alphabétique en sus, pour répondre aux exigences des
lecteurs à la fois exigeants, pressés et et rationnels.
!
Donc, que d’idées courent sur la planète et même dans
l’apesanteur! Mais réunis soixante-dix savants autour d’une
table, ronde, et prie-les instamment -ou ordonne-leur si tu as
!
!
297"
!
suffisamment d’autorité -de finir par trouver l’origine des
idées d’hier, d’aujourd’hui et de demain.
Après trois ans de discussions passionnées, ils quitteront
peut-être l’édifice des congrès en te disant que leur
conclusion, c’est que désormais ils ne diront plus à personne
que la logique ou la science explique tout. « La seule
recommandation que nous pouvons vous faire, diront-ils, c’est
de nommer une commission d’enquête itinérante pour faire
toute la lumière sur ce sujet afin d’en tirer des propositions
valables et des accommodements culturels raisonnables. »
C’est là une possibilité.
Il y en a une autre. Il se peut que ces éminents savants
sortent fous raide de l’édifice des congrès. Ce fut bien le cas, il
n’y a pas si longtemps, si on en croit le témoignage tout à fait
crédible d’Astérix et d’Obélix qu’on avait essayé de rendre
fous grâce à des subtilités administratives.
Ils nous apprennent comment les savants fonctionnaires
de « la maison qui rend fou » en sont sortis, tous fous raide ou
braque, mais pour de vrai: après qu’Astérix, à bout de
patience, leur eut demandé s’ils savaient, eux, où se procurer
la toute dernière maudite directive administrative signalant la
procédure qu’on devait suivre, « à partir de ce 8 février, huit
heures du matin (bien s’assurer tout de même que c’est la
bonne heure: l’heure av avancée de l’est) », pour avoir
désormais accès au carton rose B 13 permettant de se
procurer le ticket bleu K 11 autorisant à s’asseoir sur le banc
!
!
298"
!
12, dans la rangée 23, pour y attendre patiemment le signal,
l’appel au rendez-vous, que donnerait peut-être aujourd’hui le
concierge au col bleu aussi sourd que ses supérieurs
hiérarchiques en cols blancs faisant de la balançoire pour tuer
le temps, en attendant impatiemment leur pause-café bien
méritée.
Si, ces derniers temps, par voie téléphonique, tu as essayé
de te procurer la formule bleue à remplir pour avoir accès à la
boîte vocale du poste 8 qui te mettrait en contact avec le
poste 12, où « un préposé » sympathique et consciencieux
t’offrait un large éventail d’options pour savoir où, quand,
comment, pourquoi, avec qui, tu pouvais t’adresser à tel
ministère pour obtenir une réponse audible. Si donc tu as eu
le plaisir et tout le temps disponible de jouer à ce petit jeu, tu
n’iras plus dire qu’Astérix et Obélix, c’est de la fiction, du
comique imaginaire: « dans la vraie vie, ça ne se passe pas
comme ça. ». Et tu sauras pour le reste de ta vie qu’une boîte
vocale, ça peut être aussi sourd qu’un malentendant devenu
sourd en attendant la phase terminale.
!
Cette réflexion sur les idées paraîtra à certains un horsd’oeuvre gratuit, et les casuistes, « les battants », « les
hommes d’action » qui « brassent de grosses affaires », les
juristes, les constitutionnalistes, les fédéralistes et les puristes
n’hésiteront pas à la qualifier d’inutile, voire même de nuisible.
!
!
299"
!
Je pense au contraire qu’il est salutaire de prendre un
peu de son temps, du moins une fois dans sa vie, pour
réfléchir sur les idées et sur ses idées. Alors, on se rendra
compte, peut-être, que toutes les idées ne sont pas bonnes à
suivre. Des idées du genre: « La logique explique tout, alors
que la foi n’explique rien du tout. »
!
Je te donne un exemple d’une idée que tu as déjà eue,
peut-être, mais que tu n’as pas encore eu le temps ou les
moyens de mener à bon port. Un jour pas aussi gris et routinier que les autres, il t’est
venu ou il te viendra à l’idée de te rendre suffisamment
célèbre par la voie du crime pour mériter d’écrire tes mémoire
où tu raconteras tes exploits. Je te préviens qu’il te faudra du
talent, du travail et de la discipline.
Si tu veux que tes mémoires deviennent un must, un best
seller, il faudra te donner un bon, un très bon plan de carrière.
Ainsi, notre Mulroney, dès l’âge de sept ans, s’est dit qu’il
serait un jour Premier ministre du Canada, pays dont ON ne
dira jamais assez souvent qu’il est le plus extraordinaire de la
planète, parce qu’il fut jadis une colonie du Saint Empire
Britannique, régnant sur les cinq océans: ça marque pour la
vie et peut-être même pour l’éternité comme le croyait
fermement John Diefenbaker. En conséquence, le tout jeune
Mulroney, encore en culottes courtes, s’est mis tout de suite à
l’oeuvre, avec méthode et acharnement. Toi, tu te dis peut-
!
!
300"
!
être que c’est là le pire châtiment que tu pourrais souhaiter et
infliger à ton meilleur ennemi.
Mais là n’est pas la question. La question, c’est de savoir
comme tu vas t’y prendre pour réaliser ton rêve de grandeur, à
toi.
Il ne suffira pas que tu choisisses de tuer en série pour
avoir le droit d’écrire tes mémoires. George W. Bush, alors
qu’il était encore un grand petit criminel, a pensé qu’il lui
suffirait de signer 152 ordres de mises à mort de ses chers
compatriotes -dont le tiers innocents, selon les données de
l’ADN -pour mériter que les grandes maisons d’édition le
prient d’écrire ses mémoires et obtenir le prix Politzer et,
avec un peu de chance, pourquoi pas un prix Nobel?
Assassiner en série 152 personnes, ce fut suffisant pour
qu’on en fasse le Président des États-Unis. Mais pour obtenir
un deuxième mandat et maintenir son statut de criminel, son
niveau de vie et l’estime de ses concitoyens, il a dû donner des
preuves plus convaincantes de son sérieux: assassiner des
centaines de milliers de terroristes pour avoir droit à la plus
haute décoration des U.S.A. C’est-à-dire? C’est-à-dire être élu
pour un deuxième mandat comme Président de la nation qui
a « la suprématie mondiale » et qui entend bien la garder. Peu
importe ce que ça coûtera, et, surtout peu importe ce qu’en
pensent les peuples inférieurs.
Son collègue Poutine n’a pas encore tué suffisamment de
Tchétchènes pour avoir droit à un troisième mandat comme
!
!
301"
!
Président de la Sainte Russie. Il lui reste quand même des
voies détournées, des voies « par la bande », comme ON dit,
pour atteindre des scores de tueur dignes du KGB. C’est un
dossier à suivre, comme disent les journalistes.
!
Je te disais donc qu’il te faudra être très perspicace,
courageux, discipliné, méthodique et persévérant, si tu veux
devenir célèbre en tuant du monde.
Faisons l’hypothèse suivante -elle a d’ailleurs été
récemment vérifiée dans les faits en Colombie dite
britannique. Supposons donc que, pour devenir suffisamment
célèbre pour écrire tes mémoires, tu décides d’emprunter la
voie large du meurtre. Tu t’imagines peut-être que ce sera
bien facile. Eh bien! tu te trompes du tout au tout, comme un
enfant d’école... primaire. Je ne te dis pas que ce sera difficile
de tuer à tour de bas; je te dis qu’il sera bien difficile par la
suite de te faire prendre au sérieux par la Justice de ce Beau,
Grand, Incomparable et Incontournable pays.
Il fut un temps où, heureusement, on pouvait tuer un seul
homme, par exemple un simple archiduc d’Autriche, pour
qu’on en parle à la une dans tous les journaux du globle et que
tu entres sans autre coup férir au dictionnaire des noms
propres. Par la suite, beaucoup de livres et de films
raconteront comment tu t’y es pris pour le tuer si facilement:
juste en tirant dessus.
!
!
302"
!
Malheureusement, les temps ont bien changé. À notre
époque du postpostmodernisme, on en exige beaucoup plus
pour faire les manchettes comme criminel digne de ce nom et
de mention. Ainsi, pour commencer à faire les manchettes, les
Hutu ont dû se lever de bonne heure ou passer des nuits
blanches pour commencer par tuer 500,000 de leurs chers
compatriotes. Pourtant, ils tuaient à la machette, qui n’est pas
une arme invisible et secrète.
Un-demi million de morts trucidés à la machette pour
couper la canne à sucre et même des baobabs de taille
moyenne, ça n’a tout de même pas suffi pour alerter l’O.N.U.
et réveiller ce qu’on appelle pompeusement, c’est-à-dire
emphatiquement, « la conscience internationale ». Les hautes
instances de notre planète ont commencé à réagir et à
s’inquiéter, alors que les Hutu, eux, avaient déjà presque
atteint leur cota avec leurs 800,000 tutsi débités en quelques
semaines. Fallait l’faire! Et ils l’ont fait.
Mais toi, commences-tu à soupçonner que ton idéal de
meurtrier devenu assez célèbre pour écrire ses mémoires, c’est
toute une entreprise! Ça ne se fait pas en un tournemain ou
même en plusieurs tours de machette.
!
Ayant compris ça, tu décides alors d’y « mettre le paquet
». Tu te mets donc à violer, puis à tuer au couteau (de nuit,
tout de même) des femmes à la douzaine, prostituées ou non.
La chance semble te sourire. Mais voilà qu’en essayant de tuer
!
!
303"
!
ton 56e cobaye, tu commets une petite erreur. La police en a
vent et te soupçonne d’être peut-être un être dangereux
impliqué dans des affaires louches.
On t’arrête et, après une enquête préliminaire, on décide
que tu as droit à un procès au criminel. La Justice, qui a les
bras lents mais longs, te fait donc savoir que le procès bien
mérité auquel tu as droit, commencera ce 8 août du mois
courant, de l’an de grâce 2003, à 9 heures du matin.
Derrière les barreaux, tu as eu le temps de réfléchir. Et
pendant que se démenait la Justice, tu en es arrivé à la
conclusion, logique, que tu aurais plus de chances d’écrire tes
mémoires, si tu plaidais toi-même
ta cause, au lieu de
t’encombrer d’un avocat qui chercherait
peut-être à te
défendre.
!
L’idée lumineuse et salvatrice qui t’est venue, que tu as
consciencieusement envisagée et dévisagée, et qui te sert
maintenant de
raison suffisante pour vivre le moins
longtemps possible, c’est la suivante:
« Si je veux devenir suffisamment célèbre pour avoir le
droit d’écrire mes mémoires, pour trouver un éditeur et un de
mes admirateurs qui s’offrirait, moyennant dédommagement
anticipé, à faire mon éloge funèbre et à écrire ma biographie,
voici ce que je vais faire:
« Au début de mon procès, on va sûrement me dire que
je jouis de la présomption d’innocence. Mon rôle, ce sera
!
!
304"
!
donc de démolir ce préjugé favorable. Comment? En faisant la
preuve, noire sur blanc, que mes 46 meurtres, ce sont bel et
bien des meurtres au premier degré. » !
Ainsi rassuré et réconforté, tu attends en toute sérénité
l’ouverture des assises.
C’est là que commencent sérieusement tes ennuis. Tu
viens de faire une erreur qui ne fait pas honneur à ta lucidité
coutumière et à ta conscience professionnelle de tueur en
série, de serial killer, comme disent les Français instruits.
Erreur excusable, tout de même, puisque tu ignorais tout de la
Justice.
Tu ne sais donc pas, on ne t’a donc jamais appris que, de
nos jours, être considéré comme un tueur au premier degré,
c’est devenu, à toutes fins utiles, pratiquement impossible?
C’est aussi difficile que de faire plus de dix ans de prison si tu
es condamné à vie.
Les avocats de la Couronne britannique, c’est-à-dire de la
Reine d’Angleterre, s’acharneront, par mille astuces et
entourloupettes juridiques, à te démontrer et à faire la preuve
à la Reine d’Angleterre, que tu es seulement un petit tueur du
dimanche, tout juste au deuxième degré. Pour eux, ce qui
importe avant tout, c’est que ton procès dure le plus
longtemps possible, afin d’arrondir leurs fins de semaines et de
conserver leur pouvoir d’achat.
!
!
305"
!
« Mais, Votre Honneur, je les ai toutes tuées au couteau,
mes clientes et après mûre délibération, prolongée, tournée et
retournée dans tous les sens pour m’assurer que mes
techniques du couteau étaient sans faille et qu’elles tiendraient
bien la route! Pensez-vous donc que pour en tuer 46, il ne m’a
pas fallu me préparer consciencieusement chaque fois? À
l’avenir, bordel! comment devrais-je les tuer, pour qu’on me
prenne au sérieux! -Excusez-moi, Votre Honneur: c’est l’effet
de l’émotion et de la façon scandaleuse dont on me traite. »
!
Vainement! Tu auras beau t’acharner, proclamer à haute
voix et très souvent à grands cris, si grands qu’on te menace
très souvent d’expulsion et d’une nouvelle accusation pour
injure au tribunal de Sa Majesté, et crier comme ça tous les
jours, pendant les cinq années que durera ton interminable
procès aux frais, non pas des Anglais, mais de tes chers
compatriotes, tes cris déments ne changeront pas le cours
serein de choses.
On te dira que les cinq psychologues qui t’ont
successivement examiné, ont tous conclu que tu ne pouvais
pas avoir commis des meurtres au premier degré. D’abord
parce que tu n’avais pas les capacités mentales suffisantes
pour le faire, et aussi parce que, comme un faible d’esprit, tu
t’es laissé prendre à ton propre jeu, en t’arrêtant de tuer après
en avoir tué seulement quarante six. Un tueur digne de ce
!
!
306"
!
nom, un vrai! bref, un tueur au premier degré, n’aurait pas
mis fin si rapidement à sa carrière.
« M a i s , Vo t r e H o n n e u r, p u i s - j e v o u s f a i r e
respectueusement valoir que moi, je ne voulais pas m’arrêter?
C’est la police qui m’a arrêté. C’est, il me semble, une
circonstance aggravante que je peux raisonnablement faire
valoir en ma faveur. Moi, j’aurais bien aimé continuer, et
j’étais bien décidé et tout disposé à le faire. Ce n’est pas de ma
faute si je me suis arrêté si tôt: c’est la faute de la maudite
police qui est venue interrompre un travail si bien commencé
et où je m’étais donné une expertise enviable. Moi, je m’étais
juré de poursuivre mon métier assez longtemps pour devenir
célèbre et avoir le droit d’écrire ou du moins de faire écrire
mes mémoires. »
!
Vainement, toujours! Dis ce que tu voudras, mon p’tit
gars, tu n’arriveras probablement pas à prouver, hors de tout
doute raisonnable, que tu es un dangereux tueur en série, et
au premier degré en plus.
« Au mieux, diront les avocats et les juges de la Justice
de la Reine, c’est un de ces petits tueurs à gages sans
beaucoup d’envergure. Il ne mérite donc pas qu’on le classe
parmi les tueurs au premier degré et qu’on le condamne en
conséquence.
« Voici donc notre verdict: Monsieur Capone, vous êtes
condamné à cinq ans de travaux communautaires à l’intérieur
!
!
307"
!
des murs de la ville. Le soir, vous pourrez rentrer souper dans
la prison, puis vous y coucher pour passer la nuit. Nous
déplorons être obligés de vous donner une peine si lourde et si
longue. Mais vous aurez la possibilité d’une libération
conditionnelle, après deux ans de peine. Si toutefois, vous
n’avez pas continué de tuer en prison. Auquel cas, nous
suggérons qu’on reprenne son procès. »
!
Ce verdict, pour le moins honteux, n’a pas eu l’heur de te
plaire et surtout de te satisfaire. Tu as interjeté appel et ta
cause est maintenant devant la Suprême Cour du Canada
anglais. À elle maintenant reviendra l’honneur de décider
combien il faut en tuer et débiter à la hache pour avoir
l’honneur d’être considéré comme un tueur en bonne et due
forme: au premier degré.
Les avocats de la Couronne, quant à eux, se sont
vivement réjouis de cette interjection: voilà encore devant eux
de belles années de vaches grassement payées.
!
!
!
308"
!
!
48. NOS VALEURS DANS LA BARATTE CROP
!
Le magazine L’actualité avait demandé à l’agence de
sondage CROP de sonder les Québécois pour savoir s’il
était bien vrai qu’ils avaient des valeurs.
Si oui,
lesquelles? Et quelle importance leur accordait-on dans
le présent et leur accorderait-on dans l’avenir?
CROP s’est exécuté, et dans son édition du 8
février 2008, L’actualité nous donne les résultats
obtenus par CROP, accompagnés des commentaires de
personnalités aptes à interpréter les chiffres de CROP
et à propager la pensée de L’actualité. !
C’est sur ces chiffres et sur ces commentaires qu’on
peut se poser des questions que ni CROP ni L’actualité
ne se sont posées. Dans ses éditions précédentes, L’actualité avait
commencé à préparer le terrain pour que les chiffres de
CROP trouvent un terreau propice à l’enracinement et
à la croissance. Quelque chose en particulier chicotait
L’actualité: la place intempestive qu’occupaient la
langue, les traditions québécoises et surtout la religion,
dans les témoignages devant la commission Bouchard-
!
!
309"
!
Taylor. Il s’agissait de remettre tout çà à sa place, c’està-dire à la dernière. Dans son éditorial, Carole Beaulieu nous laisse
sous-entendre que si Jésus vivait actuellement au
Québec, l’intérêt que les Québécois attardés (surtout
ceux des régions, probablement) accordent encore à la
religion lui apparaîtrait fort suspect. Lui, s’il vivait au
Québec, en 2008, il mettrait la religion au dernier rang
de ses priorités. D’ailleurs, on peut légitiment se
demander s’il serait encore chrétien. Il a, certes, contribué à promouvoir des valeurs qui
sont devenues des valeurs importantes et communes en
Occident et « les penseurs de la Renaissance et des
Lumières ont fait renaître ses idées sous la forme d’un
humanisme laïque. C’est dans ce terreau et non dans les
dogmes, que bien des Québécois puisent! » À lui seul, le point d’exclamation de Madame
Carole nous invite, nous enjoint, de puiser désormais «
dans ce terreau » . Et dans ce terreau, la religion n’a
plus sa place, comme c’était le cas avant les Lumières!
(ce dernier point d’exclamation est de moi. )
Et elle ajoute: « Qu’ils soient jeunes ou vieux,
musulman ou catholique, plus de la moitié des
Québécois privilégient l’éducation comme valeur à
!
!
310"
!
transmettre à leurs enfants. Il faut s’en réjouir. Voilà
un objectif autour duquel s’unir et bâtir une projet
collectif. » !
Dans ce projet collectif, la religion, désormais, ne
devrait pas tenir plus de place qu’elle n’en tenait sous
les régimes athées de Staline et de Hitler pourtant
enfantés, ou du moins éclairés, par deux siècles de «
Lumières ». Donc, désormais, les Québécois devraient
garder les yeux fixés sur l’objectif athée et s’encourager
mutuellement à l’atteindre, en prenant soin que la
religion ne vienne entraver leur marche vers « des
lendemains qui chantent » . Ils semblent décidés à le faire; si, toutefois, ils ont
eu la chance de s’éclairer aux Lumières du 18e siècle et
s’ils vivent dans les grands centres, « là où ça s’passe » .
Si elle ne le dit pas textuellement, il semble bien que
Madame Beaulieu le pense, car c’est surtout dans les
régions périphériques, dans les régions éloignées du
nombril métropolitain, qu’on a fait allusion à la religion
comme à une de nos valeurs. Et comme « bien des Québécois » , elle se demande
si Jésus était chrétien. Ils ne savent pas, ou ils ne
savent plus, qu’être chrétien, c’est d’abord, avant tout,
!
!
311"
!
pendant tout et après tout, être convaincu que Jésus est
le Verbe incarné, c’est-à-dire Dieu fait homme,
l’Homme-Dieu. Pour le
chrétien, c’est là la valeur première,
indépendante des saisons, des siècles, des civilisations,
des inventions techniques révolutionnaires, de la mode
et des enquête CROP. C’est la priorité des priorités.
Ce qui ne veut absolument pas dire que pour être un
bon chrétien, le chrétien doit négliger ou mépriser les
autres priorités, comme celles de la famille et de
l’éducation. !
Passons à autre chose?
La religion de Jésus aurait donc fait son temps.
Partons des valeurs qu’il a contribué à mettre en
marche, mais en laissant de côté celui qui les a mises en
marche. Dans sa réforme, la religion n’occupait pas la
place qu’on lui a donnée par la suite. Vidons-le de ce
qu’il est, mais gardons ses idées! On se croirait dans le
Da Vinci Code. Autrement dit, il est certain que si Jésus vivait
dans le Québec d’aujourd’hui, il ne réciterait plus le
Notre Père, mais conformerait sa pensée, sa parole et
ses actes aux résultats du sondage CROP et aux
!
!
312"
!
avancées des Lumières, de Madame Beaulieu et de
notre intelligentsia branchée. Branchée sur quoi? Certes pas sur la religion, nous
affirme-t-on, mais sur la famille, l’éducation, la
préservation d’un système de santé gratuit et universel,
et (très important!] l’estime de soi. Malheureusement,
il y a des attardés (13% des Québécois), pour penser
que la religion et la spiritualité, ce sont des valeurs qui
méritent encore qu’on les garde. !
Jésus nous a dit que les valeurs qu’il privilégiait, au
point d’en faire le contenant de tout le reste, c’est: 1o
d’aimer Dieu de tout son être; 2o d’aimer son prochain
comme soi-même. Et il nous a prouvé que pour lui, ce
n’était pas des slogans creux: il a aimé son Père, il priait
souvent son Père, il aimait tout le temps son Père. Il
aimait aussi, tout le temps, les hommes ses frères, et il le
prouvait autrement que par des sondages d’opinion. !
On croit que son amour des hommes, c’était et c’est
encore une bonne chose.
En cela, on l’approuve,
modérément. Dommage qu’il nous dise que l’amour de
Dieu et du prochain, ça ne fait qu’un seul
commandement! Aimer son prochain, c’est bien; aimer
!
!
313"
!
Dieu, ce serait mal, en plus d’être insensé. Certes, au
total, Jésus était un bon gars; mais pourquoi diable lui
est-il venu à l’idée que Dieu existait et qu’il fallait le
mettre au premier rang de nos priorités?
Si aujourd’hui, il revenait au Québec ou ailleurs, s’il
disait ce qu’il disait et s’il faisait ce qu’il a fait en
Palestine, il n’est pas sûr qu’on lui donnerait trois ans à
vivre. Nos comiques, (à 60%?), lui feraient ce que les
soldats de Caïphe et de Pilate lui ont fait, « juste pour
rire » et faire rire. Et notre intelligentsia (à 65,4%?)
hurlerait comme hurlait celle de jadis: « Crucifie-le! Mais pourquoi donc devrais-je le crucifier, demanderait
Pilate? - Parce qu’il prétend être Dieu et appelle Dieu
son Père.
C’est cela qui est blasphématoire et
intolérable. » Si on regarde en avant, vers le Progrès, « vers des
lendemains qui chantent » , on ne voit pas Dieu dans le
paysage; seuls ceux qui regardent en arrière, les
attardés, voient encore Dieu. !
Ce serait intéressant que L’actualité demande à
CROP de faire un autre sondage: Combien de
Québécois croient que Dieu est mort depuis « le siècle
des lumières » ou du moins depuis « la révolution
!
!
314"
!
tranquille »? L’actualité n’a même pas besoin de faire un
tel sondage. Presque à chaque édition, L’actualité
fournit à M. Jacques Godbout le soin de nous écrire un
chapitre ou du moins une page de son « athéologie » ;
selon lui, le seul dogme qui a droit à l’existence à ce
moment-ci de l’évolution, c’est le dogme a-théologique. Hier, ON nous disait: « Qui pense jeune, pense
Pepsi. » ; à compléter par l’autre slogan « lumineux » : «
Roulez heureux, roulez Esso. » L’avenir, c’était Pepsi et
Esso. L’homme nouveau roulerait Pepsi et penserait
Esso. Nietzsche n’a cessé de proclamer que Dieu était
mort. Il en a fait le slogan central de sa philosophie
libératrice. Beaucoup de ses disciples athées, plus
lucides, ont dit que leur maître, sur ce point capital,
avait dit une sottise capitale. « Comment diable, disentils, Dieu a-t-il pu mourir, puisqu’il n’a jamais existé? » Il
n’est pas nécessaire d’être athée pour en arriver à cette
conclusion: tous les croyants quelque peu lucides
croient que si tu n’existes pas, il est à peu près sûr, pour
ne pas dire certain, que tu ne pourras jamais mourir. !
Mais après que croyants et incroyants se sont mis
d’accord pour croire que le NON-être n’est pas l’être, et
!
!
315"
!
que si c’est OUI, ça ne peut pas être NON en même
temps et sous le même rapport, il reste aux athées à
prouver que c’est bien vrai que Dieu et l’Inexistant,
c’est du pareil au même. Mais ce n’est pas exactement de ça qu’il s’agit avec
le rapport CROP. Ça court en filigrane dans le rapport
qu’en fait L’actualité, mais ce n’est pas ce qui est
explicitement dit. Il faut donc examiner surtout ce qui
est explicitement dit. Réfléchissons donc, mais pas nécessairement avec
les outils CROP et L’actualité. !
Les chiffres, ça peut mentir tout à loisir
Depuis toujours, semble-t-il, on a reconnu qu’on
pouvait faire dire à peu près n’importe quoi aux
chiffres. Les chiffres des sondages, eux, sont plus
récents dans l’histoire de l’humanité; mais mentir, ça
s’apprend très vite. On ne s’est pas encore très bien rendu compte
qu’on pouvait faire dire n’importe quoi, c’est-à-dire tout
ce qu’on veut, tout ce qu’on a décidé de leur faire dire,
aux chiffres des sondeurs contemporains. Et étant
donné qu’on sonde à l’occasion de tout et de rien, les
mensonges des sondages sont devenus aussi normaux
!
!
316"
!
que ceux des journaux et des autres moyens
d’information et de désinformation ou que le lavage des
cerveaux des « commandites » . !
Bien évidemment, les sondages, parfois, tout
comme les chiffres, peuvent tirer dans le mille. Si on fait
un sondage pour savoir combien il y a de Québécois au
Québec, début janvier 2008, on peut être à peu près
certain que les chiffres fournis par CROP, ICOP,
Bippop, Léger, Echelon ou GRC, rendront compte de la
réalité, à quelques dixièmes près; une marge d’erreur,
nous dira-t-on, étant toujours possible, « mais elle ne
devrait pas dépasser le 2% » . Un sondage fait à la même période, dans les mêmes
conditions et par les mêmes sondeurs sérieux, sur le
nombre d’idées, de lièvres ou de menteurs au Québec,
donnerait, lui, des chiffres non seulement très
approximatifs, mais très, totalement farfelus. Et si on veut savoir combien il y a de Québécois qui
souhaitent que le Québec soit un pays, et si l’on sonde
4,000 personnes, mais toutes du West Island ou du
quartier des Hassidim d’Outremont, on obtiendra un
score oscillant autour de 96% de NON (marge d’erreur
possible: 0,7%]. !
!
317"
!
Ce sondage dit vrai, mais ça ne prouve pas tout, il
s’en faut de beaucoup. Le journaliste ou le sondeur
commandité par La Presse, The Gazette, L’Actualité ou
le trio Trudeau-Chrétien-Stéphane , en conclura
triomphalement, comme d’habitude: « l’indépendance
plafonne » . Il a pris les moyens efficaces pour prouver
ce que, de façon explicite plutôt qu’implicite, on lui
avait dit de prouver. !
Si on s’entend sur ces vérités premières, on pourra
poursuivre sa réflexion, mais en se gardant déjà une
certaine marge de défiance et de méfiance face aux
sondages chiffrés; comme on doit se défier et méfier
sainement de ce qu’on appelle des « reconstructions
historiques » ou de « ton histoire est une épopée »
signée Chrétien-Copps-Harper-Pratte. S’il y a désaccord sur ce point, qu’on s’abstienne
désormais de réfléchir, c’est-à-dire de penser. !
« Mais, dira ON, les sondeurs nous jurent que si
leur sonde n’est pas à toute épreuve d’erreur, du moins
se veut-elle passablement scientifique, donc fort
crédible. Puisque la science ne peut mentir, pas même
si elle te dit que, selon les lois et les certitudes
!
!
318"
!
mathématiques, si une armée de 10,000 hommes
affronte une autre armée égale en nombre, on ne pourra
jamais dire qu’il y a eu ou qu’il y aura un vainqueur. Et
puis, même si les chiffres qu’on me donne sur le cheptel
des lièvres sont fort approximatifs, c’est toujours mieux
que de ne pas savoir si, au Québec, il y en a ou s’il n’y
en pas, des lièvres.
» Dit le ON des sONdages
d’opiniON. !
Aimez-vous Madame Thatcher? Assez pour la
reconnaître?
Dans ce même numéro de L’actualité, à la page 20,
on nous démontre noir sur blanc qu’on peut influencer
scientifiquement la vision des sondeurs et la nôtre.
Dans un numéro sur les sondages, cet exemple, à lui
seul, suffit à rendre suspects, sinon à démolir, les
échafaudages de chiffres qui viendront par la suite. On nous montre, inversés, deux visages de femme.
Puis, on nous dit: « Regardez les images ci-contre. Bien
qu’il soit inversé, vous reconnaîtrez certainement le
visage de Margaret Thatcher. »
Primo, je voudrais
qu’on me dise, dans un prochain numéro, sondage
CROP à l’appui, combien de lecteurs ont reconnu et
très rapidement, cette « dame de fer » Thatcher à
!
!
319"
!
l’envers: 41,7%?, 7%?, 15,5%?, 13%?, 80%? Bref,
combien de Québécois à l’endroit ont reconnu en un
clin d’oeil ladite Margaret à l’envers. !
Mais ici, il y a autre chose à voir. ON nous dit: «
Maintenant, tournez le magazine pour voir le visage à
l’endroit, avant de lire la suite. » Tu tournes donc le
magazine. Et que vois-tu? Tu vois, et sans hésitation,
cette fois, deux photos de Madame, l’une avec une
Margaret au naturel, l’autre avec une Madame
Thatcher où on a pris un malin plaisir, plus ou moins
sadique, à faire de légères corrections à la bouche et aux
yeux de Margaret. Comme l’a fait Mr. Bean déguisé en
Joconde. Moyennant quoi, la grande dame pourrait
faire une compagne idéale pour Frankenstein. Puis, ON nous invite à poursuivre notre
apprentissage, en lecture, en nous informant que: « Il a
été clairement prouvé que le cerveau humain déforme
inconsciemment l’information visuelle.
Ce qu’on
appelle l’effet Thatcher. Des études récentes ont
démontré que même les bambins sont sensibles à l’effet
Thatcher, tout comme les enfants autistes. » !
!
!
320"
!
Avant qu’on nous montre ces deux photos et qu’on
nous les commente savamment, il me semble qu’environ
92,7% des Québécois normaux, des bambins ou des
autistes, reconnaîtront leur mère, qu’elle se tienne
pattes en l’air et tête en bas, ou qu’elle ait la tête et les
pieds à leur place, plus usuelle et naturelle. Cependant et c’est là la merveille scientifique! - le bambin, qu’il soit
autiste ou non, de même que l’adulte autiste ou pas,
bref, tout humain qui a pris l’habitude de se tenir à
l’endroit, aura des sensations différentes, selon qu’il
apercevra sa mère tête en haut ou tête en bas. Ce qui,
nous affirme-t-on, lui apprendra à se méfier des
apparences et des préjugés. « Chimène, qui l’eût dit? - Rodrigue, qui l’eût cru?
» Peut-être. Mais là n’est pas encore le message le
plus explicite que devraient nous transmettre ces deux
photos à l’envers. Moi, du moins, j’y vois le message
suivant, d’une importance capitale pour ta gouverne: les
sondages, ça peut t’amener à lire les personnes et les
choses, soit la tête en haut, soit la tête en bas. Il suffit
d’un léger coup de pouce pour que la photo du
Québécois sondé devienne ceci, plutôt que cela, dise
!
!
321"
!
ceci, plutôt que cela, par exemple: fédéraliste, c’est-àdire aspirant Canadian, de haut en bas. !
As-tu sondé ta langue dernièrement?
Le même numéro de L’actualité me donne une
autre preuve de l’élasticité, pour ne pas dire de la bêtise,
des sondages. On nous cite un savant, professeur à
l’Université de Montréal (pas de Rimouski, je vous
prie) et ancien président du Conseil supérieur de
l’éducation. Il se dit fort étonné en lisant ce rapport
CROP. Pourquoi donc? « Quand on demande aux
Québécois de fixer les priorités que l’État devrait avoir
pour la prochaine année - peu importe l’année! - ils ont
la très constante habitude d’accorder 10% à l’éducation
» , dit-il. Et voilà que CROP nous dit, lui, que 33% des
Québécois croient à l’importance de l’éducation. Cela
en 2008. Pour la suite des temps, quelle importance
voudraient-ils qu’on accorde à l’éducation dans les
valeurs à promouvoir? Et, toujours selon CROP: Rien
de moins que 54%. Alors, « ou bien ils sont fous, ces Québécois! » , ou
bien ce sont les médecins chargés de leur sonder le
pouls, les reins, les idées et les coeurs, qui disent un peu
!
!
322"
!
n’importe quoi. « Et peu importe l’année! » , devrait
normalement redire le professeur de l’Université de làhaut, en amont. !
Et ta religion, elle tient le coup?
Quant à « la préservation de la foi religieuse et de la
spiritualité, CROP et L’actualité nous informent que
seulement 13% des Québécois croient que c’est une
valeur encore valable... pour les demeurés. Pourtant, dans un numéro précédent de la même
Actualité, on nous disait que 80% des Québécois se
disaient catholiques, 10% protestants ou alloreligieux, et
seulement 10% se disaient athées. Ils se disent à 90%
religieux, mais seulement 13% accordent une centaine
importance à la foi religieuse! Ici encore, ou bien ce
sont les Québécois qui pensent et disent n’importe quoi,
ou bien ce sont les sondeurs qui leur font dire ceci
aujourd’hui, en attendant le sondage de demain qui
leur fera dire tout à fait le contraire. Parmi les sondeux et les sondages, on trouve autant
de fous que dans toutes les autres professions, du moins
les libérales. Car un camionneur doit se montrer
habituellement plus lucide et prudent, moins flyé hors de
son orbite, que bien des haut diplômés jonglant dans le
!
!
323"
!
vide avec leurs chiffres et leurs idées. Parti de SeptÎles, en pleine tempête et même par temps bleu étalé sur
les trois jours à venir, s’il veut se rendre à Montréal,
avec toute sa cargaison, il ne pourra pas faire dire
n’importe quoi aux fossés, au courbes et aux
camionneurs d’en face. Et quand il voit devant lui la pancarte « Ralentissez
hommes au travail » , il ne pense pas que cet impératif
s’adresse uniquement aux travailleurs: il ralentit, lui
itou. Bien des sondeurs ne savent pas, eux, ce que ça
veut dire: ralentissez, prenez le temps de réfléchir à
autre chose que vos chiffres. « If you can not think,
compute » , dit un sage conseil anglais: si tu ne peux
pas penser, pitonne ou joue avec les chiffres de tes
sondages. !
C’est encore L’actualité qui me fournit la preuve
qu’un sondeur peut être fou cinq étoiles. Lui, c’était un
sondeur spécialisé dans le bruit et même dans les
bruits. !
Le bruit, vous, ça vous agace?
C’était il y a tout juste quelques années. Ce
sondeur, payé ou non par L’actualité, je ne sais - à cause
!
!
324"
!
du secret professionnel -, s’était donné comme objectif
de savoir enfin si les Québécois étaient « allergiques au
bruit » . Il nous annonçait que 50% des Québécois lui
avaient dit que parfois, oui, ils n’avaient pas aimé le
bruit. Ça les énerve, le bruit, et pas seulement le bruit
de la tondeuse à gazon du voisin de retour de son boulot
à 23h, ou le bruit des Témoins de Jéhovah quand ils
sonnent de porte en porte, le dimanche matin, à 7
heures précises. Qu’aurais-tu répondu, toi, à cette question
troublante, existentielle? Je ne sais. Mais j’aimerais
savoir si tu crois à ce 50% des autres Québécois pour
qui le bruit, ça ne les dérange pas assez pour en parler.
« Emm’nez-en du bruit, pis d’la pitoune, pis des
éboulements de billots de seize pieds, pis de la musique
red hot et heavy metal & hard rock, dans la chambre
surplombant ma tête à deux heures du matin! Ya rien
là, stie! » , comme disent les gars qu’on ne sonde
malheureusement jamais. » !
L’objectif de ce sondage était insensé au point de
départ, un peu plus insensé à mesure que se déroulait
l’enquête scientifique, et fou raide au terme de la
recherche. Écoutez bien: nous ayant informés que
!
!
325"
!
seulement 50% des Québécois étaient allergiques au
bruit, il en tirait, par les culottes en même temps que
par les cheveux, la leçon suivante: « 50%, c’est tout de
même deux fois plus que les Québécois qui sont
indépendantistes! » Donc, après avoir reçu cette information, tu devrais
normalement et tout logiquement te dire désormais: « Si
les singes, à 50%, ont de longues queues, il faut tout de
même admettre que c’est deux fois plus que les
éléphants qui portent des lunettes roses. » Je suis passablement sûr que ce sondeur
fédéralisant était fédéraliste, comme le sont d’ailleurs
ses patrons, en catimini, incognito, pas vus-pas pris.
Ma marge d’erreur, comme dans les sondages les plus
scientifiques, ne doit pas dépasser le 2%. !
Les vraies valeurs des Québécois
Les Québécois, à 87%, nous dit ON, en ont soupé
de la foi et de la religion. Désormais, ils veulent
s’inspirer des « Lumières » , aimer leur famille (55%),
avoir une grande estime de soi (45%) et croire que
l’éducation, c’est important (32%) - C’est tout de même
peu, non?)
!
!
326"
!
Quant à la langue, il ne semble pas que ce soit une
valeur pour les Québécois: en effet, d’après CROP,
aucun Québécois n’a signalé que la langue faisait partie
de ses valeurs. Quand on leur demande si, demain, il
seraient d’accord pour ajouter le français et la culture
québécoise à leur liste d’épicerie, 31% d’entre eux
disent que ce serait peut-être pas si pire d’y penser.
Donc, 69% des Québécois ne verraient aucun
inconvénient sérieux à devenir Afghans, Chinois ou
Canadians: Ô Canada... etc. , avec tout ce qui s’ensuit. Les chiffres de CROP et de L’actualité sont des
invitations subliminales aux Québécois à devenir
n’importe qui-n’importe quoi, mais surtout des
Canadians, en l’occurrence. Car les Afghans, tout de
même, c’est loin, alors que le Canada anglais, lui, tu es
en plein dedans; et c’est le « pays des merveilles » ,
comme dit Monsieur Pratte, le journaliste prêt-à-porter
de Power Corporation. Autant en profiter, avec nos
sénateurs et autres avant-gardistes « déculturés » . Si tu me dis que je vois du fédéralisme vicieux
partout, je n’ai pas l’intention de te contredire: j’en vois
très souvent, parce que tu la trouves à peu près partout,
cette merveille commanditée et vendue au Québec plus
que dans tout le reste de ce Beau, Grand, Merveilleux,
!
!
327"
!
Incontournable pays: « Le Canada, merveilleux pays à
vendre! Voulez-vous l’acheter avec vos impôts ? »
Comme la dame du trottoir vend ses charmes pour
aguicher ses acheteurs. Ce n’est pas pour rien que Jean
Chrétien avait nommé Sheila Copps, grande et forte
stripteaseuse, pour vendre les charmes du Canada
auprès des acheteurs québécois. !
Monsieur Pelletier, conseiller intime, égérie, bras
droit de Jean Chrétien, pour justifier la saloperie
criminelle des commandites disait: « Le Canada était en
guerre. À la guerre, tous les moyens sont permis. »
Profession de foi que reprendra Chrétien devant la
commission Gomery. !
Moi, si j’avais dit que le Canada anglais est en
guerre contre nous, ON, de Rouyn à Gaspé, m’aurait
dit que je faisais de la schizophrénie, du
psychodrame, de l’opéra bouffe, du racisme ethnique,
de l’hystérie, voire, du mépris gratuit et de l’injure
sans nom. Quand c’est un fédéraliste « pur et dur »
qui nous le dit au nom du Canada, ça passe comme de
la crème glacée au microondes. !
!
!
328"
!
Ça passe, c’est-à-dire que 50% des Québécois
trouvent ça tout à fait normal: pourquoi s’en faire? Il ne
faut pas voir des ennemis partout. - Moi, je n’en vois
pas partout et je ne souffre pas d’espionite.
Actuellement, je n’en vois pas chez les Chinois, les
Wawabalous et mes voisins. Mais qu’on ne s’ingénie pas à me faire croire
comme à un imbécile accommodant, heureux et
optimiste, que l’ennemi en face de moi qui me dit qu’il
est mon ennemi, c’est une illusion des sens, ou une
malentendu historique. Quand Pelletier-TrudeauChrétien-Stéphane me disent qu’ils sont mes ennemis, je
les crois sur parole: ils m’ont donné quantité de preuves
- ils m’en donnent toujours par leurs multiples
commandites - qu’ils disent vrai. Ce n’est donc pas par
intolérance ethnique, raciste, mesquine, que j’ose dire
que ces ennemis, ce sont des ennemis, et non des alliés
précieux. Je serais donc un imbécile cinq étoiles si je
ne les prenais pas au sérieux. À la guerre contre qui, leur Canada? Pas surtout
contre les Afghans et la pollution. Mais surtout contre
la moitié des Québécois qui veulent se donner un pays,
au lieu de vivre dans le pays des autres. !
!
329"
!
Un fédéraliste, s’il est sincère, nous dit, comme
Monsieur Pelletier que le Canada est en guerre contre
le Québec. Ceux parmi nous qui ne sont pas comateux
de naissance, le savent depuis deux siècles et demi. Et
si le Canada est en guerre contre nous, il s’ensuit que
ceux des nôtres qui sont du côté de nos ennemis, sont...
Quoi donc? Partout ailleurs sur la planète on dit que ce
sont des traîtres. C’est aussi clair que le Clarity Bill
C-20 de Chrétien-Dion sur la canadian clarity qui seule
peut éclairer convenablement les foutus Québécois,
incapables de voir clair dans leurs propres affaires. C’est avec ces ennemis jurés, déclarés, bicentenaires
et demi, que nos Jean Charest et Mario Dumont
cherchent des « accommodements raisonnables » . Quand tu marches aussi bas, tu rampes. Ces
politiques sont ce qu’on pourrait appeler « des rampes
de rampement » . Pour le Canada anglais en guerre
contre nous, un bon allié, c’est un Québécois qui rampe
et qui s’exerce à ramper et à nous faire ramper sur ou
sous la rampe de rampement que lui installe le Canada:
sénateur, ministre, journaliste, et, pourquoi pas? Prime
Minister?
Brian Mulroney, qui s’y connaissait, disait à
l’occasion du décès d’un célèbre médecin québécois: «
!
!
330"
!
C’était un grand Québécois, serviteur du Canada. »
Pour être un grand Québécois, il faut être un bon
serviteur ou serveur du Canada. As-tu compris le
message? N’est-ce pas assez clair? Un Québécois qui
sert d’abord son pays, le Québec, ça ne sera jamais un
grand Québécois. À preuve, Gaston Miron, Tit-Cul
Lachance, Bozo-les-culottes et Jacques Parizeau. Monsieur Pelletier était le bras droit de Monsieur
Chrétien qui, lui, avait deux bras gauches: Sheila Copps
du Canadian Multiculturalism, et « le (fameux) bras
canadien », chargé, lui itou, de se tenir constamment à
l’horizontale pour signaler aux Québécois écartés,
indécis, déboussolés, déboulonnés et enfirwapés, la
bonne direction à prendre: « Le Canada, l’avenir, c’est
par là! » !
Et les Bénédictins, eux?
Cela dit, commencez-vous à soupçonner que CROP
et son commanditaire doivent être pris avec trois grains
de sel et quatre graines de pissenlit trempées dans
l’hellébore de La Fontaine?
Supposons un sondage de cette même lignée. Un
agent secret ou double se rend chez les Bénédictins à
St-Benoît-du-Lac, loue une chambre à l’hôtellerie et
!
!
331"
!
commence assez tôt le même jour son enquête. On lui a
donné mission de chercher à savoir combien d’heures
par jour ces (foutus) moines consacrent à leurs
exercices spirituels. Assez tôt, il apprend que ces moines consacrent
environ 7 heures par jour à leurs exercices spirituels. Il
envoie donc son rapport à CROP et à L’actualité: «
D’après mes sondages, ces (foutus) moines consacrent
seulement le tiers de leur temps à essayer de croire en
Dieu. Le reste de leur journée, soit les deux tiers de
leur temps, ils ne croient pas en Dieu, mais s’occupent
comme tout le monde à n’importe quoi, ou tout
simplement à ne rien faire, et à ne croire à rien. « Je ne les ai pas entendus dire une seule fois qu’ils
accordaient une certaine importance à leur prochain. Quant à la langue, ils parlent en français, mais ne
semblent pas s’en rendre compte, et aucun d’entre eux
ne m’a dit que pour lui c’était une valeur à défendre et à
promouvoir. D’ailleurs, il semble bien qu’ils parlent en
français sans même s’en rendre compte, tout comme
ceux qui votent OUI à nos référendums.
Chose
certaine, ils ne m’ont pas dit un mot au sujet de la
langue et de la culture québécoises. !
!
332"
!
« Par contre, ils semblent accorder beaucoup
d’importance à la famille, à l’éducation et à l’estime de
soi. « Mais ceci n’est qu’un rapport préliminaire. Je
poursuis mon enquête. » !
Iriez-vous à la pêche ou aux bleuets avec ce
sondeur? Si oui, moi, j’hésiterais longtemps à vous
accompagner à la pêche et aux bleuets. Pour mieux
dire: je refuserais tout net-fret-sec, haut et court. Et croiriez-vous CROP et L’actualité qui vous
diraient qu’en 2008, la foi et la spiritualité des
Bénédictins - « du moins à Saint-Benoît-du-Lac » -, se
résume à ÇA? Ce sont des croyants, mais à temps très
partiel. Si vous voulez vous faire moine bénédictin, on
ne vous demandera même pas si vous avez la foi: les
moines ne considèrent pas que c’est pour eux une
valeur plus importante que le soin de leurs moutons et
la culture de leurs carottes. Et les chrétiens « ordinaires » , eux?
Chez eux, c’est encore pire - ou mieux, selon l’angle
de vision qu’on se donne et ses valeurs de base. Les
sondeurs CROP, après avoir fait leur moyenne, nous
!
!
333"
!
diraient à peu près ceci: « Les 2,657 chrétiens sondés
nous ont confirmé ce que nous savions déjà: ils croient,
environ une heure par jour, et ils prient autour de dix
minutes par semaine. Faut-il les appeler croyants ou
incroyants? » CROP et L’actualité seraient enchantés de nous
apprendre que les chrétiens québécois sont des
incroyants, beaucoup plus que des croyants. Des
croyants à temps moins que partiel: à 4%, tout au plus.
Vingt-trois heures par jour, ils ne croient pas qu’ils sont
des croyants. En conséquence, si la moitié d’entre eux
vous disent qu’ils sont des Québécois, plutôt que des
Canadians, vous saurez ce qu’il faut penser de leur dire.
Quand ils disent OUI, ils y croient à 4%, pas plus. !
Et leur langue, elle?
Faites un sondage « scientifique » pour demander
aux Québécois combien d’heures par jour ils consacrent
à leur langue, combien de fois par jour ils constatent
qu’ils parlent en français, et combien de fois par jour ils
se demandent si leur langue et leur culture, ce sont
encore de valeurs à préserver, au moins autant que la
préservation de « l’estime de soi » . Puisque si tu
n’estimes pas ta langue et ta culture, tu as une bien
!
!
334"
!
!
!
335"
!
piètre estime de toi-même; tu estimes que ton toi-même
peut dire n’importe quoi n’importe comment. Désastre, d’après votre sondage! Catastrophe non
seulement appréhendée, mais très certaine! Vos chiffres
tendront à prouver que les Québécois se soucient de
leur langue à peu près comme ils s’inquiètent de la
pollution de l’air à Bombay et comme ils portent intérêt
à la décoration de la chambre de la Gouverneuse
générale du Canada anglais. Ils peuvent passer des
journées, des semaines entières et, qui sait? peut-être
bien plusieurs années, sans y penser. !
Il est bien inutile de nous payer une commission
itinérante pour finir par savoir que les Québécois
négligent ou massacrent leur langue. C’est connu depuis
fort longtemps: ils la négligent et la massacrent. Mais
seulement depuis que ce sont les autres qui parlent à
leur place. Avant la conquête, ils parlaient un français
en très bonne santé, qui n’avait rien à envier à celui de
la France. Quand on leur a mis le mors aux dents, ils ont
commencé à parler en joual comme Jean Chrétien:
!
!
336"
!
« Chus fier de m’promener un peu partout su a
planète, avec le flag du Canada su l’hood de mon char.
» (Ça, c’est son joual de semaine. )
Mais devant le Sénat de France réuni pour essayer
de le comprendre, au lieu de monter su l’hood de son
char avec le Canadian flag en érection, il dira, monté su
son joual du dimanche: « Le Canada va rester ensemble.
» Depuis cette démonstration de force, les sénateurs
français se demandent toujours ce qu’il a voulu leur
dire. Certains d’entre eux, sinon tous, se sont sûrement
dit: « Et ta soeur, est-ce qu’elle reste toujours ensemble?
» Dans quelle colonne, CROP aurait-il inscrit cette
réponse de Jean Chrétien? La colonne Pour ou la
colonne Contre? Pour le Canada et contre Jean
Chrétien? Ou pour Jean Chrétien et contre le Canada?
Plus probablement, il en aurait fait un pour, un plus, un
must, et pour le Canada et pour Jean Chrétien. !
Voilà, c’est ainsi que les Québécois parlent en joual
leur langue maternelle magannée par deux siècles et
demi de chevauchement colonial. Mais si on touche à
leur langue malade, - pas nécessairement à celle de Jean
Chrétien, ils sursautent - du moins pour quelques
!
!
337"
!
semaines - et leur taux d’adrénaline dépasse alors
largement le degré 13 du thermomètre CROP. !
Crois-tu à la vie?
Un homme normal ne se dit pas plusieurs fois par
jour qu’il croit à la vie et que c’est une valeur qui lui
tient à coeur. Il en parle peu souvent, au point qu’on
pourrait se demander si ce gars-là tient à la vie, s’il tient
à en faire une de ses valeurs à brève ou longue
échéance, ou tout bonnement s’il est en vie. Qui faut-il croire? Le vivant qui croit à la vie, mais
qui en parle peu - surtout aux sondeurs -, ou le sondeur
qui dit que ce vivant ne doit pas croire beaucoup à la
vie puisqu’il en parle si peu souvent. Le sondé normal
en parle peu ou pas du tout, surtout si l’expérience lui a
appris qu’un bon sondeur peut utiliser sa sonde de telle
sorte qu’elle arrivera à faire admettre à un vivant qu’il
est plus probablement mort. Disons à 72% (avec
toujours la fameuse marge d’erreur possible). !
Et puis, t’estimes-tu à ta juste valeur? Les Québécois, nous dit CROP, accordent une
importance privilégiée, extraordinaire, à « l’estime de
soi » . C’est consolant, car il faut d’abord s’estimer soi-
!
!
338"
!
même pour estimer les autres ou tout simplement les
oiseaux, le vent, les étoiles, les saucisses et les chats. Mais quelle question a donc posée CROP pour
arriver à faire dire à 45% des Québécois que leur estime
de soi, c’était leur deuxième priorité dans la vie? Si dans
un référendum, on pose cette question aux Québécois:
«Vous estimez-vous assez pour préférer être vousmêmes plutôt que les autres »?, c’est un fait historique:
50% d’entre eux ont répondu qu’ils préféraient être des
Québécois. Autrement dit, ils ont dit qu’ils s’estimaient
suffisamment pour se préférer à ceux d’à-côté. Et les
autres, ceux qui ont dit NON? Demandez-leur
pourquoi ils n’ont pas assez foi en eux-mêmes pour dire
qu’ils s’estiment. Mais toi, si on t’interrogeait sur tes valeurs, est-ce
qu’il te viendrait à l’esprit de répondre que l’estime de
toi-même, c’est un plus, un must, un super, un tapecul,
un cool, un génial, un cé-à-s’tape, un cé malade, et quoi
encore?
Si je demande expressément à quelqu’un s’il
s’estime lui-même, il me répondra probablement oui. Si
je ne le lui demande pas, il est beaucoup plus probable
qu’il passera cette « valeur » sous silence, tout comme il
!
!
339"
!
ne vous mentionnera pas tout spontanément qu’il a
aussi deux pieds. Mais, hélas! si vous lui demandez si deux têtes
valent mieux qu’une, il vous répondra plus
probablement oui. À cause du proverbe
proverbialement con qu’il a entendu bien des fois, qu’il
a bien assimilé et qui lui a liquéfié le cerveau, peu à peu
ou d’un seul coup. Et les sondages, renforcés pas une
des cataractes de publicité débile lui martèlent chaque
jour ce qu’il lui reste de cervelle, en lui prouvant, de
façon scientifique: « Mon gars, 1,205 têtes, ça vaut
1,205 fois plus que la tienne! » Si vous mettez en doute mon hypothèse, libre à
vous de la vérifier par vous-mêmes en faisant du porteà-porte dans votre quartier. Si ça vous gêne, confiez aux
Témoins de Jéhovah la mission de faire pour vous cette
recherche, à même leur ronde hebdomadaire. !
Si tu as la foi, tu perds l’estime de toi-même?
Mais là encore, où ce chiffrage de « l’estime de soi »
tombe en démence, c’est quand il laisse sous-entendre en attendant de nous le prouver dans un sondage
ultérieur - que si tu as la foi, tu perds automatiquement
« l’estime de toi » et, en conséquence, l’estime des
!
!
340"
!
autres, des nuages, des colibris, du sirop d’érable, des
souliers, etc. Pour s’estimer et estimer les autres à leur
juste valeur, il faudrait croire ce que croit un athée
authentique: Dieu n’existe pas, puisque
scientifiquement, logiquement, c’est une impossibilité. « Comment peut-on être Persan » se demandaient
les Parisiens de Montesquieu, en voyant pour la
première fois un Persan habillé en Turc et marchant à
l’air libre de Paris avec sa tête de Turc. Maupassant, lui, nous dit qu’un pauvre type
amoureux d’une négresse voulut la montrer à ses
parents. Mais celle qui aurait pu devenir sa belle-mère,
trouvait que noire à ce point, c’était pas possible. Ce
qui rejoint la déclaration historique de Gagarine: « Par
le hublot de ma capsule spatiale, je n’ai vu aucune trace
de Dieu. Donc, Dieu, c’est une impossibilité. » L’athée, lui, derrière le hublot de sa cellule
capitonnée, proclame le même dogme: « Dieu, n’existe
pas et, d’après mes calculs, c’est tout à fait impossible,
logiquement, scientifiquement impossible, qu’il puisse
un jour exister. » Cher Professeur Cocon, quand nous
reverrons-nous?
!
!
!
341"
!
Et combien de temps donnes-tu à l’homme pour
exister?
Quant à l’homme, sa valeur durerait ce que vivent
les roses: « l’espace d’un matin » . Après quoi, exit
l’homme! avalé tout rond par le Néant à jamais béant.
C’est ce qu’il faut croire pour s’estimer soi-même à sa
juste valeur et croire que la famille et l’éducation, c’est
important dans la vie? L’homme, c’est peu important: il fait le pitre ou la
vedette un instant sur la scène. Puis le rideau tombe, et
c’est le noir complet, définitif: l’éternité béatifiante du
Néant! Un homme, un vrai! se donne cette assise de
granit pour croire à RIEN, ou du moins pour croire
qu’il est condamné à n’être plus RIEN demain. C’est consolant! C’est un projet emballant, capable
de rallier tous les Québécois, de souche, de branche, de
feuille, musulmans croyants, Hassidim
incroyants,
Raéliens, Jéhovistes, nouvelâgeux, etc. Tous dans le
merry-go-round du NÉANT, et que ça tourne et saute,
nom de Dieu!
!
La famille et l’éducation, ça c’est du sport!
La famille et l’éducation sont les enfants chéris des
Québécois, nous dit CROP. C’est vrai, c’est admirable
!
!
342"
!
et en même temps plutôt banal. Non pas que la famille
et l’éducation soient des banalités, mais parce que ce
sont des valeurs tellement valables qu’elles le sont
depuis la nuit des temps et qu’elles le seront
probablement encore en l’an 5,008, quel que soit alors
le nombre d’athées ou de croyants. (Signalons tout de même qu’au Québec on a
déployé beaucoup de zèle à la hache pour démembrer la
famille. Il s’agissait de se libérer des cadres, de tous les
cadres, sauf celui de la mode, pour mieux s’épanouir.
Comme l’école, au cours de ces années enivrées,
supprimait les cadres de la grammaire, et tous les autres
cadres de la langue française, pour que « le s’éduquant »
puisse développer en toute liberté son originalité et ce
qu’on appelait, pompeusement, « sa créativité » . Créer
librement et spontanément, grâce au vide! Peindre de
beaux tableaux spontanés, en dehors du cadre! Jouer
au tennis en tout liberté dans le Sahara, sans les
contraintes du maudit filet et des foutus galons!
Mais voilà qu’en 2,008, on se rend subitement
compte que la famille, c’est une grande valeur à
défendre. On découvre que la lune a quatre quartiers
et que le Nord n’est plus au Sud ou aux quatre coins
cardinaux en même temps (alors que le Nouvel Âge de
!
!
343"
!
Jacques Languirand, lui, s’en allait, « tripatif » , par
quatre chemins à la fois. )
!
Cela dit, en quoi l’importance accordée à la famille
et à l’éducation viendrait-elle faire la preuve que la
religion, c’est peu important, ou pas du tout important?
Pour être un bon athée, il faut que tu croies que la
famille et l’éducation, c’est très important; mais si tu es
un croyant-croyant, tu ne peux croire que la famille et
l’éducation sont des valeurs à garder et à promouvoir?
Le célèbre professeur Cocon de Prévert, un ancêtre
de nos sONdeurs d’opiniON, disait: « Mes calculs sont
vrais. » Et c’était vrai: il les avait repris, vérifiés des
centaines de fois, prouvés par la preuve du neuf et de
l’oeuf, par tout un ingénieux système d’horloges et de
calendriers à pédales. En vain! Ses lièvres congelés
s’obstinaient à ne pas répondre à une question pourtant
simple que posait Cocon: « D’où venez-vous? » Il en
concluait donc, scientifiquement, ce Cocon déjà célèbre
pour avoir inventé le ver à soie: « Mes calculs sont
justes; donc, ce sont les foutus lièvres qui sont faux! » Dans son rapport à L’actualité, Cocon aurait pu
dire: « Les calculs de mes sondages sont justes; donc, ce
sont les lièvres qui sont faux. » Mes sondages sont
!
!
344"
!
scientifiques, dit CROP, donc les Québécois ne croient
plus à rien. Ils sont devenus athées à 89%. Et ce n’est
qu’un début.
Quand ce sera le plein jour des «
Lumières » de la Renaissance et du XVIIIe siècle, alors,
prophétise Madame Beaulieu, plus de trace de croyants
dans notre belle « nation » provinciale, sauf de ces
traces équivoques comme celles qu’ont laissées les
dinosaures. !
François de Borgia, devant la dépouille de
l’Impératrice Isabelle, eut cette réflexion à la fois banale
et vraie comme un concombre; réflexion si banale que
toute personne consciente peut faire à un salon
mortuaire et même partout ailleurs, aussi souvent qu’il
en aura envie: « Elle fut ce que je suis, et je serai ce
qu’elle est. » Croyez-vous qu’un sondage CROP
arriverait à la même conclusion scientifique?
Et si on ne fait pas mention de l’Impératrice
Isabelle dans un sondage sur les valeurs des Québécois,
croirez-vous que tout spontanément, sans y être en rien
sollicités, ils diront aux sondeurs: « Je suis ce qu’a été
Claude Ryan, et je serai ce qu’il est. » ? Est-ce assez
possible pour être probable?
!
!
!
345"
!
Les enquêtes express ou comateuses
Certaines enquêtes peuvent être soit plus rapides,
soit plus utiles, soient plus lentes et inutiles les unes que
les autres, soit très rapides, mais tout aussi inutiles. Donnons quelques exemples. Deux jours après
Noël - ou pour être plus sûrs de « mettre les choses en
perspective » comme on dit en joual universitaire - , au
lendemain du Boxing Day 2007, un certain nombre de
Canadians et de Canadianes, soit exactement 1,327,662,
avaient préféré garder leurs cadeaux reçus la veille,
plutôt que de les échanger avec le premier venu. C’était
1,7% de moins que lors du Boxing 2006, nous affirmait
sérieusement Radio-Canada. C’est difficile à battre comme rapidité et comme
précision scientifique complètement affolée. En plus
d’être faux et parfaitement inutile. !
D’autres sondages, au contraire, sont d’une lenteur
désespérante. Sur les autoroutes, ils roulent à 22,6
kilomètres à l’heure, avec tout de même des pointes qui
peuvent atteindre le 27 kilomètres. C’est ainsi que la
même Radio-Canada nous apprend, mais seulement en
fin d’année, que pour la seule année qui vient de mourir,
47,623 Canadians et Canadianes étaient morts d’avoir
!
!
346"
!
trop fumé (dont 28,687, parce qu’ils avaient fumé la
fumée des autres) et 37,627 parce qu’ils souffraient
d’embonpoint adipeux et n’avaient pas su le gérer
adéquatement (une enquête plus raffinée nous aurait
sans doute appris que les victimes d’embonpoint
adipeux étaient des abonnés à la cuisine américaine,
épaisse, grosse et grasse pour bouffeurs déjà obèses ou
bien décidés à le devenir. Au Québec, cette même année, la moitié des morts
étaient décédés parce qu’ils étaient des souverainistes,
purs et durs, ou impurs et mous, peu importe. (Bizarre:
pour parler des fédéralistes-fédéralisants, on n’emploie
jamais les termes « purs et durs » . Est-ce à dire qu’ils
sont tous impurs et mous? Trudeau, Ryan, Sheila
Copps et Jeanne Savé étaient-ils donc impur(e)s et
mou(olle)s)?
Tous ceux qui, cette année-là, étaient morts sans
être ni fumeurs, ni obèses, ni souverainistes, étaient
morts, tout bellement, tout naturellement, tout
banalement « de leur belle mort » . Là-dessus, Stéphane
demande à Tit-Jean: « Comment est-il mort, Untel? - Il
est mort de sa belle mort. Il a fait une belle mort: tout
comme Claude Ryan, il ne fumait pas, ne buvait pas, ne
faisait pas d’embonpoint et surtout il était fédéraliste. -
!
!
347"
!
Je l’aurais juré, dit Stéphane. Nous autres, on aime les
choses claires, hein? » !
Un sondage pour réussir ta vie ou du moins dans la
vie
À peu près dans le même temps où on nous avait
appris que 50% des Québécois étaient allergiques au
bruit, mais seulement 25% à la Canadian
Confederation, la Direction Générale des Études
Collégiales avait payé à deux enseignants une année
sabbatique pour faire enquête et nous dire - enfin,
Seigneur Dieu! - pourquoi le taux d’échecs au niveau
collégial était si inquiétant quand on s’en rendait
compte. Ces deux enseignants, andouilles mais
consciencieux, enquêtent, compulsent, triturent,
condensent, structurent, polissent les hypothèses
amphigouriques, ruminent, distillent, ingèrent, digèrent
et assimilent les informations reçues au cours de leur
sondage. Tu attends le résultat? Il est étonnant. En
cherchant bien, ils avaient fait une découverte
proprement stupéfiante: ils apprenaient à la DGEC et à
tous ceux qui voulaient bien l’entendre, cette vérité tout
aussi fracassante que novatrice: un étudiant a plus de
!
!
348"
!
chance de réussir ses études s’il travaille. Donc, s’il ne
travaille pas, il a moins de chances de réussir. CQFD. !
Es-tu sûr, toi, de penser formellement?
En même temps que ces deux enseignants avariés
faisaient cette découverte très prometteuse, bien
qu’étonnante à première vue, d’autres chercheurs,
subventionnés, eux itou, essayaient de voir clair dans ce
qu’ils appelaient « la pensée formelle » chez eux, mais
surtout chez les autres, et en particulier chez les
étudiants. D’après ces derniers chercheurs-sondeurs, le
taux d’échecs des étudiants du niveau collégial
s’expliquait facilement: ils n’avaient pas encore atteint la
pensée formelle! ils pensaient peut-être, mais de façon
informelle. On leur en demandait trop, parce qu’ils n’en
étaient pas encore rendus là dans leur évolution
intellectuelle. En conséquence, y aller mollo, ralentir le rythme
d’apprentissage et attendre que la pensée formelle ait
terminé sa période de réchauffement. Quand se
terminerait cette période de réchauffement ou
d’incubation? On ne pouvait pas le dire exactement.
D’où la nécessité de psychologues et d’orthopédagoques
pour analyser la croissance de la pensée formelle chez
!
!
349"
!
les étudiants et en informer les enseignants; ce qui leur
permettrait de mieux « cibler leur enseignement » et de
ne pas obliger leurs chers poupons à tirer plus haut que
leur pensée formelle.
Processus qui, certes, pouvait être long. C’est ainsi
que d’autres équipes de chercheurs, surtout américains,
avaient constaté que chez les chimpanzés, pourtant
réputés pour être « intelligents comme des singes »,
seuls un petit nombre, après 10 ans d’entraînement,
atteignaient le stade de pensée formelle suffisant pour
dire que 3 X 7 = 27. D’où il fallait conclure qu’exiger d’un cégépien
moyen qu’il maîtrise le verbe être au subjonctif et qu’il
sache faire une nette distinction entre les temps et les
modes de sa langue maternelle, ça pouvait faire subir à
sa pensée formelle en germe des traumatismes, dont
certains irréparables. « Il n’est pas bon, disaient-ils, de
tirer sur la tige du pissenlit pour qu’il fleurisse plus vite.
» Mais qu’entendaient-ils par « tirer » ?
Vous pensez sans doute encore que je suis en train
d’exagérer comme d’habitude. Que non! Consultez les
archives de la DGEC. « Mais pourquoi, vous dites-vous
peut-être, que ça s’rait pas L’actualité qui ferait ce
!
!
350"
!
boulot, de connivence avec CROP? » Je vous pose la
même question. !
Est-ce fiable?
Le calendrier des marées est fiable, à quelques
minutes près. Le sac et le ressac des sondages, lui, est
soumis à une foule de facteurs, aussi imprévisibles,
cocasses et incontrôlables les uns que les autres. Les idées, par exemple, on peut croire que c’est une
valeur importante dans la vie. La plupart des humains
tiennent fermement à leurs idées, et s’en tiennent à leurs
idées. Mais demandez à 5,000 Québécois: « D’où
viennent-elles, ces fortes idées qui vous viennent? et où
s’en vont-elles quand vous les perdez? » Vous serez
surpris des explications qu’ils vous donneront. Et vous vous demanderez peut-être pourquoi les
gens tiennent tellement aux idées qui leur viennent de
n’importe où, qui leur passent par la tête et s’en vont
nulle part, en un lieu encore plus difficile à localiser que
le diable vauvert. Il se trouvera sûrement des Québécois (15%?,
60%?) pour vous affirmer qu’eux, ils savent d’où leur
viennent les idées et où elles s’en vont après qu’elles
leur sont entrées par une oreille et sorties par l’autre,
!
!
351"
!
sans laisser aucune trace entre leurs deux oreilles. Ils
seront sûrs de leur affaire; mais vous, pourrez-vous
compter sur leurs réponses pour tracer la courbe
scientifique des idées québécoises et transmettre vos
schémas à L’actualité pour qu’elle en tienne compte
dans son futur palmarès des valeurs québécoises?
!
Est-ce une de vos valeurs, le hockey?
Faisons une autre hypothèse, pas plus farfelue, au
dire des sondeurs passionnés. « Demandez-nous de
sonder tout ce qu’il vous plaira; et vous verrez les
résultats! » L’hypothèse se situe dans les années 60 de l’Hégire
du hockey au Québec, alors que « les glorieux » étaient
glorieux. Supposons que L’actualité veuille savoir ce
que pensent les Québécois, soit de ceci, mais aussi de
cela. Quand on le saura scientifiquement, on pourra
établir le palmarès des valeurs de la nation provinciale
québécoise. Bien inspirée, la directrice de la revue s’adresse,
non pas à CROP, GALLUP, BIPBOP ou LOCOQ :
ces agences pourraient être contaminées par les
multiples virus de la publicité et des préjugés terriens.
C’est donc à l’agence de sondage ALLO VOUS! que
!
!
352"
!
l’on accordera le contrat. Parce que c’est la plus
renommée de la planète Mars: ses sondages ont révélé
au monde qu’il y a probablement de l’eau dans les
strates mitoyennes de cette planète en attente des
investisseurs impatients de trouver des substituts
rentables au pétrole bientôt tout parti en fumée. Partis
aussi, les profits!
Alors, ALLO VOUS! délègue chez nous deux de
ses meilleurs sondeurs, l’agent Hip-Hip 07 et l’agent
YouHou 123 B. Leur mandat: sonder chacun 100
familles québécoises sur les valeurs qu’elles privilégient
dans la vie et dans leur vie. L’agent Hip-Hip 07 effectuera son sondage le
samedi soir, entre 19h et 23h, une fois en janvier et une
fois en juillet; la première fois, dans les salons, et l’autre
fois, sur un terrain de camping ou sur les plages
d’Acapulco. L’agent YouHou, lui, sondera ses cobays le
mercredi, entre 14 heures et 20 h, à la Bibliothèque
nationale et à l’Assemblée nationale, une fois en
décembre, l’autre fois, après la veille de la fermeture de
la dernière session législative de notre Assemblée
nationale provinciale. L’éventail est assez large pour
qu’on puisse en tirer des conclusions scientifiques
valables. !
!
353"
!
!
Les deux agents sont donc parachutés en soucoupe
volante ou par satellite au Québec. Et c’est là que ça
commence à être intéressant. Je ne vous ferai pas entrer
dans tous les labyrinthes de ce sondage. Je me contente
de vous fournir les deux premiers rapports
préliminaires que les agents sondeurs enverront à leur
maison-mère sur Mars. L’agent Hi-Hip 07, dans son sondage du samedi
soir, a pu constater que les Québécois semblaient
privilégier dans la vie les deux valeurs suivantes: le
hockey (52%] et la Molson (64%). Mais, curieusement,
le mercredi, entre 14h et 18h, ces valeurs subissent une
dévaluation stupéfiante: le hockey (7%) et la Molson
(31%).
Qu’est-ce à dire? Des sous-sondages
permettront sans doute d’y voir un peu plus clair. Quant à l’agent YouHou, il avait pu constater,
scientifiquement, qu’en juillet, l’Assemblée nationale
provinciale et la Bibliothèque nationale provinciale
étaient pratiquement désertes et que le hockey et la
Molson, on n’en parlait même pas. Étrange, n’est-ce
pas?
Comment, sur Mars, les superspécialistes des
sondages, les barons de la drogue, les parrains de la
!
!
354"
!
maffia et les commanditaires des commandites,
pourraient-ils se servir de ces sondages pour
perfectionner leurs techniques de publicité, leurs
lavages de cerveaux, l’espionnage et l’élimination de
leurs rivaux grâce à leurs hommes de main (Brault,
Corbeil, Lafleur, Coffin, Gagliano, Dion, Charest,
etc. )? Je ne peux évidemment pas savoir comment les
supersondeurs de Mars résoudront ces multiples
énigmes. Ce que je sais, c’est qu’avant la date butoir, ils
feront parvenir leur rapport final accompagné de
commentaires interprétatifs. Il ne restera plus à
L’actualité qu’à nous faire connaître ces rapports, avec
ses propres clés d’interprétation. !
Je vous signale en terminant que ni l’agent HipHip
ni l’agent YouHou, nulle part dans leur rapport, n’ont
signalé que la famille, l’éducation et la religion
semblaient faire partie des valeurs dont les Québécois
s’inspirent pour « gérer » leur vie et leur estime de soi.
Étrange, une fois de plus!
Quant à savoir pourquoi, le samedi soir, la Molson
avait la cote 64%, alors que le mercredi après-midi cette
cote chutait à 31%, cela relève de la psychologie des
!
!
355"
!
foules, et seuls les psychiatres pourraient, peut-être,
soupçonner pourquoi diable il en est ainsi. !
Je leur en souhaite! Pourquoi? Parce que, bien
avant l’invention des sondages dits scientifiques, à la
Renaissance déjà, Thomas More nous avertissait de
nous méfier de ce que disent les gens. Il y en a, disait-il,
de très bizarres et tout à fait imprévisibles. Et pourquoi
encore? Parce qu’ils n’osent pas soutenir, quand ils sont
débout, les opinions qu’ils défendaient avec
acharnement et brio quand ils étaient assis. Et vice
versa. Je ne sais pas si dans les hautes écoles où l’on
forme les sondeurs, les instructeurs pros signalent à
leurs élèves que bien des gens leur répondront OUI ou
NON (ces derniers en disant : « On dit NON, parce
qu’on comprend pas la question! » , selon qu’ils sont
debout ou assis, que l’interrogatoire a lieu le samedi
plutôt que le mardi. Peut-être leur enseigne-t-on l’ABC du
comportement des hommes. Chose certaine, ces sages
conseils s’oublient vite dans le feu de l’action, quand on
est talonné par les commanditaires et les dates butoirs
qui n’entendent pas à rire et pardonnent rarement. Et
!
!
356"
!
puis, après tout, puisqu’il faut gagner sa vie, pourquoi
ne pas la perdre en faisant dire n’importe quoi à
n’importe qui? Tout est dans l’astuce et le style! Par
exemple, les styles Gesca et Clarity Bill. !
J’exige des précisions!
À l’avenir et pour le reste de ma sainte vie, je
commencerai à accorder un minimum de crédit à leurs
sondages, si les sondeurs accompagnent leurs chiffres
de clés d’interprétation crédibles et indispensables.
Qu’on nous dise, par exemple, si les sondages ont été
effectués le vendredi après-midi ou le mardi matin, par
temps clair ou par temps de brume, combien, sur les
3,000 sondés ont été interrogés alors qu’ils étaient assis,
et combien d’autres alors qu’ils étaient couchés. Et
puis, tous ces sondés étaient-ils en marche ou faisaientils du sur-place au moment du sondage?
Et ce n’est pas tout, mais pas du tout. Car il
doivent nous dire quelle température il faisait à
Montréal à ce moment-là. Les sondeurs de la météo ne
cessent de nous dire que s’il fait -15o, le 23 janvier à
Val-d’Or, il fera sûrement -3o à Montréal. En
conséquence, on prévient les Montréalais, souventes
fois à l’heure, de s’habiller chaudement, « car la
!
!
357"
!
température risque de descendre jusqu’à -3o » . Et à
cette température homicide un Montréalais sera
fortement perturbé dans son organisme physique et
mental; en conséquence, ses réponses pourront varier
du tout au tout. Surtout si on le sonde au moment où il
attend son autobus par un pareil fret. Il te répondra
n’importe quoi pour ne pas rater son autobus. Ein prosit!
!
!
P. -S. Qu’on me dise pourquoi, dans un sondage sur les
valeurs des Québécois, on ne leur demande jamais
s’ils sont des Québécois ou autre chose.
Accordent-ils une certaine valeur à leur pays?
S’estiment-ils suffisamment pour estimer qu’ils
sont d’abord eux-mêmes? Considèrent-ils que
leur pays, c’est le Québec, ou bien le Canada,
anglais?
Ces questions seraient peut-être secondaires dans
un autre contexte que le nôtre, disons en Alberta
ou au Texas. Mais ici, au Québec, il est d’une
importance capitale de savoir si le peuple
québécois, si la seule nation francophone en
!
!
358"
!
Amérique, restera québécoise, francophone, ou si
elle deviendra une canadian province, canadian.
C’est là une valeur de vie ou de mort. Et on n’en
parle pas! Et quand on en parle, c’est pour dire de
ne pas nous en faire pour rien: le Canada va bien. !
La commande donnée à CROP par L’actualité ne
faisait aucune allusion à cette valeur, aussi
dépassée, semble-t-il, que celle de la religion, dans
l’esprit des commanditaires du sondage. Par quelle astuce vicieuse s’est-on arrangé pour
que, nulle part dans le sondage, il ne soit question
de la valeur que les Québécois accordent au
Québec? Comme disent les fédéralistes ottawais
ou canadians-québécois, « Ça divise les familles et
les Québécois! Ça cause des chicanes inutiles! Ça
ouvre la cage aux homards! » Tous Canadians, et
alors, goddam! les Québécois ne seront plus
divisés entre eux et contribueront à la grande
harmonie multiculturelle canadian! (La valeur
familiale, c’est important, pourvu qu’elle soit
canadian. )
!
!
!
359"
!
On élimine systématiquement les questions sur
ces valeurs. Pourquoi, sinon parce qu’on ne veut
pas donner audience à la valeur québécoise?
L’asphyxier par le silence! L’important, c’est de
promouvoir le multiculturalisme asexué et la
Canadian Younité. Bref, une version revue, corrigée et camouflée des
commandites. !
Je sais qu’on ne répondra pas à cette question. À
moins que ce ne soit par un mensonge
canadiennement vôtre, canadiennement correct.
!
!
!
!
360"
!
!
49. DANS L’OMBRE DU PISSENLIT
!
Ils disaient: « Nous, nous nous conduisons en toute
logique, guidés par les seules lumières de la raison. Vous, les
croyants, votre guide, c’est la foi, aveugle par définition. »
!
Ont-ils raison? Ont-ils raison de déraisonner à ce point,
en se portant au secours de leur raison menacée par la foi? La
raison et la foi, deux ennemis mortels, irréconciliables? Ou
bien tu es croyant, et alors, déraisonnable; ou bien tu es
raisonnable, et alors tu est incroyant et, si possible, athée,
pour mériter peut-être la grâce de devenir athée militant?
Et si la foi était la gardienne de la raison? Si la foi
permettait à la raison de ne pas déraisonner? Ce serait une
découverte étonnante. Capable de susciter la foi? Je ne sais.
Un croyant n’est pas obligé de tout savoir; c’est l’incroyant qui
doit faire la preuve qu’il sait tout et comprend tout, grâce aux
lumières éblouissantes de son intelligence illimitée, capable de
tout voir, même ce qui est au-delà de l’intelligence.
!
Un croyant qui mépriserait la raison, ce serait un croyant
borné: il n’est pas encore suffisamment croyant pour croire en
la raison, aux lièvres, aux pissenlits et au printemps.
Mais pourquoi donc un rationaliste qui se veut pur et dur,
uniquement rationaliste, qui se concentre dans le champ clos
de sa raison, au point de s’en faire un camp de concentration,
!
!
361"
!
et qui, de son enclos, méprise la foi, pourquoi donc ce
prisonnier de sa raison apparaîtrait-il comme un homme
accompli, libéré de la superstition, un héros digne
d’admiration et d’imitation?
Si des croyants méprisent la raison, ce n’est pas parce
qu’ils sont croyants; mais parce qu’ils sont stupides. Un
rationaliste qui méprise la foi, ce n’est pas parce qu’il est
raisonnable et ne veut croire qu’à sa raison: c’est parce qu’il
n’est pas assez raisonnable pour voir qu’il y a autre chose que
la raison à l’oeuvre dans sa vie et partout ailleurs.
!
La foi bouchonnée et la raison bouchonnée. Les deux
sentent le bouchon, parce qu’on les a mises sous bouchons, en
bouteille. En bouteilles hermétiques.
La foi qui a perdu contact avec la raison, et la raison qui
s’interdit toute fréquentation avec la foi.
Asphyxie assurée, dans un cas comme dans l’autre.
Alors qu’elles sont faites pour se porter un mutuel
secours.
Si on a encore contrôle sur sa raison, on ne peut nier que
Jésus avait la foi (« Notre Père, qui es aux cieux... »). On
peut affirmer, avec non moins de certitude, qu’il avait toute sa
raison, que ce n’était pas un illuminé surchauffé et déboussolé
du genre Luc Jouret, Raël, David Coresh ou Jim Jones.
Pourtant, très souvent, il reproche à ses disciples de manquer
d’intelligence; plus précisément: de ne pas se servir de leur
!
!
362"
!
intelligence. « Êtes-vous sans intelligence, vous aussi? Vous
ne comprenez donc pas...? »
C’est ainsi qu’en se servant de leur intelligence les
disciples comprendraient assez facilement qu’il n’y a pas
d’aliments impurs, que l’homme n’a pas été fait pour le sabbat,
mais bien le sabbat pour l’homme; que la richesse est un
bagage fort encombrant pour passer dans le chas d’un aiguille;
qu’il ne faut pas filtrer scrupuleusement le moucheron, pour
avaler le chameau, avant ou après avoir filtré le moucheron.
Etc. Certes, Jésus voulait des disciples croyants; mais il les
voulait en même temps sensés. Autrement dit, avant d’être
croyant ou incroyant, l’homme est un être raisonnable. La foi
peut être raisonnable, et une raison peut être insensée. Ce
n’est pas sur ce point que se fait la séparation entre croyants
et incroyants. La raison n’interdit pas d’avoir la foi; et la foi
n’interdit pas de garder sa raison.
!
Dans une entrevue à L’Actualité, les fondateurs de Rock
et belles oreilles opposent foi et logique. Pour rester logiques,
raisonnables, il faut, disent-ils, se garder de croire. Si tu crois,
tu ne te conduis pas logiquement: tu es hypnotisé, un envoûté,
un somnambule, sous la gouverne de l’irrationnel, de la magie,
bref, de la stupidité et de la niaiserie.
!
!
!
363"
!
C’est en vertu de cette même logique que d’autres de leurs
collègues athées prétendent que la religion, c’était bon avant
l’invention des sciences; désormais et pour toujours, les
religions sont devenues inutiles, parce que la science répond
de façon claire aux questions que se posaient jadis les hommes
et qui ne recevaient de leur foi nébuleuse que des réponses
infantiles, chimériques. Les réponses de leur foi étaient aussi
équivoques et nébuleuses que les oracles des astrologues, les
prophéties de Nostradamus et les rêves des accrochés au pot
ou aux jeux de hasard. (En termes plus élégants, évolués et
distingués, on dit plutôt accros, accros à ceci et aussi à cela, au
choix.)
!
Bien plus, s’il est infantile de faire intervenir la foi dans
notre vie, son usage engendre fatalement la guerre. On nous
apprend que les religions ont toujours été et sont encore les
plus grandes sources de guerre. S’il n’y avait pas de religion, si
tous les hommes étaient incroyants, c’est-à-dire athées,
mesdames et messieurs, il n’y aurait pas de guerre. S’il n’y
avait pas de curés ni d’églises, on n’aurait pas besoin de la
police et de prisons.
Dommage que le professeur Pangloss soit mort! Il nous
aurait, par logique démonstrative, fait bien comprendre que si
les bandits Hitler et Staline ont eu des démêlés plutôt virils,
c’est parce que tous les deux, ils étaient férus de foi, au point
d’en être enivrés, jusqu’à l’hystérie. C’est pourquoi ils
!
!
364"
!
s’enivrèrent de sang. - « Chimène, qui l’eût dit? - Rodrigue,
qui l’eût cru? »
Ce professeur de philosophie Pangloss de Candide
affirmait, avec grande conviction, que si tu portes un nez, c’est
uniquement pour pouvoir porter tes lunettes: pas de nez, pas
de lunettes; et vice versa! Et d’ailleurs, si nous avons des
pieds, c’est pour l’unique raison qu’il faut, du moins au
Québec, porter des bottes en hiver. C’est fort, l’invention des
lunettes, l’instruction et la philosophie, quand tu y penses
sérieusement! Presque aussi fort que la logique des logicienslogiciens.
!
Et ça permet d’affirmer, avec d’autres savants ou
amateurs de religions comparées à l’endoscope, qu’avant
l’arrivée des maudits Blancs, les peuples d’ici et d’ailleurs
vivaient dans une parfaite harmonie: l’entraide, le respect de
l’autre, de ta soeur et des arbres. En conséquence, jamais,
jamais de guerre.
Ce sont les colonisateurs blancs qui ont inventé le
tomahawk et la machette pour Hutu et autres gais lurons,
armes cruelles qui devaient fatalement engendrer la haine et la
brutalité entre des frères qui, auparavant, ignoraient tout de la
cruauté et de la guerre. Et les Blancs, grâce au tomahawk et à
la machette, eurent tôt fait de corrompre les bons sauvages
baignés, dès leur plus tendre enfance, dans les eaux tièdes et
fraternelles de la Nature à l’état vierge.
!
!
365"
!
Après quoi, des peuples plus doués, comme les Hutu,
perfectionnèrent la technique de la machette au point d’en
être, de nos jours, des virtuoses de renommée internationale.
Et il se pourrait que la machette devienne un sport
olympique, à classer, non seulement parmi les arts martiaux,
mais même parmi les Beaux-Arts, comme celui de la corrida.
!
D’autres encore, avec Michel Tremblay, notre dramaturge
international, prétendent que les tarés, les malades et les
infirmes, héros de ses oeuvres, sont les produits directs de
l’épidémie judéo-chrétienne. Aussi longtemps que les
civilisations furent à l’abri du virus judéo-chrétien, on ne
trouvait chez elles aucun taré, infirme ou malade.
!
Ou bien tous ces beaux esprits forts ne connaissent rien
de rien à l’Histoire des hommes et lui font dire n’importe quoi
qui leur traverse le cerveau; ou bien ils sont d’une
malhonnêteté intellectuelle blindée. Chose certaine, ils sont
tout autre chose que de lucides et farouches défenseurs de la
raison. Farouches, peut-être, mais défenseurs, ça se discute.
Pas trop longtemps.
!
Ils prétendent se conduire avec les seules lumières de la
raison, en tout, partout et toujours. Ils se veulent logiques,
eux, uniquement logiques. Et c’est alors qu’ils font la preuve
!
!
366"
!
qu’ils sont tout à fait déraisonnables, illogiques dans leur
logique.
!
Cet homme, logiquement, devrait s’interdire de dormir.
Comment peut-on être logique et dormir sept ou huit heures
par jour sans se servir de sa raison? Prétend-il, ce fort en
maths, que lui, quand il dort, il le fait en restant lucide et tout
à fait logique? « Quand un homme dort, il cesse d’être
logique. Moi, je ne veux pas perdre ma logique. Donc, je ne
dors pas. » Dit-il?
Et sous savez sans doute ce qui arriverait à cet homme qui
ferait la grève du sommeil pendant trois semaines, qui
jeûnerait du sommeil pendant trois semaines avec une intense
lucidité logique, parce qu’à toute heure du jour et de la nuit, il
entend bien rester parfaitement logique, avec sa raison en
alerte rouge.
!
L’homme qui, dans sa vie individuelle et dans sa vie en
société, ne veut être que logique, comme un ordinateur bien
programmé peut l’être, fonctionnera comme une horloge ou
un moteur. Sérieux comme l’Atatollah Khomeini, Calvin, une
lessiveuse ou les philosophes allemands.
Il ne faudrait sans doute pas trois semaines avant qu’on
trouve cet homme fou raide ou pendu dans sa cave. Il a voulu
être logique en tout, jusqu’au bout, jusqu’au boutisme; et le
!
!
367"
!
voilà au bout de sa corde. Il s’est rendu tout à fait incapable de
raisonner sensément pour le reste de sa carrière.
!
L’une des plus admirables qualités de la raison, c’est de
comprendre que la raison ne comprend pas tout. Je ne parle
pas des insondables mystères du cosmos; je parle de la vie la
plus terrestre, pédestre et quotidienne. Il s’en faut de
beaucoup que, sur le plancher des vaches et dans les couloirs
des universités, la raison, en tout, ait le dernier mot. Il arrive
même très souvent, presque tout le temps, que la raison n’ait
même pas le premier mot pour expliquer en quoi elle aurait
raison.
Pour agir de façon raisonnable, il faut tout autre chose
que la raison concentrée. L’homme qui voudrait, en tout, être
parfaitement logique et raisonnable, serait tout le contraire
d’une étonnante réussite. À proprement parler, ce serait une
magistrale catastrophe, un monstre aussi étonnant
qu’effrayant. Il serait raisonnable comme une horloge ou ton
ordinateur. Il serait programmé et n’aurait même pas la liberté
d’un singe ou d’un veau.
!
C’est un peu difficile à démontrer, parce que c’est trop
évident.
Le premier être humain qui est tombé en amour (fut-ce
Adam ou Ève? Qui le sait? avant ou après avoir raisonné?),
!
!
368"
!
ce n’était pas parce qu’il était fort en logique et que sa raison
lui avait prouvé qu’il avait bien raison de tomber en amour.
Si on ne comprend pas ça, on se demande par quelle
monumentale contradiction on peut se dire raisonnable,
logique en tout, partout et toujours.
!
Le premier humain qui est tombé en amour, n’y est pas
tombé après avoir fait une chute de raison ou après s’être
brillamment prouvé qu’il avait bien raison de tomber en
amour. Que l’amour pouvait se démontrer comme on
démontre un théorème, que le mécanisme de l’amour pouvait
se démonter et remonter comme on démonte et remonte les
pièces d’un moteur pour que « ça marche ». Tout au long de l’histoire, les hommes, analphabètes ou
fortement diplômés, très forts en logique ou tout juste
passables, ont marché à l’amour, sans avoir eu la peine ou la
vaine gloire de se démontrer à eux-mêmes et autres autres
qu’ils avaient bien raison de se mettre en marche pour saisir
l’amour, pour le comprendre de l’intérieur, de A à Z, avant de
s’aventurer dans cette direction.
L’amour les faisait marcher, et ils marchaient. Ils
obéissaient au doigt et à l’oeil de l’amour, et non aux
impératifs de leur raison.
La logique? Un homme sensé, pour agir raisonnablement
et ne pas perdre la raison, s’en sert une fois sur dix. Et encore!
Et ceux qui se veulent les plus logiques, purement logiques,
!
!
369"
!
sont les plus déraisonnables des hommes. Je l’ai déjà dit, mais
il est bon et salutaire de le redire.
Ces logiciens purs et durs sont des imposteurs. Ils se
disent purement raisonnables, alors que, comme vous et moi,
ils agissent, non pas de façon insensée peut-être, mais
sûrement pas sous la gouverne vigilante et rigoureuse de leur
raison ou de LA RAISON.
!
Mais pourquoi s’attarder à faire voir cette évidence?
Parce que les rationalistes intégraux ou intégristes sont
précisément les moins raisonnables de tous ceux qui ont reçu
la raison en héritage. Et qu’il faut se méfier d’eux comme on
se méfie des gens trop polis. Et comme il faut se méfier des
intégristes religieux, parce qu’ils sont les moins religieux des
hommes. Et très dangereux.
Un croyant sensé est fier d’avoir une intelligence capable
de comprendre des milliards de choses. Mais il est
suffisamment respectueux de la raison pour voir à l’évidence
que la raison, la sienne et celle de tous les autres, ne comprend
pas des milliards de milliards de choses. - « Oui, mais demain,
nous comprendrons tout. Quand nous serons devenus
parfaitement raisonnables, tout s’expliquera, tout se
démontrera. Patientez un peu: demain vous entendrez des
aujourd’hui qui vous expliqueront tout. C’est une question de
temps. Comme c’était une question de temps, hier, pour que
l’Humanité débouche sur « des lendemains qui chantent ». !
!
370"
!
- C’est à voir. Ou plutôt, c’est déjà tout vu.
!
C’est le travail, c’est la gloire de l’intelligence humaine de
chercher à comprendre, et toujours mieux. Et cette activité a
donné, dans tous les domaines, des merveilles qu’un esprit
raisonnable sent le besoin d’admirer pour ensuite en rendre
grâce. Le même esprit raisonnable reconnaîtra, avec la même
certitude, que l’esprit humain a engendré et engendre
continuellement le mal sous toutes ses formes. L’homme est
libre d’abonder dans un sens ou dans l’autre. Et il le fait. Un
tueur à gage peut être aussi logique et méthodique qu’un
chirurgien greffant un coeur.
C’est donc dire que s’ils tuent ou sauvent des vies, c’est
parce qu’Ils sont conduits par autre chose que la raison. Par
quelque chose qui, sans contredire la raison, transcende leur
raison. Et ne pas voir et admettre cet autre chose, c’est faire
un usage insensé et criminel de sa raison.
!
Un homme raisonnable, si on lui demande pourquoi il
existe, lui, comme lui et non pas comme un autre, et pourquoi
il existe des pissenlits, des chats, des chenilles et des feuilles,
reconnaît rapidement, humblement et sensément, que cela
dépasse sa raison. Et les rationalistes, uniquement férus ou
imbibés de logique, n’arriveraient pas, mais pas du tout, à
expliquer raisonnablement pourquoi ils ont ri comme des
fous, pliés en deux et même en trois, en voyant ou en
!
!
371"
!
entendant ceci ou cela. Eux aussi, ces logiciens subtils, ils sont
dépassés par leur rire, comme ils sont précédés et suivis par
leurs émotions irrationnelles.
!
Je disais donc, tout à l’heure:
Réunis soixante-dix des athées du monde les plus forts en
logique, et demande-leur de t’expliquer pourquoi il y a des
athées, des chats, des pissenlits, d’où viennent les idées des
autres et leurs propres idées, pourquoi ils rient, s’il leur arrive
de rire. Et pourquoi croire en Dieu est-il plus insensé ou
illogique que croire à Rien? Si Dieu est Rien, pourquoi croistu à Rien, au lieu de croire à Dieu?
Leur réponse devrait suffire à te convaincre pour le reste
de ta vie qu’il existe, dans le monde et même chez toi, tout
autre chose que ce que la raison peut mettre en théorèmes, en
syllogismes et en formules algébriques.
!
Qu’ils le sachent ou non, tous les humains sont inspirés
par la raison, mais aussi par tout autre chose que la raison.
Chesterton a raison de dire: « Qu’est-ce qu’un homme fou?
Un homme fou, ce n’est pas celui qui a perdu la raison. Un
homme fou, c’est celui qui a tout perdu, sauf la raison. » Voilà
une vérité paradoxale.
Mais un paradoxe sensé, ce n’est pas une formule sans
dessus ni dessous: c’est tout simplement une façon originale de
dire la vérité. On voit habituellement la vérité habillée de telle
!
!
372"
!
façon; et quand la vérité change de vêtement, on dit que ce
n’est plus la vérité, que c’est un paradoxe, brillant, peut-être,
mais creux.
Ce raisonnement est un genre de folie assez répandu, mais
qui ne se traite pas en psychiatrie.
Ainsi pendant longtemps, on a cru que la poésie devait
être habillée en vers stricts, se promener tout le temps en robe
de soirée chic, et que la peinture devait se tenir au garde-àvous dans le corset de la perspective. Quand la poésie est
apparue toute nue, sans corset, on a cru et on a crié que ce
n’était pas de la poésie, mais de la mauvaise prose. Et quand
certains peintres ont commencé à ne plus peindre sous la
matraque de la perspective, ON a dit qu’ils trahissaient la
peinture.
!
ON ne doit pas en conclure trop vite qu’ON aurait bien
raison de dire, avec cet étudiant gonflé d’outrecuidance, qui se
tenait fièrement et hardiment au tout premier rang de
l’ignorance militante pour faire cette solennelle profession de
foi: « La poésie, ça commencé avec Rimbaud. Avant Rimbaud,
personne n’avait compris ce que c’était, la poésie. »
Peut-être, quelque peu étonné, lui aurais-tu dit: « Mais,
jeune homme, avant Rimbaud, il s’était pourtant écrit pas mal
de poésie. - C’est vrai, admettra-t-il: on en a beaucoup écrit,
beaucoup trop écrit. Parce que ce n’était pas de la vraie
poésie. »
!
!
373"
!
Ce serait une idée à suivre, du moins de loin, un de ces
paquets suspects à développer, pour voir s’il y a quelque chose
dedans.
!
En attendant, disons qu’il est vrai que tous les courants
littéraires ou artistiques commencent par décréter qu’avant
eux on n’avait pas compris, mais que désormais, grâce à eux,
on allait enfin comprendre. « Avant nous, on a
malheureusement cru, et on a dit que...; mais désormais,
surtout depuis « le siècle des lumières », la marche sur la lune,
l’ordinateur, les bébés-éprouvettes, le miracle de la brebis
Dolly et les OGM, il ne faut plus croire. »
Cela dit, on se lance dans cette nouvelle voie ouverte, une
voie d’avant-garde, valable sans doute pour toute l’éternité.
Puis, l’eau continue quand même à couler sous les ponts,
et, dans le ciel, les nuages continuent à passer et repasser. Et voilà qu’un beau matin un nouveau groupe d’avantgardistes branchés vient nous apprendre que les avantgardistes d’hier étaient des ignorants d’avant-garde.
!
Les credo littéraires ou artistiques sont à évaluer avec bon
sens. Chaque école littéraire ou artistique produira de grandes
oeuvres, ou de gros navets. Les arts plastiques et la poésie
transcendent les écoles, les modes et les crédos des écoles. Les
artistes, il importe peu, pas du tout, qu’ils soient de telle école
plutôt que d’une autre. Ce qui importe, c’est qu’ils soient
!
!
374"
!
artistes. S’ils le sont, leurs oeuvres seront beaucoup plus
valables que leurs credo et manifestes, ceux du Surréalisme,
du Pop et de l’OP Art, de l’Art Povre, la Préface de
Cromwell, Refus global, La Querelle des Anciens et des
Modernes, L’art poétique de Boileau ou ceux des artistes qui
se voulaient « réalistes » et qui prétendaient que l’art devait
représenter l’homme tel quel, et la vie, telle quelle, comme le
fait un miroir, en faisant intervenir le moins possible l’artiste
qui tenait le miroir. Précurseur du « matérialisme scientifique
» et de l’art réaliste des artistes Marx, Lénine, Staline, etc.
!
Les modes, ça se démode vite. Au moment où j’écris cette
réflexion qu’on croira et dira sans doute farfelue, fillettes et
filles, pour être à la page, à la mode, in, super, extra, cool et
branchées, doivent porter des pantalons qui ne cachent qu’à
moitié leurs jolies fesses. « Les fesses, c’est fait pour être
vues, disent-elles. Ce serait honteux de ne pas les montrer.
D’autant plus que si on les cache, beaucoup de gens distraits
croiront que nous n’avons pas de fesses. » Les garçons, eux, croient qu’ils seront pris au sérieux et
respectés, uniquement s’ils portent des pantalons dont le fond
tombe sur les genoux, ou s’ils sont larges comme des portes de
grange, longuement mâchés et blanchis par les vaches dans la
grange et rognés par des pitbulls en rogne dans ou hors la
grange.
!
!
375"
!
« Il faut bien que jeunesse se passe! », disent leurs
parents, dans un soupir complice. C’est vrai: la jeunesse
passera probablement, avec les pantalons qui n’ont pas besoin
d’être repassés. Jeunesse passera, que les fesses soient à
moitié à l’air ou que les fonds de culottes soient pas mal plus
bas qu’à mi-cuisses.
!
Le logicien fou parle très rarement, ou plutôt jamais de la
vie, en paradoxe: il est sérieux, lui! Il pose, sur l’homme et sur
la vie, sa logique, parfaitement ronde comme un trente sous.
Et il en conclut, en toute logique, que tout ce qu’il y a en
dehors de son trente sous logique, c’est impensable, en toute
logique, que ça puisse exister.
C’est sans doute pour cette raison que l’Écriture nous dit:
« Les impies marchent en rond. » Et quand tu marches en
rond, tu restes dans le cercle, dans les limites étroites de ton
trente sous. Tu es hypnotisé par les murs carcéraux de ton
trente sous, tu ne vois pas au-delà des murs de ta prison à
trente sous. Et tu affirmes crânement qu’il n’y a rien au-delà
de tes murs, que te murs renferment tout. Tu ne peux pas - tu
ne veux pas - t’échapper - pour aller prendre l’air. « Dans ma
logique, Dieu, ça n’existe pas et il est impensable, impossible,
que ça existe. »
Ne pourrais-tu pas prendre le large, quitte à transporter
avec toi un certain nombre de tes trente sous? Mais pour t‘en
servir pas plus souvent qu’un homme normal ne se sert de ses
!
!
376"
!
trente sous au cours d’une journée. Le plus souvent, il ne
pense pas aux trente sous qu’il a en poche. Et c’est bien
comme ça: la place des trente sous parfaitement logiques et
ronds, c’est dans tes poches, pas dans ta tête. Ce qui ne veut
pas dire que tu dois avoir une tête carrée.
!
La logique étanche, imperméable, des logiciens-logiciens
ressemble au Déterminisme blindé des déterministes purs et
durs.
Il y a un Déterminisme sain. Dire que ce qui est l’est
sûrement (Si je suis, donc je suis), que ce qui sera le sera
nécessairement après qu’il aura été, cela n’a rien de
répréhensible ou discutable en bonne logique.
Là où le déterminisme devient vicieux et ultra vires, c’est
quand il détermine que ce qui est a été condamné à être, et
que ce qui sera après-demain, aura été, nécessairement,
inévitablement, produit par ce qui était hier et ce qui est
aujourd’hui, sans échappatoire possible. En Déterminisme
sérieux, tout comme en athéisme sérieux, aucune échappatoire
n’est possible: « Ce qui est sera, nécessairement. Tu n’y peux
rien. » Voilà un autre beau trente sous qu’ils gardent au chaud
entre les deux lobes de leur cerveau bien déterminé.
!
Si donc on te dit qu’il n’est pas raisonnable de demander
conseil à ta foi et à ton coeur pour t’orienter dans la vie, tu
sauras que ces conseillers sont peut-être forts en logique
!
!
377"
!
fermée et parfaitement ronde comme un trente sous, mais très
faibles en humanité et en connaissance de l‘homme. Ils croient
que l’homme peut se mettre en équations et que le rire est
insensé. Mais toi, si tu utilises raisonnablement ta raison, tu
sais que l’homme qui s’interdirait de rire, sous prétexte que sa
raison lui dit que le rire, ce n’est pas sérieux, eh bien! cet
homme a perdu depuis longtemps l’usage raisonnable de sa
raison. Désormais, il cultive logiquement et sérieusement son
non-sens.
Tu peux faire relativement confiance à la logique des
vignerons, des marins, des sages femmes et des éleveurs de
moutons: la fabrication du vin, la mer, les poissons, les enfants
et les moutons, ça ne dit pas n’importe quoi. Et ça dit qu’il n’y
a pas que la logique pour donner au saumon sa saveur, au vin,
son arôme et au mouton, sa laine.
!
La logique des logiciens-logiciens, il faut s’en méfier, et
pas seulement un peu, et pas seulement de temps en temps.
Cette logique marche, mais elle marche la tête en bas. Un
mouton et un éleveur de moutons marchent peu souvent tête
en bas et pattes en l’air.
Cette logique sens dessus dessous, sans dessus ni dessous,
qui flotte dans le vide, sans ancrage ni par en haut ni par en
bas, n’est pas le propre des seuls philosophes foulosophes de
Rabelais ou des casuistes constipés du cerveau. De la logique
!
!
378"
!
marchant tête en bas, vous en trouverez partout, sans
recherche longue et harassante.
Écoutez, par exemple, dix messages publicitaires, et vous
aurez de quoi exercer utilement votre raison, si toutefois ces
cataractes de messages insipides à la con n’ont pas déjà miné,
désagrégé, puis liquéfié votre cervelle.
Pourtant, ON nous affirme que ces messages sont très
sérieux, très logiques: ils ont été confectionnés, nous dit ON,
en tenant compte des résultats obtenus par vingt-six
recherches dans des laboratoires universitaires. Ce qui
n’empêche pas leur logique d’être folle à lier. Les mêmes
recherches ou sondages dits scientifiques, donc très logiques,
vous apprendront que 1,327,812 Canadians et Canadianes, au
lendemain de Noël 2007, ont décidé de ne pas échanger les
cadeaux reçus la veille.
Ce genre de logique est à l’oeuvre partout, tout le temps.
Et ce n’est pas dans mille ans qu’elle aura fait son temps.
Aussi longtemps qu’il y aura des hommes, il y aura des
logiciens fous à lier. Et, l’expérience aidant, il n’est pas du tout
illogique de le penser.
!
Mais il se trouve également beaucoup d’autres logiciens,
et du plus haut niveau, qui résonnent comme les messages
publicitaires. Et ils peuvent être très savants. Ainsi, les
savants au service du nazisme n’étaient pas des analphabètes
comme ceux que diplôment nos polyvalentes, nos cégeps et
!
!
379"
!
nos universités. Plusieurs d’entre eux pouvaient
raisonnablement, fort logiquement, aspirer aux
couronnements Nobel. Archéologues, paléohistologues,
paléozoologues, paléobotanistes, numismates, philologues,
anthropologues, philosophes, romanciers et dramaturges,
sociologues, graphologues, musiciens et musicologues,
sismographes, paléoécontologues olographes,
psysiothérapeutes, cinéastes et photographes, psychologues,
pédiatres, physionomistes et biologistes, historiens et
préhistoriens, chimistes et autres n’hésitèrent pas à s’enrôler
sous la bannière nazie pour faire la preuve que le peuple
allemand descendait en ligne directe des Aryens. Par
conséquent, ils étaient de race pure, une race
indiscutablement supérieure. Le discuter, c’était décider, en
toute logique, de ne pas discuter longtemps: c’était une façon
indiscutable de se suicider ou, au mieux, de se faire zigouiller
ou gazer.
Les armées allemandes ravageaient les pays en direction
de l’Inde, et tous ces savants nazis, sous les décombres,
retraçaient tout un bric-à-brac susceptible de prouver que les
Aryens venus de l’Inde y avaient laissé au passage des traces
de leur civilisation supérieure. (Avaient-ils lu Lord Durham,
ces savants?]
Certes, Heil Hitler était cinglé, au point d’en être dément.
Mais peut-être pas autant que ses savants. Car en visitant les
spécimens culturels ramenés à Berlin par ses savants aryens,
!
!
380"
!
il s’aperçut assez vite que les « preuves » de ses scientifiques
prouvaient tout le contraire de l’objectif recherché. Elles
prouvaient que les prétendues réalisations culturelles
supérieures laissés par les prétendus aryens supérieurs
faisaient piètre figure face aux civilisations égyptienne,
grecque ou chinoise. Ein prosit!
Si Hitler avait demandé à ses savants de pointe, très
logiques, extrêmement sérieux et rationalistes, de trouver des
artéfacts prouvant que Dieu n’existe pas, ses savants, soyezen assurés, en auraient trouvé. Et suffisamment pour meubler
plusieurs salles du musée de Berlin. Le Panthéon athée et le
Musée de l’Homme de Paris auraient sans doute envié ces
collections et prié les nazis de leur en prêter au moins une
partie. De nos jours, certains archéologues, à l’aide de fémurs
et de mâchoires préhistoriques, n’arrivent-ils pas à la
conclusion scientifique que, dans ce temps-là Dieu n’existait
pas: c’est après qu’on l’a inventé. CQFD.
!
Il se trouve beaucoup d’autres logiciens, et du plus haut
niveau, eux aussi, qui résonnent comme les messages
publicitaires et les supersavants nazis. Ceux qui organisent
des expéditions pour faire la preuve du Déluge et de leur foi,
grâce à Noé et à son arche échouée sur le mont Ararat, il y a
de ça 4,362 ans, sont sans doute des croyants, mais pas
n’importe quels croyants de bas étage: ce sont des croyants
scientifiques; ils jouissent donc d’une présomption
!
!
381"
!
d’innocence. Mais l’alibi de leur science ne suffit pas à les
disculper de leur folie.
De même, celle des scientifiques -encore plus croyants,
ceux-là, parce qu’Américains: « Because in God we trust » qui, à l’été 2007, pendant une semaine, pilotèrent un groupe
de fidèles débiles dans le canyon du Colorado pour démontrer,
strates de roches et fossiles à l’appui, que la Bible dit vrai
quand elle prétend que le monde a été créé en six jours, il y a
de cela environ 6 mille ans. Soit au moins 65 millions d’années
après l’apparition des dinosaures au quatrième jour de la
création. Ce qui prouve à l’évidence que Dieu, le quatrième
jour de la première semaine de la création, créa les dinosaures.
Ce qui, normalement, devrait raffermir ta foi.
Si, demain, la presse, la radio et la télévision américaines
annoncent qu’une expédition de scientifiques born again sont
partis en Mésopotamie pour y déterrer peut-être le pommier
qui a porté la pomme api qui a séduit Ève la blonde, cela
causera peu d’émoi et ce sera vite oublié. Non pas parce que
cela paraîtra cinglé, mais tout simplement parce que cela
apparaîtra banal, très conforme à la foi de la majorité des
Américains créationnistes. La Maison Blanche offrira sa
contribution, de même que Geographic Magazine, Esso et la
caisse électorale des Républicains.
Ce qui permet d’affirmer fortement, mais fort
sereinement, que voir de la bêtise partout, c’est aussi bête que
de n’en voir nulle part. Et que voir de la religion partout, c’est
!
!
382"
!
aussi bête que de n’en voir nulle part. Soit dit en passant, mais
sans passer trop vite.
!
« Mais, dites-vous, les scientifiques hurluberlus que vous
venez de nous remettre en mémoire, c’était des scientifiques
« débranchés ». Et, vous voyez bien, ils étaient débranchés ou
cinglés parce qu’ils avaient la foi. S’ils n’avaient pas eu la foi,
ils n’auraient pas pu déraisonner de façon aussi probante. »>
C’est à voir.
Des artistes athées peuvent se montrer aussi égarés ou «
écartés » que les scientifiques croyants asphyxiés au sommet
de l’Ararat ou ensevelis sous les strates profondes dans les
gorges du Colorado. Et à peu près pour les mêmes raisons;
exactement pour les mêmes raisons: par manque d’air, par
manque de bon sens, par un usage intensif et sans faille de la
logique illogique.
J’en donne ici, brièvement, deux exemples.
Les prophètes RBO, aux belles oreilles athées,
soutiennent que si tu es logique, tu n’as pas besoin de religion.
Et j’ai entendu des survivants athées du Refus global affirmer
solidement à la télévision qu’on n’a plus besoin de religion
depuis que la Science nous donne des réponses solides à
toutes nos questions.
Les RBO et les Refus globaux, ce sont des intellectuels,
des gens instruits. Et en plus, des artistes. Ils gagnent leur vie
en faisant de l’art au sens strict ou du moins au sens large.
!
!
383"
!
Leur passion dans la vie, ce n’est pas de créer des moutons ou
des pantalons Moores: c’est de créer des oeuvres capables de
nourrir l’esprit de leurs contemporains et de la postérité, s’il y
en a une.
!
Des artistes qui ne jurent que par la logique ou par la
science, vous ne trouvez pas que ça ressemble à la logique des
croyants hissés par leur foi au sommet du mont Ararat pour y
découvrir, avec un peu de chance, la corne du rhinocéros mâle
que Noé avait embarqué de force sur son arche? (Soit dit
encore en passant, cette arche, d’après les croyants enfargés
dans la Lettre du Livre, renfermait un couple de tous les
animaux, de tous les végétaux, de tous les poissons et de tous
les oiseaux qui, grâce à la prévoyance de Noé, peuplent
aujourd’hui la planète. Tu dois te dire que c’était sûrement une
arche superplusextra, plus haute que les Twins Towers et plus
large que les anneaux de Saturne. Informe-toi par internet
auprès des créationnistes américains ou wawabalous.)
!
L’artiste de Refus global ou d’ailleurs qui ne jure que par
la science, qui affirme, sans même cligner de l’oeil, que « le
siècle des lumières » et la science ont éliminé la religion, ne
croyez-vous pas que s’il avait un peu de religion, il aurait
peut-être un peu plus de raison? Tout comme le croyant
créationniste aurait un peu plus de foi, s’il consentait à se
servir un peu plus de sa raison?
!
!
384"
!
Quand cet artiste choisit d’investir toute sa vie dans l’art,
au lieu de l’investir dans l’usinage des pantalons Moores ou
l’astrophysique, ne trouvez-vous pas qu’il se sert de sa logique
comme s’en servaient jadis le rhinocéros de l’arche et les
dinosaures apparus avant la création du monde?
Un artiste logique, qui ne parle pas en l’air pour ne rien
dire, ne devrait-il pas se dire: « Donc, la science a remplacé la
religion. Alors, se peut-il - et pourquoi ne se pourrait-il pas? que la science ait remplacé l’art qui est certainement une
activité aussi primitive que la religion? Les primitifs étaient,
nous dit-on, religieux, et certains d’entre eux étaient même
des artistes. Mais à mesure que l’homme s’est civilisé, et par
conséquent est devenu plus scientifique et raisonnable, il a
perdu peu à peu le sens artistique, la lubie artistique des
temps primitifs, en même temps que ses démangeaisons
religieuses primitives. Aujourd’hui, il s’occupe à des choses,
logiques, scientifiques, et non à des balivernes comme l’art de
barbouiller une toile au fusil ou de sculpter une flûte à bec. »
!
En entendant cet artiste d’avant-garde faire sa profession
de foi inconditionnelle en la science, les auteurs d’À la claire
fontaine, de la Petite musique de nuit, de la Passion selon
saint Jean, du Lion et du moucheron, de Bozo-les-culottes, lui
demanderaient peut-être:
« Mais, monsieur ou madame, pourquoi vous, faites-vous
encore de l’art, et pas seulement de l’art dit primitif, spontané,
!
!
385"
!
non réfléchi, émané du subconscient, mais de l’art d’avantgarde? Pourquoi diable, nom de Dieu! êtes-vous si en retard?
Vous n’avez pas encore compris que l’homme est passé du
Parthénon aux Twins Towers, et de la Vénus de Milo, à Miss
Éthiopie 2007? Quand donc allez-vous ranger vos pinceaux
pour vous exprimer par la poésie des robots? Vous vous
obstinez à faire encore de l’art, et en plus de l’art abstrait,
alors que la science permet maintenant aux hommes de vivre
de bons moments sur la station spatiale Mir et, de là,
contempler non pas des tableaux abstraits, mais Vénus, la
vraie, Mars, le vrai, et les acrobaties de leurs locataires dans
l’apesanteur? »
Voilà la question troublante, mais fort logique, que lui
poseraient peut-être les auteurs susdits. Chose certaine, le
Petit Prince, lui, ne lâcherait pas de sitôt de questionner cet
artiste scientifique pour savoir le fin fond de sa pensée ou si sa
pensée a un fond. L’ivrogne du Petit Prince buvait parce qu’il
avait de la peine et il avait de la peine parce qu’il buvait. Sa
logique était enfermée dans la bouteille. Un artiste qui
s’enferme dans la science, c’est pour le moins aussi illogique,
inquiétant et vicieux. Du moins aux yeux du Petit Prince et de
sa rose.
!
!
!
386"
!
Pareille question enfantine pourrait-elle amener cet artiste
athée à se demander pourquoi diable la science n’a pas
remplacé chez lui la passion artistique? Et pourquoi diable
des hommes ont-ils encore besoin de religion, alors que
Gagarine leur a affirmé que par le hublot de sa capsule
carcérale en orbite il n’avait pas aperçu l’arche de Noé
construite sur l’ordre et selon les devis de Dieu? Mais avait-il
au moins entrevu Dieu? Non, rien: pas la moindre trace, pas
même un tableau représentant Dieu.
« Mais c’était peut-être, diras-tu, un tableau réaliste
comme le voulait l’art du réalisme scientifique du marxismeléninisme-maoisme, etc. d’alors; en conséquence logique,
Gagarine, nourri, gavé depuis sa tendre enfance à l’art réaliste
terre à terre, n’était pas en mesure de comprendre l’art réaliste
d’en haut. Ou peut-être était-ce un tableau abstrait,
présentant Dieu sans le représenter, conformément aux
interdits des croyants à la Lettre de la Bible et du Coran.
Gagarine étant un athée, comment aurait-il pu reconnaître le
Dieu Jéhovah ou Allah sur un tableau abstrait? Faut être
logique! À ce point?
!
Quelqu’un pourrait-il se tenir la tête en bas pour ainsi
pouvoir mieux m’expliquer pourquoi des hommes
supposément très logiques et infiniment raisonnables
s’acharnent encore aujourd’hui à écrire des poèmes, à
composer de la musique, à dessiner au fusain, à peindre à
!
!
387"
!
l’aquarelle, au gun ou à l’acrylique, à danser comme des fous,
certains de ces énervés fanatiques capables d’en venir aux
coups mortels pour s’approprier les petites culottes roses
qu’une chanteuse branchée a négligemment lancées dans
l’auditoire pour le récompenser de son accueil branché, in et
red hot? Le branché, le in, le red hot et le heavy metal, est-ce
qu’on est là dans l’univers logique et rationnel qu’on nous
promet, sinon pour aujourd’hui, sûrement pour demain?
Comme, dans le temps, le marxisme « scientifique »,
éminemment rationnel et logiquement athée, nous promettait
« des lendemains qui chantent »?
!
Pour tout dire, celui qui fait profession de logique et de
raison - ce qui est l’entreprise de tout humain digne de ce nom
- doit comprendre assez tôt dans la vie, sous peine de la
gaspiller, que la raison est à son meilleur quand elle reconnaît
que la raison ne connaît pas tout. Et que tout ce qu’elle ne
comprend pas n’est pas nécessairement illogique et
déraisonnable.
Pour ensuite chercher à savoir si, quand elle est couchée à
la racine du pissenlit, au-dessus de sa tête chante la fleur du
pissenlit. Et ce que chante le jaune de la fleur du pissenlit, la
raison seule n’arrivera jamais à le déchiffrer. Et combien
d’autres chants que seul le coeur peut entendre? Le coeur et la
foi. Deux alliés.
!
!
!
388"
!
***
!
P.-S. écologique
!
Logicien, le rouge est-il logique? Le vert des feuilles est-il
plus logique que l’orangé de l’orange? Les cerises ne
pourraient-elles pas être jaunes, sans que la logique en soit
offensée? Pourquoi les arbustes se contentent-ils de rester
arbustes, alors qu’ils pourraient devenir arbres ou du moins
arbustes? Réfléchis deux minutes, pour découvrir peut-être
que l’univers et toi-même, vous êtes tout autre chose que de la
logique condensée ou diluée en athéisme.
L’étonnant, c’est que je ne comprends pas, mais que j’ai
parfaitement raison de faire comme si j’avais raison. Je ne
comprends pas pourquoi je vis, ce qu’est la vie et ma vie;
pourtant, j’ai d’excellentes raisons d’aimer la vie et d’y être
fortement attaché. C’est une question de vie ou de mort. Et je
réponds en choisissant la vie. Aveuglément, spontanément,
raisonnablement.
Je ne sais pas non plus, loin de là! qui je suis. Quand je
m’arrête, stupéfait, et que j’essaie de comprendre un peu
mieux qui je suis, je perds pied et coule à pic dans l’abîme de
l’inconnu. Et toi, bien évidemment, tu ne sais pas plus qui je suis, ni
même qui tu es, sinon de façon très superficielle, pour ne pas
dire nulle. Tu connais peut-être ton nom, ton âge, ton visage,
!
!
389"
!
tes pieds et ton ethnie, ton pays (et encore!); ce qui ne me
renseigne en rien sur ce que tu es. Ça suffit pour te procurer
un passeport, mais c’est parfaitement insuffisant pour me
donner des renseignements valables et utiles sur ta forte
personnalité.
- Oui, peut-être, mais je n’ai pas besoin de savoir qui tu
es ni même qui je suis pour me conduire dans la vie de façon
raisonnable, c’est-à-dire comme un homme éclairé, logique. - C’est vrai, mais un logicien-logicien te dira que c’est
faux.
- Tu veux dire que si je ne comprends pas qui tu es ni
même qui je suis, je peux quand même me conduire
intelligemment dans la vie? Que j’aurais raison, par exemple,
de continuer à me choisir moi-même plutôt que de choisir
d’être Pierre-Jean-Jacques? Que je ne perdrais rien au
change, puisque je ne me comprends pas plus que j’ai jamais
connu cet illustre Pierre-Jean-Jacques et que celui-ci ne m’a
jamais connu?
- Je le crois. Et chose, étonnante, tu le crois aussi. Et à
peu près tout le monde le croit, sauf ceux qui sont très forts en
logique pure.
Tout le monde, ou presque, croit que ce qu’il peut faire de
meilleur dans la vie, c’est d’être, ou du moins essayer, d’être
lui- même. Nous en sommes à peu près tous là. Sinon, nous
serions ailleurs, c’est-à-dire nulle part.
- Pourquoi dis-tu « presque ou à peu près »?
!
!
390"
!
- Parce que le logicien pur, lui, n’est pas là. Il est ailleurs:
enfermé dans sa cellule hermétique ou, au mieux, dans la
maison close de sa logique.
Sa cellule est close; elle est vide aussi. L’orgueil de son
propriétaire y a fait le vide. Le suffisant, l’orgueilleux, le plein
de lui-même, ne peut et ne veut rien recevoir de l’extérieur,
surtout pas Dieu.
Car Dieu n’est pas le dieu de l’apesanteur, un être creux
capable de se mouvoir et de vivre dans le vide. Il est le plein,
le plus lourd de réalité. Il s’installe quelque part quand il
trouve un solide terrain d’accueil pour se poser, un sol
intéressé à recevoir la semence. Si tu t’ensemences toi-même,
tu deviens stérile. À semer le vide, tu récoltes le vide.
!
!
Les philosophes sérieux, j’aime à le croire, ont dû
longuement s’interroger en se demandant: « Comment
l’homme peut-il être à la fois si ignorant et si sûr d’avoir
raison? Surtout quand il s’agit de choses si importantes: la vie,
la joie, la tristesse, être ou ne pas être?, qui suis-je? où vais-je?
est-ce que ça en vaut vraiment la peine? Etc. »
Un homme vivant ne comprend même pas pourquoi il est
en vie, ce qu’est la vie, qui il est lui-même. Et voilà qu’il
préfère de toutes ses forces rester en vie et rester lui-même.
C’est à n’y rien comprendre! Mais cela est extraordinairement
admirable et sensé.
!
!
391"
!
Les logiciens-logiciens ne comprennent pas plus que moi
ce qu’est la vie, ce qu’ils sont eux-mêmes; pourtant, ils
choisissent, du moins la plupart d’entre eux, de rester en vie,
d’aimer la vie et de s’aimer eux-mêmes, de s’aimer du moins
autant qu’ils aiment Pierre-Jean-Jacques. Ce en quoi ils sont
parfaitement sensés, tout en étant éminemment illogiques.
!
Ça ne vous étonne pas? Moi qui suis pourtant plutôt
intuitif et ignorant, je sais que l’homme et la vie sont tout
autre chose que logiques. Les logiciens, eux, avec toute leur
logique d’avant-garde, n’arrivent même pas à être assez
logiques pour voir qu’ils ne sont pas plus logiques que moi, et
que la vie, somme toute, n’est pas plus logique qu’eux.
Mais la raison est du côté de la vie, et non de la logique.
Non pas parce que la vie est illogique, mais parce qu’elle est
tout autre chose que de la logique. Un homme sensé devrait donc être assez raisonnable pour
faire confiance à la logique quand c’est logique (v.g. le sapin
est un sapin; un ronfleur est celui qui ronfle; l’est est à l’est de
l’ouest; 2 ou 3 ne font pas toujours 9; (a+b) 2 = a2+2ab+b2); le
tout est plus grand que chacune de ses parties; etc.). Par
contre, il doit être suffisamment sensé pour ne pas suivre sa
logique étriquée, quand la vie devance et déborde de toutes
parts sa petite logique, spécialisée comme la pointe d’une
seringue. Bravo pour la seringue! À la condition de ne pas
s’en faire un idéal et un outil universel.
!
!
392"
!
!
Ce qui m’amène tout logiquement, du moins ici, à
comparer l’expérience que j’ai de ma foi à l’expérience que j’ai
de la vie et de ma vie. Je vois que ces deux expériences ont
beaucoup en commun, au point, non pas de se confondre
comme des frères siamois, mais de se ressembler comme des
sosies.
La foi est irrationnelle, au même sens que la vie et ma vie
sont irrationnelles. Certains en concluent qu’elles sont
insensées, illogiques, donc à rejeter, si on veut être un homme,
un vrai! qui sait mettre de l’ordre et de la logique dans sa vie.
Tu fais l’expérience de la vie; après quoi, tu crois en la vie.
Tu fais l’expérience de la joie et de l’amour; après quoi, tu
crois en la joie et en l’amour; et tu les préfères à leur contraire.
Tu fais l’expérience de la foi; après quoi, tu crois en Dieu; et
tu préfères la foi en Dieu à la foi de l’athée. Tu expérimentes
que tu as l’intelligence; après quoi, tu crois que l’intelligence,
c’est quelque chose de bon, de sensé; et tu la préfères à son
contraire.
Pourtant, la vie, ta vie, l’amour, la joie, l’intelligence, ce
sont des réalités impossibles à prouver en logique
démonstrative. Pourtant, tu as raison d’y croire, du moins je
l’espère.
Pourquoi je crois, alors que je ne peux pas prouver par la
raison que j’ai raison de croire? Pourquoi croire que j’ai raison
de rester moi-même, quand je n’ai aucune raison suffisante de
!
!
393"
!
croire que je ne serais pas mieux si j’étais un autre, le premier
ou le dernier venu? Pourquoi donc ne pas préférer l’homme à
« deux têtes valent mieux qu’une » à l’homme qui croit qu’il
vaut mieux avoir une seule tête, la sienne, que deux autres
têtes des autres, même si chacune de ces deux têtes étrangères
est beaucoup plus géniale que sa petite tête à lui?
!
Pourquoi croire à mon âme que je n’ai jamais vue et que
personne n’a jamais vue? Quelles raisons ai-je de croire que
cette âme est immortelle, puisque je vois tant de gens mourir?
Et quand je n’en vois pas, d’autres, dignes de confiance, me
disent qu’ils voient tous les jours mourir hommes, femmes et
enfants. Pourquoi croire que le Verbe s’est incarné, quand je
ne comprends pas ce qu’est le Verbe et que je suis
radicalement incapable d’expliquer ce qu’est l’Incarnation,
c’est-a-dire l’union d’un homme et de Dieu, Dieu restant Dieu
et l’homme restant homme? Vrai Dieu-vrai homme.
C’est pour le moins très étonnant, l’Incarnation de Dieu.
Mais il existe une autre incarnation aussi étonnante: la
mienne. Je crois que mon âme n’est pas mon corps et que
mon intelligence n’est pas mon coeur ou mes pieds. Mais qui
m’expliquera et s’expliquera à lui-même comment mes pieds et
mon intelligence peuvent vivre en bon voisinage, bien que j’aie
besoin de manger du blé d’Inde ou du veau pour tenir mon
intelligence en forme?
!
!
394"
!
Je suis plein de mystère. Tu es plein de mystère. Mais ce
mystère n’a rien d’irrationnel. Et à l’expérience, je découvre
qu’avoir une intelligence immatérielle dans un corps très
matériel, cela n’a rien d’illogique. Et que cela vaut mieux
qu’être rhinocéros ou un pieu parfaitement logique.
!
C’est ainsi qu’à l’expérience j’ai découvert que la foi
incompréhensible était un don aussi précieux que les dons de
la vie et de l’intelligence incompréhensibles.
On peut me dire que c’est une illusion. Comme on peut
dire que vivre, c’est vivre dans l’illusion ou que l’amour est
une illusion des sens. Mais celui qui a expérimenté l’amour,
sait que l’amour est tout le contraire d’une illusion. C’est une
réalité, pleine, comble, débordante. La raison n’y comprend
rien, sauf que c’est infiniment raisonnable de tomber (ou
plutôt monter) et de rester en amour. Comme il est
parfaitement raisonnable de rester dans la vie après y être
tombé. Tomber en amour, ce n’est pas une chute; et y rester
n’est pas une déchéance ou un illogisme. De même, tomber et
rester dans la foi, n’a rien d’une dégradation et d’une démence
prolongée.
!
La raison serait plutôt du côté de ceux qui croient
raisonnable de tomber en amour plutôt que de tomber ailleurs
ou en Rien.
!
!
395"
!
« Ça se discute? » Évidemment que ça se discute! Tout se
peut se discuter, et sans fin. Mais infiniment plus que la
discussion vaut l’expérience. L’expérience de l’amour et de la
foi transcende la discussion des douteux. D’autant plus que
dans la discussion, les « preuves » contre l’amour et la foi sont
loin d’être irréfutables, cimentées, blindées de logique. Elles
sont fort discutables. Comme est fort discutable le credo de
ceux qui prétendent que rien n’échappe aux lumières et au
contrôle de leur logique dite très rationnelle.
Péguy disait à peu près ceci: « On demande toujours aux
catholiques de prouver qu’ils ont raison de croire. Il faudrait
demander non moins souvent à ceux qui ne croient pas de
prouver qu’ils ont raison de ne pas croire. »
!
Ce n’est sûrement pas une preuve très forte de dire, par
exemple, qu’on ne peut pas et qu’on ne veut pas croire, parce
qu’il y a des curés et des cardinaux débiles ou scandaleux, ou
que l’Église a fait des erreurs et même des crimes, ou que si
Dieu avait existé au temps d’Auschwitz, il n’y aurait pas eu
d’Auschwitz. Pas plus que c’est une preuve contre l’existence
et l’utilité de l’intelligence de dire que l’intelligence de
l’homme fait souvent des erreurs et même des crimes.
La foi n’explique pas tout, n’a pas de réponse à toutes les
questions. Il s’en faut de beaucoup. Comme il s’en faut de
beaucoup que ton intelligence comprenne tout et puisse
donner des réponses sensées, précises, et exhaustives, à toutes
!
!
396"
!
les questions qu’on te pose, que la vie te pose, et que tu te
poses.
Devant l’horreur d’Auschwitz, ce que le croyant sensé et
l’incroyant sensé peuvent dire de plus raisonnable, c’est que
de tels crimes sont à proscrire. Le dire, et surtout le croire,
c’est déjà beaucoup: c’est croire que l’homme est tout autre
chose qu’un animal, et que ce n’est pas bien pour l’homme de
se conduire en animal, féroce et carnassier en plus.
!
Il est possible (tant de choses sont possibles!) que le
matin de sa mort quelqu’un d’aussi fou à ce moment-là qu’il l’a
été tout au long de sa vie, se dise dans un dernier souffle: «
Bon, voilà qui est fait: je suis devenu si intelligent qu’on ne
peut plus rien ajouter à mon intelligence. Elle est pleine, elle
déborde. J’ai de réserves d’intelligence suffisantes pour toute
une éternité, et même plus. Laissez-moi donc mourir: j’étouffe,
je suffoque d’intelligence! » Et il part, heureux.
Toi, chargé de faire son oraison funèbre, croirais-tu
opportun, voire indispensable en logique, de faire allusion
devant ton auditoire à ces derniers propos de ton fidèle ami?
Si oui, je crois que tu mourras aussi fou que lui, et même plus,
peut-être. C’est difficile, mais faisable, du moins en théorie. La
logique n’y voit rien d’impossible. « Tu m’en diras tant! »
!
Il faut être intelligent pour se rendre compte qu’on ne l’est
pas assez. Et pour s’en attrister; mais pas au point de se
!
!
397"
!
suicider. Il faut être croyant pour se demander pourquoi le
mal existe, si Dieu existe. Un athée n’a pas à se poser cette
question. Il dit que le mal existe parce que l’homme est
mauvais. C’est vrai que l’homme est souvent mauvais,
méchant, et même horriblement, monstrueusement méchant.
Mais ça n’explique pas pourquoi il l’est. Il faut chercher outre.
Saint Paul ne disait pas, et surtout ne pensait pas, qu’il
était rendu au bout de sa foi. Bien au contraire. Il disait: « Je
cours pour saisir le Christ, comme j’ai été saisi par lui. » Plus il
était dans le Christ, plus il voulait le saisir. Il en est de même
pour un homme intelligent: il court pour saisir toujours mieux
son intelligence (qui lui échappe toujours, du moins en bonne
(?) partie.
De même, il faut avoir la foi pour savoir qu’on ne l’a pas
suffisamment et pour souhaiter l’avoir davantage. De même,
dit C.S. Lewis, plus un homme est bon, plus il se rend compte
combien il est mauvais. Le bon croyant, tout comme le bon
athée, aimerait bien comprendre pourquoi il y a tant de mal et
tant de misère dans le monde. L’Abbé Pierre était hanté par
cette question. Et il la posait souvent à Dieu, parce qu’il
croyait en Dieu. Et un grand nombre de bons croyants se sont
posé, et se posent encore aujourd’hui, les mêmes troublantes
et douloureuses questions.
D’où il s’ensuit qu’avoir des doutes de foi, c’est aussi
normal et sain qu’avoir des doutes d’intelligence. Parce que la
foi t’ouvre sur l’Infini. Et l’IN-fini, il faut du temps pour se
!
!
398"
!
l’approprier au point de n’avoir plus rien à lui envier et à lui
demander.
Celui donc qui penserait être rendu au bout de sa foi, en
pleine lumière, ce serait un illuminé qui prend sa vessie pour
une lanterne. Comme cet autre qui pense que, moyennant un
peu plus de constance et d’effort, il sera bientôt rendu au bout
de lui-même. « Il faut se rendre au bout de soi-même et, si
possible, savoir se dépasser », nous dit souvent ON. Mais si tu
te dépasses, où diable te retrouveras-tu? Il y a « la folle du
logis »; il y a aussi la folle hors logis: celle qui s’est dépassée,
puis est tombée... dans le vide.
!
Si tu m’en crois, ou du moins si tu en crois de plus
intelligents que moi - et que toi peut-être, je ne sais -, méfietoi beaucoup-beaucoup de ceux qui n’ont pas de doutes
d’intelligence. Comme tu dois te méfier tout autant de ceux
qui n’ont pas de doutes de foi: ces deux fiers-à-bras vivent
sous le seuil de la pauvreté intellectuelle et spirituelle.
Je viens tout juste de lire ceci dans le livre Lumière des
oiseaux, de Pierre Morency. Un livre lumineux et envolé
comme un vol de colibri. Il cite un éminent naturaliste
brésilien, amoureux des colibris et de la vie. « Le secret d’une
vie exaltante n’est pas dans la découverte des merveilles, mais
dans leur quête. » Ce qui ne veut pas dire que ce saint homme n’avait
découvert aucune merveille. Tout simplement, il ne croyait pas
!
!
399"
!
s’être rendu au bout des merveilles, et surtout, surtout, il était
bien conscient de ne pas les avoir « dépassées ».
Si saint Paul court, c’est parce qu’il possède déjà ce qui le
fait courir; et il le possède déjà suffisamment pour qu’il courre,
au lieu de contenter de marcher. Il ne sait pas trop jusqu’où ce
Quelqu’un le fera courir, mais il court. C’est tout le contraire
de courir dans le vide: c’est courir avec ce qui te remplit.
!
Tu cours, parce que Quelqu’un t’attire, te tire à lui.
Puisqu’il te tire, c’est donc qu’il t’a déjà « saisi ». « Tu ne me
chercherais pas, si tu ne m’avais déjà trouvé », dit Dieu à saint
Augustin et à Dom Camillo. De même, ici: « tu ne courrais
pas pour me saisir, si tu ne m’avais déjà saisi, et si moi je ne
t’avais pas déjà saisi pour t’attirer, pour te tirer, pour te faire
courir. »
Connais-tu quelqu’un qui aime et qui ne court pas pour
saisir ce qu’il aime? Mais pour aimer, il faut au préalable avoir
trouvé quelque chose ou une personne que tu trouves aimable.
On est ici dans une bonne forme de logique, une logique
qui n’est pas fermée, enfermée sur elle-même, mais qui court,
ou du moins qui marche, pour saisir le vrai.
!
Est-il possible à un croyant d’augmenter la vigueur et la
vitesse de sa course, de sa foi? Qu’en penses-tu? Je ne sais.
Moi, je le crois. Je le crois avec saint Pierre qui disait à Jésus:
« Je crois, Seigneur. Mais, Seigneur Dieu! augmentez ma foi!
!
!
400"
!
» Il parlait alors en homme et en croyant sensé. Et - j’aime à
le croire - quand il disait cela, saint Pierre savait, croyait
qu’un homme, pour courir, ne doit pas rester assis et attendre
qu’on le fasse courir.
L’intelligence m’est donnée, ô combien gratuitement! sans
aucun mérite de ma part! Ma foi aussi. Après avoir reçu ces
dons, c’est mon travail de les faire fructifier, par des actes
d’intelligence et par des actes de foi que j’ai la capacité de
faire. Laissée sans exercice, la foi devient ankylosée, propre à
rien. Tout comme l’intelligence non exercée régresse vers le
néant ou du moins vers la Bêtise.
Cela, il me semble, peut se comprendre facilement, par les
plus grands, mais aussi par les plus petits, et même par les tout
petits petits.
!
Mais il me semble non moins évident que ni la foi ni
l’intelligence ne sont données à tout le monde. Les uns
reçoivent le don de l’intelligence, alors que d’autres reçoivent
je ne sais quoi. De même, certains reçoivent le don de la foi;
d’autres ne le reçoivent pas.
Alors, on pourrait dire: « Ceux qui n’ont pas reçu le don
de l’intelligence, il est bien inutile qu’ils essaient d’acquérir
l’intelligence. De même, ceux qui n’ont pas reçu le don de la
foi feraient mieux de s’occuper à tout autre chose que
d’essayer de se la donner. »
Ce qui demande réflexion. Et pas rien qu’un peu.
!
!
401"
!
!
Que la foi nous soit donnée, c’est une évidence aussi
fulgurante qu’il est évident que nous avons reçu l’intelligence
et notre langue maternelle. La foi nous est donnée, d’abord
parce que nous recevons tout de Dieu, mais aussi parce
qu’elle nous a été transmise, donnée par ceux qui avant nous
l’avaient reçue, comme ils nous ont transmis notre langue
maternelle qu’ils avaient eux-même reçue de leurs plus
lointains ancêtres.
Mais vient un jour où cette foi reçue gratuitement, il faut
que tu te la donnes. Tu as peut-être cru passivement pendant
ton enfance; à l’adolescence - qui peut commencer très jeune -,
il faut que ta foi devienne active, sous peine d’être asphyxiée
par tout et par rien. La parabole du semeur en fait foi: il
dépend de toi que la semence produise peu, beaucoup, ou rien
du tout.
!
Le théologien le plus fiable pour nous parler de la foi,
c’est le Verbe incarné. Quand il en parle - et il en parle très,
très souvent -, c’est pour nous dire de croire. Pourquoi nous inviterait-il si souvent, si impérieusement,
à croire, si la foi ne dépendait pas de nous? On ne peut pas
raisonnablement exiger de quelqu’un ce qu’il est impuissant à
donner: ce serait de la tyrannie, en plus d’être une idiotie.
« Comme vous êtes lents à croire ce qu’ont dit les
prophètes (à son sujet), dit Jésus aux deux disciples
!
!
402"
!
d’Emmanüs démoralisés par sa mort. Ce « comme vous êtes
lents! » suppose qu’ils pourraient aller plus vite. S’ils le
voulaient. « Si vous aviez la foi gros comme une graine de
sénevé (ou de pissenlit), vous diriez à cet arbre: « Déracine-toi
et va te planter dans la mer. Et il le ferait! » (Certains
chrétiens, flyés sans orbite, ont sûrement déjà essayé de faire
ça, pour voir si leur foi était aussi enracinée et solide qu’un
gros arbre. )- « Crois-tu que je peux te guérir? » - « Crois-tu
que je suis la résurrection et la vie? »
Donc, il ne cesse de nous dire qu’il dépend de nous de
croire ou de ne pas croire. Ce qui veut dire: au lieu d’attendre
qu’ « un jour, peut-être, ce sera ton tour » de gagner la foi
comme on gagne le gros lot à la loterie; au lieu d’attendre
passivement que la foi te sera donnée sur un coup de chance,
il vaudrait infiniment mieux te la donner aujourd’hui. Après,
tout de même, t’être assuré que tu as des raisons raisonnables
de croire. Sinon, tu croirais comme un pieu croit à la pluie.
!
Ces raisons suffisantes ne sont pas à découvrir sous les
montagnes ou par des cours de doctorat en théologie. « Si
vous ne croyez pas à ce que je vous dis, du moins croyez à
mes oeuvres. » Croyez à ce que vous voyez de vos yeux et
entendez de vos oreilles, si toutefois vous avez des yeux et des
oreilles et que vous appris à vous en servir, contrairement aux
idoles de bois.
!
!
403"
!
Et ces oeuvres sont bien visibles pour tous ceux qui
veulent voir, et qui ne se donnent pas toutes sortes de
prétextes pour ne pas voir. « Venez, et vous verrez », dit
Jésus à ses deux premiers disciples (et à chacun de nous),
curieux de savoir s’ils ont raison d’abandonner leur barque et
leurs filets pour le suivre. Or, ces deux premiers disciples
n’étaient pas des scribes ou des docteurs de la Loi, des
diplômés en théologie: c’était des pêcheurs.
Il sont allés, ils ont vu, et ils ont cru. Ils sont allés, non pas
visiter la chambre où logeait Jésus, mais ils sont allés voir ce
que ce curieux homme avait à leur dire. Et ils ont cru. Pas
tout de suite de façon fulgurante (la suite de cette histoire
devait le bien démontrer), mais suffisamment pour se mettre à
sa suite.
Et qu’ont-ils vu? « Ce que nous avons vu de nos yeux, ce
que nous avons touché de nos mains: le Verbe de vie », dira
saint Jean après la résurrection. « Nous qui avons mangé et
bu avec lui après sa résurrection », dira saint Pierre. Manger
et boire avec un ressuscité, c’est mieux que gagner le gros lot
et manger avec le pape, George W. Bush ou les parrains qui
ont commandité les canadian fédéralistes commandites.
!
Lire l’Évangile avec un peu d’attention et de profit, c’est
découvrir à chaque page que nous sommes invités à croire,
priés de croire. Pas à n’importe quoi, pas à n’importe qui.
Mais à l’Amour de Dieu pour nous et au Verbe qui incarne cet
!
!
404"
!
Amour. Le croire, à cause de ce qu’on voit et de ce qu’on
entend, si on ne se fait pas volontairement sourd, en plus de se
faire volontairement aveugle. « Ils ne viennent pas à la
lumière, parce qu’ils craignent que la lumière ne révèle que
leurs oeuvres sont mauvaises. » Que mes oeuvres soient
bonnes ou mauvaises, cela dépend de moi, si je crois à ma
dignité d’homme responsable.
« Beaucoup de prophètes et de justes ont souhaité voir et
entendre ce que vous voyez et entendez, et ils ne l’ont pas vu
ni entendu. Vous, vous voyez et vous entendez, vous me voyez
et vous m’entendez. Il dépend de vous de comprendre, de ne
pas faire exprès pour ne pas voir ni entendre. »
!
Cette catéchèse de Jésus concernant la foi dépasse
infiniment toutes les savantes études que les plus grands
théologiens peuvent faire sur la foi. C’est à la fois simple, très
simple, et en même temps très profond. Parce que c’est vrai.
C’est simple et vrai comme un arbre est simple et vrai,
comme ta main, c’est une chose simple et vraie. C’est simple et
vrai comme le pain et le vin. C’est nourrissant comme le pain
et enivrant comme le vin. « Venez, et vous verrez. Goûtez, et
voyez. »
Libre à toi, après avoir goûté ce vin, de dire que le vin, ça
n’a pas bon goût ou que « ça goûte rien », parce que ceux qui
te le servent sont mal habillés, plutôt minables, en plus d’être
!
!
405"
!
souvent aussi pécheurs que toi et peut-être même plus que
moi et moi réunis. Pour le meilleur et pour le pire.
!
J’ai du mal à comprendre - plus précisément: je ne
comprends pas - pourquoi on s’est donné tant de peine,
pourquoi on a déployé tellement de subtilité intellectuelle
pour jongler longuement à « la grâce qui peut être suffisante
mais non efficace », et à « la grâce qui peut être efficace mais
non suffisante ». Et autres jongleries étourdissantes. Un
Chinois croyant, avec toute sa subtilité plusieurs fois
millénaire, doit avoir autant de mal que moi à s’y retrouver.
Et si jamais il s’y retrouve, à quoi lui servira-t-il d’avoir trouvé
ça?
Si on entend par là que la grâce est toujours suffisante, au
sens que Dieu l’offre suffisamment à chacun pour que chacun
la rende efficace, en l’accueillant librement, je comprends,
sans besoin de subtilité byzantine ou chinoise.
Mais si on entend par là que Dieu offre à tout le monde
une grâce suffisante, mais qu’il se réserve le droit de la rendre
efficace pour un certain nombre d’élus seulement, alors je
n’arrive pas à comprendre cette mentalité et cette stratégie
divines. Ça ressemble au Déterminisme glacial de Calvin et
des philosophes vicieux enchaînés sur le tapis roulant de leur
déterminisme savant.
« Mes pensées ne sont pas vos pensées, dit Dieu, et elles
dépassent infiniment les vôtres. ». Je veux bien. Je le souhaite
!
!
406"
!
même beaucoup. Mais faut-il en conclure que je suis dispensé
de penser ou que je peux penser n’importe quoi, sous prétexte
que Dieu, lui, pense bien et qu’il pensera pour moi?
Lui, Dieu, peut-il penser que si un homme à la force
suffisante pour lever deux cents kilos, et s’il le fait, il peut
malheureusement lui arriver de ne pas avoir eu la force
efficace pour le faire? Si oui, Dieu pense à l’envers. Et moins
bien qu’un homme à l’endroit.
!
Ce sont là, il me semble, des discussions plutôt absconses
(ou absconnes) et stériles. C’est mettre beaucoup de soin à
filtrer le maringouin avant d’avaler l’orignal avec grâce et cul
sec.
En me référant à la parole et aux actes de Jésus, plutôt
qu’aux subtils labyrinthes et volutes des théologiens en orbite,
je crois pouvoir affirmer que tu reçois la foi, si tu te la donnes.
Avec pareille affirmation, tu n’es plus dans le mou
diplomatique, dans les dédales visqueux des labyrinthes
ténébreux et dans la brume épaisse des subtils taponneux.
« Ah! si j’avais donc la foi! II me semble que cela me
simplifierait la vie. » Mais alors, pourquoi ne crois-tu pas, au
lieu d’attendre d’avoir la foi avant de la demander? Elle est là,
la foi, offerte, donnée. C’est à toi de te la donner, en la
prenant.
C’est simple, ce que je viens de dire là; mais ça n’a rien de
simpliste. Et ça évite de longues discussions à vide. Des
!
!
407"
!
discussions pour éviter d’avoir à prendre la décision de
prendre la foi et de la garder.
!
Ce qui ne contredit en rien le fait que tout nous vient d’en
haut, le faire et même le vouloir. « C’est grâce à ta grâce que
nous accueillons ta grâce », dit une prière chrétienne sensée. Mais parmi les choses qu’on a reçues et qu’on reçoit
continuellement, il y a ce don extraordinaire de notre liberté.
Liberté de croire, ou liberté de ne pas croire. Dieu est libre,
mais l’homme aussi. Dieu était libre de croire en moi, du
moins avant de me créer; et moi je suis libre de croire ou de ne
pas croire en lui après avoir été créé par lui.
!
« Le paresseux dit: « Je ne sors pas de la maison: il y a un
lion dans la rue! » Il n’y a pas de lion dans la rue, mais il y a
bel et bien un paresseux qui paresse dans sa maison.
La paresse, obstacle mou, mais très efficace contre la foi,
comme une montagne de margarine contre tes balles de
tennis. L’orgueil, obstacle majeur et dur contre la foi. Saint
Jean en signale un autre, aussi ferme et peut-être encore plus
efficace que les deux premiers. Il dit, cet apôtre pacifique,
équilibré, et amoureux: « La lumière est venue dans le monde,
et les hommes ont mieux aimé les ténèbres que la lumière.
Parce que leurs oeuvres étaient mauvaises. Car quiconque
fait le mal hait la lumière et ne vient pas à la lumière, de peur
que ses oeuvres ne soient blâmées. » (ou qu’il perde son rang
!
!
408"
!
de sénateur, de champion olympique ou vedette du petit
écran).
Saint Jean aime dire les choses sans détour diplomatique
visqueux, filandreux et vicieux. Il dit que Judas était un
voleur parce que Judas était un voleur. El il est du côté de son
aveugle-né qui, après sa guérison, dit que maintenant il voit,
et qui demande aux pharisiens pourquoi diable eux, ils ne
voient pas ce qui est à voir, alors que lui, tout aveugle qu’il ait
été depuis sa naissance, il voit maintenant ce qu’il y a à voir: la
lumière, les arbres dans la lumière, les pharisiens avec un
bandeau de barbe mosaïque sur les yeux pour ne rien voir.
Lui, dans la lumière de la vérité, il voit que cet homme
lumineux, celui qui l’a guéri, c’est le Christ. Dans le texte cité plus haut, saint Jean dit que si tu
préfères les ténèbres à la lumière, c’est parce que tu es un
ténébreux, volontaire de surcroît. Ce n’est pas agréable à
entendre. Mais pourquoi serait-il plus consolant de le faire?
!
Si j’ai tort, qu’on me le prouve! Mais pas avec les lions
imaginaires, avec des pharisiens, aveugles volontaires enfargés
dans leur barbe mosaïque et dans les lettres de la Loi, avec des
emberlificatoges tataouineux de casuistes et des barlandages
vicieux de constitutionaleux taponneux.
J’en ai marre de ces excuses vicieuses, comme j’en ai
marre des assistés sociaux volontaires et de nos diplômés
universitaires analphabètes qui parlent et écrivent leur langue
!
!
409"
!
maternelle comme des ouistitis, parce qu’ils se sont entraînés,
et s’entraînent toujours, à penser comme les ouistitis pensent,
s’ils pensent.
!
Sortir de ces labyrinthes vicieux, prendre le large pour
aller prendre l’air. Comme il fallait sortir des ornières et se
tenir au large des directives du ministère de notre Héducation
pour échapper à la loi du minimum dans l’enseignement de la
langue maternelle (et de tout le reste). Le minimum sacré de
nos conventions de travail collectivistes ne valait guère mieux.
Le maximum de clauses et d'addenda pour assurer le
minimum et le défendre farouchement avec toute une panoplie
de griefs disponibles.
C’est ainsi que ta convention collectiviste, supposément
logique, rien que logique, utilisait une pleine page de formules
mathématiques pour t’apprendre, scientifiquement, ceci: «
Beaupré, à la session d’automne, ta charge de travail sera de
87,113. Normalement, en suivant la procédure standard de
nos calculs, elle devrait être de 89,109. Mais un de nos
experts-comptables nous a signalé qu’en utilisant la clausule
C, en bas de page de l’article 408, qui permet d’utiliser le
facteur PI3 plutôt que le facteur ZEN8, on a pu te faire
bénéficier d’un allègement appréciable. »
La vie, mise en bouteilles, en moules et en boîtes scellées!
La vie coulée dans des formules mathématiques impeccables!
!
!
410"
!
Les plus propres et les plus promptes à asphyxier la vie, la foi,
et aussi bien la raison!
Si tu protestais contre ces façons barbares d’étrangler
scientifiquement la vie, en commençant par la langue
maternelle qu’on pendait haut et court, on te disait:
«
Beaupré, comme tu n’es pas de formation scientifique, tu n’as
pas le sens des mathématiques. Tu ne pourrais sûrement pas
appliquer correctement les formules mathématiques et
algébriques qui déterminent ta tâche de travail. Alors, laisse
ceux qui sont compétents le faire pour toi. Et les remercie,
après les avoir payés. »
Le sens des mathématiques, en ce cas, travaillait
systématiquement, logiquement, scientifiquement, à rebours
du bon sens. Si la Lettre est propre à tuer l’Esprit, le sens
mathématique et les chiffres peuvent l’être tout autant. Et ils
ne manquent pas à leur devoir, qui est de n’entendre que des
chiffres.
Tout comme la logique peut être d’une redoutable
efficacité pour asphyxier la raison... et la foi.
!
J’ai la même attitude, face à ceux qui, volontairement, de
leur plein gré, librement, volent, mentent et violent volontiers.
Et qui, souvent, disent volontiers avec les tueurs nazis: « On
n’a fait qu’obéir aux ordres. » Quels ordres? Ceux de leurs
chefs criminels, mais aussi, (surtout?) leurs propres ordres
!
!
411"
!
criminels. Tu peux te donner l’ordre d’être criminel. Tu peux
aussi te donner l’ordre de croire.
!
« Cette parole est trop dure! Qui peut la supporter? »,
dirent à Jésus beaucoup de ses disciples après qu’il leur eut
dit: « Si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’homme, et si
vous ne buvez pas son sang, vous n’aurez pas la vie en vous. »
Le plus grand Amour, considéré comme trop dur!
Et ils le quittèrent. Pour courir après leurs « affaires
courantes »: leur cote en bourse, leur cote d’écoute, leur
carrière, leurs boeufs, leur campagne électorale, leur gazon,
leur repos bien mérité, leur jogging sur les plages d’Acapulco,
bref, pour tout ce que tu voudras, pourvu que ça dispense de
penser. En pensant, on pourrait peut-être en venir à penser
que la foi, ce n’est pas impensable.
« L’embêtant avec la vérité, c’est que, si tu la cherches, tu
la trouves », a dit quelqu’un qui n’allait pas dans la vie par
quatre chemins à la fois comme Jacques Languirand. Mais le
meilleur moyen de ne pas la trouver, c’est encore de ne pas la
chercher. L’autre moyen, tout aussi efficace, c’est, après l’avoir
trouvée, de la remiser à la cave ou au grenier, pour qu’elle ne
nous gêne pas dans nos allées et venues, et qu’on ne soit pas
porté à y penser. On peut aussi la mettre sous le lit, avec la
chandelle dont IL parlait, pour qu’elle ne nous fasse pas mal
aux yeux; ce qui nous empêcherait de nous endormir pour de
bon. !
!
412"
!
!
!
« Celui qui doit s’envoler se donne des ailes. » (Pierre
Morency). Il dit cela des oiseaux et... des hommes. Les deux
sont faits pour voler. L’oiseau, par nécessité biologique et
aussi, semble-t-il, souvent par plaisir; l’homme, jamais par
nécessité ou contrainte, mais par choix, libre.
On peut choisir de ne pas voler. Alors, le remède le plus
efficace pour ne jamais succomber à la tentation de s’envoler,
c’est de se couper les ailes. Rien de plus simple.
Mais cette chirurgie à froid, sous anesthésie totale ou
partielle, est-elle plus logique que la décision de garder nos
ailes, pour nous envoler où et quand ça nous plaît? Pour nous
envoler, sans pour autant mépriser la marche au niveau des
pissenlits, des bleuets et des ancolies. Nous envoler dans la
logique, tout en restant raisonnables. Nous envoler dans la foi,
tout en gardant et chérissant la raison.
!
!
!
P.-S. de P.-S.
!
La raison, on peut la perdre. La foi aussi.
Tout le monde perd l’usage de la raison quand il dort.
Même quand tu rêves, on ne peut pas dire que tu fais un
usage contrôlé, logique, raisonnable, de ta raison. C’est là une
!
!
413"
!
expérience que tout un chacun peut faire, et fait très souvent,
au cours de sa vie.
Le coma, lui aussi, nous dit-on, fait perdre l’usage de la
raison. Mais si tu n’as jamais fait l’expérience du coma, tu
devras te fier au témoignage de ceux qui ont expérimenté le
coma ou qui sont venus te voir et que tu n’as pu remercier
parce que toi, tu n’étais pas là à cause de ton coma ( « parti
pour cause d’enterrement », ou de coma, dirait Brassens). Tu
étais parti ailleurs. Où? Personne ne le sait, surtout pas toi. Tu
étais parti quelque part ailleurs. Pourquoi? Pour aller voir,
dirait encore Brassens, si par hasard tu y étais. Ce que tu n’a
jamais pu savoir.
Si jamais tu deviens comateux, tu ne pourras même pas
témoigner que tu as perdu, sinon la raison, du moins le bon
usage de la raison. À ta sortie du coma, plusieurs sans doute
pourront témoigner que tu as perdu la raison, que tu es parti
nulle part, pendant des heures, des mois et peut-être même
des années. Par quatre chemins à la fois? Personne ne le sait.
Jacques Languirand, peut-être... Certains, plus tenaces, ne
font jamais le voyage de retour: l’aller leur suffit amplement.
Toi, en cas de coma, plus ou moins prolongé, tu ne
pourras même pas dire à quel moment tu es tombé tête
première dans le coma. Parce que la frontière entre la raison
et le coma, c’est une frontière très poreuse, au point qu’on
franchit cette frontière en catimini, incognito, sans même s’en
rendre compte, sans même avoir l’intention de le faire. Les
!
!
414"
!
Américains en particulier n’apprécient guère ce genre de
frontière poreuse où les terroristes peuvent s’infiltrer à
l’improviste. Le coma, un déguisement idéal, un alibi à toute
épreuve!
!
Tout le monde s’entend là-dessus, croyants ou incroyants
normaux. À peu près tout le monde admet qu’on peut perdre
la raison, sauf ceux qui l’ont déjà perdue. Un vrai fou ne peut
même pas se douter qu’il a perdu la raison. S’il se mettait à en
douter, du coup, il ne serait plus fou; du moins, pas totalement
cinglé.
De même, la foi. Tu peux l’avoir ou la perdre. C’est aussi
évident que les phases de la lune et les levers et couchers du
soleil, même quand tu ne les vois pas.
Judas a perdu la foi; mais on peut se demander s’il l’avait
jamais eue. Saint Pierre, lui, avait la foi; il l’avait même
proclamée solennellement et impétueusement. C’est non
moins énergiquement, trois fois plutôt qu’une, qu’il proclama:
« Je ne connais pas cet homme! » Et tous le autres disciples
avec lui et comme lui. Après la résurrection - tout de même
après pas mal d’hésitation (les disciples d’Emmaüs,
l’incrédulité des apôtres quand Marie Madeleine et les autres
femmes leur annoncent qu’elles ont vu le Christ ressuscité,
Thomas), ils ont retrouvé la foi et apparemment ils ne l’ont
plus jamais perdue. Dans le cas de Judas, on peut
!
!
415"
!
raisonnablement douter qu’il ait retrouvé la foi, soit une
minute avant de se pendre, soit une minute après.
!
Énumérons quelques-uns des moyens de perdre la foi.
Dans le cas des disciples, c’est la sainte frousse, semble-t-il,
qui a déclenché leur fuite, et qui les a menés au grand galop
non seulement à douter, mais du moins à perdre la foi pendant
quelques jours.
Mais la frousse n’explique pas toutes les pertes de foi.
Comme il s’en faut de beaucoup que ce soit la frousse qui
commande le vol, le viol et le mensonge et l’orgueil souverain.
Michel Tremblay, profitant d’une conférence donnée à
Grand-Mère pour renouveler sa profession de foi athée, nous
apprenait que si l’homme a inventé la religion, c’est parce qu’il
avait peur. Plus de peur, plus de religion! Plus de religion,
plus de peur! La peur, à l’origine de la religion, de la musique
et, pourquoi pas? du théâtre! Quand Michel Tremblay écrit
une pièce de théâtre, c’est avant tout parce qu’il est sous
l’emprise de la peur. Plus de peur, plus de théâtre! Saint
François d’Assise, l’apôtre saint Jean, Marie de l’Incarnation,
s’ils n’avaient pas eu peur, ils auraient cru à RIEN.
!
Certains croyants, « branleux dans l’manche », ont pu
perdre la foi quand on leur a dit et qu’ils ont commencé à
croire que la terre à l’avenir serait ronde, que le soleil ne
tournerait plus autour de la terre, que l’univers avait plus que
!
!
416"
!
six mille ans, que les dinosaures n’étaient pas nécessairement
montés en scène au cinquième jour de la création du monde,
selon le récit de la Genèse, alors que la baleine et cachalot,
eux, avaient été créés un jour plus tôt.
La théorie de l’évolution a fait perdre la foi a plus d’un
croyant, en même temps qu’elle faisait perdre la raison à
beaucoup d’incroyants.
Certains chancellent dans leur foi, s’ils apprennent qu’il y
a peut-être de l’eau sur Mars, que pendant l’Eucharistie le
célébrant, désormais, se tiendra face aux fidèles et leur parlera
en français (si lui et ses ouailles comprennent ce qu’il dit en
français), au lieu de célébrer l’Eucharistie face au mur et en
leur parlant dans la langue que parlait César quand il
engueulait ses légionnaires coriaces.
D’autres avaient la foi aussi longtemps qu’ils ont porté la
soutane, mais l’ont malheureusement perdue du jour où il ont
accroché leur soutane, ou qu’ils l’ont portée au marché aux
puces ou au bac de récupération.
Certains croyants, plus probablement laïques, ceux-là,
ont perdu la foi quand ils ont appris que des prêtres et mêmes
des évêques étaient des pédophiles enregistrés, en bonne et
due forme, que des Conquistadors supposément chrétiens
avaient massacré à bras raccourcis et que l’Inquisition, comme
toutes les autres formes de tyrannie, croyante ou athée, avait
fait un dogme du « Crois ou meurs ». !
!
417"
!
Faut-il parler des prélats du plus haut rang qui, à Rome
ou chez nous, mettaient leur foi dans l’Empire britannique:
parc que lui seul pouvait assurer la paix et la prospérité dans
le monde, favorisant ainsi la diffusion de la Bonne Nouvelle?
Ceux-là, je ne sais pas s’ils ont perdu ou retrouvé la foi: dur
de perdre ce qu’on n’a pas ou de retrouver ce qu’on n’a jamais
eu! Chose certaine, cette noble mission, de nos jours, revient
d’office aux Marines born again.
!
On peut perdre la foi en voyant la violence, l’Injustice, la
détresse humaine, le triomphe insolent du mensonge et du
vide. « Si Dieu existait, ça ne se passerait pas comme ça! »
Les mêmes causes pourront conduire un incroyant à
perdre la raison, s’il se dit que si l’homme devenait plus
intelligent, mieux instruit et plus éclairé aux « Lumières »,
tous ces maux disparaîtraient. Comme si l’humanité d’hier et
d’aujourd’hui n’avait jamais eu de criminels éclairés et bien
éduqués! Les tueurs nazis de haut rang ne buvaient pas leur
champagne au goulot de la bouteille comme un Québécois, un
vrai! boit sa Molson. Ou comme si un homme tout à fait
raisonnable, bien éduqué et fort diplômé, devrait être
normalement très heureux et fier de mourir, parce qu’après la
vie, il n’y a plus rien. Par conséquent, dans le Rien, il n’y plus
aucune raison d’être malheureux ou heureux.
Perdre la foi parce qu’il y a du Mal dans le monde, et en
quantité effroyable, ce n’est pas plus sensé que de perdre la
!
!
418"
!
raison pour la même raison ou parce que la raison engendre
un nombre incroyable de sottises.
On peut perdre la foi ou du moins faire comme si; - ce
qui revient au même -, parce qu’on est pétant de santé, que les
affaires roulent rondement, parce que la publicité n’en parle
jamais, parce qu’on est trop occupé à des choses urgentes
pour « penser à ça ». On y pensera quand ça s’ra l’temps! Quand ça? - Oh! dans l’temps comme dans l’temps! Quand
on n’aura plus rien à faire d’urgent et d’important » À classer
avec ceux qui croient qu’ils ne mourront jamais, parce qu’ils
en ont trop à faire et qu’ils n’ont pas le temps de « penser à ça
».
!
Peut-on affirmer que si on perd la foi, ce n’est pas
nécessairement parce que, en réfléchissant sérieusement « à
cette affaire », en pesant soigneusement et longuement le pour
et le contre, on serait arrivé à la certitude qu’on a bien raison
de ne pas croire?
Discutez avec quelqu’un de notre prolétariat, de nos cols
bleus, de nos cols roses ou de notre intelligentsia - au choix -,
qui dit ne pas croire, ou ne plus « croire à ça », et vous devriez
vous rendre compte que la perte de leur foi, s’ils l’ont déjà eue,
n’a rien à voir avec une démarche intellectuelle sérieuse. Ils ne
marchent pas avec la foi; désormais, on ne « les fera plus
marcher avec ça », tout simplement parce que c’est tout autre
chose qui les fait marcher.
!
!
419"
!
Ces substituts, ces ersatz de la foi, ça peut être des motifs
louables: le bénévolat, l’avi ou l’apiculture; ça peut être aussi
le vice sous toutes ses formes: tuer, voler, violer, monter en
grade en prenant la tête des autres comme marchepieds,
s’assurer la domination et le contrôle de…, croire que la foi
empoisonne la vie avec ses exigences aussi inutiles et
intempestives, et que l’on commencera à vivre pleinement sa
vie, même si c’est « vivre dangereusement », le jour, par un
grand coup d’épée porté avec une volonté de fer, on décidera
que le Mal, ça n’existe pas, ou que si ça existe, il faut passer
outre: « Par-delà le Bien et le Mal », cette région héroïque où
les hommes, les vrais! s’entraînent à devenir des Surhommes.
!
La foi peut donc se perdre de multiples façons, comme
on perdre tout le reste de bien des manières. Je ne crois me
tromper ou déraisonner, si je dis que beaucoup perdent la foi
comme moi j’ai perdu ma chimie ou mon grec.
Vers la fin de mes études secondaires, on m’a enseigné
l’ABC de la chimie. Quelques années plus tard, mes notions
de chimie avaient rétrogradé jusqu’à A, et aujourd’hui j’en suis
au Ground Zero en chimie.
Le grec que j’ai appris pendant ce cours secondaire, a
tenu le coup plus longtemps; l’une des explications étant que
j’ai continué à le pratiquer pendant une trentaine d’années.
Quand j’ai arrêté de le pratiquer, j’en étais rendu aux environs
de la lettre P. Puis, les années et les nuages ont passé, et
!
!
420"
!
aujourd’hui je suis tout juste passable en grec, sous le seuil de
la pauvreté. Dans les déclinaisons, et surtout dans les
conjugaisons, surtout celle des verbes en mi, je suis pas mal en
dessous du passable.
Qu’est-ce-à dire? C’est à dire que, sans trop m’en rendre
compte, au fil des heures et des années, la chimie et le grec
m’ont quitté, parce que je les ai abandonnés.
Rien de mystérieux ici, et il n’est pas nécessaire d’avoir
la foi pour croire qu’on peut perdre à peu près tout, grâce à la
technique qui a fait merveille dans mon cas. Pas nécessaire
d’être croyant pour croire qu’on peut perdre sa chimie et son
grec, sans nécessairement s'être donné pour objectif de les
perdre.
!
Peut-on perdre de la même manière la foi? Est-ce que,
dans le cas de la foi, la même technique donnera le même
résultat? On peut le croire; au point d’en faire un dogme,
c’est-à-dire un solide article de foi ou de raison. Car la raison
aussi à ses dogmes, et la raison de l’athée tout comme la
mienne. Ce sont deux dogmes, par exemple, que ces deux
vigoureuses affirmations du credo athée: 1. Dieu n’existe pas. 2. C’est impossible qu’il puisse un jour exister.
L'athée dit qu'il déteste les dogmes, en particulier ceux
de la foi; mais il est très difficile pour lui de renier les siens. Il
!
!
421"
!
n’a pas eu à faire beaucoup d’effort pour se les donner; mais il
lui en faudra beaucoup, s’il décide de les perdre.
!
Je n’ai pas perdu mes connaissances en chimie ou en
grec, parce que je m’étais convaincu qu’il était préférable de
les perdre que de les garder : je les ai perdues, parce que je
suis passé à d’autres activités qui m’ont fait perdre de vue les
symboles de la chimie, la morphologie et la syntaxe du grec.
Je n’ai pas eu à y réfléchir mûrement et longuement: cela s’est
fait tout seul, comme on passe de 18 à 19 ans sans que
personne ne nous pousse dans le dos ni qu’on s’efforce soimême d’y passer. Il suffit de se laisser aller, et ça passe.
!
Ils ont donc perdu la foi comme ils ont perdu leur vingt
ans.
Pour les garder, il faut une autre technique que celle de
l’oubli. Tous la connaissent et l’utilisent quand ils veulent
garder quelque chose. Personne n’ignore la recette à suivre si
on veut conserver ses giroflées et ses pivoines, au lieu de se
contenter de cultiver du gazon. Et si tu l’ignores, la recette,
consulte ceux qui t’ont appris à cultiver ton gazon.
De même, tu gardes la foi en prenant les moyens de la
garder. Je fais un souhait: celui de te retrouver, l’an prochain,
en pleine forme, bon vivant et un vivant bon; mais toi, tu ne
dois pas te contenter de te le souhaiter. Tu connais par coeur
et depuis fort longtemps des mesures de conservation
!
!
422"
!
relativement simples, mais fort efficaces: par exemple,
l’habitude de manger et celle de dormir, sans oublier celle de
boire et de respirer.
Pour conserver mon grec, j’aurais dû avoir recours à des
exercices un peu plus sophistiqués, mais tout de même à la
portée de quiconque veut apprendre le grec et le conserver.
!
!
!
423"
!
!
49. À Monsieur Michel Brûlé,
Je vous envoie un manuscrit, presque prêt pour l’édition.
!
Depuis plusieurs années, je travaille pour que les Québécois
ne deviennent pas n’importe qui, c’est-à-dire n’importe quoi:
des Canadians multiculturels NON-identifiés.
Mais surtout depuis plus de dix ans, la pensée dominante
imposait une identité québécoise où toutes les ethnies du
Québec avaient droit à la plus grande considération (ce qui
est normal), sauf la nôtre. On « incluait » tout le monde, sauf
nous.
À l’heure actuelle, il semble qu’on veuille revenir aux
évidences premières que même le PQ avait transformées en
bouillie « inclusive ». Je voudrais contribuer à remettre les
évidences sur le chandelier, et non sous la chaudière «
inclusive ».
D’autres, des spécialistes: économistes, sociologues,
statisticiens, journalistes, historiens, font un travail d’analyse
plus rigoureux que le mien. Ils ont leur utilité, indispensable.
Mais la « spécialité » la plus nécessaire pour parler d’amour,
c’est d’aimer. Stéphane Dion est radicalement dans
l’incapacité de bien parler de son peuple parce qu’il s’en est
déraciné, au point de le haïr par devoir canadian, autant
qu’Elliott le haïssait par mépris. Moi, ma spécialité, c’est celle
!
!
424"
!
de Menaud, de « l’homme rapaillé », de Gros-Louis, de Titcul-Lachance, confrère de Bozo-les-culottes.
!
J’ajoute qu’on n’entend pas souvent la voix des gens en aval.
Pourtant, le Québec, ça ne finit pas à Québec. De
Natashquan aussi, il peut sortir quelque chose de bon pour
tout le Québec.
!
Avec mes respects,
!
!
!
!
!
425"
!
51. ACCOMMODEMENT RAISONNABLE
!
Des accommodements raisonnables, tous, de la naissance à la
mort inclusivement, et peut-être même après, nous devons en
faire. Et pas toujours des commodes.
Et, de tout temps, tous les pays ont eu beaucoup
d’accommodements à faire, entre les différents groupes qui les
composaient, et avec les autres pays.
Le Québec n’étant même pas un pays, mais une province dans
un pays étranger, ne t’étonne pas que les problèmes
d’accommodements culturels, comme d’ailleurs tous les autres,
soient plus difficiles à accommoder que dans les pays
normaux.
J’ai essayé de faire voir cette évidence devant la commission
Bouchard-Taylor. Rien ne prouve qu’on l’ait vue. Cette
évidence scandaleuse est balayée par un tsunami de petits
accommodements mineurs, provinciaux. Sous prétexte
d’ouverture, on se renie.
L’évidence, la voici:
!
AU QUÉBEC, LA COMMUNAUTÉ CULTURELLE LA
PLUS MENACÉE ET ASSERVIE, CE NE SONT PAS
LES MUSULMANS, LES HASSIDIM, LES TAMOULS
OU LES CHINOIS: C’EST LA COMMUNAUTE
F R A N C O P H O N E , A S S E RV I E E T M E N A C É E
D’EXTINCTION DEPUIS DEUX SIÈCLES ET DEMI.
!
!
!
426"
!
Par qui? Si tu l’ignores, c’est parce que tu vis ailleurs que chez
toi. Tu vis heureux, dans le pays des autres, Ô Canada! Et ce
sont les autres qui t’accommodent à leur sauce et à leur
culture.
Ils ont 75% des pouvoirs; en conséquence, ils disposent de
75% de ton avenir politique, économique et CULTUREL. Ils
te laissent t’amuser comme un p’tit fou avec la coquille creuse
de « Nation québécoise ». Une nation... provinciale, soumise
à une National Canadian Nation! Certains trouvent que c’est
là un « un accommodement raisonnable », prometteur de «
fleurons glorieux ».
L’accommodement culturel le plus urgent à faire au Québec
est déjà tout trouvé, sans besoin d’une longue enquête. Ce
n’est pas l’accommodement équivoque, mou et visqueux, à la
Dumont et à la Charest. L’accommodement de vie ou de mort,
c’est de faire du Québec un pays, ton pays, qui sera
francophone; sinon, il sera multiculturel canadian.
Après, il sera plus facile et tout normal pour tous les
Québécois, anciens ou nouveaux, de vivre dans la culture
québécoise, dans leur pays Québec. Actuellement, les
immigrés, chez nous, s’incorporent en très grande majorité
(95%)au Canada, parce que le Québec est une province. Une
province, ce n’est pas un pays. Eux, ils comprennent ça. !
!
!
427"
!
51. Lettre à Madame Lorraine Richard
!
!
!
Sept-Îles, le 9 mai 2008
À Madame Lorraine Richard, élue pour faire
l’indépendance du Québec
!
!
Chère Madame,
!
Je crois comprendre que vous attribuez ma sortie du PQ
au fait que je tiens au référendum. Non. Il y a déjà quelques
années que je ne prévilégie plus cette voie d’accès à notre
indépendance. Le Mur C-20 du bien-aimé Stéphane fut
expressément conçu pour nous interdire cette voie d’évasion.
Comme les Français avaient construit leur « imprenable »
Ligne Maginot. Au lieu de foncer dessus, le Allemands l’ont
tout simplement contournée. Ladite ligne était imprenable;
mais on n’était pas obligé de la prendre.
La voie de contournement pour le Québec, c’est de se
libérer par une décision de notre Assemblée nationale. Nos
candidats diront à leurs électeurs: « Si vous nous élisez et que
nous obtenons la majorité des députés, ces députés
expressément élus pour faire l’indépendance, proclameront
!
!
428"
!
l’indépendance du Québec. Désormais, nous serons une
nation nationale, et non provinciale.
« Notre programme donne un aperçu des projets à réaliser
dans un Québec indépendant. Comme tous les peuples
indépendants, nous aurons à régler tous les problèmes
complexes de notre vie en société. Mais tous ces problèmes,
nous les règlerons par nous-mêmes, au Québec; leur solution
ne dépendra plus du mauvais vouloir d’un pays non seulement
étranger, mais hostile. »
!
C’est tellement simple que ça fait peur. Et les peureux
trouveront cinquante (et plus probablement deux mille)
bonnes excuses pour discréditer cette voie, pourtant d’une
franchise démocratique absolue.
Tout comme les médias, les journalistes, les sociologues, les
constitutionnaleux et les politiciens vendus au fédéralisme,
imités en cela par beaucoup de ténors péquistes, veulent
discréditer ceux qu’ils appellent, avec mépris, les
indépendantistes « purs et durs ». Tout simplement parce que
ces indépendantistes veulent faire l’indépendance. On
comprend assez vite que les autres préfèrent des
indépendantistes impurs et mous. C’est plus cool, et moins
inquiétant pour l’insignifiance de bonne compagnie.
!
Au milieu de la dernière campagne électorale, j’avais écrit,
à vous et aux « instances décisionnelles » - comme on dit en
!
!
429"
!
joual snob - pour dire que je ne comprenais pas l’orientation
que le PQ donnait à sa campagne: on y parlait un peu de
tout, sauf de l’indépendance du Québec. André Boisclair avait
été élu à une écrasante majorité (par les impurs et mous?)
pour faire du striptease électoral. Et ce fulgurant André est
passé en comète dans le ciel de « la belle province » pour aller
se dissoudre dans les aurores boréales.
Après la majuscule défaite électorale, je vous avais encore
écrit ainsi qu’aux « instances décisionnelles » qui décident de
tout sauf de l’indépendance, pour signaler la cause majeure
de cette défaite historique: : aux yeux des Québécois, le PQ
était devenu « un parti comme les autres », qui parle de
souveraineté, mais qui prend bien soin de me pas prendre les
moyens d’y parvenir.
!
L’orientation que Madame Marois a donnée au PQ depuis
son élection, semble aussi peu convaincante que les sparages
de la vedette Boisclair. Elle veut, par exemple, une
citoyenneté québécoise, mais dans le respect de l’allégeance
canadian. Elle veut rafistoler la Loi 101, en feignant d’oublier
que dans un Québec provincial, les Canadians feront de sa loi
101 rafistolée ce qu’ils ont fait de la Loi 101.
Elle-même, Madame Marois, est plus préoccupée de mettre
le Québec au bilinguisme que de défendre notre langue et
notre culture françaises. Les Québécois, s’ils deviennent
indépendants, pourront choisir d’être bilingues ou même
!
!
430"
!
polyglottes. Mais pour ce faire, il ne sera plus nécessaire qu’ils
se battent pendant un autre deux siècles et demi pour rester
eux-mêmes.
Yves Michaud et d’autres « purs et durs » ont réclamé que
les cégeps soient français pour le francophones et les
allophones. Ils ont été battus, en bloc. Ce que les députés,
ministres et premier ministre péquistes ont fait à Yves
Michaud, lors de « l’affaire Michaud », au coup de sifflet de
Charest, lui-même boosté par le B’nai B'rith, restera l’une des
pages les plus sales de notre histoire. (Quand vous aurez plus
de loisirs, vous lirez, si ça vous intéresse, la lettre que j’avais
alors envoyée à Monsieur Michaud, à Monsieur Landry
Landry, au Conseil national du PQ et à mon député. Une
bouteille à la mer! Je vous envoie la même bouteille. Ça
pourra vous faire comprendre un peu mieux pourquoi
certaines des « conditions gagnantes » du PQ ne gagnent rien
d’autre que le déshonneur. L’honneur, un mot devenu vide de
sens, comme la souveraineté souveraine!)
!
!
« Lorsqu'on parle de Oui ou de Non, les gens vous
prennent tout de suite pour un fanatique, un furieux .
Ils sont tellement habitués à mentir que ces deux
mots leur paraissent une injure, un défi, l'équivalent
du mot de Cambronne . » (Bernanos, Les enfants humiliés) !
!
431"
!
Les fédéralistes, nos Canadians-Québécois, nous disaient
lors de nos référendums: « Notre NON au Québec est aussi
un OUI au Québec ». C’est ça, la schizophrénie, ou bien
insipide ou bien fourbe. Fourbe comme une promesse de
Trudeau. Imbécile comme l’allégresse des Québécois ravis que
Stephen leur fasse cadeau d’une « nation » provinciale.
Le OUI si... des péquistes est, lui aussi, un de ces oui qui
se décompose en non. Ce n’est pas avec des Oui si et des Oui
mais que l’on fait un pays. De Gaulle et Churchill n’étaient
pas des OUI si et des OUI mais.
!
Vous travaillez sans doute vaillamment à servir les
Québécois de notre comté. Vous avez donc ma reconnaissance
et mon estime pour cette part de votre activité. Mais quand
vous assistez aux assemblées nationales du PQ où se décident
les grandes orientations du parti, il faudrait que vous portiez
haut le panache de Cyrano, l’épée de d’Artagnan, de Jeanne
d’Arc ou du Cid, et le rire du Petit Prince amoureux de sa
rose. Eux, ils étaient des « purs et durs ». C’est pourquoi ils
nous sont si chers. Tous indignes d’être nommés sénateurs
canadian, journalistes de La Presse et chefs du PLQ.
Cyrano mourant se bat à l’épée contre le Mensonge, les
Compromis, les Préjugés, les Lâchetés, la Sottise. Puissionsnous, vous et moi, mener ce même combat. C’est du moins ce
que j’essaie de faire. Excusez-moi si m’attendris avec Cyrano
mourant qui s’émeut de voir tomber les feuilles de l’automne
!
!
432"
!
Comme elles tombent bien!
Dans ce trajet si court de la branche à la terre,
Comme elles savent mettre une beauté dernière,
Et malgré leur terreur de pourrir sur le sol,
Veulent que cette chute ait la grâce d’un vol!
Ça peut sembler loin de de ma prise de position sur la
souveraineté du Québec. En réalité, c’est dans la pure lignée
de la tendresse, de la clarté et de la noblesse françaises, face
aux Compromis Lâches.
!
Et, pour illustrer mes propos, je vous envoie un de mes
derniers tableaux, où un OUI est un OUI.
!
Avec mes respects,
!
Septembre 2008
!
!
433"
!
!
!
!
!
434"
!
53. LES DÉRACINÉS
!
Les Surréalistes se voulaient sans racines, libérés,
flottant dans le surréel, bien au-dessus des réalités bourgeoises
et vulgaires. Ils rejetaient toutes les attaches indignes de leur
esprit transcendant, éthéré, déréalisé. Entre autres choses, ils
honnissaient la famille, le drapeau, la patrie et, bien
évidemment, toutes les religions autres que celle du
Surréalisme.
!
Puis, survirent les Allemands, bien réels, ceux-là. Et
les Surréalistes, que devinrent-ils dans ce contexte réel? « Et
les trônes, roulant comme feuilles mortes / Se dispersaient au
vent », aurait dit Victor Hugo. Les Surréalistes aussi
tombèrent de leurs trônes dans les nuages, pour se disperser
aux quatre vents. Ironie de l’aventure: les uns, comme le pape
André Breton, se réfugièrent aux États-Unis, pays bourgeois
s’il en fut jamais. D’autres, comme Éluard, descendirent de
leurs nuages cirrostratus et s’engagèrent dans la Résistance.
La Résistance aux nazis et aux ancêtres ou héritiers des nazis,
ça ne se fait pas dans le surréel et dans le vague et n’importe
où, mais à un endroit bien précis, dans un pays réel qu’il faut
défendre pour sauver des valeurs réelles qui te semblent
suffisamment réelles pour mériter qu’on les défende et,
souvent, au prix fort: au prix de sa vie.
De théoricien, idéologue, « fils à papa » entretenu par
la société sur laquelle on crachait, d’esthète extraterrestre, de
!
!
435"
!
suprématiste raffiné, abstrait, délesté et gonflé aux quatre
vents de sa suffisance, on devient praticien, avec les deux
mains dans la pâte et les deux pieds sur « la terre des hommes
», dans un pays réel, avec des frontières et une histoire.
!
Avant, pendant et après la vague des Surréalistes, il y
eut celle des internationalistes. Qui chantaient l’Internationale
pour remplacer les chants nationaux. Normalement, ces
internationaux ne devaient plus être d’abord Italiens,
Français, Espagnols, Polonais ou Tchèques: c’était là des
rétrécissements criminels de la fraternité internationale.
Bizarrement, pour être bien sûrs de rester dans la
fraternité internationale, les partis communistes italiens,
français ou autres, allaient à Moscou demander aux grands
frères russes et à leur Big Brother ce qu’il fallait faire pour
être des internationaux, plutôt que des Français ou des
Italiens. Et Moscou leur donnait les bons conseils et surtout
les ordres à suivre, s’ils voulaient rester dans l’orthodoxie
internationale... c’est-à-dire russe.
Puis, vint un dégel. Les individus d’abord, puis les
peuples ensuite, commencèrent à se demander si avant d’être
des internationaux, ils étaient d’abord des nationaux. Ce qui
les amena à se souvenir qu’ils étaient des Italiens, des
Tchèques, des Polonais ou des Anglais, bien avant d’être des
internationaux. Ils retrouvaient les racines de leurs arbres
!
!
436"
!
qu’ils avaient coupés pour en faire des poteaux internationaux
portant tous des fruits à saveur moscovite.
!
De même, au début de leur libération internationale,
les camarades trouvaient bien plaisant que les camarades de
l’autre sexe soient des camarades sexuels internationaux,
passant avec allégresse d’un camarade sexuel international ou
d’une camarade sexuelle internationale, d’abord à l’autre,
ensuite aux autres. Finies, les folies, les tabous bourgeois et
réactionnaires, l’opium des esclaves de leur sexe!
Puis, vint encore un dégel. Quand le camarade
Andropov tomba amoureux de la belle Tatiana Samaïlova, il
commença à voir d’un très mauvais oeil que sa Tatiana soit la
Tatiana de tout le monde. Et le Régime en vint très tôt à
ordonner aux camarades d’apprendre à maîtriser leurs
instincts sexuels grégaires et bourgeois, et à restreindre leurs
pulsions sexuelles à une seule ou à un seul partenaire, héréro
en plus. Et qu’on fasse cela dans les limites de la famille! La
famille, c’est important pour l’avenir de l’Humanité nouvelle!
!
Un des premières opérations des régimes ou
organisations oppressives, totalitaires, c’est de raser,
d’essoucher la forêt, pour y planter du nouveau, pour y faire
croître « l’homme nouveau » selon Staline, Pol Pot, les Devil’s
Disciples, Gengis Khan ou Toutankhamon. Chez nous, nous
ne manquons pas de bûcherons et d’essoucheurs. Lisez Place
!
!
437"
!
à l’homme, ce livre du colonel Bélanger de leur Royal
Canadian Army, dont l’objectif télécommandé, commandité,
est de déraciner l’homme québécois de ses racines françaises,
pour en faire un homme nouveau, avec une langue nouvelle,
les deux apparus sur la scène dans l’temps de l’dire, c’est-àdire en criant lapin, orignal ou Ottawa.
N’étant plus lui-même, cet homme nouveau, est tout
disposé à devenir un autre; et l’autre à devenir, il ne faut pas
chercher midi à quatorze heures pour le trouver quand on
regarde les choses de haut, c’est-à-dire du haut de la
Canadian colline. Si vous ne voulez pas vous rendre jusque là
pour apercevoir l’homme nouveau québécois, achetez
n’importe quelle édition de La Presse ou écoutez n’importe
quelle homélie de Michaëlle Jean, leur générale gouverneuse.
Vous obtiendrez le même résultat en lisant Jocelyn
Létourneau, lauréat du prix Trudeau, qui vous invite à vous
souvenir, non pas d’où vous venez ni où vous êtes, mais à vous
souvenir où vous allez. Coupez vos racines et votre tronc,
pour que la cime de votre arbre nouveau distingue mieux
l’avenir.
!
Au Québec, surtout depuis une décennie et dans le
vent qui passe actuellement, de « grands penseurs », presque
toute la classe politique et notre intelligentsia, s‘affairent à
refaire les Québécois, pour en faire le Québécois cool, super
et extraplus de l’avenir. Ce Québécois futuriste, il sera
!
!
438"
!
cosmopolite, international, universel, multiculturel,
multin’importequoi, sans racines, sans tronc, ouvert sur tout,
sauf sur lui-même, béant comme une porte de maison qu’on ne
referme jamais, sous prétexte de ne pas exclure les autres.
Beaucoup de nos « penseurs » sont devenus alzheimers
précoces. ils ont oublié et veulent oublier de plus en plus notre
passé, voient à peine le présent (sans y voir aucune trace de
domination et de servilité), et se concentrent, en avant toute!
sur l’avenir de l’homme planétaire, l’homme transgénique et
pourquoi pas? l’homme transsexué et cloné dans les tubes
aseptisés du vide historique? L’homme québécois, enfin libéré
de ses racines, sans tronc, disponible et accueillant comme un
trou. Assez renouvelé, désossé, aseptisé, pour se fondre et
disparaître en douce dans le Melting pot canadian. Place à
l’homme canadian!
!
Quand les Romains commencèrent à devenir
cosmopolites et eurent pour premier souci de romaniser le
monde, au lieu de se romaniser eux-mêmes, ils commencèrent
à recruter des mercenaires étrangers de tout acabit, pour
n’avoir pas à compter d’abord sur eux-mêmes. Ils mobilisèrent
aussi et réunirent à Rome, dans leur panthéon, les divinités
hétéroclites de tous les pays conquis. Étonnant: plus ils étaient
ouverts aux dieux de tout le monde, moins ils n’avaient de
religion!
!
!
439"
!
Le divin César, visitant le panthéon, devait éprouver
sensiblement les mêmes émotions « religieuses » que Milosevic
baisant avec grande dévotion les « saintes icônes » après avoir
massacré des milliers de civils bosniaques, ou que le touriste
québécois assistant à une séance de boue rituelle lors d’une
cérémonie « religieuse » vaudou en Haïti. César ne devait
même pas éprouver la curiosité malsaine du touriste fasciné
par cette religion boueuse.
Plus tu te veux multireligieux, moins tu l’es. Plus tu te
prétends multiculturel, moins tu es cultivé. Platon, Dante,
Virgile Cervantès, Churchill, Shakespeare, de Gaulle, SaintExupéry, Isaïe et Homère n’était pas des multiculturels.
Comme François d’Assise n’était pas multireligieux. C’est déjà
assez difficile d’essayer d’être soi-même et non un autre; si tu
veux être tous les autres, alors tu deviens inconsistant comme
un n’importequiquoi, in-défini comme le grand et insipide
pronom ON, grand patron des anONymes.
!
Les déracinés dont parle saint Jude, un écrivain qui ne
sera jamais reçu à l’Académie française ni nominé pour le prix
Nobel de littérature. N’importe! L’important, c’est de parler
pour dire quelque chose et le dire clairement:
« ... nuées sans eau, emportées au hasard par les
vents; arbres d’automne sans fruits, deux fois morts,
déracinés; vagues furieuses de la mer; jetant l’écume de
!
!
440"
!
leurs hontes; astres errants, auxquels d’épaisses ténèbres
sont réservées pour l’éternité. »
!
F.-A. Savard dit la même chose, mais autrement, dans
les premières pages de L’Abatis, et tout au long de L’Abatis,
dans Le Barachois, et tout au long du barachois; et dans
Menaud Maître-draveur. Que Savard soit mort en fédéraliste
ne change rien au fait qu’il a vécu pour son peuple, enraciné
dans son peuple.
Il a cru naïvement, avec beaucoup d’autres généreux,
(je pense, par exemple, à Henri Bourassa, à Jules Fournier et
Olivar Asselin) que leur patrie, ça pouvait être le Canada. Ils
croyaient même qu’on pouvait sauver la civilisation française
dans l’Ouest canadien et les États de la Nouvelle-Angleterre.
Ils n’étaient pas des déracinés, mais ils pensaient que les
racines de leur peuple pouvaient s’étendre même sur ces terres
lointaines que leurs ancêtres avaient explorées bien avant
l’arrivée des étrangers. Aujourd’hui, ceux des Québécois qui
veulent encore, ou prétendent vouloir encore, étendre leurs
racines jusque là, c’est précisément parce qu’ils n’ont plus de
racines. Ils sont poteaux: on peut les déplacer et transplanter
n’importe où, comme des poteaux. Mais quels fruits donne un
poteau? Sûrement pas des pommes.
!
Les héritiers de ces Québécois au grand coeur (pas les
poteaux), ce sont ceux qui croient aujourd’hui que leur patrie,
!
!
441"
!
c’est le Québec. Les autres, les déracinés, sont ceux qui ont
coupé leurs racines, qui ont abandonné leur peuple, pour se
greffer sur « les autres », pour servir les autres, et, en
conséquence, desservir les leurs. Les leurs, ce sont désormais
ceux des autres.
Fidélité à la patrie: vertu fondamentale du génie des
grands! Ce qui les travaille au fond d’eux-mêmes,
c’est l’oeuvre de leurs pères. Le coeur du vrai poète
est tout entier à son pays. Il aime en profondeur; il a
la passion des merveilles qui l’entourent. Inlassable
dans son désir, il part, il pénètre, il absorbe. Mais
c’est plus qu’une documentation qu’il entasse, c’est
son butin de poésie qu’il fait. C’est un naturaliste
longtemps au guet, un observateur des moeurs dans
leur instant le plus expressif, un curieux subtil de
l’esentiel. Il a reçu de voir une part invisible de sa
patrie: celle qui monte de la terre, de l’histoire et
des travaux de tous les siens. Il élabore au-dessus
des réalités visibles et des contingences un chant
qu’il a fait jaillir des êtres situés dans l’ambiance et
dont il a pénétré la vie intime.
L’Abatis
!
Un enraciné n’est pas enraciné hors du temps et de
l’espace comme un intellectuel intemporel nourri au p’tit-lait
de ses nébuleuses immatérielles. Ses racines et son tronc
!
!
442"
!
portent la marque de tout ce qu’il a vécu, de tout ce que son
peuple a vécu, dans un temps et un espaces réels, et non
imaginaires.
Le déraciné, lui, croit qu’il aura plus de chance de
s’élever haut, tout là-haut, s’il coupe ses racines et s’efforce
d’oublier son passé et celui de son peuple. Comme l’adolescent
qui croit que pour devenir un homme ( « un vrai!, dirait
Molson), il doit se libérer de tous ses ancêtres, y compris de
son grand-père et de sa grand-mère - et, peut-être encore plus,
de son père et de sa mère.
Dans les années soixante, au Québec, le jeune libéré
dans le vide croyait qu’il devait n’avoir que mépris pour les
pauvres types de la génération précédente. À ses yeux, il
suffisait d’avoir quarante ans pour être « croulant »,
irrécupérable, foutu, débile, gaga. Si jamais ce jeune redevient
normal et retrouve la raison, il reviendra en arrière pour
redécouvrir que le monde n’a pas commencé avec lui, ni même
avec sa génération.
Mais s’il retrouve la mémoire, il n’en conclura pas qu’il
doit oublier ce que d’autres ont fait subir à son peuple:
Sous un fallacieux prétexte de réconciliation, ils
voudraient refaire ou recommencer le passé,
feignant d’oublier que ce qui fut a irrévocablement
été, et que s’il est édifiant de célébrer la justice, il est
salutaire aussi de rappeler l’iniquité.
Le Barrachois
!
!
443"
!
Il n’oubliera pas les crimes commis contre les Acadiens
et les Patriotes. Il ne développera pas cette mentalité honteuse
d’avoir honte d’avoir été victime. Il ne dira pas que la
conquête de son pays, ça été tout simplement une « cession »
qui d’ailleurs s’est avérée, somme toute, très avantageuse et «
rentable ». Rentable pour les conquérants, cela va de soi, mais
tout autant et peut-être même plus pour les conquis qui, grâce
à cette « cession », ont pu s’élever au rang de « la race
supérieure ». Les déracinés hongrois ou polonais croyaient,
eux aussi, qu’il suffisait de fermer les yeux sur les camps
d’extermination de la Sibérie pour s’élever en orbite
extrapolonais ou superplushongrois au bip-bip enivrant des
spoutniks du « grand frère russe » à l’avant-garde de
l’humanité en marche « vers des lendemains qui chantent. » Qui ont chanté quoi?
!
Quelques exemples de déracinement tirés de notre
répertoire national pourront apporter un éclairage utile ici.
Les déracinés de la langue. Ceux qui, par stupidité ou
par calcul politique vicieux, ont voulu nous faire croire que
notre langue, ce n’était pas la nôtre, le français, mais le
québécois, engendré de toutes pièces par la Nature du pays et
la rare fécondité intellectuelle de ses habitants.
Cette langue n’avait rien à voir avec le français: elle
était une création spontanée, virile, juteuse, colorée, charnue
et hardie, alors que le français de France avait été castré,
!
!
444"
!
sclérosé, était devenu gringalet, freluquet, squelettique et
artificiel, sous le couteau à dépecer et à émasculer, puis sous la
férule des grammairiens désincarnés et de la classe dominante
vidée de sa sève populaire.
Une des caractéristiques de ce novlangue québécois,
c’était la kyrielle de jurons bien sentis, d’invention purement
indigène et taillés à la hache dans des noeuds de pitoune. Ou
ce langage désossé, en guenilles plus que rapiécées, usées à la
corde et mâchées par les vaches comme des jeans de grand cru
célébrées comme un « must » dans l’vent: « Moé, zveux ien
sawère, stie. » Là, tu parles, franc et net, comme un homme, «
un vrai! » selon Molson. Une langue en lambeaux de
guenilles, mais authentiquement neuve, bin d’cheu nous,
gossée au Québec. Le Québec, comme tous les autres pays
francophones, a ses particularités, ses qualités et défauts bien
à lui, mais c’est du français, comme celui des francophones de
la Belgique ou de la Suisse.
Certains, comme le colonel Bélanger de leur Royal
Canadian Army, dans Place à l’homme, avaient une idée pas
très propre derrière la tête et dans la tête en nous vantant ce
novlangue: nous couper du français international, pour ainsi
rendre notre créole local, notre bougon de langue, désossés,
désarticulés, démembrés, sans consistance, plus faciles à
diluer dans la langue des maîtres.
!
!
!
445"
!
Domine la langue, et tu contrôleras plus facilement
tout le reste. Convaincs quelqu’un que le barreau le plus bas
de l’échelle linguistique (et mentale!) est le plus naturel, le
plus vigoureux et authentique, et tu maintiendras sa pensée au
plus bas niveau intellectuel. Telle langue, telle pensée. Et telle
pensée, telle langue. Si tu parles ilote, tu penses en ilotant,
c’est-à-dire que tu penses comme un ilote. L’ilote est esclave,
sa langue aussi.
Ce qui veut dire que célébrer le joual comme
expression de sa culture à l’état vierge, c’est faire la preuve
qu’on parle en joual parce qu’on pense en joual. Ce qui
permettait à Jules Fournier de dire: « Il y a du reste tant de
journalistes qui pensent et écrivent comme des chevaux, qu’on
ne voit pas bien pourquoi un cheval ne pourrait pas penser et
écrire comme un journaliste. » (ou comme tout autre qui
barbote et baragouine en langue maternelle parce qu’il
barbote et baragouine en pensée.)
!
Mais ne pas oublier non plus cette autre maladie
mentale, aussi grave, bien qu’elle se prétende raffinée comme
le fin du fin: la langue snob, déracinée du sol et enracinée dans
l’air, dans l’vent qui passe, repasse ou ne repasse pas, tout
comme la mode. Langue pédante, boursoufflée, creuse, celle
des « Précieuses ridicules » de Molière, mais aussi celle de
notre ministère de l’Éducation qui, par exemple, décrétait que
les enseignants seraient désormais « des intervenant(e)s
!
!
446"
!
auprès du s’éduquant(e) »; ou encore mieux:
« des
facilitateurs(trices) de l’apprentissage cognitif-conjonctif par
apprentissage ambulatoire ».
En face, un autre front de snobs « prolétaires » qui se
voulait, lui, défenseur « du monde ordinaire, du vrai monde ».
Lui, il voulait que les professeurs s’appellent désormais « les
travailleur(euse)s de l’enseignement ». Professeur ou
enseignant, ça faisait classe dominante. Et surtout, ne pas
utiliser le mot maître: c’était encourager la tyrannie. Sur un autre registre aussi creux, la hantise hystérique
de l’antisexisme qui voulait féminiser la langue de A à Z, et
qui écrivait comme un de mes étudiants soucieux d’éviter
avant tout le sexisme, quitte à se faire idiot: « Quand
quelqu’un(une) veut choisir un métier, il (elle) faut qu’il (elle)
se demande s’il (ou elle) y a encore des places libres dans ce
métier ». - Plus fou que ça, tu..., tu vas te remarier à dos de
chameau à Las Vegas.
!
!
Et puis, les déracinés religieux. Roger Garaudy nous a
dit qu’il fut d’abord chrétien, puis communiste, puis
musulman. Désormais, il se voulait un chrétien communiste
musulman.
Heureuse synthèse! Et plutôt facile à réaliser: il suffit
de ne pas regarder ce que tu mets dedans. Si tu ne prends pas
au sérieux, par ignorance ou indifférence transcendantale,
!
!
447"
!
aucun des trois ingrédients, tu en fais une synthèse en criant «
lapin! » ou « chrétien-marxiste-musulman! »
!
Une autre façon de faire une synthèse à peu de frais,
c’est de dire avec notre chanteur Claude Dubois: « La
meilleure religion, c’est de n’avoir pas de religion. » Là, tu
parles! comme un homme, un vrai!
Chez nous, peu de personnes se sont donné comme
objectif de se mixer une synthèse religieuse chrétiennemarxiste-musulmane. Jongler avec trois éléments fort
différents pour en faire une heureuse synthèse, ça demande
beaucoup d’effort intellectuel. Et la plupart des nôtres
trouvent ça trop épuisant, l’effort intellectuel. Mais on peut
arriver très vite à une autre synthèse: la synthèse RIEN, si, au
lieu de partir de n’importe quoi, on part de RIEN. C’est la
meilleure de toutes les synthèses religieuses. Un grand
nombre de nos têtes d’affiche ou de fin de liste ont choisi la
religion-synthèse RIEN, et ils la défendent avez zèle sur
toutes les tribunes et devant tous les micros qu’on se plaît à
leur offrir.
!
À l’opposé de ces fidèles et zélés adeptes du RIEN,
beaucoup de nos déracinés religieux ont abandonné leur
religion pour s’en reconstruire une, non pas avec RIEN, mais
avec TOUT. Une religion de bricolage, faite d’un collage de
!
!
448"
!
n’importe quoi avec n’importe qui et de n’importe quoi avec
n’importe quoi ou qui.
Dans sa baratte religieuse, on fait entrer du zen, de
l’écologie, du granola, du yoga, du Dan Brown, de la bouillie
nouvelleâgeuse, du témoignage de Jéhovah, de la fée des
étoiles, des tables tournantes, du Jojo et du Languirand, du
bouddhisme, des bains dans le Gange, du Nostradamus, du
Raël et du Luc Jouret, de la castration en vue de s’envoler
plus léger vers la Heaven’s Gate en ne ratant pas la queue de
la comète des Elohim, de l’Hallowen, du Père Noël, des
notions chrétiennes apprises à la prématernelle, de
l’astrologie, de la cosmétique, les homélies d’Yvon Deschamps
entrelardées de celles que livre à la canadian nation la
gouverneuse générale parlant au nom de la Reine
d’Angleterre, des trips astraux, la suite des trois jeudis, les
pleurs de Brigitte Bardot, du pot, les Parle pour parler et les
Droits de parole, le Noël des campeurs célébré à la bière sur
les terrains de camping en plein mois de juillet, des éclairages
démocratiques sur l’euthanasie et l’utilisation du teaser gun,
des bulles du savon Irish Sping pour consolider les liens
matrimoniaux, du Viagra (j’allais oublier ce remontant devenu
un miracle incontournable!), de la gomme Dentyne, de la
psychologie aéroportée, du taoïsme, du Jesus-Christ super
star, de l’animisme, des messages des OVNI, la Grande Suée
pour se rendre digne des manitous, des bains mystiques dans
les mares de boue du vaudou haïtien, et tout, tout le reste.
!
!
449"
!
Tu brasses tout ça dans ta baratte religieuse; il en sort
une belle religion polyvalente, avec toutes les couleurs
devenues grises et tous les os devenus marmelade et
guimauve. TOUT est devenu l’équivalent de RIEN. Une
multireligion, aussi insipide qu’une multiculture, une
multibellepersonnalité, un monsieur et une madame
Toutlemonde. Une religion fourre-tout, bouche-trou et tout-àl’égout. Une religion « libérée », accueillante de TOUT,
béante, ouverte... sur le VIDE.
!
Combien sont-ils au Québec, les adeptes de cette
religion polyvalente dans l’vent? On fait régulièrement des
sondages pour déterminer le taux des chrétiens qui vont à
l’église. Et on se réjouit de ce qu’il y en ait si peu. Il nous
faudrait aussi des sondages d’opinion dits « scientifiques »,
pour essayer de déterminer le taux de ceux qui croient à
TOUT, c’est-à-dire à RIEN, et de ceux qui avouent
franchement qu’ils ne croient à RIEN, sauf à leur SURMOI
déifié.
!
!
450"
!
!
!
54. POURQUOI?
Je me demande et vous demande pourquoi.
!
Pourquoi, lors des interventions devant la Commission
Bouchard-Taylor, dans le Rapport qu’on en a présenté, puis
dans les analyses qu’on en fait, pourquoi n’est-il jamais
question de « l’accommodement culturel » majeur qu’on
impose au peuple Québec depuis deux siècles et demi?
Pourquoi mettre une telle emphase sur les « accommodements
culturels raisonnables » entre nous et nos récents immigrés, et
ne pas parler des « accommodements culturels »
déraisonnables que les conquérants nous ont imposés et nous
imposent quotidiennement depuis deux siècles et demi?
Parce que ce n’était pas le mandat de la commission
d’examiner cette question? Mais alors, le mandat de la
commission aurait donc été d’examiner un peu tout, sauf
l’essentiel de notre situation culturelle? De noyer l’essentiel
sous les détails? Quand on connaît
la ferveur du « nationalisme » canadian-québécois de Charest,
la supposition n’est pas farfelue. Chose certaine, ce n’est pas
un raison pour que les autres cautionnent cette imposture, par
ignorance ou par volonté de ne pas la voir.
Depuis deux siècles et demi, ce ne sont pas les Hassidim,
les musulmans, les Sihks ou les Tamouls qui ont causé des «
!
!
451"
!
irritants » culturels chez nous, qui ont menacé d’asphyxier le
peuple du Québec. Alors, c’est qui? On fait semblant de ne pas le savoir; on croit trouver une
bonne excuse pour ne pas le voir et le savoir, en disant que ce
n’est pas là la question. Diable! où est-elle, la question de
notre avenir comme peuple francophone distinct et souverain
en Amérique?
!
Une expression anglaise dit: « To through a red herring
into the conversation »: jeter un hareng rouge, et de
préférence pourri, dans la conversation, au mitan de la table
où des panélistes sérieux discutent d’une grave question, par
exemple, une question de vie ou de mort, comme celle de la
survie d’un peuple. L’effet est assuré: en peu de temps, le
hareng rouge pourri mobilisera toute l’attention et les énergies
des panélistes.
Il ne sera plus question de vie ou de mort: il sera question
de hareng. On ne parlera plus de ce qui menace d’extinction
la culture québécoise depuis deux siècles et demi: on parlera
de la nourriture casher, des cabanes rituelles des hassidim sur
les balcons of Montreal in Quebec, des musulmanes en robe
longue dans les piscines « distinctes », et autres mondanités
frivoles. Donc, concentration maximale sur l’odeur et la
couleur du hareng. Hypnotisé par l’étude scientifique de la
chenille sur l’arbre, on oublie la forêt en train d’être ravagée
par les chenilles. Autrement dit: il suffit qu’on signale une
!
!
452"
!
raideur aux articulations des genoux, pour qu’on oublie que le
patient souffre d’un cancer du cerveau.
!
On voit très bien un Trudeau, un Chrétien, un Jocelyn
Létourneau ou un Pratte nous lancer ce maudit hareng des
accommodements culturels que les Québécois devraient faire
pour ne pas incommoder la culture des autres. Trudeau rirait
dans sa barbe postiche en voyant les Québécois s’enflammer
et faire de grands sparages autour du hareng. En oubliant que
l’ennemi numéro un de la culture québécoise, c’est la culture
british-canadian qu’on a voulu et qu’on veut toujours nous
imposer.
Lord Durham et Colborne, ce n’était tout de même pas
des hassidim. La loi C-20 n’a pas été conçue et écrite par un
synode de Tamouls soucieux d’entretenir de bonnes relations
avec nous. Les parrains et leurs hommes de main qui ont
voulu nous noyer sous les commandites, ce n’était pas des
Sihks portant poignard. La passion de ces barons et parrains
ottawais, c’était celle des couteaux, longs, qui firent merveille
dans « la nuit des longs couteaux » où ils voulurent assassiner
le peuple québécois.
Des « accommodements culturels raisonnables », est-ce
la première British Confederation, engendrée par ces
géniteurs barbus qu’on appelle pompeusement « les pères de
la Confédération », après discussions « raisonnables » entre 2
francofuns et 29 British-Canadians pure wool? Est-ce la
!
!
453"
!
deuxième Canadian Constitution de Lord Elliott-Trudeau que
le peuple québécois n’a pas signée? Le fait de vivre sous une
constitution qui n’est pas la sienne, n’est-ce pas le signe le plus
criant de l’asservissement? Peut-on appeler ça un «
accommodement culturel raisonnable » ?
!
Sans vouloir prophétiser à la Nostradamus, à la Jojo, à la
Raël ou à la Létourneau, on peut avancer l’hypothèse qu’en
l’an 2,307, le Québec ne sera pas de culture hassidique,
tamoule, musulmane ou sihke. Mais si elle n’est plus
québécoise francophone, elle sera tout naturellement
multiculturelle canadian. Le multiulturalisme de Trudeau
visait cet objectif; l’interculturalisme fade de Bouchard-Taylor
n’a pas d’autre issue plausibe; quant au Québécois de
Létourneau, il sera devenu un ON international anONyme,
autrement dit un n’importe qui-quoi. !
J’ai présenté un mémoire à la commission TaylorCharest-Bouchard où j’essayais de faire comprendre ce que je
viens de rappeler ici brièvement. Apparemment, j’ai donné
l’impression d’être un Zoulou s’exprimant par signes
équivoques et louches devant la Pompadour. Et depuis lors, à
la cour de Versailles, le hareng mobilise toute l’attention, fait
tous les frais de la conversation. Pourquoi? Même L’Action
nationale semble hantée par le foutu hareng attrape-nigauds.
Pourquoi?
!
!
454"
!
Le Petit Prince, quand il avait posé une question,
n’oubliait plus qu’il l’avait posée. Parce que sa question lui
semblait sensée. Et il la reposait, si on s’obstinait à ne pas
donner une réponse valable à sa question sensée. Il est vrai
qu’il venait d’une autre planète. Moi aussi peut-être. Sûrement, dira ON.
!
!
!
!
!
455"
!
55. Lettre pour présenter Et le Verbe s’est fait chair!
!
!
À Madame Marie-Andrée Lamontagne des Editions Fides !
Chère Madame, !
Je prends (ou
cours) le risque de vous soumettre un
manuscrit intitulé Et le Verbe s’est fait chair.
J’ai pensé qu’il serait utile de réagir contre ces courants
pseudo-religieux qui transforment la spiritualité de beaucoup
de chrétiens en bouillies ou limonades aussi populaires et
rentables qu’insipides.
!
On me fera peut-être deux reproches:
1. Il se publie beaucoup (trop!) de livres sur Jésus. - C’est
comme dire qu’on devrait prendre des mesures sanitaires pour
qu’il ne se publie plus autant de chansons d’amour: il y en a
déjà trop! tout a été dit! on a un trop plein, une indigestion,
de chansons d’amour.
Comme s'il était inutile de dénoncer la mystique explosive et
sanguinaire des kamikazes d'Allah, après qu'on a dénoncé
l'hystérie « religieuse » des ku-klux-klanais WASP. Ou s'il
fallait faire silence sur Norbourg, après qu'on a essayé de voir
un peu plus clair dans les Commandites, mais pas dans les
!
!
456"
!
bonnes intentions des parrains commanditaires de ces
commandites.
2. Le ton de l’ouvrage. Ce ton, c’est le mien: le ton JE, plutôt
que le ton ON. Il n’emprunte rien aux élégances
diplomatiques en glissandos ou slaloms vicieux, au sérieux
des thanatologues, à la dignité des thèses universitaires ou des
éditoriaux subventionnés, mais supposément impartiaux. Je
suis partial, comme tout être vivant qui veut rester en vie et
qui doit se défendre contre ceci et parfois même contre cela.
Cette partialité, ce n’est pas un moyen infaillible pour
atteindre l’excellence ni même le bon sens; mais il faut
commencer par là: c’est au moins un effort pour ne pas vivre
et mourir congelé. !
!
!
457"
!
!
56. C’EST TRISTE
Les porte-parole du B’nai B'rith, mouvement juif raciste
antiquébécois francophones, tout autant que ceux de là-bas
peuvent être antipalestiniens ou antilibanais, soufflent à
l’oreille de Jean Charest que ça pourrait les aider, tout en
aidant sa cause à lui, s’il accusait Yves Michaud de racisme.
Charest somme Bouchard d’assommer Michaud; sans hésiter,
Bouchard commande à ses troupes d’obéir au commandement
de Charest. Et l’Assemblée nationale, avec une belle
unanimité infamante, se déshonore. Son geste infâme n’a pas
encore été réparé, pas même en paroles.
!
Parizeau, lui aussi, ne fait que dire deux vérités aussi
évidentes que le Saint-Laurent; les hypocrites racistes, de
Halifax à Vancouver, crient au racisme. Et la plupart des
péquistes se joignent à la chorale des racistes. C’est encore
triste et infamant.
!
Et ça continue, avec la bataille des Plaines d’Abraham. Le
Canada anglais, toujours en quête de « fleurons glorieux »,
décide de bafouer les Québécois en les invitant, comme des
moutons bouffons, à célébrer de façon festive leur défaite au
son des cornemuses écossaises constipées en érection. Il ne
faut pas priver les Québécois de cette fête! Et tout comme
lors des fêtes du quatrième centenaire de notre pays, M.
Lebeau, le maire d’une Capitale dite nationale, est prêt à
!
!
458"
!
danser à quatre pattes sur les Plaines, « pourvu que ça swing
». Le matin de la bataille, il se porterait volontaire pour porter
le British Flag de Wolfe et pour entonner le God Save The
King. Digne maire d’une capitale nationale qui, lors du
dernier référendum, a dit fièrement, à 51%, que le pays dont
elle est la capitale, c’est le Québec. Eh OUI! Qui l’eût cru?
Faibles protestations de la part du Bloc et du PQ. La
protestation la plus énergique vient du RRQ. Et les Ottawais
doivent retirer leur confête. Pourquoi donc?
Écoutez leur explication qui suinte la fourberie et la
bassesse: « Nous ne voulons pas que les Québécois soient
victimes de violence! » Ils nous déclarent la guerre, comme le
disait si bien le Jean Pelletier des commandites ( « un grand
Québécois serviteur du Canada », comme redirait Mulroney),
mort en odeur de sainteté canadian. Après quoi, ils se
plaignent, en vicieux hypocrites, de la violence de leurs
victimes!
!
Ici encore, le PQ fait une belle unanimité pour dénoncer,
eux aussi, les auteurs de « la violence », entre autres Pierre
Falardeau et Patrick Bourgeois. Avec les Canadians et les
Canadians-Québécois, on les accuse d’avoir « incité à la
violence »; et on exige des excuses; et on dit que le PQ est
contre toute forme de violence (même celle de Gandhi?), et on
les pénalise en boycottant le journal Le Québécois.
!
!
459"
!
Pas plus qu’Yves Michaud et Parizeau, Patrick Bourgeois
n’a incité à la violence: il proposait que les Québécois aillent
s’asseoir (avec le terroriste Gandhi) sur les Plaines d’Abraham
quand les Canadians viendraient y célébrer notre défaite. Si
c’est ça, notre violence! Quand les autres nous font violence,
sans relâche, depuis deux siècles et demi, par tous les moyens,
y compris les plus illégaux, et en partie avec les armes que
nous leur payons!
!
Pareil projet de nous humilier - « juste pour rire », qu’ils
disent - aurait dû soulever un tsunami de protestations
indignées et d’actions non équivoques pour dénoncer cette
audacieuse et impudente entreprise d’humiliation et de
mépris. Le PQ et le Bloc n’ont fait que d’humbles
protestations diplomatiques huilées de soumission.
C’est donc ajouter la bassesse à la lâcheté que d’accuser
Patrick Bourgeois, non seulement d’être « un pur et un dur »,
un extrémiste, mais un gars sur le point de devenir terroriste.
C’est devenu une mode au PQ et au Bloc de se joindre à ceux
qui nous font la guerre sans arrêt, pour présenter comme des
gars dangereux ceux qui ont cru que l’indépendance du
Québec viendrait avec le PQ, et qui ont milité sans relâche
pour que le PQ prenne au sérieux le premier article de son
programme autrement que par des déclarations vides de sens.
Le Canada les prend avec aussi peu de sérieux qu’Israël prend
au sérieux les votes de blâme pieux de l’ONU.
!
!
460"
!
!
Et puis, puisqu’on y est, sur les Plaines, quand le Bloc et
le PQ entreprendront-ils des actions signifiantes et efficaces
pour contrer le Canada Bill que nous avons rejeté en paroles,
mais que nous cautionnons par nos actes de courtoisie et de
bonne entente nationale-provinciale? Nous sommes
continuellement sur la défensive; notre offensive est celle de
soldats de guimauve. Il fallait attaquer frontalement,
durement, par tous les moyens légaux, ceux qui nous ont
imposé leur Constitution, et qui nous ont volé le dernier
référendum; il fallait dénoncer, attaquer les barons et parrains
ottawais, commanditaires des hommes de main des
commandites.
Toutes ces actions peuvent être entreprises, sans attendre
l’indépendance. Et ce serait précisément des actions qui
mèneraient efficacement à l’indépendance, car elles
mobiliseraient les Québécois. Ce serait ce qu’on pourrait
appeler, à juste titre, cette fois, « les conditions gagnantes ».
!
Au lieu de quoi, le PQ et le Bloc dénoncent ceux des leurs
qui ne se contentent pas de retraites stratégiques; ils n’aiment
pas assez leur peuple pour se mettre sérieusement en colère
quand on insulte, humilie, exploite et bouffonne ce peuple.
Leur alouette ne connaît pas la colère: elle se contente de
roucouler.
!
!
461"
!
Si nous avions le coeur et le bon sens de nous mettre en
colère...
(Dira-t-on que mes propos incitent à la violence? La mère
de famille qui varge avec son balai ou son poêlon sur le chien
qui a mordu et continue à mordre son enfant, est sûrement en
colère; sainte et honorable colère, qui n’a rien à voir avec celle
des kamikazes boostés au TNT, celle du Bill C-20 du défunt
Stéphane + celle du Canada Bill + celle des commandites
passées, présentes et à venir.
!
!
Viateur Beaupré, 25 février 2009
!
!
462"
!
57. Une certaine évolution glacée-glaciale
!
Récemment, l’émission Découvertes nous faisait
revivre la formation de la terre. On insistait sur son existence
miraculeuse (le terme est évidemment à proscrire, et on ne
l’utilisait pas; ce qui ne me gêne pas). Il a fallu la conjonction
de millions, sinon de milliards de conditions, pour que notre
planète prenne forme, et il en faut tout autant pour qu’elle
continue d’exister et de se former, déformer et réformer.
En même temps qu’on nous expliquait ces merveilles,
on nous faisait voyager dans le cosmos, en route vers le Big
Bang, en passant par les étoiles, les planètes et les nébuleuses.
Voyage dans le temps et l’espace qui te laisse pantelant
d’admiration. Bravo!
!
Hier, à la même émission, on nous faisait revivre
l’aventure de Darwin, son intuition et les conclusions qu’il en
tirait, qu’on en tire depuis et qu’on n’a pas fini de tirer. Cette
émission aussi nous faisait remonter dans le temps, loin loin, si
loin qu’on perdait toute trace de vie. Jusqu’à la veille de
l’apparition de la première cellule vivante. Au-delà, dix
milliards d’années préparant la formation de la planète terre.
Et au-delà de ces quatorze ou quinze milliards d’années, rien.
Plus de temps, plus d’espace. Rien. Le Néant? Peut-être pas,
mais quelque chose d’approchant, pour ne pas dire de
synonyme.
!
!
463"
!
!
Ces deux émissions ont produit chez moi deux
réactions fort opposées: l’admiration et une terreur glacée.
Il est facile, très sensé, humain et bien utile, d’admirer
le cosmos et ses merveilles aussi infinies qu’insondables et
inépuisables. ll est facile de s’émerveiller devant la prodigieuse
Vie qui produit des merveilles, à partir de rien, ou presque. Et
qui te fait passer du saut de la sauterelle au saut du trapéziste
ou du parachutiste.
Où survient la terreur? C’est quand tu regardes le
début et la fin de la chaîne de montage, avec toi embarqué,
menotté sur la chaîne qui te conduit où? Où l’évolution
décidera de te conduire, peut-être pas à sa guise (car a-t-elle
une guise?), mais sûrement selon son mouvement qu’elle seule
est en mesure de contrôler, si tant est qu’elle contrôle quoi que
ce soit. Toi, tu es sûrement contrôlé, embarqué. « Pour aller
où? - ? »
!
Concilier le récit de la Genèse avec la théorie de
Darwin ne devrait causer aucune crampe d’intellect ou de foi.
L’apparition de la théorie de l’évolution a pu, certes,
provoquer un séisme dans le credo des croyants d’alors: « Je
crois en Dieu, créateur du ciel et de la terre », et « Je crois
que la femme n’a pas été créée de la côte d’Adam, et qu’Adam
n’est pas venu au monde il y a six mille ans », deux visions qui
ont pu sembler irréconciliables. Mais elles ne le sont pas.
!
!
464"
!
Les hommes de l’Antiquité ou du Moyen Âge - qui
n’étaient pas aussi à plaindre mentalement qu’on voudrait bien
se le faire accroire pour se donner un petit air de supériorité croyaient que le soleil tournait autour de la terre. Quand on
leur a prouvé que c’était la terre qui non seulement tournait
autour du soleil, mais qu’en plus elle tournait sur elle-même,
ça ne leur a pas fait tourner la tête pour si peu ni chamboulé
leur foi sans dessus dessous. Pas plus qu’un croyant ou un
incroyant équilibrés ne doivent rougir de honte au souvenir
que leurs grands-parents n’ont pas marché sur la lune. Pas
plus qu’un croyant ou un incroyant, pendant ses insomnies ou
ses heures de loisir sur la station spatiale MIR, ne doit snober
les pauvres types qui font les cent pas dans leur jardin.
!
Les découvertes scientifiques et la foi, c’est deux
mondes différents, deux postes à ne pas syntoniser sur la
même longueur d’ondes. Je peux tirer grand profit de la
parabole du Bon samaritain, sans demander aux savants
généalogistes de me fournir les prénoms de sa grand-mère et
de son grand-père. Avec grand plaisir, je peux suivre en
imagination les ébats de Jonas dans le ventre de sa fabuleuse
baleine, sans croire pour autant que cette baleine avait pour
ancêtres ces deux baleines, miraculeusement sauvées du
naufrage et de la noyade, que Noé avait nourries au plancton
ans la piscine de son arche. Si j’entends Louis de Funès faire à
sa femme des mamours plutôt intéressés en l’appelant « ma
!
!
465"
!
biche », je n’ai pas besoin qu’un zoologiste zélé vienne me
prouver que Madame Funès n’est pas une biche.
!
Aujourd’hui, un croyant qui met en contradiction la
théorie de Darwin et le récit de la Genèse, a perdu l’équilibre
mental, c’est-à-dire qu’il est déséquilibré. Saint François
d’Assise pouvait croire que le récit de la Genèse était
historique (je n’en sais rien), sans pour autant être plus sot et
plus à plaindre que le flo d’aujourd’hui qui sait qu’avant Adam
il y eut des dinosaures. Mais le croyant d’aujourd’hui qui
croirait qu’avant les brontosaures il y eut l’Ève de l’Éden, ne
ferait pas oeuvre de raison ni de piété: il ferait tout
simplement pitié, même s’il est pas mal plus fort en
informatique que saint Paul et Claire d’Assise.
!
Entre gens équilibrés, croyants ou athées, on devrait
pouvoir s’entendre rapidement sur ces évidences. Là n’est
donc pas la cause du malaise que je ressens en écoutant les
émissions scientifiques qui me racontent l’origine du cosmos et
son évolution, y compris celle de mon espèce et de ma propre
évolution en marche pour que, par sélection naturelle entre
ceci et cela, je sois demain ceci plutôt que cela. L’évolution, ce
n’est pas bon seulement pour les primates antérieurs aux
bipèdes.
!
!
!
466"
!
Donc, en regardant ces documentaires, j’admire et je
m’effraie. Il faudrait être franchement perverti et enrobé d’une
imperméable couche de suffisance ou d’ingratitude pour ne
pas admirer ce que les télescopes et autres instruments
d’investigation te révèlent sur l’extraordinaire fécondité et
beauté du cosmos. Mais, comme Pascal, tu peux éprouver de
la frayeur en prenant conscience que toi, dans l’infini et le
silence éternel du temps et de l’espace, tu deviens invisible, insignifiant, une goutte d’eau ou de pollen dans les océans des
nébuleuses et des galaxies. Cette première impression, même si elle te fait passer
un courant froid dans le dos, tu peux la surmonter assez
facilement, à la pensée que, par ton intelligence, tu domines
l’infini matériel du cosmos.
Berçant notre infini sur le fini des mers, dit
Baudelaire.
Car, somme toute, c’est nous qui sommes infinis, d’une
espèce d’infini qui transcende à l’infini le cosmos enfermé dans
la matière, si évoluée et admirable soit-elle. Nous survolons ce
cosmos avec beaucoup plus d’aisance que l’albatros ne survole
les cinq océans.
!
Mais il reste un autre sujet d’effroi. Celui-là ne peut
pas être maîtrisé par les seules forces de l’intelligence. Et voici
d’où il procède. Quand on te parle de l’origine du cosmos et
de l’évolution de la vie, on ne te dit rien sur l’origine du
!
!
467"
!
cosmos et de la vie. C’est beau de parler du Big Bang survenu
il y a quinze milliards d’années. Mais avant ce petit quinze
milliards d’années, qu’est-ce qu’il y avait? Et s’il y a eu
l’immense explosion du Big Bang, quels étaient les ingrédients
qui ont provoqué l’explosion? Ce n’est quand même pas le
Néant à lui tout seul qui s’est fait exploser il y a quinze
milliards d’années. Le Néant existait-il de toute éternité,
jusqu’au jour où il lui a pris fantaisie d’exploser?
Hubert Reeves, notre illustre astrophysicien, quand il
nous conduit en cicérone dans le temps et les espaces infinis,
nous parle de la « grande soupe » cosmique à l’origine de tout.
Fort bien. Mais les ingrédients de la soupe d’où venaient-ils?
Ici, le scientifique bée. Il ne peut même pas dire: « babe-bi-bo-bu ». Il est aussi démuni que moi. Il est aussi
ignorant que moi qui ignore tout de ce qui existait avant que
le cosmos commence à exister.
!
Il faudrait donc qu’un savant, un vrai! m’explique
comment le Néant peut engendrer l’existant; comment le nonêtre peut être à l’origine de l’être. Si on me dit qu’il n’importe
en rien de se poser pareille question, que c’est une perte de
temps, qu’il suffit d’étudier scientifiquement ce qu’on a sous
les yeux, je trouve que c’est une attitude très peu scientifique,
non-scientifique. Un scientifique, normalement, cherche à
comprendre, et pas seulement ce qui se passe en cours de
route, mais ce qui s’est passé pour qu’il y ait une route à
!
!
468"
!
parcourir. Quand on trace une route, si on est sensé, on se fixe
un point de départ pour aller quelque part. Qui voudrait
construire ou emprunter une route qui n’aurait ni
commencement ni fin?
« Larguez les amarres: on est embarqués », dit
Vigneault. Mais pour larguer les amarres, il faut qu’il y ait un
bateau. D’où vient le bateau qui vogue sur « l’infini des mers
» et « sur l’océan des âges? »
Moi, dans mon ignorance, je sais ce qu’il y avait avant
le Big Bang et bien avant ces quinze petits milliards d’années.
Et je m’effraie de voir que les savants ne cherchent pas à
savoir ce qu’il y avait avant le Rien et son sosie le Néant. Le
savant dit : « Que le Néant soit! Et le cosmos fut. » Le Petit
Prince lui poserait sûrement des questions et, à son habitude,
plus d’une fois, quand il veut comprendre et ne pas se
contenter de réponses dans l’air du temps qui passe sans
repasser. !
Il y a bien d’autres questions que le Petit Prince
poserait au savant. Entre autres, celle-ci, une question de vie
ou de mort: Si la vie, pour évoluer, a eu tout simplement
recours à la sélection naturelle, cela explique bien des choses,
et ces explications ne m’effraient en rien; je les trouve
raisonnables, et en plus: admirables. J’assiste au travail de la
Vie. J’admire la créativité inouïe de la Vie. Je contemple à
!
!
469"
!
genoux et les bras en extase, les réussites plus qu’admirables
de la Vie. D’une part.
D’autre part, qu’est-ce que je suis, moi, dans
l’évolution, et où me mène cette évolution? Est-il possible que
l’évolution, tout simplement par sélection naturelle, ait produit
Néron, François et Claire d’Assise, Mozart et Shakespeare,
sans compter toi et peut-être moi? Quand, sur la chaîne de
montage, on arrive à l’Homme, à tout homme, faut-il parler
d’évolution, « de cours normal des choses », ou de révolution,
de cours très anormal des choses, d’une progression qui serait
en même temps une rupture radicale, abyssale? L’intelligence
humaine est-elle un produit naturel de la vie végétale et
animale, portée à ce degré de perfection grâce aux milliards
d’années dont elle a disposé pour réaliser un Bach ou un
Einstein?
!
Tout comme moi, l’incroyant, ici, a bien raison, je
crois, de se poser la question. Et le savant, en tant qu’homme
de science, qu’il soit croyant ou athée, n’a pas de réponse à
cette question.
Il peut toujours me répondre que cette question ne le
concerne pas en tant qu’homme de science; mais elle le
concerne en tant qu’homme, tout comme moi, en tant
qu’homme, je pense et je dois me demander si je suis un
simple chef-d’oeuvre formé des milliards d’autres chefsd’oeuvre sortis du laboratoire de la Vie. Oui ou non, suis-je un
!
!
470"
!
simple chef-d’oeuvre de l’évolution matérielle, ou quelque
chose d’infiniment plus que tout ce que la matière, évoluée
autant que vous voudrez, ne peut pas expliquer? Autrement
dit encore, l’homme est-il un mystère transcendant infiniment
les seules forces de la nature? L’homme est-il un être naturel
ou un être naturel-surnaturel?
!
Si mon intelligence et ce qu’on appelle mon âme
s’expliquent tout simplement par la loi de l’évolution
universelle, de la sélection naturelle, alors, mon intelligence et
celle de Pascal ne valent pas plus cher, tout compte fait, que la
perfection de la rose et l’intelligence du chat; ce n’est qu’une
question de degré, pas de différence radicale.
Il n’y a pas de quoi pavoiser, si je peux mémoriser
quelques milliers de mots, alors que le chimpanzé est limité à
cent douze et le chat, à trois ou quatre. Si je ne vaux pas
infiniment plus que ce que la vie matérielle a pu produire de
plus réussi, c’est triste à mourir.
Les êtres qui ont formé mon corps au cours de
l’évolution ne sont pas tristes, bien loin de là: ils sont
extraordinairement agréables. Pas plus le chat que la
marguerite ne sont tristes ou objets d’indifférence, de mépris
et d’in-signifiance. Ils signifient, et d’admirable façon. Il suffit
de regarder l’élégance, la fierté et l’équilibre d’un chat, pour
trouver que la vie fait des merveilles, et en quantité
inquantifiable.
!
!
471"
!
Mais moi, je signifie tout autre chose. J’ai faim de
quelque chose qui signifie que tout le créé ne peut me
satisfaire et que je ne suis pas un simple produit de l’évolution
matérielle. Mon intelligence, mon âme, comment croire que
c’est tout simplement quelque chose de plus évolué que
l’hirondelle et le ouistiti? Et qu’avec le temps, si Sélection
naturelle le décide, l’hirondelle et le ouistiti pourront me
précéder dans l’échelle des êtres?
Je ne comprends évidemment pas comment ce qui fait
de moi un homme, et non un simple animal, a pu se produire;
et les scientifiques ne le savent pas plus que moi. Ils ne savent
pas, les savants, d’où leur viennent leurs pensées, et pourtant,
ils sont certains qu’ils pensent. Moi aussi. Ce que nous
croyons sans comprendre, ce sont des choses beaucoup plus
importantes que celles que nous comprenons, ou que nous
croyons comprendre. Nous obéissons à un certain instinct,
lui-même parfaitement mystérieux. Il n’est pas encore né celui
qui expliquera la joie et l’amour. Pourtant, tous nous croyons
à la joie et à l’amour; nous le croyons quand nous sommes
dans la joie ou en amour; et nous continuons à le croire quand
nous manque la joie ou l’amour.
Et ce n'est pas un fan inconditionnel de la toutepuissance de la Sélection naturelle qui peut m'expliquer ce
que pense un chat quand il regarde sa chatte ou sa maîtresse.
!
!
!
472"
!
Le savant peut me parler longuement, et sensément,
de l’évolution du bulbe de la tulipe à la fleur tulipe. Et je
reçois avec gratitude ses explications, si j’en ai besoin. Mais la
fleur de la tulipe, elle, qui me l’expliquera? Qui me dira,
sérieusement, pourquoi il y a des tulipes? Et surtout, qui
m’expliquera ce que je ressens en contemplant ma tulipe
jaune, avant ou après avoir contemplé ma tulipe rouge?
Qu’est-ce que c’est, cette admiration qui fait qu’un homme
tout à fait sain d’esprit - et justement parce qu’il est sain
d’esprit - éprouve le besoin de s’agenouiller, du moins en
esprit, pour rendre hommage à la tulipe et au rouge de la
tulipe?
Et le savant qui, après avoir passé des années à
comprendre et à me faire comprendre comment le bulbe de la
tulipe devient fleur de tulipe, ce savant qui ne s’agenouille pas,
du moins dans son esprit et dans son coeur, quand il est
remonté du bulbe à la fleur et qu’il voit la fleur, eh bien! c’est
un être méchant.
!
Si en plus il s’imaginait qu’il a tout dit, et dit
l’essentiel, quand il m’a expliqué approximativement le
comment de cette évolution, sans me dire un mot du pourquoi,
eh bien! ce serait un grand sot: un savant qui s’enferme dans
une très petite science, beaucoup plus petite qu’un bulbe de
tulipe. Il vaut infiniment mieux contempler la fleur de la tulipe
sans rien savoir de la façon dont elle s’est prise pour devenir
!
!
473"
!
tulipe, que de savoir (?) comment elle s’y est prise, puis se
dispenser de l’admirer, sous prétexte qu’on a compris. Quoi?
Si tu ne peux pas me dire pourquoi il y a des tulipes et
m’expliquer ce que je ressens quand je regarde ma tulipe,
alors il me semble que tu devrais être gêné de me « prouver »
que c’est tout simplement grâce à la déesse Sélection naturelle
qu’un homme est un homme.
!
Moi, je ne comprends pas comment me vient la fleur
tulipe ni comment j’ai fleuri. Je dis: « Je crois en Dieu, mon
Père tout-puissant, qui a créé la tulipe et qui ne cesse de me
créer pour me permettre de mieux voir la tulipe. » Qu’il
procède comme ceci ou comme cela pour m’offrir ces deux
prodigieuses réussites, c’est son affaire, pas la mienne. La
mienne, c’est de rendre grâce pour la tulipe, pour moi et pour
tout. Si je ne rendais pas grâce, je serais un ingrat, un être
disgracieux, au coeur sec et à l’esprit gonflé de son vide.
!
!
Arrêtons-nous un instant, descendons de la chaîne de
montage de l’évolution, pour nous poser une question
sérieuse. Les scientifiques ne se la posent jamais, parce qu’ils
doivent garder leur sérieux, eux. Cette question sérieuse porte
justement sur le rire. Quand et où est-il apparu sur la chaîne
roulante de l’évolution? Dans les biographies illustrées que
nous donnent les paléozoologues, les archéologues et les
!
!
474"
!
anthropologues, on découvre des ancêtres qui ne semblent pas
entendre à rire (à moins que ce soit les savants qui
n’entendent pas à rire quand ils nous parlent de l’homme).
Stendhal nous dit que, de son temps, on trouvait des familles
de l’aristocratie italienne où on n’avait pas ri depuis cent ans.
Cent ans, c’est peu de chose sur la chaîne de montage de
l’évolution. Que dire quand on plonge dans le fin fond de la
Préhistoire et dans les espaces pratiquement infinis qui ont
précédé la Préhistoire? Beaucoup de savants semblent y avoir
égaré ou définitivement perdu la faculté de rire de leur
ignorance.
Je disais donc qu’en contemplant les portraits que les
savants nous brossent de l’australopithèque, du sinanthrope,
du type du Néanderthal et du gars du Cro-Magnon, et même
de l’homo sapiens en personne, on serait forcément amené à
conclure que, pendant une infinité de siècles, nos ancêtres
n’entendaient pas, mais pas du tout, à rire. Avez-vous jamais
vu une photo scientifique ou un homo sapiens esquisserait
l’ombre d’un sourire? Dans les innombrables photos qu’on
nous donne de nos ancêtres - souvent en couleurs et sur beau
papier glacé -, rien ne laisse soupçonner que les premiers
hommes étaient capables de rire.
!
« Mais, dirait un sceptique, il n’est pas sûr que les
portraits illustrant nos ancêtres soient authentiques; ce sont
peut-être des faux. Pourquoi pas? Les musées modernes en
!
!
475"
!
sont remplis! Ou bien ils ont été dessinés par de piètres ou
prétendus artistes. Ou bien encore ces portraits ont subi la
dégradation inévitable des siècles. Imaginez, cela se passait
avant la Préhistoire: à peu près tout a pu se produire.
Aujourd’hui, le sphinx n’a plus de nez; c’est seulement depuis
quelques années que, grâce à Obélix, nous savons qu’au début
il n’en était pas ainsi: comme vous et moi, le sphinx originel
avait un nez. Après le passage des kamikazes talibans, les
bouddhas de l’Afghanistan ne souriaient pas plus que les types
du Cro-Magnon qu’on voit marcher d’un pas méditatif et
mélancolique dans les livres de science illustrés. De plus,
quantité de statues antiques nous offrent à contempler des
hommes ou des femmes ayant perdu qui des bras, qui des
jambes, qui des torses, voire même des personnages ayant
perdu la tête; il ne faudrait pas en conclure pour autant que
les hommes et les femmes avariés qu’ont voit dans les livres ou
les musées sont conformes aux originaux et à ceux qui ont
posé pour ces portraits. »
Il serait difficile de contredire de point en point ce
sceptique. Nos connaissances sont encore bien partielles et
sujettes à précaution.
!
Un homme, s’il est normal, et s’il n’a pas les moeurs
d’un tueur à gages ou d’un ancien patron du KGB, aime rire
et cherche même des occasions pour en rire un bon coup.
Pour garder et pour fortifier sa santé mentale (un fou ne rit
!
!
476"
!
jamais; il garde toujours son sérieux qui n’a rien de drôle.)
Mais je ne sais pas si je verrai de mon vivant des livres
scientifiques où on nous montrerait des hommes qui rient ou
qui du moins sourient. Étant donné que des artistes sont
payés pour peindre au naturel l’homme du Cro-Magnon, et
qu’ils ont toute liberté pour l’inventer comme ceci ou comme
cela, pourquoi diable choisissent-ils toujours de le représenter
comme ceci, c’est-à-dire comme des débiles caractériels et
comme des bûches souriant aussi sec et méchamment que
Calvin et l’Ayatollah Khomeini?
Pourtant, de nos jours, la plupart des hommes rient,
pas toujours de façon intelligente, mais enfin ils rient. Alors
que, nulle part ailleurs, même dans les créatures les plus
évoluées et engendrées par la sélection naturelle très
rigoureuse dans ses choix, on ne trouve la moindre apparence
que, dans quelques milliards d’années, grâce à la même
sélection naturelle, les hippopotames et les gorilles auront
appris à rire intelligemment.
!
Quand donc l’évolution a-t-elle inventé l’homme riant,
l’homo ridens? Selon les lois normales de l’évolution, cela ne
s’est évidemment pas fait du jour au lendemain, loin de là. La
veille, l’homme ne riait pas, et un bon matin, il s’est mis à rire.
Pourquoi? À la suite de quel gag? Je vous le demande, pour
que vous le demandiez aux savants.
!
!
477"
!
Il est plus probable, nous diront les anthropologues
les plus avertis et pondérés, que l’évolution a pris beaucoup
beaucoup de temps pour produire du rire, et que cela s’est
sûrement fait par étape. Par exemple, l’australopithèque,
diraient-ils, a peut-être pu commencer à esquisser timidement
ce qu’on pourrait, grosso modo, appeler l’ombre d’un sourire;
puis les sinanthropes les plus évolués, eux, ont commencé à
sourire, mais d’un sourire plutôt jaune, ou glacé, ou effrayant:
quelque chose comme un sourire Poutine, Khomeini ou
Stéphane Dion. Il a fallu probablement attendre les joyeux
drilles du Cro-Magon et du Néanderthal pour entendre enfin
un premier rire qui avait du bon sens. Le fou rire, lui, serait
apparu uniquement avec l’homo sapiens. Celui-là était capable
de rire jusqu’au fou rire; ce qui expliquerait peut-être qu’il soit
mort de rire, car on ne sait pas trop de quoi il est mort.
!
Mettons que ça se soit passé comme ça. Si c’est vrai,
ce n’est pas drôle.
Bien sûr, on pourra nous objecter que si l’homme n’a
pas commencé à rire plus tôt, c’est parce qu’il n’avait pas
encore le cerveau assez gros. À mesure que sa tête grossissait,
il devenait plus apte à comprendre quand il lui fallait rire et
quand il lui fallait garder son sérieux. Voyez-vous, la grosseur
du cerveau, tout est là. Ça explique tout. Et un gros cerveau,
ça ne se fabrique pas en criant lapin.
!
!
478"
!
L’explication, comme on dit, ne tient pas la route ou
même le fossé. Parce que, de nos jours, on voit régulièrement
des gars à grosse tête et à gros cerveau qui rient beaucoup
moins que des hommes avec tête et cerveau normaux. Ils ont
de gros cerveaux et ne rient pas gros. Pourquoi? Dans la fable
d’Ésope, je crois, un renard contemplant un crâne humain
antérieur à la Préhistoire, eut une réflexion digne d’un
philosophe sensé; et un renard d’aujourd’hui pourrait la
reprendre en contemplant bien des hommes d’aujourd’hui: «
Quelle belle grosse tête! Mais dedans, point de cervelle
capable de rire. »
!
!
Donc, si on en croit l’évolution laissée à elle-même, le
rire de l’homme, le tien, le mien, serait le produit d’une très
lente évolution, qui d’ailleurs serait bien loin d’être terminée.
Selon les lois de l’évolution, les hommes de demain devraient
rire de façon beaucoup plus évoluée que ceux d’aujourd’hui.
On ne parlera plus de fou rire, mais de rire moins fou; et on ne
trouvera plus personne pour mourir « à force de rire ». Tout le
monde rira comme Calvin, l’Ayatollah et le Stéphane en
question.
À moins que… À moins que, dans les âges à venir,
l’homme soit tellement évolué qu’il rira tout l’temps, que plus
rien ni personne ne pourront l’empêcher de rire tout l’temps.
Ce sera enfin le Nouvel Âge, l’homme nouvelâgeux, celui que
!
!
479"
!
Jacques Languirand appelle de tous ses voeux, en le
cherchant Par quatre chemins et en riant beaucoup par
avance. Toi, si tu revenais parmi les hommes, après cent
millions d’années d’absence, aimerais-tu te joindre au concert
hilarant des hommes nouvelâgeux? - Ça dépend. - De quoi?
!
Un autre hypothèse bien possible - car on ne sait
jamais ce que nous réserve la sélection naturelle -, c’est que,
peu à peu, la plupart des hommes perdent l’envie et même la
possibilité de rire. Le rire deviendra une spécialité réservée à
une élite de snobs. Quand quelqu’un d’impuissant aura tout
de même envie de rire, il s’adressera au club des spécialistes
du rire. On a déjà l’école de l’humour, pourquoi n’aurait-t-on
pas une école nationale du rire? Rire et humour, tout de
même, ce n’est pas si éloigné l’un de l’autre. Si donc on pense
que l’humour est important, il est facile, il me semble, de se
convaincre que le rire aussi est important. L’humour est-il plus
important que le rire? Ça mérite au moins discussion. Et c’est
l’bon temps que tu me dises: : Ça se discute. »
Beaucoup de choses importantes, voire
indispensables, dans notre civilisation superspécialisée
d’aujourd’hui, sont réservées à des spécialistes qui gardent
farouchement leur club, leur parterre, leur clos et leur champcamp de concentration. Chaque espèce et sous-espèce de ces
spécialistes a son logo, son hymne de ralliement et son
syndicat qui veille au grain et même au son. Autrefois, il y
!
!
480"
!
avait les dentistes, et ça suffisait amplement pour t’arracher
toutes les dents, si c’est ça que tu voulais; en quelques années
à peine, les dentistes ont appris à faire toute une série d’autres
opérations; de plus, ils ont formé plusieurs confréries de
dentistes: il y a les denturologues, les orthodontes, les
implantologues, les malodentologues et les ornithologues. De
même que chez les psychologues on trouve aujourd’hui des
accidentologues organisés en équipes volantes pour se rendre
sur les lieux du drame, n’importe quel, avant l’arrivée de la
police et des ambulanciers (au cas où les « bénéficiaires » du
désastre auraient besoin de remontant), des urgentologues,
des futurologues, des événementologues et des astrologues
assermentés comme télescopologues.
!
Cette subdivision démentielle du travail explique fort
bien pourquoi la plupart de nos contemporains sont
absolument incapables de réparer leur ordinateur s’il tombe
en panne pour de bon; ils doivent faire appel à un technicien
spécialisé dans les ordinateurs et dont la grande passion dans
la vie, c’est les ordinateurs en panne. Demain, qui sait si ceux
qui tomberont en panne de rire ne devront pas s’adresser aux
mécaniciens du rire pour remettre leur robot en marche?
Autant de questions qui devraient passionner les astrologues,
futurologues et évolutionnistes qui ont de la suite dans les
idées.
!
!
!
481"
!
Avec l'élite des Français cultivés, faisons un playback,
un check point, un remake, un full spin, un starting block ou
un U turn, pour reprendre le fil de nos idées. Si un savant
pouvait nous dire à quel moment de son évolution l’homme a
commencé à rire et ce qui a bien pu déclencher chez lui ce
bizarre réflexe qui manque de sérieux, ce savant mériterait un
prix Nobel. Le concours est ouvert: quel anthropologue veut
décrocher le Prix Nobel du rire? Avec les progrès de
l’informatique et surtout ceux de la génétique, on devrait
pouvoir améliorer l’apparition de cet insigne savant qui
pourra nous expliquer, sans rire, et preuves solides à l’appui,
où, quand, pourquoi, avec qui, par quel moyen, l’homme, un
jour ou l’autre, a inventé le rire et s’est mis à l’utiliser en riant.
Bonne chance!
!
Sans doute, ON dira encore que ce n’est pas là un défi
assez sérieux pour tenter un savant. Erreur encore! On rend
grâce à Newton pour avoir découvert la loi de la Gravitation
universelle et à Einstein, pour avoir découvert la Relativité.
Mais qu’est-ce que la Relativité ou la Gravitation universelle,
comparées au rire? Bien sûr, l’homme est soumis aux lois de la
Gravitation et de la Relativité, tout comme le singe et Saturne,
mais le rire de l’homme, lui, doit-il quelque chose aux lois de
la Gravitation universelle et de la Relativité? À quelle loi
scientifique est soumis et obéit le rire de l’homme?
!
!
482"
!
Voilà une autre de ces questions qui devraient
passionner les savants les plus sérieux, présents et à venir. De
nos jours, on sait pourquoi la pomme de Newton tomba par
en bas plutôt que par en haut, mais on ne sait toujours pas
pourquoi l’homme rit tantôt comme un fou, tantôt en catimini,
tantôt dans sa barbe, tantôt juste pour rire; et tantôt ne rit pas
pantoute, quand ce serait pourtant l’bon temps de rire. Et rire,
c’est plus important que regarder une pomme tomber par en
bas. Si on voyait la pomme tomber par en haut, oh! là, sans
doute, on aurait raison de rire. Mais pour quelle raison?
Quand tu vois quelqu’un tomber sur le derrière ou
dans les pommes parce qu’il a glissé sur la glace ou sur une
pelure de banane, dis-moi pourquoi tu ris? Je m’attends que
ta réponse sera, comme d’habitude: « Parce que... »
!
!
Entre autres questions, en reste une autre, colossale,
que les émissions sur le cosmos ou l’évolution des espèces ne
semblent pas pressées de se poser. Tout simplement parce que
ce n’est pas leur mandat de se la poser? Eux, en tant que
scientifiques, ils doivent se concentrer sur le comment, pour
ne pas se laisser distraire dans leurs recherches. Mais toi, moi,
eux, en tant qu’hommes, nous ne pouvons pas, sous prétexte
de ne pas nous laisser distraire, nous dispenser de nous la
poser, cette question de vie et/ou de mort.
!
!
483"
!
Quand les hommes de science ont décidé de devenir
des savants, ils ont dû se demander: « Pourquoi faudrait-il
que moi, je devienne savant ou du moins un savant? » Et ils
ont sûrement trouvé une réponse sensée, explicite ou
implicite, s’ils étaient encore maîtres d’eux-mêmes à ce
moment-là. Alors, pourquoi ne se poseraient-ils pas cette
même question pourquoi tout au long de leur curriculum
vitae?
!
Nous nous sommes demandé si le Néant a pu
provoquer le Big Bang et mettre en branle l’évolution du
cosmos et de la vie avec Sélection naturelle comme guide.
Reste à savoir où diable nous mène cette évolution qui,
semble-t-il, est loin d’être terminée, qui n’en est peut-être
même qu’à ses premiers vagissements et balbutiements avec
une invention comme l’homme d’hier et d’aujourd’hui, toi et
moi, que tu le veuilles ou non. Nous mène-t-elle vers des
lendemains qui chantent, ou vers une finale en queue de
poisson ou de pinson, ou vers un second Big Bang qui, lui,
mettrait un point final à toute l’aventure? Retour au point
ZÉRO, au NÉANT à l’origine de TOUT et au terme de
TOUT?
La question est assez sérieuse, il me semble, pour
qu’un homme se la pose. Pas tout le temps, mais au moins une
fois ou deux dans sa vie. S’il se la posait tout le temps, ce
!
!
484"
!
serait inquiétant; mais s’il ne se la pose jamais, n’est-ce pas
aussi inquiétant? Pour qui?
!
Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages, Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l’océan des âges,
Jeter l’ancre un seul jour?
se demandait Lamartine, et se demande tout homme
qui ne pense pas seulement à son lendemain d’hier et de
demain.
Il est permis de se demander si notre rire, notre joie et
l’intelligence humaine sont de simples produits de l’Évolution,
produits qui devaient tout naturellement se produire sur la
chaîne de montage à un moment ou l’autre au cours des
millions et milliards d’années d’essais et de ratés. Puis, un jour,
l’intelligence fut, la joie fut, et le rire fut. L’ÉVOLUTION
majuscule a réponse à tout, à toutes les questions que tu peux
te poser concernant ta navigation sur l’océan des âges et sur
ce qui t’attend quand tu seras rendu au bout de ton fuseau ou
du rouleau de l’évolution?
« D’où venons-nous? Qui sommes-nous? Où allonsnous? » Dans son célèbre tableau, Gauguin nous pose à peu
près les mêmes questions que Lamartine. Il y répond assez
sommairement (en peinture, tout comme en informatique et
en philosophie, on ne peut pas tout dire), en nous présentant
un bébé, un couple d’adultes et un vieillard. Ce qui caractérise
!
!
485"
!
convenablement ton évolution physique et la mienne. Mais
est-ce la seule évolution qui existe? Et est-ce la plus
importante?
!
Ces questions, tu te les as peut-être posées ce matin
ou hier. Quelqu’un qui ne s’est jamais posé ces questions, peut
dormir en paix. Parce qu’il dort sa vie, tout le temps. Et
quand tu te les poses, les réponses que te donne l’Évolution
peuvent t’apparaître pour le moins aussi nébuleuses que les
réponses fournies par la foi en un Créateur qui a tout créé, y
compris l’Évolution, y compris toi et moi.
Lamartine et Gauguin se contentent (?) de douter.
D’autres répondent fermement:
« Nous ne pouvons pas nous arrêter, nous sommes
emportés sans retour sur l’océan des âges et de l’Évolution. Et
puis, bientôt, finie la comédie! L’Évolution passera à autre
chose; tu n’as fait que lui servir de passeport, de faire-part et
de laisser-passer. Désormais, elle se servira de ta matière
première, grise ou pas, pour travailler à quelque chose de plus
réussi que toi. La sélection naturelle ne t’aura pas retenu.
Adieu! Pour toujours. Les lendemains suivant ton post
mortem chanteront peut-être, mais sûrement sans toi. Toi, tu
as eu le mauvais rôle dans la comédie froide de l’Évolution:
Dans la grande chaîne de la vie,
Où il fallait que nous passions,
Où il fallait que nous soyons,
!
!
486"
!
Nous aurons eu la mauvaise partie,
dit la chanson qui promet à tes descendants bien de
bonnes choses, mais qui, à toi, ne te laisse aucune chance.
Nous avons le mauvais rôle aujourd’hui, et demain,
nous n’aurons plus aucun rôle à jouer. Nous serons non
seulement des ratés, tout au plus des réussites aussi éphémères
que dérisoires, mais nous serons tout bonnement finis (dirait
Devos). Finis, comme un point final ou un point de nonretour. Finis! je vous dis. »
Si c’est ça, l’Évolution, mon futur dans l’Évolution, je
la salue et je vais voir ailleurs, là où la fin n’est pas un point
final, mais un point d’éternelle évolution. Évoluer, progresser,
ce n’est pas en finir une fois pour toutes avec la vie: c’est un
commencement de vie, un continuel recommencement de vie
qui continue.
!
Une certaine évolution scientifique (on devrait plutôt
dire: une certaine philosophie de l’Évolution) ne nous laisse
pas de choix: nous avons été embarqués accidentellement - à
moins que ce ne soit forcément, par force, par la force
inexorable du Déterminisme - sur une chaîne de montage, et
malgré nos vaines prétentions, nous roulons, passivement,
emportés comme une amibe par le tapis roulant. « Dans la
nuit éternelle emportés sans retour. » Et quand ça lui plaira,
la chaîne roulante nous basculera dans le Néant.
!
!
487"
!
« Non, pas dans le Néant, mon frère, mais dans la
matière en évolution. - Pardonnez-moi, mon frère, mais pour
moi, que je devienne Néant ou que je finisse à tout jamais
dans la matière dite première en évolution, c’est du même au
pareil, aussi fatal, aussi final, aussi in-signifiant et désespérant.
»
!
Comment peut-on, froidement, choisir cette fin
macabre plutôt qu’une autre? - « Parce qu’il n’y en a pas
d’autre. Finir Néant ou décomposé dans le compost de la
matière première, c’est sûrement une triste fin, même si on
peut recevoir un certain réconfort en se disant que tout ne
sera pas perdu: je contribuerai à alimenter la chaîne de
l’évolution, et qui sait? un jour ce sera peut-être de nouveau
mon tour, comme le pensent les réincarnationnistes. Mais que
voulez-vous? il n’y en a pas mieux à espérer. - Si, il y en a
autre à croire et à espérer: celui qui est la Vérité m’a dit: «
Celui qui croit en moi, même s’il meurt, vivra. Parce que je
suis la Résurrection et la Vie. » C’est un son de trompette plus
exaltant que les condoléances du Néant et de la réincarnation.
« Et si c’était vrai? » comme demandait Brel. Et
François d’Assise répond, avec tous les autres qui ont cru et
croient à la VIE: « Oui, c’est vrai. Vrai, bien vrai.
Aujourd’hui, éternellement vrai. Alléluia! »
!
!
!
488"
!
Et puis, je ne crois pas avoir eu « la mauvaise partie
dans la grande chaîne de la vie »: j’ai eu celle que je n’avais
méritée en rien, et pour laquelle je rends grâce de tout mon
coeur, de toute mon âme et de toutes mes forces. L’âge que j’ai
en ce moment où j’écris cela, c’est le plus beau de ma vie.
Chaque instant de ma vie est le plus beau de ma vie. Si je crois
à la vie, non seulement à la vie passée, mais à la vie présente et
à venir.
Quant à ma vie à venir, ce sera encore la plus belle de
toutes; et elle sera sans fin. Je ne finirai pas en queue de
poisson, même si je finis en cendre au autrement. Je VIVRAI,
grâce à Celui qui est ma VIE. Je ne mourrai pas congelé de
désespérance. Je ne mourrai pas comme un poteau qui aurait
été lucide pour un temps et qui redeviendrait poteau, insignifiant, ne signifiant que la matière première brute.
Je n’ai jamais été matière première brute de mon
vivant, et ce n’est pas l’évolution qui, grâce à sa sélection
naturelle, fera de moi de la matière première brute promise à
une évolution aussi apparemment prometteuse que
radicalement désespérante. Je ne suis pas né pour alimenter le Néant ou la
matière en évolution. Je suis né pour la vie. « Né pour naître
», comme dit admirablement Neruda. Il ne croyait peut-être
pas à la vie éternelle (je ne sais), mais il voulait naître et
renaître à chaque instant de sa vie mortelle; ce qui est déjà
admirable. Mais renaître à chaque instant de ma vie mortelle,
!
!
489"
!
pour ensuite mourir éternellement, c’est un choix qui
mériterait le suicide, s’il n’y avait pas d’autre choix à faire:
celui d’une vie qui débouche non pas dans le NÉANT béant,
mais dans la VIE. Tout le contraire de mourir à p’tit feu pour
disparaître en fumée.
Choisir le NÉANT plutôt que la VIE, c’est un choix
qu’on peut appeler criminel. Chose certaine, c’est un choix qui
glace la vie, si on a le « courage » de le prendre au sérieux. Si
on le prend à la rigolade, ou avec une insouciance sereine, ce
choix se défend. On a de bonnes raisons de croire que le plus
génial des chimpanzés n’en souhaite point d’autre.
!
Si tu n’écoutes que l’évolution scientifique laissée à
elle-même, elle te dira à l’oreille: « Mon fils, j’ai pris beaucoup
de temps à t’engendrer; je ne savais pas où je m’en allais, où
me mènerait la fameuse sélection naturelle qui me mène à sa
guise et qui sélectionne n’importe quoi. Tout ce que j’ai réussi
à faire, c’est toi. Tu te rends compte, je l’espère, qu’il n’y a pas
là de quoi pavoiser: tu es tout juste un degré au-dessus de ton
ébauche, le chimpanzé. Et encore! Il y a bien des choses que
le chimpanzé fait mieux que tes singeries.
« L’ébauche que tu es, toi, mon fils, est une réussite
bien aléatoire, minable, en somme. Et ni Dieu ni diable, s’ils
existent, ne savent ce qu’elle deviendra dans la suite des
années-lumière. Tout ce que je peux te dire de plus sûr, c’est
que toi, tu seras devenu parfaitement méconnaissable, en train
!
!
490"
!
de devenir autre chose; en fait, tu seras devenu n’importe
quoi.
« Ça ne vaut même pas la peine de se dire adieu. Qui
dit adieu, dit qu’il y a un terme. Or, il n’y a pas de terme
définitif. Toi, tu seras bientôt complètement fini. Mais ce n’est
pas une raison pour en faire un drame. Prends ça cool; laissetoi aller. - Mais où? - Que t’importe, puisque tu n’auras plus
aucune importance et que tout pour toi n’aura plus jamais
aucune importance. Dis amen, mon fils.
- Je ne dis pas, et je ne dirai jamais cette espèce
d’amen. Je dirai un alléluia éternel. »
!
Mars 2009
!
!
!
!
!
!
!
491"
!
!
58. Aux destinataires de mon texte Voir et proclamer
l’évidence
(Voir dans Divers I)
1. SSJB:
Duvernay n’a pas fondé la Société Saint Jean-Baptiste
pour la Défense et illustration du pluri ou
multiculturalisme. Il s’adressait à son peuple, les
francophones du Québec. Il comptait sur eux, pas sur
les autres, pour que ce peuple vive de façon pleine et
entière. C’était vrai de son temps; c’est aussi vrai
aujourd’hui. Alors, qu’on s’en rende compte et qu’on
agisse en conséquence!
Si vous jugez utile de diffuser ce texte à des centaines de
copies ou à des centaines de milliers d’exemplaires, vous
avez toute liberté de le faire, sans autre autorisation de
ma part. L’important, c’est de marcher vers
l’indépendance autrement que par la politique étapiste
des petits pas à reculons.
!
2. Larose:
Je ne sais pas si le Conseil de la Souveraineté est
convaincu, lui aussi, de la nécessité d’attendre « les
conditions gagnantes » avant d’affronter l’ennemi et
de gagner du terrain. Êtes-vous, vous aussi, à
!
!
492"
!
l’étapisme des petits pas à reculons, comme le PQ et
le BQ? Je vous envoie un texte où j’essaie de faire voir
l’évidence. Si vous la voyez comme moi, vous avez
sans doute les moyens de diffuser ce texte à des
milliers ou à des centaines de milliers de copies. Sans
autre autorisation de ma part. L’important, c’est qu’on
sorte de la période glaciaire où la souveraineté
grelotte depuis le dernier référendum et qu’on se
remettre à marcher vers elle, au lieu d’en parler, pour
la forme, en attendant que les autres veuillent bien
nous la concéder. Ce qu’ils ne feront jamais.
Alors, comptons sur NOUS, à 95%. Se préférer aux
autres de cette manière n’a rien à voir avec le racisme.
Ça tout à voir avec le bon sens.)
!
3. Patrick Bourgeois: Je vous envoie un texte et une suggestion. Il me semble
que les deux ont du sens, du bon sens. À vous d’en faire
l’usage qu’il vous plaira.
Il vous apprendra au moins que, loin en aval, pas loin
des banquises en provenance du Pôle Nord, on peut
avoir l’esprit moins congelé que dans les bureaux des «
instances décisionnelles » des partis qui décident à vide
ou à côté de la question souveraine.
!
!
!
493"
!
!
4. Falardeau:
!
À Monsieur Pierre Falardeau, éminent voisin de barricade,
!
Je terminais hier la lecture de vos entretiens avec Elvis,
et je termine aujourd’hui un texte que même Elvis, il me
semble, pourrait comprendre, alors que beaucoup de
Québécois, et même parmi les indépendantistes les plus haut
de gamme, ont un mal du diable à comprendre.
C’est une entreprise presque désespérée d’essayer de
faire voir l’évidence. Et convaincre les gens de la proclamer,
c’est doublement épique. Mais j’essaie, comme vous essayez.
Vous pourrez faire de mon texte tous les usages qu’il
vous semblera bon de faire, le distribuer urbi et orbi, a mari
usque ad mare inclusivement. Il y a longtemps que j’ai
renoncé aux droits d’auteur qui ne m’ont d’ailleurs jamais
permis de vivre de façon aussi infamante que Lacroix,
Rousseau, Earl Jones, Desmarais, Sabia, Charest, etc.
!
Lâchez pas! Il faut continuer à tirer dans l’tas: Néron
reconnaîtra les siens.
!
P.-S. Vous aimez Rabelais et Chaplin; c’est un signe de
santé mentale. Voir l’Ayatollah Khomeini, Stéphane Dion,
Bush (les deux), ou Charest s’amuser avec Rabelais ou
!
!
494"
!
Chaplin, c’est aussi drôle et surréaliste que s’imaginer Sheila
Copps et Obélix jouant à bascule sur une pagée de clôture.
Cela dit, puis-je vous faire une suggestion à la fois
honnête et innocente? Ce serait de faire un sketch avec
Panurge et le grand fendant d’Anglois Thaumaste, discutant
par signes devant l’auditoire sélect de la Sorbonne, de sujets
les plus subtils, ardus et sublimes, en se limitant aux mots et
aux idées exprimés par les doigts, les oreilles, les yeux, bref,
par une gestuelle de sourds-muets, mais beaucoup plus
relevée, raffinée, capable d’exprimer les choses au second
degré et d’inspirer les peintres abstraits les plus abscons et les
multiculturels comme Jocelyn Létourneau et les BouchardTaylor en orbite.
On verrait aussi avec plaisir et même avec ravissement,
Panurge, terrorisé à la perspective d’être un jour cocu (ou
fédéraliste), consultant l’un après l’autre, comme dans
Rabelais, un médecin, un géographe, un poète du genre
Claude Gauvreau, un constitutionnaliste, un politicocologue,
un implantologue, un devin et un philosophe in abstracto.
Quelque chose comme Elvis Gratton consultant un
psychiatre, un cuisinier de pointe sèche ou un anesthésiste
nouvelle vague.
Bref, il y a là une mine à exploiter; et ce serait bien que
vous en acquerriez la propriété avant que Charest la vende au
plus offrant. !
!
495"
!
Rien ne vous oblige à me croire. Pourtant, ce serait
excellent de prendre ma suggestion très au sérieux. Rabelais
vous donnerait sûrement sa bénédiction.
!
!
5. Yves Michaud:
Je vous avais écrit quand notre Assemblée,
tristement nationale en cette occasion, vous avait
exécuté sans autre forme de procès. Je me souviens,
même si les auteurs de ce crime font semblant de
l’avoir oublié.
Je vous envoie un texte, au moins pour dire, que làbas, tout là-bas, loin de Montréal « où ça s’passe »,
des Québécois gardent leur chandelle allumée,
malgré les grands vents du large et les rafales de
l’inconscience et de la trahison, y compris celle des «
nôtres ». Vous ferez de mon texte tous les usages que vous
jugerez bon de faire. Il y a longtemps que j’ai
renoncé aux droits d’auteur, qui ne m’ont jamais
d’ailleurs jamais permis de vivre de façon aussi
infamante que les Rousseau,
Lacroix, Jones,
Desmarais, Sabia et Jean Charest.
Avec ma grande estime,
!
6. PQ
!
!
496"
!
Je trouverais étrange et tout nouveau que vous preniez
les moyens de faire connaître aux gens de la base le
texte que je vous envoie. Mais peut-être que les «
hautes instances décisionnelles » du Parti seraient
intéressées à un jeter un coup d’oeil. Juste pour voir si
elles voient l’évidence.
!
!
7. BQ
Il y a déjà pas mal longtemps que le Bloc Québécois
s’intéresse plus à bien gérer les affaires du Canada que
celles du Québec à libérer. Il s’occupe des affaires de la
Province de Québec; et celte mission pourrait durer
longtemps, longtemps; pourquoi pas encore deux siècles
et demi?
Mais passablement de Québécois voudraient que le
Bloc Québécois et le Parti Québécois se mettent à
travailler à la souveraineté, pas seulement par la bande,
mais en plein dans le mille. Autrement dit, qu’ils
utilisent des balles réelles, ou lieu des balles de
caoutchouc ou de margarine. Vous devriez savoir aussi
bien que quiconque que « vos amis d’en face » sont bel
et bien nos ennemis et vos ennemis de face.
Ce serait tellement beau, et efficace, de vous voir monter
aux barricades quand le Canada nous fait des vacheries,
c’est-à-dire de façon ininterrompue. Alors, les
!
!
497"
!
!
souverainistes s’y reconnaîtraient et vous soutiendraient
en bloc, comme ils le feraient si, par exemple, vous
montiez à l’assaut de la Canadian Constitution qu’on
nous impose, et si vous proclamiez haut et fort qu’on se
moque des Québécois quand on veut leur rappeler, de
façon festive, leur défaite sur les Plaines d’Abraham ou
qu’on leur décerne le titre honteux de
«
Nation...provinciale canadienne » Nous avons enduré
pendant deux siècles et demi, plus ou moins
gracieusement soumis aux autres, Britishs ou
Canadians. Vous pourriez contribuer à nous convaincre
de nous relever. Vous me direz que vous le faites déjà.
Oui, à 32% environ, alors que vous pourriez le faire au
moins à 70%; ce qui nous donnerait la souveraineté.
Quand donc allez-vous faire bloc pour proclamer
l’évidence et la défendre?)
8. Lorraine Richard
Il est possible que vous en ayez marre, vous aussi, de
l’inertie accablante du Parti Québécois et que vous ayez
hâte de ne plus rester sur la défensive. Je vous soumets
donc un texte qui, peut-être, vous encouragera à hisser le
drapeau, non pas le blanc, mais le blanc et bleu avec
quatre lys dessus.
!
!
!
!
498"
!
9. Député fédéral
au cas où vous aussi vous commenceriez à en avoir
plus que marre de l'inertie des forces
indépendantistes...
Monsieur Asselin,
Sans autre forme d'approbation, vous pouvez utiliser,
à la centaine, par milliers, le texte que je vous envoie,
pour réveiller ceux et celles de vos collègues qui
dorment su a switch, comme on disait de certains sur
les chantiers de la Manicouagan.
Et puisque le Conseil pour la Canadian Younité
utilise depuis quelque temps le deuxième réservoir
des Commandites pour empissetter les électeurs du
Québec, pourquoi ne trouveriez-vous pas les fonds
nécessaires pour diffuser mon texte à vos électeurs?
Après tout, ce texte vole plus haut que les homélies
savonneuses de Michaëlle Jean. Lui rendez-vous
parfois visite à votre sous-reine?
Avec mes respects,
!
!
10. L’Action Nationale:
Je jette une bouteille dans le fleuve, en espérant
qu’elle remontera le courant et le moral.
!
!
499"
!
!
!
!
Je crois utile de rappeler, à temps et à contretemps,
des évidences qu’on s’ingénie à masquer ou
maquiller.
Vous ferez de ce texte l’usage qu’il vous plaira, sans
autre forme d‘approbation.
11. Le Devoir:
Vous savez aussi bien que moi que ce n’est pas The
Gazette ou La Presse qui tiendraient compte du texte
que je vous envoie. Destination: panier, puis omerta.
Êtes-vous mieux disposés qu’eux envers le Québec? Je
le crois. C'est pourquoi je vous envoie ce texte que je
n’oserais pas soumettre à nos meilleurs ennemis.
Vous en ferez l’usage qu’il vous plaira, sans autre forme
d’approbation. L’évidence, c’est gratuit. Il suffit de
vouloir la voir. Puis après, la proclamer.
!
!
!
500"
!
59. La langue et l’ADN
!
À Monsieur Pierre Curzi (et à de nombreux autres)
!
Le Mouvement Montréal français rapporte (en citant La
Presse Canadienne du 03 septembre 2009), cette déclaration
de M. Bernard Landry: « On doit rendre le cégep
francophone obligatoire aux enfants de l’immigration. »
D’après le journaliste qui commente cette déclaration, votre
réaction aurait été la suivante:
« L'intégration des immigrants au français ne peut être «
réduite à une seule mesure » comme l'enseignement collégial,
a-t-il noté. »
« Il ne suffit pas de dire que l'on va appliquer la Loi 101 dans
les cégeps et que le français va s'épanouir. Le phénomène est
plus large et touche non seulement la langue d'enseignement
mais aussi la langue de travail et un ensemble de facteurs», a
soulevé M. Curzi, député de Borduas.
« Dans cette affaire, le PQ ne se laissera pas enfermer « dans
une petite porte étroite » et adoptera une « proposition solide,
cohérente, avec des effets réels », a-t-il ajouté.
!
Je me crois autorisé, en tant que citoyen qui essaie d’être
conscient et responsable, à vous faire les observations
suivantes: !
!
501"
!
1o M. Landry, (tout comme M. Yves Michaud qui défend
depuis fort longtemps cette idée (au grand scandale de la
majorité des péquistes « ouverts » sans frontières sur une «
inclusion » béatement béante), ne pense sûrement pas que
cette mesure, à elle seule, sauverait le français en Amérique du
Nord ni même à Montréal. C’est une des mesures importantes
à prendre; ce n’est pas la seule. Pourquoi diable sousentendez-vous que MM. Landry et Michaud sont à ce point
bornés?
!
2o Parce que cette mesure n’est pas la seule à prendre pour
améliorer la qualité du français et assurer sa survie au
Québec, ce n’est pas une raison pour ne pas la prendre.
Soyons clairs, jusqu’à l’évidence: il ne suffit pas de porter des
mitaines en hiver pour ne pas se geler les pieds; ce n’est pas
une raison pour ne pas en porter. Diraient Bozo-les-culottes,
Benoît XVI, Aristote, de même que le duo Tit-Cul Lachance
et Tit-Paul-la pitoune. !
3o Vous dites que le PQ ne se laissera pas enfermer « dans
une petite porte étroite » - la porte, pensez-vous, est non
seulement toute petite, mais fort étroite: c’est tout juste si un
courant d’air pourrait y passer - et adoptera une « proposition
solide, cohérente, avec des effets réels. » (Je signale au
passage ce superbe « se laisser enfermer dans une petite porte
étroite »... Depuis quand s’enferme-t-on ou se laisse-t-on
!
!
502"
!
enfermer comme un judas dans une porte, petite ou grande?
Ça ressemble à la logique joualine de Jean Chrétien qui
soutenait fièrement devant le Sénat de France: « Le Canada
va rester ensemble! » - Je suppose charitablement que c’est le
journaliste qui s’est coincé dans cette petite porte, béante,
mais capable, tout de même, de coincer et d’emprisonner le
PQ...)
!
MM. Landry, Michaud et beaucoup d’autres (v.g. L’action
Nationale, la SSJB) ne veulent pas enfermer le PQ ni
personne d’autre dans « une petite porte étroite »; vous, vous
prétendez que vous allez ouvrir toutes grandes la porte et les
portes. En travaillant, par exemple, à rendre tous les
Québécois bilingues. Dites à Madame Marois et à tous ses
conseillers que si les francophones du Québec deviennent
bilingues, les immigrants ne verront jamais l’utilité d’être
bilingues, eux: ils seront unilingues anglophones. Emm’nez-en
des immigrants à canadianiser pour nous noyer sous un
tsunami inclusif!
Et ils auront deux cultures: leur culture d’origine et la culture
canadian. « Et la culture québécoise dans tout ça? - Mon oeil,
ou mon ...! », diront nos Zazies multiculturelles dans le métro
et hors métro). Et si la culture québécoise ne passe pas par la
langue des Québécois, dites-moi donc par où elle passera.
Puisque « la langue, c’est l’ADN de la culture », dit Vigneault;
à la suite de Molière, de Dante, de Shakespeare, de Miron,
!
!
503"
!
d’Homère et de tous ceux qui ont fait la preuve qu’ils étaient
cultivés. Plus un individu ou un peuple se veut multiculturel,
plus il fait la preuve qu’il manque de culture. Il est devenu
quelque chose qui n’a plus de nom dans aucune langue, dirait
Bossuet. Faut-il s’étonner que le Canada se vante d’être
multiculturel?
!
Viendra peut-être un jour où le PQ adoptera « une
proposition solide, cohérente, avec des effets réels » sur la
langue et la question nationale. Ces dernières années, on n’a
rien vu venir qui ressemblait de près ou de loin à une telle
proposition « avec des effets réels ». Ainsi, le PQ s’est arrimé
à la comète multi(ou pluri)culturelle Boisclair qui a traversé
en triomphe le ciel du PQ, pour filer se dissoudre dans les
aurores boréales.
On tergiverse, on piétonne, on patine et on valse sur l’air de «
la souveraineté », on « s’ouvre à l’autre », à « nos partenaires
canadiens ». Nous avons prêché et pratiqué une « inclusion »
si large, si vague et béante, que nous ne savons plus si nous
devons nous inclure parmi les inclus ou devenir tout
bonnement « eux autres ». Pour former, selon les voeux de
Bouchard-Taylor, Jocelyn Létourneau et autres ingénieurs
gourous, un peuple ayant la cohésion d’un amas d’oeufs de
grenouilles. Une belle fraternité dans l’in-signifiance!
!
!
!
504"
!
En attendant ce lendemain qui chantera en cacophonie, nous
vivons sous la constitution d’un pays étranger qui, lui, avec
des moyens réels et « des effets réels », nous ferme une à une
nos portes. Nos immigrants, eux, s’engouffrent dans la grande
porte ouverte par les leaders politiques québécois, y compris
ceux du PQ. Ils deviendront des « multiculturels » de culture
canadian. Nous l’aurons enfin, la Canadian Younité!
!
Quand le PQ se sortira-t-il les pieds et les jambes de ce pigras
devenu magonne, bouette et même slush?
!
!
!
!
505"
!
!
60. Le droit à l’information
!
!
L’information, c’est un droit fondamental, comme le droit
à la liberté, à la nourriture et au logement. Que tu sois à
Gaspé, à Rouyn, à Sept-Îles, au Lac Saint-Jean ou au
Monomotapa, tu as le droit, en vertu du droit à l’information,
d’être informé de tout ce qui se passe non seulement à
Montréal et dans les environs immédiats « là où ON dit que
ça s’passe », mais partout ailleurs où il se passe aussi quelque
chose.
!
Mais il n’est pas facile de distinguer l’information de la
désinformation. Laissé au bon plaisir de ce qu’on appelle les
médias d’information, tu seras informé de ce qu’ils veulent
bien t’informer. Tu es la cruche; eux contrôlent le robinet et le
boyau de remplissage. Ils te remplissent, te bourrent de tout
et de rien, à leur choix, à leur rythme, à leur bon vouloir et
plaisir, et surtout conformément aux directives formelles ou
informelles, directes ou indirectes, de leurs patrons qui
contrôlent l’information, comme Radio-Canada et Power
Desmarais Corporation. Tu les paies pour qu’ils te disent leur
vérité.
Ainsi, toi, à Sept-Îles, tu as le droit d’être informé de tout
ce qui se passe à Montréal par les les Montréalais dont
!
!
506"
!
certains s’appellent maintenant « les Montréaliens », pour bien
se distinguer des provinciaux québécois. Ton information
venant de là sera complète et aura comme principal objectif
de déniaiser les provinciaux des régions dont un bon nombre
n’ont probablement pas encore contemplé la toile du stade
olympique.
!
Mais, dans ta naïveté provinciale tu te diras-tu peut-être
qu’eux aussi, les Montréaliens, font partie d’une région. Non, ils sont au-dessus des régions; ils sont tellement
différents des régionaux qu’ils forment pour ainsi dire une
autre race, et ils rêvent de se délester le plus possible et le plus
tôt possible des régionaux, pour s’élever avec plus d’aisance
vers le futur.
En esprit, ils dominent déjà les pauvres régions, ils s’en
déracinent le plus possible pour devenir une espèce de station
spatiale ouverte non pas sur les minables régions terrestres,
surtout pas celles du Québec, mais sur le monde en général, le
monde idéal. Tu te souviens peut-être qu’à la fin du film « La
soupe aux choux », on voit Louis de Funès et son compagnon
s’élever en soucoupe volante au-dessus de leur région en
emportant vers l’au-delà - on ne sait où, sauf que c’est chez les
extraterrestres, leur lopin de terre, leur maison, leur chat et
tout le reste. C’est une image assez juste de la mentalité des
Montréaliens. Ils n’ont peut-être pas beaucoup d’appétit pour
la soupe aux choux, mais ils aspirent s’élever avec leur île au-
!
!
507"
!
dessus des régions pour devenir des espèces d’extraterrestres
internationaux, interplanétaires, sans racines régionales; bref,
des multiculturels délestés, volatiles et légers comme graines
de pissenlit emportées au gré des vents qui passent, viennent,
reviennent ou ne repassent pas. L’important, c’est de voler
dans le vide vers des lendemains qui chantent en polyglotte.
!
Une bonne partie de l’intelligentsia montréalaise acquiert,
d’année en année, la conviction qu’il y a Montréal, puis les
régions. Le Québec, c’est Montréal. Montréal est situé
géographiquement au Québec, mais il est de plus en plus
ailleurs. Eux, à Montréal, sont ouverts sur le monde, leur
monde est cosmopolite, alors que le monde des régionaux est
clôturé, enfermé dans une étroite région. Les pauvres
régionaux sont attachés, rivés à la terre par leurs racines; ce
qui les rend pratiquement incapables de s’élever au-dessus de
leur misérable horizon. Les Montréaliens, eux, n’ont pas de
racines; ils sont libres; tout en restant de corps à Montréal, ils
sont libres de vivre en esprit un peu partout, sauf au Québec.
!
De mon passage à Montréal, j’ai un souvenir qui me
semble parfaitement approprié à ce que je suis en train de
dire. Ce jour-là, je voyageais en taxi, et les chauffeurs de taxis
sont portés sur la conversation, sans troc de préambules
inutiles. Ils en viennent vite au fait, parce que, dans leur
métier, le plus vite on est rendu, le mieux c’est pour la
!
!
508"
!
rentabilité. Sur la banquette avant de la voiture, je voyais un
gros livre, d’au moins quatre cent pages. Il est rare de voir des
livres et d’aussi gros livres à portée de main d’un chauffeur de
taxi. Étonné, je lui demandai ce qu’il était en train de livre. Il
me répondit qu’il lisait un livre qu’il considérait comme le plus
précieux des livres. Je lui demandai pourquoi.
« Voyez-vous, me dit-il, ce livre m’enseigne à bien utiliser
mon corps astral. » C’était la première fois que j’entendais
parler du corps astral. Je lui demandai donc humblement de
me dire ce qu’il entendait par corps astral. « Mon cher
monsieur, le corps astral, c’est le corps que nous possédons en
dehors de notre corps physique. C’est un corps bien différent
de notre corps corporel. Tenez, moi par exemple, vous voyez
mon corps physique. Voyez-vous mon corps physique? - Oui;
du moins il me semble. - Mais voyez-vous mon corps astral? Franchement non. - Et vous avez bien raison: mon corps
astral n’est pas actuellement dans mon taxi. - Mais alors, où
est-il? - Il est, comme son nom l’indique, dans les astres, bien au-dessus de Montréal et du reste de la planète. Mon corps
physique que vous voyez en train de chauffer un taxi, n’est
que la figure, l’ombre de mon vrai corps, mon cops astral. Le
livre que je suis en train de lire m’a fait découvrir cette chose
extraordinaire C’est à lire sans faute. »
Nous arrivions avec nos deux corps corporels et le taxi
non moins corporel à ma destination. Je remerciai le
chauffeur de sa gentillesse et de l’information très précieuse
!
!
509"
!
qu’il venait de me donner. Je crus raisonnable de donner un
pourboire à son corps corporel, même si son vrai corps n’en
avait probablement que faire.
!
La morale de cette course en taxi. Quand un gars des
régions se rend à Montréal, il doit s’attendre à rencontrer des
gens très différents de lui, qui planent bien au-dessus de lui,
dans les astres. Ils sont Montéalais de corps mais
extraterrestre ou extraterritoriaux en esprit. À Sept-Îles où je
vis, je n’ai jamais rencontré de chauffeur de taxi ou de camion
qui m’ont entretenu de leur corps astral. Ça ne veut pas dire
qu’il n’y en a pas; mais ils sont rares. La très grande majorité
des Septiliens croient qu’ils vivent à Sept-Îles et qu’ils n’ont
pas deux corps dont l’un serait astral. ON en apprend des
choses quand on se rend « Là où ça s’passe »!
!
Je n’invente pas, je ne persiffle pas, je ne sifflote même
pas comme un merle moqueur. C’est un de leurs gourous les
plus médiatisés et chouchoutés, Guy A. Lepage, la star aux
belles oreilles, qui, parlant au nom de l’intelligentsia
montréalienne, déclarait ceci, avec une franchise aussi brutale
qu’arrogante: On s’identifie de plus en plus à l’endroit d’où l’on vient.
Pendant des années, je me suis dit: je suis un Québécois
par rapport au Canada, un indépendantiste par rapport
aux fédéralistes. Je me rends compte que, de plus en
!
!
510"
!
plus, je suis un Montréalais. C’est mon identité. Et la
plupart des gens qui pensent comme moi viennent de
Montréal. (...) J’ai plus de complicité et d’intérêts en
commun avec des gens qui vivent à San Francisco,
Barcelone, Stockholm ou New York qu’avec des gens
des régions du Québec.1 !
Vous avez là, parfaitement exprimée, la mentalité
internationale des insulaires montréaliens. Il s’ensuit que ton
droit à l’information sera comblé par l’information
montréalaise qui n’a que faire de ce qui se passe dans les
régions. Ils sont convaincus 1o qu’ils sont des multiculturels,
cosmopolites, transcontinentaux; 2o que c’est à Montréal que
« ça s’passe ». Quoi? Tout ce qui est important pour toi où que
tu sois en dehors de Montréal - pour le Québec, pour le
monde.
!
Deux exemples et ça suffira. Au mois de février, s’il tombe
dix pouces de neige dans ta région, tu n’en fais pas un
psychodrame et un mélodrame; tu prends ta tuque, ta pelle,
tes mitaines, ta souffleuse, et tu déneiges. Tu penses, toi, le
régional, que dans les régions autres que la tienne, par
exemple, en Abitibi et en Gaspésie, ça se passe à peu près
1
L’Actualité, janvier 2008.
!
!
511"
!
comme chez toi, que ta télévision locale, en parlera pendant
quelques heures et qu’on passera à autre chose.
Eh bien! tu te trompes, et grandement. En vertu de ton
droit à l’information, Radio-Canada, Radio-Montréal
t‘informera que cette tempête épouvantable occasionne des
ennuis à peine imaginables. Et cent fois par jour RadioMontréal t’informera, toi, le régional, qu’à Montréal « là où
ça s’passe », c’est l’enfer. De dix minutes en cinq minutes, on
t’informera où en sont rendus les travaux de déneigement, si
on a réussi à déblayer les trottoirs, les deux côtés de la rue, ce
que prévoient les responsables du déneigement d’heure en
heure interrogés sur l’évolution des travaux, quelle proportion
des travaux de survie restent à faire, si l’an passé, à pareille
date, on avait reçu autant de neige. Il faut également qu’on te
dise ce que pensent l’homme de la rue et la femme du trottoir
de cette catastrophe internationale, de ce tsunami dévastateur.
Toi, à Sept-Îles, tu encaisses. Et tu te demandes, avec de
plus en plus d’insistance au fil des jours où t’arrive
l’information que tu as droit de recevoir, surtout si elle vient
de Montréal, comment les gens peuvent être andouilles à ce
point pour rester pognés une semaine ou deux dans dix
pouces de neige. Il n’empêche, ton droit à l’information, c’est
sacré, et tu dois apprendre que tu n’es pas le nombril de
monde. Le nombril du monde, et ton nombril, ils sont à
Montréal!
!
!
!
512"
!
Si tu penses encore que je caricature et invente
effrontément, surveille la prochaine tempête de huit ou dix
pouces de neige qui s’abattra sur Montréal; et tu me diras ce
que tu en penses, après dix jours de déneigement, de
l’avalanche d’informations qu’on t’a données en vertu de ton
droit à l’information, même si, malheureusement, tu n’a pas le
privilège de vivre à Montréal, « là où ça s’passe ». !
Et quand arrive enfin la grippe, oh la la! ta soif et ta fièvre
d’information seront comblées, à leur comble, c’est-à-dire ad
nauseam. Ce qui se passe dans les régions avec cette pandémie
-catastrophe dont on t’informe depuis déjà des mois, c’est bien
secondaire. Ce qui importe, c’est d’être bien informé sur deux
choses: 1. sur la Grippe A en général; 2. sur la Grippe A à
Montréal et en périphérie immédiate. Cent fois par jour, les
journalistes consciencieux suivront le virus à la piste et on te
dira comment il se comporte à Rosemont, puis à Outremont,
puis à Laval, puis à Longueuil. On te montrera les files
d’attente, on demandera aux gens ce qu’ils pensent de la
grippe en général et de la Grippe A en particulier, s’ils ont
peur de la grippe, s’ils ont déjà eu la grippe et comment ils ont
survécu. On ne manque pas de te montrer régulièrement et en
gros plan -comme les oreilles du journaliste Lacombe à
l’écoute - comment les infirmières s’y prennent à Montréal ou
dans les environs immédiats pour manier proprement,
efficacement et même élégamment, leurs seringues, quelles
!
!
513"
!
sont les réactions des piqués et quel est leur taux de
satisfaction face aux méthodes utilisées pour les piquer, aux
horaires et aux endroits des piqures, à la gentillesse des
infirmières et à leurs chances de guérison sans effets
secondaires.
!
J’ai encore l’air d’exagérer effrontément, par pur besoin
de satisfaire mon sadisme. Il n’en est rien. Ouvre la RadioMontréal chargée d’informer toutes les régions du Québec de
ce qui se passe à Montréal. Écoute bien. Après, tu pourras me
dire si Radio-Montréal respecte ton droit à l’information en te
donnant des informations on ne peut plus détaillées et précises
sur leur grippe, sur leur neige, sur Michael Jackson, sur les
fugues de Tiger Woods ou sur les dernières de Janette
Bertrand. Là, tu parles! Et tu parles comme quelqu’un qui sait
de quoi il parle et qui est capable s’élever au-dessus des
régions pour embrasser d’un regard panoramique la culture
internationale.
!
Ils se font de plus en plus à l’idée que Montréal peut fort
bien se passer des régions, que le Québec est appelé à devenir
montréalais ou plus précisément, montréalien. Leur pays, ce
sera Montréal. D’ailleurs, foin des pays et foin des patries!
L’homme moderne, évolué, tourné vers l’avenir, n’a plus
besoin de pays ni de patrie: l’univers lui suffit. Tant pis pour
les demeurés des régions qui pensent qu’il est bon d’avoir un
!
!
514"
!
pays, avant d’avoir l’univers, ou du moins de chercher à s’en
donner un, avant de se donner l’univers. D’autant plus que tu
ne peux pas élargir ton horizon, si tu es poteau sans racine.
!
Autrefois - et c’est encore le cas pour la très grande
majorité des humains qui n’ont pas la possibilité d’accéder au
statut de snobs désoeuvrés - on ne croyait pas que c’est un
très grand avantage d’être sans patrie, un exilé, un apatride;
ces « bornés » ne croyaient pas non plus qu’être sans patrie, ça
permet l’ouverture sur le cosmos. Depuis soixante ans, cent
cinquante peuples se sont battus pour avoir un pays à eux,
avec l’obstination de quelqu’un qui cherche à avoir une
maison à lui, plutôt qu’un loyer dans un building, même si le
building est international et s’élève fièrement comme les Twin
Towers et les Babels que Dubaï est en train de se donner,
d’avoir une famille à lui, avant de dialoguer uniquement avec
les familles des autres.
Désormais, selon les plans et devis des universitaires
déracinés, selon les décisions des panélistes des forums
internationaux, les rédacteurs des commissions d’enquête sur
les accommodements ouvrant sur l’infini multiculturel, ce sera
une fierté et tout un honneur d’être un apatride de niveau
international et même planétaire. Il préférera la tomate
universelle Monsanto à celles que cultivait sa pauvre grandmère dans son petit jardin.
!
!
515"
!
« Désormais, l’homme nouveau, l‘homme du Nouvel Âge,
sera un « camarade » planétaire, mettant l’Internationale
multiculturel bien au-dessus de son minable petit hymne
national. Avant de penser qu’il est un Polonais, un Italien ou
un Hongrois, il sera le camarade universel c’est-à-dire ursse. Ils disaient cela, les penseurs de ce temps pas lointain mais
déjà révolu. Les peuples ont fini par déloger les idéologues
creux et sans racines, comme ils ont déboulonné les belles
statues de Staline et comme ils ont dynamité les empires, pour
faire place à la vie, à leur vie à eux.
!
Les idéologues québécois snobs actuels reprennent le
flambeau de l’homme à dépayser, à déraciner, à décultiver, pour
le transporter comme un flamant rose de plastique sur le beau
gazon international à perte de vue. On peut penser ici à cette maison aseptisée et drôlement
kétaine décrite par Tati dans Mon oncle ou vaste bordel de
luxe de Las Vegas.
Pensez-en ce que vous voulez de l’idéal des las végaseux,
canadianeux et montréaliens. Moi, ça m’écoeure. Parce que ce
sont des idéaux sans racines, appelés à se flétrir puis à
s’écrouler comme le Mur de Berlin et la coupole du British
Empire. Sans parler de l’idéal cimenté dans les Twin Towers
devenues un trou plutôt creux. Par ces trous ambitieux, la vie refait surface. Par la
coupole éventrée du British Empire de la Reine Victoria,
!
!
516"
!
l’Inde recommence à respirer le vent de la mousson plutôt
que la brume de Londres, et à marcher sur ses deux petites
jambes plutôt que sur les échasses dessinées par les maîtres à
penser des British. C’est la vie! C’est-à-dire le contraire de la
mort dans des cimetières sans frontières.
!
!
!
!
517"
!
61. Mon cantique avec quelques créatures
!
(Puisque saint François n’a pas eu le temps de tout dire...)
Je vois souvent mon chat Roméo enroulé
dans une longue et voluptueuse méditation.
De quoi verser de chaudes larmes de
reconnaissance. Et quand Roméo mon chat
baigne dans sa contemplation passive avec
ma chatte Juliette tendrement enroulée à ses
côtés, oh alors! Ce spectacle, s’ils voulaient
bien le voir, pourrait assouplir la couenne et
adoucir les moeurs des plus durs parmi les
endurcis Hell’s Angels, Bandidos, Rock
Machines, Ku Klux Klanais ou kamikazes
boostés au TNT de leur hystérie religieuse.
Il faut rendre grâce au Seigneur - et je le
fais souvent - de nous avoir donné ces deux
chats qui sont venus se réfugier chez nous,
parce que leurs maîtres, des « maudits
!
!
518"
!
malfaiteurs », des gens très-très mauvais, au
coeur de granit noir, les avaient abandonnés.
Pour aller se réfugier loin de leur crime,
probablement à Montréal, sous la garde des
Hell’s Angels. Délit de fuite qui relève du
code criminel. Ces chats orphelins, nous leur
avons donné des noms d’emprunt mais qui
leur vont très bien. Seigneur, je te loue et
t’exalte pour et avec mes chats enroulés dans
leur longue et voluptueuse méditation. Cette
fameuse « contemplation passive » dont
parlent avec envie les mystiques.
Et quand ils sortent de leur prière paisible
pour marcher parmi nous, sur la terre des
hommes, avez-vous déjà vu quelque chose de
plus admirable que l’élégance, la dignité, la
race et la souplesse d’un pas, d’un entrechat,
d’un saut ou d’une pirouette de chat? Le
chat qui saute sur ta table devrait suffire à te
!
!
519"
!
ravir en action de grâce. Quand il est chaton
et joue avec sa queue ou essaie d’attraper au
vol les premiers flocons de neige de sa vie, il
nous invite à croire aux anges et à tout le
reste de ce qui est beau léger, aérien, et
gracieux comme un colibri... ou un chat.
!
Ma chatte Juliette est chatte jusqu’au
bout de ses mignonnes petites pattes roses.
Affectueuse, autant, sinon plus, que la
Juliette du grand poète. Évidemment, elle
connaît à peu près tous les moyens de
séduction. Et elle en rajoute. Si on ne l’a pas
caressée depuis un quart d’heure, elle trouve
le moyen de vous rappeler à l’ordre et à
mettre votre sincérité à l’épreuve. Elle saute
sur la rampe de l’escalier qui mène au soussol. Un bond de trois pieds, pour se mettre à
marcher sur la rampe de bois qui fait un
!
!
520"
!
pouce et deux lignes de largeur. Un
équilibriste au-dessus des chutes Niagara!
Et elle miaule, pour vous avertir qu’elle
peut, à tout moment, tomber dans l’escalier
et se blesser, et peut-être même gravement,
par votre faute, par votre grande faute. Elle
nous invite donc, si nous avons un reste de
coeur, à la tirer de ce danger mortel: « Vous
n’allez tout de même pas me laisser tomber
dans la cave! Prenez-moi dans vos bras et
dites-moi que vous m’aimez, que vous
donneriez même votre vie pour mériter mon
amour. »
Seigneur, soyez loué pour l’astuce
amoureuse de Juliette, astuce aussi subtile et
raffinée que celle de la fameuse rose du Petit
Prince avec sa toux d’emprunt dans un
courant d’air imaginaire.
!
!
!
521"
!
J’ai déjà vu, dans un reportage sensible et
intelligent, un merveilleux mignon petit
chamois, fier et souple comme un chat. Lui,
son plaisir, c’est de sauter de rocher en
rocher. Mais pas sur n’importe quel rocher.
Il les choisit grand comme un trente sous et
situé assez loin, là-bas. Puis, avec une
précision et une grâce infinies, il bondit et va
se déposer, léger comme duvet de mésange
ou la graine aéroportée du pissenlit, sur la
fine pointe du rocher ronde et pas plus
grande qu’un trente sous. Ses quatre petits
sabots noirs, bien plantés au coeur de la
cible, disent sa fierté d’avoir réussi pareil
exploit. Et quelle fière allure a ce petit
chamois perché tout là-haut! Un équilibre
vertigineux!
Seigneur, je te loue et te rends grâce pour
les chats et les chamois, soit qu’ils
!
!
522"
!
sommeillent dans ta paix ou qu’ils prennent
plaisir à danser et bondir sur la terre des
hommes et la pointe des rochers.
Je vous plains si, voyant sur la branche
l’écureuil, queue en panache, assis en
majesté comme un roi, l’oeil rond et vif,
tenant dans ses menottes et les tournant et
retournant à triple vitesse le cône, la
pistache et la noisette dont il réclame
l’amande; je vous plains, dis-je, si vous ne
vous êtes pas arrêté, retenant votre souffle,
et vous demandant pourquoi on pouvait être
si beau. Si vous ne vous êtes pas arrêté,
passant, le nez en l’air, indifférent, en vous
disant comme toujours: « Ya rien là! » eh
bien! je refuserais de marcher devant vous
dans une ruelle par une nuit sans lune.
Et cet écureuil, il peut être non moins
comique que le chaton hypnotisé par sa
!
!
523"
!
queue circulaire. J’en ai vu un faire le clown
plus ou moins volontaire avec une pomme
que je lui avais offerte sur le plancher de la
galerie d’un camp d’été que nous avions loué
à Alma, cette ville renommée pour avoir les
conducteurs de véhicules les plus
inconscients du Québec. Mais enfin, là n’est
pas la question. Était-il dévoyé et étourdi,
cet écureuil, comme les humains qu’il
côtoyait? C’est possible. Il parvient à y
planter les dents pour une bonne prise après
avoir longtemps jonglé avec elle comme si
c’était une énorme cocotte polie comme une
bille de billard. Après avoir réussi cet
exploit, il voulut, avec sa grosse pomme,
rejoindre son garde-manger sous la corde de
bois en bordure du boisé. Pour ce faire, il
devait descendre les quatre marches de
l’escalier. Au lieu de le descendre, il déboula
tout simplement, comme une pomme, mais
!
!
524"
!
en prenant bien soin de ne pas la perdre, sa
pomme. Ça ressemblait au jeu de l’écureuil
et de la pomme. Et ce n’était pas sans
rappeler les manoeuvres que font les
chauffards et chauffardes d’Alma après avoir
signalé qu’ils ne les feraient pas.
Seigneur, sois loué pour l’écureuil et pour
sa pomme qui est aussi la tienne. Mais pas
pour les innombrables chauffards
inconscients d’Alma, car ce n’est pas toi qui
leur as donné le permis de se si mal
conduire.
!
Seigneur, si j’en avais toujours la
possibilité, je m’arrêterais et me mettrais à
genoux chaque fois que je passe devant mes
ancolies. Leur variété, leur élégance et ce
brin d’humour de leurs pompons qu’elles
!
!
525"
!
portent comme grelots de clown au bout de
leurs pétales...
Il est rare que je passe une journée à la
pêche sans voir de libellule. Même quand il
n’y a pas de truite en vue, il y a quelque
libellule en vol. J’ai déjà dit mon
émerveillement devant le mot libellule, et ma
profonde reconnaissance pour celui qui a
inventé ce mot extraordinaire. Imaginez: il
va vu une libellule voler sur ses quatre ailes;
ce qui est déjà un genre de vol exceptionnel
dont bien peu d’insectes ou d’oiseaux
peuvent se payer le luxe. Quatre ailes, et en
plus des ailes diaphanes, plus légères que ces
graines de pissenlit qu’on a vues plus haut
planer en parachute. Et ce qu’il faut de
talent pour faire fonctionner à l’unisson ces
quatre moteurs différents! Et aussi pour les
maîtriser si bien qu’elles (qu’ils) peuvent
!
!
526"
!
vous immobiliser quand c’est nécessaire, par
exemple, pour examiner de plus près un
maringouin hypocritement immobile sur une
tige de roseau ou une mouche bleue en train
de faire sa toilette furtive entre deux grains
de bleuets.
L’homme, donc, fut pris d’un grand
amour pour cette libellule que les plus futés
des scientifiques n’auraient même pas pu
imaginer. Mais il n’en connaissait pas le
nom; et il a bien fait de ne pas attendre que
les scientifiques, comme c’est leur coutume,
l’affublent d’un nom barbare en la baptisant,
par exemple, quatroptérotor. Alors, lui, en
homme sensible, sensé et intelligent, sur-lechamp, il lui en inventa un, et de très bonne
race. Une trouvaille linguistique parmi les
plus étonnantes, éblouissantes et belles qui
soient. Imaginez: il inventa un mot avec
!
!
527"
!
quatre ailes! Et depuis, si on ne s’est pas
embouti et plastiqué la sensibilité et le coeur,
on ne peut plus écrire ou prononcer ce mot
sans ressentir un petit frisson d’aile. Et si on
est encore capable de faire une différence
entre des ailes et ses pieds.
Je ne serais pas surpris si on m’apprenait
aujourd’hui pour demain que l’inventeur de
ce prodigieux mot libellule, c’est précisément
le même qui inventa les mots paruline,
marjolaine et mousseline. Pendant qu’un de
ses voisins, plutôt lourd et rustaud, ancêtre
des footballeurs blindés et boostés aux
stéroïdes anabolisants, inventait les mots
r h i n o c é r o s , b u l l d o z e r, t e r m i n a t o r,
implantologue, pitbull, multiculturalisme et
entrepreneurshippeur(shippeuse).
!
!
!
528"
!
Je disais que parfois on voit des libellules,
sans voir l’ombre d’une truite. Mais il arrive
aussi qu’on voie une ou plusieurs truites sans
entrevoir l’ombre d’une libellule. Par
exemple, quand il pleut à boire le lac: les
truites jubilent, mais les libellules se défilent,
s’immobilisent et rêvent de festins fabuleux.
Pendant ce temps et presque tout le temps,
la truite est en mouvement. Si elle
s’immobilise, c’est parce qu’elle actionne ses
nageoires pour battre la mesure ou le rythme
du repos.
Une truite qui saute hors de l’eau et qui,
pour un instant, ruisselle de soleil, c’est un
autre de ces spectacles qui invitent à l’action
de grâce l’homme non perverti. Et c’est
pourquoi, Seigneur, je te rends grâce pour
toutes les truites que j’ai vu sauter hors de
!
!
529"
!
l’eau, pour toutes celles que j’ai vu sauter sur
ma mouche ou frétiller au bout de mon
lancer léger; sans oublier celles que j’ai fait
sauter dans la poêle à frire.
Une des premières réactions qu’eut saint
Pierre dans les jours qui suivirent la
Résurrection, peut sembler étonnante,
irrévérencieuse, voire scandaleuse, si on n’y
pense pas trop, et surtout si on y pense mal.
Le Christ ressuscité avait dit à ses apôtres
d’aller l’attendre sur les bords du lac de
Tibériade: il s’y rendrait quand ce serait le
temps. Mais le temps passait, puis repassait,
et eux, ils attendaient, en se tournant les
pouces, en se grattant la tête et en se tirant la
barbe. Après quelques jours à faire le pied
de grue sur le sable du rivage en se tenant
les mains au-dessus des yeux pour mieux
scruter l’horizon, au cas où, saint Pierre, qui
!
!
530"
!
aimait bouger, en eut plein le dos et s’écria: «
J’en ai marre! marre! marre! Je vais
pêcher! » Et sept autres de ses compagnons
impatients, tannés d’attendre, répondirent en
choeur: « Nous autres itou! On part. » Ce
qu’ils firent illico, avec un p’tit lunch vite
préparé en vitesse. Ils retrouvaient
l’allégresse et l’innocence de leur enfance.
Ce qui scandalisa fort les pharisiens
d’alors et d’aujourd’hui, constipés de perfide
dévotion. D’après eux, les apôtres auraient
dû faire oraison, au lieu de s’amuser à pêcher
le poisson. Si c’était vrai qu’ils avaient vu le
Christ ressuscité, comment osaient-ils se
permettre pareille futilité?
Cette histoire de pêche m’autorise à faire
un rêve, bien raisonnable, pour peu qu’on y
pense sensément. Quand j’entrerai au ciel en
tournant la clé que saint Pierre m’aura
!
!
531"
!
gentiment présentée, après avoir jeté un
regard panoramique pour voir si ceux que je
tiens à revoir se trouvent bien tous là, je
dirai à l’oreille de saint Pierre: « Quand estce qu’on va à pêche? » Et ça ne m’étonnerait
pas que, fort réjoui de rencontrer enfin un
de ces rares saints resté tout à fait normal, il
me réponde à l’oreille, derrière sa main
gauche tendue en écran: « Parles-en pas à
personne: on y va tu suite. Juste le temps de
fermer la porte à clé. J’en ai marre! J’étais
pas fait pour être portier, moi, mais pêcheur,
au grand large, Seigneur Dieu! » Il est
impulsif, saint Pierre, et c’est très bien
comme ça.
!
En rendant hommage et action de grâce à
la truite, à saint Pierre et à la libellule,
g a r d e - m o i , S e i g n e u r, d ’ o u b l i e r t e s
!
!
532"
!
grenouilles! Qui sont aussi les miennes,
puisque tu m’en as fait cadeau.
Certes, les hirondelles et les merles aussi
sont dignes de louange, parce qu’eux aussi
font et nous donnent le printemps; les
merles, en avril, et les hirondelles, au milieu
de mai. Les grenouilles, elles, nous y
plongent au début de mai. Je parle ici du
printemps sur la Côte-Nord du Québec, sur
le continent nord américain. Notre
printemps est aussi beau que partout
ailleurs, parce que longtemps désiré.
Contrairement à ce que pensent beaucoup
de Montréalais à mentalité insulaire, sur la
Côte-Nord nous aussi nous avons un
printemps, et aussi beau et bon que les
printemps en amont. Plus que la Nature, ce
sont les hommes qui font le printemps, s’ils
!
!
533"
!
le méritent. Avec les grenouilles, cela va de
soi.
Au début de mai, dès qu’approche la nuit,
les grenouilles entrent en ébullition. Et il est
difficile d’entendre un concert plus pur et
aérien que celui de ces princesses de la nuit
au regard extatique et mouillé, avec de belles
longues cuisses luisantes et polies. Les mâles
coassent en sourdine, les narines bouchées,
en baragouinant des borborygmes, des
interjections caverneuses, des banalités
subliminales; c’est ce qu’ils peuvent faire de
mieux. Les femelles, elles, ne coassent pas,
mais chantent, à voix plus claires et
cristallines que les flûtes traversières les
mieux inspirées. Qui n’est jamais sorti un
soir de printemps uniquement pour aller
s’enivrer au lyrisme des grenouilles, celui-là,
il est vraiment d’une nature ingrate et stérile.
!
!
534"
!
Dangereux, parce que mauvais. Et s’il s’est
contenté de sortir seulement une fois pour
aller écouter ce concert « énervant » et qu’il
est rentré aussitôt en disant: « Ça vaut bien
la peine! », c’est, Seigneur, vous le savez,
quelqu’un qui ne sait pas quoi vous dire
quand il lui arrive de vous rencontrer.
Autrement dit, il n’a pas de coeur. !
Tes belettes, nos belettes, Seigneur, ne
sont pas en reste. Je m’en voudrais de ne
pas les rappeler à ton
attention. Elles sont à la fois plus
peureuses que des lièvres - « douteuses et
inquiètes », dirait La Fontaine - et plus
curieuses que des fouines. C’est là des
qualités qu’on peut louer, chez elles.
!
!
535"
!
Il m’est arrivé plusieurs fois d’en
rencontrer à l’automne quand je fais ma
récolte de lièvres, de ces lièvres heureux
d’avoir perdu doucement le souffle dans mes
collets, au lieu de mourir martyrisés par les
dents d’un impitoyable renard sans pitié ni
remord. Et rencontrer une belette, c’est une
promesse de plaisir.
Ce jour-là, je suis agenouillé près d’un
ruisseau, en train de d’écorcher et
d’éviscérer la douzaine de lièvres décédés
paisiblement dans mes collets. Un lièvre
fournit au moins la moitié de son poids en
débris, plus ou moins utilisables selon les
civilisations. Certaines de nos nations
amérindiennes, dit-on, utilisaient le contenu
des intestins de lièvre pour en faire un
ketchup fort relevé qu’ils adoucissaient au
!
!
536"
!
petit thé des bois. (Dieu les bénisse quand
même!)
Ces débris, je les jette à quelques pieds de
moi. La belette, au fond de son terrier, a tôt
fait de se réveiller, « par l’odeur alléchée », et
déjà enivrée par ces effluves de lièvre tout
frais. « La dame au nez pointu » se pointe
donc à la sortie de son trou creusé sous un
vieux tronc d’arbre renversé. Elle frémit
d’une envie folle, mais n’ose pas s’approcher,
ne sachant pas encore si je suis bon ou
méchant. Avec délicatesse, je lui envoie
quelques vestiges de lièvre, non loin de son
trou. Elle hésite, rentre dans son trou,
réapparaît aussitôt, hésite encore, mais finit
pas sortir
en trompe de son trou pour happer la
forçure ou les pattes d’un lièvre, puis se
!
!
537"
!
précipite dans son terrier, sous l’effet,
semble-t-il, d’une frayeur incontrôlable.
Mais c’est une courte pause, car « c’est
une rusée », dit encore La Fontaine. L’envie
du lièvre lui fait surmonter sa peur bleue et
la voilà de nouveau sur le seuil de sa porte.
Cette fois, elle hésite moins longtemps avant
de bondir à la chasse du lièvre. Comme les
chiens non dévoyés par leurs maîtres, elle a
tôt fait de reconnaître ceux qui méritent
confiance.
Ces manoeuvres dureront tout le temps
que durera le dépouillement de mes douze
lièvres. Et ça prend plus d’une demi-heure.
J’ai beau travailler très vite, en expert, il me
faut quand même deux ou trois minutes par
lièvre. Le travail bien fait et terminé, je peux
partir l’âme en paix: ma belette vient de
!
!
538"
!
stocker des réserves de nourriture pour
vivre à l’aise jusqu’au mois de mai.
Lui ayant rendu un tel service, je me crois
autorisé, avant de partir, à taquiner la
gentille et rusée belette. La dépouille de mon
dernier lièvre: peau, pattes avant et tête
fourrée, je lui offre tout, en signe d’amitié et
d’adieu. Et là commence le meilleur de la
comédie. Je soupçonnais qu’il allait se
passer quelque chose d’intéressant; mais ce
qui se passa dépassait de loin mes intuitions.
La belette s’empare de cette proie qui,
même si elle est inerte, lui pose de sérieux
problèmes de logistique. C’est pesant et
encombrant, et surtout c’est d’un diamètre et
d’une circonférence plus considérables que
celui de sa porte de cuisine. Vingt fois elle
s’acharne à faire entrer ce maudit lièvre dans
son garde-manger. Même mort, le lièvre n’en
!
!
539"
!
fait qu’à sa tête, tout comme ceux du
professeur Cocon; il refuse justement qu’on
lui passe la tête par ce trou noir sous un
billot. La belette s’acharne; le lièvre résiste.
Duel épique!
La belette s’avise alors que si elle essayait
d’engranger ce lièvre récalcitrant par l’autre
entrée de son terrier, de l’autre côté du billot,
ce serait peut-être la solution rêvée. Alors,
plutôt péniblement, elle tire la dépouille
mortelle du lièvre pour lui faire franchir
l’obstacle du billot qui fait quand même une
trentaine, peut-être même quarante
centimètres de haut. Elle finit par réussir à le
tirer tout là-haut et le laisse choir. Et
recommence le jeu du lièvre, de la belette et
du trou. Je me suis déplacé pour suivre les
manoeuvres de ma chère belette. Et, comme
je l’avais deviné sans trop de mérite ni de
!
!
540"
!
peine, je vois que tous les efforts de la belette
sont aussi vains qu’inutiles.
Elle se dit donc que si elle essayait
d’introduire son lièvre par la porte
principale, ça serait peut-être plus facile.
Tout à l’heure, c’était impossible; mais qui
sait ce qui a pu se passer entre temps? Peutêtre que le trou s’est agrandi et que le lièvre
s’est assoupli sous l’effet de la gymnastique
qu’elle lui a fait faire. Belette refait donc
l’ascension du maudit billot avec son
précieux mais maudit fardeau. C’est fait. On
essaie de nouveau le match du trou et du
lièvre. Échec et mat!
Combien de temps durèrent les essais? Et
furent-ils couronnés de succès? Qui lo sait?
Quand je suis repassé là l’automne suivant, il
n’y avait plus aucune trace de la dépouille de
mon lièvre. Ce qui ne prouve nullement que
!
!
541"
!
la belette avait réussi à lui faire la passe. Et
elle n’a pu me le dire: elle semblait avoir
quitté définitivement ces lieux. J’eus beau
lui offrir en hommage deux belles forçures
de lièvres de l’année, elle ne donna aucun
signe de vie. Peut-être était-elle morte
entretemps. D’un infarctus ou d’une
indigestion de lièvre? Dites-le moi quand
vous le saurez.
!
!
!
Ta
542"
!
!
TABLE DES MATIÈRES
1. Bulletins de santé (2006) …………………………. 2
2. Culture, politique et langue (1981) ……………….. 7
3. Poésie, âme et vie ………………………………….. 15
4. De la borne bornée à l’arbre en croissance (1979) . 16
5. La grenouille et l’oeuf ……………………………… 24
6. Et ton sexe, comment va? …………………………. 28 7. Des émissions sans dessus dessous ……………….. 34
8. En parlant de squelette ……………………………. 39
9. La tyrannie des sondages ………………………… 44
10. Pourquoi l’art? …………………………………… 51
11. Petite chanson digestive …………………………. 56
12. Les belles voix des chanteurs fédéralistes de RadioCanada (1980) …………………………………… 58
13. Genèse (1973) …………………………………… 62
14. Timbrés (1972) ………………………………….. 64
15. Si les morts ensevelissent les vivants (1973) …… 66
16. Article à The Gazette (1972) …………………… 75
17. Comment donc s’appelle un étudiant? (1982) …. 81
18. L’orientation …………………………………….. 87
19. Vocation essentielle ……………………………. 100
20. Le goût des racines et du vent (1974) …………. 107
21. C’est demain que j’avais vingt ans …………….. 115
22. Faute de niveau ………………………………… 118
!
!
543"
!
23. Le rouge et la tulipe …………………………… 120
24. La Justice a les bras longs ……………………. 125
25. Lettre fermée à M. Jean Bienvenue ………….. 128
26. Bien changé? …………………………………… 132
27. Résurrection …………………………………… 137
28. Lettre à Jean Larose …………………………… 139
29. Ne dites pas, mais dites ………………………… 147
30. Dialogue de malentendants plutôt sourds …….. 150
31. La bonne nouvelle du désespoir ………………. 158
32. Vengeance du Manitou? ………………………. 167
33. Je suis un athée ……………………………….. 188
34. Mourir de sa belle mort ………………………. 193
35. As-tu ton outil bien en main? ………………… 203
36. Marcher sur la lune …………………………… 221
37. « Jouez gagnants: donnez vos organes! » ……. 230 38. Descendre ou monter sa pente? ……………… 245
39. Les vertus du muet …………………………… 258
40. Sous-titrages ………………………………… 261
41. Premier ou dernier jour? ……………………. 264
42. Que voyez-vous, vous, dans le noir …………. 265
43. Savoir-faire ou ne pas savoir ………………… 267
44. Fêtons sainte Halloween …………………… 271
45. Un proverbe vrai …………………………… 273
46. Bonnes nouvelles …………………………… 274 47. As-tu des idées? Si oui, lesquelles? …………. 281
!
!
544"
!
48. Nos valeurs dans la baratte CROP ………..
308
49. Dans l'ombre du pissenlit ……………………
360
50. À Michel Brûlé, Les intouchables …………..
423 51. Accommodement raisonnable ……………….
425
52. Lettre à Madame Lorraine Richard …………
427
53. Les déracinés …………………………………
434
54. Pourquoi? …………………………………….
450
55. Lettre pour présenter Et le Verbe s’est fait chair…..
……………………………………………………..455
56. C'est triste ………………………………………. 457
57. Une certaine évolution glacée-glaciale ………… 462
58. Aux destinataires de mon texte Faire voir et
proclamer l’évidence …………………………… 491 59. La langue et l’ADN …………………………….. 500
60. Le droit à l’information ………………………… 505
61. Mon cantique avec quelques créatures ………… 517
!
!