Divers II - Viateur Beaupré
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Divers II - Viateur Beaupré
1" ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! DIVERS II" Viateur Beaupré ! ! 2" ! 1. BULLETINS DE SANTÉ ! Deux bulletins de santé d’inégale valeur, en cette première semaine de l’an 2006 : ! 1o Depuis trois jours, les médecins israéliens, dont la compétence, comme tout ce qui est juif, ne peut certes pas être mise en doute, nous annoncent, plusieurs fois par jour, que l’état de santé d’Ariel Sharon à l’agonie, est grave, mais stable. C’est consolant. ! 2o Les Québécois encore lucides et impartiaux constatent tous les jours que l’état de santé de l’honnêteté des Libéraux fédéraux est grave, très grave même, mais stable. Régulièrement, on nous annonce que les Libéraux, en pleine période électorale, viennent de recevoir un pavé dans leur mare. Ils s’en offusquent et s’en plaignent amèrement, car ils disent qu’on veut les salir avec ce qui sort de la mare. Comme si c’était possible de les salir davantage. Ce que nos mass-media ne nous disent pas, c’est que ces pavés tombent non seulement dans la mare des Libéraux, mais aussi bien dans la marde des fédéraux. Car si les Libéraux croient que tous les moyens sont permis pour étrangler les aspirations du peuple québécois, c’est-à-dire leur souveraineté, tous les partis fédéraux canadian et tout le ! ! 3" ! Canada anglais en block sont tout disposés à le faire ou à le laisser faire. Ils font les scandalisés, mais leur scandale reste superficiel, pour ne pas dire hypocrite : ils feraient de même, et font de même. Eux aussi veulent nous corrompre en nous encanadianisant. « Mais nous, disent-ils, nous le faisons et le ferons toujours de façon honnête, pas comme les parrains de la maffia libérale et leurs hommes de main tripotant les commandites et toutes sortes d’autres cadavres. » Ça fait plaisir à entendre. ! ! ! *** ! Il est très prudent. Il évite par-dessus tout de prendre des risques. Excellente recette pour perdre pied et tomber tête première dans le gouffre de l’in-signifiance. « Ne demande pas ton chemin à celui qui ne s’est jamais égaré », disait un poète québécois, Roland Giguère, je crois. ! *** ! L’été 2006 fut très fertile. Ma serre a produit des concombres plutôt géants et en quantité industrielle. Je faisais ! ! 4" ! régulièrement des cadeaux de concombres aux personnes de mon voisinage. Fertile aussi en néologismes. Peu nombreux, mais de qualité. Ainsi, après avoir gratifié plusieurs fois une famille amie de mes fameux concombres, il me vint à l’idée qu’ils les acceptaient peut-être par courtoisie, mais qu’il s’empressaient d’en faire don à la récupération écologique. C’est pourquoi, un bon matin, je leur demandai s’ils préféraient que je ne les enconcombre plus. Ils ont dit que non: On apprécie beaucoup vos excellents concombres. Gênez-vous pas, continuez. » ! *** ! L’Évangile de Luc me rappelle ce matin la guérison des dix lépreux et la reconnaissance de l’un d’entre eux, un Samaritain, le seul qui croit que c’est bien de rendre grâce. Je ne veux pas être compté au nombre des neuf autres. Comme la grande majorité des hommes, j’ai suffisamment d’intelligence pour comprendre, quand je veux bien y penser deux minutes, que j’ai tout reçu: l’être, l’intelligence, la foi, la langue, la nourriture, le vêtement, la grappe de cormier, la truite et l’écureuil. Tout. Et pour ce TOUT, je dois rendre grâce. Si je ne suis pas ingrat, aride, tordu, gonflé au vent de la suffisance et de l’orgueil creux. Je ne peux offrir que ce que ! ! 5" ! j’ai reçu et continue de recevoir. Ma part, c’est de rendre, d’offrir, de louer. Un homme normal qui n’a pas suicidé son intelligence, est suffisamment intelligent pour comprendre qu’il ne comprend pas tout. Il s’en faut de beaucoup, presque du tout au tout. C’est avec son intelligence qu’il comprend qu’il n’est pas assez intelligent, qu’il est en manque d’intelligence. J’aime suffisamment Dieu et les hommes pour comprendre que je ne les aime pas assez. Le remède, je le connais. Et je veux m’en servir, de tout mon coeur, de toute mon intelligence, de toutes mes forces. Le remède, c’est que j’ai le Verbe incarné, l’Esprit Saint, la Vierge Marie, tous les anges, tous les saints et saintes du ciel et de la terre, toutes les créatures, pour adorer et rendre grâce au Père Créateur amoureux des hommes et de tous les êtres visibles et invisibles. J’ai le Père et toutes ses créatures pour rendre gloire et louange, en mon nom et au nom de tous les hommes, au Fils et à l’Esprit. J’ai la Vierge Marie, le Saint Esprit, le Père éternel, tous les êtres visibles et invisibles, pour adorer et remercier le Fils, en mon nom et au nom de tous les hommes, passés, présents et à venir. ! ! ! 6" ! C’est ce qu’on appelle la communion des saints. C’est Dieu qui sanctifie, c’est-à-dire qui communique son Amour. Et la sainteté des saints, c’est de répondre à cet Amour, gratuit. ! ! ! ! ! ! ! 7" ! ! 2 . CULTURE, POLITIQUE ET LANGUE ! Culture, politique et langue sont étroitement reliées, interdépendantes. mais la culture englobe les deux autres. La culture, en effet, si on ne lui donne pas un sens trop étroit, c’est tout ce que l’homme cultive, travaille, transforme, pour aménager sa vie individuelle et sociale. La culture des carottes fait partie de la culture, tout comme la culture des arts, des sciences et de la philosophie. L’organisation sociale, la politique, la religion, le vêtement, la langue, la nourriture, la musique, les métiers, toutes les activités et productions humaines sont parties intégrantes de la culture. Un vigneron qui produit du bon vin, est cultivé, humanisé, civilisé; alors que l’universitaire, s’il distille de la brume mentale avec un alambic verbal hautement sophistiqué, est peut-être un Trissotin raffiné; il est surtout un p’tit Jos Connaissant inculte et creux. ! Quand on visite un pays étranger, toutes les créations de ce pays nous sont utiles pour comprendre sa culture. Et quand un peuple se libère d’un oppresseur, c’est parfois pour sauver sa langue; ce peut être aussi bien pour libérer sa religion, ses coutumes, ses institutions, sa politique, son économie, bref, sa façon de penser, d’aimer, de vivre. Ainsi, les Américains n’ont pas fait leur révolution pour sauver leur langue. Et chez nous, les Patriotes de 1837-38 ! ! 8" ! revendiquaient bien autre chose que la liberté de langue: ils revendiquaient une liberté globale, totale, leur dignité d’hommes, incompatible avec toute forme d’asservissement, qu’il soit imposé par les baïonnettes du vieux « brûlot » Colborne ou par la magique baguette cynique de l’intellectuel Elliott-Trudeau, grand champion des libertés nord-sud, mais intellectuellement sourd aux libertés est-ouest, parce que, sur la ligne est-ouest, il y a le Québec. Et, selon Lord Elliott, le Québec n’a aucune raison de vouloir être libre. ! Au cours de leur histoire, les Québécois ont réduit trop souvent, trop longtemps, leurs revendications culturelles à celles de leur langue et de leur religion. Ils oubliaient qu’un peuple qui laisse à d’autres la culture de sa politique et de son économie, qui se limite à prendre des décisions mineures, est un peuple demi-cultivé, demi-civilisé, mineur et minable. Toutes les productions de sa culture seront à demi avortées, à moitié signifiantes, pour ne pas dire franchement insignifiantes. C’est ainsi que la langue d’un dominé, d’un demiresponsable de lui-même et de ses activités, est l’image parfaite de son être diminué, de sa personnalité décapitée: elle bafouille, bredouille, gribouille et scribouille, s’épuise en vagissements bilingues, quand elle ne va pas jusqu’à se glorifier de ses hennissements de joual poussif. ! ! ! 9" ! ! De même, les vertus qu’on a tant vantées chez les Québécois étaient trop souvent des apparences de vertus, fruits de l’impuissance ou de l’obligation, bien plus que des vertus authentiques qui supposent, elles, un choix libre, fait par une personne libre, qui prend les risques de se casser et les ailes, et le cou, et le bec, alouette! Au lieu de cultiver les molles et insipides vertus des canards domestiqués bien en sécurité dans leur enclos et qui cancanent: « J’y suis; j’y reste! » Certes, nous n’avons pas à nous reprocher les grands crimes dont peuvent se glorifier les grandes nations; mais pourquoi? Parce qu’on nous a toujours tenus en laisse. Nous avons, par exemple, été très-très tolérants. Pourquoi? Parce que nos maîtres n’auraient pas toléré notre intolérance. Notre sacrée tolérance, non seulement elle était dictée par la peur et l’impuissance, mais elle comportait une forte dose de complaisance servile. Bien sûr, nous n’avions pas le choix de laisser ou d’enlever leurs écoles à nos maîtres anglais du Québec; mais nous avions le choix d’y envoyer nos enfants, et, par servilité de commis, nous n’avons pas manqué de le faire. ! Cette servilité imprègne et décompose tout, jusqu’aux noms de nos chats et de nos chiens. Car chez nous, chats et chiens, surtout ceux de l’aristocratie, sont presque tous affublés de noms anglais, et diminutifs, par surcroît de ! ! 10" ! gentillesse colonisée. À croire que ce sont les Anglais qui ont inventé les chiens et les chats, comme ils ont inventé les sept océans! Ce qui explique aussi que nos Boisvert, faisant preuve d’un membersheep, d’un leadercheap et d’un entrepreneurchip admirables, soient si facilement devenus des Greenwood, et que les Trudeau soient devenus des Elliott; qu’à Trois-Pistoles une boutique porte le nom hilarant de Trois-Pistoles Électrique, et qu’à Sept-Îles on trouve à profusion des merveilles comme Levesque Breaks and Clotch. Cocus aux as, mais contents! Du bien bon monde, ces Québécois, qui se félicitent d’être le plus pacifique des peuples, quand on leur mange la laine sur le dos! Belle tolérance, à plat ventre! ! Ces valeurs, de soumission détrempées, ont produit des hommes à l’esprit bien soumis et au langage de schizophrènes. Plus ils étaient fendus en deux, plus on les admirait, et plus le British Empire s’empressait de les décorer. Sir GeorgesÉtienne disait, avec un grand sérieux et sans doute avec un trémolo d’émotion à la Jean Lesage: « Le Canadien français est un anglais qui parle français. » Ça, c’est du solide! Sir Wilfrid Laurier, aussi sérieux et fier, mais plus cynique, disait froidement, à la manière d’Elliott et aux acclamations de tous les Québécois à genoux: Le Canada est un pays anglais. Avez-vous bien compris, bande de caves? Assez pour voter en bloc pour moi, aussi longtemps que le ! ! 11" ! Canada voudra bien se servir de moi pour vous domestiquer? » Et les Québécois survoltés rendaient à Sir Wilfrid les mêmes hommages enflammés que les Yvettes ont rendus à Lord Elliott-Trudeau quand il nous mentait plus qu’effrontément la veille de notre premier référendum. Les formules énergiques et bien de chez nous de Sir Georges-Étienne et de Sir Laurier sont à rapprocher de celle que nous avons entendue lors de la campagne référendaire: Mon pays, c’est le Canada; ma patrie, c’est le Québec. » Bona Arsenault engendra cette formule éculée le même soir où Elliott nous mentait en pleine face. Imaginez un Français disant avec cette fermeté à la fois bouffonne et couillonne de Bona Arsenault, géniteur de cette formule: « Ma patrie, c’est la France; mais mon pays, c’est l’Europe. » Je vous le demande: se trouverait-il 60% des Français pour l’applaudir? Et 98% des Français ne demanderaient-ils pas à leur compatriote extraterrestre: « Et ta soeur ? » ! J’entendais, l’autre jour, un Québécois, pionnier de l’aviation civile chez nous, décrire fièrement son exploit d’aviateur, avec une prouesse linguistique impensable ailleurs que chez nous. Il disait: « J’ai été le premier à voler un avion de Halifax à Chicoutimi. » ! ! 12" ! Voler un avion sur une si longue distance, voilà ce qui nous permet enfin de comprendre pourquoi un exalté creux de chez nous a pu écrire: « Ton histoire est une épopée des plus brillants exploits. » ! Un autre exalté, de ma région, celui-là , disait récemment en parlant de Matane: « C’est une ville typique. » Mais sentant confusément, dans sa conscience confuse de métis linguistique, que le français était impuissant à traduire toute sa pensée confuse, il ajoutait: « Oui, c’est une ville typical, comme on dit en anglais. » Ce francofun innocent mais typical est l’héritier légitime de la formule abâtardie de Sire Georges-Étienne Cartier, baronnet du Saint Empire britannique. Comme mon ancien député était l’héritier légitime de notre confusion et de notre culture nationales, quand il disait : « M. Bourassa est un homme avec lequel je serai toujours fier de travailler pour. » Quinze ans plus tard, Tit-Jean Chrétien dirait devant le Sénat de France assemblé : « Le Canada va rester ensemble. » Et ce même Tit-Jean nous répétait, lui aussi, dans chacun de ses discours chez nous et à l’étranger, qu’il était fier d’avoir été un p‘tit gars de Shawinigan pour qui le Canada n’avait jamais hésité à l’élire pour. Élire pour quoi? Pense à Sir Wilfrid et à Lord Elliott, tous deux issus, comme Tit-Jean, de la pensée de Lord Durham. ! ! ! 13" ! Il y a autre chose que ça au Québec, heureusement. Mais, malheureusement, il y a surtout ça, majoritaire à 60%. Et aussi longtemps qu’il y aura cette majorité-là, enseigner le français au Québec suppose que l’on sème de la main gauche, en tenant la hache de la main droite et le fusil en bandoulière. Enseigner le participe passé, mais en tenant un oeil ouvert sur notre passé confusément composé. Et bien faire comprendre que notre futur ne doit pas être aussi simple et unitaire que le souhaite Elliott-Trudeau; que notre présent de l’indicatif indique tout ce qu’il nous reste à faire pour être un peuple présent à lui-même et au monde. ! Faire voir, en expliquant intelligemment le mécanisme subtil de l’attribut, que le plus bel attribut, pour un être humain et pour un peuple, c’est la liberté; que sans cet attribut de la liberté, la langue d’un individu ou d’un peuple sonne creux, parce que sa pensée et tout son être sont à moitié vides. Ça sonne creux comme le sapin creux que Bourassa fit charrier à Paris comme symbole de sa culture. Ça sonne creux comme une fugue en la-la mineur pour cornemuses, Ryan et Yvettes. Ça sonne creux comme les messages fédéralistes-fédéralisants où des mercenaires francofuns nous vantent les mérites du GRRRAND CANADA multiculturel, avec des voix douces, douces comme... de la Cotonnelle ou du White Swan. ! ! 14" ! Le Québécois majoritaire écoute ces rengaines hygiéniques savonneuses, se félicite de ses Rocheuses, de ses Grands Lacs, de son Far Wouest, s’encante dans son fauteuil de style colonial, et prend sa bière nationale en se chantant à lui-même: « Tant qu’i restra queq’chos’ dans l’frigidaire, j’pendrai l’métro, j’farm’rai ma gueule, pis j’laissrai faire. » ! La voilà, dans toute sa splendeur, notre épopée culturelle du frigidaire, chantée par les Yvettes et les artistes du Canal 10. En attendant l’épopée du congélateur que nous prépare Sir Claude Ryan-Halifax et Lord Elliott-Trudeau-Vancouver. Tout d’même, vive la reine des Anglais, défenseur de la Foi et des Québécois humblement et gracieusement soumis ! ! ! (L’Action nationale, mars 1981) ! ! 15" ! 4. POÉSIE, ÂME ET VIE ! Une ombre chinoise n’est pas nécessairement jaune; et elle n’est pas toujours l’ombre d’une Chinoise. De même, l’ombre poétique n’est pas nécessairement un spectre frivole de la réalité. En découvrant la poésie, les jeunes (et les autres) redécouvrent leur âme. L’âme, c’est ce qui reste quand on enlève toute la prose. La poésie, c’est ce qui reste d’une vie ou d’une civilisation, quand tout le frivole « sérieux » a disparu. ! ! ! 16" ! 4. DE LA BORNE BORNÉE À L’ARBRE EN CROISSANCE ! Les cégeps et surtout la DGEC ont à leur disposition des budgets pour la recherche et l’expérimentation. On ne parle pas de budget à la création; et cette continence verbale et budgétaire en dit long. On croit sans doute que la création relève du ministère des Affaires culturelles -ou du ministère de l’Industrie et du Commerce -et ne concerne pas directement l’éducation. Un enseignant qui crée s’exclut des préoccupations prioritaires de la profession qui, étant plutôt stérile comme tout corps bien assis, a la tendance congénitale de se confiner à l’appareil stéréotypé des normes et des bornes. ! De quel esprit s’inspire actuellement la DGEC pour approuver les projets de recherche et d’expérimentation que lui soumettent les cégeps? D’un esprit très sérieux, beaucoup trop sérieux, mal sérieux, qui exclut les fantaisies et l’imprévisible de la création. Les projets à soumettre devront être d’inspiration scientifique, même en littérature; ils devront suivre une démarche (ou, plus sérieusement: « une approche, une problématique ») scientifique, utiliser des moyens d’investigation scientifiques et permettre une évaluation scientifique. Sur le modèle de la convention collectiviste des enseignants qui vise au sérieux en coulant la pédagogie dans des pastilles comme celle-ci: ! ! 17" ! ! Ghijkl = ni = 1, si Nhijkl -niNej ------------- ni ou Nhijkl -niNej ! C.Q.F.D. et xyz! ! 0,5 Nej Naturellement, celui qui pense à créer dans cet esprit, devra lire un gros volume de directives pédagogiques de la DGEC et, à toutes les étapes de son projet, il aura à se justifier auprès des « autorités compétentes » au moyen de rapports bien étoffés. Quant au produit fini, il devra avoir toutes les apparences du sérieux scientifique, solide, constipé et compact comme du mortier. On impose toutes ces normes et toutes ces démarches bornées, sous le beau prétexte « de ne pas dilapider les fonds publics » dans des projets farfelus. Mais n’est-ce pas dilapider les biens publics si on stérilise les esprits, si on les uniformise, si on les stimule à la réalisation de projets apparemment solides en normes scientifiques mais creux au poids de le la vie? Sans compter que tous les cadres et les bornes mobilisés pour surveiller le bon fonctionnement de la machine centrale engloutissent à eux seuls une bonne part des fonds qui devraient aller à la source de la création. ! ! 18" ! Dans l’esprit de la DGEC, rechercher, expérimenter, c’est surtout faire de minutieuses enquêtes, bourrées de statistiques, abondamment illustrées de tableaux synoptiques ou comparatifs, de thermomètres et de baromètres. Ça, c’est du solide! On se donne ainsi la bienheureuse assurance de saisir la réalité, d’en arriver à du concret, à du pratique, à des certitudes scientifiques. Peu importe si les domaines explorés comportent plus d’impondérable que de mesurable! Ni la vie, ni l’amour, ni l’éducation, ni tout ce qui importe le plus, ne se réduisent en tableaux synoptiques bien polis. Pourtant, les recherches hautement chiffrées, normalisées et bornées ont seules les faveurs des dieux qui président à ce qu’on appelle recherche en éducation. ! L’enseignement se rapproche bien plus de la création artistique que de la production industrielle. C’est dire qu’il fait appel surtout à l’imagination, à la sensibilité, à la création. Cet esprit créateur a besoin d’enquêtes, d’information; mais il a surtout besoin de réflexion et d’initiative. Pour un enseignant, réfléchir, ce n’est pas seulement préparer ses cours, en inventer de nouveaux, repenser sa pédagogie. C’est aussi, c’est surtout, approfondir ses connaissances; car par-delà les manuels et les notions apprises dans sa formation antérieure, il lui reste à découvrir d’une façon plus vivante, plus personnelle, la discipline qu’il ose enseigner. Il lui reste ! ! 19" ! surtout à s’ouvrir davantage l’esprit sur toute la vie, sur tout l’humain, pour que son enseignement soit autre chose que scolaire, c’est-à-dire mesquinement spécialisé et stérile. ! S’il réfléchit un peu sérieusement au champ d’activité qui est le sien et à sa condition humaine, il est bien possible, du moins il est fort souhaitable, qu’à l’occasion il désire partager le fruit de sa réflexion en écrivant. Une université où les professeurs ne publient rien, est une université plutôt morte qu’agonisante. Un cégep aussi. On peut y rédiger beaucoup de procès-verbaux, remplir un nombre impressionnant de formulaires, corriger des tonnes de copies; mais on y pense peu. Pas assez, du moins, pour susciter la création et permettre de maintenir le travail de l’esprit au-dessus des rengaines scolaires et en dehors des circuits bien tapés. Un cégep qui regroupe 50, 100, 200 professeurs bardés de diplômes universitaires devrait être d’une grande fécondité intellectuelle. Sinon, il faut bien en conclure que la formation universitaire est une recette très efficace pour vasectomier les esprits. ! C’est dire que toute activité de création intellectuelle chez ses membres devrait être encouragée par un cégep, un ministère de l’Éducation et un syndicat d’enseignants, puisque ! ! 20" ! ces organismes se donnent pour mission première de travailler au développement de l’esprit. En bonne logique, il serait même tout à fait normal qu’un professeur de physique qui veut publier un recueil de poèmes, soit vivement encouragé et aidé à le faire par son cégep, son ministère de l’Éducation et son syndicat. Si on se scandalise d’une telle proposition, c’est justement parce qu’on se fait une définition fort étriquée et scandaleuse de la recherche et de l’expérimentation pédagogiques; que l’on considère la création comme un produit de luxe réservé aux périodes de loisir des désoeuvrés. ! Un syndicat d’enseignants qui dispose d’un budget annuel de 12 millions, trouvera farfelue l’idée de consacrer $100,000 à la publication des réflexions de ses membres, même sur des sujets en relation avec leur métier d’enseignant et avec la « cause » syndicale. La réflexion doit s’insérer dans l’orientation décrétée par le magistère de la majorité collectiviste et pouvoir se délayer dans les cahiers de l’organe officiel. Dans ces tonnes de papier servies mensuellement en pâture aux militants, la réflexion porte sur des choses scientifiques, défendables en mathématiques aux tables de la convention collective. Pas question qu’un syndicat d’enseignants favorise la création chez ses membres enseignants, sinon la création entendue au sens étriqué de « recherche sérieuse » telle que décrite plus haut. ! ! 21" ! Sur ce point, la pensée de la DGEC rejoint en ligne très directe la pensée de la CEQ, de la FNEQ ou de la FTQConstruction. Je le sais fort bien, puisque j’ai déjà proposé à la CEQ de consacrer un p’tit peu de ses 12 millions à favoriser la création chez ses membres. Vous pouvez facilement deviner la réponse, si vous n’êtes pas un syndiqué modèle ou un nonsyndiqué. ! Pourtant, si on met une bibliothèque à la disposition des enseignants et des étudiants, c’est tout de même en vertu de cette conviction que les ouvrages de l’esprit favorisent la vie intellectuelle, et qu’un livre, pour être utile, ne doit pas nécessairement être « pratique » et « spécialisé » au sens où peuvent l’être une clé de porte, un paire de souliers, un certificat de décès, ou un projet approuvé par la DGEC. Ne serait-ce pas un signe évident de santé intellectuelle, si, chaque année, le personnel d’un cégep publiait une dizaine d’ouvrages ayant un rapport quelconque avec l’activité de l’esprit? Le cégep où se produirait cet événement spectaculaire (si normal, pourtant, quand on pense un peu), se situerait d’emblée à la fine pointe de la recherche et de l’expérimentation pédagogiques qui exigent avant tout des esprits vivants. Ce serait tout autre chose qu’un vague remaniement des programmes et de la pédagogie; ce serait s’attaquer au mal dans sa racine, qui est la paresse intellectuelle et le ! ! 22" ! conformisme tranquillisant de la pensée. Une pensée bien tranquille et scientifiquement normalisée: idéal de l’enseignant modèle et du cégep modèle ? ! Pour mettre en oeuvre une telle politique ouverte visant à favoriser le travail de l’esprit, il faudrait réduire au minimum la procédure à suivre pour la réalisation des projets de création. ! 1) Ce serait chaque cégep qui évaluerait les projets de ses membres. Pour éviter que ces projets aillent moisir dans un quelconque Complexe G ou Z de l’administration nationale, et qu’ils soient évalués par des gens le plus souvent complexés, sinon indignés, d’apprendre qu’il y a du saumon dans la rivière Moisie et des ressources humaines au Royaume du fer. ! 2) Les candidats, au départ, en cours de route, et à la fin, n’auraient pas à noircir une montagne de paperasserie et à tenir compte d’une multitude de balises; deux genres de contraintes propres à décourager tout esprit attiré par la création plutôt que par le fonctionnarisme, le notariat ou la police. ! Au Campus Mingan de Sept-Îles une telle politique ouverte est en application depuis 1978. C’est donc possible. ! ! 23" ! Si, de plus, c’est souhaitable, pourquoi les enseignants des autres cépeps ne feraient-ils pas s’élargir les portes d’entrée et se lever chez eux les barrières inutiles? Et quand un certain nombre de cégeps s’ouvriront à la création, il faudra bien que la DGEC se mette à y croire. Ce serait beau, un groupe d’enseignants qui commence à produire dans tous les domaines de l’activité intellectuelle. Quelle révolution nationale en perspective! Je nous la souhaite. Et on pourrait faire un référendum sur cette question dans les cégeps. Oui ou non? La borne bornée ou l’arbre en croissance? Évidemment, le ministre de l’éducation fédéraliste Claude Ryan dira que la question est partiale, ou biaisée ou obscure. Mais la politique actuelle de la DGEC et celle de Ryan, elles? ! (Prospectives, décembre 1979) ! ! ! 24" ! ! ! 7 . LA GRENOUILLE ET L’OEUF (Fable écrite au moment où on « lançait » nos grosses polyvalentes.) ! ! Une grenouille vit un oeuf, Dans les environs de Portneuf, Qui lui sembla gros comme... Non, pas comme une grosse pomme Mais comme, disons: L’école Gérard Filion (C’était au début de ladite opération Qui transformerait, disait-on, Tous nos colons sans exception En Napoléons.) ! Elle, la grenouille, n’égalait pas en hauteur Ni en grosseur Des gargouilles ou les citrouilles: C’était une de ces braves grenouilles Qui vivent à l’ombre de nos quenouilles. ! Cet oeuf lui parut d’emblée Promis à la célébrité. Si on le couvait bien, ! ! 25" ! Il produirait, c’est certain, Une grenouille grosse comme un boeuf Ou bien, ce qui serait tout neuf, Un éléphant Géant. ! Un seul problème, mais de taille: comment le couver? Car c’était un oeuf d’autruche, Venu de Coqueluche, Et transporté dans nos contrées Par des gens qui avaient beaucoup, beaucoup voyagé Et qui s’étaient longuement, longtemps documentés Sur les moyens accélérés D’évoluer, ô gué! Au rythme de l’humanité Américanisée. ! La réponse lui fut donnée Par une grenouille déléguée Du ministère récemment créé Pour veiller sur les oeufs importés. Par le délégué, il fut dit, démontré, Et sur papier quadrillé (Les grilles, c’est prouvé, ont des charmes incontestés) Que, pour couver avec efficacité Un oeuf de cette qualité, ! ! 26" ! Il fallait de toute nécessité Consulter, persuader et planifier Toutes les grenouilles du comté. ! On planifia, persuada, Et puis on consulta Les grenouilles du comté Qui se dirent enchantées D’avoir à couver Un oeuf de cette qualité. Toutes dépenses payées, Toutes les grenouilles de ce comté Soir et matin furent transportées Pour aller couver. ! C’est long à couver, vous savez, Un oeuf d’autruche, fût-il patenté, Dans nos régions modérément tempérées. Mais on aurait bien fini par y arriver Sans une petite contrariété. Ce qui fit tout rater, C’est que l’oeuf était frelaté (D’autres disent: avorté, Parce qu’il avait trop tremblé Quand on l’avait transporté. D’autres disent qu’il était mal fécondé, ! ! 27" ! Rapport aux parents Ce jour-là trop pressés.) ! Mais, frelaté, avorté ou mal fécondé, Toujours est-il que l’oeuf est resté Dans son intégrité et sa stérilité. ! Les grenouilles le couvent encore. Le ministère leur dit -c’est fort -: « Continuez vos démocratiques efforts. » Mais c’est désormais sans conviction Que les grenouilles reprennent la même position. Et l’on entend assez souvent Parmi les grenouilles de ce comté Des coassements indignés. C’est rapport aux parents De cet oeuf Pourtant Mirobolant. ! Toi, si tu veux du merveilleux, Sacrebleu! Il faut couver tes propres oeufs. ! ! ! 28" ! 6. ET TON SEXE, COMMENT VA ? ! À son dernier congrès, l’AQPF a voté cinq résolutions pour promouvoir L’écriture au féminin; aucune en faveur de l’écriture au masculin; aucune en faveur de l’écriture unisexe ou de l’écriture transsexuée. C’est inquiétant. ! Plusieurs femmes au Québec se classent parmi nos meilleurs écrivains; qu’on se préoccupe de leur donner dans l’enseignement leur part équitable, rien de plus normal. Mais faire un tel tapage autour de L’écriture au féminin, c’est de l’hystérie sexiste. À croire que la pensée et la littérature doivent porter avant tout et partout la marque du sexe! En lisant Shakespeare ou Marguerite Yourcenar, devrons-nous « désormais » faire grand cas du sexe de l’auteur pour ne pas nous tromper lourdement sur la valeur de son message? Un auteur, qu’il soit masculin ou féminin, peutil créer des personnages féminins ou masculins aussi vrais et émouvants les uns que les autres? Toute l’histoire de la littérature crie cette évidence; pour l’excellente et unique raison qu’un être humain normal est sensible à toute l’humanité. C’est pourquoi, par exemple, il n’a pas besoin d’être mort lui-même pour parler intelligemment de la mort: Shakespeare a préféré le faire de son vivant. Pour crier le contraire, il faut avoir une conception étriquée de l’humanité; qu’on le crie au masculin ou qu’on le crie au féminin. ! ! ! 29" ! Et j’imagine que si on veut promouvoir l’écriture au féminin, c’est avec l’objectif de promouvoir aussi toutes les activités de l’esprit créant au féminin: bientôt, il faudra promouvoir l’algèbre au féminin, les temps et les modes au féminin, la musique, la chimie, la sculpture, la physique, l’agriculture et la philosophie au féminin. Et à l’avenir, lors des discussions sur le programme cadre de français, sur la pollution, sur le cancer, sur le PNB, il faudra examiner soigneusement si les arguments avancés pour ou contre sont au féminin ou au masculin. Au moment des votes, il faudra les départager en votes masculins et en votes féminines, puis pondérer les uns et les autres par un coefficient sexué. Loin de moi l’idée de vouloir ironiser ou prophétiser: j’essaie tout simplement de prévoir raisonnablement l’avenir. ! Une autre extravagance bien en vogue et en vague, c’est la manie de vouloir rebâtir toute la grammaire et le dictionnaire pour les féminiser. Les Anglais doivent commencer à se sentir fort arriérés, eux qui, jusqu’à ce jour, se permettent de dire et d’écrire: The man, the woman and the cat. De vrais imbéciles, ces Anglais, qui n’ont jamais réussi à faire la distinction entre un homme, un chat et une femme! Ici, au Québec, nous sommes à l’avant-garde de la francophonie, comme nous l’ont appris Léandre Bergeron et Moïse II. En conséquence, il n’est plus un texte syndical, patronal ou gouvernemental qui oserait dire tout bonnement: ! ! 30" ! « Les enseignants sont convoqués à une réunion le 12 septembre. »; il faut dire, sous peine de provoquer de sourdes huées: « Les enseignant(e)s sont convoqué(e)s... » Bientôt, on aura des scrupules à écrire: « Les hommes ont cru pendant longtemps que le soleil était plus petit que la terre »; il faudra écrire: « Les hommes (et les femmes) ont cru(es) pendant longtemps que le (la) soleil était plus petit(e) que la (le) terre. Car si on veut se mettre sérieusement à ce boulot féministe, il faudra prendre un par un tous les mots de la langue française, et décider, après consultation des linguistes, économistes, astrologues et psychiatres, si tel mot a bien raison d’avoir fait une carrière au masculin. Faudra être sérieux(se) si on décide d’être scientifique et sexué(e) de cette façon ridicule. C’est tout le cosmos, tous les animaux, tous les (las) poissons, toutes les plantes, tout, absolument tout (ou toute) qui devra être soumis(e) à un sérieux examen du (de la ) sexe. Il y a de beaux cas de conscience en perspective: pourquoi, par exemple, l’énorme baleine, mâle ou femelle, estelle toujours au féminin, alors que son petit baleineau, mâle, ou femelle, est du masculin? C’est pas juste! Il faudra aussi créer des modes sexués et des temps sexués, pour que la langue devienne un outil plus souple au service de la pensée sexuée. J’attends donc avec une certaine impatience qu’on nous offre une liste acceptable de modes au féminin et de temps au féminin. ! ! ! 31" ! L’autre solution, ce serait d’abandonner les modes et les temps connus pour en créer d’autres, au-dessus de toute allégeance sexuelle; car pour quelqu’un (ou quelqu’une) à cheval sur le (la) sexe, il est évident que l’infinitif est un mode trop masculin, et l’imparfait de l’indicatif, une double provocation gratuite faite aux femmes. Les sexistes enflammées devraient donc avoir le courage de leurs convictions et se fixer des objectifs moins timides que celui de créer un cours d’Écriture au féminin portant sur les oeuvres contemporaines ou du passé; c’est surtout le (la) future(e) qu’il faut conquérir. Si on n’a pas le courage d’entreprendre toutes ces réformes insensées, qu’on laisse la langue en paix et qu’on fasse ses exercices sexuels en dehors de la grammaire et du dictionnaire! Les deux sexes n’y perdront rien; et le bon sens y gagnera beaucoup. ! ! Complément d’information Les féministes à poil raide qui veulent féminiser toute la langue, y compris les modes et les temps, sont en train de noyer définitivement bien des esprits déjà submergés entre deux eaux. Je trouve cette perle antisexiste sur la copie d’un de mes étudiants mâles du cégep: « Je peut(sic) vous donner un exemple: une personne qui entreprend un métier, il faut ou ! ! 32" ! elle faut (resic) qu’il ou qu’elle sache à avoir (reresic) quelques problèmes de temps en temps et Saint-Exupéry espère que la personne pourra passer à travers. » Disons d’abord que Saint-Exupéry n’a jamais pensé ça. C’est l’étudiant qui dit que Saint-Exupéry a pensé ça, passer à travers. De plus, si Saint-Exupéry avait eu, comme moi, à piloter cet étudiant, il (ou elle) aurait fallu qu’il (elle) se pose des questions, et il n’est pas du tout sûr qu’il aurait pensé « que cette personne aurait pu passer à travers ». ! Voilà donc un étudiant qui en a long à faire pour « passer à travers » les eaux de l’incohérence et remonter en surface. Ce il faut ou elle faut, à lui seul, atteint les bas-fonds de l’inconscience, précisément parce que la conscience de ce barbu est embarbouillée, traumatisée par la possibilité de tomber dans l’antiféminisme; alors, il prend le maximum de précautions oratoires et, comme tout scrupuleux désaxé, s’enfarge dans sa barbe et donne tête première dans les gouffres de l’absurde. Bientôt, il n’osera plus dire: « il y a , il pleut, il neige, il vente fort, il fait beau. » Il se sentira obligé de dire: « il ou elle y a, il ou elle pleut, il ou elle neige, il ou elle fait beau (belle), il ou elle vente fort(forte).» Et quand il (ou elle) aura à parler de plusieurs personnes, il (ou elle) dira: « Ils ou elles y ont, ils ou elles pleuvent, ils ou elles font beaux (belles), ils ou elles neigent, ils ou ellent ventent forts(fortes). » ! ! 33" ! Alors, on aura peut-être extirpé le sexisme jusqu’à la racine, mais on aura du même coup extirpé la raison. Déjà, je vous le disais, à lire certains textes des syndicats ou de l’administration, je constate que, sous prétexte d’enterrer le sexisme, on plante la raison les racines en l’air. Un bon jardinier comme moi en a des frissons d’horreur, jusque dans ses racines. Il (ou elle) ne faudrait pas que ça (ce) continue trop longtemps; sinon, vous verrez des racines sortir par les oreilles de bien du monde. Car lorsqu’on trouve de ces racines sur les copies, c’est parce que les racines sont déjà enracinées dans le cerveau, en train de le digérer. Et ce n’est pas trois cours de français par semaine au cégep qui suffiront à enrayer cette prolifération des racines dans les esprits en compote (ou en compost?). Je crois que Saint-Exupéry et son Petit Prince seraient d’accord avec moi, du moins sur ce point. ! ! ! 34" ! 7. DES ÉMISSIONS SANS DESSUS DESSOUS ou SANS RIME, NI BOUSSOLE, NI BON SENS ! « L’autre télévision », « la télévision des autres » et celle qui n’est ni l’une ni l’autre, sans compter la radio des uns et des autres, ont toutes en commun la volonté ou la prétention de bien informer la population et, de temps en temps, d’offrir « au monde ordinaire » l’occasion de s’exprimer librement sur des questions d’un intérêt vital pour « le mieux-être » de la tribu. Le droit de parole, c’est sacré! Et elles ont toutes en commun le même vice: réduire la parole au rôle dérisoire de placotage superficiel, centrifuge, incohérent, nul. On donne la parole, on prend la parole, on perd la parole, on libère la parole, on lâche la parole, on coupe la parole; et quand l’émission est terminée (car « c’est malheureusement tout le temps dont nous disposons » pour ne pas couper la parole aux messages publicitaires impatients d’intervenir, avant, pendant et après), il reste dans l’air plus ou moins de boucane, selon les poumons des participants. ! Dans la tête des auditeurs ou spectateurs, il reste surtout de la boucane brassée, des résidus bigarrés, bizarres, un bricà-brac d’idées hétéroclites, centrifuges, tournant au gris et retombant vitement en poussière. Du fast food intellectuel pour placoteux avertis mais libérés de penser! On a « garroché » beaucoup d’idées à droite, à gauche, en haut, en ! ! 35" ! bas; l’auditeur ou le spectateur, on l’espère, a dû s’enrichir de toute cette logorrhée fumeuse, en dégager une puissante synthèse en vue d’un « mieux-être » et d’un action plus éclairée et dynamique. On a fait « avancer la question »? On l’a « creusée »? Oui et non. Si la question a avancé, c’est vers une plus grande confusion; si on l’a creusée, c’est pour la rendre plus creuse. ! Dieu existe-t-il? Chacun des « intervenants » ou des « compétences » invités a deux minutes pour présenter son point de vue ou « son vécu » sur la chose. Après quoi, que le spectateur fasse la synthèse, « car c’est malheureusement tout le temps dont nous disposons ». Quelle est la situation de la langue écrite chez nos étudiants? « Pour en débattre pendant la prochaine demiheure, nous avons invité sept panélistes et une quarantaine d’autres personnes de soutien, qui, au cours du débat, pourront intervenir et vous faire part de leur vécu. » Et que la foire commence! Et que ça saute! Comme à notre Assemblée nationale et à leur Chambre des communes. ! II serait miraculeux qu’il sorte de cette pagaille une réflexion quelque peu utile. Si le débat, par hasard, commence à s’élever un peu au-dessus de cette mare à grenouilles, il se trouvera fatalement quelqu’un pour replonger tout le monde dans le marécage en nous parlant de sa soeur. Et quand ce ! ! 36" ! n’est pas la soeur qui apparaît dans le décor, ce sera la cousine, la belle-mère, n’importe qui, n’importe quoi. L’important, c’est que le débat « avance » vite... vers la fin. On passe du coq à l’âne, en passant par la Baie James. Personne n’a le temps de présenter sa pensée avec quelque chance qu’elle soit comprise et retenue. D’ailleurs, ces pensées, même si elles étaient sublimes, s’annulent mutuellement, au même rythme que les annonces publicitaires qui, à la vitesse des moyens de télécommunication modernes, les annoncent, accompagnent et les « finissent ». Et quand c’est « fini », quel est le résultat final? Une espèce de recueil de proverbes discontinus, disparates, centrifuges, proverbialement inutiles et stériles comme tout bon recueil de proverbes. Comme ces « pensées du jour » que nous servent comme apéritifs, à la pointe du jour, les annonceurs fringants et hilarants de la radio et de la télévision, pour que vous, et que moi peut-être, ayons de bonnes chances de passer une bonne journée. ! Est-il sûr que le public réclame ce genre de débats aussi creux que démocratiques? Ne préférerait-il pas écouter trois ou quatre personnes parler intelligemment d’un sujet pendant une heure, chacune d’elles ayant le temps de présenter sa pensée, suffisamment, du moins, pour qu’elle ait quelque chance de devenir utile aux autres? ! ! 37" ! « Oui, mais... la cote d’écoute baisserait! » Sûrement. Mais les téléromans, Flex-O-Flex, les pantalons Moore, le poulet frit à la Kentucky, Molson et les émissions sportives sont là pour satisfaire la grosse clientèle qui préfère écouter pour le simple plaisir relaxant de ne pas comprendre. « Ils ont bien le droit de se détendre! » -Ça, c’est certain. Et il est non moins certain que dans le vide, un esprit fatigué a tout l’espace souhaité pour se détendre. ! Et savez-vous que ces émissions inutiles coûtent la peau de vos fesses? Si on voulait vraiment encourager les gens à penser et à libérer ensuite une pensée réfléchie, au lieu de les encourager à libérer des paroles creuses comme des potins et des commérages, on leur offrirait des émissions peu coûteuses où ils pourraient faire la preuve qu’ils ont suffisamment maîtrisé leur pensée pour la libérer autrement que sous forme d’interjections centrifuges. ! La maladie dont je parle ici est devenue le lot commun de tout ce qu’on appelle, fort abusivement, « les moyens de communication ». On nous communique de tout, en quantité effrayante, pour nous dispenser de penser. Voyez: on envoie par avion un journaliste de Sept-Îles à Schefferville; il y travaillera deux jours, douze heures par jour, avec toute une équipe technique; il accumulera des douzaines de photographies aériennes ou à ras de sol, en plus des dizaines ! ! 38" ! de témoignages « saisis sur le vif » auprès de personnes « connaissant bien ce milieu nordique ». Et le résultat de son expédition héroïque? Un reportage télévisé d’environ cinq minutes, entrecoupé par les résultats de la ligue pee-wee, la météo et la dernière connerie de Michel Pagé. Si les gens du XXXe siècle sont un peu plus intelligents que nous, ils se demanderont, en analysant nos « moyens de communication », quels débiles nous étions donc pour nous complaire dans ces luxueuses et prétentieuses informations en pilules creuses. ! À tous les quinze ans, on nous prédit à grand fracas qu’avec l’invention de telle patente -aujourd’hui, c’est l’informatique -l’humanité va changer d’espèce, bouleverser radicalement sa façon de penser, d’aimer, de s’éduquer, de se divertir, voire même de pisser. Comme notre Moïse II bien québécois dans l’vent, et un peu en avance sur les Témoins de Jéhovah, prédisait la fin du monde pour le 20 février 1981. Puis, avec un tout petit peu de réflexion, tu constates que t’asseoir dans ta chambre, prendre le temps de réfléchir et de penser avec ta tête, c’est encore et toujours la meilleure façon d’être à l’avant-garde de l’humanité dans sa marche laborieuse vers la conquête du bons sens, toujours sauvagement agressé par quelque folie bien en vogue. Et divague la galère! Suite, à la prochaine émission ... ! ! 39" ! ! ! ! ! 8 . EN PARLANT DE SQUELETTE C’est maintenant attesté par l’Histoire: feu Mackenzie King, pendant un bonne partie de sa vie, a joué au fantôme de sa mère (ou avec sa mère). C’est aussi connu que M. Trudeau aime jouer au bilboquet: il en a un en permanence sur son bureau de travail. Et, pour se distraire de ses voyages intercontinentaux, il s’amuse à faire sauter le petit trou de la petite boule du Québec exactement sur le saint phallus du fédéralisme Est-Wouest: One contry, one nation. Son collègue Marc Lalonde, lui, aime jouer au squelette, ou du squelette. Et comment donc? Le 18 février, il déclarait à la radio que lors des prochaines élections au Québec, on devrait parler de choses sérieuses et non d’autonomie, de souveraineté. Cette question est réglée, dit-il. Le Parti Québécois ne devrait pas déterrer ce squelette. Si toutefois, on le déterrait, lui, personnellement, il était prêt à jouer au squelette, et ses collègues aussi. J’ai déjà entendu un fédéraliste provincial de ma région dire que M. Bourassa était un homme avec lequel il serait toujours fier de travailler pour. Un autre proclamait fièrement, lui, qu’il était fier de travailler à l’érection du fédéralisme. ! ! 40" ! Mais voilà qu’un homme relativement enjoué comme M. Lalonde parle de jouer au squelette. Je comprendrais mieux si cette initiative venait de M. Serge Joyal ou de M. Pierre de Bané: eux nous parlent habituellement avec la mort dans l’âme et des sanglots longs d’accordéon de novembre dans la voix, de toutes les injustices dont les Canadiens français ont été les innocentes victimes tout au long de ton interminable histoire est une épopée de survie. Ils se désolent peut-être, mais attendez un peu: on va les nommer sénateurs, et vous ne les entendrez plus jamais pleurer: vous les entendrez chanter la gloire du beau grand Canada anglais, indivisible et saint. ! N’empêche que j’arrive tout de même à comprendre les propos de cimetière du jovial ministre des Finances. Lui et ses collègues, il y a belle lurette qu’ils ont remisé au cimetière leurs squelettes de Québécois. Ils s’en sont donné un autre, plus beau, plus solide, plus structuré, plus large: From coast to coast: de côtes à côtes. M. Trudeau, lui, travaille depuis son adolescence à se donner un squelette internationaliste, planétaire: Urbi et orbi: d’Ottawa à l’ONU. Il est donc tout naturel, tout logique, que tous ceux-là trouvent que leur squelette québécois sent la boule à mites, et qu’ils préfèrent qu’on n’en parle plus. En parler, c’est, à leurs yeux, tomber dans le romantisme macabre, comme celui d’Hamlet philosophant et jonglant avec un crâne de clown. Ils ! ! 41" ! appellent ça « du nationalisme démodé du XIXe siècle ». Le seul nationalisme de bon ton et de bon goût, c’est le Canadian Nationalism. ! Si les prochaines élections au Québec portent sur la souveraineté, attendons-nous à voir une imposante procession de squelettes, aussi spectaculaire que lors du référendum. Ils vont nous arriver de tous les coins de l’horizon panpancanadian, pour convaincre les Québécois de ne pas déterrer le squelette de leur souveraineté, mais de se contenter comme tout le monde au Canada du bon vieux squelette de Lord Durham. Ainsi, M. Lalonde pourra nous dire: Voyez-moi; voyez M. Chrétien; voyez le Très honorable M. Trudeau: nous avons tous enterré notre maigre petit squelette de Québécois. En sommes-nous morts pour autant? Loin de là! Quand on veut, on peut. Et « un tiens vaut mieux que deux tu l’auras ». Faites donc comme nous: donnez-vous un squelette enregistré Canada Bill. Après ça, vous pourrez marcher comme du monde normal et vous rendre aussi loin dans la vie, sur la planète et dans le monde, que M. Trudeau lui-même. L’avenir est aux squelettes audacieux! » ! Lors du référendum, les fédéralistes avaient un beau slogan: J’y suis; j’y reste. C’était déjà suffisamment macabre ! ! 42" ! pour évoquer le cimetière. Et tout ce beau monde a mis la main à la pelle pour nous enterrer. Et ils nous croient définitivement enterrés: Finies, les folies! », proclame Trudeau. Je ne suis pas membre d’un parti fédéralisant; en conséquence, je n’ai pas beaucoup de poids dans le choix du slogan qui servira de drapeau fédéraliste lors des prochaines élections au Québec. Mais à titre de simple citoyen honnête et éclairé, je peux tout de même faire une suggestion. Je la fais à M. Lalonde, qui, lui, pourra l’acheminer aux « instances décisionnelles ». Le slogan serait simple, percutant comme un squelette, puisqu’il se formulerait ainsi: Mort aux squelettes! » ou « Vive nos squelettes! » ou « Pourquoi des squelettes? » ou « On est six millions de squelettes: faut s’parler! » ou « Vous êtes pas tannés d’avoir un squelette, bande de caves? » ou « Tous pour un squelette; un squelette pour tous! » ou « D’un squelette à l’autre! » ou « Donnez-vous un squelette digne de votre personnalité! » Et si on n’est pas content de mes squelettes, qu’on en trouve un autre, en allant faire une visite au cimetière de son choix. Mais c’est là un symbole si riche de signification qu’il retiendra, j’ose l’espérer, toute l’attention des publicistes fédéralistes. Un squelette vaut bien un fantôme pour faire peur au monde. À moins qu’on ne lui préfère la formule ! ! 43" ! lapidaire, non moins macabre, bilingue en plus, de Gilles Leclerc: Je meurs content: I Die Cash. ! ! ! 44" ! 9 . LA TYRANNIE DES SONDAGES ! Si on jouait aux sondages pour s’amuser, comme on joue au ping-pong, à la marelle, aux marles et aux pommes, il n’y aurait rien à redire. De même, je verrais d’un oeil sympathique que chaque automne on sonde les Québécois pour savoir quelle sera, fin janvier, l’épaisseur de la glace sur nos lacs, ou s’il y a du sexisme chez les corneilles, ou si l’usage de la barouette, avec ou sans pelle, favorise l’équilibre mental. Ces sondages à saveur Rhinocéros de Jacques Ferron pourraient avoir des vertus curatives, pour ne pas dire laxatives. Cette entreprise de déconstipation mentale n’est-elle pas aussi utile et urgente que l’entreprise de dépolluer tout ce qui en a bien besoin? ! Mais s’il y a peu de chances que le mariage par ordinateur exerce des ravages ailleurs que parmi les désoeuvrés désaxés, déjà irrécupérables pour le mariage ou la simple bicyclette, les sondages, eux, par leur matraquage psychologique et le prestige scientifique dont ils s’auréolent, risquent d’exercer de sérieux ravages avant que l’organisme social ne les vomisse. ! Certes, il n’est pas sûr que l’organisme social vomisse cette savante bouillie, car on la présente comme une information désintéressée, impartiale, aussi nécessaire à l’hygiène mentale que la bonne propagande dans les dictatures de gauche ou de droite. La publicité commerciale à la radio et ! ! 45" ! à la télévision a pu se hisser au sommet de la vulgarité, de l’infantilisme et de la fourberie sans que la conscience publique sente le besoin de réagir. Radio-Canada peut impunément interrompre 25 fois un film épique ou la Passion du Christ pour nous servir de la limonade publicitaire sur les souliers de jogging, les lessiveuses à l’eau froide et le shampoing à grande vertu sexuelle. Et le public continue à trouver normal d’ingurgiter cette limonade épicée d’épique ou de sentimentalisme religieux. Radio-Canada ou TVA pourraient doubler leur dose de vulgarité ou d’infantilisme publicitaire, sans provoquer de soulèvement populaire. De même, les sONdages d’opiniON pourront probablement faire leur grand bonhomme de chemin sans que la conscience publique ne se soulève et vomisse. ! Aujourd’hui, c’est à l’occasion des élections surtout que les sondages tripotent les consciences; demain, pourquoi ne soumettrait-on pas aux sondages l’existence de Dieu, avec de subtiles analyses de spécialistes universitaires invités à soupeser le pour et le contre en cinq minutes, et nous expliquer la psychologie des indécis? Sous le prétexte vertueux d’informer le bon peuple, les sondages ont pour effet le plus direct de le transformer en mouton. C’est un appel déguisé à voter du bon côté, pour être « normal », conforme au portrait robot du Monsieur-Tout-le-Monde photographié par les sondeurs. ! ! 46" ! En démocratie, chaque citoyen doit être laissé le plus libre possible d’exprimer par un vote son opinion personnelle sur les hommes politiques et sur leurs politiques. Procédé déjà discutable, puisqu’il s’appuie sur la conviction naïve que la majorité a nécessairement raison; quand on sait si bien que les minorités ont aussi souvent raison que les majorités! Pourtant, tout compte fait, le vote libre, majoritaire et démocratique, s’il reste un verdict plutôt bête, permet d’éviter de plus grands maux: la pagaille anarchiste institutionnalisée ou la dictature. ! Mais si la règle de la majorité est un mal nécessaire, il n’est pas du tout nécessaire que les sondages viennent augmenter les chances d’un vote majoritairement imbécile ou injuste. Avant de voter, je ne tiens absolument pas à ce qu’un sONdage d’opiniON vienne me dire si je suis majoritaire ou minoritaire. Si on me dit que ce n’est pas pour influencer mon vote qu’on me plaque sous les yeux les prophéties et le thermomètre du sondage, je me demande bien pourquoi. On me dira que c’est pour m’éclairer. En quoi? En quoi cela peut-il m’éclairer, m’aider à former mon jugement, si on me dit que la majorité pense ceci ou cela? C’est mon opinion qu’on veut savoir par mon vote; ce n’est pas l’opinion des autres. Cette opiniON de Monsieur-Tout-le-Monde, on la connaîtra après le vote. Mais l’insistance à mettre sous le nez du citoyen l’opinion probable du Monsieur-Tout-le-Monde est ! ! 47" ! une pression grossière pour l’inviter à faire comme tout le monde, à voter comme ON votera. ! Si on veut garder les sondages, qu’on généralise leur utilisation: qu’on supprime le vote et que les députés soient élus par sondage; que les lois soient élaborées par sondage et approuvées par sondage; que les infractions aux lois soient punies par sondage et que la pêche au hareng ou la culture des carottes se fasse par sONdage. Mais si on garde le vote, la pratique des sondages devient aussi déloyale et abrutissante que l’achat des votes, le monopole de l’information ou des prix. Je sais bien que, de toute manière, l’information et les prix sont toujours manipulés et monopolisés. Au moins ne pousse-t-on pas le cynisme jusqu’à soutenir que le monopole des prix et de l’information est une formule hautement démocratique destinée à éclairer le bon peuple. Le sondage, lui, viole chacun des individus, en prétendant rendre service à toute la société. Si on laisse ces sacrés sondages intervenir avec brutalité dans le vote, ce vote, qui est déjà d’une valeur suspecte, deviendra tout simplement un geste bouffon destiné à vérifier si les sondages s’étaient trompés de 1% ou de 1,7%. ! Le vote est déjà une opération assez louche, permettant à tout un chacun de poser sa petite croix en catimini dans ! ! 48" ! l’isoloir, puis de filer en douce ou à l’anglaise: pas vu, pas pris! Ce citoyen à la croix anonyme a-t-il voté bleu, alors qu’en public il gueulait avec tout le monde en faveur des Rouges en tête dans les sondages? Mystère. Ce brave aura-t-il honte, si, tout à l’heure, il apprend qu’il a perdu? Et s’il a gagné, se prendra-t-il pour un héros? On voit tout ce que le fait de voter peut comporter de bassesse et de couardise. Si, en plus, on injecte à tous les couillONs ce sérum des sondages, les saintes démocraties tomberont aussi bas que les sacrées dictatures, où le sérum est distillé par le Parti unique, omniprésent et omnipotent. Dans les démocraties dites populaires du bloc communiste, les agences de sondages peuvent prédire à coup sûr que tel candidat obtiendra environ 98,7% des voix (avec une marge d’erreur possible de 0.6%), car il est le seul en liste et tout le monde doit voter sous peine d’être inscrit sur la liste noire du Parti qui mène tout droit au goulag ou à l’hôpital psychiatrique. Dans nos démocraties, le vote reste encore un truc permettant d’éviter le pire; mais joignez-y le matraquage des sondages, et vous vous acheminez vers ces paradis que nous ont prophétisés Huxley, Orwell et Kafka: une société d’insectes anesthésiés et téléguidés. Un grand ON aONyme, partout présent, pour écraser sous sa masse visqueuse les velléités « réactionnaires »; une chaîne de montage sur laquelle on fait monter l’individu pour qu’au bout de la chaîne il soit ! ! 49" ! conforme le plus possible au modèle stéréotypé inventé par le Parti, la publicité, les mass médias et... les sondages. ! Il faudrait d’abord faire la preuve que les sondeurs et leurs sondages ne sont pas aussi partisans que les éditoriaux de La Presse, grand organe d’information impartiale, elle itou. Mais là n’est pas la question. Même s’ils étaient impartiaux, même s’ils donnaient exactement la température du patient social, ces sondages resteraient un procédé de matraquage psychologique présenté comme un honnête outil d’information. ! J’ai peu de chance, c’est-à-dire aucune, de stopper la marche de cette savante machine à abrutir: elle fera son chemin, imperturbable comme un robot scientifiquement précis et froid, écrasant les cervelles pour en extraire les chiffres qui alimenteront les journaux, la radio et la télévision. Si au moins on obligeait les agences de sondage à publier, en même temps que leurs chiffres, le nom et l’adresse des citoyens qui se sont prêtés à cet obscène tripotage de cervelle. « Non: la confidentialité, c’est sacré. » Ce qui ne donne pas le droit de s’en servir pour concocter un magma anONyme qu’on plaque de semaine en semaine sur la figure des gens. ! Viendra-t-il avant cent ans, le jour où tous refuseront de répondre aux sondages, pour respecter leur dignité et celle des ! ! 50" ! autres? Il a fallu combien de siècles pour que la traite des Noirs apparaisse pour ce qu’elle était: une monstruosité? ! ! ! 51" ! 10. POURQUOI L’ART? ! Un citoyen modèle, « consommateur averti », n’est pas en peine d’occuper ses loisirs: la motoneige, la bière, le gin ou le champagne, la télévision, les spectacles de lutte (le Sumo pour les plus exigeants) ou de topless, voilà quelques-unes de ces activités qui détendent l’esprit et préparent le citoyen modèle à donner le meilleur de lui-même dans ses activités sérieuses de production rentable. ! De plus, beaucoup d’organismes privés ou publics, à but surtout lucratif, s’ingénient à dire au citoyen modèle comment manger, comment dépenser utilement son temps et son argent, comment marcher comme du monde en évitant les échelles et les poteaux, comment penser comme tout le monde: Qui pense kétaine pense K-Tel; Oui pense OVNI pense Trudeau; Qui pense jeune pense Pepsi Uno ou Diet. » Et puis, étaler un peu de couleur ou de fusain sur une feuille de papier apparaît une occupation bien futile au moment où l’homme québécois peut aller se faire « griller » les fesses, la conscience et le nombril, à Miami et bientôt sur Vénus. ! D’autres citoyens honnêtes pensent dans leur for intérieur que barbouiller du papier est un geste hautement égoïste à l’heure où il y a tellement d’inflation et tellement de chômage. Et puis, quand des millions de gens souffrent de la faim, il est ! ! 52" ! franchement immoral de perdre son temps à faire chanter un coq bleu avec un triangle orangé. Pourtant, jouer avec les mots, les sons ou les couleurs, créer à sa fantaisie un monde imaginaire, c’est un des moyens parmi les plus efficaces d’aider l’homme à sauver son âme, à échapper à l’engrenage et aux petits moules qui visent à produire des citoyens en série comme des petits pois verts, des oeufs de grenouilles ou des boutons de culottes. Être réduit à penser comme un bouton à quatre trous, voilà une jolie catastrophe dans l’ordre de l’écologie mentale. ! Les prix: Après que l’artiste a payé son matériel, il touchera, s’il vend quelques-unes de ses oeuvres, un salaire en-dessous du salaire minimum. C’est comme ça depuis le début du monde pour la plupart des artistes. Il en est autrement pour les Michel Girouard et les Merveille Mathieu. On paie 26,000$ pour une voiture destinée à la ferraille dans quelques années, et on hésite à payer 150$ pour une aquarelle. Il est vrai que certaines aquarelles ou peinture à l’huile pompeuses ne valent pas dix cents de gomme à mâcher. Mais comment le savoir? ! Le goût: Pour le savoir, il faut du goût, cette chose aussi difficile à définir et à conquérir que le bon sens. Quand on l’a, on en ! ! 53" ! doute; quand on ne l’a pas, on ne doute de rien, surtout pas de son jugement. A-t-on jamais vu personne avouer qu’il manque de jugement, de bon sens? Bien au contraire, tout le monde est sûr d’avoir du bon sens, comme tout le monde est sûr d’avoir une tête. De même, tout le monde prétend avoir du goût artistique, surtout ceux qui en ont le moins. Ils se croient autorisés, en vertu d’un goût infaillible, reçu en cadeau de naissance, à juger en trente secondes une oeuvre qui peut être le fruit de milliers d’heures de recherche de la part d’un artiste. L’ignorance, la paresse, les préjugés crasses érigés en tribunal suprême du bon goût! Il n’est pas rare de voir un journaliste, spécialisé dans les cancans de basse-cour, se faire critique littéraire ou artistique et valser sur des toiles d’araignées avec l’élégance d’un hippopotame. C’est mauvais pour les toiles, et aussi, quand on y pense, pour les hippopotames. ! Écoles Faut-il, en art, être d’avant-garde? dans l’vent? dans « le sens de l’histoire »? Faut-il être « engagé »? Autant de balivernes! Que l’artiste suive sa voie, la seule qui le mènera quelque part, s’il a du talent. À moins d’être imperméable comme un bloc de béton, il créera des oeuvres dans l’esprit de son temps, plutôt que dans ! ! 54" ! l’esprit des pharaons. Et pour peu qu’il ait de sève, son arbre poussera vers le haut, plutôt que vers le bas; vers le futur, plutôt que vers les pharaons. Autant il est souhaitable que l’artiste, comme tout homme, essaie de s’ouvrir à toutes les manifestations de la vie et de l’art, de la Préhistoire à nos jours, autant il doit cultiver jalousement son propre jardin, explorer sa propre nuit et inventer sa propre aurore. Mais il lui faut habituellement un très long temps pour devenir lui-même, pour échapper aux clichés dominants et sortir des moules où ON l’a coulé dès l’enfance et que, par paresse, il se fait un devoir de préserver jalousement. Et à toutes les époques, la majorité a préféré les moules stéréotypés, les a vénérés, et cherché par tous les moyens à les imposer. ! Il semble donc, et c’est même une évidence, que devenir soi-même soit l’entreprise la plus difficile dont un être humain puisse rêver. C’est pourquoi la plupart ne s’aventurent pas sur ce terrain dangereux: ils préfèrent suivre le troupeau, n’avoir pas de démêlés avec cette chose encombrante que serait leur propre personnalité. À la queue leu leu, ils descendent la pente commune et pour rien au monde ils ne lâcheraient la queue du ON anonyme et majoritaire. Gide, lui, donnait ce conseil effrayant: « Il faut suivre sa pente; à condition qu’elle monte. » ! ! 55" ! (Pour l’ouverture d’une exposition d’art à Sept-Îles) ! ! ! 56" ! 11 . PETITE CHANSON DIGESTIVE ! (Sur l’air de Il était un petit navire) ! 1. Il était un bien triste sire (bis) Qui s’appelait-laid-laid Ryan-riant Mais qui riait tout en gris, en grimaçant... hi-an! hi-an! ! 2. Il disait NON aux francophones Mais disait OUI aux autresphones: « Allo! Allo! Fortas, m’entendez-vous? Allo! Chiachia, je suis vot’garde-fous. -Thank you! Thank you! » ! 3. Aux Îles de la Madeleine Il alla pêcher la baleine: « Si vous dit’ OUI, vos îles sont finies; C’est Popov de Russie qui me l’a dit... que si, que si! » ! 4. Il écrivit un livre beige Moins québécois que la Norvège: « Mes chers amis, mon NON est québécois, C’est formidabl’ de dir’ n’importe quoi: Davis me croit! » ! 5. Il apparut comm’ un prophète Aux belles âmes bien simplettes: ! ! 57" ! « C’est un Caouett’ tout dret comm’ un piquett’, C’est un Caouett’ tout craché net, fret, sec... tout sec, tout fret! » ! 6. Il faisait danser les Yvettes avec son index de squelette: « Et puis à gauch’ tournez vot’ beau fessier, Et puis à droit’ venez tout’ m’embrasser.. tas d’exaltées! » ! 7. Il avait deux nombrils de cire Qu’il étirait comm’ de la tire: « L’un d’mes nombrils s’étir’ vers Halifax, L’autre s’étir’, s’étir’ vers Vancouver... un vrai calvaire! » ! 8. Si cette chanson vous amuse (bis) Vous pouvez la-la-la recommencer Jusqu’à ce que Ryan soit enterré. .. avec Noé, avec Noé, avec Noé... ! (Impartialement autre comme Ryan) ! ! ! 58" ! 12. LES BELLES VOIX DES CHANTEURS FÉDÉRALISTES DE RADIOCANADA ! Le Petit Prince mettait au nombre des choses les plus importantes, et, en conséquence, les plus négligées par les grandes personnes, le ton de la voix. Le ton, qui ne trompe pas. Le ton, qui révèle si la cloche ou le parleur est de bois mou et vermoulu, de sirop, de tôle, de margarine, de jell-O, ou d’un autre matériau plus consistant; si le parleur est fêlé ou solide, plein ou creux; s’il est droit et généreux, ou fourbe et mesquin. Bref, le ton, c’est l’homme, tout comme le style, et infiniment mieux que les empreintes digitales. ! La mode exige qu’on dénature le ton, tantôt en plus, tantôt en moins. Ici, le ton orignal; là, le ton chatte. À RadioCanada, par exemple, vous avez les voix des annonceurs qui, parlant du ventre, vous prennent profondément aux tripes, comme on dit dans les colloques d’élégants. Voix indispensables dans les circonstances quelque peu solennelles: prises d’otages, visite de la reine des Boers, funérailles de Diefenbaker. Voix de grands mâles qu’on pourrait, sans leur faire injure, mobiliser en septembre pour caller l’orignal dans les Laurentides ou les marécages de la Côte-Nord. Mais l’humanité québécoise ne vit pas que d’orignal: elle vit aussi, surtout, de K-Tel, de Nice’n Easy, de Diane Tell, de Woolco et de White Swan. Il faut donc aussi des annonceurs à la voix savonneuse, bonasse, sirupeuse, aseptisée, ! ! 59" ! homogénéisée, dégoulinante de suavité insipide. Voix en décomposition, voix de morues faisandées et de fromages « qui s’abandonnent ». Voix tendrement insignifiantes et câlines, bref, ce qu’on appelle des voix de charme, faites pour chanter la pomme et le fédéralisme ou pour vendre du savon. ! Quand Ottawa engage à même nos impôts quatre millions pour vendre le NON au Québec et cinq ou six millions pour vendre le renouvellement de la Canadian Constitution selon le schéma conçu par Diefenbaker-Trudeau, quelles voix utilise-t-on pour cette job d’abrutissement? Un étourdi répondrait: Tantôt des voix de bucks exaltés, tantôt des voix de chattes en chaleur. » -Eh bien, non! Aucun buck dans le paysage; seulement des chattes, et rien que des chattes de luxe, s’il vous plaît. Ces messages fédéralistes-fédéralisants ont été conçus pour endormir les simples épanouis. Ils ont tous un rythme de berceuse parfaitement adapté à la psychologie des poupons; ils n’utilisent que les tendres couleurs bleu et rose, parlent de nuages, de p’tits oiseaux, promettent de grosses lunes gonflées de miel, laissent dans les âmes naïves d’agréables relents de sentimentalité niaiseuse. Écoutez bien la voix des mercenaires engagés pour cette campagne de ramollissement national. Ces voix ne visent pas à vous prendre au ventre, mais à vous caresser gentiment l’épiderme entre les cuisses, à vous gratouiller sensuellement les approches du nombril, à vous ! ! 60" ! énerver délicieusement derrière les oreilles avec une plume de pigeon en chaleur. Ici, ce n’est plus l’impulsion bourrue des grands bucks fiévreux, mais les cajoleries, les poses sinueuses, alanguies et mielleuses de petites chattes en mal d’amour, frôlant du dos et de leur queue électrisée les pattes des chaises ou les jambes des auditeurs séduits comme par une toune suave du p’tit Simard ou de sa p’tite soeur Nathalie. ! S’ils ne nous prenaient pas pour des moutons, les fédéralistes engageraient-ils pour nous séduire ces voix insipides et bêlantes, sans âge, sans sexe, tout juste capables de vanter les vertus de Colgate et des couches Baby Scot? Les responsables du marketing fédéralisant ont bien retenu la leçon des Yvettes. Une foule de 15,000 Québécoises se balançant au rythme de rengaines américaines et agitant le drapeau du Canada pour bien faire comprendre que leur NON au Québec est bien québécois, c’est un beau spectacle de bouillie mentale collective. C’est ce magma gélatineux que vise à féconder la publicité fédéraliste-fédéralisante que l’on voit depuis quelques semaines à la télévision panpancanadian. Duplessis abreuvait ses veaux au goudron (l’asphalte électorale des patronneux); Trudeau les gave au sirop. « Ton histoire est une épopée, car ton bras sait porter l’épée ». Allezy voir. Avec de pareilles voix! ! ! ! 61" ! La sainte société Radio-Canada vient de faire savoir au monde qu’elle a refusé certains messages publicitaires du gouvernement du Québec, « parce qu’ils prêtent à controverse » et que c’est la sainte habitude de Radio-Canada d’éliminer toute publicité controversée. Hypocrisie déguisée en non-sens et vice versa, oh Canada! Comme si Radio-Canada n’avait pas empoché des millions, avant, pendant et après le référendum, en diffusant la publicité fédéralisante, controversée pour au moins 40% des Québécois! L’impartialité de Radio-Canada fonctionne à sens unique, comme le bilinguisme canadian et la Canadian Younité. Et parce qu’Ottawa la pure ne veut pas elle non plus diffuser des messages qui prêtent à controverse, elle engage, pour faire sa propagande, des voix insipides qui ta caressent les fesses et ne prétendent en rien influencer ton cerveau. Où trouver plus grande délicatesse démocratique: respecter les consciences vides en flattant les fesses molles? Heureusement que dans ce concert de veaux de lait on continuera d’entendre, bien articulée, mâchée et crachée, la chanchon de Camil. ! ! ( Le Soleil, septembre 1980) ! ! 62" ! 13 . GENÈSE ! Moi, mon pays me cogne dans le ventre comme un enfant à naître comme un enfant à naître dont je vois confusément le visage comme un enfant qui me parle confusément avec des rumeurs de forêts, de fleuves, de nordet en dérive et de neige en tempête qui me parle avec, sur ses lèvres, un frais parfum de fougères de mai qui me parle avec, dans ses yeux, de grandes flambées d’érables rouges de septembre ! Et l’enfant à naître, le pays à naître cogne dans mon ventre avec des impatiences centenaires avec des beuglements d’orignal enfiévré d’amour avec des cataractes heurtant du front le tambour des rochers avec des grondements de nuages lourds de tonnerre avec des fureurs de grandes marées et des explosions sourdes aux racines des montagnes ! Avec, aussi, un bruissement d’ailes d’outardes enivrées et des vols ronds de perdrix sur la mousse des savanes avec un goût de pimbina et d’amandes de noisette ! ! 63" ! avec des échos bleus de claire fontaine et des rires de mélèzes mouillés ! Mon pays me cogne contre le coeur me fait monter à la tête des flots de sang des flots d’amour des bouffées de tendresse des gorgées de colère. ! Ce pays à naître qui cogne au ventre qui cogne au coeur qui cogne à la tête ! ce pays, un nom l’attend: QUÉBEC! ! (Le Nordet, octobre 1973) ! ! ! 64" ! 14. TIMBRÉS ! ! Au ministre des Postes, Ottawa. ! Monsieur le ministre, ! Depuis trois mois, je demande en vain au bureau de poste de Sept-Îles de me donner autre chose que des timbres avec le portrait de la reine des Anglais. On me répond que ce sont les seuls disponibles. ! Qui est responsable de cet état de choses? Votre ministère qui n’envoie à Sept-Îles que des timbres humiliants, ou le bureau de poste de Sept-Îles qui a décidé d’humilier ceux des citoyens de Sept-Îles qui ne veulent plus voir trôner la reine des autres sur leurs lettres et colis? Quand on met un tel acharnement à nous imposer un symbole détesté, on peut bien, nous qui payons nos taxes et nos timbres, exiger qu’on nous donne le choix entre les timbres représentant un tracteur, une outarde, et ceux représentant la reine des Anglais. Si des Canadians sont susceptibles quand on touche à « leur » reine, nous pouvons bien l’être à notre tour quand on brime notre dignité et qu’on nous impose systématiquement un symbole que nous ne pouvons plus sentir -parce qu’il pue ! ! 65" ! la soumission et le colonialisme -, ni, à plus forte raison, lécher. Qu’on nous donne la possibilité, comme hier encore, de regarder passer les admirables outardes ou de contempler des tracteurs à l’ouvrage dans notre Far Wouest, au lieu d’avoir à contempler la reine des Anglais. Est-ce trop demander? Avec l’espoir de voir bientôt revenir dans nos parages les outardes ou les tracteurs, je vous prie d’agréer, monsieur le ministre, l’expression de mes sentiments respectueux. ! ( 7 octobre 1972) ! ! ! 66" ! 1. SI LES MORTS ENSEVELISSENT LES VIVANTS... ! (Texte qu’on m’avait demandé pour un supplément littéraire du journal Dimanche CôteNord sur les « écrivains » de Sept-Îles. Le président du jury de sélection a refusé ce texte, sous prétexte que j’avais mis deux conditions à sa publication: 1o le publier intégralement; 2o le publier sans les fautes d’imprimerie familières aux journaux d’ici et d’ailleurs. Conditions des plus normales, il me semble, en pays civilisé. La vraie raison de son refus, il n’a pas eu le courage de la donner: ce texte le dérangeait et risquait de déranger un bon nombre de ses bons amis. Il a préféré se camoufler sous des prétextes éloquents de non-sens, au lieu d’exposer son visage au naturel. Il savait qu’à Sept-Îles, comme en beaucoup d’autres endroits sur la planète, la franchise tue mais que le ridicule donne de l’avancement, pourvu qu'il soit en même temps servile.) ! Je ne suis pas un écrivain (même si, à l’occasion, la police, alertée par « les citoyens respectueux de l’Ordre zé de la Loi » vient me voler des manuscrits). Parce que, jusqu’à ce jour inclusivement, j’ai toujours exercé, à plein temps, un ou deux ! ! 67" ! autres métiers, me réservant pour écrire le temps dérobé à la télévision, aux bisouneries, au barbier, aux commérages, au bridge et aux dames. Et je ne veux pas être étiqueté comme écrivain: il y a déjà beaucoup trop d’insectes spécialisés. J’essaie d’être un homme: c’est toujours ce qui manque le plus. Qu’ensuite cet homme soit écrivain, menuisier, enseignant, cuisinier, concierge, député, ministre, quelle importance? ! ! D’abord un homme Un écrivain qui n’est pas d’abord un homme, c’est un singe qui jongle avec des mots et qui échappe la vie. Espèce méprisable comme le politicien qui jongle avec des mensonges, comme la pimbêche qui néglige ses enfants pour soigner ses fourrures ou son chien de race. Écrire ne m’a jamais semblé plus important que de bien ramer quand je rame, de bien chasser quand je chasse le lièvre au fusil, d’entendre un merle quand c’est un merle, de juger que telle action ou conduite est basse quand l’action ou la conduite est girardesquement basse, et noble quand elle est noble. Autrement dit, si tu ne sais pas vivre et voir la vie, pourquoi te mêles-tu de brouiller la vie des autres avec ton encre? Il vaudrait infiniment mieux pour toi être un bon cuisinier que mauvais écrivain. Et tu es un mauvais écrivain, si tu écris de plus ou moins savantes jongleries où il n’y a pas ! ! 68" ! plus de vie que dans un chien de faïence sorti des mains d’un sculpteur mort. Par contre, un sculpteur vivant peut créer un chien de faïence ou de bois plus vivant que le chien de salon de Miss Wilby. Un écrivain vivant peut créer un chien imaginaire beaucoup plus réel, intelligent, estimable et mordant que le chien policier du Sergent Choquette. ! Cela, pour dire que les morts ne devraient pas plus écrire que chanter à la télévision. Mais les morts ont souvent une fécondité effrayante, soit comme Premier ministre (avec ses bills 63,19,15, et que d’autres!), soit comme écrivain favori de Radio-Canada. ! ! Les journalistes stérilisent-ils? Un écrivain vivant peut ressusciter des choses aussi mortes apparemment qu’une momie égyptienne embaumée il y a trois mille ans. Un écrivain mort, un journaliste mort, peuvent stériliser, étouffer, enterrer les choses les plus vivantes qu’ils touchent de leur plume morte. À Sept-Îles comme ailleurs, ils ne manquent pas, les journalistes qui ont reçu, de la nature ou d’un patron quelconque, ce don merveilleux d’aplatir et de stériliser tout ce qu’ils touchent. Je parle des journalistes, car c’est à peu près les seuls écrivains qu’on trouve ici. ! ! 69" ! Pour plaire à des patrons plats ou à une clientèle plate, ils coulent la vie dans des moules plats comme des crêpes, populaires, rentables. Avec de la vie savoureuse, ils font de l’eau de vaisselle, des fromages Kraft, du poulet frit à la Kentucky, le tout servi dans des emballages capables de charmer les commères désoeuvrées, les commis des sociétés de prêt, les organisateurs du bon parti (libéral), les admirateurs des Bergers, de Marcel Dubé, de Steve Fiset et de la Justice de la reine; capables, en somme, de tenir endormie la majorité, silencieuse ou bavarde, confortablement endormie. (L’un de ces journalistes me disait que lui, ses patrons ne l’avaient jamais empêché d’exprimer ses idées. Il ne semblait pas comprendre que son patron lui laissait écrire tout ce qu’il voulait, précisément parce qu’il n’avait pas d’idées.) ! Voilà une littérature aussi morte que celle des travaux scolaires de la majorité des étudiants. Pourquoi ces travaux sont-ils habituellement si plats? Parce qu’ils sont vides de pensée, vides de passions, vides, en somme, de vie humaine. Ces jeunes sont pourtant bien vivants, mais dès qu’ils « mettent la main à la plume », cette plume les anesthésie et ils tombent dans le coma. ! Un homme, c’est fait pour penser et aimer. Tous les métiers, normalement, devraient permettre à l’homme d’épanouir sa pensée et ses passions, son amour de la vie. ! ! 70" ! Mais, pour le plus grand nombre, le métier devient un moule banal qui peu à peu moule ceux qui s’en servent, pour finalement les transformer en belles statues de plâtre à l’image de la majorité plâtrée. Le conformisme à la mode, le triste désir de plaire, qui font gigoter les pantins vides et fades qui se pavanent sur l’écran de la télévision pour faire vendre le plus possible de vestons lucratifs et de cravates payantes, « dignes de votre personnalité ». Personnages in-signifiants, s’il en fut jamais, sans vie, sans personnalité, sans saveur, stérilisés, homogénéisés, stéréotypés, momies à la mode d’un jour. Que d’écrivains, de journalistes, d’hommes de tous métiers, à l’image de ces singes moyens dont une civilisation a besoin pour vivre collectivement sa petite vie médiocre et se soustraire aux dangers d’une vie brûlante! ! ! Attiser le coeur et la pensée Un écrivain, un homme vivant, est là pour attiser le feu de la pensée et du coeur, pour les empêcher de s’éteindre sous les monceaux de cendre de l’in-signifiance majoritaire; pour faire flamber le bois humide qui voudrait brûler à petit feu tranquille en dégageant plus de boucane que de chaleur et de lumière. Un vivant comme Vigneault touche de son doigt de feu les bouleaux, les bateaux, les sarcelles; et tout cela flambe dans ! ! 71" ! une belle danse de feu. Tu as l’impression de n’avoir jamais regardé ces choses, ces hommes, ces animaux dont il te parle; de ne les avoir jamais suffisamment aimés; d’avoir vécu à côté d’eux dans un état d’indifférence creuse, banale, criminelle; d’avoir jugé le bûcheron et le débardeur avec tes petites lunettes brumeuses de petit bourgeois myope; alors que Vigneault te les fait voir tels qu’ils sont, dans leur grandeur d’homme, avec leurs espérances mouillées de larmes, avec leurs tragédies mouillées de sang. ! Alors? alors, pour dégager la vie de sa gangue de glaise gluante, d’habitudes rances et moisies, de préjugés bas, de conformisme plat, il faut un vivant, lucide et passionné. J’essaie d’être vivant et passionné, de ne pas étouffer le feu sous des monceaux de cendre; j’essaie de souffler sur les tisons pour que le feu du bûcher flambe. Quand tu souffles sur la cendre pour dégager le feu, pour rendre au feu sa liberté et sa dignité, forcément, tu soulèves des nuages de cendre qui font éternuer pas mal de gens. Et ils t’accusent de salir leurs pyjamas de croque-morts, de les déranger, de les provoquer. Mais un écrivain, un homme qui ne dérange pas les choses et les hommes en place, c’est un fade petit commis affairé à l’époussetage des idoles que vénère la multitude. Un écrivain qui ne dérange pas, c’est un écrivain mort. Les morts ! ! 72" ! sont tranquilles et bien tranquillisants; ils ne sont pas dangereux, ils laissent en paix les vivants et les morts. Un écrivain vivant dérange, comme les marées, comme les grands vents: il donne le vertige des abîmes d’en haut et des abîmes d’en bas, pour que l’équilibre de l’homme ne soit pas fait d’une vision plate, horizontale, démocratique et financière de la vie, mais d’un vision humaine de l’homme, cet être vertigineux, titubant entre deux abîmes. Les écrivains, les journalistes de Sept-Îles vous dérangent-ils? Vous donnent-ils le vertige? Vous arrachent-ils à une vision banale du monde et des hommes? Sommes-nous gâtés en écrivains, en journalistes de feu? Répondez pour votre compte; moi, j’ai répondu depuis longtemps. Je sais, par exemple, qu’il est impensable d’avoir un journal indépendant à Sept-Îles, un journal qui oserait appeler voleur un voleur, et crapule une crapule; qui oserait dira au Rio qu’il commet une saloperie en affichant Coming soon et Playing today à la face des Québécois; qui engueulerait l’Anglais installé à Sept-Îles depuis dix, vingt ans, qui te méprise au point de ne pas apprendre ta langue et qui exige d’un vendeur d’une imprimerie de Sept-Îles qu’il reprenne en anglais une facture rédigée en français. Ces petites et grosses saloperies, reproduites à des milliers d’exemplaires et qui humilient quotidiennement tout un peuple, quel journaliste de ! ! 73" ! Sept-Îles oserait les dénoncer? Il se ferait asseoir proprement par les puissances en place. ! ! Éviter les sujets « brûlants » Alors, pour éviter les sujets brûlants de vie, les journalistes vous racontent gentiment de petites histoires pas compromettantes, neutres, bourrées de compromis et d’aimables lâchetés. Ils te raconteront, par exemple, la saloperie d’un maire contre un enseignant en termes si obscurs et indirects que tu as l’impression que la scène se passe en quelque région inexplorée de la Grande Ourse, avec des personnages invisibles même au télescope et dont les intentions se perdent dans l’infini de la Voie Lactée. Un journal d’idées à Sept-Îles? Impossible. Parce qu’il n’y a pas suffisamment d’idées pour alimenter un journal, fût-il mensuel. Et surtout, parce qu’il n’y a pas assez d’hommes prêts à défendre des idées. C’est tellement plus simple de vivre à petit feu et de ne pas se créer d’ennuis en défendant des idées! On regarde la télévision et on sirote les idées des autres. On s’indigne à l’occasion contre les horreurs de la guerre au Vietnam. On se donne la consolation d’avoir une bonne conscience puisqu’on réagit contre les crimes européens, africains ou asiatiques. Et l’on continue bravement de manger sa portion de nègre quotidienne. ! ! ! 74" ! Cela, je l’espère, je ne pourrai jamais le souffrir, aussi longtemps que je serai vivant. Car, pour moi, écrire, c’est une façon de vivre, de prendre part à la libération de l’homme toujours à libérer. Et, farouchement, j’essaie de rester vivant, de ne pas me laisser engluer dans la glaise de la pensée et de la morale plates et majoritaires. Orgueil? Mépris des autres? Esprit étroit, agressif et anarchique? -Faites-moi rire, Monsieur Légaré! Je déteste la fausse tendresse des mous. Seule me touche la tendresse des forts (je ne pense pas ici aux Goliaths, aux lutteurs et aux haltérophiles). Et surtout, je déteste tout ce qui fait des hommes québécois des moutons immatriculés sur les fesses et bêlant en choeur. ! (Dimanche Côte-Nord, avril 1973) ! ! ! 75" ! 16 . ARTICLE À THE GAZETTE ! (Qui l’eût dit?) Votre journal a publié récemment un reportage sur SeptÎles. C’est son droit, pourvu que le reportage, qui se présente comme réaliste, ne soit pas un roman-fiction. Pour ma part, j’ai certaines précisions à vous fournir sur ce reportage qui me met en cause. Je cite d’abord le passage qui me concerne, pour que le lecteur ne m’accuse pas de faire à mon tour de la mauvaise science-fiction. « But construction was still lagging and schools were still closed. Even as recently as six years ago, the Roman Catholic Church, in similar circumstances, would probably have stepped in at this point and settled all disputes. But no local priest raised his voice, probably -as evidence of modern Quebec’s attitude -for fear of being either totally ignored or laughed at. « The Church was involved indirectly in the riots when tall, ascetic, 45-year-old Viateur Beaupré -20 years a priest and a superb teacher who foresook the cloth four years ago to marry and father a child -was jailed three times, once for having cans of gasoline and bundles of newspapers in his car and being unable to explain what he planned to make of these inflammable materials. His book on his experiences , L’Homme et ! ! 76" ! (sic) la Loi: (Man And (sic) The Law) is already a collector’s item in Quebec. » ! C’est bref. Ce pourrait être précis. En fait, il est difficile d’accumuler plus d’erreurs en si peu de mots. C’est à croire que le journaliste a pris ses informations au poste de police, ou chez l’organisateur en chef du parti libéral, ou chez l’un des « citoyens respectueux de l'Ordre zé de la Loi» de Sept-Îles. Voyons un peu. Viateur Beaupré C’est juste. Tout le monde, heureusement, ne peut pas s’appeler Robert Bourassa, Morgentaler, Elliott-Trudeau ou Mike Monaghan. 45 ans C’était vrai, en 1968. Mais nous sommes en 1972, si ma mémoire est bonne. Le temps passe, pour moi comme pour ceux qui chantent: « Qui pense jeune pense de Halifax à Vancouver. » ! Grand Si le journaliste avait ajouté: constipé, le lecteur aurait eu raison d’en conclure qu’il s’agissait de M. Robert Stanfield. Mais moi, je mesure 5’7”. Est-ce assez pour dire en anglais que je suis tall? Passe encore, si tall avait en anglais les deux sens que grand peut avoir en français. ! ! 77" ! ! Ascétique De qui se moque-t-on? Je ne suis ni un fakir, ni végétarien, ni président d’un trust, ni membre de cette tribu d’ascètes déséquilibrés des Laurentides dont l’objectif dans la vie est de vivre avec $1,58 par semaine. Si votre journaliste devait payer mes comptes hebdomadaires d’épicerie, il reviendrait vite à la réalité et peut-être au sens de la mesure. ! Qui a défroqué il y a quatre ans Non: il y a un an et demi, monsieur. Quant à l’expression « who foresook the cloth », j’imagine qu’elle a en anglais la même nuance de mépris que défroqué peut avoir en français dans la bouche des bedeaux, des rongeux de balustres, des punaises de sacristie, des grenouilles de bénitiers et des commères à cheval sur leur charité esquintée. ! Incapable d’expliquer ce qu’il avait l’intention de faire avec ces matériaux inflammables Si la police arrêtait un de vos journalistes intelligents et lui demandait ce qu’il a l’intention de faire avec sa cravate, son briquet, ses bas et ses feuilles de papier, toutes matières inflammables, j’imagine bien que votre journaliste, s’il est intelligent, ouvrirait de grands yeux et serait, lui aussi, dans l’impossibilité d’expliquer à la police triomphante « what a hell he planned to make of these inflammable materials ». ! ! 78" ! Dans mon cas, la police, téléguidée par les gros p’tits salauds, « citoyens respectueux », cherchait des prétextes pour m’arrêter: tout était bon; tout prenait une dimension monstrueuse et criminelle. Quand ils m’ont interrogé au sujet de ce papier, de ces bâtons rongés par les castors, de ce bidon d’essence, de ces pneus qu’ils avaient eu le génie de découvrir dans le coffre de ma voiture, je leur ai tout expliqué ça en détail, mais d’une façon ironique qu’ils n’ont guère appréciée. Ils m’ont dit: Beaupré, té pas icitte pour fére des farces! » J’comprends don! C’est vous autres qui les faites, vos farces plates! » ! Son livre L’Homme Et La Loi Six fautes en quatre mots. Le titre du livre est L’homme ou la loi? ! Voilà, pour les rectifications que je pourrais appeler matérielles et qui concernent ma petite personne (not tall at all). Mais le journaliste s’est servi de moi pour dire quelques stupidités sur l’Église catholique, croyant sans doute que j’étais en rupture avec elle et voulant me faire plaisir. « Je n’ai mérité ni cet excès d’honneur ni cette indignité », dirait un personnage de Corneille, je crois. Il faudra que j’aie perdu la colonne vertébrale et le coeur, si un jour j’en viens à me moquer d’une Église que j’ai servie ! ! 79" ! de mon mieux pendant 25 ans et que j’aime aujourd’hui d’un amour plus fort qu’il y a 25 ans. Il est évident que le journaliste en a contre l’Église. Il ricane, mesquinement, bassement. Il y a vingt ans, il aurait dit, pour se moquer du Québec et de l’Église: Priest ridden province »; aujourd’hui que l’Église ne se prononce plus officiellement dans des conflits comme ceux de Sept-Îles, on trouve encore le moyen d’interpréter bassement son attitude. Il suffit donc qu’elle existe, ne serait-ce que dans les catacombes, pour devenir un objet d’insulte de la part des beaux esprits. Dire, avec votre journaliste, que l’Église fut indirectement impliquée dans ce conflit parce que moi, « grand et ascétique, etc. », c’est prendre un long détour, bien indirect, pour parler d’une vieille rancune que le journaliste a sur le coeur et qu’il trouve moyen de mêler à toutes ses sauces. Je ne tiens pas à ce qu’il me trempe dans sa sauce. Qu’il fasse un long article, direct, où il videra ce qu’il a sur le coeur contre l’Église catholique, et alors nous analyserons les pensées de son coeur. Cette analyse, nous la mènerons, sans y mêler les indécisions du maire Gallienne, les décisions de Monaghan, son boss de l’Iron Ore of Canada, les romans policiers de la police de Sept-Îles, les gros chars « boostés », les bordels de Montréal et autres ingrédients. Et cette étude que nous ferons alors des sentiments religieux ou anti-religieux du journaliste, nous essaierons de ! ! 80" ! ne pas lui donner cette allure fantaisiste qui caractérise son reportage sur Sept-Îles. Car, s’il a dit tant de faussetés à mon sujet en un seul paragraphe, imaginez quelles montagnes d’erreurs a pu accumuler votre journaliste dans ses quatre pages de reportage. C’est une autre preuve que les Québécois sont différents des autres et qu’on a un mal du diable à les comprendre. Mais quand je vois comment notre Gallienne interprète les événements de mai dernier à Sept-Îles, je ne m’étonne pas trop qu’un journaliste anglais de Montréal puisse dire ce que le vôtre a dit. ! (The Gazette, 25 novembre 1972) ! ! ! 81" ! 17 . COMMENT DONC S’APPELLE UN ÉTUDIANT? ! Un élève (ou disciple) est celui qui reçoit l’enseignement d’un maître. Comme aujourd’hui sont rares ceux qu’on appelle maîtres, le terme élève s’emploie peu en ce sens strict. En un sens plus large, un élève c’est celui qui reçoit l’enseignement donné dans un établissement d’enseignement (à la maternelle, au primaire et au secondaire ). Un étudiant, lui, fait des études supérieures et suit les cours d’une université, d’une école supérieure. ! Jusqu’ici, j’ai suivi le dictionnaire. La réalité est assez différente. En France, par exemple, les jeunes de niveau secondaire qui fréquentent un lycée s’appellent lycéens plutôt qu’élèves. Mais quand, en mai 1968, il y eut la révolte étudiante, les lycéens, entraînés dans la contestation, devenaient des étudiants à part entière. Au Québec, on appelle généralement élèves les jeunes de la maternelle et de l’école primaire. Et depuis une vingtaine d’années, l’usage s’est implanté d’appeler étudiants ceux qui fréquentent l’école secondaire. Le terme s’est démocratisé: on ne le réserve plus aux seuls étudiants de l’université et des hautes écoles. Quand les cégeps se dont créés, il est apparu tout normal d’appeler étudiants les jeunes des cégeps. On a bien inventé le terme cégépien, mais il n’a pas poussé bien creux ses racines. Allez donc savoir pourquoi! Ce n’est pas toujours la logique ! ! 82" ! qui commande les phénomènes linguistiques. D’ailleurs, ces cégeps étaient des collèges, mais le terme collégien n’a pas eu plus de popularité que celui de cégépien. ! Le mot même de cégep est l’aboutissement d’une évolution linguistique en partie irrationnelle. Au début, on écrivait C.E.G.E.P.; quelques années après, on vit apparaître CEGEP; puis, un peu plus tard, timidement, Cegep; et finalement, cégep. C’est la forme la plus utilisée aujourd’hui. L’accent aigu sur ce mot est indéfendable en logique, mais l’usage l’a imposé dans la langue écrite, parce que, dans la langue parlée, d’un usage beaucoup plus fréquent, on prononçait cégep, et non cegep. Quant à la suppression dans ce mot des points et des majuscules, bien que contraire elle aussi à la logique, elle s’explique par un souci d’efficacité, de rapidité d’écriture. Alors, pourquoi aujourd’hui proclame-t-on solennellement qu’à l’avenir il faudra dire élève et non étudiant? Il s’agit là, il me semble, d’un débat bien stérile, comme la querelle autour de la patate et de la pomme de terre. Le mot patate n’est pas moins précis ni moins « noble » que le mot pomme de terre. En conséquence, laissons donc l’usage trancher en faveur de la patate ou de son sosie la pomme de terre. De même, au Québec du moins, les deux termes bien français d’élève et d’étudiant ont toute la précision requise pour une communication claire. ! ! 83" ! S’il faut privilégier l’un de ces termes, mes préférences iraient d’emblée à étudiant, pour parler des jeunes du niveau collégial et même du secondaire; pour une raison toute simple, mais de poids: les jeunes de ces deux niveaux préfèrent s’appeler étudiants plutôt qu’élèves. À leurs yeux, élève a un petit air péjoratif: ça leur rappelle les culottes courtes et la maternelle. Leur association s’appelle A.G.E. (association générale des étudiants); il ne leur est pas venu à l’idée de l’appeler association générale des élèves, et ça m’étonnerait beaucoup qu’aujourd’hui on puisse leur en vendre l’idée. J’ai fait ma petite enquête auprès d’un groupe d’étudiants du cégep. Je leur ai demandé lequel des quatre termes suivants ils préféraient. Leurs réponses ont donné le résultat suivant: cégépien: 3; étudiant: 22; élève: 0; cégépien: 4. Apparemment, les fanatiques du mot élève auront du fil à retordre et beaucoup de frites à manger pour convaincre les étudiants de s’appeler élèves. Mon enquête n’a rien de scientifique, elle n’a pas coûté un million, et n’a pas duré neuf mois et demi, mais elle a confirmé ce que je savais déjà. Si quelqu’un met en doute ces résultats, qu’il demande une bourse de recherche, accompagnée d’une année sabbatique avec solde, et qu’il parte mener, dans les polyvalentes et les cégeps, sa propre enquête scientifique qu’il illustrera, comme c’est l’usage, de nombreux ! ! 84" ! graphiques et tableaux synoptiques, avec thermomètres fluctuants et courbes exponentielles. On me dira qu’il ne faut pas se plier aux caprices étourdis de tout le monde. C’est également ce que je dis: pourquoi faudrait-il suivre les caprices non moins étourdis de ceux qui veulent qu’un étudiant soit un élève? ! De grosses têtes linguistiques ont voulu, pour éblouir les faibles et « péter plus haut que le trou », lancer le s’éduquant pour désigner l’élève ou l’étudiant. Le s’éduquant pompeux mais malingre n’a pu survivre que dans les laboratoires aseptisés du Complexe G à Québec: quand on l’a sorti à l’air libre, le s’éduquant a crevé d’anémie, comme il le méritait bien. Aujourd’hui, ceux qui parlent encore des intervenants auprès du s’éduquant sont les disciples (ou les élèves?) attardés des maîtres du charabia pédant, ou du joual de luxe. Le vocabulaire a subi la même évolution en ce qui concerne l’enseignant. Le mot instituteur, très répandu en France, n’a pratiquement jamais été utilisé ici. Le mot institutrice l’était beaucoup plus, parce que l’enseignement primaire au Québec était presque exclusivement l’affaire des femmes. D’ailleurs, pendant toutes mes études primaires, j’avais une maîtresse d’école, et non une institutrice; le mot institutrice aurait paru aussi pédant et difficile à prononcer qu’antiphlogistine (on disait: antiflagestine; c’était le plus qu’on pouvait faire comme concession à ce mot un peu moins ! ! 85" ! barbare que le mot entrepreneurship). Au secondaire, comme tout le monde, j’ai eu des professeurs, et non des enseignants. Enseignant est relativement jeune, mais il a presque éliminé tous ses autres concurrents linguistiques. Il n’y a pas lieu d’en être fou de joie ou de désespoir. La gauche marxisante des syndicats a voulu imposer le terme travailleur de l’enseignement (pourquoi pas camarade de la classe enseignante et dominante?); mais cette manoeuvre gauche a reçu un accueil pour le moins mitigé, puisque la CEQ et la FNEEQ ne sont pas encore la CTEQ ou la FNTTEQ. Mais attendons pour woir; après, on woira ben. Le ministère de l’Éducation, pour n’être pas en reste, a inventé récemment le terme facilitateur pour désigner les enseignants. Facilitateurs auprès du s’éduquant, vous trouvezpas ça beau? N’est-il pas vrai que les enseignants devraient facilitater aux étudiants le dur apprentissage dans toutes les disciplines? Voilà encore un beau sujet de thèse universitaire et de sONdage d’opiniON. ! En attendant le compte rendu de ces recherches, si les enseignants sont des enseignants, pourquoi les étudiants ne seraient-ils pas des étudiants? L’Office de la langue française, le ministère de l’Éducation et les autres administrateurs de l’entreprise éducative devraient consacrer leurs énergies à quelque chose de plus utile. Par exemple, qu’il signalent à nos ! ! 86" ! compatriotes que le dictionnaire et la grammaire ont encore leur utilité. Ils pourraient également signaler à la population de SeptÎles et d’ailleurs que les chiens ne sont pas une invention typiquement anglaise. Pourtant, 80% des chiens de Sept-Îles et d’ailleurs ont des noms anglais. La même épidémie se répand à bonne allure chez les humains: bientôt, nous recevrons au Cégep de Sept-Îles des petits Iron Ore Tremblay et des petites Wabush-Mimine Trudeau. Et il importera peu que ces drôles de bâtards bilingues s’appellent élèves ou étudiants. Cela dit, je n’aimerais pas trop que l’on tombe dans la folie contraire. Jules Fournier nous a dit qu’il avait trouvé cette annonce patriotique mais stupéfiante dans un journal de son temps: « À vendre, poney de race canadienne-française ». L’appel de la race ne doit pas nous mener si loin. ! ! ! ! ! ! (Cégepropos, 1982) ! ! 87" ! 18. L’ORIENTATION ! Pour s’orienter, il faut, de toute évidence, savoir où se trouve l’Orient. Retrouver le nord, ou l’est, ou le sud, peut donner les mêmes résultats quand tu es dans le doute ou franchement déboussolé. L’important, c’est d’avoir des points de repère extérieurs à ton Ça, à ton Moi et même à ton Surmoi. Car prendre ton nombril pour boussole, c’est aussi risqué que prendre à cette fin un trente sous, un navet ou un bilboquet (même si c’est celui de Trudeau). ! C’est un problème plus sérieux qu’il n’en a l’air. Tout le monde voit la nécessité du sens de l’orientation, en mer, en forêt, dans une ville, dans une mine, dans l’Édifice G du ministère de l’Éducation ou dans la Maison des fous d’Astérix. Aussi important que le sens de l’équilibre quand on roule en motocyclette ou qu’on marche sur un fil de fer au-dessus des Chutes Niagara. L’instinct, formé par l’expérience, joue ici un grand rôle: les Amérindiens de jadis n’avaient pas de boussole, mais lâchés sur le continent nord-américain, ils perdaient moins facilement le nord que le gars de la rue Ste-Catherine lâché dans les vergers de l’Estrie, avec boussole dans la main droite et doctorat en géographie dans la main gauche. Quand on n’a pas suffisamment cultivé son sens de l’orientation, le bon sens commande qu’on l’étaye par des instruments comme la boussole, l’astrolabe, le sextant ou le radar. En aucun cas, il n’est conseillé de prendre pour guide ! ! 88" ! son nombril ou sa « lumière intérieure ». Car le nombril et la « lumière intérieure » ont besoin d’être aimantés à leur tour par quelque chose d’autre, quelque chose d’extérieur. Ce qui demande un peu plus d’explication. ! Faire de l’Ego le centre et le juge de tout, c’est à la fois une nécessité et un terrible danger. Nécessité, car chaque être humain doit devenir lui-même, échapper à l’asphyxie du ON anonyme et in-signifiant. Pour signifier, il faut ÊTRE, et être farouchement soi-même, et non pas n’importe qui. Nous détestons à bon doit les NON-identifiés, les Protées insaisissables comme brumes soumises au hasard du vent. Qui disent OUI ou NON, selon que l’écho de la multitude leur impose de dire OUI ou NON. D’une part. D’autre part, ce JE se construit par une infinité d’apports extérieurs. Ce nombril est en relation étroite avec le cosmos, physique et intellectuel. Notre intelligence devient elle-même, dans la mesure où elle est approvisionnée par les sens qui saisissent la réalité extérieure et dans la mesure où elle s’alimente aux idées venues de tous les azimuts. Comment alors être soi-même, tout en étant ouvert à tout le reste, en relation vitale avec tout le reste? Ce que nous avons en commun avec tous les autres hommes, dans l’ordre physique, intellectuel et moral, est prodigieusement vaste; ce lien commun sert de base à notre enracinement dans le cosmos matériel et humain. Ce qui ! ! 89" ! devrait nous enseigner l’humilité, c’est-à-dire la vérité, indispensable à l’équilibre mental: payer une partie de nos dettes par la reconnaissance et la louange, est-ce si dur? ! Par contre, ce que nous avons en propre, est non moins prodigieux. Prodigieux, parce que unique. Parce que toutes les hypothèses et synthèses des autres, même si elles sont objectivement très valables, géniales même, sont parfaitement stériles pour nous, aussi longtemps que notre être profond ne les a pas assimilées. Quand elles sont assimilées, elles deviennent quelque chose d’inédit, parce que ce sont des vérités faites chair, incarnées dans chaque homme pour devenir une réalité nouvelle. Un même suc nourricier, puisé dans le terreau commun, donne une marguerite, un pommier ou un lys. Le même christianisme donne un François d’Assise, un saint Augustin, un Pascal, une Marie de l’Incarnation, un Chesterton, une Jeanne d’Arc ou une Thérèse de Lisieux. Si nos emprunts n’arrivent pas à cette transsubstantiation, alors ils ne servent qu’à meubler les tiroirs de la mémoire. Ils ne produisent pas nos fleurs, parce qu’ils ne reçoivent rien de notre terreau. ! Est-ce un drame pour un homme de ne produire que ce qu’il a crée de toutes pièces? Ce ne serait pas un drame, ce serait au contraire une prodigieuse réussite, si c’était possible. Mais est-ce possible? Comment le savoir, sinon en ! ! 90" ! comprenant ce que les hommes créateurs ont créé, par quel cheminement ils sont arrivés à produire des oeuvres à la fois fortes, vraies et nourrissantes, marquées au sceau indélébile de leur personnalité? ! Si tu poses cette question à un étudiant ou à un autre qui n’a pas encore trop d’expérience, il répondra, pour peu qu’il soit sincère, à peu près ceci: Pour créer une oeuvre originale, un créateur doit, dans toute la mesure du possible, partir de zéro, ne rien emprunter aux autres, et tout tirer de son propre cerveau vierge. » S’il répond autre chose, c’est, ou bien qu’il triche avec sa propre conviction, ou bien parce qu’on lui a déjà dit que sa conception de la créativité et de l’originalité était erronée. Il n’en est pas convaincu, mais il fait semblant de l’être, pour s’éviter des ennuis inutiles. Se peut-il que cette conviction s’enracine profond dans la suffisance aveugle? Chacun de nous a peut-être commencé par se dire qu’il était, ou serait, à l’origine de tout? Un peu plus d’expérience, de lecture et de réflexion nous apprend que c’est exactement le contraire qui est vrai. Les peintres les plus révolutionnaires, les plus personnels, les plus novateurs, sot précisément ceux-là qui se sont longuement et abondamment nourris aux oeuvres de leurs prédécesseurs. Il suffit de lire le journal de Delacroix ou le livre que Rodin a écrit sur les cathédrales du Moyen Âge. Les sublimes et uniques dialogues de Platon nous renseignent non moins ! ! 91" ! éloquemment sur ses lectures. Et tu en arriveras à la même conclusion en lisant la Divine Comédie ou La Légende des siècles. Le fulgurant Einstein est, lui, aussi, l’héritier conscient des travaux scientifiques accumulés au cours de trois millénaires. Ce qui est vrai de la création dans l’ordre de l’esprit, l’est également de la création dans la conduite de sa vie quotidienne d’homme. Celui qui n’éclaire pas le présent à la lumière du passé, qui ne peut prendre suffisamment de recul face à ce présent, qui vit hypnotisé par le présent, c’est lui précisément qui est le plus inapte à saisir le présent et à le transformer. Il est emporté par les tourbillons du présent, il est le jouet passif des modes, des sondages d’opinion, des idées aussi creuses que populaires. Comment pourrait-il créer des fleurs, lui qui manque de racines, lui dont toute la consistance est faite d’un assemblage hétéroclite de feuilles artificielles qui ne tiennent en place qu’aimantées par les courants électriques de l’opinion? Il n’a pas de point de repère fixe; en conséquence, il flotte à la dérive et devient aussi stérile qu’une algue déracinée. Sa vie, sa pensée, entre les deux pôles de la naissance et de la mort, voguent sur un océan dont les vagues successives effacent le sillon comme celui d’un navire transatlantique. Et plus il plongera dans le seul présent, moins il ne surnagera dans l’ordre de la pensée et de la création. Il se noiera dans le présent; il deviendra sans prise sur le présent, dans la mesure ! ! 92" ! même où il n’a pas su s’en abstraire suffisamment pour y voir clair. Il est hypnotisé par le présent, trop près du présent pour le voir. Il ne peut pas lire le présent, parce qu’il a le livre du présent plaqué sur la figure. ! Pour échapper aux remous de cet activisme creux, il faut s’ancrer dans la contemplation. Et quand tu contemples, ce sont forcément les vérités éternelles qui te magnétisent. Celui qui contemple un arbre, là, devant lui, enraciné dans le présent le plus immédiat, fait tout autre chose que river ses yeux sur le présent: pour peu que sa contemplation se prolonge et s’approfondisse, l’arbre échappe aux strictes limites spatio-temporelles: il livre son passé aussi bien que son présent. S’il est érable, il se met à parler de l’arbre en tant qu’arbre, autant que de l’érable. Il t’oblige à transcender les catégories étroites dans lesquelles on l’enferme par commodité et paresse, pour se donner l’illusion de le comprendre. En réalité, pour un philosophe ou un contemplatif fervent, tel arbre conduit à tous les arbres, passés, présents et futurs. Plus encore, un arbre, tel arbre, est une feuille qui porte dans ses nervures le rayonnent de l’Être en tant qu’Être. Grâce à l’arbre ou au chat, tu as prise sur l’ensemble des existants, de l’Existence. L’arbre ou le chat t’obligent à généraliser, puis à tirer de cette généralisation une synthèse valable du haut en bas de l’arbre généalogique des êtres. ! ! 93" ! Qui aurait une vue intellectuelle suffisamment perçante et une passion de même qualité pour la vie, pourrait passer sa vie, couché sous un arbre, à reconstruire le cosmos, l’homme... Il n’y arriverait jamais. Mais cette recherche est la passion essentielle de l’homme en tant qu’homme; et chaque fois que l’homme fait taire son agitation plus ou moins vaine, l’arbre l’invite à reprendre, dans son ombre, cette contemplation passionnée. Je vois mon chat enroulé dans sa longue et voluptueuse méditation, et je me dis que c’est là une bien agréable analogie. ! Si l’arbre, regardé de façon quelque peu attentive, force le contemplateur à sortir des limites étroites de l’espace et du temps afin de voir réellement l’arbre, objectivement, pris dans un réseau illimité de relations, chez le contemplateur il se produit en même temps un autre travail d’approfondissement: celui de son être. Il ne peut plus se contenter de réagir superficiellement; il doit descendre au plus profond de lui-même pour répondre de tout son être aux questions que lui pose l’arbre. Si l’arbre se donne à lui avec son contenu riche de tous les êtres, lui-même doit se donner à l’arbre avec son être global, mobilisant tout son passé et son présent, aussi bien que tout le possible de son futur. ! ! ! 94" ! La contemplation de l’homme pose exactement le même problème, exige la même ouverture, la même aptitude à lire autre chose que le superficiel et le présent. Un homme, tout homme, est un condensé de l’Humanité. De l’Humanité physique, évidemment, mais aussi, surtout, de l’Humanité intellectuelle et morale. Son patrimoine déborde infiniment les limites de l’espace et du temps. Si je ne tiens compte que de son seul présent, je l’ampute de la moitié de lui-même. Un homme qui regarde un autre homme, doit s’efforcer de le voir, de le saisir dans toutes ses dimensions; et lui-même qui regarde, dans la mesure où il regarde attentivement, le regarde avec tout son propre passé, tout son propre présent. C’est dire que pour s’orienter dans ce genre de contemplation, il faut autre chose que la « lumière intérieure » qui, utilisée seule, ne te permettrait que d’explorer ton petit monde, indépendamment de tout le reste qui le conditionne et l’explique en partie. Il faut aussi autre chose qu’une attention aiguë portée au présent, puisque ce présent est riche de tout le passé, ne peut s’expliquer que par l’éclairage du passé. ! Ce qui devrait nous convaincre de quelques évidences. 1o Qu’il faut se donner, sur l’homme, sur la société et sur la vie, d’autres connaissances que celles distribuées par les mass media hypnotisés par le présent, et encore le présent le plus superficiel. Lire ce qu’on a dit de l’homme et des civilisations, se donner une vision en perspective, en ! ! 95" ! profondeur, pour que notre vision de la vie actuelle soit autre chose qu’un papillonnement, un tourbillon d’images évanescentes à la surface de l’écran ou du lac. 2o Dans cet océan d’informations et d’influences centrifuges que m’apportent les sens, les idées, les réalisations des hommes passés, dans les remous des modes et des vagues contemporaines, suffira-t-il que, nouvel Ulysse, je me bouche les oreilles de cire et me fasse attacher solidement au mât du navire, puis fermer les yeux et me concentrer sur ma « lumière intérieure »? Suffira-t-il que dans ce bazar cosmique, je passe en collectionneur averti, me constituant peu à peu un musée domestique de bon goût avec un peu de bouddhisme, de platonisme, de zen, d’ıncas, de Fra Angelico, de Freud, de Howard Hughes, de Baudelaire, de Wagner, de structuralisme, de « déconstructivisme », de « fédéralisme rentable », de féminisme militant ou d’antiféminisme anonyme? Un peu de tout, rien de trop. Un cosmopolitisme élégant et pacifiste, une « ouverture d’esprit » telle que mon « centre est partout et ma circonférence nulle part » ? ! À quoi servent toutes ces « valeurs », si elles sont centrifuges? Si elles s’accumulent dans une incohérence de foire et de « marché aux puces »? Suffira-t-il de les enraciner dans mon ÇA, de les réchauffer de ma « lumière intérieure », de les arroser de mes larmes de joie, pour qu’elles croissent et s’épanouissent comme un arbre? ! ! 96" ! Suffira-t-il de me prendre vigoureusement en main, comme un Surhomme, de serrer les dents, de me faire l’unique architecte de mon Surmoi, de faire de mon intelligence l’unique arbitre et de ma volonté l’unique outil de ma destinée? Me créer, m’élever fièrement comme une pyramide dans le désert, un temple bouddhiste dans la jungle ou une Tour Eiffel dans le tumulte urbain? Pour dire, en finale: Vous m’avez fait vieillir puissant et solitaire, Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre. ! Bref, croire en l’homme, est-ce suffisant pour un homme, pour faire un homme? Tout criminel croit en l’homme, veut réaliser son Moi, et il ne manque pas de « lumière intérieure » pour éclairer ses projets criminels et son cheminement. À l’autre bout de l’échelle humaine, le génie croit en l’homme et en donne une version plus satisfaisante. Mais quand je serais Mozart ou Shakespeare, je me poserais la même question que se pose tout homme venant en ce monde: L’homme a-t-il du sens? A-t-il un sens autre que le sens, la direction et le terme qu’il se donne? On peut tout faire pour brouiller cette question, pour la discréditer, pour l’oublier. Mais elle revient toujours, lancinante, obsédante. Et les réponses apportées s’étalent, du pessimisme noir goudron à l’optimisme rose Pompadour. ! ! ! 97" ! Comment me construire de façon cohérente avec cette gamme d’hypothèses et de synthèses centrifuges? Suffira-t-il de dire: Eux, ils ont pensé cela; moi, je pense ceci. Ce que je pense me suffit. Restons-en là. Comme l’arbre assimile ce qu’il peut du cosmos, moi je ferai ma petite synthèse du cosmos et de l’homme pensant. Je serai peut-être dans l’erreur, mais au moins j’aurai fait MA vérité. Apparemment, il n’y a pas UNE Vérité; la seule vérité pour l’homme, c’est celle qu’il se donne. Autant d’hommes, autant de vérités. Alors, que chacun fasse la sienne, avec ce qu’il a d’intelligence et de volonté! » D’autres élargissent un peu plus l’horizon, en disant qu’en plus des vérités individuelles, il y a des vérités collectives. Il faut bien qu’ils en arrivent au moins là, puisque, autrement, la vie est invivable: chacun serait cimenté, emmuré dans SA vérité, sans espoir qu’elle puisse communiquer avec celle des autres, non moins cimentée et emmurée. Comment alors pourraient exister la feuille, la société, et tout ce que les hommes ont et font en commun? Comment pourraient-ils créer des langues, de la musique, de la poésie, des lois, des gouvernements, des chartes des droits? Le simple fait qu’ils créent ces choses prouve à l’évidence qu’ils sont convaincus qu’il existe d’autres vérités que les vérités individuelles. Leur acharnement à créer ces outils communs prouve en outre qu’ils croient à une vérité idéale, vers laquelle ils tendent dans la jungle de leurs vérités individuelles et collectives. Toute revendication s’enracine dans cette conviction que ! ! 98" ! l’homme peut et doit rechercher la vérité. L’anarchiste à l’état pur, c’est un être imaginaire, une contradiction dans les termes: pour vouloir instaurer systématiquement le désordre, il faut croire, dur comme un dogme, que l’ordre du désordre est l’idéal de l’homme. LA vérité de l’homme, de tout homme, pas seulement celle du dénommé Anarchiste. Léo Ferré, par exemple, se dit anarchiste; mais il est convaincu que tous les hommes doivent être anarchistes, que LA vérité qui devrait rassembler tous les hommes lucides et de bonne volonté, c’est LA loi sublime et absolue de l’Anarchie. « Quand les hommes vivront d’Anarchie, il n’y aura plus de misère... Quand tu auras démoli tout ce qui bouge et aussi tout ce qui ne bouge pas, en commençant par les arbres de ton voisin, le chien de ton voisin, la maison de ton voisin et la tienne avec toi et ton voisin dedans, alors ce sera le début d’un temps nouveau. Tu ne seras plus lié à rien, par rien. Tu ne seras plus obligé d’aimer et de respecter quoi que ce soit. Ce sera le vide exaltant, avec toi, vide, au milieu du Vide universel. Alors, mais alors seulement, tu seras un homme, un vrai, mon fils anarchiste! » ! Le déterministe pur, lui, utilise toutes les ressources de son intelligence pour prouver que tout, y compris la raison et la volonté humaines, est sous le joug des lois d’airain aveugles et tyranniques. Le nihiliste et l’anarchiste, eux, utilisent cette même raison pour prouver que tout, y compris la raison, doit ! ! 99" ! être systématiquement démoli, parce que absurde, sans raison justifiant son existence. Dans les deux cas, vous obtenez un homme congelé, dans un univers absurde et glacé. Et si tu n’en arrives pas là, c’est tout simplement, mon fils, parce que tu n’es pas assez logique dans ton déterminisme et ton anarchisme. Tu fais du Déterminisme et de l’Anarchisme du dimanche. Tu n’a pas la logique et surtout le courage minimum de te suicider. Il ne reste plus de vivant chez toi que l’instinct de conservation. Tu t’es libéré de ton intelligence et de ta volonté; c’est désormais l’instinct de survie qui prend les commandes de l’homme devenu enfin assez raisonnable pour ne plus vivre que d’instinct. Cet instinct est un bon guide pour l’animal; mais pour l’homme? ! ! ! 100" ! 19. VOCATION ESSENTIELLE ! Notre vocation essentielle, c’est la contemplation. Fervente, gratuite, désintéressée. Avec sa conséquence toute naturelle: la louange pure, hommage brûlant à la splendeur de l’être contemplé, aimé, adoré. ! Dans l’ordre spirituel, et aussi bien dans l’ordre naturel. Dans la communion à l’Être, et dans la communion à tous les êtres. Quand tu pries et contemples, avec une nette priorité donnée à la louange enfantine ( « Si vous ne devenez semblables à de petits enfants ... »), plus attentif à goûter le pain de l’amour gratuit qu’à réclamer le pain quotidien. L’un et l’autre; mais l’un avant l’autre, du moins dans l’intention, le désir et la faim. Et dans l’action temporelle, quotidienne, terrienne, terreuse, terre-à-terre, la quête de la contemplation. Les racines, tout le réseau des fibres, des branches et des feuilles, aimanté par l’inutile parfum de la fleur à naître, et par son sourire fragile, éphémère, irremplaçable. ! Et alors, la hiérarchie qui s’impose, avec la rigueur de l’évidence: l’ordre de la charité, le plus gratuit, le plus fécond et le plus profond de tous les ordres; puis, l’ordre de la connaissance, si elle s’épanouit en sagesse et non en encyclopédie; puis, conjointement ou en parallèle, la création et la contemplation artistiques, mobilisant et comblant toutes ! ! 101" ! les facultés intellectuelles, l’imagination, la sensibilité et le coeur. Après quoi vient la liste interminable des actions où le corps a plus de part que l’esprit; et où l’esprit a plus de part que l’âme. Vaste royaume de l’Utile, où le Gratuit surnage avec l’aisance plus ou moins admirable du scaphandrier. Et si on ne voit pas ces trois niveaux, avec la nette distinction qu’il y a entre eux, alors on marche sur les mains. Le corps, l’esprit et l’âme ne sont pas trois zones autonomes; c’est une évidence. L’autre évidence, non moins lourde de conséquences, c’est que l’on peut exceller dans l’un des trois domaines, et être fort handicapé ou pratiquement nul dans les autres. Et qu’un homme doit investir le meilleur de ses énergies à s’ouvrir vers le haut. Faire ceci, mais surtout ne pas omettre cela, l’essentiel. ! Or, les activités gratuites d’ordre contemplatif, ce sont précisément les plus négligées; par la collectivité, cela va de soi; mais aussi par les individus, ce qui ne devrait pas aller de soi. Car il devrait aller de soi qu’un homme s’occupe en priorité de son esprit et de son âme, qu’il réserve la meilleure part de son temps à la contemplation gratuite; que du moins il en éprouve une soif ardente, et alors cette source en lui finirait bien par se frayer un passage, au milieu du tohu-bohu matérialiste. ! ! 102" ! Certes, la majorité des hommes doivent encore, pour survivre physiquement, investir presque toutes leurs énergies dans des activités si harassantes que leur âme et même leur esprit ont peu de loisir pour s’exercer. Pour le faire, il leur faudrait de l’héroïsme, une prodigieuse puissance d’abstraction, de dépassement, de concentration. Pourtant, malgré tout, ils sont, pour la plupart, plus équilibrés et vertueux que la majorité de ceux qui sont libérés de ces contraintes. La pauvreté, par exemple, n’est pas automatiquement source de vertu, mais, au total, elle est moins néfaste que la richesse et la facilité. Les pauvres et les opprimés, c’est une évidence, ont toujours été, globalement, plus estimables, équilibrés et humains, que leurs riches, puissants et honorés oppresseurs. Ces derniers ne doivent pas en tirer la conclusion criminelle : Nous leur rendons donc service en les exploitant; donc, de quoi se plaignent-ils et de quoi vous plaignez-vous? » ! Ces restrictions faites, il reste à constater un autre fait accablant: Pourquoi ceux qui sont libérés des servitudes matérielles, se créent-ils volontairement, spontanément, d’autres servitudes encore plus contraignantes? Pourquoi ceux qui ont tout le nécessaire, et même un bon superflu, consacrent-ils si peu de temps à leur esprit, et encore moins de temps à leur âme? Pourquoi ont-ils une telle indifférence, ! ! 103" ! pour ne pas dire un tel mépris, pour tout ce qui est d’ordre contemplatif, désintéressé, gratuit? Cet enseignant a-t-il des loisirs plus humanisants que ceux du chauffeur de bulldozer? Cet industriel dont on célèbre l’activité dévorante et les millions, quand le voyez-vous lire de la poésie, écouter de la musique civilisée, passer de longues heures heureuses à contempler un Vermeer, un Maillol ou un pissenlit? Le voyez-vous souvent en train d’écrire, d’écouter ce que son esprit et son âme auraient à lui dire sur l’homme, la vie, sur lui-même et tout le reste? L’avez-vous entendu souvent vous faire part de ses recherches passionnées sur le genre de nourriture spirituelle qui conviendrait à son âme immortelle? Ne se fait-il pas gloire d’exclure de son agenda les préoccupations frivoles, de ne pas céder à ce genre de tentation? S’il est chrétien, ses connaissances religieuses ne se résument-elles pas aux boutades éculées qu’on peut entendre sur ce sujet dans les tavernes ou les salons huppés? Une bonne farce sur les curés ne lui semble-t-elle pas plus nourrissante que l’Évangile selon saint Jean? J’exagère? Est-ce moi qui exagère, caricature, ou lui? « Il a ses secrets, me direz-vous; il donne le change, il fait le bouffon, précisément par respect, par pudeur, par souci de ne pas être hypocrite. » -Peut-être. Je ne sais pas ce qu’il chérit au plus profond de son coeur, si son ignorance crasse ne dissimule pas un bon naturel. Mais à vouloir éviter par-dessus ! ! 104" ! tout l’hypocrisie, l’imposture, ne tombe-t-il pas dans les travers, le cul-de-sac de celui qui ne veut pas s’en laissr imposer par un lever de soleil, par un Mozart, et qui ne cultivera jamais des fleurs, sous prétexte de rester un homme naturel, normal, un vrai! soucieux de son équilibre et de sa bonne réputation parmi les gens sérieux ou parmi sa gang de chums? ! Toutes ces carapaces, de plâtre, de pierre ou de béton armé, accumulées sur son esprit et son âme par l’homme qui a des loisirs, beaucoup de loisirs, est-ce pour mieux protéger son esprit et son âme, pour leur garder la saveur de l’amande sous la coquille et la fraîcheur des sources souterraines? À scruter les composantes, l’épaisseur et le pourquoi de ses propres carapaces, on ne devient pas nécessairement plus tendre pour les dures carapaces des autres. Ce n’est pas en devenant plus mollusque qu’on devint automatiquement plus humble et charitable. Comme ce n’est pas en excusant la bouillie linguistique des autres qu’on se donne à soi-même plus de consistance mentale et linguistique. ! * ! Le jeu, vertu dominante, activité dominante de l’enfance et de la sagesse. Expression spontanée de la liberté, de la joie, de l’unique nécessaire. Jouer, avec de plus en plus de sérieux, ! ! 105" ! de conscience, d’intelligence, de consentement et de contentement, tel devrait être l’objectif principal de tout adulte. De plus en plus ouvert sur toutes les possibilités, trouvant de plus en plus de joie à remplacer le déterminisme par la libre créativité. Un être de jaillissement, d’improvisation, d’émerveillement. En pensée, en parole et en oeuvre. Ne pas penser comme tout le monde, ne pas parler comme tout le monde, ne pas faire comme tout le monde. Non par souci d’originalité détraquée, mais par fidélité à l’Être, à son être. Par reconnaissance pour avoir été créé libre. Fidèle à l’Être, et libre comme le Créateur des êtres. ! Je me souviens d’un petit recueil de dessins humoristiques et frais jouant à s’imaginer comment le Père avait créé les êtres. La plupart du temps, c’est lui qui avait l’idée de l’être à créer: il en faisait une ébauche, en traçait les lignes maîtresses, la structure, lui donnait l’orientation, le sens, le bon sens, puis il laissait à ses anges le soin de fignoler les détails. Un peu comme faisait Rubens avec son équipe d’artistes subalternes. Mais parfois, il demandait à ses anges de s’essayer à faire les créateurs; et on voyait l’un de ces anges en train d’inventer le premier mouton en le tricotant avec de la laine! Dans le genre des dessins de Yayo. Mais assez loin de Sahou Yamin, ! ! 106" ! ou Sahoun Yami ou Sami Yaoun, ce spécialiste du MoyenOrient dont la télévision, chaque semaine au moins, sollicite le verdict en nous le présentant sous le pseudonyme de Sami Yahoun. Si j’avais eu à collaborer à ce recueil de dessins, j’aurais montré un ange assis devant un oeuf qu’il venait de découvrir en déplaçant une citrouille et que le Père avait caché là la nuit précédente pour prophétiser les oeufs de Pâques. L’ange, lui, perplexe, se posait cette question qui depuis tourmente l’humanité: Est-ce l’oeuf ou la poule...? Celui qui avait tricoté ce dessin faisait preuve d’une admirable sagesse. De tels hommes sont les plus capables de prendre des décisions au plus haut sommet, décisions concernant les problèmes les plus urgents et les plus essentiels pour l’ensemble de l’humanité présente et à venir. C’est rare qu’on leur en fournit l’occasion. Peu importe! Ils décident de l’essentiel: d’eux-mêmes, et ils créent pour les autres une zone de liberté où, de temps à autre, ils peuvent venir jouer. ! ! ! 107" ! 20 . LE GOÛT DES RACINES ET DU VENT ! (À Madame Hélène Pelletier-Baillargeon, Revue Maintenant, Je vous envoie un texte un peu bousculé, et pour cause! Je l’ai écrit dans le tohu-bohu de ma belle grosse polyvalente de 2,700 détenus, entre les périodes de cours. De plus, c’est le 6 mai seulement que j’ai reçu la lettre m’invitant à participer au prochain numéro de Maintenant. C’est loin, SeptÎles! Vigneault dirait: C’est loin pour qui ? » Enfin, c’est loin. J’ai essayé de ne tirer ni à gauche, ni à droite, mais dret sur le lièvre, comme je le fais lorsque je chasse le lièvre ou un animal bipède de notre giboyeuse société.) ! Je fus prêtre 20 ans, religieux 25 ans, et enseignant dans des collèges libres pendant 20 ans. Voilà de quoi situer assez bien son homme et faire sourire en coin ou grincer des dents les antiçi et les antiça. Entéka, aujourd’hui je suis prêtre selon saint Pierre, père de famille, enseignant dans une polyvalente à l’image de toutes les autres: un éléphant femelle. Ça, c’est aussi drôle qu’une polyvalente ou Robert Bourassa peuvent être drôles. ! ! ! 108" ! Jadis, pendant longtemps, je fus socialement respecté à cause de mon état de prêtre-religieux, à cause aussi des fonctions qui me plaçaient aux premiers rangs. Aujourd’hui, je suis dans les rangs, respecté uniquement à cause de mon drapeau que je porte plutôt haut et de mon panache coloré que je protège, l’épée à la main et le sourire aux lèvres. Si, au lieu de le ranger dans ton portefeuille avec tes polices d’assurance, tu portes ton drapeau bien haut, comme un homme doit le porter; si tu portes un panache, au lieu d’une caquette très démocratique; si tu n’as pas l’argent qui protège contre la police et la Justice, presque fatalement, un jour ou l’autre, tu tomberas aux mains de la police et de la Justice soudoyées par les gens bien. Pas besoin d’être un La Bruyère ou un Pascal pour savoir au nom de quoi les gens bien détestent te voir avec ton drapeau au vent et ton panache sur la tête; pas besoin d’être un Choquette pour t’indigner vertueusement quand tu vois un homme, pressé par les besoins de l’heure, donner de grands coups de pieds généreux dans les décors de carton hypocrites et crapuleusement démocratiques. ! Je fus donc expulsé du Cégep de Matane où j’avais travaillé autant et peut-être plus que tout autre, pendant 13 ans. Et par qui? Oh! par des gens très bien, bien au fait des problèmes de l’éducation; autant, du moins, que moi je suis au fait des sauterelles de l’Arabie saoudite. Plus précisément, ! ! 109" ! mesdames et messieurs, il s’agissait d’un gérant de banque, d’un comptable agréé et d’un éleveur de moutons. Si on croit que je « charrie », on n’aura qu’à s’informer sur place quand on fera le tour de la Gaspésie. Et que me reprochaient ces gens bien? « D’avoir fait de la politique et d’avoir monté la tête des jeunes. » Les gens bien ont le sens de la tradition: quand, à l’été 1973, J.P. Cloutier, échevin de Sept-Îles et gros organisateur fédéraliste, assassina très légalement Pierre Dufort, ce fut, textuellement, parce que Pierre Dufort « faisait des montages de tête et était en relation avec le communiste international. » C’est fort: à Sept-Îles, monter des têtes (spécialité d’une tribu de l’Amazonie), et au profit du communiste international, en plus! Ce qui me rappelle, incidemment, qu’au cours des événements de mai 1972, à Sept-Îles, la reine des Anglais m’enferma 42 heures dans ses prisons, « pour avoir été sur le point de troubler l’ordre public » Ça aussi, c’est fort. Comment la reine des Anglais pouvait-elle savoir que j’avais été sur le point de? À Matane et à Sept-Îles, on refusa obstinément de me faire un procès public, parce qu’en public l’éleveur de moutons et leur reine auraient eu les culottes baissées, choses que les gens de l’Ordre et de la Loi ne peuvent se permettre; pourquoi? ! ! ! 110" ! Je ne vous raconte pas ces petites histoires avec la candeur d’un Yvon Dupuis nous invitant à partager les charmes de sa vie familiale; non, c’est parce que ma petite histoire rejoint l’histoire du Québec de ces dernières années. Ayant toujours eu en horreur les fourbes, les politiciens politiciens et les tireurs de ficelles diplomatiques, les gens qui se fraient un chemin vers le pouvoir ou la tranquillité, à coups de coudes et de genoux, à coups de couteau et de bassesses, en rampant sous les chaises et les tapis, comment éviter qu’un jour je rencontre des marauds sur mon chemin? J’en ai d’abord rencontré au niveau local, puis au niveau régional, puis au niveau national. Au rythme de ces engagements contre les marauds, mon horizon s’élargissait. Des Jean-Jacques Bertrand, des Jean-Noël Tremblay, des Kirkland-Casgrain, des Cloutier, des Bourassa, ça fait choc dans la vie d’un homme normal! ! Mais entendons-nous: bien loin d’élargir mes horizons de l’Atlantique au Pacifique, je devenais de plus en plus farouchement Québécois (ce que, d’ailleurs, j’étais dès l’origine, d’instinct); et je ne pouvais m’empêcher de voir que tout ce qu’il y a de vivant au Québec suit le même cheminement. Vous ne trouverez plus au Québec, parmi les créateurs valables, 2 poètes, 2 chansonniers, 2 historiens, 1 musicien, 1 philosophe, 2 peintres, 1 cinéaste, capables de ! ! 111" ! chanter le Grand Canada anglais; ils n’ont pas, ils n’ont plus le coeur à ça: ils sont Québécois, ou ils ne sont pas. Ce qu’il y a de sain, de plus vivant dans notre race a pris position pour notre race. Pas nécessairement dans le Parti Québécois, mais nécessairement contre des gars comme Loubier, Dupuis, Bourassa et Trudeau; contre la démission rentable, les compromis bas, les accouplements culturels, les grandeurs délavées dans trois océans. Cette démarcation, on la voit s’accentuer d’année en année, d’une élection à l’autre, d’une saison à l’autre. Il faudra bien qu’un jour nos quatre saisons soient québécoises, comme les quatre saisons suisses sont farouchement suisses. Après le long hiver passé sous la croute des conquérants et de leurs successeurs, les francofuns-canadian-québécois fédéralisants, ce n’est pas encore au Québec juillet et ses roses, mais il y a du printemps dans l’air, le printemps de Gaston Miron, de Raoul Duguay, de Pauline Julien, d’André Gagnon, de Monique Leyrac, et de milliers d’autres de même sève, de même parfum, de même race. Face à de telles montées de sève, les vagues portant en triomphe 102 Libéraux ne peuvent impressionner que les badauds et ceux qui ne savent pas interpréter les signes du printemps. ! Tandis qu’autour de Bourassa s’agglutine tout ce qui sent l’imposture: Bourassa construit! », qu’ils disent. Eh oui! C’est triste, un chef de gouvernement qui ne rallie pas, qui n’incarne ! ! 112" ! pas ce qu’il y a de plus généreux et authentique dans son peuple. Comment voulez-vous qu’un Miron se reconnaisse en Bourassa? Et quand Bourassa et Cloutier parlent de « souveraineté culturelle », qui, en dehors des imbéciles, peut les prendre au sérieux? Ils en parlent parce qu’on leur a dit d’en parler; ils en parlent parce que c’est devenu rentable. ! Il arrive qu’un peuple se donne pour chef un homme qui symbolise la race: un De Gaulle, un Churchill et un Nixon, hélas! Il arrive aussi que les chefs de nations incarnent ce qu’il y a de plus mesquin dans la nation et qu’ils donnent le change aux badauds avec leur écrasante majorité d’un jour. Que reste-il de la majorité libérale, si vous déduisez le vote anglais du Québec? Bourassa incarne le peuple québécois à peu près comme Jean-Noël Tremblay et Kirkland-Casgrain représentaient les créateurs québécois. C’est ça, de l’imposture. Grâce à Dieu, cette imposture devient de plus en plus évidente. ! Le printemps, outre les signes déjà mentionnés, c’est que, pour la première fois depuis un siècle et demi, une ligne de démarcation nette se dessine entre nous et les autres, entre les représentants de la race et les hybrides soutenus par « les autres ». Pour la première fois, depuis un siècle et demi, nous avons une opposition parlementaire québécoise, et non une opposition fédéraliste en désaccord mineur avec un ! ! 113" ! gouvernement colonisé. Si faible en nombre que soit cette opposition, elle s’appuie sur 1 million de Québécois. Et pour une fois, après une si longue soumission, les enfants humiliés savent qu’ils ne sont pas des bâtards et que c’est le commencement de la fin pour la dynastie des mulets. ! C’est sans doute cette prise de conscience collective des Québécois qui est le fait marquant au Québec, ces vingt dernières années. Plus que le « rattrapage » économique et que tous les autres « rattrapages ». S’il est vrai que, pour une collectivité comme pour l’individu, le rattrapage le plus urgent, c’est de rattraper son âme, de ne pas la laisser tripotée aux mains des autres. ! J’ai la prétention d’avoir cheminé en ce sens avec ceux de ma race. Malgré ma culture très classique, apparemment très désincarnée, déracinée. Mais le déséquilibre, la désincarnation, ce n’est pas d’aimer Tacite, Platon, Virgile et Gaston Miron d’un égal amour; c’est plutôt d’opposer Tacite et Miron, Alain Grandbois et Paul Chamberland. Le barbare, ce n’est pas celui qui peut lire Platon en grec après avoir chassé le lièvre québécois; le barbare, c’est celui qui, n’ayant jamais lu Platon ni Miron, se plaît aux discours d’un LouisPhilippe Lacroix, assez pour en faire le Whip de son parti. Un arbre bien enraciné sait autre chose que son clos ou le clos du voisin: il peut voyager avec les nuages dans le ciel, et, ! ! 114" ! quand il n’y a pas de nuages, voir la Grande Ourse pivoter sur sa queue ou entendre les nébuleuses lui parler une autre langue que celle de Louis-Philippe Lacroix. Pour moi, Virgile et Shakespeare seront toujours plus vivants que la majorité de mes contemporains. Et je ne vois pas en quoi l’Exsultet pascal ou le vieux soleil empêcherait de goûter Léo Ferré ou Robert Charlebois. Je sais que pour produire des choses vivantes, il faut être profondément enraciné dans un temps, dans une race, en un lieu. Mais l’arbre, et surtout l’homme, ne vivent pas que de racines. En même temps que j’écoute la sève québécoise chanter ou gronder dans mes racines, j’entends retentir dans mes fibres et mes feuilles le cri d’Antigone, le fouet de Tacite et le galop du cheval de Roland. Miron dit: « J’entends surgir dans le grand inconscient résineux le tourbillon des abatis de nos colères. » Moi aussi je l’entends, avec le chant du merle qui invoque le printemps sur la plus haute branche de l’arbre. ! ( Le 9 mai 1974) ! ! ! 115" ! ! 21. C’EST DEMAIN QUE J’AVAIS VINGT ANS ! C’est Vigneault qui le dit; ça doit être vrai. Écoutez bien ce qu’a écrit un autre poète bien inspiré: « Le secret du poète consiste à dire la vérité si clairement et si simplement que personne ne croie un mot de ce qu’il dit. » ! Y croyez-vous que c’est demain que vous aviez vingt ans? Ça m’étonnerait, car la formation reçue vous amène sans doute à croire tout spontanément que la pensée d’un poète flotte quelque part au-dessus des nuages, hors du temps et de l’espace. Et pourtant, pourtant, ce que dit Vigneault est très simple: quand tu vis bien, c’est devant toi qu’est la jeunesse, car le temps nous est donné pour rajeunir. Et ça prend du temps, beaucoup de temps, pour nous arracher aux ornières et pour sortir des moules, avec l’intention de commencer enfin à devenir nous-mêmes. C’est demain que nous ferons de grandes et belles choses! C’est demain que nous serons un peu moins cons. Hier et aujourd’hui, ce que nous avons fait, toi, peut-être, et moi, sûrement, c’est peu. Pouvez-vous dire le contraire? Si oui, c’est inquiétant. Mais demain, oh là! attendez et vous allez voir ce que vous allez voir... Avoir vingt ans quand on a vingt ans, ce n’est pas bien difficile. Tout le monde peut faire ça, bien facilement. C’est aussi facile qu’avoir eu vingt ans, si aujourd’hui tu as deux fois ! ! 116" ! vingt ans. Mais dans vingt ans, si vous avez encore vingt ans, ça ce sera plus digne de mention. ! Les professeurs qui ont enseigné au Cégep de Sept-Îles ou ailleurs ces vingt dernières années, et tous les autres « intervenants auprès du s’éduquant », c’est demain qu’ils vont tous sortir de la moyenne, pour devenir excellents? C’est possible. Mais c’est à voir. Souhaitons que nos descendants le voient. Les élèves qui sont passés par le Cégep de Sept-Îles ces vingt dernières années, c’est demain qu’ils vont nous tous nous étonner par leur excellence? Peut-être. Souhaitons-le à leurs descendants. Dites-moi: demain, est-ce que nous ne pouvons pas être meilleurs, bien meilleurs que nous le sommes aujourd’hui? Sûrement. Si nous travaillons d’arrache-pied pendant vingt ans et plus. ! À quoi servirait-il de célébrer un vingtième ou un cent vingtième anniversaire, si ce n’était pour nous rappeler vivement que le sommet de la montagne est encore loin, que le plus difficile et le plus beau reste à faire? Qui d’entre nous a déjà planté son drapeau au sommet de sa montagne? « On n’a pas toujours vingt ans », dit un vieux proverbe, tordu de nostalgie creuse et ankylosé de rhumatisme mental. Sapristi! heureusement qu’on n’a pas toujours vingt ans! Car ! ! 117" ! à vingt ans, on n’était pas rendu bien haut au flanc de sa montagne. Pour parler plus franchement: on était plutôt con. ! Si c’est demain que nous avions vingt ans, ça mérite un toast. Levons nos verres, nos têtes et nos coeurs à nos glorieux vingt ans à venir! ! ! ! 118" ! 22. FAUTE DE NIVEAU ! On me communique le message suivant, émis par une « personne-cadre » du cégep: « Mme X ne pourra être présente à vos cours, faute de décès dans sa famille. » Le message est clair, très clair: il me dit que cette élève sera absente parce que personne n’est mort dans sa famille. Le message a beau être clair, il m’étonne. Il m’incite à tirer la conclusion suivante: Quand cette élève est présente à mes cours, c’est parce qu’il y a un décès dans sa famille, et elle vient à mes cours pour me témoigner sa sympathie. Toi aussi peut-être, ça t’étonne, une pareille logique? Et tu te demandes: « Est-ce l’élève qui est victime de paralogisme, ou la personne-cadre qui faute, faute de savoir s’il y a faute ou pas? » ! Ça ne m’étonnerait pas outre mesure, dans l’état actuel de notre civilisation, de recevoir bientôt un autre message disant: Les élèves Z et Y seront absents au niveau du décès de son père ». Car un des cadres syndicaux des chauffeurs d’autobus de la CTCUQ et « porteur du dossier » des griefs de ses collègues, nous disait récemment vouloir entreprendre des moyens de pression « parce qu’il y a trop de coupures au niveau des costumes ». Ce monsieur se sent-il mal à l’aise dans l’autobus parce que le niveau de son costume a été coupé? Et coupé au niveau des mollets, ou au niveau des cuisses? Allez donc savoir! ! ! 119" ! Au Québec, actuellement, on n’a jamais parlé autant de niveau, et apparemment bien peu savent ce que c’est, un niveau. Chose certaine, le niveau le plus utile pour l’homme, c’est celui qu’il porte dans sa tête. Avec ce niveau-là, s’il est de niveau, il peut mettre ou remettre d’aplomb pas mal de choses. Mais faute d’utiliser intelligemment ce niveau mental, tous les autres niveaux seront détraqués. Peu importe que la majorité soit positive ou négative envers son égard, comme dirait Denis Savard, un de nos hockeyeurs forts en tour du chapeau mais plutôt faibles à l’intérieur du chapeau ou au niveau du casque protecteur. ! Voilà un autre sujet dont on pourrait se faire faute de ne pas parler au niveau de notre prochaine réunion pédagogique. ! (L’échange, bulletin du Cégep de Sept-Îles) ! ! ! ! ! ! 120" ! ! 23. LA TULIPE ROUGE et LE ROUGE DE LA TULIPE ! C’était le 20 mai, je crois. Une tulipe, pour la première fois, sur invitation du soleil, se balança en jupon rouge au sommet de sa tige. Un curieux de personnage passa par là. Il vit la tulipe, ne put s’empêcher de voir aussi le rouge de la tulipe, et en tira la conclusion que le rouge serait plus intéressant à regarder s’il n’y avait pas la tulipe. C’est à croire qu’il y a matière à procès entre la tulipe rouge et le rouge de la tulipe. Il y aurait, il y a, les fans de la tulipe rouge et les fans du rouge de la tulipe. Les autres, plus simples et directs, ne se sont jamais demandé si la tulipe serait plus intéressante et agréable à regarder si elle n’était pas rouge, si elle était débarrassée du déguisement superflu de la couleur. Et ils ne se demanderont peut-être jamais si le rouge ne serait pas plus agréable à regarder s’il était débarrassé de la tulipe. ! Je dis cela sans mauvaise intention, mais parce qu’un de mes amis m’a fait récemment l’étrange aveu qu’on va entendre. Je lui avais envoyé quelques-uns des tableaux que je crée à l’ordinateur. Au gré de l’inspiration, de la température et de ! ! 121" ! mes humeurs, je prends pour thème les chansons des poètes québécois, les grandes légendes grecques ou latines, Tit-Paul la pitoune côtoyant « Ariane ma soeur d’amour blessée », les épinettes de la Côte-Nord, la Loi C-20 sur la clarté référendaire, ou tout autre sujet qu’il te plaira de t’imaginer ou de me suggérer à l’occasion, en passant par Jonas, Zachée, la Nativité et la Résurrection. Mon ami, lui, se disait agréablement surpris par les couleurs que je créais (il n’avait jamais pensé ça de moi), mais il aurait préféré pouvoir les contempler seules, sans avoir à déchiffrer les fables, les symboles et les histoires qu’elles semblaient avoir la prétention de raconter. « Bravo pour les couleurs! Mais si tu pouvais nous dispenser de déchiffrer tes fables, ce serait beaucoup mieux. » ! Il n’a pas dit exactement cela, mais c’est à l’évidence ce qu’il voulait dire. Il y a des choses qu’on peut démêler sans l’aide du psychiatre. Et comme sa remarque m’avait fait quelque peine, j’ai consulté la tulipe rouge de mon jardin pour savoir ce qu’elle en pensait et ce qu’il fallait en penser. La réponse de la tulipe ne se fit pas attendre, sans doute parce qu’elle était quelque peu indignée par le non sens de la question. C’est mystérieux, le langage de la tulipe, autant que celui du huard et la turlutte du merle enivré sur la plus haute branche de mai. Il n’empêche: si on le mérite, on arrive à les ! ! 122" ! entendre et à s’en réjouir de façon très sensée. Quant au langage de la tulipe, voilà ce que j’en ai compris ce jour-là: ! Les gens qui se disent et se veulent de gauche et, en conséquence, réalistes, très pratico-praticalement-pratiques, disent que le rouge est superflu quand on parle de tulipe et qu’on tient une tulipe par sa tige: Une tulipe est un tulipe, et sa couleur est un accident très secondaire. Cette couleur aurait pu exister ou ne pas exister, et on aurait eu quand même une tulipe. Ils ne semblent pas assez perspicaces pour se rendre compte que la tulipe elle-même aurait pu ne pas exister et qu’eux-mêmes auraient pu être ou ne pas être, qu’ils soient blancs, noirs, jaunes, rouges ou vert écolo. Ces gens efficacespratiques-rentables s’accommoderaient volontiers d’un monde où les couleurs, ces superfluités, n’existeraient pas. Ils en rêvent. Mais ne pouvant réaliser ce rêve, ils croient le réaliser autrement: en n’y pensant pas. En faisant comme si les couleurs n’existaient pas. Comme les Mormons, les Témoins de Jéhovah et les fervents de l’Opus Dei, ils adorent le gris nuancé de noir, ce qui leur évite d’être distraits de l’essentiel. ! D’autres gens ne jurent que par la couleur. À leurs yeux éblouis, tout ce qui n’est pas couleur est terne, peu intéressant, décevant, voire même inexistant. Enlevez le rouge de la tulipe ! ! 123" ! rouge, et cette tulipe ne sera plus une tulipe. Il se peut même qu’elle perde ni plus ni moins sa raison d’être. C’est pourquoi un tableau ou un être humain, pour signifier pleinement, ne doivent être que colorés. Si, sous la couleur, on distingue une forme, eh bien! c’est beaucoup trop exiger d’un tableau, et surtout du spectateur. Une couleur ne peut bien représenter qu’un chose: la couleur. Enlevez la couleur, et le monde n’existera plus. Avez-vous remarqué, disent-ils, que la nuit on ne voit rien? Et savez-vous pourquoi? Parce qu’il n’y a pas de couleur. Sans couleur, on se demanderait donc, comme en pleine nuit, si le monde existe. Il faudrait s’en assurer en marchant et en regardant à tâtons. Ce qui ne serait pas drôle longtemps. Dans un monde idéal, il n’y aurait donc que la couleur. Au lieu de demander à quelqu’un son âge ou son nom, on lui demanderait sa couleur. Comme dans la nomenclature actuelle des couleurs, on parlerait d’individus primaires, secondaires, tertiaires, quaternaires, quinquénaires, etc. Une gamme, ou plus précisément une palette inépuisable, extensible à l’infini. ! La couleur, rien que la couleur! Et le monde ira mieux. ! ! *** ! ! ! 124" ! Pensée-éclair: « Un chandail ou une chemise sans pochette, c’est, lui disais-je, comme un mulâtre sans zip et sans zap. -Je ne vois pas le rapport! -Est-ce que ça serait mieux pour toi et pour lui s’il y avait un rapport? ! *** ! ! ! 125" ! 24 . LA JUSTICE A LES BRAS LONGS ? ! Peut-être. Mais elle a sûrement les idées courtes. Voyez plutôt. Quand la Justice, à Sept-Îles, veut recruter des jurés, elle le fait à tour de bras longs. Cette année, elle en rassemblait 400, le 11 janvier, au Palais de justice. ! Quand tu es convoqué par la Justice aux bras longs, tu ne ris pas avec ça, et tu te présentes au rendez-vous, avant l’heure. C’est pourquoi, ce 11 janvier dernier, vers 8h30, 400 conscrits se tenaient au coude à coude dans le hall d’entrée. Jase, jase, parle; jusqu’à 9h30. Pourquoi la Justice croit-elle bon de faire « niaiser » pendant quarante minutes quatre cents personnes? Tout le monde se le demande, sauf elle. Vers 9h30, la Justice prend la parole et dit à ces quatre cents caves de monter dans la salle d’audience. Ça prend bien du temps. Cette salle est encore plus petite que le hall d’entrée; on s’y entasse donc, non plus seulement au coude à coude, mais au fesse à fesse. Et tu attends encore, bétail docile, jusqu’à ce que la Justice prenne les présences. C’est pas rien de prendre environ quatre cents présences; essayez. Quand c’est enfin fini, la Justice t’ordonne de quitter la salle et d’aller voir ailleurs si tu y es. « ON garde ici seulement ceux qui veulent demander une exemption. » ! ! 126" ! ! La salle d’audience commence à se vider, très lentement. Quand c’est à peu près fini, la Justice intervient: On s’est trompé. Revenez tout l’monde dans la salle. » La comédie recommence, en sens inverse cette fois. La salle, lentement, se remplit de nouveau au fesse à fesse. Qu’est-ce qu’on fait maintenant? On attend le juge. Il doit être en train de déjeuner, celui-là. Après son déjeuner, il arrive, salue amicalement les caves et décide finalement de s’asseoir. « Faites entrer l’accusé! » proclame-t-il. Oui, mais où diable est-il, cet accusé fantôme? Personne ne semble le savoir. Un employé de la Justice fait quelques téléphones, sort s’informer auprès de la Justice externe, revient, puis attend. Et quatre cents caves attendent avec lui que la Justice veuille bien trouver son accusé. Le trouvera-t-elle? Peut-être, mais Dieu sait quand. C’est à ce moment que je décide de sacrer le camp. J’ai mon voyage. Moi, je me sentirais incapable de faire « niaiser » ainsi une seule personne que j’aurais convoquée. La Justice, elle, en convoque 400 et les traite comme du bétail, sans y voir, apparemment, aucune injustice ou folie. C’est fou ce qu’on peut être grossier quand on a pour soi la Justice! ! Si on me convoque pour être éventuellement juré, c’est qu’on me croit doué d’un minimum de bon sens. Est-ce trop ! ! 127" ! demander à ceux qui organisent la sélection de ces jurés d’avoir, eux aussi, un minimum de bon sens et de savoirvivre? La prochaine fois qu’on recrutera 400 citoyens innocents pour les « niaiser » pendant des heures, j’espère que ces 400 citoyens décideront de ne plus se laisser traiter en cons-caves par les escogriffes de la Justice. On appellera ça la glasnost, ou, plus précisément, la déconstipation de la Justice. ! ( Le Nord-Est, 28 janvier 1990) ! ! ! 128" ! 25 . LETTRE FERMÉE à M. Jean Bienvenue ! Je serai bref. Parce que, comme dirait avec emphase M. Bienvenue, je dois consacrer mon temps très précieux au service de la très chère population de Matane et de ma province religieuse. ! M. Bienvenue, dans sa lettre ouverte, insiste d’une façon peu charitable sur mes manquements à la charité. Je n’ai pas de mal à reconnaître mes torts sur ce point. Prêtres ou députés, mahométans ou millionnaires, chrétiens ou non croyants, fédéralistes ou normaux, nos manquements les plus nombreux et les plus graves sont toujours des manquements à l’amour. Mais il y a charité et charité. Quand Jeanne d’Arc prend l’épée pour « bouter les Anglais hors de France », elle ne manque pas à la charité: elle pratique la charité. Et son épée n’est pas un simple symbole, une espèce de béret blanc inoffensif: c’est une épée réelle, efficace. Dans l’Église de Dieu il y a des saints agneaux; il y a aussi des saints tout aussi charitables qui étaient des lions et qui ne rasaient pas les murs quand ils sortaient en ville. Ils ne rasaient pas les murs, mais il leur arrivait de raser des barbes. ! M. Bienvenue met beaucoup d’insistance inutile à s’étonner que je ne me sois pas présenté comme le Père ! ! 129" ! Beaupré, prêtre de Jésus-Christ et provincial des Clercs de Saint-Viateur. Il dit que, pour manquer plus facilement à la charité, j’ai cru bon de ne pas m’identifier. À la suite de mon nom, j’aurais peut-être dû ajouter B.A., Licencié ès Lettres, Adjoint au DSP, pour que M. Bienvenue et quelques malheureux lecteurs ne risquent pas de me confondre avec le Géant Beaupré. Je dirai tout simplement à M. Bienvenue que si j’étais un lâche qui a peur de s’identifier, de s’exposer aux coups, je n’aurais pas écrit l’article qui m’a attiré sa colère et celle des Libéraux. J’ajouterai que je n’aime pas mettre la religion au service de la politique, comme M. Bienvenue prend plaisir à la faire. ! M. Bienvenue trouve dans mon article de la poudre, de la dynamite, des invitations à peine voilées à la violence. Pour un peu, il en appellerait à la Royal Canadian Mounted Police. Il faudrait prendre un jour le temps de dissiper les équivoques autour de ce mot de violence. Je n’en ai pas le loisir ici. Il suffira de donner un exemple: Les exploiteurs très honorables qui prospèrent à même la misère des autres, poussent des cris scandalisés si un de leurs exploités s’avise un jour de casser quelques vitres, quelques dents, ou de crever quelques pneus. Violence dans les deux cas, c’est sûr. Mais les gros parlent très peu de la grosse violence permanente des gros, et ils insistent en pharisiens sur ! ! 130" ! la violence des faibles, peut-être plus spectaculaire mais habituellement moins ignoble et beaucoup moins coupable. La violence, M. Bienvenue, c’est, par exemple, de voir, dominant l’aéroport de Mingan, l’annonce St-Lawrence Fishing and Hunting Club Inc. C’est ce genre de violence insolente qui devient insupportable à ceux qui se cherchent une patrie qui leur parle d’amour en leur langue. ! M. Bienvenue, à l’exemple de son chef fédéral, interprète de façon fantaisiste le vote péquiste. Selon M. Bienvenue et M. Trudeau, 5% seulement des Québécois veulent la souveraineté du Québec; et parmi ceux-là se trouvent les étudiants du cégep auxquels M. Bienvenue envoie un coup de chapeau bas, pour ne pas dire un coup bas de chapeau. Libre à M. Bienvenue et à M. Trudeau de torturer les chiffres pour qu’ils rendent à tout prix un son fédéraliste. Quand nous aurons fait l’indépendance, nous en reparlerons à MM. Bienvenue et Trudeau. M. Bienvenue parle de son honorable majorité libérale de 3,000 voix, majorité insultée, paraît-il, par mon article; moi, je lui parle des 600,000 Québécois insultés par ses interprétations fédéralistes à la Trudeau. ! Enfin, je dirai à M. Bienvenue que moi aussi, pour un temps du moins, je préfère mettre fin à ce débat et consacrer ! ! 131" ! mon temps précieux à écrire des lettres d’amour à Iseult, Nausicaa et Juliette. Ce sera plus charitable, utile et agréable. ! (La Voix gaspésienne, 10 juin 1970) ! ! ! ! 132" ! ! ! 26 . BIEN CHANGÉ ? (J’avais envoyé à l’un de mes anciens élèves un essai inédit intitulé Les Québécois. Il m’a dit qu’il en avait trouvé le ton revanchard, méprisant et même haineux. Il n’avait pu poursuivre la lecture de cet essai: c’était trop pénible pour lui. Il disait qu’il préférait se souvenir de l’ancien professeur qui lui enseignait le français, le latin, le chant, le cinéma et les arts plastiques. -Voici la réponse que je lui ai donnée:) ! ! Tu disais donc que tu me trouves bien changé. Pour l’essentiel, c’est faux. Pour le secondaire, c’est vrai: j’ai maintenant 82 ans. Je n’ai plus depuis longtemps l’air d’un jeune premier. Mais je crois pouvoir dire avec Félix Leclerc: « Ce n’est pas parce que je suis un vieux pommier que je produis de vieilles pommes. » Ce qui est vrai des pommes, l’est également de mes émotions, de l’essentiel de mes idées et de mes écrits. Quant à mes relations avec Dieu, je peux affirmer que, grâce à lui, elles se renouvellent, se rajeunissent, s’éclairent et se fortifient à chaque Noël de chacune de mes journées. Mais il me faudrait un long temps pour répondre aux allégations de la Couronne. Je résume, pour ne pas dire que je squelettise: ! ! ! 133" ! -« Revanchard, mépris, haine... », dis-tu. Et c’est vrai en bonne partie. C’est vrai que je méprise et haguis passablement de choses et de gens. Si tu ne méprises pas les violeurs et si tu ne haguis pas les assassins, tu es un tiède, un neutre, un noui, un invertébré inspirant la nausée. Quand tu aimes, tu hais tout ce qui s’oppose à ton amour et à ce qui te semble digne d’être aimé et défendu. -« Oui, mais ne peut-on pas le faire avec de bonnes manières et un bon ton (charitable)? » -C’est ce que disent les diplomates et les impartiaux qui veulent ménager à la fois la chèvre et le chou, Hérode et Ponce Pilate, le loup et l’agneau, David et Goliath. En sacrifiant toujours, sur l’autel de leur lâcheté, le plus faible et l’innocent. Au nom de « la bonne entente » et parfois même de la charité, comme le faisaient hier encore les nonces apostoliques en visite chez nous, pour nous inciter à la soumission, c’est-à-dire à la démission. Ils arbitraient avec impartialité le match David-Goliath, en recommandant aux deux adversaires de s’abstenir des coups en bas de la ceinture. ! Mais si tu décides de t’attaquer à « la Bêtise au front de taureau » (Baudelaire), à la fourberie et à la domination des Puissances aussi arrogantes que perverses, tu n’utilises pas des plumes de serin ou des slogans nounounes comme « Faites l’amour, pas la guerre » ou « Peace, Pot and Love. » Le Magnificat, un chant bien chrétien s’il en est, nous dit que le Seigneur « a déployé la force de son bras, et débarqué ! ! 134" ! les puissants de leurs trônes. » On ne débarque pas les puissants de leurs trônes avec des sourires onctueux, impartiaux, et des promesses électorales. ! Les Puissances arrogantes que j’attaque, ce ne sont pas tant celles du passé que celles du présent. Il ne s’agit donc pas de revanche, mais de riposte à des attaques bien d’actualité, même si elles s’étalent sur deux siècles et demi. Et ces Puissances m’attaquent sauvagement ou sournoisement avec l’aviation, la marine, les blindés, le mensonge, l’artillerie lourde, les forces d’occupation, leurs institutions supposément impartiales comme leur Supreme Court, les millions par centaines (ceux de commandites ne sont que la pointe de l’iceberg), la peur et autres procédés ignobles. Et tu voudrais que je riposte avec retenue et courtoisie? Le Chrétien promoteur des commandites, le conseiller suprême Pelletier, le gros Ouellet, Guité, le très gros Cagliano (« Je dis gros parce qu’il n’est pas petit » , comme le faisait remarquer Jules Fournier parlant du gros Premier Ministre Gouin suintant l’infamie), ces messieurs te semblent-ils mériter respect, courtoisie et retenue? ! Et permets-moi d’ajouter ceci: pour tous ceux-là, il m’arrive de prier, et même assez souvent: ils ont sûrement un grand besoin de la grâce de Dieu, peut-être pas autant que moi, mais presque. Cela, au plan surnaturel. Mais au plan ! ! 135" ! terrestre, temporel et actuel, ils méritent d’être combattus de tout mon coeur, de toute mon intelligence et de toutes mes forces. Pas tout le temps, mais souvent; car eux, ils sont continuellement à l’oeuvre. Et si je le dis, ce n’est pas parce que j’ai le prurit de la persécution. La Loi C-20, tout de même, ça ne remonte pas à 1867! Le reste du temps -et il m’en reste beaucoup -, je m’occupe à caresser mes ancolies ou mes tulipes, à louer l’hirondelle et le merle qui font le printemps, à me baigner l’esprit dans l’aquarelle, à chanter le Magnificat ou À la claire fontaine, à lire les grands poètes, à vénérer Vermeer à deux genoux, et à contempler mon chat enroulé dans sa longue et voluptueuse méditation. ! Je ne tiens absolument pas à me promener sur la place publique ou dans mon salon avec le couteau de la circoncision tenu serré entre les dents, avec la tronçonneuse et les bâtons de dynamite en bandoulière, comme les égorgeurs au nom d’Allah est grand aiment bien le faire. Les bouchers George W. Bush, Sharon et Poutine ne m’inspirent pas plus de respect que le sourire vicieux et constipé de l’Ayatollah Khomeini et de Calvin. Tu as déjà vu rire, toi, Calvin et l’ayatollah en question? Et que penses-tu du sourire impartial de Ryan, le soir du premier référendum, quand il disait que c’était une grande ! ! 136" ! victoire pour le Canada? Et c’est peut-être ce que ce crabe dont on a vanté sur tous les toits et dans toutes les tours, le style de croque-mort et la remarquable impartialité -a dit de plus juste dans toute sa carrière. Un impartial qui, jusque dans son testament, prendra parti contre son peuple. ! Le reste, et il en reste beaucoup, qu’il me reste à te dire, j’espère pouvoir t’en dire une partie si, l’été prochain, tu prends le temps de venir pêcher la truite avec moi. En attendant, va te procurer Mon encrier de Jules Fournier, et lis. On l’a très souvent accusé, lui aussi, de sentiments et de propos outranciers. Parce qu’il se battait à l’épée contre les journalistes avachis et la racaille politique ou financière de son temps. ! Je t’envoie quelques dessins supplémentaires. À leur manière, ils pourront t’inciter à conclure que je ne suis pas un dangereux fanatique. Et que j’ai gardé mon âme d’enfant. (Le 11 janvier 2005) ! ! ! 137" ! 27 . RÉSURRECTION ! J’espère arriver à Noël à peu près en même temps que vous. Mais j’arrive de loin. En juillet, j’ai eu une hémorragie cérébrale qui m’a fait descendre à la racine des montagnes et de l’angoisse. Van Gogh a vu les montagnes rouler comme vagues en délire, et les gens du Lac Saint-Jean ont vu les leur fondre en coulées de lave. J’ai vu les miennes crouler comme des banquises au fond de l’Arctique. L’impression de flotter, ou plutôt de couler à pic dans le vide, sans point d’appui, sans ancrage, sans bouée de sauvetage. Le phare de la foi, oui, mais balayant le vide des ténèbres « dont le centre est partout et le circonférence nulle part », aurait dit Pascal, avec Job et bien d’autres naufragés de la vie. ! Puis, la résurrection est venue. Et avec Dante et MarieMadeleine, j’ai vu de nouveau, à l’aube, la douce lumière trembler de joie à la surface de la mer. ! Rien de tel qu’une hémorragie cérébrale pour « remettre les choses en perspective », comme on dit en langage assez pédant. Autrement dit: pour mettre du plomb dans la tête, ou du moins pour en remettre. Dans le vide souffrant, j’ai prié comme jamais je n’avais prié. Puis un jour, je me suis senti de nouveau porté dans les bras de mon Père, avec les saints et les anges en admiration et ! ! 138" ! en joie. Devenu beaucoup plus sensible à la détresse humaine, à la détresse de tout homme. Ce qui fait mieux comprendre le besoin que nous avons d’être constamment sauvés par le Dieu de tendresse de Noël. ! Si j’ai pêché plusieurs longues nuits sans rien prendre, un matin, le Christ ressuscité m’attendait sur la plage, près d’un feu, avec du poisson rôti, pour célébrer ma résurrection et la sienne. Je vous invite à ce repas qui ressemble étrangement à celui du premier et de tous les autres Noëls. ! (Décembre 1996) ! ! 139" ! 28. LETTRE À JEAN LAROSE ! Cher monsieur, ! J’ai lu et relu La souveraineté rampante. J’y retrouve des idées qui ont inspiré mon travail d’enseignant et ma lutte pour la souveraineté du mon peuple. ! Ce que vous dites de la littérature contredit la pratique barbare qui d’abord a fait de la littérature et de la langue des activités marginales, obnubilées par la priorité donnée, dans l’organisation générale des études, aux concentrations dites efficaces-pratiques-rentables. L’étudiant ou « le s’éduquant » comme ils disent en leur joual pédant, est hypnotisé par son champ (camp) de concentration, puisque tout le système, y compris les exigences des universités, le force à investir le meilleur de ses énergies dans le puits ou le trou de sa concentration. En même temps, l’enseignement lui-même de la littérature et de la langue a été déstructuré, désossé, en sorte que plus de la moitié des élèves de nos cégeps (qui, nous dit-ON, font l’envie des autres peuples) sont des analphabètes diplômés en langue maternelle et, par une conséquence fatale, dans tout le reste. De multiples autres causes expliquent cet état de décomposition. Mais en observant le sort qu’on a fait à la langue maternelle et à la littérature, on a une bonne prise pour ! ! 140" ! diagnostiquer la maladie (la décomposition) intellectuelle à l’origine et tous les autres débondements. L’immuno déficience mentale, ça existe; et c’est pour le moins aussi dur à cerner que le sida et encore plus difficile à guérir. ! Vous parlez peu de la langue. Évidemment, défendre la littérature, c’est défendre la langue. Car comment faire un travail quelque peu sérieux sur les oeuvres littéraires, sans une maîtrise minimale de la langue? Maîtrise qui fait défaut chez plus de la moitié de nos élèves du cégep (et de l’université, si j’en crois les spécimens diplômés qu’elle « restitue » sur le marché). Envers et contre tous les programmes du secondaire et du collégial, j’ai toujours farouchement tenu à mener de front l’étude de la littérature et l’étude systématique de la langue. Avec la conviction que l’étude d’une phrase de Pascal ou de Ferron, dégageant à la fois la structure et les nuances de la pensée inscrites dans et par la langue, était aussi propre à structurer et assouplir la pensée que l’étude de l’intrigue et la psychologie des personnages dans Andromaque ou Kamouraska. Un poème de Miron ou d’Aragon exige le même travail: comment, en effet, profiter du message, si on ne l’a pas d’abord entendu ou si on l’interprète n’importe comment parce que les mots et la syntaxe forment un magma sans consistance pour le récepteur? C’est pourquoi j’ai cru aussi ! ! 141" ! utile d’écrire pour mes élèves une méthode d’analyse de la phrase française que de leur écrire une initiation aux oeuvres poétiques ou autres. Vous ne semblez pas avoir la même préoccupation. Je dois me tromper. ! Quant à la souveraineté, elle est rampante, elle aussi. Dans l’esprit tordu des fédéralistes, qui n’en sont pas encore rendus à la notion de peuple québécois. Bourassa croyait que l’âme d’un peuple, ça se nourrit et se chauffe à l’électrifficacité. Voit-on Bourassa, Johnson et Chrétien lire Platon, Montaigne, Miron ou Shakespeare? Trudeau, lui, disait qu’il aimait bien Baudelaire. Voire! Hitler et Staline aimaient bien cajoler les petits enfants, et Rockefeller justifiait ses milliards, extraits du sang des pauvres, en disant que le judéo-christianisme invitait les hommes à développer leurs talents... Ils volent bas, au niveau de l’économie, comme des épiciers. Pour qu’un homme ou un peuple soient libres, il suffit qu’il soit nourri, chauffé, éclairé et bien intégré à l’économie mondiale. Que d’autres prennent pour lui les décisions majeures et le tiennent en laisse, cela n’affecte en rien sa dignité. Le ventre leur tient lieu d’âme. Et quand Johnson, on ne sait trop par quel hasard, se met à parler du « coeur » des Québécois, on a la même pénible impression que lorsque Ryan se mettait à parler d’impartialité ou d’honnêteté. ! ! 142" ! Et pour eux, la voie la plus sûre pour toucher les coeurs des Québécois, c’est de leur mettre la peur au ventre. ! En plus d’être bas, ils sont haineux. Ferron dirait qu’ils haguissent (« détester fortement ») le Québec. Presque autant qu’à Toronto. Vous vous souvenez du sourire, mi-hyène michacal, qui illuminait le visage de Trudeau quand il venait de frapper un coup bas sur le Québec? Et le même rictus sur le visage de Jeanne Sauvé, grimace qu’André Ouellet cultive par osmose. Et s’ils frappaient sur le Québec un maître coup bas à la hache (Trudeau et sa tête postiche sur le billot la veille du référendum), ils triomphaient. Avec un peu de honte (le visage de Ryan et de Chrétien le soir du référendum), mais tout de même avec le sourire crispé de vertu du devoir accompli. Avec les Yvettes twistant dans les remous du drapeau Canadian Tire. Leur triomphe les rend encore plus bas et laids. ! Et ce peuple, le nôtre, qui n’en finit plus de se prêter à l’enculage. Peuple maganné de toutes les manières depuis que son histoire est l’épopée des autres. Ceux qui le houspillent le plus parce qu’ils souffrent le plus de le voir misérable, ce ne sont pas Richler, William Johnson ou Libman. C’est, par exemple, un Jules Fournier, sur lequel se sont acharnées les crapules de son temps. Méprisé et devenu en bonne partie méprisable, ce peuple, le nôtre, le seul qui soit le nôtre, sera ! ! 143" ! peut-être sauvé à cause de sa misère même. Comme les lépreux, les paralytiques et les aveugles de l’Évangile. Que nous entendent les esclaves « nègres » ensevelis qui servent de fondation aux gratte-ciel de New York, et tous les autres « nègres » d’ailleurs qui supportent les gratte-ciel des glorieuses multinationales américaines. In the negros we trust!, slogan qui conviendrait beaucoup mieux aux Américains que leur In God we trust. Quoique le Dieu de leurs trusts ne manque pas d’à propos: leurs trusts nous renseignent sur leur Dieu. ! Dans votre livre, vous signalez au passage comment on utilise le tomahawk amérindien pour nous taper à la fois dans le ventre, pour nous faire peur, et sur la tête, pour nous inviter à la retenue. À la suite de l’été indien, j’ai voulu rassembler mes impressions et mes convictions sur le sujet. J’ai soumis le manuscrit à trois éditeurs qui m’ont répondu au mieux par leur silence. De Sept-Îles, que peut-il sortir de bon, hein? Je vous en envoie un exemplaire, d’une édition artisanale, autant dire posthume. ! Jadis, à Matane, j’ai essayé de stopper l’avalanche des polyvalentes. Quand j’ai suggéré de construire, sur le territoire de cette régionale, trois écoles de 1,000 élèves chacune, au lieu d’une seule belle grosse école centrale de 3,000, avec une flotte spectaculaire d’autobus drainant toutes ! ! 144" ! les paroisses dans un rayon de 60 kilomètres, on a dit que j’étais contre le Progrès. À tout le monde il paraissait irréfutable qu’une école de 3,000 élèves serait trois fois meilleure qu’une école de 1,000. Et quand j’ai demandé aux fans de la grosseur si une femme de 750 livres leur semblait six fois plus efficace à tous points de vue qu’une femme de 125 livres, j’ai frappé un noeud ou une corde sensible. Lisette Morin, alors journaliste à Rimouski, « métropole de la Gaspésie », et porte-étendard du Progrès, a cru bon de me remettre à ma place en disant: « Comment le professeur de Matane peut-il oser mettre en doute cette école polyvalente que les commissaires nous proposent après avoir parcouru la planète et surtout les ÉtatsUnis? » Évidemment, je ne faisais pas le poids. Si encore j’avais enseigné à Rimouski, on aurait pu causer. Vous vous souvenez que dans Le Petit Prince un astronome turc est passé par les mêmes émotions. Les Madelinots non plus n’ont pas fait le poids devant Brigitte Bardot. Et on peut dire, sans trop de risque d’erreur, qu’Alain Grandbois n’aurait pas fait le poids devant Mitsou ou Vanessa Paradis, pas plus que Ronsard ou Apollinaire devant Foglia, que les Tchétchènes devant Eltsine, pas plus que Rina Lasnier devant le Polyphème Howard Hughes, que Jean Baptiste devant Salomé, que Jésus-Christ devant Hérode et Ponce le Pilate, que le Petit Prince devant Rambo III, Rocky V ou le warrior Lasagne. ! ! 145" ! ! Pensent bas et gros comme Lisette Morin et Trudeau ceux pour qui un pays multiculturel est forcément plus cultivé que la France, l’Angleterre ou la Grèce antique. Et un pneumatique comme Ryan qui, à son réveil, a besoin de gonfler ses poumons à l’air venu de l’Atlantique, de l’Arctique et du Pacifique en survolant « nos » Rocheuses et « nos » Grands Lacs, eh bien! ce gonflé aura nécessairement des idées profondes comme l’Océan et pas mal plus hautes que les Laurentides. Je deviens lyrique, bien que né avant la génération dite lyrique. Restons-en là. ! Et Dieu vous garde d’être souverain! Jules Fournier prétendait, au débout de ce siècle -qui fut celui du Canada, comme l’avait prédit Sir Wilfrid… -, que dire d’un Québécois qu’il avait de l’esprit, c’était lui faire une grave insulte et le perdre dans l’esprit et l’estime de ses compatriotes. Avoir l’esprit souverain comporte aujourd’hui le même risque sur cette Terre Québec. « Salut! terre qui a porté Frontenac et le juge Langelier, d’Iberville et Sir Lomer Gouin... etc. » Et maintenant que cette terre a porté Robert Bourassa, Ryan, Ciaccia et André Ouellet, jusqu’où n’étendra-t-elle pas sa souveraineté et sa gloire? Oh Quebec Incorporated and Limited, we stand on guard for thee! » Qui disent. ! ! ! 146" ! À vous, je dis que les grands vents balayant le golfe en face de chez moi, ça ne ressemble pas du tout aux airs fédéralisants des cornemuses qui ont enchanté les funérailles de Diefenbaker. En foi de quoi j’ai signé, Viateur Beaupré. ! ! ! 147" ! ! 29. Ne dites pas, mais dites… ! Les mots ont leur importance, ça c’est certain. L’une de leur utilité, c’est de renseigner sur la lucidité et la santé mentale de ceux qui les utilisent. J’en donne ici trois bien modestes exemples. ! En ce printemps 2006, les médias ne cessent de nous donner des statistiques sur les listes d’attente dans nos salles d’urgence. D’heure en heure, il nous informent aussi sur les braves soldats canadiens tués en Afghanistan. Au moment où je vous parle, on en dénombre une douzaine. C’est triste. Mais ce qu’il y a de consolant, c’est que la moitié d’entre eux ont été « descendus » par des tirs amis ». Imagine la scène: tu es allongé sur le sol, avec ton gilet pare-balles, tenant ferme ton KK-47 bien huilé, et surveillant avec une attention aiguë l’ennemi qui peut surgir de partout. En effet, pendant que tu le surveilles, tu reçois une balle en plein front. Dis-moi: as-tu alors le goût en même temps que le temps de te demander si la balle qui te descend est un cadeau d’un ami ou d’un ennemi? Et même si, par hypothèse peu probable, tu avais le temps et le goût de te poser cette question, et que tu avais le temps d’avoir l’assurance que c’est un ami qui t’a descendu, en tirerais-tu la conclusion que tu peux mourir ! ! 148" ! chanceux: ce n’est pas rien d’avoir été descendu par ton ami sergent, W.-S. Sansregret, plutôt que par un maudit Taliban? Si c’est son ami qui lui a tiré amicalement dessus, ne pensez-vous pas, les journalistes, qu’il a eu son compte, qu’il en a eu pour son argent, qu’il a eu sa récompense et qu’on pourra se dispenser de lui faire des funérailles nationales présidées par la lieutenante-gouverneuse en personne? ! * ! Un de nos ambulanciers a trouvé un bon moyen d’exprimer sa sympathie à l’égard des morts dans un accident de la route. Il nous raconte à la télévision ce qu’il a pu constater sur les lieux où s’est produite la collision frontale doublement mortelle. Il nous informe charitablement que lorsque l’ambulance des secouristes et l’équipe volante des psychologues sont arrivés sur la scène, « deux bénéficiaires de l’accident étaient déjà morts. » Triste fin pour les psychologues laissés en panne, mais grande consolation pour les deux morts qui, pendant et après, ont bénéficié de l’accident. Ils reposent en paix. ! * ! D’autres nous disent que si tu fumes, tu cours la chance d’attraper un cancer des poumons et qu’eux ils courent la ! ! 149" ! chance d’attraper un cancer du cerveau. Faut-il dire ici: tenter la chance ou tenter ta chance? ! ! ! 150" ! 30 . DIALOGUE DE MALENTENDANTS PLUTÔT SOURDS ! Me voilà suffisamment sourd pour commencer à entendre certaines choses. « Les ans en sont la cause », a dit La Fontaine, et vous l’apprendrez sans doute à vos dépens si un jour vous parvenez aux deux tiers de mon âge. ! Quand je dis entendre, j’entends par là que je comprends qu’un sourd passe de mauvais moments à vouloir entendre ce qu’ON lui dit et ce qu’ON dit aux autres ON. Mais il arrive aussi qu’un sourd -ou son équivalent en décibels -passe de très agréables moments, non pas à jouer à la Bourse ou au tennis, mais tout simplement en pratiquant son métier de sourd. En voici un exemple, modeste, comme l’usage plus ou moins hypocrite veut qu’on dise. ! J’ai un confrère de classe, Rosaire, qui me téléphone de temps en temps: il croit me rendre service en me donnant de ses nouvelles. C’est gentil. Mais Rosaire est, je crois, un peu plus sourd que moi, sourd comme un dessous de montagne et, par une conséquence maintenant très bien connue, il ne sait pas s’il vous parle trop ou pas assez fort au téléphone. Moi, je sais qu’il ne parle pas assez fort et qu’en plus il bredouille sans qu’on puisse dire qu’il gazouille. Lui, à l’autre bout de la ligne, au diable vauvert, c’est-à-dire à Montréal, il fait sans doute le même constat et se demande s’il a affaire à un sourd. ! ! 151" ! Un certain soir mémorable, il m’appelle. Je suis en train de me brosser les dents. Ma femme ( devrais-je vous dire: ma chum, ma conjointe, ma partenaire? ) répond au téléphone, et lui, de l’autre bout de la ligne, c’est-à-dire du diable vauvert, essaie de lui faire entendre qu’il est Rosaire et qu’il aimerait bien parler à Viateur. Et là commence la tragi-comédie. -C’est Rauz-haire. M’entends-tu? Je répète: m’entendstu? Et toi, comment ça va? -Qui parle? J’entends mal. Répétez, s’il vous plaît. -C’est Rô-shère. M’entends-tu? -Non. Essayez d’épeler votre nom. -Tu dis? - Je dis d’essayer d’épeler votre nom pour savoir à qui je parle. Je n’aime pas parler à des fantômes ou à des anonymes. -Anonyme, tu dis? Ah! je viens de comprendre: tu veux mon nom? Je te l’épelle, mon nom. Écoute ben. R comme dans Rosaire. O comme dans omicron. -O comme dans quoi? -O comme dans l’omicron grec, tu te souviens? Je continue. S comme dans sapristi; a comme dans l’alphabet romain; i comme dans isopet. -I comme dans quoi? -I comme dans isopet. On peut aussi l’écrire avec un y. Ysopet, ça te dit rien? -Non. Passons. ! ! 152" ! -Je passe. Et je répète, en résumé. R comme dans Rosaire; et, pour finir, e comme dans et ta soeur? -Si je comprends bien, tu es Rosaire. Comment ça va, Rosaire? ! Et ça continue à cette vitesse. Ça ressemble à la vitesse de croisière d’un brave Père Oblat que je connais: sur l’autoroute, il roule habituellement à 28 kilomètres/heure. Il lui arrive, tout de même, de faire des pointes à 31 kilomètres. Pendant qu’il te dit: Le --Seigneur--est --(ou soit--avec --vous », tu as eu le temps de te rappeler pas mal de choses, par exemple où, quand? comment? pourquoi? combien tu as pris de lièvres à ta dernière expédition de chasse, et s’ils étaient gros ou petits, blancs ou encore bruns. Passons, je vous prie. Rosaire et moi aurions besoin de la traduction simultanée pour mal entendants sourds. Je ne sais pas si ça existe. Chose certaine, notre conversation ressemble aux sous-titrages dont Radio-Canada agrémente actuellement ses nouvelles. Sceptique, la journaliste, se demande si Stéphane Dion a le bon momentum pour gagner sa course à la chefferie, et le texte à l’écran se demande si le Stéphane en question a le bond mot ment homme. Et si la journaliste a le malheur de parler de catastrophe, le sous-titrage s’empressera d’améliorer les choses en parlant, lui, de K tasse trope (ou struck). Ce n’est peut-être pas faire une digression (dit graisse scion) trop longue, si j’exprime, modestement, l’opinion que ! ! 153" ! Radio-Canada croit que les malentendants jouissent d’une antenne spéciale pour détecter les analogies, les subtilités et les raffinements du langage. Mais il est plus probable que cette fameuse station de renommée internationale, « La meilleure au monde », dirait Jean Chrétien, se fiche éperdument que les malentendants et tous les autres comprennent ce que Radio-Canada a mission de faire entendre au nom du Canada, « le meilleur pays au monde ». ! Anyway, le show must go on et la conversation itou. Pendant un sacré bon bout de temps, à force de répétitions, de supplications, d’impatiences et de déceptions, on aura fini, nous deux, par nous dire une ou deux choses de faible portée et de non moins faible amplitude. Plus précisément, Rosaire et moi avons fini par comprendre qu’il s’était fait installer l’internet, que sa femme en était la secrétaire obligée et que lui, fort maintenant de cet incomparable outil de communication, il pourrait m’envoyer de ses nouvelles aussi souvent que ça lui plairait. Il voulait donc -lui avait dit sa femme -, que je lui envoie mon adresse électronique (e comme dans Elvis; l comme dans la rue (ou Larue); e comme dans Elvina; c comme dans con; t comme dans tramway (même s’il n’y en a plus ); r comme dans rasoire (-ou Rosaire?); o comme dans ohohoh; n comme dans nono; i comme dans i es-tu fin, lui; q comme dans qu’es-tu dit?; u comme dans u; e comme dans enfin.] ! ! 154" ! ! « Fort bien », comme disait jadis le premier ministre Balladur à tous ses Français et Françaises qui voulaient bien l’écouter et l’entendre. Mais moi j’essaie de faire entendre à Rosaire qu’une adresse électronique est tout ce qu’il y a de plus vicieux et entêté : si vous lui donnez un point de trop, un a mal placé, l’apparence ou l’ombre d’un iota en moins ou en plus, il refusera tout net de vous obéir. (Comme disait Roland le preux: « Décidez mon cheval / Car il a l’habitude étrange et ridicule / De ne pas m’écouter quand je veux qu’il recule »). Rosaire, lui, pense que sur internet on peut dire n’importe quoi, avancer ou reculer, et voyager en toute sécurité, sans avoir à se casser la tête (et les oreilles?) avec toutes ces vétilles, bisouneries et chinoiseries. Je finis par lui faire entendre de m’envoyer par la poste courante un petit mot accompagné de sa précieuse adresse électronique. En échange (ou en revanche), il recevra la mienne. « Il semble avoir compris et me dit: Donne-moi-la , ton adresse postale, j ’ai seulement ton numéro de téléphone. -C’est simple comme bonjour, la parenté: sur ton enveloppe, tu écris Viateur Beaupré (avec un accent aigu), 101, rue de La Vérendrye, Sept-Îles, Qc, G4R 4X2. C’est peut-être simple, me direz-vous aussi; mais vous ne pouvez pas vous imaginer le temps qu’il lui a fallu pour se rendre à cet énigmatique G4R 4X2. Rien que sur Rue de La Vérendry, il a marché cinq minutes sans rien comprendre. Ce ! ! 155" ! qui prouve, entre autres choses, que sur le canot de Pierre Gaultier de La Vérendrye où se serait engagé Rosaire, ce capitaine au long cours aurait donné des ordres à son équipage de rameurs pour qu’on noyât Rosaire avant qu’il ne humât le Lac Huron. ! Quand enfin je crois lui avoir donné cette adresse de dix minutes de long, Rosaire revient à la charge avec sa première idée: c’est un rusé. Il veut tout de même que je lui donne mon adresse électronique. Imaginez le drame. Il s’agit de lui faire comprendre que cette maudite adresse s’énonce comme suit: [email protected]. Viateur, il comprend ça après trois essais. Ce qui lui facilite la compréhension de beaupre. (Rosaire se demande tout de même pourquoi je prononce beaupre et non beaupré, comme c’’était l’usage, longtemps jadis, au temps où nous étions confrères de classe.) -« Ah oui! ça me r’vient: Viateur Beaupré! Il fallait y penser. -C’est sûr. Mais tu aurais pu trouver y penser avant, bordel! ! Et nous avançons péniblement dans cette maudite adresse truffée de traquenards. Rien que pour lui faire écrire correctement (et rien ne m’assure qu’il l’a fait) l’étrange cgocable, il a fallu, je crois, environ quinze minutes. ! ! 156" ! -Relis-moi ça lentement, à haute et intelligible voix, comme aurait dit Anne Hébert. -C’est cgacable I(c comme dans capucin; g comme dans gugusse; a comme dans assez bien, merci, et vous? -C’est pas cga, mais cgo. O comme dans Octave, le futur Auguste, bordel! et non pas a comme dans assez, c’est assez, merde! -O comme dans Octavebordel en un seul mot? -Mettons. Mais, si tu veux, nous allons mettre fin à notre commun supplice. « L’attelage suait, soufflait, était rendu » aurait encore dit La Fontaine. Avant de te coucher, après avoir pris une bonne douche, demande à ta sainte femme de m’envoyer un courriel. Quand j’aurai ton adresse électronique, on finira peut-être par s’entendre. ! Les jours passent, les jours ont passé, et à l’heure où je vous écris, je n’ai toujours pas reçu de courriel en provenance de Rosaire, Montréalais dans la moyenne. Devinez pourquoi, même si vous êtes un peu, pas mal sourd. Ça ne fait rien. Car en échange, à peu près chaque jour, pendant cet intervalle, j’ai reçu un courriel de Viagro, deux courriels de Viagra « celui qui fait toute la différence », et trois de Koreen Laska, distributrice autorisée et exclusive du White Spot. (s comme dans Stéphane; p comme dans Pol spot; o comme dans ô temps, suspends ton cours; et t comme dans tuttuttut en un seul mot.) ! ! 157" ! On finit toujours par prendre des habitudes, et plus souvent qu’autrement, les mauvaises. Vous vous souvenez peut-être que Charlot, après des heures passées à visser ses infernaux boulons sur la chaîne de montage sans fin, courut à la rencontre de la première femme qu’il vit au sortir de l’usine, pour essayer sur elle les manoeuvres de la clé tournante (clé: c comme dans... -Arrête, bordel! en deux mots. _ J’arrête, avec l’apostrophe tout de même. Et, en signe de bonne volonté, je ne te demande pas de me téléphoner au (419) 968-8795, pour me donner ton adresse électronique. « Cétacé », comme me l’écrivait jadis un de mes élèves analphabète diplômé. C’était pourtant avant l’invention de l’internet et des sous-titrages de Radio-Canada. ! ! ! (Décembre 2006) ! ! ! ! 158" ! 31. LA BONNE NOUVELLE DU DÉSESPOIR ! Tout le monde, avec ou sans raison, se dit raisonnable. L’ivrogne, le violeur, le nihiliste, le voleur, le menteur, le philosophe et le pédophile. Hitler, l’Ayatollah Khomeini, les kamikazes d’Allah est grand et le menuisier. Ont-ils raison de se dire raisonnables? Peut-être. C’est à voir. Car il ne suffit pas de dire: on peut dire n’importe quoi, comme on peut faire n’importe quoi, en se disant sincère ou éclairé, ou raffiné, ou raisonnable, ou « branché » ou dans l’vent. ! Ceux qui font profession de Néant, dont le credo est le Néant, se disent les plus lucides, les seuls lucides des humains. Ils professent que tout est noir et que c’est seulement dans le noir qu’on voit bien les choses, l’homme et la vie. Si bizarre et incroyable que cela puisse vous paraître, ils promènent sur tout un projecteur à rayons noirs, et vous disent de regarder non pas cette tulipe rouge que vous prétendez rouge, mais la tulipe devenue noir charbon dans le champ de vision de leur projecteur. Ils ne font pas dans la dentelle: ils travaillent tout à la hache et, quand ils ont fini de travailler (de démolir) votre tulipe à la hache, ils vous disent de voir comme eux que la tulipe ne vaut pas grand-chose, plus précisément: rien. La bonne nouvelle qu’ils annoncent et prêchent, c’est la bonne nouvelle du désespoir, du Noir intégral. ! ! 159" ! Pour prouver à l’évidence que tout est Néant, ils transforment tout en Néant. Autrement dit, ils anéantissent tout, puis s’en vont proclamer à la cime des montagnes que la montagne n’existe pas, ou que du moins elle n’a aucune raison raisonnable d’exister. ! Tu te demandes peut-être comment on peut s’y prendre pour arriver aux confins du Néant et s’y perdre. Demandeleur: ils vont te l’enseigner, probablement en plusieurs tomes philosophiques, et grâce à leurs nombreux romans et pièces de théâtre devenus des best sellers. L’anarchiste, lui aussi, t’enseignera avec force qu’il faut se tenir au-dessus de toutes les lois, pourvu qu’on tienne la loi et le drapeau noir de l’Anarchie au-dessus de sa tête. ! Ils se veulent raisonnables, et ils ont bien raison. Car la raison est le propre de l’homme. Mais il ne suffit pas que l’homme soit intelligent pour agir de façon intelligente. Il peut fort bien utiliser toutes les ressources de son intelligence pour te faire voir le néant de ton intelligence et de la sienne, ou pour mettre au point des philosophies, des systèmes politiques ou des bombes capables de carboniser en quelques secondes des centaines de milliers d’intelligences. ! Et cet homme intelligent peut déployer une énergie admirable et soutenue pour prouver que la raison humaine ne ! ! 160" ! peut rien prouver, ou pour faire voir clairement à ses semblables qu’il n’y a rien à voir, qu’ils devraient sortir de leur aveuglement pour voir enfin qu’il n’y a rien à voir, sauf le Noir absolu. Selon eux, la seule vérité digne de foi, c’est celle qui proclame qu’il n’y a pas de vérité, et que la seule vie digne d’un homme lucide, c’est de consacrer sa vie à enseigner que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. Alors, la seule solution logique devrait être le suicide. Mais c’est souffrant, ça prendrait un minimum de courage. Mieux vaut suicider son intelligence à faire la preuve que l’intelligence, comme tout le reste, c’est de la foutaise. Car on peut suicider son intelligence, encore plus facilement qu’on peut se suicider physiquement. La seule différence, c’est que c’est moins souffrant et que ça assure une grande renommée. ! En même temps qu’ils proclament que rien ne mérite d’être fait, ils travaillent de toute leur intelligence, des pieds et des mains, à accélérer l’avènement et l’intronisation du Néant et du Rien. Rien n’est digne d’intérêt, sinon leurs oeuvres d’art, leurs livres, leurs films, leurs tableaux, leurs chansons, leurs forums à la gloire du Néant. Certes, tout cela est vain, mais c’est la gloire d’un esprit lucide, de leur génie, de parler avec art du Rien et d’en dessiner les contours avec une extrême subtilité. ! ! 161" ! Dans les souterrains de leur Ligne Maginot où ils s’enferment, ils disent qu’ils ne voient rien autour d’eux digne d’intérêt. Ils s’enferment à double tour dans le labyrinthe du Minotaure, et de là ils nous annoncent bruyamment qu’il n’y a pas de clé pour ouvrir la porte du labyrinthe et que le seul travail utile dans ces profondeurs ténébreuses, c’est de se mettre au service du monstre Minotaure mangeur d’hommes désespérés. ! L’un des rôles de la raison, de notre intelligence, c’est sûrement de voir. « Le monde mental ment monumentalement » dit Prévert. Et tout le monde, menteur ou pas, peut le constater à peu de frais. Le mental n’est pas nécessairement, génétiquement menteur, mais il peut très facilement le devenir. Écoutez votre chaîne de télévision préférée pendant une heure, et si vous n’êtes pas un menteur cancéreux, vous pourrez normalement apprendre qu’on vous ment et que même on vous ment très souvent en vous l’apprenant. ! Si tu te rends compte qu’ON peut mentir et qu’ON ment très souvent, ce sera parce que tu sais que le mensonge n’est pas la vérité. La Palice en était convaincu. Et normalement, tu ne devrais pas avoir trop de mal à t’en convaincre. Quand donc Prévert peut dire que le Mental ment, c’est que son mental à lui peut faire la différence entre le vrai et le faux. Et si Prévert le peut, tu le peux, et tout le monde avec ! ! 162" ! toi, même les menteurs professionnels et les esprits forts qui prétendent qu’il n’y a pas de vrai et de faux, que tout est du pareil au même. Mais pour dire que tout est faux, il faut avoir un point de repère. Ce repère, c’est la Vérité. De même, pour dire que tout est Absurde, il faut au préalable savoir ce qui est absurde et ce qui ne l’est pas. Pour dire que tout est Néant, il faut avoir quelque chose à mettre en contraste avec le Néant. La logique des néantistes est donc enlisée et asphyxiée dans le goudron. Ce goudron, c’est l’orgueil qui autorise son propriétaire à décréter que seule sa brillante intelligence peut dire ce qui Est et ce qui ne l’est pas. Que la seule réalité, c’est l’Absurde, que le seul idéal, c’est de glorifier le Néant. « Les impies tournent en rond » dit l’Écriture. Il y a une impiété de l’intelligence: c’est de pas croire à l’intelligence. Et il y a une terrible impiété à dire que la vie et l’homme ne valent rien. Pour dire que tout est noir, il faut savoir ce que c’est, le noir. Et pour savoir ce qu’est le noir, il faut savoir qu’il est le contraire du blanc. Et si on connaît le noir et le blanc, on devrait normalement pouvoir assez facilement en déduire, du moins après l’avoir vu, que le rouge peut exister sans être noir ni blanc. Autrement dit, pour évaluer le noir et le blanc, le rouge et le bleu, pour dire que le noir est noir et que les autres couleurs ne sont pas le noir, pour décréter que l’homme et la vie sont ! ! 163" ! noirs, tout noirs, rien que noirs, il faut connaître autre chose que le Néant, par définition vide et béant sur le Néant. « Rien n’a de prix. » -Comment le sais-tu? Parce que tu as un critère pour évaluer ce qui a du prix et ce qui n’en a pas. Et à tes yeux, ce critère n’est pas Rien. C’est quelque chose qui t’est infiniment précieux, puisqu’il te permet de tout évaluer, le présent, le passé, le futur, tout ce qui existe en toi, hors de toi, partout. Et de décréter doctoralement, sur tous les tons, en tous lieux et en toutes circonstances, que tout ÇA, ça ne vaut rien. On n’a pas fini de barboter dans l’incohérence avec les néantistes de tout calibre. ! « Le siècle des lumières. » Ils prétendent vivre dans sa lumière, d’avoir guillotiné l’obscurantisme et la foi. Pour ne vivre désormais que de raison pure. La raison, débarrassée de tout le reste, fatras opaque et encombrant. La raison seule! Au diable (?) tout le reste! Comme les voraces rationalistes multinationaux disent aujourd’hui, et ne se contentent pas de le dire: « Le Profit, et au diable, aux faibles et aux naïfs, tout le reste, le peu qu’il reste après qu’on a bouffé le meilleur et même le moins bon! » Mais la raison pure, coupée de tout le reste, de tout ce qui n’est pas rationnel (sans pour autant être déraisonnable), s’assèche rapidement, durcit et prend des éclats froids et métalliques. Les « professeurs de désespoir » aussi deviennent ! ! 164" ! froids et métalliques, imperméables, stérilisés, aseptisés, vasectomiés, irrigués par la seule sève stérile de leur orgueil. Trop rétrécis et durcis de coeur et d’esprit pour voir que la vie est infiniment plus vaste et diversifiée que le petit horizon inhumain où ils veulent l’emprisonner, la stériliser et l’asphyxier. ! Les rationaliste, joyeux drilles, semblent tout le contraire de ces croque-morts. Eux, ils ouvrent toutes grandes les écluses et semblent avoir un amour dévorant de la vie. Mais, justement, à leur manière, eux aussi dévorent la vie. Ils veulent la soumettre, toute, aux ukases de la raison efficace-pratique-rentable. Alors que les choses les plus précieuses, dans l’homme et dans la vie, sont d’un autre ordre que celui de la seule raison raisonnante. L’imagination, le rêve, la sensibilité, la danse, la poésie, la musique... Il n’est peut-être pas indécent de souligner ici que « le siècle des lumières » fut l’un des plus pauvres en poésie, si on tient compte que les grandes machines poétiques de Voltaire n’ont pas survécu. Parce que conçues avec le seul esprit lumineux de Voltaire. Il ne suffit pas d’être lumineusement intelligent pour créer des oeuvres vivantes. Saint-Exupéry dit qu’il faut les regarder (ou les créer) avec les yeux du coeur. Et le coeur a des raisons que la raison ne comprend pas, a dit un autre grand amoureux raisonnable. ! ! ! 165" ! La même constatation vaut pour les civilisations romaine et américaine. Elles sont puissamment marquées au coin de l’intelligence efficace-pratique-rentable. Le Colisée, les aqueducs, l’Empire State Building et les défuntes Twins Towers. Sans les Grecs, les Romains n’auraient pas produit grand-chose dans l’ordre artistique (celui du coeur). Pardon, Virgile! Et sans l’apport des immigrés venus des pays plus humanisés, les Américains seraient placés plutôt bas dans l’échelle culturelle des peuples. Leurs musées, par exemple, sont riches... d’oeuvres étrangères. Leur sculpture fait pitié à côté de celle des Inuits, et leur peinture fait non moins pitié comparée à celle des Hollandais du XVIIe siècle. Les Français et les Italiens ont produit des douzaines de peintres de premier ordre, pendant que les Anglais en produisaient quatre ou cinq, de deuxième ordre. ! Les néantistes professent que la raison humaine ne vaut guère mieux que tout le reste. Plus précisément, elle vaut RIEN, comme tout le reste. Les rationalistes, eux, s’enferment dans la raison. C’est un plaisant (?) paradoxe. Tout ce qui ne peut pas être saisi, soumis et utilisé à des fins pratiques par la raison n’est pas digne d’intérêt et de passion. De passion? Mais la passion n’est pas du domaine de la raison! Un rationaliste, un vrai, convaincu, pur et dur, devrait s’interdire de rire. Le rire, ce n’est pas rationnel, ça ne fait pas ! ! 166" ! sérieux. Mais si tu ne ris pas, tu perds la raison. Il y a peu de gais lurons dans les hôpitaux psychiatriques, chez les nihilistes, chez les ogres et les penseurs des multinationales. ! ! ! 167" ! 32 . VENGEANCE DU MANITOU ? ! Le Manitou a la colère aveugle, sauvage. Il frappe sans discernement, pour un oui, pour un non, sans que tu saches si c’est le non ou le oui qui l’a rendu furieux. Je n’avais rien fait, il me semble, pour provoquer sa colère. Tout simplement, le matin, dans la clarté vive du soleil levant, j’avais regardé son profil de pierre découpé au rasoir sur le bleu du ciel. Sa tête géante d’environ dix mètres de haut, se détache des rochers qui gardent l’entrée de la Rivière Manitou. Géante, rude, aux angles carrés, légèrement à la renverse, cette tête n’a rien d’accueillant. De plus, je l’avais regardée du côté opposé au soleil, sombre comme un présage sinistre. J’aurais dû me méfier. ! Cette Rivière Manitou s’échappe du grand lac Manitou d’une longueur de 26 kilomètres, puis, sur une distance de 33 kilomètres, se grossit d’une dizaine d’affluents, traverse le Lac des Eudistes d’une superficie de 80 kilomètres carrés, et, sous la garde du géant de pierre, se précipite vers le fleuve StLaurent, à 25 kilomètres plus bas. Le courant y file à la vitesse d’un pur-sang au galop, en rapides furieux, en chûtes grondantes et, un peu partout sur son parcours, des remous noirs gargouillent et donnent le vertige si vous les regardez avec quelque insistance. Rivière funèbre, le plus souvent encaissée entre des pans de montagnes. Pour pêcher, il faut souvent faire l’équilibriste ! ! 168" ! et l’alpiniste, et la truite que vous retirez de ses eaux a le dos noir des dragons et la vigueur des requins. Je n’ai jamais pêché dans une rivière qui vous communique pareil étrange sentiment, mêlé d’exaltation et d’horreur. Ceux qui ont exploré les affluents de l’Enfer sont les seuls sans doute à avoir éprouvé une telle sensation. ! Je connaissais déjà le cours inférieur de la Manitou, plus civilisé, pour y avoir fait, une semaine plus tôt, une expédition que je croyais mémorable, parce qu’elle avait tout de même exigé de moi des vertus presque héroïques. Celle que j’allais entreprendre me ferait passer de l’héroïque au tragiqueépique. J’avais fait une excursion au Purgatoire; il me restait à passer une saison en Enfer. Ces deux mondes n’ont pas grandchose en commun. Entre mes deux excursions, la Manitou, ou le Manitou, avait englouti deux pêcheurs dans les remous écumeux que sa queue de reptile enragé baratte une dernière fois avant de les abandonner au courant du fleuve. De ce présage aussi j’aurais dû tenir compte. Mais il m’arrive, trop souvent, dit ON, d’être téméraire. Pour le meilleur et pour le pire. ! Donc, après avoir vainement cherché, sans trop d’illusion, un compagnon de voyage audacieux, je décide d’aller seul explorer le cours supérieur de la Manitou. La carte est formelle: je devrai marcher environ 25 kilomètres pour me ! ! 169" ! rendre jusqu’à l’endroit où le Manitou garde sa rivière, à la sortie du Lac des Eudistes. Je suis en assez bonne forme physique, et je pars avec mon chien qui ne se doute de rien: il croit partir pour une petite promenade où il aura tout le loisir d’arroser autant d’arbres qu’il lui plaira. Cette manie, apparemment incontrôlable chez les chiens, il en reviendra guéri jusque dans la racine, pour une semaine ou deux à venir. Et désormais, quand il viendra avec moi en forêt, un instinct mûri par l’épreuve le préviendra de ne pas gaspiller ses énergies de cette façon: il pourrait bien en avoir besoin pour des besognes dont dépendra sa survie. Chose certaine, mon chien Capitaine, en vivant avec moi cette aventure, aura appris sans équivoque ce qu’on entend par « mener une vie de chien ». Avant ce jour, il ne pouvait s’imaginer que vaguement ce que les hommes entendent par cette expression. L’épreuve n’aura duré que 36 heures, mais c’est beaucoup plus qu’il n’en faut parfois pour franchir le mur du temps. Le mur du temps, ce n’est d’ailleurs pas le seul mur que lui et moi aurons à franchir pendant ces deux jours. ! Le premier jour, le temps, les pas, les surprises et les incidents se déroulent comme au cours d’une expédition normale en forêt. Chargé d’environ 10 kilos de bagages, il m’arrive, à mesure que les heures s’étirent, de trouver longue la route qui mène au bonheur. L’ancien chemin de chantier ! ! 170" ! ponté de rondins est devenu un sentier que seuls les trappeurs parcourent l’hiver en motoneige. Sur les multiples ruisseaux ou bras de lacs, plus de ponts: des branchages, des troncs d’arbres jetés sans trop de soin; ce qui exige d’avoir bon pied, bon oeil. Le sentier monte vers le nord, à la source des eaux, et vous trouvez qu’il monte un peu trop souvent à votre goût. Au milieu du trajet, pendant une demi-heure, il tombe une averse: de quoi mouiller suffisamment les branchailles qui encombrent le sentier pour que peu à peu les vêtements s’imprègnent de pluie. Les jeans commencent à peser, à coller aux jambes, gênant la marche, cassant le pas. À plusieurs endroits, le sentier devient presque illisible; l’instinct plutôt que l’évidence permet d’en retrouver le fil. Tout cela fait partie du jeu, je ne m’en plains pas à la manière d’un syndiqué trop zélé. ! Aux deux tiers du parcours, un élément nouveau, imprévu. La carte signale un pont au-dessus d’un bras de lac. Je ne m’attendais pas à trouver un pont fiable comme le pont Pierre Laporte; je ne m’attendais pas non plus à ne pas trouver de pont. Ce que je trouve, c’est un bras d’eau de 20 mètres de largeur, rien d’autre. Se déchausser, enlever ses pantalons, espérer que le fond soit solide. Mon chien prend son premier bain, et avant de le prendre, il s’est plaint quelques minutes; je ne suis pas d’humeur à jouer le saint ! ! 171" ! Christophe avec lui: dans la vie, il faut apprendre à se mouiller. Le passage à gué se fait de façon convenable, et j’entreprends avec suffisamment de conviction la dernière étape. Elle me mène à un autre bras de lac. Je n’ai pas le coeur à le franchir dans les mêmes conditions que l’autre. Je décide donc de modifier mon itinéraire: ne pas me rendre jusqu’au Lac des Eudistes par le supposé sentier, mais couper à travers bois vers la Rivière Manitou. Je suis parti de la route 138 à 13h et il est maintenant 18h. Pour la plupart des Québécois gros buveurs de bière et grands consommateurs de Big Mac et de hockey de salon, ce serait une excursion qui a déjà beaucoup trop duré. Moi, je veux réussir mon excursion; mais pour la réussir, il me faut, avant la tombée de la nuit, me rendre à la Rivière Manitou. ! Je fonce donc en plein bois, dans ces bois de la CôteNord inventés pour Caïn et pour quelques-uns des Montagnais à carrure de porcs-épics et d’ours noirs. Des montagnes, des marécages, des fonds d’aulne inextricables, des épinettes noires tricotées dru, avec accompagnement obligé de moustiques voraces. Quatre-vingts pour cent de mes étudiants du cégep feraient la grève pour ne pas s’aventurer dans cette jungle. Ces deux kilomètres qui me séparent de la rivière, je les franchirai en une heure et demie. Si vous pensez que vous auriez fait mieux, rien n’empêche que vous ! ! 172" ! m’accompagniez la prochaine fois que je ferai l’orignal dans ces parages. ! Les rapides de la Manitou, je les entendais depuis quelque temps: ils aimantaient et stimulaient mon courage. Quand j’y arrive, il fait presque nuit, et comme la rivière est encaissée entre deux montagnes, l’obscurité plane déjà sur la rivière. Ses eaux noires, brassées de remous, ont quelque chose de sinistre. Mais je n’ai pas fait tout ce chemin pour méditer sur les profondeurs ténébreuses de ma conscience et de ma subconscience. J’équipe mon lancer léger, et en quelques minutes je retire de l’abîme quatre truites au dos noir comme le diable. ! Mais il est grand temps de me préparer pour la nuit. Un feu pour sécher mes vêtements, un lit fait de mousse et de branches de sapin. Le havresac servira d’oreiller et, comme draps et couvertes de luxe, une grande feuille de polyéthylène, une moitié sous toi pour couper l’humidité, l’autre moitié que tu ramènes par-dessus toi pour te protéger du vent, des moustiques et des mauvais rêves. Pendant que sèchent tes vêtements, tu te parfumes de boucane, tu manges tes oignons, tes sandwichs, ton piment et ton jambon, en partageant avec ton chien qui voudrait bien tout manger: les chiens, apparemment, ne se soucient en rien du lendemain. ! ! 173" ! Je me couche. Est-ce que je dors? Je n’en suis pas sûr. Il me semble rester toujours conscient des rapides qui grondent dans le canon des montagnes. Vers une heure du matin, je dois me lever pour refaire un feu: mes vêtements mal séchés me donnent froid. Après une demi-heure de réchauffement, je regagne mon lit princier, et à cinq heures, il me fait plaisir de me lever. De cinq heures à dix heures et demie, je pêcherai en remontant la rivière jusqu’à l’entrée du lac. Parfois, ça va bien; la moitié du temps, il me faut barouder au flanc de la falaise avec mon chien qui gueule contre ce genre de sport. Et c’est l’heure du retour. ! Je pourrais, pendant deux kilomètres, longer le rivage de la baie du lac pour aller prendre la tête du sentier, à l’endroit où il touche au lac. Mais l’expérience que j’ai des bords de la rivière me laisse croire que le rivage du lac ne doit pas être plus humanisé. Je choisis donc de couper à travers les bois pour rejoindre le sentier. Mais là où je me trouve, au pied du visage sinistre du Manitou, une montagne me barre la route vers l’ouest; je n’ai pas le coeur à commencer le retour en me cassant le courage par l’ascension de cette montagne. Je redescends donc la rivière, car j’ai remarqué, quelques heures plus tôt, une coulée qui m’a semblé relativement accueillante. Cette coulée s’en va sud-sud-ouest; ce n’est pas tout à fait ce qu’il faudrait, mais en ! ! 174" ! cours de route, on rectifierai le tir. Je consulte souvent la boussole et j’avance sur un terrain qui, pour être une coulée, n’en reste pas moins beaucoup mieux adapté aux lièvres, porcs-épics, lynx et orignaux qu’à un humain dont les muscles sont passablement endoloris par l’équipée de la veille et de plus ramollis par le manque de sommeil. Pour naviguer franc ouest, il me faudrait escalader une montagne; je préfère en suivre la base, coupant vers ma droite chaque fois que la montagne y consent. Mais cette damnée montagne, de tout son poids me pousse plutôt vers le sud que vers l’ouest. ! Et c’est alors que je perds ma boussole, oubliant de la remettre dans mes poches après l’avoir consultée. Quand je m’en rends compte, je retourne à l’endroit présumé du dernier arrêt. Je perds une demi-heure et ne retrouve rien. Plus de soleil depuis quelque temps, et la pluie commence à tomber. Bravo! Je marcherai donc vers ce je crois être l’ouest. Je m’énerve, je m’impatiente, je lutte contre une forêt infernale. Et le temps passe, et plusieurs fois, à la suite d’une chute ou devant un paysage à décourager tout homme de bonne volonté, je me demande sérieusement s’il ne vaudrait pas mieux m’arrêter, me préparer à passer la nuit qui viendra vite, et le lendemain, espérer que le soleil étendra son bras droit pour me donner le nord; sinon, faire un grand feu pour ! ! 175" ! signaler que je suis perdu. La quarantaine de truites que je rapporte me permettrait de tenir pendant quelques jours. ! Une chose me pousse à repousser la frontière de l’impossible: la pensée qu’on s’inquiétera, qu’on s’imaginera à bon droit le pire, si je ne rentre pas chez moi ce soir. Normalement, je devrais être à Sept-Îles vers 18 heures; je sais déjà que cette limite sera largement dépassée; mais au moins, si je peux rentrer cette nuit... Il pleut toujours; je marche toujours, avec des bagages qui s’alourdissent sans pitié. Un beau territoire de chasse, tout de même: les traces d’orignaux y abondent, je vois souvent de la perdrix, les sentiers de lièvres dans la mousse sont battus de frais. Tout cela ne me donne pas le nord et me console médiocrement. Je donnerais tout le gibier de nos inépuisables forêts pour retrouver ce maudit sentier. ! Où est-il donc? J’aurais dû le couper depuis déjà longtemps, si toutefois je marche vers l’ouest. « Mais, dira un P’tit Jos Lévesque ouaté, tu as bien fini par le trouver, ce sentier, puisque tu es là en train de nous raconter cette banale aventure... » Oui, Monsieur Lévesque, j’ai fini par le trouver. Mais sais-tu à quelle heure? À trois heures de demie, sous la pluie. Et il me reste encore au moins sept heures de marche pour sortir à la route; et en faisant et refaisant tes calculs, tu devrais ! ! 176" ! arriver à la conclusion qu’il me faudra faire de nuit la moitié du trajet. J’aimerais t’y voir! ! Je bénis le ciel qui m’a ramené sur la bonne voie, et j’oblique vers la gauche, sur la route de l’espoir. Car si vous m’avez suivi jusqu’ici avec suffisamment d’attention pour ne pas perdre le nord -et vous n’auriez pas d’excuse, vous, de le perdre -, vous devriez savoir qu’en prenant sur ma droite, je remontais au Lac des Eudistes. Eh bien! croyez-le ou non, c’est en prenant sur ma gauche, que je suis remonté vers ce lac. Tour de passe-passe du Manitou-gourou? Après une heure de marche, j’aperçois entre les branches ce foutu lac. Ici encore, P’tit Jos Connaissant me demandera, scandalisé: Mais tu ne t’apercevais donc pas que ce bout de sentier, tu ne l’avais pas parcouru la veille? -Je m’en apercevais tout autant et peut-être mieux que vous, Monsieur Jos; mais je me disais, comme vous auriez dû vous le dire en pareille circonstance: l’explication, c’est qu’hier soir j’ai quitté le sentier avant d’arriver à cette hauteur. Encore un peu de temps et je bouclerai la boucle. » Oui, mais la boucle débouchait sur le Lac des Eudistes. Par quel hasard? Il n’y a pas de hasard, ici. La seule explication logique, c’est que j’avais coupé une première fois le sentier, sans m’en rendre compte parce qu’il était aussi discret qu’un sentier de porc-épic. Quand je l’ai recoupé, il aurait donc fallu prendre sur ma droite. ! ! 177" ! « Mais alors, comment se fait-il qu’en marchant vers l’ouest tu aies recoupé ce sentier? -Ici encore, Monsieur Jos, il n’y a pas de hasard ou de mystère: l’explication toute simple, c’est que pendant les derniers moments ou dernières heures où je pataugeais en forêt, j’ai marché vers l’est en croyant marcher vers l’ouest. -C’est ce qu’on appelle perdre le nord? -Oui, Monsieur Connaissant; et encore une fois, j’aurais bien aimé vous y voir, vous qui ne savez peut-être pas exactement si la porte de votre maison fait face au sud ou au nord. Vérifiez, pour voir. ! Il est maintenant 16h30. Il me faudra une heure pour détricoter ce chemin inutile. Et vers 17h30, j’arrive au bras de lac où, la veille, j’ai obliqué vers la Manitou. Cette fois, il me faut le traverser; je pourrais toujours le contourner, mais la nature du terrain m’invite à m’engager dans l’eau plutôt que dans le bois. J’enlève mes bottes et mes bas, roule mes jeans jusqu’aux genoux, et je m’avance comme un innocent. Pourquoi « comme un innocent ? » Parce que, après quelques pas, le fond du lac me manque, et je n’ai plus le choix: nager vers l’autre bord. Vous nagez bien, vous, avec vos bottes remplies d’eau autour du cou, votre lancer léger dans la main droite, vos vêtements et votre havresac qui, en un rien de temps, boivent ! ! 178" ! l’eau par toutes leurs pores? Moi, j’ai fait ce que j’ai pu; et c’est déjà pas trop mal que j’aie réussi à reprendre pied, dix mètres plus loin, sur l’autre rive. ! Cette fois, vous auriez dit: « Finies, les folies! Je couche ici. » J’y ai pensé; mais je n’ai pas couché là comme vous l’auriez fait. J’ai vidé mes bottes et mon havresac, tordu mes vêtements, et repris le sentier, sans toutefois remettre mes jeans trempés à la corde, pour ne pas trop gêner ma marche. Je marcherai les cuisses à l’air, avec mes bobettes de fin coton pour tout décor. Je sais qu’à quelques kilomètres plus bas, il reste ce bras de lac que j’ai traversé la veille. La nuit commence à s’annoncer, il pleut toujours. Je marche le plus vite possible pendant que j’y vois encore. Et pourtant, le froid me saisit, je frissonne au point de claquer des dents. La vie est belle, tout de même! Pendant qu’il fait encore jour, j’essaie d’entraîner mon chien à marcher devant moi. II n’en a pas l’habitude et ne tient absolument pas à la prendre: il préfère de beaucoup me suivre, pour n’avoir pas à défricher son avenir. Il fait quelques centaines de pas devant moi, et profite de la moindre occasion pour quitter le sentier et me céder le pas. Je dois, à plusieurs reprises, user de paroles et de moyens peu obligeants pour le convaincre de me précéder. Quand viendra la noirceur, mon chien en profitera pour me jouer quelques tours de cochon: il se glissera sous les ! ! 179" ! arbres, à côté du chemin, me laissera passer et m’obligera à revenir le chercher. Chaque fois qu’il le fait, il ne s’en tire pas à si bon compte et finit par comprendre que moi aussi je peux avoir un caractère de chien, une tête de cochon et en faire à ma tête. ! Et ces relations harmonieuses sous un ciel de pluie noire nous mènent au passage à gué. Cette fois, le fond du lac ne me manque pas; mais, soyez tranquilles, il me manque suffisamment d’autres choses pour exercer mon courage. À plusieurs reprises déjà, j’en ai franchi les limites, mais comme pour le sentier perdu, je finis toujours par le retrouver. Passé le gué, je remets mes jeans, enlève mon chandail de polyester qui me glace le corps, enfile un chandail de laine et un parka mouillés mais moins traîtres que les tissus synthétiques. Et je me repousse à marcher. Les frissons causés par le froid diminuent; plus tard, reviendront d’autres frissons, ceux de l’épuisement, les soubresauts de la chair exténuée, humiliée, horrifiée. ! Maintenant, c’est la nuit pleine. J’aperçois vaguement la cime des arbres, je ne vois plus où je pose le pied, tout chicot, roche, tronc d’arbre renversé sont bons pour y buter, tous les trous s’ouvrent sous mes pieds aveugles et mes jambes en guimauve. Ce que je vois, ce que je suis à l’aveuglette, c’est le collier de poil blanc, le bout de la queue blanc de mon chien. ! ! 180" ! Depuis quelque temps, il ne se guide plus à l’oeil mais à l’odorat; à croire qu’il ne voit pas plus loin que moi dans cette nuit. Se guidant à l’odorat, il zigzague dans le sentier, perdant, retrouvant les traces que nous avons laissées la veille. Mes yeux s’épuisent à suivre ses manoeuvres de gars saoul. Et quand on arrive à un de ces ruisseaux hypocrites, silencieux, à franchir sur un billot, ce n’est pas mon chien qui m’en avertit. Lui, il s’en tire à bon compte en marchant sur le billot, mais moi, une fois sur deux, je rate ce maudit billot et me retrouve pataugeant dans l’eau. ! « La vie est courte, mais parfois le temps est bien long », dit la chanson. Eh oui! dans ces conditions, longues sont les minutes, interminables les kilomètres. Tu puises dans tes réserves, épuisées depuis longtemps. Tu continues en automate, avec pas beaucoup plus de lucidité qu’un boeuf assommé d’un coup de masse. Tu ne sacres plus contre ta folie, contre tous les obstacles conjugués: tu encaisses et tu avances comme un boeuf assommé. Reviennent les frissons, ceux de la machine sabotée. Dans la tête vide, un point douloureux, une espèce de cancer bien identifié : cette plaine, là-bas, à traverser en rampant dans la nuit. Elle est minée de marécages; pas d’arbres dont les cimes écartées signaleraient vaguement la tranchée à suivre, une multitude de trous d’eau au-dessus desquels dorment des billots presque invisibles pendant le ! ! 181" ! jour, mais très présents pendant la nuit; ailleurs, un filet de sentier que sous le soleil de midi un gars de l’asphalte arriverait mal à identifier. C’est surtout pour cette étape que j’ai voulu entraîner mon chien à se servir de sa tête ou du moins de son nez. Cette plaine hante ma tête vide. ! Quand j’y arrive, mon chien me fera encore cinq ou six vacheries. Il en a marre de marcher au nez. Il pense sans doute que moi je marche le nez en l’air en m’amusant à compter les étoiles invisibles. Je devrai donc, pour traverser cette plaine marécageuse, lui administrer quelques raclées interdites par les psychologues qui ont rédigé les statuts de la société pour la protection des animaux de Toronto. Les Verts (les Green Peas) et les Roses (Weber-Brigitte Bardot), qui seraient prêts à perdre les hommes pour sauver les animaux, ne me pardonneront pas d’avoir battu mon chien pour sauver ma vie. Mais les Verts, le Roses et les psychologues animaliers n’ont jamais eu à défendre leur vie, dans les marécages, en pleine nuit. Lisez leurs biographies. ! La plaine est franchie. Reste un kilomètre pour atteindre la ligne de transmission: s’annonce le bout du tunnel. Dans ma tête creuse, c’est maintenant ma voiture, garée, là-bas, le long de la route 138, que j’entrevois vaguement de temps à autre, en rouge. Et je pense à ce que je me dirai quand je tournerai la clé du moteur. ! ! 182" ! Mais je n’en suis pas encore là, loin de là. Passé la ligne de transmission, il reste un kilomètre de sentier qui, contre tout bon sens, est l’un des plus difficiles du parcours: bourré de chicots, de troncs d’arbres à moitié renversés, marécageux, infâme. Sur ce kilomètre, je tomberai plus souvent qu’au cours de toute cette expédition. Des chutes lourdes, où le poids du havresac vous entraîne violemment face contre boue ou billot. Chaque fois, se relever représente l’effort de toute une journée de travail normal. Si vous pensez que j’exagère, c’est que vous êtes un Vert, ou un Rose, ou un psychologue dont le plus grand mérite est de rouler en voiture sport sur l’asphalte, le nez en l’air, cheveux au vent, et sourire fendu jusqu’aux oreilles. ! Pourtant, je finirai par sortir de cette baille à merde. Mais le Manitou me réserve une dernière vengeance. Je suis maintenant à quelque trois cents mètres de la route; parfois y passe un véhicule, j’entends le bruit, j’entrevois les phares. Le sentier débouche alors sur un large espace bouleversé au bulldozer pour en extraire le gravier qui a servi à la construction de la route. Un chemin carrossable sillonne à travers les pics et les fosses de ce terrain ravagé. De jour, il me faudrait cinq minutes pour me rendre à la route; j’y mettrai environ une heure et demie. Pourquoi? Le chemin qui mène de ces excavations à la route monte sur la droite presque perpendiculairement à la route qu’il ! ! 183" ! rejoint en amont de l’endroit où j’ai garé la voiture. La veille, pour sauver du temps, je n’ai pas suivi ce chemin de terre, mais, parti de la voiture, j’ai coupé franc nord, à travers un bois pas trop hostile. Cette manoeuvre, intelligente la veille, va me coûte très cher. Mon chien ne peut retrouver à l’odorat le chemin de terre, puisque nous n’y sommes pas passés la veille; quant à avoir tout seul l’éclair de génie qui lui permettrait de me conduire par le raccourci pris la veille, c’est trop lui demander; et les mots dont je dispose ne suffisent pas à le lui faire comprendre. ! J’essaie d’abord de retrouver le chemin de terre. Ce que je trouve, ce sont des monticules de gravier à escalader, des pentes raides au flanc desquelles je déboule pour me retrouver dans les mares d’eau au fond des excavations. Après plusieurs de ces expériences, je décide de foncer, à travers le bois, vers la route. Pourquoi, au lieu d’aller franc sud, ai-je obliqué considérablement sur ma gauche, vers l’est, là où j’entends les chutes de la Manitou? Je ne peux vous l’expliquer. Et vous ne pouvez sans doute pas le faire vous non plus. Traitez-moi de fou; moi-même je n’ai pas manqué de le faire, et pour une fois je vous approuve sans restriction. Cette déviation m’amène dans un terrain proprement diabolique, comme il s’en trouve habituellement aux abords ! ! 184" ! des rivières et ruisseaux, surtout ceux de la Côte-Nord. J’invente mon chemin à tâtons; je distingue vaguement la cime des arbres, mais là, devant moi, où je marche, je ne vois rien. J’explore des mains et de mon lancer léger, et quand ils trouvent une issue, j’y pousse mon cadavre. Parfois ça va, parfois ça ne va pas du tout, ou ça va trop, trop mal. Deux fois, je ferai une chute qui aurait pu être fatale. Vous tâtez des mains: pas d’obstacle; vous avancez le pied et wah! vous basculez tête première, projeté en avant par le poids de votre charge et de votre corps mort. Pourquoi? Parce que, devant, c’était un précipice, en bas d’un rocher de deux, trois mètres de haut. En bas, ce pourrait être un chicot qui vous embroche, une pierre qui vous assomme raide, un billot qui vous achève d’un coup de karaté. Dans ces chutes, je perdrai ma tuque, ma montre et casserai mon lancer léger. J’ai déjà perdu mon épuisette et ma boussole. J’ai perdu plusieurs fois l’espérance, j’ai perdu plusieurs batailles, j’ai perdu toutes mes forces. Que me reste-il? L’honneur et la vie. C’est beaucoup. J’en conviens. ! De catastrophes en suicides ratés, je toucherai ma voiture à minuit. Je grelotte depuis deux heures; de froid, bien sûr, mais surtout de fièvre, d’épuisement. Tous les muscles ont été distendus, triturés, effilochés, noués, martelés, mordus, mâchés, hachés, passés au laminoir. Pendant les dernières ! ! 185" ! heures, j’ai bu à tous les ruisseaux, à toutes les flaques d’eau où je m’affalais. Et pourtant, trois jours après, j’ai encore soif. ! Dans ma voiture, je mets le chauffage au maximum. Les frissons tiennent bon. Par contre, la chaleur m’endort et, plusieurs fois, je cogne des clous, au risque de me cogner corps et âme au fond d’un ravin ou contre les parois rocheuses de la route. J’arrive chez moi à 1 heure du matin. Ma femme me déshabille, j’avale un grand verre de gin chaud, et je me couche. Je dors mal: j’ai dans la tête le film de cette excursion, j’essaie de l’arrêter, vainement. Il tourne, tourne, tourne encore après trois jours. Le lendemain, je peux difficilement marcher et toutes les blessures encaissées remontent en surface. Le surlendemain, mes jambes vont mieux, la douleur des blessures s’est résorbée, mais mon dos, à chacun de mes mouvements, proteste par un cri; et ma fatigue, plus grande que celle de la veille, me garde dans un état de demi-conscience. Je navigue en somnambule saoul sur les eaux de la vie. ! De tous côtés, on me rappellera que j’ai été plus qu’imprudent, que j’aurais dû ne pas m’entêter à marcher de nuit, etc. Peut-être. Mais quand tu es pris dans ces remous, tu t’accroches à une branche, et tu ne veux plus la lâcher. Il vaudrait mieux, peut-être, te laisser entraîner par le courant, ! ! 186" ! quelques centaines de mètres plus bas, où tu trouverais, peutêtre, une berge accueillante. Ces berges accueillantes, elles sont tellement faciles à trouver, là, dans ton salon, en jasant à loisir devant une bière et la télévision. Dans les remous de la Manitou, c’est tout autre chose: tu te sauves comme tu peux, pas nécessairement comme la sagesse assise le voudrait. ! J’ai appris, une fois de plus, que le courage, c’est comme les fusées qui propulsent l’astronef en orbite: quand l’une est épuisée, une autre s’allume. II te semblait bien t’être déjà vidé de toutes tes énergies, et voilà que tu te découvres des réserves. Et quand toutes tes réserves sont épuisées, où puises-tu l’énergie de continuer encore, encore, et encore? En y réfléchissant, tu auras plus de courage pour faire ton petit bout de chemin quotidien bien tranquille, en plein jour, sur l’asphalte. ! Mon chien Capitaine, pendant plusieurs jours, n’a rien voulu savoir de la vie. Il se tenait allongé dans sa niche, refusant d’en sortir, même pour manger: il fallait lui présenter son repas dans la niche. Ce qui rappelle la parole de l’aviateur Guillaumet perdu dans les Andes, et qui a marché sept jours, dans la neige, le froid terrible, sans nourriture, sans sommeil, et qui disait à Saint-Exupéry: « Ce que j’ai fait, je le jure, jamais aucune bête ne l’aurait fait. » Je n’en ai pas fait autant, ! ! 187" ! loin de là, mais j’en ai fait suffisamment pour apprendre qu’un homme, grâce à sa volonté, peut aller plus loin qu’un animal. ! Et le Manitou à face sinistre n’aura pas eu le mot de la fin. Demain, c’est l’Assomption. ! ! ! ! ! ! (Le 14 août 1983) ! ! 188" ! 33 . JE SUIS UN ATHÉE (Sur un air de Raymond Devos, Je suis un imbécile) ! « Dernièrement, j’ai rencontré un monsieur qui se vantait d’être un athée. Il disait: je ne crois pas, je ne crois pas, je suis athée. » Je lui ai dit: -Monsieur, c’est vite dit! Tout le monde peut dire: « Je suis un athée, je ne crois pas. » C’est facile à dire; mais il faut le prouver. » ! Alors, pendant au moins une heure, il s’efforça de me prouver qu’il ne croyait à rien puisqu’il n’y avait rien à croire. À la fin de sa brillante démonstration, je lui dis: « Vous ne croyez à rien, dites-vous; mais voilà au moins une heure que vous essayez de me faire croire que vous ne croyez à rien. Vous croyez à quelque chose puisque vous me jurez que vous ne croyez à rien. Croire à rien, c’est croire à quelque chose. Avec votre permission, puis-je vous demander si vous croyez que vous êtes? -Que je suis quoi? -Je ne vous demande pas si vous êtes ceci ou cela, mais tout bonnement si vous êtes. Êtes-vous ou n’êtes-vous pas? Savez-vous si vous êtes ou si vous n’êtes pas? Pouvez-vous me jurer que vous êtes ou que vous n’êtes pas? ! ! 189" ! -Bordel! Aussi vrai que je vous vois, je suis. Je suis sûr que je suis. Et je crois que je ne suis pas vous. -Alors, pourquoi dites-vous que vous ne croyez à rien? Un gars qui affirme dur comme fer qu’il ne croit à rien et qui, l’instant d’après ou en même temps, me jure qu’il croit qu’il est, et qu’en plus il croit être lui-même et non un autre, comment-peut-on le croire? Faut-il le croire quand il me dit qu’il est athée dur comme fer ou quand il affirme dur comme fer qu’il est? Moi, du moins, j’ai du mal à le croire. Pour mieux dire: je ne le crois pas du tout, du moins quand il me dit qu’il est un athée ne croyant à rien. » ! Si un importun te demande: « À quoi tu pensais ? », il t'arrive sans doute trop souvent de répondre: « Je ne pensais à rien ». Facile à dire, mais difficile, sinon impossible, à faire. Penses-y trois secondes: dire que tu ne penses à rien, c'est une contradiction dans les termes: il faut que tu penses pour dire que tu ne penses à rien. C'est comme dire que tu ne crois à rien. Tu crois donc à quelque chose: tu crois que tu ne crois à rien. Un autre beau sujet de thèse de doctorat! ! Là-dessus, nous nous sommes quittés à l’amiable. Et je crois bien ne pas me tromper si je crois que ce monsieur m’a quitté en se disant: Je viens de parler avec un type bizarre qui ne croyait pas que moi je croyais que j’étais. » ! ! 190" ! Autant dire qu’à ses yeux j’étais probablement un athée, et peut-être même quelque de chose de pire. ! ! ! 191" ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! 192" ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! 193" ! ! ! 34. « MOURIR DE SA BELLE MORT » ! Par là ON veut dire: mourir sans accident, mourir dans on lit, après une belle et bonne maladie. Une mort prévue, bien préparée, préméditée, une mort qu’on voit venir de loin, les deux yeux grands ouverts, les deux mains rivées au bastingage, le regard scrutant l’horizon et le drapeau bien haut. Dans ces conditions, tu fais une belle mort, et tu fais un beau mort, serein, épanoui. Les journalistes qui suivent les exploits glorieux de « nos » soldats en Afghanistan, nous ont dit que plusieurs de ces braves avaient heureusement été tués « par des tirs amis » . Ça aussi ça s’appelle une belle mort, glorieuse en plus. Une mort laide serait celle qui survient dans des conditions accidentelles, imprévues, avec tous les risques, dans cette hypothèse, que le mort lui-même soit laid et entre dans l’au-delà marqué d’infamie pour l’éternité. ! Tout de même, on peut bien prétendre qu’une mort qui vous tue raide, sans détours, proprement, sans barlandage, comme dans le cas des « tirs amis », est ce qu’il y a de mieux. Ou du moins de « pas trop pire ». Mourir à p’tit feu, est-ce plus exaltant que vivre à p’tit feu? Étirer sa vie, deux, trois, cinq ans dans le coma intellectuel, puis entrer en douceur au royaume des légumes, ! ! 194" ! pour finir harnaché d’un gréement, d’un pataclan de tubes, dans un décor de fioles, de seringues, de pilules, d’aquarium superspécialisé, c’est ce qu’on appelle, par une sinistre ironie, « mourir de sa belle mort ». Ne vaut-il pas mieux mourir d’une bonne balle propre, de surcroît tirée par « un ami », ou sous le choc d’une locomotive, ou comblé d’une inondation? Ayant à choisir entre le poteau d’exécution et deux mois de survie dans un hôpital, même s’il est hautement spécialisé dans les soins palliatifs, il me semble que je n’hésiterais pas longtemps. Mais je peux me tromper. ! Alors, celui qui se voit pris dans l’engrenage d’une « belle mort » n’a-t-il pas le droit de se soustraire à ce processus d’anesthésie qui le transformera tout doucement en saucisse? Objectera-t-on que la vie est sacrée? Mais de quelle vie et de quel sacré s’agit-il? Au nom de la dignité de la vie humaine, ne peut-on pas souhaiter quitter la vie de façon humaine, plutôt que d’une façon animale ou végétative? N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie de me faire volontairement épave, loque et larve pendant tout le temps qu’il plaira à la nature de se moquer de moi avant de me donner le coup de grâce? Si la nature réclame mon corps pour le faire servir à d’« autres ouvrages », comme dit Bossuet, est-ce à moi de me livrer innocemment à tous les caprices qu’il lui plaira d’inventer pour que s’éternise ce passage vers l’informe, vers cette ! ! 195" ! matière première brute qui permettra à la nature de s’en servir pour modeler des spécimens plus réussis que moi et que toi aussi peut-être? ! « Mais tu n’as pas le droit de mort sur ta vie. Ta vie appartient à Celui qui te l’a donnée. Que sa sainte volonté soit faite! » Je ne dis pas amen trop vite. S’il m’a donné la vie, il me l’a donnée; maintenant, j’en fais ce que je veux. Si je la donne à la patrie, ou aux lépreux, on m’honorera comme un héros; si je la donne à l’Administration, l’Administration m’inscrira à son livre d’or et elle me donnera peut-être une montre en or; si je la donne au hockey et que je meure d’une rondelle au front, on me fera peut-être des funérailles nationales; si je la donne à la paresse, l’État me donnera l’assistance sociale. Mais si je la donne à moi-même on criera au scandale. Pourquoi? Était-ce la volonté de Dieu qu’on me prenne ma vie avec une rafale de mitraillette, amie ou ennemie? Si tant de personnes et de choses ont droit de mort sur ma vie, pourquoi moi, le premier intéressé, ne l’aurais-je pas? Serai-je le seul à ne pas pouvoir disposer librement de mon bien? Quand vient le moment de tomber aux mains de la maladie et des médecins, n’est-ce pas mon droit de vouloir leur échapper pour disposer de ma vie et de ma mort comme je l’entends? ! ! ! 196" ! Si un voleur ou un maraud veut m’ôter la vie, je peux, avec toutes les bénédictions civiles et religieuses, tuer le voleur ou le maraud, sans m’inquiéter si le Père éternel avait prévu ou non de le faire vivre cent ans de plus. C’est moi qui décide, et on appelle mon geste de mort un cas de légitime défense. Même si le truand ne voulait que me couper une jambe contre mon gré, toutes les lois divines et humaines m’autorisent à lui couper le cou contre son gré, avant qu’il me coupe la jambe. Si on allègue que, dans ce dernier cas, j’agis en pleine conformité avec la Providence qui avait prévu de toute éternité que ce jour-là je devancerais de cinquante ans la mort de mon agresseur et que, en conséquence, je ne contredis en rien la volonté divine, il faut bien admettre alors que si la Providence consent à ajuster son tir dans le cas où j’élimine un agresseur, elle peut, sans plus d’inconvénients, rectifier son tir si je décide d’abréger d’un mois ou de quelques années cette vie à moi dont je suis le premier responsable. Si on se montre relativement généreux dans les droits que l’on accorde aux individus ou aux sociétés religieuse et civile de supprimer la vie d’autrui, on ne voit pas pourquoi on enlèverait à un individu le droit de mettre fin à sa propre vie quand il juge avoir de bonnes raisons pour le faire. Et les raisons qu’il trouve bonnes peuvent être aussi bonnes que celles inventées par les sociétés. On ne voit pas, ni a priori ni a posteriori, ce qui amènerait fatalement un individu intelligent ! ! 197" ! à penser plus mal qu’une société dont l’intelligence, dans une multitude de cas, est tout bonnement méprisable. ! « Oui, mais la société, l’humanité, ont une longue expérience de sagesse que toi tu n’as pas. » -Peut-être. Mais surviennent un Galilée, un Einstein qui prouvent à l’évidence que cette sagesse infaillible de l’humanité a des failles qui peuvent avoir la profondeur des abîmes. Et si le Juif, pendant des millénaires s’est interdit de manger du porc, ça ne veut pas infailliblement dire que celui, Juif ou Inuit, qui mange du porc frais ou du phoque cru, est un sacré cochon, un impur, indigne du royaume des cieux. ll n’est peut-être pas vrai que le porc ait été crée d’abord et avant tout pour que l’homme en mange; il est tout aussi incertain que le porc ait été crée pour que l’homme n’en mange pas, ou que l’homme ait été créé par Dieu pour ne pas manger de porc, pendant toute sa sainte vie, mais du mouton et du poulet avec de la salade vinaigrée, avec défense, sous peine de mort éternelle, de manger une mince grillade de cochon de lait. Et si la circoncision du pénis ou l’excision du clitoris sont encore considérées par des centaines de millions d’individus comme des rites hautement vénérables, dictés par Le Livre ou les saintes lois de la Nature, un homme ou une femme sensé peuvent tout de même considérer qu’ils n’offensent en rien Jéhovah ou son collègue Allah en conservant leur prépuce ou leur clitoris à l’abri des rasoirs et des ciseaux sacrés. Et si les ! ! 198" ! dieux s’en offusquent, ils n’ont qu’à se voiler leur sainte face hypocrite et à cisailler eux-mêmes tout ce qu’il voudront, par exemple leur barbe. Pour le catholique québécois des XIXe et XXe siècles, c’était une entreprise héroïque de faire un bon carême à l’intérieur des limites permises: il devait vénérer le poisson autant que Dieu lui-même, et utiliser des balances mises au point par des casuistes vicieux, balances aussi diaboliquement précises que celles des Weight Watchers, des gourous du fisc, des diététiciens d’avant-garde anorexique ou des naturistes granolas déboussolés. Cet ascétisme pointilleux pouvait à la rigueur se défendre comme une ingénieuse méthode hygiénique pour ramener la nature humaine dans les bornes normales après les débordements occasionnés par la bombance gargantuesque de « la pédiode des fêtes ». Mais il n’avait que des liens fort artificiels avec la religion. Quand ce genre de carême sacré a été mis aux oubliettes, pensez-vous que dans le ciel on ait pris des visages de carême? Ne peut-on pas faire pénitence pour ses péchés et ceux des autres, sans toutes ces cérémonies qui ressemblent beaucoup plus aux mamamouchis des sorcierscharlatans et aux rites emberlificotés des pharisiens qu’aux préceptes de l’Évangile. ! ! ! 199" ! « Toutes ces coutumes, plus ou moins absurdes quand elles sont érigées en dogmes, n’ont rien à voir avec le respect de la vie qui, lui, a des assises inébranlables et autrement sacrées. » -En êtes-vous si sûrs? L’incroyant peut fort bien en arriver à la conviction que c’est un geste de respect envers sa vie que d’y mettre un terme quand cette vie ne lui semble plus valoir la peine d’être vécue, parce qu’elle n’est plus qu’une caricature encombrante de la vie. Le croyant peut arriver à la même conclusion; pour les mêmes raisons, dictées par l’intelligence. Mais peut-être sa foi lui interdira-t-elle de réaliser son projet, parce que Dieu, paraît-il, se serait réservé le droit de mort? « Comme je t’ai lancé dans la vie sans te consulter, ainsi te lancerai-je dans la mort sans te demander ton avis. C’est à prendre: ce n’est pas à prendre ou à laisser. S’il te faut cinq ans pour mourir à petit feu, tu prendras cinq ans. Ce sera pour toi une excellente occasion d’expier tes nombreux crimes, de me prier pour tous ceux qui ne me prient pas, et tes souffrances seront comme une espèce de sérum qui contribuera à sauver beaucoup de pauvres âme. C’est ce qu’on appelle en théologie la transfusion des mérites. » ! Et qui prouvera au croyant que c’est bien comme ça que Dieu a raisonné, raisonne et raisonnera de toute éternité? À première vue, à deuxième et même à dernière vue, ce raisonnement peut bien paraître insensé; on le prête à Dieu ! ! 200" ! uniquement parce qu’on se fait de lui une conception digne tout au plus du commis-voyageur, de Household Finance, du comptable en chef de Texaco, du Grand Inquisiteur ou du PDG d’un camp d’extermination. Certes, les voies et les pensées de Dieu sont insondables, pour le croyant comme pour l’incroyant. Mais alors, qui me dira ce que Dieu pense de ma mort? « Dans le doute, abstiens-toi. » Mais abstiens-toi de quoi exactement? De vivre ou de mourir? S’il fallait s’abstenir chaque fois qu’il y a doute ou risque de mettre sa vie en danger, l’homme cesserait de bouger: Je joue gagnant: je m’abstiens de tout et même de jouer, car tout, d’une manière ou d’une autre, est dangereux. C’est dangereux de faire l’amour, comme il est dangereux de faire un tour en forêt ou en ville. » ! Dans la Bible, on trouve des milliers d’invitations au respect de la vie du prochain. Ce qui n’empêche pas qu’on trouve dans le même livre inspiré des milliers de cas où le croyant tue à tour de bras, avec toutes les bénédictions du ciel. S’abstenir de massacrer en bloc les infidèles, hommes, femmes et enfants, avec tous les animaux à leur service, est même souvent considéré comme un manque de zèle; et il sera sévèrement châtié par le Dieu respectueux de la vie. Tu comprends? Par contre, très peu d’allusions au suicide. Pourquoi? Parce que cela va de soi qu’il faille respecter sa propre vie si ! ! 201" ! on doit respecter celle d’autrui? Il s’agit pourtant de deux cas bien distincts: on peut s’interdire de manger des carottes volées dans le potager du voisin, sans pour autant devoir s’interdire de manger les carottes de son propre potager. Saül se suicide pour ne pas tomber vivant aux mains des Philistins, et David fera de lui un bel éloge funèbre, sans soulever le moindre doute sur la légitimité de ce suicide. Pourtant, David n’a pas l’habitude de camoufler une infamie faite par lui-même ou par les autres. ! Quant à Jésus lui-même, on peut dire, sans être stimulé par un esprit impie pervers, que sa mort ressemble plus à un suicide qu’à un homicide: il savait, de science divine tout au moins (et ce n’est pas rien), qu’il serait sûrement tué s’il parlait et agissait comme il l’a fait. C’était courir volontairement à la mort, aussi sûrement que Saül se jetant sur son épée. La seule différence, c’est que l’épée était tenue par Caïphe et Ponce Pilate. Si je me jette sous les roues d’une locomotive en marche, c’est moi autant que la locomotive qui suis responsable de ma mort. Jésus pouvait-il échapper à la mort? Sûrement, disent les graves théologiens. Alors, comment appeler le geste de quelqu’un qui, pouvant échapper à la mort, fait tout pour ne pas lui échapper? Si un Dieu trouve d’excellentes raisons d’en finir avec la vie, on ne voit pas pourquoi un homme ne pourrait pas, lui ! ! 202" ! aussi, avoir d’excellentes raisons pour faire de même. Le grand scandale, c’est que l’homme doive mourir. Face à cette fatalité scandaleuse, quelle importance que l’homme plonge dans l’abîme, poussé par la maladie, la main de son frère ou par le désir d’en finir avec une vie devenue non seulement un fardeau mais une dégradante absurdité? « Mourir de sa belle mort », dans un beau lit tout blanc avec des draps tout frais, avec beaucoup de fioles, de tubes sympathiques de mamamouchis et de guediguelanlouches, bravo! pour ceux à qui cela chante. Les autres, qu’ils prennent le droit de choisir un autre genre de mort qui leur semble moins sinistrement belle. ! [J’ai écrit cela depuis vingt-cinq ans peut-être. Que faut-il en penser maintenant? Pour tout dire, je suis et reste dans le doute. L’euthanasie reste pour moi une question plus qu’énigmatique. Si quelqu’un peut m’expliquer cette énigme, qu’il soit le bienvenu.). ! ! 203" ! 35. AS-TU TON OUTIL BIEN EN MAIN ? ! Savez-vous comment, où, avec qui, avec quoi, pourquoi, l’homme a inventé ses premiers outils? Je suppose que non. Sur ce point, je crois, votre ignorance se compare avantageusement à la mienne. J’ai tout de même sur vous un petit avantage: depuis aujourd’hui, je le sais. Je le sais parce qu’on me l’a appris (vous savez fort bien que je n’aurais pu trouver ça tout seul), lors d’une émission éducative à Radio-Canada. Celui qui me l’a appris, apparemment, le savait; du moins, rien ne laissait voir qu’il ne le savait pas. Et comme ces gens-là n’ont pas particulièrement le sens de l’humour, je suppose charitablement qu’il était très sérieux et n’avait qu’une chose en vue: éclairer ses contemporains sur l’invention de outils. ! Et que disait-il, ce savant? Je vous le donne en dix mille. Mais vous, ne donnez pas votre langue aux chats, car ce n’est pas de langue qu’il s’agissait. Il s’agissait d’un outil plus primitif, ou primaire, ou primordial, comme vous voudrez. Il disait donc, ce cher homme, que les hommes primitifs, à force de se tripoter le zizi, avaient fini par comprendre qu’un outil, ça pouvait servir. Si leurs ancêtres avaient réussi à se servir de l’outil zizi pour les mettre au monde, pourquoi diable ne pourraient-ils pas, eux, les préhistoriques, inventer d’autres outils sur le modèle ou le prolongement dudit zizi? Voilà ce qu’ils se sont dit, ces brutes s’éveillant à l’intelligence, à ! ! 204" ! l’évidence et aux premiers principes. Et ce fut ce jour-là que l’homme mit en marche la prodigieuse procession de ses outils, de la flèche au bulldozer, en passant par l’accordéon, l’avion supersonique, le métro et le zizi pointé sur Mars. ! On le voit peut-être: les inventions les plus géniales semblent parfois le fruit du hasard le plus scandaleux: Newton et sa pomme, l’homme primitif et son zizi. Mais il n’en est rien. Certes, les éléments, la matière première de l’invention étaient là, sous les yeux, à la portée de la main de tout un chacun. Mais voilà: personne n’y avait pensé. Et après que quelqu’un y a pensé, tout le monde se dit: « C’est’y pas bête: j’aurais pu en faire autant! C’est pourtant pas sorcier: il fallait y penser. Si par hasard j’y avais pensé... » Oui, mais voilà, tu n’y as pas pensé; le hasard non plus; l’inventeur, lui, y a pensé. C’est une distinction de taille: elle distingue le génie de vous et moi. Mais tu pourrais tout de même essayer de te mériter l’admiration et la reconnaissance de ta postérité par une ou deux inventions de ton cru ou de ton génie. Et à partir de choses aussi simples que tes oreilles, tes pieds, ton chat, tes oignons et tes cornichons. Il suffirait de les regarder comme Newton a regardé sa pomme. C’est prodigieux le nombre d’inventions qu’il nous reste à faire. Alors pourquoi ne déciderais-tu pas de commencer tout à l’heure à inventer quelque chose d’utile pur l’humanité? ! ! 205" ! ! Une explication aussi scientifique que celle fournie par le zizi de l’anthropologue de Radio-Canada a de quoi vous faire rêver. En remontant à l’origine des outils, n’importe qui d’entre vous, je l’espère de tout coeur, pourra désormais, à peu de frais, mener des expériences débouchant sur l’invention de nouveaux outils: vous avez maintenant la clé du mystère. Si vous l’aviez eue avant, votre carrière aurait pu être tout autre: vous auriez créé une multitude d’outils, et vous vivriez aujourd’hui bien à votre aise, vous contentant d’encaisser les droits d’auteur sur vos patentes; et vous pourriez écouter à longueur de journée les émissions culturelles de RadioCanada destinées à déniaiser le monde. ! Il est assez normal qu’un anthropologue, travaillant seul dans sa chambre, par un jour de pluie et de grand vent, fasse de pareilles découvertes scientifiques en utilisant la même méthode expérimentale que l’homme très primitif. Ça demande peu d’équipement; et du temps, ils en ont à revendre, ces explorateurs de la nuit des temps et des espaces. gL’anthropologue fait donc sa découverte géniale; tout excité, il entre en contact avec les innombrables recherchistes des médias, toujours en mal de sensations fortes et de découvertes pointues. Et quelques semaines plus tard, le voilà reçu en grande pompe à Radio-Canada, avec les astrologues, les disciples du tarot (ou du taraud), ceux qui, vers les années ! ! 206" ! 80, ont vu l’an deux mille et l’île de Montréal engloutie comme l’Atlantide, et d’autres délestés, qui, avec Jacques Languirand, font des voyages « tripatifs » hors du cosmos et du temps, dans le Nouvel Âge béant. ! Et quand tu as trouvé une explication historicoscientifique de cette ampleur, il est bien facile d’en exploiter la richesse pratiquement inépuisable. Tu tiens là de quoi te bâtir une brillante carrière scientifique et universitaire, car l’explication est si riche, d’une polyvalence si féconde, que tu pourras l’appliquer à tout. C’est ainsi, par exemple, qu’il deviendra relativement facile, à partir de cette découverte aussi géniale que stupéfiante d’évidence, de dresser la liste de quelques millions d’inventions humaines engendrées par la manipulation du zizi primitif. -Ah oui? Et alors, le clocher des églises? -Ya rien là: c’est un signe, logo ou sigle phallique. Louis de Rougemont avait déjà trouvé ça tout seul, au tout début du vingtième siècle. -Et les orgues? -Voyons don! As-tu déjà écouté ton voisin en train de faire pipi en tenant son zizi? Ça ne te rappelle pas le son que donnent les petits tuyaux d’orgue ou les cornemuses? Quant aux sons plus graves, caverneux, émis par les gros tuyaux d’orgues ou des instruments comme le tuba, le basson ou le tambour, eh bien, l’homme primitif, guidé par un instinct sûr, ! ! 207" ! une intuition qu’on peut bien qualifier de géniale, n’a fait que devancer les découvertes les plus étonnantes de la science contemporaine. Je m’explique. Avez-vous vu récemment un film étonnant qui nous montrait ce qui se passe dans le zizi au moment de l’éjaculation? Non? -Non. - Alors, je vais vous en donner l’essentiel. On introduit dans l’urètre une sonde munie d’une minuscule caméra et d’une enregistreuse de sons ultra-sensible. Et on assiste alors à un spectacle dont les chanteurs rock heavy metal et votre Plume Latraverse devraient s’inspirer pour produire quelque chose de vraiment hot. Car au moment où se produit l’éjaculation du type sondé, vous voyez et entendez quelque chose qui, je vous mens pas, se compare avantageusement à vos Chutes Niagara. Pour nous limiter aux sons, eh bien! les sons que vous entendez alors, je vous jure que cela ressemble étrangement aux sons des tubas et bassons, accompagnés des tambours et trompettes. L’instinct sûr du premier homme primitif jouant de son zizi en était parfaitement conscient. Ce n’est tout de même pas une simple coïncidence si les premiers instruments de musique connus étaient des roseaux plutôt courts: un bout de bois percé, de six, sept, huit pouces, ça ne vous rappelle rien? Faut-il que je vous fasse un dessin? ! ! 208" ! Et si vous doutez encore, regardez donc d’un peu plus près et plus attentivement les merveilleux vases grecs représentant les satyres au cours des bacchanales: vous verrez qu’ils jouent très souvent d’un pipeau en forme de zizi. La seule différence, c’est que leur pipeau musical est tenu à l’horizontale, alors que leur zizi prosaïque, lui, se tient tout seul à la verticale. Rappelons au passage que nos chanteurs modernes, branchés sur le courant 220, viennent confirmer ce que les satyres nous avaient déjà appris. Un chanteur moderne, un vrai! un rocker pur et dur, regardez-le sur la scène en train de vivre un orgasme heavy metal? Voyez comment il brandit sa guitare électrique et comment il se pâme, ahane et gesticule tout en sueur. Entre lui et le satyre au pipeau, ne voyez-vous pas des ressemblances plus que frappantes? ! Vous faut-il encore d’autres exemples, Mademoiselle l’animatrice, et avons-nous encore du temps? -Oui, oui, monsieur; continuez, je vous en prie; c’est passionnant. -Bon. Alors, voilà. Vous vous demandez peut-être, et à bon droit, quel rôle a joué la femme dans l’invention de ces outils? Après tout, elle aussi a pu faire la découverte à l’origine de l’essor technique de son collègue mâle. Eh bien, au risque de décevoir certaines féministes, l’histoire sur ce point nous montre que, de tout temps, même au temps les plus ! ! 209" ! préhistoriques, la femme s’est montrée aussi ingénieuse, inventive, que son illustre partenaire. La preuve en est bien simple; la voici. Vous avez autant d’outils concaves que d’outils convexes. Et les outils concaves, un esprit libre de préjugés en attribuera évidemment la découverte, non pas à l’homme, mais à la femme. Autrement dit, la femme -bien que ce ne soit pas à prendre dans un sens trop restrictif comme disent les philosophes -s’est spécialisée dans l’invention des outils concaves, laissant à son partenaire mâle le soin d’explorer le champ des outils convexes. Tenez, le crayon, par exemple: est-ce un homme ou une femme qui l’a inventé? J’espère que maintenant vous n’hésiterez pas trop longtemps avant de répondre. Et le cendrier pour mettre vos cigares? et le fusil? le boyau d’arrosage? la bouteille de bière? Bref, passez en revue tous les outils, des plus banals aux plus sophistiqués, et vous verrez que ma théorie n’est pas à l’état d’hypothèse farfelue: mille preuves la confirment, de même que plusieurs découvertes récentes dans des universités américaines. Il suffit de se débarrasser de ses préjugés et de rechercher en toute honnêteté intellectuelle la véritable origine des choses. ! Fantastique! Euréka! comme aurait dit Archimède brandissant son levier, il vient justement de me venir à l’esprit ces vers de Virgile: ! ! 210" ! O fortunatos nimium sua si bona norint Agricolas!: Ô combien fortunés seraient les agriculteurs, s’ils connaissaient leurs biens! Je ne vous cite pas ces vers par pédanterie comme le feraient les professeurs de littérature, d’astronomie ou d’agronomie, mais parce qu’ils me semblent on ne peut plus appropriés à notre entretien. Il est évident que Virgile blâme ici les agriculteurs de ne pas connaître ce qu’ils devraient pourtant bien connaître. Et qu’est-ce qu’un cultivateur du temps de Virgile aurait dû bien connaître? Évidemment, pas l’araméen, l’algèbre, le calcul différentiel, la philosophie astrale de Pythagore, l’informatique, la cybernétique, le vibromasseur, le monde des idées de Platon, le troisième degré d’abstraction ou le monde de la technologie moderne de pointe. Non, croyez-moi. Mais ce qu’il aurait dû bien connaître, c’est le monde des outils: la charrue, la bêche, le râteau, la faucille, le sac de semence et l’arrosoir, bref, des outils rudimentaires, évidemment plus rapprochés de leur origine phallique que l’ordinateur. ! (J’ouvre tout de même ici une parenthèse pour signaler que certains outils très modernes sont pourtant très directement reliés au phallus, par exemple, le métro dont le symbolisme sexuel est plus qu’évident. Et que dites-vous de la fusée entrant dans l’orbite, féminine, comme son genre ! ! 211" ! l’indique bien? Je ferme ma parenthèse, pour que votre pensée, mâle ou femelle, ne parte pas en orbite, pour nous revenir Dieu seul sait peut-être quand.) ! Quoi qu’il en soit, les outils primitifs de l’agriculteur, eux, sont tous, manifestement, reliés très étroitement à l’activité sexuelle; leur marque de commerce, pourrais-je dire, est sexuelle. Pourquoi, pensez-vous, les communistes ont-ils choisi la faucille et le marteau, deux outils très primitifs, comme symboles de leur idéal, aussi valable pour le passé que pour le présent et le futur? Lisez Freud, et vous l’apprendrez; pas besoin de lire Marx. ! Le temps me manque, évidemment, pour vous expliquer le symbolisme sexuel de la charrue, de la roue de la charrue, de la pointe de la charrue, et de ce bacul de la charrue, à l’origine si pittoresque: battre et cul. Qu’il me suffise ici d’attirer votre attention sur l’arrosoir, le sac de semence et le râteau. Si quelqu’un ne voit pas que ces trois instruments descendent en ligne directe, et non pas collatérale, de l’outil à l’origine de tous les autres, eh bien! c’est que sa logique refuse d’admettre l’évidence ou que son imagination est un terrain en friche, et qu’elle aurait bien besoin d’être labourée, ensemencée et arrosée. ! ! ! 212" ! Donc, Virgile reprochait aux agriculteurs de son temps de ne pas connaître leurs biens, leurs outils. Sans doute ne leur fait-il pas grief d’en ignorer l’usage, mais il leur reproche de n’en pas connaître les origines. Car, s’ils avaient connu l’origine sexuelle de leurs outils, comme ils auraient été heureux! Heureux comme les joyeux camarades de ces pays où la faucille et le marteau ont retrouvé leur dignité et leur symbolisme primitifs. Alors, le labour, toutes les activités agricoles n’auraient plus été synonymes de labeur: leurs outils leur auraient rappelé, à toute heure du jour et même de la nuit, l’extase de l’homme primitif manipulant le premier outil, l’outil de base, bref, l’Outil, avec un grand O. Vous avez sans doute vu quelques-uns des films où l’on revit l’extase des camarades russes travaillant les champs de leurs communes comme s’ils étaient en train de s’amuser dans les jardins parfumés de l’Éden. C’est à voir! ! Si le temps et la température nous le permettent, mademoiselle, nous irons, un de ces jours, faire un p’tit tour du côté des autres activités humaines; et je vous assure que vous, avec votre faucille, vous ferez une abondante moisson, et que moi, avec mon marteau, j’enfoncerai bien des portes ouvertes sur les préjugés et l’étroitesse d’esprit. -Je n’en doute pas, cher monsieur. Mais en attendant, nous allons prendre les appels de nos chers auditeurs et auditrices. Oui? Madame Lafortune de Saint-Romuald? ! ! 213" ! -Oui, mad’moiselle. Je voudrais vous dire en commençant que des émissions comme la vôtre, ça nous fait bin du bien, ça ouvre, et ça rafraîchit. Ça r’pose de la politique, du chômage et de l’inflation. Ça te donne du moral pour passer à travers la semaine et même les fins de semaine. En tous é cas, pourriez vous demander à votre distingué invité ce qu’il pense des lunettes. Imaginez-vous -ça doit être un pressentiment -la semaine dernière, j’en discutais justement avec mon mari. Lui, il disait que mes lunettes, ça lui faisait penser à quelque chose; et moi, je lui disais que ses lunettes, ça me faisait penser à quelque chose, mais pas à la même chose. Voyez-vous? J’aimerais ben sawère à quoi ça lui fait penser, à lui, votre invité? Parce qu’y a pas mal de choses qui semblent lui faire penser à la même chose. -Chère madame, je suis heureux que vous posiez cette question: ça me permettra d’élargir le champ de nos considérations et de faire voir à nos auditeurs et auditrices que ma théorie s’applique à autre chose qu’à l’agriculture et à l’industrie, symbolisées par la faucille et le marteau. ! Voici donc. Vous aviez évidemment raison tous les deux, vous et votre mari. Vous ne nous avez pas dit à quoi les lunettes vous faisaient penser tous les deux; mais je pense que nos auditeurs et auditrices auront tous compris, même ceux et celles qui ne portent pas de lunettes. ! ! 214" ! En effet, en effet, est-il outil plus sexué que les lunettes? On pourra m’objecter l’exemple des aveugles; mais si j’avais plus de temps ici, je vous exposerais en détail les résultats d’une enquête que j’ai menée à ce sujet auprès des aveugles usagers de la CTCUM et d’une autre couche d’aveugles, les fonctionnaires de la CECM. Mon éventail ou mon échantillonnage d’aveugles était assez large pour en tirer des conclusions scientifiques solides. Or, les conclusions de mon analyse crèvent les yeux: tous les aveugles voient avec des lunettes que nous en voyons pas. Oui, madame. Et je peux vous dire que, somme toute, ils ne voient rien à nous envier. Bien au contraire: plus on est aveugle, et plus on sent le besoin de lunettes. Et vous ne saviez peut-être pas, madame, que les gens atteints de cécité totale, ont été les premiers à s’inventer les lunettes dont vous me parlez? Et ce qu’ils voient avec leurs lunettes, c’est sensiblement les mêmes choses que vous et votre bienheureux mari vous voyez en regardant les lunettes de votre partenaire. Le sexe, madame! le sexe! Tout est là! ! -Un autre appel, de St-Tite-des-Laurentides, cette fois. Oui, monsieur? -Monsieur Gilles Lamontagne de St-Tite-desLaurentides, mademoiselle. J’aimerais parler au monsieur antrologue, antropaslogue, maudit, comment vous dites ça? -Antropologue, monsieur. ! ! 215" ! -Bon. En trop pas là. Yé-ti encôre là? -Oui, et il vous écoute, monsieur Lamontagne. -Bon bin, voilà. Nous autres à St-Tite, on a chaque année un festival western; vous l’savez, je suppose? -Non, monsieur Lamontagne, excusez-moi, je viens de la Belgique. Un festival western, dites-vous? Je ne savais pas qu’il y avait des cowboys dans vos Laurentides. Vous comprenez pas. On a un festival western, avec de vrais ch’vaux, mais pas avec de vrais cowboys. Nos cowboys, à nous autres, c’est du monde bin ordinaire, comme moé pi vous. Seulement, ils se déguisent en cowboys; tout l’équipement, vous savez: la ceinture cloutée, deux pistolets du Texas, le chapeau de Calgary, des bottes de Miami, un vrai show. Guitare en plus, chants tristes, lasso, tout l’kit. -Tout l’kit, dites-vous? -Bin oui, tout l’attirail, tout l’pataclan, toutes les barloques, quoi! Ça barlande pas, ça kick, ça rush et ça trip. -Ça kick et ça barloque? Bin oui. Vous avez pas l’air à trop comprendre. Parlezvous français en Belgique, vous autres? Mademoiselle, c’est-y du monde comme nous autres en Belgique? -Monsieur Lamontagne, vous aviez une question à poser à notre invité, je crois? -J’arrive, mais chus pas sûr astheure qu’y va comprendre. -Dites toujours, monsieur. ! ! 216" ! -Bin, j’vas vous poser la question à vous, mademoiselle, pi vous zy traduirez, si comprend pas. Monsieur l’antrologue, astropologue, maudite marde! qu’est-c’que cé un nom pareil? En tous é cas, à notre festival western de St-Tite, y a pas de faucille, pas d’marteau, pas d’charrue, pas d’fusée, pas d’métro. Nous autres on é des gens simples comme le p’tit gars de Shawinigan. Mais on a des cowboys, et nos cowboys y ont des chapeaux. Ça s’fait que j’voudrais d’mander à votre monsieur de m’expliquer le sibolisme du chapeau des cowboys de St-Tite. J’suppose bin qu’un chapeau, cé un outil aussi bin qu’une faucille ou un marteau ou un métro, si j’me trompe pas. Alors, qu’est-c’qu’y en pense? -J’en pense beaucoup de bien, monsieur. Je ne sors jamais sans chapeau. Et si les gens comprenaient le symbolisme du chapeau, vous comme vous avez bien raison de le dire, ils en porteraient toujours un comme moi. Mais pour répondre plus directement à votre question, monsieur, il nous faudrait faire l’historique du chapeau, voir comment les Assyriens le concevaient, comment les gens du Moyen Âge voyaient le hennin, quel rôle jouait la perruque aux dix-septième et dix-huitième siècles, puis nous passerions aux chapeaux haut-de-forme du XIXe siècle, puis à l’antichapeau de Yul Brenner et des moines bouddistes, pour en arriver peut-être à votre chapeau de cowboy... -Monsieur, moé personnellement j’chus pas un cowboy, et j’porte pas d’chapeau de cowboy. Autant vous dire tout ! ! 217" ! d’suite que j’porte pas de perruche non plus, et que vos Asturiens, j’les connais pas. Mais j’connais nos cowboys , en tou é cas aussi ben que vous, y m’sembe, avec votre permission. Oui ou non, allez-vous me dire le sibolisme de ce maudit chapeau? Mademoiselle, pourriez-vous d’mander à votre antropola de venir nous expliquer ça sur place, à St-Tite, ce qu’ya à dire su l’chapeau de nos cowboys? Car y sembe qu’y manquera de temps, c’matin, pour l’fére. -Monsieur Lamontagne, si vous laisez parler not’ invité y va p’tet’ bin vous l’dire (Merde! Voilà qu’à force d’entendre parler joual, ma jument revient au galop.) Excusez-moi, chers auditeurs et auditrices. Voulez-vous répondre, Monsieur Van Den Meyer-de-la-touche? - Pour faire bref, je me limiterai donc au chapeau du cowboy. Comme celui des Assyriens ou des marchands anglais de Manchester, le chapeau du cowboy a une forme à la fois concave et convexe. Je pense que vous êtes d’accord avec moi sur ce point, monsieur Lamontagne. Le chapeau du cowboy est donc, d’un point de vue strictement scientifique, doublement sexuel ou sexué. Il est à la fois in et out, comme disent les Américains. D’ailleurs, tout ce qui est concave ou convexe a besoin d’un complément convexe ou concave, ou concave ou convexe, ou concave-convexe, selon le cas. Le dôme du ciel appelait la Tour Eiffel, et la fusée, comme le creux de la vague, appelle la pointe de la vague, et ! ! 218" ! vice versa. Mon collègue, Luc Jouret, grand prêtre du Temple solaire, expliquerait ça mieux que moi. Par où l'on voit que, selon la société plus ou moins permissive ou répressive en matière de sexualité, les chapeaux ont tendance à monter ou à descendre; et cette tendance ascendante ou descendante est inversement proportionnelle à la répression ou à l’adulation dont le sexe est la victime. C’est pourquoi le Moyen Âge a vu monter les chapeaux à des hauteurs vertigineuses; et si les hauts-de-forme des gentlemen anglais de l’ère victorienne avaient l’allure des cheminées de Manchester, c’est que la Reine Victoria n’entendait pas à rire en matière de sexualité. Aujourd’hui, le sexe est libéré; si vous me permettez l’expression, il peut monter tout à son aise, et en conséquence, les gens portent des chapeaux plutôt plats, des genres de casquettes avec la palette rabattue sur la nuque, et la plupart n’en portent pas du tout. Ce en quoi ils ont tort, tout de même. ! Mais avec le virage à droite qu’on constate un peu partout dans le monde, je n’ai pas grand mérite à prédire que les chapeaux mous vont revenir à la mode. Si je porte un chapeau, c’est pour prophétiser humblement à ma manière ce retour de la répression sexuelle. Pourquoi donc n’avons-nous jamais exhumé les chapeaux que certains auraient bien voulu voir les hommes préhistoriques porter? Pour l’excellente raison que, tout à fait ! ! 219" ! libérés sexuellement, vivant avec l’inconscience des animaux innocents dont ils se distinguaient non sans peine, ils n’avaient pas besoin de chapeau. -Si je comprends bin vos savantes explications, nos cowboys portent des chapeaux parce qui sont pas fort à ch’val? Ça, je l’savais déjà. L’reste de vot’histoire, j’vas examiner ça de plus proche en r’gordant le catalogue Sears. En passant, monsieur, avez-vous r’marqué qu’on trouve pas grand-chose dans les catalogues su é chapeaux? C’est comme vos charrues, vos faucilles et vos perruches: charchez en pas dans l’catalogue Sears. Et comme on dit par chez nous: À la r’voyure, monsieur, et bin du bon temps! » ! Vous penserez sûrement et, si vous en avez l’occasion, vous me direz probablement que je viens de caricaturer méchamment un pauvre anthopologue hors série mais de bonne volonté, et nos émissions éducatives, et nos lignes ouvertes, et nos Droit de parole et nos Parle pour parler. Mais non. Des théories scientifiques comme celle-là, vous en entendrez tous les jours à Radio-Canada ou ailleurs, si vous décidez de vous cultiver. Présentées avec un sérieux imperturbable par des « compétences » de pointe à la Luc Jouret, au Professeur Cocon et à Raël Elohim. Mais ces pointes, rien ne laisse croire qu’elles soient aimantées comme celle d’une aiguille de boussole qui n’a pas perdu le nord ou comme celle de leur zizi bien inventif. ! ! 220" ! Tenez-vous bien. Ce matin même, des paléontologues m'expliquaient que si, aujourd'hui, toi et moi nous avons des réflexes, des réactions, des loisirs et des rêves bizarres, ce sont là des vestiges de la psychologie des gars de la Préhistoire. Si toi, par exemple, tu éprouves malgré toi un sentiment d'insécurité quand tu entres dans un tunnel sous les Alpes, sous la Manche, ou dans notre tunnel Louis-Hippolyte-La Fontaine, c'est parce que ton ancêtre, le fameux Homme des cavernes, éprouvait la même sensation quand il entrait dans sa caverne. Il avait beau y être entré des centaines, voire des milliers de fois, il se demandait toujours en franchissant l'entrée de son antre, si quelque ours ou cannibale de la tribu ennemie, ne l'attendait pas pour le dévorer. Il en est de même pour tout le reste de tes sensations d'homme qui se croit très civilisé: elles sont toutes des conséquences directes ou indirectes des expériences qui ont marqué profondément tes ancêtres. Penses-y quand tu seras tenté de hausser ton caquet. ! ! ! ! 221" ! 36. MARCHER SUR LA LUNE ! ! L’Opération nez rouge n’est pas, comme on pourrait le croire, une opération chirurgicale plastique pratiquée sur le gens à nez trop rouge, rouge comme un lumignon, pour leur redonner un nez conforme à leur visage pâle. De même, l’Opération fée des étoiles, n’est pas une succursale de la NASA dans sa course à la guerre des étoiles. Les deux opérations sont moins ambitieuses: elles ont pour objectif très simple de récupérer les gars saouls pendant la période des fêtes et de les reconduire à domicile dans les plus bref délais. ! À la radio régionale, l’Opération nez rouge de BaieComeau, se vantait ces jours-ci, et quinze fois par jour, d’avoir ainsi sauvé du naufrage pas moins de 92 abrutis, entre le 15 et le 27 décembre; deux fois plus que l’an dernier! Et si les affaires vont bien, si la population veut bien coopérer, l’an prochain on devrait pouvoir augmenter le rendement de cette opération de sauvetage des plus humanitaires. L’objectif à long terme? deux mille accros du nez rouge reconduits en toute sécurité à leur domicile en quinze jours. Dans la logique de ces opérations, on verra sûrement se créer d’ici peu des associations de bénévoles pour fournir un service d’ambulance aux outre-mangeurs, anonymes ou non, qui, eux aussi, peuvent voir leur facultés affaiblies par suite de leur opérations d’outre-mangeaille que les moeurs sociales ! ! 222" ! leur imposent au temps des fêtes. Eux aussi peuvent avoir de sérieuses difficultés à se glisser entre le volant et le siège de leur voiture après les fraternelles ripailles aux beans, à la tourtière et au cipaille, arrosées aux chaudierées de bière. Eux aussi ont droit à la compassion et à l’aide du public. ! Et pourquoi pas un service d’autobus pour reconduire à domicile cette foule d’étudiants de nos maisons d’enseignement qui ont les facultés très affaiblies après avoir « passé à travers » les examens de fin de session? Est-il prudent de lâcher sur les routes et dans les rues toutes ces victimes innocentes du crétinisme collectif? Si on leur impose des examens traumatisants pour leur ignorance, ne sont-ils pas en droit d’exiger qu’on leur fournisse gratuitement les moyens d’en réparer les dégâts sur leurs facultés affaiblies? Les A.G.E. et les A.P.I. de nos institutions collégiales sont déjà sensibilisées à ce problème de civilisation. Mais il ne suffira pas de perfectionner les mesures de sauvetage qu’on appelle actuellement « Opération stress lors des examens ». Il faudra aller jusqu’à la racine du mal qui est l’affaiblissement des facultés intellectuelles causé par le non-stress institutionnel, soigneusement cultivé pendant toute la session. ! Les prisonniers du grand Québec concentrés dans la prison de Port-Cartier réclament, eux, que la la société qui les ! ! 223" ! a coffrés ouvre ses coffres pour payer les frais de voyage encourus par leurs familles qui doivent s’imposer de lourds sacrifices pour les visiter. Toi, si tu vas voir ta mère hospitalisée pour cancer dans un hôpital de Montréal, tu paies ton voyage et tes autres frais. Que toi et ta mère soyez honnêtes n’entre pas en ligne de compte. Mais si tu vis en prison, déjà aux frais de la société, alors la société doit décharger en partie sa conscience coupable en se chargeant des frais de voyage de ta parenté. Est-il rien de plus équitable et normal? Ce qui rejoint l’hystérie de l’outre-fumeuse américaine qui réclame trois millions aux compagnies de tabac pour lui avoir vendu, pendant trente ans, trois paquets de cigarettes par jour. ON l’a empoisonnée; maintenant qu’ON lui donne les moyens de se refaire une santé ou de continuer à fumer sans trop grever son budget. ! Nous avons déjà beaucoup d’associations humanitaires maintenues à bout de bras par d’admirables bénévoles. Mais il reste encore beaucoup à faire. Il faut des sondages d’opinion pour découvrir les besoins, puis faire des choix, fixer des priorités, mener des campagnes de souscription et trouver les bénévoles compétents. Tout cela exige de la lucidité, du courage et de la patience. Car bientôt tout citoyen sera un handicapé volontaire qui aura besoin de bénévoles pour ! ! 224" ! l’accompagner dans sa longue marche titubante qui le mène de la phase anale à la phase terminale. Ces considérations, comme introduction aux voyages et à la marche dans l’espace. ! L’exploration de l’espace a de quoi réjouir. Mais qui? Toi, le terrien convaincu, ou le fou de l’espace projeté en orbite? Procédons avec ordre. Toi, terrien indéracinable, quand tu es assis devant ton téléviseur et que tu vois un astronautescaphandrier sauter sur la lune comme une grenouille, tu peux passer de bons moments, la première fois qu’on te montre la scène, en couleurs en plus. Tu peux applaudir cette performance humaine. Il en a fallu de prodiges de science pour en arriver là! Des milliards de calculs, des milliards en équipements, des milliards de cerveaux humains additionnant leur matière grise au fil de siècles. C’est patent, et ça t’épate. Que des hommes comme toi et moi, enfermés dans des capsules géniales, circulent en orbite loin de la terre, pendant trois jours, trois mois, un an, voilà un de ces exploits qui te coupent le souffle. Toi qui n’as peut-être jamais escaladé une petite montagne autrement qu’en téléférique ou à la télévision, et qui es pris de vertige si tu dois monter sur le toit de ta maison pour remplacer un bardeau d’asphalte! ! Mais vient un moment où, après t’être émerveillé dans l’apesanteur, tu retombes sur le plancher des vaches. Et alors, ! ! 225" ! tu peux passer de l’émerveillement au questionnement, du questionnement au scepticisme, et du scepticisme au bon sens. Comment ça? Passé les premières heures de l’émerveillement, tu peux en effet commencer à te demander s’il est bon de se donner tant de peine pour aller sur la lune avec tout un équipement de joueur de football américain déguisé en scaphandrier des profondeurs, dans le but d’y exécuter quelques bonds cocasses avec l’élégance d’un hippopotame auquel on aurait coupé deux pattes, n’importe quelles. C’est ça, le progrès? Et puis, réfléchis deux minutes à l’ivresse de rester des semaines, des mois, coincé dans une étroite capsule carcérale en orbite, dormant à l’arrachée, mangeant des cochonneries synthétiques, avec beaucoup plus de restrictions et de frustrations qu’un homme normal pourrait en tolérer pendant une heure sur terre. Beaucoup de supplices chinois reconnus pour leur raffinement exquis passeraient à bon droit pour divertissements anodins comparés à ceux-là. J’imagine facilement que dans les premières décennies de l’an deux mille c’est dans de pareilles machines qu’on installera les prisonniers à sécurité maximale et qu’on les expédiera vers Mars ou Pluton pour qu’ils apprennent là-haut ce que c’est que de vivre comme du monde normal sur terre. ! À la télévision, il y aura des messages vidéo publicitaires préventifs à l’intention des criminels en herbe ou déjà montés ! ! 226" ! en graine. On nous fera visiter plusieurs fois par jour ces capsules carcérales; on nous décrira dans le détail les conditions inhumaines que les condamnés y subissent, conditions comparables à celles que vivent les prisonniers « terroristes » dans la prison de luxe de Guantanamo. Et on ne manquera pas de nous avertir, à la fin de chaque émission, que « La modération a bien meilleur goût. Penses-y: un jour, ce sera peut-être ton tour. » ! En attendant ces superprisons dans l’apesanteur, ce sont des prisonniers volontaires qui labourent les espaces vierges et qu’on propose à notre admiration qui depuis belle lurette n’en demande pas tant. Car un homme sensé sait, de science certaine, que voyager en navette Challenger ou en spoutnix ne vaut pas une bonne marche à pied sur la plage, en forêt ou dans son jardin. Le plus grand intérêt de ces voyages par-delà la couche d’ozone, ce devrait être de susciter un émerveillement et un appétit nouveau pour ta petite planète terre, pour la vie au niveau des arbres, des pissenlits et des chats. De même que toutes les prouesses de la chirurgie plastique n’arrivent pas à le convaincre qu’il vaudrait mieux lui confier ton nez ou ton sexe pour qu’elle les remodèle selon l’esthétique sexuelle Michael Jackson ou Boy George. Après un voyage de quinze jours dans l’espace, après une excursion sur la lune, sur Mars, sur les anneaux de Saturne ! ! 227" ! ou dans les « infernaux palus » de Pluton, quel plaisir de marcher comme du monde sur ses deux jambes, d’entendre d’autres oiseaux que ceux de la NASA ou de l’Agence TASS, de s’interroger sur le vent et la pluie, de surveiller l’éclosion de tes amaryllis, de suivre les bonds d’une sauterelle, de sentir le parfum de tes juliennes, d’aller à gauche ou à droite selon ton bon plaisir, de fumer ta pipe le nez en l’air, de jouer avec ton chien fou, d’éplucher des oignons pour un gratiné aux oignons, de prendre un bain, de goûter tes premières fraises, de sortir la langue pour gober quelques flocons de neige, bref, de vivre l’exaltante vie ordinaire! ! « Mais c’est là faire l’apologie de la chandelle aux dépens de l’électricité, et des boeufs aux dépens de la bicyclette! Et pourquoi monter en épingle la vie pénible des pionniers de l’espace, puisque tous les pionniers, dans tous les domaines, ont toujours rencontré beaucoup plus de difficultés que les autres, sceptiques paresseux qui, hier assis dans leur confort, récolteront demain les fruits durement conquis par ces fous de pionniers! » Ce qui demande réflexion. Certes, on nous promet des retombées mirifiques de la conquête de l’espace. Les applications technologiques des recherches de pointe qu’elle exige retomberont comme pluies bienfaisantes sur l’humanité. ! ! 228" ! Mais ce qu’on voit pour le moment, c’est que les deux superpuissances militaires engagées dans le marathon de l’espace en escomptent surtout des retombées militaires intéressantes. Elles auront à leur disposition des gadgets pas mal plus efficaces que leurs superbombes pourtant déjà bien suffisantes pour faire rôtir dix planètes comme la terre. ! Si c’était vrai, cette farce lugubre des retombées, on pourrait sans doute en utiliser une petite partie pour que des centaines de milliers d’enfants ne tombent pas morts chaque jour; et avec une autre petite partie, c’est étonnant ce qu’on pourrait faire, directement et tout de suite, pour l’humanité, sans attendre les hypothétiques retombées sur sa tête en l’an 2,500. Ce qu’il y a de plus certain dans ces recherches démentielles pour coloniser les espaces intersidéraux, c’est qu’entretemps l’humanité est tenue en otage, sous l’empire de la terreur, avec promesse que les experts travaillent avec acharnement à lui préparer quelque chose de pire. ! Quant au dur labeur que ces prétendus pionniers s’imposent pour ouvrir des voies nouvelles aux pauvres types comme toi et moi, moins courageux et délurés qu’eux, tout juste bons à financer leurs exploits, pour y croire, il faudrait s’être fait des héros avec un James Bond ou les gorilles de la série télévisée Dallas. ! ! 229" ! Le premier couple venu qui élève ses enfants comme du monde, est infiniment plus pionnier et glorieux que ces supermen de luxe. C’est par un démentiel renversement des valeurs que l’on accorde une telle importance à ce genre de prouesses, comparables à celles des héros millionnaires du sport. Il suffirait d’écouter une peu de Bach et de Mozart, pour descendre de la lune et retrouver l’Homme. ! ! ! ! ! 230" ! 37. « JOUEZ GAGNANTS: DONNEZ VOS ORGANES! » ! Lesquels? tous; des yeux aux orteils. Car, en cas d’accident, tout ça peut servir à d’autres moins chanceux que vous dans la vie. On suppose, évidemment, que, si un chanceux hérite de vos organes, c’est que vous, au préalable, avez eu également la chance de mourir dans un accident, au lieu de mourir bêtement de votre « belle mort ». « Les bons comptes font les bons amis »: tu comptes sur ma mort pour réparer tes accidents, et moi je compte sur toi pour que mes organes accidentés connaissent une autre vie exaltante. À ce compte-là, tout le monde y gagne. Qui perd un oeil gagne un oeil. Et si la mort te ferme le yeux, ya rien là, comme tu dis: un autre les ouvrira pour toi. Imagine donc un peu : si ton héritier est aussi généreux que toi, ton oeil ou tes deux yeux connaîtront une belle carrière. Regarde-moi dans les yeux et dis-moi, sans cligner malicieusement de l’oeil, ce que tu en penses. C’est ça, se dire la vérité entre les deux yeux, sans trop savoir, mais sans le craindre, si l’oeil de l’un des deux interlocuteurs ne deviendra un jour l’oeil de l’autre. ! C’est donc vrai: nous entrons dans une ère nouvelle: celle des mutants, aux organes recyclables. Pour le moment, l’Assurance automobile ne réclame qu’une partie de tes organes; mais attendons la suite. Tu peux déjà la prévoir, si tu as quelque sens de l’évolution. Dans une décennie ou deux, ce ! ! 231" ! sera tes organes au complet qu’on t’invitera à recycler au profit des accidentés de la civilisation en marche, ou plutôt en course. En Allemagne, on se sert actuellement de vrais macchabées pour faire des tests de sécurité routière en les installant au volant de bolides qu’on lance à toute allure contre un mur ou quelque chose d’aussi résistant. L’expérience, paraît-il, est des plus prometteuses. Le macchabée peut servir cinq fois, dix fois, vingt fois. Et chaque fois, nous dit-on, c’est des dizaines de vies humaines qu’on vient de sauver. C’est ça, le Progrès! Est-ce à quoi pensait l’Auguste Comte quand il a écrit: « Les morts gouvernent les vivants »? Ainsi parle depuis longtemps le langage juridique avec sa précision de dentiste: « Le mort saisit le vif ». Un de mes étudiants, futur thanatologue, me disait, avec non moins de précision: « Le cheval a pris le mort aux dents ». Et je ne sais pas où ces troislà sont maintenant rendus. ! Déjà, tu te sens mal à l’aise de conduire ta voiture avec, dans tes poches, un permis de conduire vierge au verso. Dans les petites cases réservées aux dons d’organes, tu n’as rien inscrit, beau salaud! Et tu circules comme ça sur nos routes, l’air innocent, la conscience en paix, mine de rien, comme si tu n’étais pas un fieffé égoïste, refusant de mettre tes organes au service du bien commun! ! ! 232" ! Qu’est-ce donc qui t’autorise à croire que ta petite personne, que tes petits ou gros organes sont tellement beaux, tellement précieux et tellement reliés à a ta « belle personnalité », que tu en arrives à cette conclusion aberrante et bornée qu’ils t’appartiennent pour l’éternité? N’as-tu pas entendu parler de ce célèbre sermon sur la mort où Bossuet te signifie solennellement que la Nature ne cesse de réclamer la matière première qu’elle t’a prêtée pour un temps très limité. ( « Qu’est-ce que cent ans? qu’est-ce que mille ans?...)? Elle a bien hâte de pouvoir s’en servir pour créer des spécimens plus réussis et probablement plus utiles que le tien. Le pissenlit, le goéland, par exemple, n’est-ce pas de la matière recyclée qui se compare avantageusement à ta matière corporelle que tu exhibes avec tant d’orgueil? Si Bossuet, à cause de ses arguments de foi trempés n’arrive pas à ébranler ton attachement morbide à ton triste Moi, tu pourrais au moins lire dans Hamlet, ce passage sublime où Shakespeare jongle avec le crâne de Yoric. Ça t’apprendrait, la prochaine fois que tu renouvèleras ton permis de conduire -et pourquoi pas avant? -à ne pas prendre à la légère l’invitation qui t’est faite de t’ouvrir à une conception et un usage plus équilibrés et charitables de la vie, de ta vie, de la vie des autres, et surtout de tes fameux organes. ! Bossuet t’invitait à prendre en sérieuse considération les appels répétés de la Nature te réclamant le butin qu’elle t’a ! ! 233" ! prêté pour un jour. Aujourd’hui, c’est l’Humanité qui te réclame à grands cris -avec tous ces accidents de tous genres qui se multiplient! -de ne pas t’attacher comme un maniaque à tes yeux, à ton coeur et à tes autres organes subsidiaires. « Réveille! qu’ON te dit. On est six milliards: faut s’parler! Et pas seulement s’parler, mais se donner, aussi souvent qu’on peut, un coup d’oeil, un coup de coeur, un coup de reins, un coup de main ou du moins un coup de pouce, un coup de langue, un coup de pied. Faites-le donc volontairement, par plaisir, par compassion sinon par charité, avant qu’ON soit obligé de vous imposer par décret de mettre vos organes à la disposition de tout le monde et de tout un chacun! » La Voix de l’Humanité, six milliards d’héritiers potentiels, te réclament leur dû, avec des gémissements pathétiques. Ça prend une jolie carapace d’insensibilité vicieuse pour te boucher les oreilles, ou faire comme si tu n’avais rien entendu, ce qui s’appelle faire la sourde oreille volontaire. ! Et, je vous le disais: ce n’est qu’un début. Voilà quinze ans, tu entendais rarement cette voix poignante de l’Humanité sollicitant tes organes. Aujourd’hui, tu l’entends tous les jours; et tu l’entendras de plus en plus. Il n’est pas du tout exclus que bientôt ON te les prélèvera à la source, sans demander ton avis, comme dans le cas de tes impôts. ! ! 234" ! Il deviendra alors indécent de se promener avec ses deux yeux, ses deux jambes, ses deux mains, sans aucune sympathie ou empathie efficaces pour les aveugles, les unijambistes, les manchots et autres grands éclopés par le char de l’Histoire lancé à toute vitesse par le Progrès. User son coeur jusqu’au bout, au lieu d’avoir assez de coeur pour se suicider pendant que son coeur peut encore servir à d’autres, sera sûrement considéré comme du sadisme, et pénalisé comme tel. ! Et si aujourd’hui la liste des organes que l’Assurance automobile te prie d’inventorier et d’offrir bénévolement, est relativement restreinte, attends un peu: cette liste va sûrement s’allonger. Car on ne voit pas bien en vertu de quelle logique malsaine l’Humanité de demain aurait besoin de ton coeur, mais pas de tes testicules, et pourquoi ton colon et ton nombril pourraient être recyclables, alors que ta tête ne le serait pas. Penses-tu donc que ta tête ne fonctionnerait pas aussi bien et sans doute mieux sur les épaules d’un autre que sur les tiennes? Ne vois-tu pas qu’aujourd’hui déjà plusieurs de tes contemporains évolués changent plusieurs fois de tête au cours de leur vie? Ne pourrais-tu pas me nommer, dans ton entourage immédiat, des gens qui, à dix ans, avaient la tête à Papineau, et qui, à quinze ans déjà, ont perdu la tête, pour se retrouver à quarante ans avec une tête anONyme, ou tout bonnement avec une tête de Turc, ou une tête de pipe, ou une tête-bêche, une tête-à-queue, une tête de moineau, une tête de ! ! 235" ! linotte, une tête de lit, une tête de pont, une tête de Jell-O ou de margarine, une tête de musée de cire, ou tout simplement avec une tête à fesser d’dans? Des visages à deux faces, je suppose que tu en rencontres tous les jours. Mais attends un peu pour voir; attends, et tu me diras, avant la fin de ta carrière, si tu n’as pas vu se multiplier les visages à trois, quatre, cinq, dix faces. Quand on entre dans cette voie -et on y est déjà bien enfoncé -il est difficile de prévoir où ça peut nous mener. Avec autant de faces, crois-tu qu’il sera alors plus facile ou plus difficile de se regarder soimême bien en face dans un miroir, ou de ne pas perdre la face, ou de regarder quelqu’un face à face? « Je l’ai regardé bien en face, et je lui ai ses quatre vérités en pleine face... -Oui, mais à quelle face parlais-tu? » Des faces remontées de fond en comble par la chirurgie plastique, tu en vois déjà assez, merci. Et elles te sourient avec un sourire de plastique ou celui des momies de la HauteÉgypte. Mais tu n’as encore rien vu. ! C’est déjà passablement difficile aujourd’hui de regarder quelqu’un bien en face, de lui parler à coeur ouvert, les yeux dans les yeux en lui tendant les mains. Imagine ce qu’il en sera demain! Quand tu scruteras le regard d’un autre, seras-tu sûr d’y lire sa pensée ou celle d’un autre? S’il t’ouvre son coeur, quel coeur ouvrira-t-il? le sien ou le coeur d’un Trudeau? « Loin des yeux, loin du coeur », dit ON aujourd’hui; demain, ! ! 236" ! ce proverbe n’aura plus aucun sens, comme d’ailleurs il n’en a jamais eu. Quant aux poignées de mains tendues, si aujourd’hui, surtout au cours d’une campagne électorale, elles sont déjà aussi équivoques et neutres que des pattes-d’oie et aussi affables que des poignées de porte, imagine ce qu’il en sera sous peu, quand les mains seront passées de main à main et qu’en serrant la main de quelqu’un tu courras le risque de serrer la main ou les mains de n’importe qui. Rimbaud, au siècle dernier, disait déjà: « Quel siècle à mains! » Demain, il faudra dire: « Quel siècle à pieds! quel siècle à joues contreplaquées! quel siècle à reins! quel siècle à poumons! quel siècle à faces multiples! quel siècle à têtes recyclables! ». Et continue cette litanie des organes, si ça t’enchante. ! Cette perspective en contre-plongée a de quoi donner le vertige à qui est encore en possession de sa tête. Bien des gens que tu rencontres aujourd’hui te disent qu’ils « hallucinent » : « J’ai halluciné hier soir; j’ai halluciné toute la journée. » Ils ne savent pas, ces innocents, qu’ils futurologuent ou « futuroloquent. Car ce qui nous attend, dans cette civilisation aux organes dans laquelle nous entrons, est proprement hallucinatoire ou hallucinogène. Les statisticiens bien informés ne nous assurent-ils pas tous les jours que le nombre des hallucinogénés progresse au même galop uniformément accéléré que celui du SIDA et des analphabètes diplômés? ! ! 237" ! Vers où galopons-nous? Dans tes meilleurs moments, tu n’oses pas trop y penser. Mais demain, tu devras bien y penser à longueur de journée, car tu seras en plein d’dans, en plein centre de ce OÙ vertigineusement creux; dans le OÙ jusqu’au cou, jusque par-dessus ta tête d’origine ou de rechange. Et ça ne m’étonnerait pas que, rendu au coeur du OÙ, tu décides de te faire hara-kiri, après avoir tout de même déposé, bien en évidence sur le bord du trou du OÙ, ton permis de conduire stipulant que tes organes, en bien! on en fera bien tout ce qu’on voudra. Et va donc te faire cuire un oeuf ou voir ailleurs si tu y es! ! J’ai connu un médecin anesthésiste de Sept-Îles, déjà bien organisé par ailleurs, qui disait avoir prévu ceci dans son testament: « Que mon corps soit incinéré et que mes cendres, par temps calme, soient répandues par un hélicoptère audessus de l’Île Anticosti. » Pourquoi Anticosti? Je l’ignore. Ce que je sais, c’est que ce gars ne méritait pas un permis de conduire, et encore moins le permis d’anesthésier ses patients. Car Dieu sait ce qu’il pourrait décider de faire avec ses anesthésiés. Dans la civilisation de demain, de telles pratiques barbares seront formellement interdites; et tout médecin devra prononcer, en plus du serment d’Hippocrate, celui de donner ses organes. Maigre compensation civique dans le cas des chirurgiens! ! ! 238" ! ! L’autre jour, on nous apprenait, aux nouvelles fiables de Radio-Canada, qu’un scientifique anglais de pointe avait, lui aussi, la ferme intention de se faire incinérer; mais, plus philanthrope ou écologique que notre anesthésiste plus ou moins inconscient, il voulait que ses cendres servent à la nourriture d’une espèce de plante qu’il aimait bien. N’empêche que par ce geste magnanime et d’une saveur très britannique, ses organes seront perdus pour l’Humanité. On pourra toujours l’excuser en disant que, tôt ou tard, en vertu des évolutions de la chaîne écologique, cet Anglais se retrouvera mêlé aux hormones de ses compatriotes, propageant ainsi la bizarrerie chez un peuple qui n’en manque pourtant pas. ! J’ai fait allusion aux équivoques consécutives à cet échange intempestif d’organes. Bientôt, n’importe qui se demandera à tout instant qui est qui, de quelles mains, de quels yeux, de quelles têtes il peut bien s’agir. Si inquiétant que soit cet imbroglio, je crois cependant qu’il y a plus grave: ce commerce d’organes stimulera de ces instincts féroces de cupidité qu’on a vu, certes, s’épanouir à d’autres époques sous la poussée d’autres aiguillons; mais on ne devrait pas trop se tromper en prévoyant que la course aux organes recyclables entraînera une forme de perversité dont l’anthropophagie est un timide succédané. ! ! 239" ! ! On convient assez facilement que les nazis ont poussé plus loin que Néron le raffinement dans la cruauté; mais qui pourrait prétendre que la civilisation en cours n’est pas à mettre au point une forme de barbarie dont la froide cruauté scientifique des nazis n’était qu’une ébauche bien imparfaite? Déjà, à mettre au clair votre déclaration de revenus, vous avez un avant-goût de ce que sera cette déclaration dans quelques décennies. Et si vous vous mettiez en tête de calculer tout ce qu’on vous vole en impôts indirects, vous auriez des crampes dans votre imagination chauffée à blanc. C’est Pascal qui vous le dit: « Elle se lassera plutôt de concevoir, que la nature de fournir. » Remplacez ici la nature par les scribes du Gouvernement, et vous obtiendrez ces deux infinis qui effrayaient Pascal et qui, j’imagine, vous terrorisent également, sans qu’il vous soit nécessaire d’avoir le génie de Pascal. ! Cette cruauté raffinée des scribes de l’impôt, des contrats d’assurance et des conventions collectives, vous la ferez bientôt vôtre, sous la pression de votre environnement sadique. Sous des dehors empruntés à tout un chacun, vous aurez une âme à faire peur. Aujourd’hui vous enviez votre voisin, à cause de sa voiture, de sa tondeuse à gazon, de ses deux boxers, de ses vêtements taillés sur mesure, de sa bonne réputation qui gonfle à mesure que gonfle son compte en ! ! 240" ! banque; vous ne le voyez pas, ce compte en banque, mais ces choses-là sentent fort et de fort loin. Demain, vous lui envierez, à lui et à bien d’autres, ses yeux, ses mais, ses pieds, sa tête, tout le bazar recyclable. Ta face, aujourd’hui, on peut te la refaire; mais tu attrapes alors une face anONyme comme une peau de fesse protocolaire, et tu ris difficilement: une grimace raide comme un rire cynique à la Trudeau ou un rire constipé à la Ryan. ! Mais quand ce sera devenu relativement facile de prendre toute la face d’un autre, tu commenceras à chercher parmi tes contemporains le type de face « digne de ta personnalité », comme te le chantent les compagnies d’automobiles pour t’encourager à t’acheter une voiture, la leur, seule compatible avec ton rêve d'accélération, ta dignité, ton goût de l’aventure, tes projets d’avenir, bref, ton excellence. Et quand tout le monde se cherchera une face de rechange, vous voyez quelle suspicion perfide s’installera dans l’esprit des gens? Tout le monde soupçonnera tout le monde de convoiter ses organes. Évidemment, il y aura dans ces soupçons beaucoup de vanité, chacun se croyant en possession d’organes superplusextra dignes de convoitise. Mais la vanité est une turbine sur laquelle on peut brancher quantité de moteurs qui permettent aux plus démunis de se transformer en « homme d’action » digne d’envie. Sans parler ! ! 241" ! qu’une foule de candidats se croiront dignes d’être choisis « Le plus bel homme de l’année ». ! L’appétit de changement, « pour du neuf », sera ainsi aiguisé et puissamment entretenu par une publicité dont l’ampleur et l’efficacité sont imprévisibles. Comme il n’était pas prévisible, il y a cent ans, de prévoir la vitesse du TGV en regardant paître une vache. La publicité pistonnée et débile d’aujourd’hui apparaîtra alors bien inoffensive, mais uniquement parce que l’autre la surclassera infiniment en puissance et en niaiserie. Je vous laisse à deviner l’ampleur et le nombre de crimes que les citoyens les plus inoffensifs et insignifiants seront prêts à commettre pour se procurer des organes allant « plus loin que l’excellence », comme dit déjà une excellente publicité creuse d’aujourd’hui. Un oeil de cinq ans apparaîtra à la plupart des « consommateurs avertis » aussi démodé qu’une Chevrolet cinq étoiles d’aujourd’hui après cinq ans. Avoir un coeur de vingt ans sera considéré comme une farce. On changera de sexe, au gré des modes, des chanteurs Rock Heavy Metal et des vagues hystériques se télescopant à qui mieux mieux. ! Où, comment et à quel prix se procurer alors tous les organes de rechange nécessaires à cette nouvelle société de consommation? Bien sûr, il y aura des banques d’organes ! ! 242" ! gérées par les compagnies d’assurance ou la Bourse internationale; bien sûr, il y aura l’assistance-organes pour les citoyens moins bien nantis et débrouillards; bien sûr, il y aura des multinationales spécialisées dans la fabrication d’organes transgéniques de type ancien ou futuriste; bien sûr, il y aura d’immenses laboratoires, serres et usines où l’on portera à maturité des foetus soigneusement sélectionnés à l’unique fin de fournir en organes de rechange une population de plus en plus avide de renouveau perpétuel. Oui, mais toutes ces sages mesures suffiront-elles à répondre à la demande? Je vous le demande, car moi, je n’en sais rien. Tout de même, prenons un exemple bien d’actualité pour essayer de commencer à deviner ce qui se passera dans cette société parvenue presque à l’ultime limite du Progrès humain. Aujourd’hui, nous avons tout ce qu’il faut pour répondre aux besoins alimentaires de tous les humains. Comment donc expliquer que les trois quarts de ces humains souffrent de la faim? De même, sur quoi donc fonder l’espoir que la société de demain pourra répondre adéquatement à cette autre faim que sera devenue la course aux organes neufs? N’y aura-t-il pas tout comme aujourd’hui une majorité d’insatisfaits, de gens « en manque »? Et cette insatisfaction ne créera-t-elle pas des tensions pour le moins aussi dramatiques que les tensions Nord-Sud d’aujourd’hui? Ou que les tensions Est-Ouest, entre deux superpuissances dont l’hostilité augmente dans la mesure même où se multiplient ! ! 243" ! leurs organes atomiques? Où et quand a-t-on jamais vu que la richesse était un frein au désir de la richesse? Autant vouloir éteindre le feu avec du pétrole! Avec quoi donc étancherez-vous la soif des organes dernier cri ou la course aux organes « dignes de votre belle personnalité » ? ! En attendant cette industrie planétaire des banques d’organes, les banquiers pionniers d’aujourd’hui réalisent des prouesses prometteuses. Ce 11 mai 1987, un annonceur de radio nous apprend que l’un des premiers greffés du coeur vient de mourir. Rien à redire. Mais l’annonceur dans l’vent sent le besoin de vous préciser que son coeur n’était pas en cause. À preuve, « il y a quelques années, il avait eu un grave accident: dans une chute, il s’était cassé le coude, luxé une hanche, mais le coeur avait tenu bon. » Par cette remarque judicieuse, cet annonceur nous laissait entendre que toi et moi, après une chute pareille, nous nous serions retrouvés avec le coeur dans les talons ou entre les dents, selon que notre corps aurait chuté tête première ou pédales en premier. Il n’est pas du tout sûr qu’en pareille circonstance un coeur naturel, ou de première instance serait demeuré accroché à sa place normale. Ce brave coeur greffé qui avait fait des prouesses de sauvetage, aurait pu être utilisé après sa chute miraculeuse pour vendre le slogan humanitaire suivant: « Jouez gagnants: ! ! 244" ! faites-vous greffer un coeur neuf. En cas de chute, vous apprécierez mieux ce que le généreux donateur a fait pour vous. ! * ! Il faut, autant qu'on peut, rester raisonnable ou essayer de le devenir. Un des moyens les plus efficaces, c'est de s'entraîner à voir les folies de son temps. Il y a, certes, beaucoup d'autres choses à voir et goûter dans la vie. Mais ces autres choses supposent qu'on essaie de les préserver des folies en vogue à son époque. ! ! 245" ! ! 38 . DESCENDRE OU MONTER SA PENTE ! Prendre le temps, faire effort; deux bêtes noires pour la majorité des adultes et des jeunes. ! Surtout dans une civilisation comme la nôtre qui veut tout ignorer du passé, sous prétexte de mieux vivre le présent; et où, de mille manières, on nous dit qu’on peut tout avoir, ou presque, tout de suite, en s’amusant. « C’est l’fun; il suffit de triper pour que ça soit super. - Achetez aujourd’hui; vous paierez demain, ou jamais -Protégez votre amour: portez le condon! » -La brosse Espir vous donnera des dents dignes de votre personnalité. » Dans ce climat de laisser-aller, de divertissement à tout prix, tu deviens hypnotisé par les apparences, par le superficiel. On te fait marcher avec toutes les carottes publicitaires; et tu en es fort aise. En conséquence, tu détestes ceux qui veulent te rendre lucide, courageux, responsable. Ceux qui t’invitent à regarder la vraie grandeur, difficile à conquérir, tu les juges comme des prophètes de malheur. Ils t’empêchent de descendre mollement ta pente, de vivre en paix, aux niveaux de la vie animale, végétative et sensitive. Par exemple, apprendre à raisonner et non à résonner comme du rock heavy metal, lire pour voir autre chose que ses ornières mentales, apprendre à écrire sa langue maternelle, ! ! 246" ! au lieu de la baragouiner, en pensée, en paroles et en oeuvres, tout cela demande du temps et de l’effort. Or, tout t’invite à tout faire le contraire. ! ! 1o La télévision et les autres techniques audiovisuelles t’encouragent puissamment à la passivité. Elles te prodiguent à grands flots des images qui te dispensent de réfléchir. Tout est conçu pour te flatter, t’endormir en douceur. Tu te laisses donc porter comme une épave épanouie sur le flot des images. Tu n’as pas à juger, à critiquer: on te demande tout simplement de jouir. Et tu jouis, au niveau des sens, sans que ta matière grise ait à faire l’exercice pénible de la réflexion. Il suffit que tes sens aient de bons réflexes. Suis tes sens, fais confiance à tes feelings. Et on te promet que tu seras « bien dans ta peau ». L’expression est vulgaire: la peau, critère du bonheur! La réalité l’est bien davantage. ! De plus, on te fait passer, à la vitesse du son, d’une nouvelle à l’autre, d’un problème à l’autre, d’un gadget publicitaire à l’autre. Soumis à ce régime du pistonnage accéléré, il faut peu de temps pour que tu juges tout avec le même degré d’attention, ou plutôt d’inattention. Tous les événements, toutes les questions sont banalisés, neutralisés, réduits à l’in-signifiance. Le discours du pape sur la famille, ! ! 247" ! coincé entre l’incendie d’une maison à St-Romuald et l’annonce publicitaire de Toyota, la crampe au bras gauche du voltigeur de centre des Orioles, te semble n’avoir ni plus ni moins d’importance que les « autres faits marquants » de la journée. « Ya rien là! », que tu dis. Ton cerveau éclaté, dilué en bouillie mentale, fonctionnant au carburant des images centrifuges, qui s’annulent mutuellement, s’en va répétant comme un robot: « Ya rien là! » De plus, pour plaire et en conséquence pour maintenir les cotes d’écoute, même les questions les plus graves, les plus lourdes de conséquences, par exemple la vie politique et la vie spirituelle, doivent être traitées de façon plaisante, divertissante, rendues anodines comme une limonade. C’est pourquoi d’ailleurs elles sont offertes entre deux annonces publicitaires vantant soit la limonade, le savon, le papier hygiénique, les sacs de poubelle Plus, le parfum Impulse, et la gomme à mâcher Dentyne « qu’on trouve avec les dentifrices! ». Tu ingurgites le tout, avec la douce illusion que ton âme, ta patrie, ou ton intelligence, c’est à peu près aussi important, aussi cool que le soin de tes dents et un bon sac de vidanges. ! Peu à peu, tu en arrives à la conviction que tout se règle facilement, rapidement: il suffit de « prendre ça cool », de transformer tous les problèmes en images super, en placotages ! ! 248" ! colorés, avec un animateur dynamique, dans le genre des émissions superlatives Droit de Parole ou Parle pour parler. Ces émissions fort « éducatives », où l’on parle pour parler comme à peu près dans toutes les autres, sont conçues de telle sorte que les « intervenants » aient le minimum de temps pour « lancer des idées », comme on lance des pigeons d’argile au champ de tir; les autres participants tirent à la volée, et les téléspectateurs enregistrent les scores. Quand le spectacle est terminé, on ramasse les douilles des cartouches tirées, et on organise le local pour un autre show, un autre « débat d’idées » aussi volatiles et centrifuges. Et toi, spectateur docile, tu oublieras au plus vite les questions emmerdantes qui risqueraient de troubler ta douce quiétude de citoyen moyen engraissé aux anabolisants et aux hormones audiovisuelles tripantes ou tripatives. ! Ces placotages en équipes à partir de « ton vécu » le plus insignifiant, ces exercices « libérants » et d’« ouverture à l’autre » dans l’vent et dans l’vide, ont servi de modèle de pointe dans l’enseignement depuis une génération. Dans l’enseignement de la langue maternelle, par exemple, le matériel didactique a été conçu pour que « le s’éduquant » prenne ça cool. Le raisonnement, la capacité de synthèse, la mémorisation des notions de base, la lecture de livres, toutes activités trop exigeantes qui risquaient de traumatiser le petit, ! ! 249" ! de frustrer la libre expression de sa spontanéité vierge et de sa non moins fameuse créativité. On l’a donc mis au régime de l’amusement éducatif, avec entre autres conséquences, que ce cher poupon, après douze ans de scolarité, s’amuse comme un p’tit fou à jouer avec le verbe être au subjonctif, lui donnant toutes les formes conçues par sa créativité en ribote. Avec la même allégresse de veau libéré, il confondra le subjonctif avec le passé simple, les prépositions avec les propositions, la phrase dite complexe avec toutes les phrases pas « comprenables par le vrai monde », celui de son calibre mental. Écrire deux pages sur un sujet sensé, avec un minimum d’idées sensées, centripètes et cohérentes, apparaît une entreprise héroïque, réservée à des « bolés » qui ont perdu contact avec « la vraie vie » et qui détonnent dans le contexte comme la Castafiore de Tintin ou l’Asssurancetourix d’Astérix. ! Entre-temps, autour de l’école, la société a subi le même éclatement. La famille a éclaté, le sexe s’est éclaté, devenu polyvalent, recyclable et interchangeable; et tout le reste à l’avenant. Paradoxalement, mais tout naturellement, cette pseudolibération, cette revendication exacerbée de toutes les formes de liberté individuelle, ont abouti à l’uniformisation la plus plate, à la sécrétion d’un grand ON social anonyme, où la ! ! 250" ! règle est de penser comme ON pense et de se conduire comme ON se conduit. Ce ON, gonflable et dégonflable à loisir, se gonfle et dégonfle selon les modes en transit et les courants d’air des sondages d’opiniON. « Soixante-six pour cent des citoyens sondés pensent que... »; tu dois donc penser que..., sous peine d’être déphasé, d’être out, bref, irrécupérable. « Ta pensée personnelle dans tout ça? -On s’en fout, de ta petite pensée personnelle! Qui pense jeune, pense Pepsi! Si tu veux penser jeune, pense comme Pepsi pense pour toi. Pense Pepsi, ou Gallup et Icom incorporés. » ! 2o Ici, il faut faire une place de choix à la musique qui, nous dit-on, « adoucit les moeurs ». C’est à voir! Celle de Vivaldi et de Vigneault, peut-être. Mais celle de Elvis-Michael Jackson et autres déchaînés? C’est un fait: jamais, depuis l’apparition de l’homme, les jeunes n’ont consommé autant de musique. Et jamais on n’a produit autant de musique destinée en toute priorité aux jeunes. Dans quelle mesure cette musique et l’usage à over dose qu’on en fait, contribuerait-il à modeler le jeune qui en fait sa nourriture principale? La musique, comme d’ailleurs tous les arts, mais plus que tous les autres arts, est d’une efficacité souveraine pour rejoindre l’être humain sans faire appel à sa raison. Ce que sollicite et provoque la musique, c’est d’abord l’émotion, la ! ! 251" ! passion. Elle est incantation; elle hypnotise, neutralise l’intelligence, pour mieux susciter les énergies obscures tenues en réserve dans la sensibilité et le subconscient. Elle invoque, évoque, pour le meilleur et pour le pire, ces esprits sommeillant au royaume nébuleux des limbes intérieures. ! Quand ces énergies, aussi fortes que mystérieuses, surgissent de la nuit intérieure, telles des forces sauvages et indomptées, la raison peut choisir de leur passer le licou, de les dompter, de les domestiquer et soumettre à son emprise, comme on fait d’un cheval sauvage; elle peut aussi décider de se soumettre à ce cheval fougueux et se laisser emporter par lui dans une chevauchée fantastique où ce n’est plus le cavalier qui domine sa monture, mais le cheval qui monte et éperonne son cavalier. Il en est donc de la musique comme de toute passion: c’est une énergie aveugle, instinctive, irrationnelle; très utile, si la raison la dompte, la canalise comme on « harnache » l’énergie de l’eau; mais s’il n’y a pas de digue, de barrage, c’est l’inondation, c’est l’impétuosité sauvage de l’eau qui submerge l’homme. C’est le feu, laissé sans contrôle, qui ravage dans la fureur et l’allégresse. Saint Thomas dit, en parlant de la passion, qu’elle est comme un cheval, d’autant plus dangereux qu’il est plus vigoureux et aveugle. ! ! ! 252" ! Or, la musique dont les jeunes font actuellement leur principale et presque unique nourriture, ressemble-t-elle à un cheval dompté par un cavalier ou au cheval qui dompte et monte le cavalier? Quelle emprise exerce sur elle la raison civilisatrice? Que vise-t-elle à produire chez son auditeur: l’élévation, l’exaltation des plus nobles énergies, ou au contraire le déchaînement sans contrôle des instincts plus près de l’animalité que de l’humanité? Et quelles conséquences aura sur l’intelligence des jeunes le fait de vivre le plus souvent possible hypnotisés, envoûtés, dopés, drogués par une musique puissamment grisante comme une masturbation collective? C’est à dessin que j’emploie le mot masturbation. Voyez les guitaristes du rock heavy metal: ils brandissent leur instrument comme un sexe électrifié; ils halètent, ahannent, transpirent, se contorsionnent, jusqu’à l’orgasme. Et les spectateurs électrifiés entrent à leur tour en transe érotique, réclament plus de bruit, plus de sensations brutes et fortes. Eux aussi recherchent l’orgasme dans une orgie rythmique, les cris, la flambée des sens brûlés à vif. « Là où il y a le plus de bruit, d’agitation frénétique, là il y a le plus de vie. » Telle est l’unique article de foi de ce credo gravé au couteau et au fer rouge dans la conscience hallucinée et sur les fesses jubilantes. ! ! ! 253" ! Les grands maîtres du spectacle électrifié savent que plus ils frappent bas, plus ils déclencheront l’impétueuse et irrésistible marée des passions sauvages, à l’état brut, brutalement victorieuses de la raison. Leur clientèle cible: les jeunes, à cette époque de leur vie où précisément l’intelligence régulatrice subit de toutes parts la pression de la jungle des passions chaotiques. ! Le jeune, soumis à ce régime intensif d’enivrement à la fois si facile et si puissant, est bien mal préparé à faire face à tout ce qui exige réflexion, effort et persévérance; à tout ce qui ne se traduit pas immédiatement en plaisir d’ordre sensible; à tout ce qui exige concentration intellectuelle pour échapper à l’éparpillement des sensations, à la cohue des idées en flashs centrifuges. Habitué aux réactions superficielles, aux jugements dictés par l’émotion du moment, il a bien du mal à voir l’utilité et l’intérêt d’un travail sur une oeuvre qui exige réflexion, analyse et synthèse. « C’est l’fun, c'est cool, c’est tripant, c’est spécial, c’est au boutte, çé malade, ça s’défonce, c’est super », ne servent à rien ici, comme d’ailleurs dans toutes les questions complexes et difficiles qui attendent l’homme debout dans la vraie vie. Ces questions exigent lucidité, aptitude à prendre en compte une foule de facteurs indépendants de son petit MOI, et persévérance pour appliquer les remèdes qui exigent tout autre chose que des ! ! 254" ! tripes, du bruit, l’exaltation crispée des nerfs et des hormones sexuelles. ! Le jeune qui s’est dynamité le cerveau à force de le soumettre aux électrochocs du rut musical heavy, se trouve démuni face aux exigences de l’intelligence et de la volonté. Ses neurones dynamités ne réagissent plus qu’aux explosions des décibels. Sa langue maternelle, par exemple, lui semblera bien terne, comparée aux éructations et hurlements orgiaques de son groupe musical préféré. Pour tout dire, à quinze, dix-sept ans, il est désabusé, usé à la corde: sa tête est devenue casserole creuse, incapable de contenir autre chose que les rumeurs du talkie-walkie. Avant d’avoir commencé à vivre sa vie d’homme, il l’a déjà épuisée au grand galop de son cheval débridé. Ce n’est même pas encore l’été, mais déjà il a fait la vendange de ses raisins verts. Il s’est payé tous les paradis artificiels, et se retrouve stérile dans un univers saccagé. Désabusé, éclaté, vide. D’où son ricanement face à toutes les formes de la grandeur intellectuelle et morale. Lui qui s’est gavé d’enivrements d’ilotes, n’aura pas trop de toute sa vie d’adulte pour oublier qu’il avait jadis une intelligence et une âme faites pour la dignité et la grandeur. ! Faisons l’hypothèse que toute la jeunesse d’un pays se drogue, et de façon intensive. Après cinq ans, dix ans, dans ! ! 255" ! quel état intellectuel et moral se trouveraient ces jeunes? Supposons même que la drogue ne les ait pas systématiquement transformés en veaux, en loques, en larves; supposons qu’ils soient encore relativement sains de corps. Mais que seraient devenues leur âme, leur intelligence et leur volonté? Pourriez-vous compter sur eux pour entreprendre quoi que ce soit qui nécessite lucidité, générosité, courage et persévérance? Habitués à se procurer facilement des paradis artificiels, comment n’éprouveraient-ils pas, face à une action concrète et exigeante, un immense ennui, une répugnance totale? Entretenir son jardin au lieu de se balancer en hamac sur les nuages roses des paradis artificiels, non, pas ça! Tout ce qu’ils souhaitent, c’est un nirvana béat, où le bonheur strictement égoïste s’achète par le maximum de passivité. Tout ce qui leur reste d’énergie, ils l’emploieront à réclamer des doses toujours plus grandes d’anesthésiants et de somnifères cool. ! Et, paradoxalement, quand ils voudront connaître d’autres extases que celles des bienheureuses larves molles, ils réclameront les électrochocs émotionnels de l’hystérie collectiviste. Ils passeront de la seringue fécondant leur âme gélatineuse, à la seringue électrifiée des rockers survoltés. Ces masses liquéfiées, ou bien dorment dans la paix des marécages, ou bien dévalent les pentes à la manière incontrôlée des avalanches. ! ! 256" ! Où trouver, parmi ces êtres en décomposition, des alpinistes ou des recrues pour n’importe quelle entreprise où des hommes engagent leur lucidité et leur courage? Désormais, la seule pente qui les enchante, c’est la pente qui stimule la descente des avalanches, ou la pente avachie en lit visqueux où croupit le marécage cool. ! Ce que fait la drogue, cette musique-là le fait, non moins puissamment. Elle aussi disloque, dilue, stérilise toutes les facultés. Elle laisse le corps intact; mais, comme la drogue, elle réussit efficacement à réduire tout l’être humain à ses composantes corporelles, sensitives, émotives. Évacuées, l’intelligence et la volonté, au profit de la sensation brute, de l’excitation des hormones des tripes et des nerfs abdominaux, au lieu des neurones du cerveau. Ce n’est pas une coïncidence si cette musique met l’emphase sur le son rendu strident, durci comme métal, et le beat obsessionnel: la musique, apparentée le plus possible au bruit et à l’agitation frénétique. Défonce le mur du son pour parvenir à l’ivresse orgiaque des sons exaspérés et comblés d’abrutissement. ! Le drogué aux stupéfiants recherche plutôt l’ivresse des nuages moelleux, bleus et roses, traversés de mélodies transcosmiques et nouvelâgeuses; le drogué à la musique-bruit ! ! 257" ! recherche des émotions plus fortes, l’exaspération des sens brûlés à vif, l’exultation dans l’hystérie des bacchanales. Le résultat final est le même: l’incapacité de plus en plus grande d’écouter autre chose que du bruit. Et comme les facultés supérieures de l’homme ne se manifestent pas dans le bruit, mais qu’elles ont une nette préférence pour le silence et le recueillement, il s’ensuit que le drogué à la musique bachique trouve de plus en plus ennuyeuses les activités qui exigent intelligence et volonté. Ne peut le rejoindre que ce qui crie et, de préférence, hurle à mort. C’est à cette seule condition qu’il se sent vivant. À ses yeux, tout ce qui est vivant doit hurler, ressembler de près à la surexcitation physique et au bruit déchaîné. Il faut que ça « s’éclate », tout doit « s’éclater », « se défoncer », tout doit exploser. Et quand le patient s’est fait exploser ou qu’on l’a dynamité, il reste un trou béant, un vide sourd. C’est pourquoi, il faudra des animateurs de plus en plus red hot et heavy metal pour réanimer ces creux, ces vides. Après l’implosion, il devient normal d’augmenter la dose de TNT ... pour que le vide rende un son plein. ! Imaginez le désarroi de cet implosé et drogué au TNT face à un texte qui ne crie pas et dont le rythme n’est pas soutenu par un beat métallique, obsédant de banalité « défoncée ». ! ! 258" ! ! ! 39. LES VERTUS DU MUET Récemment, je revoyais chez moi, à loisir, les films de Flaherty qui, à mon humble, mais ferme avis, est aux tout premiers rangs des cinéastes passés, présents et sans doute à venir. Nanook, Man of Aran, The Land, Louisiana Story. Des films muets, en noir et blanc, mais qui parlent infiniment mieux que 99% des films dits parlants. ! Ceux de Flaherty, bien que muets, parlent avec une éloquence plus que convaincante; encore faut-il avoir des oreilles, des yeux, une intelligence et un coeur capables d’entendre, de voir, de comprendre et d’aimer. Ce qui est donné à tout le monde, à la condition qu’on veuille bien se donner la peine de s’en servir. Mais vous ennuierez à peu près tout le monde, et ils se feront une bien piètre opinion de vous, si vous leur dites qu’hier vous avez visionné, entendu et aimé quatre films muets, en noir et blanc, en plus. Depuis près d’un siècle maintenant, les films ont appris à parler, et ils parlent. Pour dire quoi? Pour dire ce que nombre de films muets disent beaucoup mieux qu’eux. ! Le cinéma est avant tout le royaume enchanté des images. Une belle image se passe volontiers de la parole, comme un vin, comme une sonate. Pourquoi un vin s’accompagnerait-il ! ! 259" ! nécessairement d’un toast? et pourquoi une sonate aurait-elle besoin de se faire dire ce qu’elle a à dire? Demande-t-on à la Joconde de vous faire la conversation? Ne suffit-il pas qu’elle soit muette pour que des milliers de commentateurs, égarés mais très bavards, se soient ingéniés à lui faire dire n’importe quoi, et quoi encore? Ne préférez-vous pas être seul à seule avec la Vénus de Milo ou la Suzanne au bain du Titien, sans qu’un importun ne vienne rompre le charme par une seule parole, bien ou mal placée, qu’importe? ! Les images de Flaherty parlent, et parlent bien. Montrezles à des sourds et muets et, s’ils ne font pas exprès pour ne pas entendre, ils entendront ce que leur disent ces images. Mais si vous les faites voir à un malentendant volontaire qui n’entend rien d’autre que ce qu’il se dit à l’oreille de son cerveau sourd et plastifié, il n’entendra rien. Et il mérite bien de ne pas entendre. S’il ne s’était pas rendu volontairement sourd, les grands vents balayant du Grand Nord de Nanouk ou hurlant contre les falaises d’Aran, il les entendrait. Un enfant normal les entend et très bien. Ce qui laisse entendre que les adultes qui n’entendent rien aux films muets, c’est précisément parce qu’ils ont mal vieilli, que les yeux de leur âme sont devenus à la fois myopes et presbytes, ou pour mieux dire: aveugles comme ceux d’Oedipe, de Néron ou de Staline. Avec des nuances négligeables dans la gravité de la maladie et de la perversité. ! ! 260" ! Parce qu’un boeuf ne peut pas regarder très longtemps les meules de foin de Monet, ça ne prouve pas que Monet n’avait rien à dire ou qu’il le disait de travers. Je crois. Quand Raymond Devos, dans l’un de ses textes hilares, dit à sa femme que si elle n’était pas restée à la maison, jamais il ne serait parti, si c’est à un happening ou à un conventum des Témoins de Jéhovah, à un sit in des Mormons, ou a un revival des Évangélistes made in USA, il est bien possible qu’ils ne pourront déchiffrer ces propos. À moins qu’un preacher électrifié ne les leur explique. Mais lui-même les comprendra-t-il? Et s’il arrive à comprendre et à expliquer à ses fidèles ce que Devos a voulu sous-entendre par ces propos, je ne donne pas cher de Devos. Et il sera bien inutile de nous montrer un reportage où tous ces sourds parlent, chauffés à bloc et délirants. ! ! ! ! 261" ! ! ! 40 . SOUS-TITRAGES Au Québec, nous connaissons bien beaucoup de nos chers compatriotes qui écrivent au son. Et dans nos écoles, une de nos pédagogies de pointe fut celle d’apprendre aux élèves à écrire au son et à l’oeil. Depuis, nous avons fait des progrès. Maintenant, nos avons la télévision qui écrit et pense au son. C’est ce qu’on appelle le sous-titrage. Il est destiné à ceux qu’on appelle poliment mais abusivement des malentendants. Nos chaînes de télévision remplacent avantageusement les professeurs et les autres qui enseignaient (et enseignent toujours?) « aux jeunes s’éduquants » à penser et à écrire au son. À suivre fidèlement les sous-titrages de notre télévision, les malentendants des oreilles, s’ils n’ont pas le sens du comique et surtout du ridicule, s’entraînent efficacement à devenir des malentendants du cerveau (ou de la cervelle). ! Hier soir, la télé nous faisait assister en direct au lancement d’un livre depuis fort longtemps attendu par les fans de la mode et du scandaleux juteux ou croustillant. On nous montrait de belles images du grand homme qui « lançait » ses mémoires à qui voulait bien l’entendre; et ils étaient fort nombreux: une salle comble, qu’on nous disait. Les sous-titrages, eux, nous « lançaient » tout autre chose, et les malentendants devaient être en alerte rouge pour ! ! 262" ! comprendre ce que disaient l’heureux auteur et les journalistes qui nous présentaient cet événement hautement culturel. À titre d’exemple plutôt anodin, un sous-titrage nous disait ceci: « Monsieur mule raux nez était alors au somme haie de son impôts plus Larry thé. » Ce sous-titrage laissait sous-entendre que Monsieur Mulronez était alors au sommet de son impopularité. Il fallait y penser, car c’était un pensez-y bien. ! Pour se faire une idée quelque peu précise de ce qu’on essaie de nous faire entendre par les sous-titrages, il faut déployer des prodiges d’imagination et de bon sens. Comme ce sont des qualités assez rares et qu’au reste le malentendant ne saurait garder bien longtemps l’attention aiguë qui le protégerait des virus sous-titrés, il arrive ce qui doit arriver. C’est-à-dire? C’est-à-dire que le malentendant resté normal du cerveau, selon son humeur du moment, enrage ou jubile en lisant les sous-titrages que les boîtes à traduire débiles lui servent gratuitement sur un plateau. Par contre, le malentendant qui est passé de la prime enfance à l’âge d’or sans trop s’attarder à cultiver l’âge de raison, et qui, en conséquence, n’a pas attendu l’âge d’or pour ne pas comprendre, eh bien! il continuera à cultiver docilement sa surdité et son absurdité mentales grâce à la pédagogie de pointe des sous-titrages. ! ! 263" ! Je ne sais pas ce qu’en panse sera mule raux nez qui, grâce au lent se ment de ses mai mouhaires, (...), ce verrat au somme haie de la peau pue Larrithé. De ment déz le luit. ! ! ! 264" ! 41. PREMIER OU DERNIER JOUR ? ! ON nous invite parfois à travailler ou à profiter de la vie comme si c’était le dernier jour de notre vie. Autrement dit, à travailler dur aujourd’hui parce qu’il n’y aura pas de demain. Il me semble qu’on devrait plutôt nous inciter à travailler comme si c’était le premier jour de notre vie. Si aujourd’hui, c’est le dernier jour de ma vie, je me demande bien pourquoi je devrais me tuer à travailler? Un peu plus, un peu moins d’effort ne changera rien au cours de la planète, au cours des choses, au cours de la Bourse et au cours de ma vie. Et comment espérer faire en un jour ce que je n’ai pas pu ou voulu faire pendant toute ma vie? Courir assez vite pour rattraper, en quelques heures d’ouvrage fiévreux, tout le temps perdu, tout au long de ma vie, à ne pas travailler? ! ! ! 265" ! ! 42. QUE VOYEZ-VOUS, VOUS, ENTRE DEUX COUCHES DE NOIR? ! Un fin connaisseur de l’art contemporain, collectionneur d’avant-garde, nous sert de guide à la télévision pour nous présenter et expliquer quelques-uns des chefs-d’oeuvre d’une exposition d’art contemporain à Paris. ! Ce qu’il tient par-dessus à nous commenter, c’est une toile presque complètement noire, du moins à première et même à dixième vue. Mais, lui, le spécialiste de ces choses, l’initié aux arcanes de l’indicible, veut que nous y regardions de plus près, de façon plus prolongée, attentive et empathique. « Et alors que voyez-vous? -Du noir, rien que du noir, répond un guidé. -Cher monsieur, ne vous laissez pas tromper par les apparences. Le tableau est noir, mais le génie du peintre, ça été précisément de superposer plusieurs couches de noir. Et entre chacune des couches, il y a le non-dit qu’il faut apprendre à déchiffrer. Voyez-vous? Entendez-vous? -Et quoi donc? demande un autre guidé, un de ces ignares visiteurs de musée, bouchés comme un trou noir. Mais vous, monsieur le guide, y voyez-vous quelque chose, y entendezvous quelque chose? -Rien pour le moment, reprend l’expert en noir non-dit, mais je pressens, et je suis même sûr, qu’il y a là quelque chose à voir et à admirer. » ! ! 266" ! Et l’expert, un peu vexé, se dirige vers un autre chefd’oeuvre, mais avec la conviction subtile et nuancée que lui, il est ouvert au non-dit et qu’il perdrait son temps à vouloir expliquer à l’ignare ce que dit ce non-dit entre les différentes couches noires de ce tableau noir. « Consolez-vous, professeur, dirait Prévert. Vos lièvres ont foutu le camp comme un seul homme, mais les tiroirs de votre congélateur mental restent. Le noir aussi. Les différentes couches de noir ne vous ont pas encore révélé leur non-dit, mais un jour ce sera peut-être votre tour. Chose certaine, le cadre du tableau, lui, vous reste, et lui, il est bien visible et compréhensible. » « Merci monsieur, dit le guide à M. Prévert. Je vais de ce pas admirer le cadre du tableau noir, pour comprendre peutêtre ce qu’il y a dedans. » ! Ce guide, instruit à déchiffrer le non-dit contenu entre les différentes couches de noir, me rappelle un étrange personnage de Sterne. C’était un lecteur exigeant comme on en trouve peu: il voulait absolument comprendre ce qu’il lisait. Quand donc il tombait sur un passage un peu obscur, il grattait les mots avec un petit canif pour déceler « le sens caché sous les mots ». D’autres, utilisent une autre méthode, aussi efficace: lire entre les lignes. ! ! ! ! 267" ! ! . SAVOIR-FAIRE OU NE PAS SAVOIR En ce 5 novembre 2007, le téléjournal nous racontait une de ces tristes histoires dont il a le secret et dont il est friand. Un homme, bien malheureux et n’en pouvant plus, venait de tuer son ex sans ménagement, c’est-à-dire pas de main morte, mais à la carabine. ! Le journaliste responsable à Radio-Canada du volet nécrologie n’a pas cru bon de signaler si la dame exécutée méritait de mourir à la carabine plutôt qu’aux soins intensifs. Apparemment, ça n’entrait pas dans le cadre de ses attributions et de son enquête impartiale. L’exécuteur testamentaire, lui, avait pris soin, comme les Américains en Irak, à Hiroshima et à Nagasaki, de ne pas faire trop de « dommages collatéraux » sur les lieux de l’exécution. Après quoi, notre homme, sans se poser trop de questions, quitta les lieux dans sa voiture, le gaz au boutte. Peut-être parce qu’il n’avait pas son permis de port d’armes. Alertée, la police le prend en chasse. Ça tombe bien: c’est en plein l’temps de l’chasse à l’orignal et il en circule parfois dans les rues de Montréal. La chasse a duré assez longtemps, nous dit-on. Finalement, la police réussit à intercepter la voiture du suspect. Et alors commence la vraie histoire. ! La police s’approche très prudemment de celui qui jouit encore de la présomption d’innocence, mais qui pourrait tout ! ! 268" ! de même être dangereux. La police le somme de descendre de sa voiture, les mains en l’air, pour simple vérification de routine: son taux d’alcool et sa date de naissance. Le prévenu prend très mal qu’on lui ordonne, et sur ce ton encore! de sortir de son char. Il rattrape son arme et tire. La police s’en tire à bon compte: charitable, le suspect a tout simplement retourné l’arme contre lui-même avant de tirer. Vous devinez la suite, cher téléspectateur. ! Nos journalistes qui « couvrent » la guerre américaine en Afghanistan, parleraient ici d’une « bavure » ou d’un « tir ami ». C’est le terme élégant et politiquement correct qu’ils emploient aujourd’hui quand un innocent soldat canadien se fait descendre là-bas par un tir en provenance d’une main amie, celle d’un de ses chums de combat. Il est vrai qu’à proprement parler on ne peut pas appeler ça une triste méprise se soldant par un fâcheux incident pour le type visé, et bien visé. Il faudrait plutôt employer le terme devenu courant de « bénéficiaire ». Un ambulancier dira que le bénéficiaire de l’accident est mort avant l’arrivée de l’ambulance. Et on n’arrête pas de nous parler des bienheureux bénéficiaires de nos soins de santé exceptionnels. Dites-moi, vous qui avez plus d’instruction que moi: Ne peut-on pas compter au nombre des bénéficiaires le soldat qui meurt courageusement au champ d’honneur descendu par un tir ami, au lieu de mourir bêtement sur un lit d’hôpital après ! ! 269" ! avoir bénéficié de la seringue d’un médecin dont il ne sait même pas s’il est ami au ennemi? N’est-ce pas le cas où jamais de parler ici de quelqu’un qui a fait une belle mort. « Il est mort de sa belle mort », comme on dit pour beaucoup d’autres qui n’ont pas eu la chance de mourir au champ d’honneur. Chose certaine, le suspect qui vient de se suicider, lui, il a fait une belle mort: il a choisi le genre de mort qui lui semblait le meilleur, il a pris sur lui-même l’initiative de passer à l’acte, et c’est en toute lucidité qu’il s’est tué de sa propre main. Que puis-je vous souhaiter de mieux? ! Mais là n’est pas la morale de cette histoire. Maintenant que notre chum est mort de sa belle mort, de sa propre initiative et de sa propre main, réfléchissons. La police qui l’a intercepté manquait sans doute d’expérience ou de jugement. Mieux formée et plus en possession de ses moyens, la police se serait comportée de façon plus sensée et responsable. Au lieu de sommer en criant le pauvre type de sortir de sa voiture les mains en l’air, elle eût bien plutôt mieux fait, aurait dit Madame de Sévigné, de l’assommer dans sa voiture et par après l’extraire de la voiture, un peu mal en point peut-être, mais du moins encore en vie. En agissant comme elle l’a fait, la police s’est rendue coupable d’un meurtre; du moins, je crois pouvoir le dire sans exagération. Cet assassinat lui restera peut-être pour un ! ! 270" ! certain temps sur la conscience, comme dirait le juge. Mais est-ce pour ça qu’on les paie? ! ! 271" ! 44. FÊTONS SAINTE HALLOWEEn ! Je parlerai plus probablement dans le vide. Parce que le sujet dont je veux parler est vide. Mais d’un vide inquiétant: celui d’un crâne et de crânes creux. ! Il s’agit de la Sainte Halloween qu’on s’est mis ces dernières années à célébrer en grande pompe. En quelques automnes, on est passé de la citrouille aux squelettes. Maintenant, pour être à la page et faire honte à ses voisins moins doués, on doit orner sa maison et son terrain de beaux décors lugubres, macabres, hideux et horribles au maximum. Pour faire peur. À qui? Et pour fêter quoi? ! Cette soirée de fin d’automne, ce pourrait être une fête pour les enfants, avec déguisements fantaisistes, colorés, joyeux; et bonbons bonbecs en récompense. Au lieu de quoi, une orgie d’horreurs! Le journal télévisé quotidien ne nous fournit-il pas de l’horreur en quantité plus que suffisante? Alors, quel besoin morbide pousse à en rajouter? Pourquoi une grande fête pour célébrer l’horrible? Des décors ridicules, mais qui se veulent à la fine pointe du mauvais goût: toiles d’araignées, crânes, chauves-souris, sorcières, ossements éparpillés sur le gazon ou suspendus aux arbres, un ou plusieurs squelettes au complet giguant aux sons d’une musique effrayante. Et pour finir en beauté, un cercueil ! ! 272" ! avec un squelette de plâtre se dressant pour souhaiter la bienvenue aux petits enfants. Vous n’en avez pas soupé de cette mascarade grotesque et malsaine? Pourquoi encourager le département aux horreurs de Wal-Mart et des autres vendeurs de kétaineries à répandre cette maladie mentale? Pourquoi célébrer l’horreur, quand on pourrait, ce soirlà, célébrer l’enfance et lui offrir des bonbons, sans les accompagner de crânes et de squelettes? ! « Du calme, Beaupré! Prends ça cool. L’automne prochain, on va recommencer. Nos petits enfants ont besoin d’ça. Ça les prépare à la nuit de Noël. » ! ! ! ! 273" ! . UN PROVERBE VRAI ! Il disait, le Grand Chef: « Voici un des rares proverbes qui ont du sens: « Mieux vaut avoir une tête et pas de queue, que deux queues mais pas de tête. Mais si on peut, mieux vaut avoir les trois. Le pire, c’est de n’avoir ni queue ni tête. » Sur le champ, la tribu entière approuva par de joyeuses acclamations. C’est seulement le surlendemain que certains d’entre eux se demandèrent ce qu’ils avaient approuvé. ! ! ! 274" ! ! 46 . BONNES NOUVELLES On ne peut pas prédire si le nouvel an nous apportera des bonnes nouvelles. Mais il est sûr que la fin de l’an, du moins cette année, est fertile en bonnes nouvelles. « Nous l’allons montrer tout à l’heure », dirait La Fontaine. ! Tu sais sans doute que ton médecin, même s’il n’est pas des plus compétents et lucides, peut assez facilement et rapidement savoir et te faire savoir le taux de cholestérol que tu charries dans ton sang. De même, grâce à l’ivressomètre, le policier, brillant ou bien moyen, peut détecter en cinq secondes le taux d’alcool et même d’ivrognerie que tu transportes dans ton sang: 0,8, 3,7 ou 8,2. Comme sur l’échelle de Ritcher. Mais ce que tu sais peut-être moins bien, c’est que, depuis l’apparition des sONdages d’opiniON, les charlatans sondeurs peuvent déterminer le taux ou la température de ton bonheur. Ils arrivent même à chiffrer, à quelques dixièmes près (sûrement pas avec une marge d’erreur de plus de 3%), le taux différent de bonheur dans chacune des dix provinces du Grand-Beau-Fort Canada, et même dans chacune des ethnies qui forment son canadian multicultralism. ! Eh oui! On dispose maintenant de sonars et satellites suffisamment perfectionnés pour sonder ta conscience et surtout ta subconscience et ainsi déterminer le taux ou le ! ! 275" ! degré de ton bonheur non seulement personnel, mais même collectif. Ces instruments de sondage sont beaucoup plus précis que l’ivressomètre et la radar qui enregistrent ta vitesse sur l’autoroute ou sur le trottoir en direction du poteau. Car il existe des satellites capables de détecter de là-haut la température des gens heureux ou malheureux, et d’en transmettre les données scientifiques aux sondeurs d’en bas. Pourquoi? C’est simple. Si tu es heureux, ton taux d’adrénaline augmente forcément, tu passes du fret au médium fret, puis au tiède, puis au chaud, puis au rouge red hot, selon ton degré de bonheur. Et cette chaleur que tu dégages bien malgré toi peut-être, il y a déjà plusieurs décennies qu’on peut la détecter du haut des airs. Ce qui, par exemple, permettait aux avions américains de détecter, même la nuit, la présence et le taux de Vietnamiens dans jungle du Vietnam. Après quoi, il ne restait plus qu’à raser la jungle au napalm pour y diminuer le taux de ces foutus Viets déguisés en Vietnamiens. ! Mais là n’est pas la question, me diras-tu. Je le concède. La question est de savoir si, actuellement, au Canada, le « bras canadien » est en mesure de faire des tests pour déterminer le taux de cholestérol, d’adrénaline ou de bonheur des Canadians et Canadianes. Rassure-toi: c’est possible. Ce qui sans doute pourra conforter et réconforter tes convictions fédéralistes. ! ! 276" ! Hier, 28 décembre, Radio-Canada nous annonçait qu’on avait recensé, au lendemain de Noël, 1,327,622 Canadians et/ ou Canadianes qui avaient cru bon de ne pas échanger les cadeaux reçus la veille. Les gardent-ils pour l’an prochain? On ne le sait pas encore. Chose certaine, ces Canadians et/ Canadianes, en gardant chez eux leurs cadeaux à température confortable, ont été dispensés de faire la queue au fret devant des magasins surchauffés. C’est dire que les recenseurs scientifiques de RadioCanada sont rendus très loin et d’une redoutable efficacité. Tu ferais bien de t’en aviser et d’user de prudence, si tu veux garder incognito ton taux de satisfaction quand tu reçois tes cadeaux de Noël. ! Mais quels sont donc les Canadians et/ou Canadians qui ont manifesté le plus de bonheur quand on les a sondés? D’après les sondeurs, les plus heureux de tous les CanadiansCanadians sont... savez-vous qui? Céline Dion? les sénateurs des deux sexes mais de même race? les Hell’s Angels, les anesthésistes et leur compte en banque? les commanditaires et bénéficiaires des commandites? les spectateurs du stampede de Calgary ou les gars de Terre-Neuve qui ont vu les rodéos texans? Cher ami, vous n’y êtes pas, mais pas du tout. Les plus heureux de tous les Canadians-Canadianes sont les Newbrunswickois. ! ! 277" ! La preuve? Ils sont heureux, eux, à 87,3% (la marge d’erreur est tout de même de 2,8%). Et les autres Canadians? Eux, les malheureux! ils sont heureux seulement à 72,7%. Et les Québécois dans ce melting pot? Ils arrivent en fin de liste, comme c’est trop souvent le cas. À cause? À cause des accommodements culturels raisonnables qu’on leur a imposés pendant deux siècles et demi. En conséquence, et toujours d’après les mêmes sondages scientifiques, les Québécois, eux, ne sont heureux qu’à 50,4%. C’est un score historique que tu peux facilement vérifier. « C’est quand même beaucoup », me direz-vous. Mais qu’est-ce qui vous permet de le dire? Les thermomètres, sonars, radars, encéphalographes et cardiogrammes que vous utilisez, sont-ils donc aussi fiables que les approches du « bras canadien » ou que les sondes de Radio-Canada? Quand vous aurez répondu à cette question, alors vous pourrez nous fournir le résultat de vos sondages à vous, avec un commencement de minimum de crédibilité et un maximum de stupidité dite scientifique. ! Une autre bonne nouvelle, ni plus ni moins importante pour la santé publique que les deux précédentes, c’est celle que nous annonçait le réseau de télévision RDI en ce radieux matin du jour 1 de l’an 2008. Imaginez: à 7 heures, RDI nous annonçait que seulement une heure plus tard un spécialiste spécialement invité viendrait nous faire part de sa spécialité: ! ! 278" ! ce spécialiste n’est rien de moins qu’une physiothérapeute psychologue. Et en ce matin béni du Nouvel An, RDI nous disait que ladite spécialiste viendrait « nous donner des trucs pour rester fidèles à nos résolutions du Nouvel An. » Comme si chacun de nous, pourvu qu’il soit resté un peu lucide, ne savait pas d’expérience que la meilleure résolution à prendre, le matin du Nouvel An, c’est de ne pas en prendre! Prendre des résolutions du Nouvel An, c’est à peu près comme prendre dix proverbes, dictons, aphorismes ou apophtegmes chaque matin et essayer d’y être fidèle tout au long de la journée: « Quand on veut, tu peux. -Vite et bien ne vont pas bien ensemble. -Qui vivra verra. -Tu ne mentiras point. -À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire. -Une tête vaut mieux que deux miennes. -Mieux vaut être riche et en santé que pauvre et malade, dit-on. -Tuez-les tous: Dieu reconnaîtra les siens. -Tu ne tueras point. -Ne jamais exécuter un ordre du chef avant d’avoir reçu le contrordre du même chef. » Et surtout, peut-être: « Ne jamais donner sa réponse avant de connaître la question, et ne pas croire qu’on est moins con parce qu’on dit qu’on l’est. » « Mais, me demanderas-tu peut-être, peux-tu m’expliquer pourquoi une bonne moitié des Québécois ont dit deux fois NON, après avoir dit deux fois qu’ils ne comprenaient pas la question posée? Moi, diras-tu, je sais pourquoi j’ai répondu deux fois OUI: parce que je comprenais la question et qu’elle me semblait sensée. Eux, ils ont dit deux ! ! 279" ! fois NON, tout en prétendant à hauts cris, de Rouyn à Gaspé, de Halifax à Vancouver, que la question n’était pas claire et qu’ils n’y comprenaient rien. » J’avoue que je ne peux pas répondre à ta question. Cela dépasse mon entendement. Parce que cela relève du domaine insondable du subconscient collectif ou de la perversion collective. Dans cette incertitude, je propose une porte de sortie honorable pour tout le monde. La prochaine fois, on posera la question en termes plus ouverts, capables de rallier à peu près tout le monde. Ce sera: Le voulez-vous, OUI? OU? NON? » Alors, ceux qui comprennent diront OUI; ceux qui ne comprennent pas diront NON; et ceux qui ne sont pas sûrs de comprendre ou de ne pas comprendre, répondront OU. C‘est ce qu’on appelle « la troisième voie », celle qui veut se garder des excès. ! ! *** ! 3 janvier. -Une autre nouvelle de Radio-Canada, susceptible, elle aussi, d’intéresser tout le Canada, ou du moins tout le Québec. De demi-heure en demi-heure, on nous annonce que la ville de Montréal a commencé à déblayer ses rues après l’énorme tempête de 15 centimètres qui est tombée ! ! 280" ! sur la tête des malheureux Montréalais en ces jours de festivité du Nouvel An. Le déblayage, nous informe-t-on, (et nous n’avons pas de raison valable ni le moyen de soupçonner que ça pourrait être plus long) devrait prendre environ une semaine. Ne perdez donc pas courage et espoir, vous les gens de làbas, des pays d’en-haut ou des lointaines contrées d’en-bas: Abitibi, Témiscouata, Témiscamingue, Lac St-Jean, Îles de la Madeleine, Basse Côte-nord et/ou Gaspésie! D’ailleurs, pour vous soutenir le moral, Radio-Canada s’engage à vous informer, chaque jour et à chaque demi-heure, des progrès que fait la ville de Montréal dans sa lutte à finir contre la neige. Après tout, c’est à Montréal « où ça s’passe » et c’est de là que doivent rayonner et la culture québécoise et les nouvelles de quelque intérêt national. ! ! ! 281" ! ! 47. AS-TU DES IDÉES? SI OUI, LESQUELLES? ! Et puisque nous y sommes, autant y rester quelques instants, pour réfléchir à cette idée: « Mais, bon sens! d’où viennent-elles, ces idées? Mes idées sur l’origine des idées, les miennes et celles de tout le monde, sont plus que confuses. Et il me semble que je peux jurer raisonnablement, sans faire de jugement téméraire et sans être victime de préjugés, que les tiennes aussi. ! Essayons donc de nous attarder quelque peu sur cette idée, avant de la quitter pour nous consacrer à des tâches dites urgentes, à ces affaires qui courent sans arrêt (ne les appelle-ton pas « les affaires ou les idées courantes »?), et qui courent si vite que la plupart des coureurs n’ont même pas le temps de s’arrêter pour reprendre, en même temps que leur souffle, le fil de leurs idées et ces idées elles-mêmes qu’ils ont perdues en cours de route, à force de courir trop vite, sans savoir pourquoi ils couraient et pour aller où? je vous le demande. ! Quand tu t’arrêtes deux minutes pour y penser, la première idée qui te vient à l’esprit, c’est que les idées, disons, pour faire court, sont en nombre incalculable, proprement infini. S’il a des milliers d’espèces de sauterelles, d’orchidées et de fourmis, il y a des milliards de milliards d’idées, plus ! ! 282" ! nombreuses que les galaxies d’étoiles promises à Abraham et à sa postérité. Amen. La plupart d’entre nous connaissons un certain nombre de ces idées -pas beaucoup -, soit parce que nous les avons expérimentées, soit parce que nous les avons vues (?) à l’oeuvre chez les autres. Nous connaissons, par exemple, des idées qui sont lumineuses, stupéfiantes, des idées noires, des idées de derrière la tête qui peuvent tout de même avoir du front tout le tour de la tête, des idées criminelles, des idées généreuses, des idées larges, des idées étroites d’esprit comme le chas d’une aiguille, des idées à la mode, des idées à dormir debout, des idées à surveiller de près, des idées fortes et des idées débiles, des idées folles à lier, des idées comme il ne s’en fait pas souvent ou plus probablement: comme il ne s’en fait plus; des idées pleines d’entrain et de joie de vivre, et d’autres mornes à faire pleurer et désespérer de la vie; des idées prometteuses, et d’autres avortées dans l’oeuf; des idées douces, souples, ondulantes et gracieuses comme des algues, et d’autres hérissées de crampons métalliques comme des mâchoires ou des échines de crocodiles et les gants des Hell's Angels. Des idées fixes, et d’autres dans l’vent. Des idées nerveuses, impatientes, qui exigent qu’on se fasse au plus vite une idée, du moins approximative. Quelle idée et quelles idées! ! ! 283" ! Des idées qui nous viennent à l’esprit par hasard et d’autres qui passent sans qu’on s’en rende compte, sinon après coup. De bonnes et de mauvaises idées, les unes qu’on dit excellentes, et d’autres à se sortir au plus vite de la tête. Des idées en l’air et des idées basses volant en rase-mottes comme des moineaux trempés. Des idées en jupettes olé olé, d’autres costumées comme les juges-thanatologues de leur Supreme Court. Mais bien qu’elles soient en nombre infini, il nous arrive souvent d’être à court d’idées comme tout le monde, de ne pas trop savoir quoi en penser, et s’il ne serait bon, si possible, de s’en faire une idée plus précise. Alors, ON attend le verdict des sONdages d’opiniON. peut-être que ON, lui, sait mieux que nous ce qu’il faut en penser, qu’elle idée on devrait s’en faire pour être in, branché, dans l’vent. Des pensées qui nous viennent à l’esprit trop tôt, et d’autres, trop tard, quand ce n’est déjà plus le temps de se faire une idée parce que d’autres l’ont eue avant nous. ! Et à propos, de la venue des idées, il peut être utile, ou parfaitement inutile, de se demander d’où elles viennent, ces idées-là. Certaines idées nous viennent des autres; leur origine nous est alors assez facilement identifiable. On les appelle couramment « des idées empruntées ». Mais ceux qui furent à l’origine des idées qu’ils nous ont prêtées, ne savaient ! ! 284" ! probablement pas, eux, d’où leur étaient venues ces idées plutôt folles. Là-dessus, ils sont aussi ignorants que nous, même si leurs idées sont beaucoup plus brillantes que les nôtres. T’arrive-t-il parfois de t’arrêter brusquement et de te dire: « Tiens, je viens d’avoir une idée! » ou « Hier, j’ai eu l’idée de..., mais je ne m’en souviens plus » ou « La semaine passée, une idée m’est passée par la tête. Donne-moi donc ton idée là-dessus », etc. Quand tu dis qu’une idée t’est venue ou qu’elle t’est passée par la tête, ça ne me dit pas d’où t’est venue, cette idée plutôt farfelue et où elle s’en est allée après t’être passée par la tête en y laissant quelque trace ou rien du tout. Tu dis alors: « Une idée m’est entrée par une oreille, pis est sortie par l’autre. » ! Tout cela est peut-être vrai, mais ça n’explique pas grandchose. C’est bien beau de dire qu’une idée t’est venue (ce qu’il faudrait d’abord prouver), qu’elle t’est passée entre les deux oreilles et que depuis tu l’as perdue de vue. Mais d’où venaitelle, cette idée folle? Et toutes les autres qui, avant ou après elle, n’ont laissé aucune trace entre des deux oreilles, où donc sont-elles parties? Existe-t-il des dépotoirs pour idées perdues, ou des maison d’accueil pour idées qui sont en voie et même sur le bord de se perdre, ou des usines de recyclage et de mise à jour pour les idées envolées? ! ! 285" ! La plupart des villes sérieuses organisent maintenant des opérations « Nez rouge » pour recueillir les ivrognes au nez rouge et les conduire à bon port. On peut et on doit même espérer que bientôt, si les choses continuent à progresser, des villes d’avant-garde organiseront des corvées et mettront en place un nombre suffisant d’équipes volantes de bénévoles pour récupérer les idées perdues ou les idées qui se perdent. Il restera à les stocker dans des musées avec l’idée d’en faire une attraction touristique incontournable pour la région. ! Ce ne serait pas là une réalisation unique dans les annales de l’humanité. Si on en croit Voltaire, Youssouf-Chéribi, moufti du Saint-Empire ottoman, pensait, lui, que les idées, ça ne pouvait venir que de l’étranger et que ça devait rester dehors, parce qu’une idée, une vraie!, c’est aussi dangereux que le virus de la peste. C’est pourquoi il avait donné l’ordre à son fidèle médecin de se tenir jour et nuit à la porte de la ville et de surveiller de près les idées qui chercheraient à y entrer, à pied ou à dos de chameau. Si, par hasard et à l’improviste, une idée se présentait, le médecin devait s’en saisir et l’amener de force, pieds et poings liés, devant le saint moufti, pour y recevoir la punition qu’elle méritait: la peine capitale exécutée sur la place publique comme dans l'Arabie saoudite de Philippe Couillard. ! ! ! 286" ! (Je viens de parler de hasard et d’improviste. L’origine du Hasard et de l’Improviste, c’est pour le moins aussi mystérieux que l’origine des idées. Qu’on me permette cette digression qui m’est venue à l’idée.) Puis, continuons notre marche. L’un dit: « J’espère bien qu’avec le temps je pourrai peutêtre me faire à l’idée que... »; l’autre riposte qu’on ne doit compter ni sur le temps ni sur lui pour qu’il se fasse à cette idée-là. Les Américains et beaucoup d’autres croient que les idées, ça sort des brainstormings. Quand tu n’as pas la moindre idée « comment ça s’passe », essaie de trouver dix de tes amis ou bénévoles aussi démunis que toi; assoyez vous tout simplement autour d’une table -il faut tout de même qu’elle soit ronde -, et là, mettez-vous sérieusement à échanger vos idées. De cet échange, il se peut qu’une idée qui a du bon sens jaillisse à l’improviste. C’est du moins ce que ON croit: « Du choc des idées naît la lumière », dit-il. ! Il y a des idées qui te viennent en marchant. Mais ce n’est pas parce que tu marchais qu’elles sont venues à ta rencontre. La preuve: il doit t’arriver d’avoir des idées, même quand tu es assis, couché, ou debout et immobile comme un piquet. Et marcher en essayant de penser à rien, ce n’est pas si rare qu’on pourrait le penser quand on n’y pense pas. ! ! 287" ! Mais, Seigneur Dieu! -ça vient tout juste, à l’improviste, de me venir à l’idée -comment quelqu’un de réveillé peut-il se permettre de dire qu’il ne pense à rien? Pour dire: « Je ne pense à rien », il faut être capable de penser, puisqu’on est précisément en train de penser, et d’avoir déjà pensé à quelque chose -puisqu’on s’en rend compte si on ne pense plus -et être justement en train d’y penser. C’est une idée de fou de dire qu’on n’a aucune idée, aucun moyen de savoir si on pense ou si on ne pense pas. Comme cette autre idée aussi folle: se lancer dans une tirade enflammée ou dans de gros volumes philosophiques pour prouver aux ignorants, avec force et fortes preuves à l’appui, que l’intelligence humaine ne peut rien prouver. Ce qui prouve que les idées peuvent te venir quand tu ne parles pas, et te laisser en panne quand tu parles. Tu dis alors, avec notre regretté Réal Caouette: « Les idées peuvent me manquer, mais les mots, jamais! » ! Certains, pour s’éclaircir les idées, ou pour se changer les idées de place, n’ont qu’à mâcher de la gomme, à siffler ou crier lapin; d’autres, pour obtenir les mêmes résultats, doivent boire une caisse de 24, entre 20h et 24h. Un des mulets de Navarro disait: « L’été dernier, j’ai voulu me changer les idées, et je suis parti à l’étranger. Mais rendu à l’étranger, je me suis aperçu que j’étais le seul ! ! 288" ! étranger et que je ne pouvais pas changer d’idée ou échanger des idées avec tous ces gens qui m’étaient étrangers. » C’est, je crois, ce même mulet, inquiet à l’idée de devoir remplacer son chef qui s’absentait, que Navarro eut l’idée de rassurer en lui disant: « La règle d’or pour bien exercer ton métier de policier en chef, c’est de ne jamais donner ta réponse avant de connaître la question. » Appliquez cette règle dans vos rapports avec les gens, et ça devrait donner des résultats qui vous étonneront vous-mêmes. Vous vous direz alors: « Ah! si j’avais donc eu cette idée plus tôt, ça m’aurait rendu de fiers services en bien des circonstances! » ! Un autre avait eu l’idée de se défendre en avouant humblement à son ami qui l’accusait d’avoir été con: « Je le sais, je fais souvent des conneries. » Pour en remettre, son bon ami lui dit: « Ce n’est pas parce que tu le sais que tu es moins con. » Voilà encore une idée qui pourra t’inspirer en tout temps et à peu près partout. ! Certains, pour savourer leurs idées malsaines, et pour justifier leurs mauvais coups et leurs mensonges par des menteries, s’imposent, comme Jean Chrétien ou Richard Nixon, d’écrire leurs mémoires. En espérant que d’autres y puiseront le courage nécessaire pour les imiter et ainsi parvenir à la gloire et à la une. ! ! 289" ! D’autres perdront l’idée de violer, uniquement si un psychiatre arrive à les convaincre de se faire à l’idée de se faire castrer, et de réaliser ce rêve, avant de revenir le voir. Si quelqu'un a l'idée d'organiser un défilé pour la défense et illustration des transgenres, nos chefs politiques ne manqueront pas de marcher en tête du défilé pour faire la preuve qu'eux aussi ils sont ouverts et inclusifs. ! Et puis encore, des idées à gauche, d’autres à droite, avec les deux pieds dans la même bottine, celle de gauche ou celle de droite. Des idées qui foncent tête baissée, et d’autres qui tirent de la patte, avec la queue et la binette basses. Des idées à revendre, ou qu’on cherche à vendre, et celles qui s’achètent à bon marché, à des prix réduits entre amis, « parce que nous, on est de votre côté ». J’allais oublier les idées qui te trottent dans la tête, celles qui ont la vie et la couenne dure, celle que l’on se fait et qu’on aurait sans doute honte d’étaler au grand jour, s’il nous reste un minimum de savoir-vivre et d’honneur. Fais-moi penser de te demander ton idée sur les idées en forme olympique, et sur d’autres qui n’ont aucune forme. Des idées qui remontent à la nuit des temps ou du moins à la Préhistoire, et d’autres, tombées avec la dernière pluie. Des idées claires, et d’autres, obscures, enrobées dans des pensées secrètes. Des vérités bonnes à dire, et celles que ON nous ! ! 290" ! conseille de taire si on tient encore à son rang, à sa vie, et à la tolérance de l’Ayatollah Khomeini. Des idées criminelles auxquelles les bons avocats trouvent toujours des alibis, alors que tant d’idées honnêtes ne trouvent ni preneur ni défenseur. Et qui se font mettre en boîte, si elles ont le malheur d’en sortir. Des idées de jeunesse et des idées de la dernière heure. Des idées qui nous remontent le moral, et d’autres qui nous éreintent raide ou du moins nous rabattent le caquet. Des idées qui, avec, Jacques Languirand, s’en vont au diable vauvert par quatre chemins à la fois, tout en prétendant être les quatre vérités; et celles qui préfèrent dire la vérité et s’en aller par un seul chemin à la fois, pour avoir plus de chance de se rendre plus vite et plus sûrement où elles veulent aller. Et, justement à ce propos, il est bon de rappeler et d’affirmer que certaines idées ont perdu le nord et se sont égarées dans les trips du Nouvel Âge, des Communes champêtres, de l’ « ouverture à l’autre » au moyen de la communication subliminale par les pieds nus, etc.; alors que d’autres sont restées suffisamment lucides pour penser que le Nord est encore au Nord et que les pieds, ce n’est pas fait pour penser et échanger des idées. Ceux qui se font souvent de fausses idées, et ceux qui prennent leurs idées pour des symboles douteux. ! ! 291" ! Des idées aussi grassement payées par leurs commanditaires au pouvoir que les anesthésistes par l’Assurance santé; et d’autres qui tirent le diable par la queue. Des idées à mémoriser, d’autres pour s’en gargariser, ou pour se changer, ou pour se raplomber ou pour se rafraîchir les idées. Des idées chic, huppées, chignon crêpé à la mode du jour, et d’autres, attriquées comme la chienne à Jacques. En conséquence, des idées de ruelles, de basses-cours, de bidonvilles, de bas étage, au bas de l’échelle, mal à l’aise avec les idées des Clubs Med et des restaurants Cinq Étoiles, des sénateurs et des abonnés au caviar et au jet-set. Des idées hagardes comme des veaux stupéfiés, et d’autres, hargneuses, rageuses, orageuses, outrancières, criardes et agressives, alors que d’autres préfèrent la modération et « le silence des espaces infinis ». Des idées excentriques, qui tirent toujours à côté de la cible, toujours à gauche ou toujours à droite; et d’autres qui essaient de tirer dans la cible ou du moins de la viser. Des idées qui, avec les nageuses synchronisées, nagent entre deux eaux ou pattes en l’air, et celles qui nagent en surface et, de surcroît, à l’horizontale. Des idées de bonne compagnie, contrairement à beaucoup d’autres qui sont de très mauvais poil et qui, précisément à cause de cela, doivent être peignées, parfumées et flattées dans le sens du poil. ! ! 292" ! Des idées à dormir et à boire debout, et d’autres qui font marcher les somnambules et courir les snobs à la page du jour. Les idées en fleur de la tendre enfance, et celles qui sont sensées avoir été mûrement réfléchies par les adultes au point d’en être devenues sages. Des idées de broche à foin pour réaliser des plans de nègres, et des idées grand format du genre: « Comment se faire beaucoup d’amis pour réussir dans la vie » (et peut-être devenir multimillionnaire), de Dale Carnegie. Des idées associées aux nouvelles de la dernière heure, et celles qui datent déjà d’hier. Des idées fixes comme les vendredi -30o du mois de janvier, et d’autres qui vont sereinement leur petit bonhomme de chemin parce qu’on les croit à l’abri de tout soupçon. Des idées ras-le-bol à la Yul Brenner, et des idées portant le panache d’Achille ou d’Hector. Des idées qui feraient plaisir à Cyrano, au Cid, à Roland et Olivier, à Jeanne d’Arc et au Petit Prince, mais d’autres qui font la joie de George W. Bush, de Poutine, d’Ariel Sharon et de Stéphane Dion. Des idées cahin-caha, au p’tit bonheur, à la va comme-jete pousse, et d’autres pour terrains plats et sûrs. Les idées étranges de ceux qui pensent que si on élit un milliardaire, il ne volera pas le monde, étant donné qu’il a déjà volé à satiété, jusqu’à plus soif. Ce sont les mêmes qui pensent ! ! 293" ! qu’un tueur ou un voleur sériels s’arrêteront de violer ou de tuer dès qu’ils auront atteint ton cota. Des idées qui donnent froid dans le dos, et d’autres qui font chaud au coeur et font même monter les larmes aux yeux. Des idées qui vont de l’avant « avec des pieds sans souliers » comme les Soldats de l’An II de Victor Hugo, et d’autres qui font du sur-place avec les deux pieds dans la même bottine, celle de gauche ou celle de droite. -On les a déjà vues et entendues battre la semelle, et deux fois plutôt qu’une. Les idées drôles ou moins drôles de certains pays dits évolués qui se plaignent de manquer de psychiatres pour répondre aux besoin urgents de la nation. Et des pays restés normaux qui pensent que chez eux il y en a déjà trop. De même, certaines grandes villes du Québec » là où, dit ON, « ca s’passe », se plaignent immanquablement, à chaque début et à chaque fin d’année, de manquer cruellement de bénévoles pour répondre aux besoins criants de leurs ivrognes en manque (ou plutôt en trop). D’autres villes, moyennes ou même plus petites, se sont faites depuis longtemps à l’idée que le remède n’est pas nécessairement du côté des bénévoles. « Nos médecins et nos psychiatres confirment ce que l’expérience nous avait déjà appris de tout temps: le mal, tout comme le remède, est à chercher du côté des ivrognes. Ce n’est pas les bénévoles qui manquent de zèle: ce sont les ivrognes qui en ont trop. » En conséquence, elles ne font pas ! ! 294" ! campagnes de publicité intensives pour recruter des infirmières au nez rouge. Il en est idées comme des hommes: les unes sont obèses, gonflées aux Big Macs et autres matières grasses et épaisses; d’autres, au contraire, sont malingres, débiles, étriquées, rachitiques, en bas de la moyenne quand elles sont à leur meilleur. Idées qui arriveraient tout juste à réussir la troisième session de nos études collégiales. Ceux qui ont trop d’idées pour être intelligents, comme ceux qui sont trop polis pour être honnêtes. Des idées folles de jeunesse et les idées creuses qui viennent par la suite et tiennent la route. Des idées sérieuses, constipées, qui n’entendent pas plus à rire que Calvin et l’Ayatollah Khomeini, alors que d’autres, pour les raisons les plus comiques, rient à tout venant, en campagne électorale ou à la télévision, et ce, la bouche fendue jusqu’aux belles oreilles. Des idées qui roulent sur l’or; d’autres qui roulent où elles peuvent. Des idées couillonnes et poussiéreuses qui rampent sous les tapis comme les punaises et rasent subtilement les murs, pour se rapprocher plus vite, mais incognito, du trône de la gloire ou de la marmite des commandites; et d’autres, fières et hardies à la d’Artagnan, qui ont, comme Cyrano, « leurs élégances par en dedans ». ! ! 295" ! Des idées qui t’aiguillonnent, t’électrisent et te stimulent à escalader en courant l’échelle sociale pour te dépasser et ainsi entrer plus tôt au Temple de la renommée; et celles, verglaçantes, qui te font perdre pied et plonger tête première sur le plancher des vaches avec les veaux stupéfiés. Des idées qui évoluent avec le temps ou les vents; d’autres, fixes comme des bornes en acier trempé. Des idées distribuées au compte-gouttes, en marchant au pas. Des idées à contre-courant, et celles qui se laissent porter par le courant. Des idées timorées, en aval du bon sens, et d’autres, pétulantes, en amont, « là où ça s’passe ». Des idées épaisses et étanches comme couches Pampers, compresses et cataplasmes, obèses comme les hippopotameslutteurs du sumo, mafflues, ventrues, fessues comme Pères Noël Coca-Cola, toutes idées qui devraient jouer dur des coudes, du poing, des genoux et des hanches, pour se tailler une place au soleil, soit comme danseuses étoiles à l’Opéra de Paris, soit dans une capsule spatiale en orbite, soit comme voltigeurs dans notre Cirque du Soleil, ou trapézistes dans l’Opéra de Pékin. Des idées bizarres, mais intelligentes, hilarantes et réconfortantes, comme celle des Fous Braque interprétant avec brio, grâce à leur pompe à bicyclette, Le beau Danube bleu ou la Ve Symphonie de Beethoven. Et d’autres idées, barbares, qui n’ont rien de drôle: interpréter À la claire ! ! 296" ! fontaine ou Ô nuit de paix, en s’inspirant, non pas de l’original, mais en déchaînant une avalanche, un tintamarre de rocs et de métal, avec tambours et cymbales boostés au boutte, sous la commande de réflexes électriques stimulés à la dynamite. « Et que ça saute, tabarnak! » Des idées tirées par les cheveux, et d’autres qui, tirées et se tirant les unes les autres par la queue, s’avancent forcément dans la vie à reculons, et à la queue leu leu, en file indienne. ! Pour moi, il me semble qu’en voilà assez pour faire voir qu’on n’a pas fini d’inventorier les idées et surtout de les comprendre. J’admets volontiers que ma liste est fort incomplète. Heureusement, rien n’empêche quelqu’un d’avoir l’idée de la compléter. Si on est trop paresseux pour le faire, qu’on relise ou du moins qu’on lise Rabelais: on y trouve des listes assez longues, listes d’idées, mais aussi listes de tout autre chose. Pour les plus exigeants, il y a le bottin téléphonique: de longues, presque interminables listes d’idées, classées par ordre alphabétique en sus, pour répondre aux exigences des lecteurs à la fois exigeants, pressés et et rationnels. ! Donc, que d’idées courent sur la planète et même dans l’apesanteur! Mais réunis soixante-dix savants autour d’une table, ronde, et prie-les instamment -ou ordonne-leur si tu as ! ! 297" ! suffisamment d’autorité -de finir par trouver l’origine des idées d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Après trois ans de discussions passionnées, ils quitteront peut-être l’édifice des congrès en te disant que leur conclusion, c’est que désormais ils ne diront plus à personne que la logique ou la science explique tout. « La seule recommandation que nous pouvons vous faire, diront-ils, c’est de nommer une commission d’enquête itinérante pour faire toute la lumière sur ce sujet afin d’en tirer des propositions valables et des accommodements culturels raisonnables. » C’est là une possibilité. Il y en a une autre. Il se peut que ces éminents savants sortent fous raide de l’édifice des congrès. Ce fut bien le cas, il n’y a pas si longtemps, si on en croit le témoignage tout à fait crédible d’Astérix et d’Obélix qu’on avait essayé de rendre fous grâce à des subtilités administratives. Ils nous apprennent comment les savants fonctionnaires de « la maison qui rend fou » en sont sortis, tous fous raide ou braque, mais pour de vrai: après qu’Astérix, à bout de patience, leur eut demandé s’ils savaient, eux, où se procurer la toute dernière maudite directive administrative signalant la procédure qu’on devait suivre, « à partir de ce 8 février, huit heures du matin (bien s’assurer tout de même que c’est la bonne heure: l’heure av avancée de l’est) », pour avoir désormais accès au carton rose B 13 permettant de se procurer le ticket bleu K 11 autorisant à s’asseoir sur le banc ! ! 298" ! 12, dans la rangée 23, pour y attendre patiemment le signal, l’appel au rendez-vous, que donnerait peut-être aujourd’hui le concierge au col bleu aussi sourd que ses supérieurs hiérarchiques en cols blancs faisant de la balançoire pour tuer le temps, en attendant impatiemment leur pause-café bien méritée. Si, ces derniers temps, par voie téléphonique, tu as essayé de te procurer la formule bleue à remplir pour avoir accès à la boîte vocale du poste 8 qui te mettrait en contact avec le poste 12, où « un préposé » sympathique et consciencieux t’offrait un large éventail d’options pour savoir où, quand, comment, pourquoi, avec qui, tu pouvais t’adresser à tel ministère pour obtenir une réponse audible. Si donc tu as eu le plaisir et tout le temps disponible de jouer à ce petit jeu, tu n’iras plus dire qu’Astérix et Obélix, c’est de la fiction, du comique imaginaire: « dans la vraie vie, ça ne se passe pas comme ça. ». Et tu sauras pour le reste de ta vie qu’une boîte vocale, ça peut être aussi sourd qu’un malentendant devenu sourd en attendant la phase terminale. ! Cette réflexion sur les idées paraîtra à certains un horsd’oeuvre gratuit, et les casuistes, « les battants », « les hommes d’action » qui « brassent de grosses affaires », les juristes, les constitutionnalistes, les fédéralistes et les puristes n’hésiteront pas à la qualifier d’inutile, voire même de nuisible. ! ! 299" ! Je pense au contraire qu’il est salutaire de prendre un peu de son temps, du moins une fois dans sa vie, pour réfléchir sur les idées et sur ses idées. Alors, on se rendra compte, peut-être, que toutes les idées ne sont pas bonnes à suivre. Des idées du genre: « La logique explique tout, alors que la foi n’explique rien du tout. » ! Je te donne un exemple d’une idée que tu as déjà eue, peut-être, mais que tu n’as pas encore eu le temps ou les moyens de mener à bon port. Un jour pas aussi gris et routinier que les autres, il t’est venu ou il te viendra à l’idée de te rendre suffisamment célèbre par la voie du crime pour mériter d’écrire tes mémoire où tu raconteras tes exploits. Je te préviens qu’il te faudra du talent, du travail et de la discipline. Si tu veux que tes mémoires deviennent un must, un best seller, il faudra te donner un bon, un très bon plan de carrière. Ainsi, notre Mulroney, dès l’âge de sept ans, s’est dit qu’il serait un jour Premier ministre du Canada, pays dont ON ne dira jamais assez souvent qu’il est le plus extraordinaire de la planète, parce qu’il fut jadis une colonie du Saint Empire Britannique, régnant sur les cinq océans: ça marque pour la vie et peut-être même pour l’éternité comme le croyait fermement John Diefenbaker. En conséquence, le tout jeune Mulroney, encore en culottes courtes, s’est mis tout de suite à l’oeuvre, avec méthode et acharnement. Toi, tu te dis peut- ! ! 300" ! être que c’est là le pire châtiment que tu pourrais souhaiter et infliger à ton meilleur ennemi. Mais là n’est pas la question. La question, c’est de savoir comme tu vas t’y prendre pour réaliser ton rêve de grandeur, à toi. Il ne suffira pas que tu choisisses de tuer en série pour avoir le droit d’écrire tes mémoires. George W. Bush, alors qu’il était encore un grand petit criminel, a pensé qu’il lui suffirait de signer 152 ordres de mises à mort de ses chers compatriotes -dont le tiers innocents, selon les données de l’ADN -pour mériter que les grandes maisons d’édition le prient d’écrire ses mémoires et obtenir le prix Politzer et, avec un peu de chance, pourquoi pas un prix Nobel? Assassiner en série 152 personnes, ce fut suffisant pour qu’on en fasse le Président des États-Unis. Mais pour obtenir un deuxième mandat et maintenir son statut de criminel, son niveau de vie et l’estime de ses concitoyens, il a dû donner des preuves plus convaincantes de son sérieux: assassiner des centaines de milliers de terroristes pour avoir droit à la plus haute décoration des U.S.A. C’est-à-dire? C’est-à-dire être élu pour un deuxième mandat comme Président de la nation qui a « la suprématie mondiale » et qui entend bien la garder. Peu importe ce que ça coûtera, et, surtout peu importe ce qu’en pensent les peuples inférieurs. Son collègue Poutine n’a pas encore tué suffisamment de Tchétchènes pour avoir droit à un troisième mandat comme ! ! 301" ! Président de la Sainte Russie. Il lui reste quand même des voies détournées, des voies « par la bande », comme ON dit, pour atteindre des scores de tueur dignes du KGB. C’est un dossier à suivre, comme disent les journalistes. ! Je te disais donc qu’il te faudra être très perspicace, courageux, discipliné, méthodique et persévérant, si tu veux devenir célèbre en tuant du monde. Faisons l’hypothèse suivante -elle a d’ailleurs été récemment vérifiée dans les faits en Colombie dite britannique. Supposons donc que, pour devenir suffisamment célèbre pour écrire tes mémoires, tu décides d’emprunter la voie large du meurtre. Tu t’imagines peut-être que ce sera bien facile. Eh bien! tu te trompes du tout au tout, comme un enfant d’école... primaire. Je ne te dis pas que ce sera difficile de tuer à tour de bas; je te dis qu’il sera bien difficile par la suite de te faire prendre au sérieux par la Justice de ce Beau, Grand, Incomparable et Incontournable pays. Il fut un temps où, heureusement, on pouvait tuer un seul homme, par exemple un simple archiduc d’Autriche, pour qu’on en parle à la une dans tous les journaux du globle et que tu entres sans autre coup férir au dictionnaire des noms propres. Par la suite, beaucoup de livres et de films raconteront comment tu t’y es pris pour le tuer si facilement: juste en tirant dessus. ! ! 302" ! Malheureusement, les temps ont bien changé. À notre époque du postpostmodernisme, on en exige beaucoup plus pour faire les manchettes comme criminel digne de ce nom et de mention. Ainsi, pour commencer à faire les manchettes, les Hutu ont dû se lever de bonne heure ou passer des nuits blanches pour commencer par tuer 500,000 de leurs chers compatriotes. Pourtant, ils tuaient à la machette, qui n’est pas une arme invisible et secrète. Un-demi million de morts trucidés à la machette pour couper la canne à sucre et même des baobabs de taille moyenne, ça n’a tout de même pas suffi pour alerter l’O.N.U. et réveiller ce qu’on appelle pompeusement, c’est-à-dire emphatiquement, « la conscience internationale ». Les hautes instances de notre planète ont commencé à réagir et à s’inquiéter, alors que les Hutu, eux, avaient déjà presque atteint leur cota avec leurs 800,000 tutsi débités en quelques semaines. Fallait l’faire! Et ils l’ont fait. Mais toi, commences-tu à soupçonner que ton idéal de meurtrier devenu assez célèbre pour écrire ses mémoires, c’est toute une entreprise! Ça ne se fait pas en un tournemain ou même en plusieurs tours de machette. ! Ayant compris ça, tu décides alors d’y « mettre le paquet ». Tu te mets donc à violer, puis à tuer au couteau (de nuit, tout de même) des femmes à la douzaine, prostituées ou non. La chance semble te sourire. Mais voilà qu’en essayant de tuer ! ! 303" ! ton 56e cobaye, tu commets une petite erreur. La police en a vent et te soupçonne d’être peut-être un être dangereux impliqué dans des affaires louches. On t’arrête et, après une enquête préliminaire, on décide que tu as droit à un procès au criminel. La Justice, qui a les bras lents mais longs, te fait donc savoir que le procès bien mérité auquel tu as droit, commencera ce 8 août du mois courant, de l’an de grâce 2003, à 9 heures du matin. Derrière les barreaux, tu as eu le temps de réfléchir. Et pendant que se démenait la Justice, tu en es arrivé à la conclusion, logique, que tu aurais plus de chances d’écrire tes mémoires, si tu plaidais toi-même ta cause, au lieu de t’encombrer d’un avocat qui chercherait peut-être à te défendre. ! L’idée lumineuse et salvatrice qui t’est venue, que tu as consciencieusement envisagée et dévisagée, et qui te sert maintenant de raison suffisante pour vivre le moins longtemps possible, c’est la suivante: « Si je veux devenir suffisamment célèbre pour avoir le droit d’écrire mes mémoires, pour trouver un éditeur et un de mes admirateurs qui s’offrirait, moyennant dédommagement anticipé, à faire mon éloge funèbre et à écrire ma biographie, voici ce que je vais faire: « Au début de mon procès, on va sûrement me dire que je jouis de la présomption d’innocence. Mon rôle, ce sera ! ! 304" ! donc de démolir ce préjugé favorable. Comment? En faisant la preuve, noire sur blanc, que mes 46 meurtres, ce sont bel et bien des meurtres au premier degré. » ! Ainsi rassuré et réconforté, tu attends en toute sérénité l’ouverture des assises. C’est là que commencent sérieusement tes ennuis. Tu viens de faire une erreur qui ne fait pas honneur à ta lucidité coutumière et à ta conscience professionnelle de tueur en série, de serial killer, comme disent les Français instruits. Erreur excusable, tout de même, puisque tu ignorais tout de la Justice. Tu ne sais donc pas, on ne t’a donc jamais appris que, de nos jours, être considéré comme un tueur au premier degré, c’est devenu, à toutes fins utiles, pratiquement impossible? C’est aussi difficile que de faire plus de dix ans de prison si tu es condamné à vie. Les avocats de la Couronne britannique, c’est-à-dire de la Reine d’Angleterre, s’acharneront, par mille astuces et entourloupettes juridiques, à te démontrer et à faire la preuve à la Reine d’Angleterre, que tu es seulement un petit tueur du dimanche, tout juste au deuxième degré. Pour eux, ce qui importe avant tout, c’est que ton procès dure le plus longtemps possible, afin d’arrondir leurs fins de semaines et de conserver leur pouvoir d’achat. ! ! 305" ! « Mais, Votre Honneur, je les ai toutes tuées au couteau, mes clientes et après mûre délibération, prolongée, tournée et retournée dans tous les sens pour m’assurer que mes techniques du couteau étaient sans faille et qu’elles tiendraient bien la route! Pensez-vous donc que pour en tuer 46, il ne m’a pas fallu me préparer consciencieusement chaque fois? À l’avenir, bordel! comment devrais-je les tuer, pour qu’on me prenne au sérieux! -Excusez-moi, Votre Honneur: c’est l’effet de l’émotion et de la façon scandaleuse dont on me traite. » ! Vainement! Tu auras beau t’acharner, proclamer à haute voix et très souvent à grands cris, si grands qu’on te menace très souvent d’expulsion et d’une nouvelle accusation pour injure au tribunal de Sa Majesté, et crier comme ça tous les jours, pendant les cinq années que durera ton interminable procès aux frais, non pas des Anglais, mais de tes chers compatriotes, tes cris déments ne changeront pas le cours serein de choses. On te dira que les cinq psychologues qui t’ont successivement examiné, ont tous conclu que tu ne pouvais pas avoir commis des meurtres au premier degré. D’abord parce que tu n’avais pas les capacités mentales suffisantes pour le faire, et aussi parce que, comme un faible d’esprit, tu t’es laissé prendre à ton propre jeu, en t’arrêtant de tuer après en avoir tué seulement quarante six. Un tueur digne de ce ! ! 306" ! nom, un vrai! bref, un tueur au premier degré, n’aurait pas mis fin si rapidement à sa carrière. « M a i s , Vo t r e H o n n e u r, p u i s - j e v o u s f a i r e respectueusement valoir que moi, je ne voulais pas m’arrêter? C’est la police qui m’a arrêté. C’est, il me semble, une circonstance aggravante que je peux raisonnablement faire valoir en ma faveur. Moi, j’aurais bien aimé continuer, et j’étais bien décidé et tout disposé à le faire. Ce n’est pas de ma faute si je me suis arrêté si tôt: c’est la faute de la maudite police qui est venue interrompre un travail si bien commencé et où je m’étais donné une expertise enviable. Moi, je m’étais juré de poursuivre mon métier assez longtemps pour devenir célèbre et avoir le droit d’écrire ou du moins de faire écrire mes mémoires. » ! Vainement, toujours! Dis ce que tu voudras, mon p’tit gars, tu n’arriveras probablement pas à prouver, hors de tout doute raisonnable, que tu es un dangereux tueur en série, et au premier degré en plus. « Au mieux, diront les avocats et les juges de la Justice de la Reine, c’est un de ces petits tueurs à gages sans beaucoup d’envergure. Il ne mérite donc pas qu’on le classe parmi les tueurs au premier degré et qu’on le condamne en conséquence. « Voici donc notre verdict: Monsieur Capone, vous êtes condamné à cinq ans de travaux communautaires à l’intérieur ! ! 307" ! des murs de la ville. Le soir, vous pourrez rentrer souper dans la prison, puis vous y coucher pour passer la nuit. Nous déplorons être obligés de vous donner une peine si lourde et si longue. Mais vous aurez la possibilité d’une libération conditionnelle, après deux ans de peine. Si toutefois, vous n’avez pas continué de tuer en prison. Auquel cas, nous suggérons qu’on reprenne son procès. » ! Ce verdict, pour le moins honteux, n’a pas eu l’heur de te plaire et surtout de te satisfaire. Tu as interjeté appel et ta cause est maintenant devant la Suprême Cour du Canada anglais. À elle maintenant reviendra l’honneur de décider combien il faut en tuer et débiter à la hache pour avoir l’honneur d’être considéré comme un tueur en bonne et due forme: au premier degré. Les avocats de la Couronne, quant à eux, se sont vivement réjouis de cette interjection: voilà encore devant eux de belles années de vaches grassement payées. ! ! ! 308" ! ! 48. NOS VALEURS DANS LA BARATTE CROP ! Le magazine L’actualité avait demandé à l’agence de sondage CROP de sonder les Québécois pour savoir s’il était bien vrai qu’ils avaient des valeurs. Si oui, lesquelles? Et quelle importance leur accordait-on dans le présent et leur accorderait-on dans l’avenir? CROP s’est exécuté, et dans son édition du 8 février 2008, L’actualité nous donne les résultats obtenus par CROP, accompagnés des commentaires de personnalités aptes à interpréter les chiffres de CROP et à propager la pensée de L’actualité. ! C’est sur ces chiffres et sur ces commentaires qu’on peut se poser des questions que ni CROP ni L’actualité ne se sont posées. Dans ses éditions précédentes, L’actualité avait commencé à préparer le terrain pour que les chiffres de CROP trouvent un terreau propice à l’enracinement et à la croissance. Quelque chose en particulier chicotait L’actualité: la place intempestive qu’occupaient la langue, les traditions québécoises et surtout la religion, dans les témoignages devant la commission Bouchard- ! ! 309" ! Taylor. Il s’agissait de remettre tout çà à sa place, c’està-dire à la dernière. Dans son éditorial, Carole Beaulieu nous laisse sous-entendre que si Jésus vivait actuellement au Québec, l’intérêt que les Québécois attardés (surtout ceux des régions, probablement) accordent encore à la religion lui apparaîtrait fort suspect. Lui, s’il vivait au Québec, en 2008, il mettrait la religion au dernier rang de ses priorités. D’ailleurs, on peut légitiment se demander s’il serait encore chrétien. Il a, certes, contribué à promouvoir des valeurs qui sont devenues des valeurs importantes et communes en Occident et « les penseurs de la Renaissance et des Lumières ont fait renaître ses idées sous la forme d’un humanisme laïque. C’est dans ce terreau et non dans les dogmes, que bien des Québécois puisent! » À lui seul, le point d’exclamation de Madame Carole nous invite, nous enjoint, de puiser désormais « dans ce terreau » . Et dans ce terreau, la religion n’a plus sa place, comme c’était le cas avant les Lumières! (ce dernier point d’exclamation est de moi. ) Et elle ajoute: « Qu’ils soient jeunes ou vieux, musulman ou catholique, plus de la moitié des Québécois privilégient l’éducation comme valeur à ! ! 310" ! transmettre à leurs enfants. Il faut s’en réjouir. Voilà un objectif autour duquel s’unir et bâtir une projet collectif. » ! Dans ce projet collectif, la religion, désormais, ne devrait pas tenir plus de place qu’elle n’en tenait sous les régimes athées de Staline et de Hitler pourtant enfantés, ou du moins éclairés, par deux siècles de « Lumières ». Donc, désormais, les Québécois devraient garder les yeux fixés sur l’objectif athée et s’encourager mutuellement à l’atteindre, en prenant soin que la religion ne vienne entraver leur marche vers « des lendemains qui chantent » . Ils semblent décidés à le faire; si, toutefois, ils ont eu la chance de s’éclairer aux Lumières du 18e siècle et s’ils vivent dans les grands centres, « là où ça s’passe » . Si elle ne le dit pas textuellement, il semble bien que Madame Beaulieu le pense, car c’est surtout dans les régions périphériques, dans les régions éloignées du nombril métropolitain, qu’on a fait allusion à la religion comme à une de nos valeurs. Et comme « bien des Québécois » , elle se demande si Jésus était chrétien. Ils ne savent pas, ou ils ne savent plus, qu’être chrétien, c’est d’abord, avant tout, ! ! 311" ! pendant tout et après tout, être convaincu que Jésus est le Verbe incarné, c’est-à-dire Dieu fait homme, l’Homme-Dieu. Pour le chrétien, c’est là la valeur première, indépendante des saisons, des siècles, des civilisations, des inventions techniques révolutionnaires, de la mode et des enquête CROP. C’est la priorité des priorités. Ce qui ne veut absolument pas dire que pour être un bon chrétien, le chrétien doit négliger ou mépriser les autres priorités, comme celles de la famille et de l’éducation. ! Passons à autre chose? La religion de Jésus aurait donc fait son temps. Partons des valeurs qu’il a contribué à mettre en marche, mais en laissant de côté celui qui les a mises en marche. Dans sa réforme, la religion n’occupait pas la place qu’on lui a donnée par la suite. Vidons-le de ce qu’il est, mais gardons ses idées! On se croirait dans le Da Vinci Code. Autrement dit, il est certain que si Jésus vivait dans le Québec d’aujourd’hui, il ne réciterait plus le Notre Père, mais conformerait sa pensée, sa parole et ses actes aux résultats du sondage CROP et aux ! ! 312" ! avancées des Lumières, de Madame Beaulieu et de notre intelligentsia branchée. Branchée sur quoi? Certes pas sur la religion, nous affirme-t-on, mais sur la famille, l’éducation, la préservation d’un système de santé gratuit et universel, et (très important!] l’estime de soi. Malheureusement, il y a des attardés (13% des Québécois), pour penser que la religion et la spiritualité, ce sont des valeurs qui méritent encore qu’on les garde. ! Jésus nous a dit que les valeurs qu’il privilégiait, au point d’en faire le contenant de tout le reste, c’est: 1o d’aimer Dieu de tout son être; 2o d’aimer son prochain comme soi-même. Et il nous a prouvé que pour lui, ce n’était pas des slogans creux: il a aimé son Père, il priait souvent son Père, il aimait tout le temps son Père. Il aimait aussi, tout le temps, les hommes ses frères, et il le prouvait autrement que par des sondages d’opinion. ! On croit que son amour des hommes, c’était et c’est encore une bonne chose. En cela, on l’approuve, modérément. Dommage qu’il nous dise que l’amour de Dieu et du prochain, ça ne fait qu’un seul commandement! Aimer son prochain, c’est bien; aimer ! ! 313" ! Dieu, ce serait mal, en plus d’être insensé. Certes, au total, Jésus était un bon gars; mais pourquoi diable lui est-il venu à l’idée que Dieu existait et qu’il fallait le mettre au premier rang de nos priorités? Si aujourd’hui, il revenait au Québec ou ailleurs, s’il disait ce qu’il disait et s’il faisait ce qu’il a fait en Palestine, il n’est pas sûr qu’on lui donnerait trois ans à vivre. Nos comiques, (à 60%?), lui feraient ce que les soldats de Caïphe et de Pilate lui ont fait, « juste pour rire » et faire rire. Et notre intelligentsia (à 65,4%?) hurlerait comme hurlait celle de jadis: « Crucifie-le! Mais pourquoi donc devrais-je le crucifier, demanderait Pilate? - Parce qu’il prétend être Dieu et appelle Dieu son Père. C’est cela qui est blasphématoire et intolérable. » Si on regarde en avant, vers le Progrès, « vers des lendemains qui chantent » , on ne voit pas Dieu dans le paysage; seuls ceux qui regardent en arrière, les attardés, voient encore Dieu. ! Ce serait intéressant que L’actualité demande à CROP de faire un autre sondage: Combien de Québécois croient que Dieu est mort depuis « le siècle des lumières » ou du moins depuis « la révolution ! ! 314" ! tranquille »? L’actualité n’a même pas besoin de faire un tel sondage. Presque à chaque édition, L’actualité fournit à M. Jacques Godbout le soin de nous écrire un chapitre ou du moins une page de son « athéologie » ; selon lui, le seul dogme qui a droit à l’existence à ce moment-ci de l’évolution, c’est le dogme a-théologique. Hier, ON nous disait: « Qui pense jeune, pense Pepsi. » ; à compléter par l’autre slogan « lumineux » : « Roulez heureux, roulez Esso. » L’avenir, c’était Pepsi et Esso. L’homme nouveau roulerait Pepsi et penserait Esso. Nietzsche n’a cessé de proclamer que Dieu était mort. Il en a fait le slogan central de sa philosophie libératrice. Beaucoup de ses disciples athées, plus lucides, ont dit que leur maître, sur ce point capital, avait dit une sottise capitale. « Comment diable, disentils, Dieu a-t-il pu mourir, puisqu’il n’a jamais existé? » Il n’est pas nécessaire d’être athée pour en arriver à cette conclusion: tous les croyants quelque peu lucides croient que si tu n’existes pas, il est à peu près sûr, pour ne pas dire certain, que tu ne pourras jamais mourir. ! Mais après que croyants et incroyants se sont mis d’accord pour croire que le NON-être n’est pas l’être, et ! ! 315" ! que si c’est OUI, ça ne peut pas être NON en même temps et sous le même rapport, il reste aux athées à prouver que c’est bien vrai que Dieu et l’Inexistant, c’est du pareil au même. Mais ce n’est pas exactement de ça qu’il s’agit avec le rapport CROP. Ça court en filigrane dans le rapport qu’en fait L’actualité, mais ce n’est pas ce qui est explicitement dit. Il faut donc examiner surtout ce qui est explicitement dit. Réfléchissons donc, mais pas nécessairement avec les outils CROP et L’actualité. ! Les chiffres, ça peut mentir tout à loisir Depuis toujours, semble-t-il, on a reconnu qu’on pouvait faire dire à peu près n’importe quoi aux chiffres. Les chiffres des sondages, eux, sont plus récents dans l’histoire de l’humanité; mais mentir, ça s’apprend très vite. On ne s’est pas encore très bien rendu compte qu’on pouvait faire dire n’importe quoi, c’est-à-dire tout ce qu’on veut, tout ce qu’on a décidé de leur faire dire, aux chiffres des sondeurs contemporains. Et étant donné qu’on sonde à l’occasion de tout et de rien, les mensonges des sondages sont devenus aussi normaux ! ! 316" ! que ceux des journaux et des autres moyens d’information et de désinformation ou que le lavage des cerveaux des « commandites » . ! Bien évidemment, les sondages, parfois, tout comme les chiffres, peuvent tirer dans le mille. Si on fait un sondage pour savoir combien il y a de Québécois au Québec, début janvier 2008, on peut être à peu près certain que les chiffres fournis par CROP, ICOP, Bippop, Léger, Echelon ou GRC, rendront compte de la réalité, à quelques dixièmes près; une marge d’erreur, nous dira-t-on, étant toujours possible, « mais elle ne devrait pas dépasser le 2% » . Un sondage fait à la même période, dans les mêmes conditions et par les mêmes sondeurs sérieux, sur le nombre d’idées, de lièvres ou de menteurs au Québec, donnerait, lui, des chiffres non seulement très approximatifs, mais très, totalement farfelus. Et si on veut savoir combien il y a de Québécois qui souhaitent que le Québec soit un pays, et si l’on sonde 4,000 personnes, mais toutes du West Island ou du quartier des Hassidim d’Outremont, on obtiendra un score oscillant autour de 96% de NON (marge d’erreur possible: 0,7%]. ! ! 317" ! Ce sondage dit vrai, mais ça ne prouve pas tout, il s’en faut de beaucoup. Le journaliste ou le sondeur commandité par La Presse, The Gazette, L’Actualité ou le trio Trudeau-Chrétien-Stéphane , en conclura triomphalement, comme d’habitude: « l’indépendance plafonne » . Il a pris les moyens efficaces pour prouver ce que, de façon explicite plutôt qu’implicite, on lui avait dit de prouver. ! Si on s’entend sur ces vérités premières, on pourra poursuivre sa réflexion, mais en se gardant déjà une certaine marge de défiance et de méfiance face aux sondages chiffrés; comme on doit se défier et méfier sainement de ce qu’on appelle des « reconstructions historiques » ou de « ton histoire est une épopée » signée Chrétien-Copps-Harper-Pratte. S’il y a désaccord sur ce point, qu’on s’abstienne désormais de réfléchir, c’est-à-dire de penser. ! « Mais, dira ON, les sondeurs nous jurent que si leur sonde n’est pas à toute épreuve d’erreur, du moins se veut-elle passablement scientifique, donc fort crédible. Puisque la science ne peut mentir, pas même si elle te dit que, selon les lois et les certitudes ! ! 318" ! mathématiques, si une armée de 10,000 hommes affronte une autre armée égale en nombre, on ne pourra jamais dire qu’il y a eu ou qu’il y aura un vainqueur. Et puis, même si les chiffres qu’on me donne sur le cheptel des lièvres sont fort approximatifs, c’est toujours mieux que de ne pas savoir si, au Québec, il y en a ou s’il n’y en pas, des lièvres. » Dit le ON des sONdages d’opiniON. ! Aimez-vous Madame Thatcher? Assez pour la reconnaître? Dans ce même numéro de L’actualité, à la page 20, on nous démontre noir sur blanc qu’on peut influencer scientifiquement la vision des sondeurs et la nôtre. Dans un numéro sur les sondages, cet exemple, à lui seul, suffit à rendre suspects, sinon à démolir, les échafaudages de chiffres qui viendront par la suite. On nous montre, inversés, deux visages de femme. Puis, on nous dit: « Regardez les images ci-contre. Bien qu’il soit inversé, vous reconnaîtrez certainement le visage de Margaret Thatcher. » Primo, je voudrais qu’on me dise, dans un prochain numéro, sondage CROP à l’appui, combien de lecteurs ont reconnu et très rapidement, cette « dame de fer » Thatcher à ! ! 319" ! l’envers: 41,7%?, 7%?, 15,5%?, 13%?, 80%? Bref, combien de Québécois à l’endroit ont reconnu en un clin d’oeil ladite Margaret à l’envers. ! Mais ici, il y a autre chose à voir. ON nous dit: « Maintenant, tournez le magazine pour voir le visage à l’endroit, avant de lire la suite. » Tu tournes donc le magazine. Et que vois-tu? Tu vois, et sans hésitation, cette fois, deux photos de Madame, l’une avec une Margaret au naturel, l’autre avec une Madame Thatcher où on a pris un malin plaisir, plus ou moins sadique, à faire de légères corrections à la bouche et aux yeux de Margaret. Comme l’a fait Mr. Bean déguisé en Joconde. Moyennant quoi, la grande dame pourrait faire une compagne idéale pour Frankenstein. Puis, ON nous invite à poursuivre notre apprentissage, en lecture, en nous informant que: « Il a été clairement prouvé que le cerveau humain déforme inconsciemment l’information visuelle. Ce qu’on appelle l’effet Thatcher. Des études récentes ont démontré que même les bambins sont sensibles à l’effet Thatcher, tout comme les enfants autistes. » ! ! ! 320" ! Avant qu’on nous montre ces deux photos et qu’on nous les commente savamment, il me semble qu’environ 92,7% des Québécois normaux, des bambins ou des autistes, reconnaîtront leur mère, qu’elle se tienne pattes en l’air et tête en bas, ou qu’elle ait la tête et les pieds à leur place, plus usuelle et naturelle. Cependant et c’est là la merveille scientifique! - le bambin, qu’il soit autiste ou non, de même que l’adulte autiste ou pas, bref, tout humain qui a pris l’habitude de se tenir à l’endroit, aura des sensations différentes, selon qu’il apercevra sa mère tête en haut ou tête en bas. Ce qui, nous affirme-t-on, lui apprendra à se méfier des apparences et des préjugés. « Chimène, qui l’eût dit? - Rodrigue, qui l’eût cru? » Peut-être. Mais là n’est pas encore le message le plus explicite que devraient nous transmettre ces deux photos à l’envers. Moi, du moins, j’y vois le message suivant, d’une importance capitale pour ta gouverne: les sondages, ça peut t’amener à lire les personnes et les choses, soit la tête en haut, soit la tête en bas. Il suffit d’un léger coup de pouce pour que la photo du Québécois sondé devienne ceci, plutôt que cela, dise ! ! 321" ! ceci, plutôt que cela, par exemple: fédéraliste, c’est-àdire aspirant Canadian, de haut en bas. ! As-tu sondé ta langue dernièrement? Le même numéro de L’actualité me donne une autre preuve de l’élasticité, pour ne pas dire de la bêtise, des sondages. On nous cite un savant, professeur à l’Université de Montréal (pas de Rimouski, je vous prie) et ancien président du Conseil supérieur de l’éducation. Il se dit fort étonné en lisant ce rapport CROP. Pourquoi donc? « Quand on demande aux Québécois de fixer les priorités que l’État devrait avoir pour la prochaine année - peu importe l’année! - ils ont la très constante habitude d’accorder 10% à l’éducation » , dit-il. Et voilà que CROP nous dit, lui, que 33% des Québécois croient à l’importance de l’éducation. Cela en 2008. Pour la suite des temps, quelle importance voudraient-ils qu’on accorde à l’éducation dans les valeurs à promouvoir? Et, toujours selon CROP: Rien de moins que 54%. Alors, « ou bien ils sont fous, ces Québécois! » , ou bien ce sont les médecins chargés de leur sonder le pouls, les reins, les idées et les coeurs, qui disent un peu ! ! 322" ! n’importe quoi. « Et peu importe l’année! » , devrait normalement redire le professeur de l’Université de làhaut, en amont. ! Et ta religion, elle tient le coup? Quant à « la préservation de la foi religieuse et de la spiritualité, CROP et L’actualité nous informent que seulement 13% des Québécois croient que c’est une valeur encore valable... pour les demeurés. Pourtant, dans un numéro précédent de la même Actualité, on nous disait que 80% des Québécois se disaient catholiques, 10% protestants ou alloreligieux, et seulement 10% se disaient athées. Ils se disent à 90% religieux, mais seulement 13% accordent une centaine importance à la foi religieuse! Ici encore, ou bien ce sont les Québécois qui pensent et disent n’importe quoi, ou bien ce sont les sondeurs qui leur font dire ceci aujourd’hui, en attendant le sondage de demain qui leur fera dire tout à fait le contraire. Parmi les sondeux et les sondages, on trouve autant de fous que dans toutes les autres professions, du moins les libérales. Car un camionneur doit se montrer habituellement plus lucide et prudent, moins flyé hors de son orbite, que bien des haut diplômés jonglant dans le ! ! 323" ! vide avec leurs chiffres et leurs idées. Parti de SeptÎles, en pleine tempête et même par temps bleu étalé sur les trois jours à venir, s’il veut se rendre à Montréal, avec toute sa cargaison, il ne pourra pas faire dire n’importe quoi aux fossés, au courbes et aux camionneurs d’en face. Et quand il voit devant lui la pancarte « Ralentissez hommes au travail » , il ne pense pas que cet impératif s’adresse uniquement aux travailleurs: il ralentit, lui itou. Bien des sondeurs ne savent pas, eux, ce que ça veut dire: ralentissez, prenez le temps de réfléchir à autre chose que vos chiffres. « If you can not think, compute » , dit un sage conseil anglais: si tu ne peux pas penser, pitonne ou joue avec les chiffres de tes sondages. ! C’est encore L’actualité qui me fournit la preuve qu’un sondeur peut être fou cinq étoiles. Lui, c’était un sondeur spécialisé dans le bruit et même dans les bruits. ! Le bruit, vous, ça vous agace? C’était il y a tout juste quelques années. Ce sondeur, payé ou non par L’actualité, je ne sais - à cause ! ! 324" ! du secret professionnel -, s’était donné comme objectif de savoir enfin si les Québécois étaient « allergiques au bruit » . Il nous annonçait que 50% des Québécois lui avaient dit que parfois, oui, ils n’avaient pas aimé le bruit. Ça les énerve, le bruit, et pas seulement le bruit de la tondeuse à gazon du voisin de retour de son boulot à 23h, ou le bruit des Témoins de Jéhovah quand ils sonnent de porte en porte, le dimanche matin, à 7 heures précises. Qu’aurais-tu répondu, toi, à cette question troublante, existentielle? Je ne sais. Mais j’aimerais savoir si tu crois à ce 50% des autres Québécois pour qui le bruit, ça ne les dérange pas assez pour en parler. « Emm’nez-en du bruit, pis d’la pitoune, pis des éboulements de billots de seize pieds, pis de la musique red hot et heavy metal & hard rock, dans la chambre surplombant ma tête à deux heures du matin! Ya rien là, stie! » , comme disent les gars qu’on ne sonde malheureusement jamais. » ! L’objectif de ce sondage était insensé au point de départ, un peu plus insensé à mesure que se déroulait l’enquête scientifique, et fou raide au terme de la recherche. Écoutez bien: nous ayant informés que ! ! 325" ! seulement 50% des Québécois étaient allergiques au bruit, il en tirait, par les culottes en même temps que par les cheveux, la leçon suivante: « 50%, c’est tout de même deux fois plus que les Québécois qui sont indépendantistes! » Donc, après avoir reçu cette information, tu devrais normalement et tout logiquement te dire désormais: « Si les singes, à 50%, ont de longues queues, il faut tout de même admettre que c’est deux fois plus que les éléphants qui portent des lunettes roses. » Je suis passablement sûr que ce sondeur fédéralisant était fédéraliste, comme le sont d’ailleurs ses patrons, en catimini, incognito, pas vus-pas pris. Ma marge d’erreur, comme dans les sondages les plus scientifiques, ne doit pas dépasser le 2%. ! Les vraies valeurs des Québécois Les Québécois, à 87%, nous dit ON, en ont soupé de la foi et de la religion. Désormais, ils veulent s’inspirer des « Lumières » , aimer leur famille (55%), avoir une grande estime de soi (45%) et croire que l’éducation, c’est important (32%) - C’est tout de même peu, non?) ! ! 326" ! Quant à la langue, il ne semble pas que ce soit une valeur pour les Québécois: en effet, d’après CROP, aucun Québécois n’a signalé que la langue faisait partie de ses valeurs. Quand on leur demande si, demain, il seraient d’accord pour ajouter le français et la culture québécoise à leur liste d’épicerie, 31% d’entre eux disent que ce serait peut-être pas si pire d’y penser. Donc, 69% des Québécois ne verraient aucun inconvénient sérieux à devenir Afghans, Chinois ou Canadians: Ô Canada... etc. , avec tout ce qui s’ensuit. Les chiffres de CROP et de L’actualité sont des invitations subliminales aux Québécois à devenir n’importe qui-n’importe quoi, mais surtout des Canadians, en l’occurrence. Car les Afghans, tout de même, c’est loin, alors que le Canada anglais, lui, tu es en plein dedans; et c’est le « pays des merveilles » , comme dit Monsieur Pratte, le journaliste prêt-à-porter de Power Corporation. Autant en profiter, avec nos sénateurs et autres avant-gardistes « déculturés » . Si tu me dis que je vois du fédéralisme vicieux partout, je n’ai pas l’intention de te contredire: j’en vois très souvent, parce que tu la trouves à peu près partout, cette merveille commanditée et vendue au Québec plus que dans tout le reste de ce Beau, Grand, Merveilleux, ! ! 327" ! Incontournable pays: « Le Canada, merveilleux pays à vendre! Voulez-vous l’acheter avec vos impôts ? » Comme la dame du trottoir vend ses charmes pour aguicher ses acheteurs. Ce n’est pas pour rien que Jean Chrétien avait nommé Sheila Copps, grande et forte stripteaseuse, pour vendre les charmes du Canada auprès des acheteurs québécois. ! Monsieur Pelletier, conseiller intime, égérie, bras droit de Jean Chrétien, pour justifier la saloperie criminelle des commandites disait: « Le Canada était en guerre. À la guerre, tous les moyens sont permis. » Profession de foi que reprendra Chrétien devant la commission Gomery. ! Moi, si j’avais dit que le Canada anglais est en guerre contre nous, ON, de Rouyn à Gaspé, m’aurait dit que je faisais de la schizophrénie, du psychodrame, de l’opéra bouffe, du racisme ethnique, de l’hystérie, voire, du mépris gratuit et de l’injure sans nom. Quand c’est un fédéraliste « pur et dur » qui nous le dit au nom du Canada, ça passe comme de la crème glacée au microondes. ! ! ! 328" ! Ça passe, c’est-à-dire que 50% des Québécois trouvent ça tout à fait normal: pourquoi s’en faire? Il ne faut pas voir des ennemis partout. - Moi, je n’en vois pas partout et je ne souffre pas d’espionite. Actuellement, je n’en vois pas chez les Chinois, les Wawabalous et mes voisins. Mais qu’on ne s’ingénie pas à me faire croire comme à un imbécile accommodant, heureux et optimiste, que l’ennemi en face de moi qui me dit qu’il est mon ennemi, c’est une illusion des sens, ou une malentendu historique. Quand Pelletier-TrudeauChrétien-Stéphane me disent qu’ils sont mes ennemis, je les crois sur parole: ils m’ont donné quantité de preuves - ils m’en donnent toujours par leurs multiples commandites - qu’ils disent vrai. Ce n’est donc pas par intolérance ethnique, raciste, mesquine, que j’ose dire que ces ennemis, ce sont des ennemis, et non des alliés précieux. Je serais donc un imbécile cinq étoiles si je ne les prenais pas au sérieux. À la guerre contre qui, leur Canada? Pas surtout contre les Afghans et la pollution. Mais surtout contre la moitié des Québécois qui veulent se donner un pays, au lieu de vivre dans le pays des autres. ! ! 329" ! Un fédéraliste, s’il est sincère, nous dit, comme Monsieur Pelletier que le Canada est en guerre contre le Québec. Ceux parmi nous qui ne sont pas comateux de naissance, le savent depuis deux siècles et demi. Et si le Canada est en guerre contre nous, il s’ensuit que ceux des nôtres qui sont du côté de nos ennemis, sont... Quoi donc? Partout ailleurs sur la planète on dit que ce sont des traîtres. C’est aussi clair que le Clarity Bill C-20 de Chrétien-Dion sur la canadian clarity qui seule peut éclairer convenablement les foutus Québécois, incapables de voir clair dans leurs propres affaires. C’est avec ces ennemis jurés, déclarés, bicentenaires et demi, que nos Jean Charest et Mario Dumont cherchent des « accommodements raisonnables » . Quand tu marches aussi bas, tu rampes. Ces politiques sont ce qu’on pourrait appeler « des rampes de rampement » . Pour le Canada anglais en guerre contre nous, un bon allié, c’est un Québécois qui rampe et qui s’exerce à ramper et à nous faire ramper sur ou sous la rampe de rampement que lui installe le Canada: sénateur, ministre, journaliste, et, pourquoi pas? Prime Minister? Brian Mulroney, qui s’y connaissait, disait à l’occasion du décès d’un célèbre médecin québécois: « ! ! 330" ! C’était un grand Québécois, serviteur du Canada. » Pour être un grand Québécois, il faut être un bon serviteur ou serveur du Canada. As-tu compris le message? N’est-ce pas assez clair? Un Québécois qui sert d’abord son pays, le Québec, ça ne sera jamais un grand Québécois. À preuve, Gaston Miron, Tit-Cul Lachance, Bozo-les-culottes et Jacques Parizeau. Monsieur Pelletier était le bras droit de Monsieur Chrétien qui, lui, avait deux bras gauches: Sheila Copps du Canadian Multiculturalism, et « le (fameux) bras canadien », chargé, lui itou, de se tenir constamment à l’horizontale pour signaler aux Québécois écartés, indécis, déboussolés, déboulonnés et enfirwapés, la bonne direction à prendre: « Le Canada, l’avenir, c’est par là! » ! Et les Bénédictins, eux? Cela dit, commencez-vous à soupçonner que CROP et son commanditaire doivent être pris avec trois grains de sel et quatre graines de pissenlit trempées dans l’hellébore de La Fontaine? Supposons un sondage de cette même lignée. Un agent secret ou double se rend chez les Bénédictins à St-Benoît-du-Lac, loue une chambre à l’hôtellerie et ! ! 331" ! commence assez tôt le même jour son enquête. On lui a donné mission de chercher à savoir combien d’heures par jour ces (foutus) moines consacrent à leurs exercices spirituels. Assez tôt, il apprend que ces moines consacrent environ 7 heures par jour à leurs exercices spirituels. Il envoie donc son rapport à CROP et à L’actualité: « D’après mes sondages, ces (foutus) moines consacrent seulement le tiers de leur temps à essayer de croire en Dieu. Le reste de leur journée, soit les deux tiers de leur temps, ils ne croient pas en Dieu, mais s’occupent comme tout le monde à n’importe quoi, ou tout simplement à ne rien faire, et à ne croire à rien. « Je ne les ai pas entendus dire une seule fois qu’ils accordaient une certaine importance à leur prochain. Quant à la langue, ils parlent en français, mais ne semblent pas s’en rendre compte, et aucun d’entre eux ne m’a dit que pour lui c’était une valeur à défendre et à promouvoir. D’ailleurs, il semble bien qu’ils parlent en français sans même s’en rendre compte, tout comme ceux qui votent OUI à nos référendums. Chose certaine, ils ne m’ont pas dit un mot au sujet de la langue et de la culture québécoises. ! ! 332" ! « Par contre, ils semblent accorder beaucoup d’importance à la famille, à l’éducation et à l’estime de soi. « Mais ceci n’est qu’un rapport préliminaire. Je poursuis mon enquête. » ! Iriez-vous à la pêche ou aux bleuets avec ce sondeur? Si oui, moi, j’hésiterais longtemps à vous accompagner à la pêche et aux bleuets. Pour mieux dire: je refuserais tout net-fret-sec, haut et court. Et croiriez-vous CROP et L’actualité qui vous diraient qu’en 2008, la foi et la spiritualité des Bénédictins - « du moins à Saint-Benoît-du-Lac » -, se résume à ÇA? Ce sont des croyants, mais à temps très partiel. Si vous voulez vous faire moine bénédictin, on ne vous demandera même pas si vous avez la foi: les moines ne considèrent pas que c’est pour eux une valeur plus importante que le soin de leurs moutons et la culture de leurs carottes. Et les chrétiens « ordinaires » , eux? Chez eux, c’est encore pire - ou mieux, selon l’angle de vision qu’on se donne et ses valeurs de base. Les sondeurs CROP, après avoir fait leur moyenne, nous ! ! 333" ! diraient à peu près ceci: « Les 2,657 chrétiens sondés nous ont confirmé ce que nous savions déjà: ils croient, environ une heure par jour, et ils prient autour de dix minutes par semaine. Faut-il les appeler croyants ou incroyants? » CROP et L’actualité seraient enchantés de nous apprendre que les chrétiens québécois sont des incroyants, beaucoup plus que des croyants. Des croyants à temps moins que partiel: à 4%, tout au plus. Vingt-trois heures par jour, ils ne croient pas qu’ils sont des croyants. En conséquence, si la moitié d’entre eux vous disent qu’ils sont des Québécois, plutôt que des Canadians, vous saurez ce qu’il faut penser de leur dire. Quand ils disent OUI, ils y croient à 4%, pas plus. ! Et leur langue, elle? Faites un sondage « scientifique » pour demander aux Québécois combien d’heures par jour ils consacrent à leur langue, combien de fois par jour ils constatent qu’ils parlent en français, et combien de fois par jour ils se demandent si leur langue et leur culture, ce sont encore de valeurs à préserver, au moins autant que la préservation de « l’estime de soi » . Puisque si tu n’estimes pas ta langue et ta culture, tu as une bien ! ! 334" ! ! ! 335" ! piètre estime de toi-même; tu estimes que ton toi-même peut dire n’importe quoi n’importe comment. Désastre, d’après votre sondage! Catastrophe non seulement appréhendée, mais très certaine! Vos chiffres tendront à prouver que les Québécois se soucient de leur langue à peu près comme ils s’inquiètent de la pollution de l’air à Bombay et comme ils portent intérêt à la décoration de la chambre de la Gouverneuse générale du Canada anglais. Ils peuvent passer des journées, des semaines entières et, qui sait? peut-être bien plusieurs années, sans y penser. ! Il est bien inutile de nous payer une commission itinérante pour finir par savoir que les Québécois négligent ou massacrent leur langue. C’est connu depuis fort longtemps: ils la négligent et la massacrent. Mais seulement depuis que ce sont les autres qui parlent à leur place. Avant la conquête, ils parlaient un français en très bonne santé, qui n’avait rien à envier à celui de la France. Quand on leur a mis le mors aux dents, ils ont commencé à parler en joual comme Jean Chrétien: ! ! 336" ! « Chus fier de m’promener un peu partout su a planète, avec le flag du Canada su l’hood de mon char. » (Ça, c’est son joual de semaine. ) Mais devant le Sénat de France réuni pour essayer de le comprendre, au lieu de monter su l’hood de son char avec le Canadian flag en érection, il dira, monté su son joual du dimanche: « Le Canada va rester ensemble. » Depuis cette démonstration de force, les sénateurs français se demandent toujours ce qu’il a voulu leur dire. Certains d’entre eux, sinon tous, se sont sûrement dit: « Et ta soeur, est-ce qu’elle reste toujours ensemble? » Dans quelle colonne, CROP aurait-il inscrit cette réponse de Jean Chrétien? La colonne Pour ou la colonne Contre? Pour le Canada et contre Jean Chrétien? Ou pour Jean Chrétien et contre le Canada? Plus probablement, il en aurait fait un pour, un plus, un must, et pour le Canada et pour Jean Chrétien. ! Voilà, c’est ainsi que les Québécois parlent en joual leur langue maternelle magannée par deux siècles et demi de chevauchement colonial. Mais si on touche à leur langue malade, - pas nécessairement à celle de Jean Chrétien, ils sursautent - du moins pour quelques ! ! 337" ! semaines - et leur taux d’adrénaline dépasse alors largement le degré 13 du thermomètre CROP. ! Crois-tu à la vie? Un homme normal ne se dit pas plusieurs fois par jour qu’il croit à la vie et que c’est une valeur qui lui tient à coeur. Il en parle peu souvent, au point qu’on pourrait se demander si ce gars-là tient à la vie, s’il tient à en faire une de ses valeurs à brève ou longue échéance, ou tout bonnement s’il est en vie. Qui faut-il croire? Le vivant qui croit à la vie, mais qui en parle peu - surtout aux sondeurs -, ou le sondeur qui dit que ce vivant ne doit pas croire beaucoup à la vie puisqu’il en parle si peu souvent. Le sondé normal en parle peu ou pas du tout, surtout si l’expérience lui a appris qu’un bon sondeur peut utiliser sa sonde de telle sorte qu’elle arrivera à faire admettre à un vivant qu’il est plus probablement mort. Disons à 72% (avec toujours la fameuse marge d’erreur possible). ! Et puis, t’estimes-tu à ta juste valeur? Les Québécois, nous dit CROP, accordent une importance privilégiée, extraordinaire, à « l’estime de soi » . C’est consolant, car il faut d’abord s’estimer soi- ! ! 338" ! même pour estimer les autres ou tout simplement les oiseaux, le vent, les étoiles, les saucisses et les chats. Mais quelle question a donc posée CROP pour arriver à faire dire à 45% des Québécois que leur estime de soi, c’était leur deuxième priorité dans la vie? Si dans un référendum, on pose cette question aux Québécois: «Vous estimez-vous assez pour préférer être vousmêmes plutôt que les autres »?, c’est un fait historique: 50% d’entre eux ont répondu qu’ils préféraient être des Québécois. Autrement dit, ils ont dit qu’ils s’estimaient suffisamment pour se préférer à ceux d’à-côté. Et les autres, ceux qui ont dit NON? Demandez-leur pourquoi ils n’ont pas assez foi en eux-mêmes pour dire qu’ils s’estiment. Mais toi, si on t’interrogeait sur tes valeurs, est-ce qu’il te viendrait à l’esprit de répondre que l’estime de toi-même, c’est un plus, un must, un super, un tapecul, un cool, un génial, un cé-à-s’tape, un cé malade, et quoi encore? Si je demande expressément à quelqu’un s’il s’estime lui-même, il me répondra probablement oui. Si je ne le lui demande pas, il est beaucoup plus probable qu’il passera cette « valeur » sous silence, tout comme il ! ! 339" ! ne vous mentionnera pas tout spontanément qu’il a aussi deux pieds. Mais, hélas! si vous lui demandez si deux têtes valent mieux qu’une, il vous répondra plus probablement oui. À cause du proverbe proverbialement con qu’il a entendu bien des fois, qu’il a bien assimilé et qui lui a liquéfié le cerveau, peu à peu ou d’un seul coup. Et les sondages, renforcés pas une des cataractes de publicité débile lui martèlent chaque jour ce qu’il lui reste de cervelle, en lui prouvant, de façon scientifique: « Mon gars, 1,205 têtes, ça vaut 1,205 fois plus que la tienne! » Si vous mettez en doute mon hypothèse, libre à vous de la vérifier par vous-mêmes en faisant du porteà-porte dans votre quartier. Si ça vous gêne, confiez aux Témoins de Jéhovah la mission de faire pour vous cette recherche, à même leur ronde hebdomadaire. ! Si tu as la foi, tu perds l’estime de toi-même? Mais là encore, où ce chiffrage de « l’estime de soi » tombe en démence, c’est quand il laisse sous-entendre en attendant de nous le prouver dans un sondage ultérieur - que si tu as la foi, tu perds automatiquement « l’estime de toi » et, en conséquence, l’estime des ! ! 340" ! autres, des nuages, des colibris, du sirop d’érable, des souliers, etc. Pour s’estimer et estimer les autres à leur juste valeur, il faudrait croire ce que croit un athée authentique: Dieu n’existe pas, puisque scientifiquement, logiquement, c’est une impossibilité. « Comment peut-on être Persan » se demandaient les Parisiens de Montesquieu, en voyant pour la première fois un Persan habillé en Turc et marchant à l’air libre de Paris avec sa tête de Turc. Maupassant, lui, nous dit qu’un pauvre type amoureux d’une négresse voulut la montrer à ses parents. Mais celle qui aurait pu devenir sa belle-mère, trouvait que noire à ce point, c’était pas possible. Ce qui rejoint la déclaration historique de Gagarine: « Par le hublot de ma capsule spatiale, je n’ai vu aucune trace de Dieu. Donc, Dieu, c’est une impossibilité. » L’athée, lui, derrière le hublot de sa cellule capitonnée, proclame le même dogme: « Dieu, n’existe pas et, d’après mes calculs, c’est tout à fait impossible, logiquement, scientifiquement impossible, qu’il puisse un jour exister. » Cher Professeur Cocon, quand nous reverrons-nous? ! ! ! 341" ! Et combien de temps donnes-tu à l’homme pour exister? Quant à l’homme, sa valeur durerait ce que vivent les roses: « l’espace d’un matin » . Après quoi, exit l’homme! avalé tout rond par le Néant à jamais béant. C’est ce qu’il faut croire pour s’estimer soi-même à sa juste valeur et croire que la famille et l’éducation, c’est important dans la vie? L’homme, c’est peu important: il fait le pitre ou la vedette un instant sur la scène. Puis le rideau tombe, et c’est le noir complet, définitif: l’éternité béatifiante du Néant! Un homme, un vrai! se donne cette assise de granit pour croire à RIEN, ou du moins pour croire qu’il est condamné à n’être plus RIEN demain. C’est consolant! C’est un projet emballant, capable de rallier tous les Québécois, de souche, de branche, de feuille, musulmans croyants, Hassidim incroyants, Raéliens, Jéhovistes, nouvelâgeux, etc. Tous dans le merry-go-round du NÉANT, et que ça tourne et saute, nom de Dieu! ! La famille et l’éducation, ça c’est du sport! La famille et l’éducation sont les enfants chéris des Québécois, nous dit CROP. C’est vrai, c’est admirable ! ! 342" ! et en même temps plutôt banal. Non pas que la famille et l’éducation soient des banalités, mais parce que ce sont des valeurs tellement valables qu’elles le sont depuis la nuit des temps et qu’elles le seront probablement encore en l’an 5,008, quel que soit alors le nombre d’athées ou de croyants. (Signalons tout de même qu’au Québec on a déployé beaucoup de zèle à la hache pour démembrer la famille. Il s’agissait de se libérer des cadres, de tous les cadres, sauf celui de la mode, pour mieux s’épanouir. Comme l’école, au cours de ces années enivrées, supprimait les cadres de la grammaire, et tous les autres cadres de la langue française, pour que « le s’éduquant » puisse développer en toute liberté son originalité et ce qu’on appelait, pompeusement, « sa créativité » . Créer librement et spontanément, grâce au vide! Peindre de beaux tableaux spontanés, en dehors du cadre! Jouer au tennis en tout liberté dans le Sahara, sans les contraintes du maudit filet et des foutus galons! Mais voilà qu’en 2,008, on se rend subitement compte que la famille, c’est une grande valeur à défendre. On découvre que la lune a quatre quartiers et que le Nord n’est plus au Sud ou aux quatre coins cardinaux en même temps (alors que le Nouvel Âge de ! ! 343" ! Jacques Languirand, lui, s’en allait, « tripatif » , par quatre chemins à la fois. ) ! Cela dit, en quoi l’importance accordée à la famille et à l’éducation viendrait-elle faire la preuve que la religion, c’est peu important, ou pas du tout important? Pour être un bon athée, il faut que tu croies que la famille et l’éducation, c’est très important; mais si tu es un croyant-croyant, tu ne peux croire que la famille et l’éducation sont des valeurs à garder et à promouvoir? Le célèbre professeur Cocon de Prévert, un ancêtre de nos sONdeurs d’opiniON, disait: « Mes calculs sont vrais. » Et c’était vrai: il les avait repris, vérifiés des centaines de fois, prouvés par la preuve du neuf et de l’oeuf, par tout un ingénieux système d’horloges et de calendriers à pédales. En vain! Ses lièvres congelés s’obstinaient à ne pas répondre à une question pourtant simple que posait Cocon: « D’où venez-vous? » Il en concluait donc, scientifiquement, ce Cocon déjà célèbre pour avoir inventé le ver à soie: « Mes calculs sont justes; donc, ce sont les foutus lièvres qui sont faux! » Dans son rapport à L’actualité, Cocon aurait pu dire: « Les calculs de mes sondages sont justes; donc, ce sont les lièvres qui sont faux. » Mes sondages sont ! ! 344" ! scientifiques, dit CROP, donc les Québécois ne croient plus à rien. Ils sont devenus athées à 89%. Et ce n’est qu’un début. Quand ce sera le plein jour des « Lumières » de la Renaissance et du XVIIIe siècle, alors, prophétise Madame Beaulieu, plus de trace de croyants dans notre belle « nation » provinciale, sauf de ces traces équivoques comme celles qu’ont laissées les dinosaures. ! François de Borgia, devant la dépouille de l’Impératrice Isabelle, eut cette réflexion à la fois banale et vraie comme un concombre; réflexion si banale que toute personne consciente peut faire à un salon mortuaire et même partout ailleurs, aussi souvent qu’il en aura envie: « Elle fut ce que je suis, et je serai ce qu’elle est. » Croyez-vous qu’un sondage CROP arriverait à la même conclusion scientifique? Et si on ne fait pas mention de l’Impératrice Isabelle dans un sondage sur les valeurs des Québécois, croirez-vous que tout spontanément, sans y être en rien sollicités, ils diront aux sondeurs: « Je suis ce qu’a été Claude Ryan, et je serai ce qu’il est. » ? Est-ce assez possible pour être probable? ! ! ! 345" ! Les enquêtes express ou comateuses Certaines enquêtes peuvent être soit plus rapides, soit plus utiles, soient plus lentes et inutiles les unes que les autres, soit très rapides, mais tout aussi inutiles. Donnons quelques exemples. Deux jours après Noël - ou pour être plus sûrs de « mettre les choses en perspective » comme on dit en joual universitaire - , au lendemain du Boxing Day 2007, un certain nombre de Canadians et de Canadianes, soit exactement 1,327,662, avaient préféré garder leurs cadeaux reçus la veille, plutôt que de les échanger avec le premier venu. C’était 1,7% de moins que lors du Boxing 2006, nous affirmait sérieusement Radio-Canada. C’est difficile à battre comme rapidité et comme précision scientifique complètement affolée. En plus d’être faux et parfaitement inutile. ! D’autres sondages, au contraire, sont d’une lenteur désespérante. Sur les autoroutes, ils roulent à 22,6 kilomètres à l’heure, avec tout de même des pointes qui peuvent atteindre le 27 kilomètres. C’est ainsi que la même Radio-Canada nous apprend, mais seulement en fin d’année, que pour la seule année qui vient de mourir, 47,623 Canadians et Canadianes étaient morts d’avoir ! ! 346" ! trop fumé (dont 28,687, parce qu’ils avaient fumé la fumée des autres) et 37,627 parce qu’ils souffraient d’embonpoint adipeux et n’avaient pas su le gérer adéquatement (une enquête plus raffinée nous aurait sans doute appris que les victimes d’embonpoint adipeux étaient des abonnés à la cuisine américaine, épaisse, grosse et grasse pour bouffeurs déjà obèses ou bien décidés à le devenir. Au Québec, cette même année, la moitié des morts étaient décédés parce qu’ils étaient des souverainistes, purs et durs, ou impurs et mous, peu importe. (Bizarre: pour parler des fédéralistes-fédéralisants, on n’emploie jamais les termes « purs et durs » . Est-ce à dire qu’ils sont tous impurs et mous? Trudeau, Ryan, Sheila Copps et Jeanne Savé étaient-ils donc impur(e)s et mou(olle)s)? Tous ceux qui, cette année-là, étaient morts sans être ni fumeurs, ni obèses, ni souverainistes, étaient morts, tout bellement, tout naturellement, tout banalement « de leur belle mort » . Là-dessus, Stéphane demande à Tit-Jean: « Comment est-il mort, Untel? - Il est mort de sa belle mort. Il a fait une belle mort: tout comme Claude Ryan, il ne fumait pas, ne buvait pas, ne faisait pas d’embonpoint et surtout il était fédéraliste. - ! ! 347" ! Je l’aurais juré, dit Stéphane. Nous autres, on aime les choses claires, hein? » ! Un sondage pour réussir ta vie ou du moins dans la vie À peu près dans le même temps où on nous avait appris que 50% des Québécois étaient allergiques au bruit, mais seulement 25% à la Canadian Confederation, la Direction Générale des Études Collégiales avait payé à deux enseignants une année sabbatique pour faire enquête et nous dire - enfin, Seigneur Dieu! - pourquoi le taux d’échecs au niveau collégial était si inquiétant quand on s’en rendait compte. Ces deux enseignants, andouilles mais consciencieux, enquêtent, compulsent, triturent, condensent, structurent, polissent les hypothèses amphigouriques, ruminent, distillent, ingèrent, digèrent et assimilent les informations reçues au cours de leur sondage. Tu attends le résultat? Il est étonnant. En cherchant bien, ils avaient fait une découverte proprement stupéfiante: ils apprenaient à la DGEC et à tous ceux qui voulaient bien l’entendre, cette vérité tout aussi fracassante que novatrice: un étudiant a plus de ! ! 348" ! chance de réussir ses études s’il travaille. Donc, s’il ne travaille pas, il a moins de chances de réussir. CQFD. ! Es-tu sûr, toi, de penser formellement? En même temps que ces deux enseignants avariés faisaient cette découverte très prometteuse, bien qu’étonnante à première vue, d’autres chercheurs, subventionnés, eux itou, essayaient de voir clair dans ce qu’ils appelaient « la pensée formelle » chez eux, mais surtout chez les autres, et en particulier chez les étudiants. D’après ces derniers chercheurs-sondeurs, le taux d’échecs des étudiants du niveau collégial s’expliquait facilement: ils n’avaient pas encore atteint la pensée formelle! ils pensaient peut-être, mais de façon informelle. On leur en demandait trop, parce qu’ils n’en étaient pas encore rendus là dans leur évolution intellectuelle. En conséquence, y aller mollo, ralentir le rythme d’apprentissage et attendre que la pensée formelle ait terminé sa période de réchauffement. Quand se terminerait cette période de réchauffement ou d’incubation? On ne pouvait pas le dire exactement. D’où la nécessité de psychologues et d’orthopédagoques pour analyser la croissance de la pensée formelle chez ! ! 349" ! les étudiants et en informer les enseignants; ce qui leur permettrait de mieux « cibler leur enseignement » et de ne pas obliger leurs chers poupons à tirer plus haut que leur pensée formelle. Processus qui, certes, pouvait être long. C’est ainsi que d’autres équipes de chercheurs, surtout américains, avaient constaté que chez les chimpanzés, pourtant réputés pour être « intelligents comme des singes », seuls un petit nombre, après 10 ans d’entraînement, atteignaient le stade de pensée formelle suffisant pour dire que 3 X 7 = 27. D’où il fallait conclure qu’exiger d’un cégépien moyen qu’il maîtrise le verbe être au subjonctif et qu’il sache faire une nette distinction entre les temps et les modes de sa langue maternelle, ça pouvait faire subir à sa pensée formelle en germe des traumatismes, dont certains irréparables. « Il n’est pas bon, disaient-ils, de tirer sur la tige du pissenlit pour qu’il fleurisse plus vite. » Mais qu’entendaient-ils par « tirer » ? Vous pensez sans doute encore que je suis en train d’exagérer comme d’habitude. Que non! Consultez les archives de la DGEC. « Mais pourquoi, vous dites-vous peut-être, que ça s’rait pas L’actualité qui ferait ce ! ! 350" ! boulot, de connivence avec CROP? » Je vous pose la même question. ! Est-ce fiable? Le calendrier des marées est fiable, à quelques minutes près. Le sac et le ressac des sondages, lui, est soumis à une foule de facteurs, aussi imprévisibles, cocasses et incontrôlables les uns que les autres. Les idées, par exemple, on peut croire que c’est une valeur importante dans la vie. La plupart des humains tiennent fermement à leurs idées, et s’en tiennent à leurs idées. Mais demandez à 5,000 Québécois: « D’où viennent-elles, ces fortes idées qui vous viennent? et où s’en vont-elles quand vous les perdez? » Vous serez surpris des explications qu’ils vous donneront. Et vous vous demanderez peut-être pourquoi les gens tiennent tellement aux idées qui leur viennent de n’importe où, qui leur passent par la tête et s’en vont nulle part, en un lieu encore plus difficile à localiser que le diable vauvert. Il se trouvera sûrement des Québécois (15%?, 60%?) pour vous affirmer qu’eux, ils savent d’où leur viennent les idées et où elles s’en vont après qu’elles leur sont entrées par une oreille et sorties par l’autre, ! ! 351" ! sans laisser aucune trace entre leurs deux oreilles. Ils seront sûrs de leur affaire; mais vous, pourrez-vous compter sur leurs réponses pour tracer la courbe scientifique des idées québécoises et transmettre vos schémas à L’actualité pour qu’elle en tienne compte dans son futur palmarès des valeurs québécoises? ! Est-ce une de vos valeurs, le hockey? Faisons une autre hypothèse, pas plus farfelue, au dire des sondeurs passionnés. « Demandez-nous de sonder tout ce qu’il vous plaira; et vous verrez les résultats! » L’hypothèse se situe dans les années 60 de l’Hégire du hockey au Québec, alors que « les glorieux » étaient glorieux. Supposons que L’actualité veuille savoir ce que pensent les Québécois, soit de ceci, mais aussi de cela. Quand on le saura scientifiquement, on pourra établir le palmarès des valeurs de la nation provinciale québécoise. Bien inspirée, la directrice de la revue s’adresse, non pas à CROP, GALLUP, BIPBOP ou LOCOQ : ces agences pourraient être contaminées par les multiples virus de la publicité et des préjugés terriens. C’est donc à l’agence de sondage ALLO VOUS! que ! ! 352" ! l’on accordera le contrat. Parce que c’est la plus renommée de la planète Mars: ses sondages ont révélé au monde qu’il y a probablement de l’eau dans les strates mitoyennes de cette planète en attente des investisseurs impatients de trouver des substituts rentables au pétrole bientôt tout parti en fumée. Partis aussi, les profits! Alors, ALLO VOUS! délègue chez nous deux de ses meilleurs sondeurs, l’agent Hip-Hip 07 et l’agent YouHou 123 B. Leur mandat: sonder chacun 100 familles québécoises sur les valeurs qu’elles privilégient dans la vie et dans leur vie. L’agent Hip-Hip 07 effectuera son sondage le samedi soir, entre 19h et 23h, une fois en janvier et une fois en juillet; la première fois, dans les salons, et l’autre fois, sur un terrain de camping ou sur les plages d’Acapulco. L’agent YouHou, lui, sondera ses cobays le mercredi, entre 14 heures et 20 h, à la Bibliothèque nationale et à l’Assemblée nationale, une fois en décembre, l’autre fois, après la veille de la fermeture de la dernière session législative de notre Assemblée nationale provinciale. L’éventail est assez large pour qu’on puisse en tirer des conclusions scientifiques valables. ! ! 353" ! ! Les deux agents sont donc parachutés en soucoupe volante ou par satellite au Québec. Et c’est là que ça commence à être intéressant. Je ne vous ferai pas entrer dans tous les labyrinthes de ce sondage. Je me contente de vous fournir les deux premiers rapports préliminaires que les agents sondeurs enverront à leur maison-mère sur Mars. L’agent Hi-Hip 07, dans son sondage du samedi soir, a pu constater que les Québécois semblaient privilégier dans la vie les deux valeurs suivantes: le hockey (52%] et la Molson (64%). Mais, curieusement, le mercredi, entre 14h et 18h, ces valeurs subissent une dévaluation stupéfiante: le hockey (7%) et la Molson (31%). Qu’est-ce à dire? Des sous-sondages permettront sans doute d’y voir un peu plus clair. Quant à l’agent YouHou, il avait pu constater, scientifiquement, qu’en juillet, l’Assemblée nationale provinciale et la Bibliothèque nationale provinciale étaient pratiquement désertes et que le hockey et la Molson, on n’en parlait même pas. Étrange, n’est-ce pas? Comment, sur Mars, les superspécialistes des sondages, les barons de la drogue, les parrains de la ! ! 354" ! maffia et les commanditaires des commandites, pourraient-ils se servir de ces sondages pour perfectionner leurs techniques de publicité, leurs lavages de cerveaux, l’espionnage et l’élimination de leurs rivaux grâce à leurs hommes de main (Brault, Corbeil, Lafleur, Coffin, Gagliano, Dion, Charest, etc. )? Je ne peux évidemment pas savoir comment les supersondeurs de Mars résoudront ces multiples énigmes. Ce que je sais, c’est qu’avant la date butoir, ils feront parvenir leur rapport final accompagné de commentaires interprétatifs. Il ne restera plus à L’actualité qu’à nous faire connaître ces rapports, avec ses propres clés d’interprétation. ! Je vous signale en terminant que ni l’agent HipHip ni l’agent YouHou, nulle part dans leur rapport, n’ont signalé que la famille, l’éducation et la religion semblaient faire partie des valeurs dont les Québécois s’inspirent pour « gérer » leur vie et leur estime de soi. Étrange, une fois de plus! Quant à savoir pourquoi, le samedi soir, la Molson avait la cote 64%, alors que le mercredi après-midi cette cote chutait à 31%, cela relève de la psychologie des ! ! 355" ! foules, et seuls les psychiatres pourraient, peut-être, soupçonner pourquoi diable il en est ainsi. ! Je leur en souhaite! Pourquoi? Parce que, bien avant l’invention des sondages dits scientifiques, à la Renaissance déjà, Thomas More nous avertissait de nous méfier de ce que disent les gens. Il y en a, disait-il, de très bizarres et tout à fait imprévisibles. Et pourquoi encore? Parce qu’ils n’osent pas soutenir, quand ils sont débout, les opinions qu’ils défendaient avec acharnement et brio quand ils étaient assis. Et vice versa. Je ne sais pas si dans les hautes écoles où l’on forme les sondeurs, les instructeurs pros signalent à leurs élèves que bien des gens leur répondront OUI ou NON (ces derniers en disant : « On dit NON, parce qu’on comprend pas la question! » , selon qu’ils sont debout ou assis, que l’interrogatoire a lieu le samedi plutôt que le mardi. Peut-être leur enseigne-t-on l’ABC du comportement des hommes. Chose certaine, ces sages conseils s’oublient vite dans le feu de l’action, quand on est talonné par les commanditaires et les dates butoirs qui n’entendent pas à rire et pardonnent rarement. Et ! ! 356" ! puis, après tout, puisqu’il faut gagner sa vie, pourquoi ne pas la perdre en faisant dire n’importe quoi à n’importe qui? Tout est dans l’astuce et le style! Par exemple, les styles Gesca et Clarity Bill. ! J’exige des précisions! À l’avenir et pour le reste de ma sainte vie, je commencerai à accorder un minimum de crédit à leurs sondages, si les sondeurs accompagnent leurs chiffres de clés d’interprétation crédibles et indispensables. Qu’on nous dise, par exemple, si les sondages ont été effectués le vendredi après-midi ou le mardi matin, par temps clair ou par temps de brume, combien, sur les 3,000 sondés ont été interrogés alors qu’ils étaient assis, et combien d’autres alors qu’ils étaient couchés. Et puis, tous ces sondés étaient-ils en marche ou faisaientils du sur-place au moment du sondage? Et ce n’est pas tout, mais pas du tout. Car il doivent nous dire quelle température il faisait à Montréal à ce moment-là. Les sondeurs de la météo ne cessent de nous dire que s’il fait -15o, le 23 janvier à Val-d’Or, il fera sûrement -3o à Montréal. En conséquence, on prévient les Montréalais, souventes fois à l’heure, de s’habiller chaudement, « car la ! ! 357" ! température risque de descendre jusqu’à -3o » . Et à cette température homicide un Montréalais sera fortement perturbé dans son organisme physique et mental; en conséquence, ses réponses pourront varier du tout au tout. Surtout si on le sonde au moment où il attend son autobus par un pareil fret. Il te répondra n’importe quoi pour ne pas rater son autobus. Ein prosit! ! ! P. -S. Qu’on me dise pourquoi, dans un sondage sur les valeurs des Québécois, on ne leur demande jamais s’ils sont des Québécois ou autre chose. Accordent-ils une certaine valeur à leur pays? S’estiment-ils suffisamment pour estimer qu’ils sont d’abord eux-mêmes? Considèrent-ils que leur pays, c’est le Québec, ou bien le Canada, anglais? Ces questions seraient peut-être secondaires dans un autre contexte que le nôtre, disons en Alberta ou au Texas. Mais ici, au Québec, il est d’une importance capitale de savoir si le peuple québécois, si la seule nation francophone en ! ! 358" ! Amérique, restera québécoise, francophone, ou si elle deviendra une canadian province, canadian. C’est là une valeur de vie ou de mort. Et on n’en parle pas! Et quand on en parle, c’est pour dire de ne pas nous en faire pour rien: le Canada va bien. ! La commande donnée à CROP par L’actualité ne faisait aucune allusion à cette valeur, aussi dépassée, semble-t-il, que celle de la religion, dans l’esprit des commanditaires du sondage. Par quelle astuce vicieuse s’est-on arrangé pour que, nulle part dans le sondage, il ne soit question de la valeur que les Québécois accordent au Québec? Comme disent les fédéralistes ottawais ou canadians-québécois, « Ça divise les familles et les Québécois! Ça cause des chicanes inutiles! Ça ouvre la cage aux homards! » Tous Canadians, et alors, goddam! les Québécois ne seront plus divisés entre eux et contribueront à la grande harmonie multiculturelle canadian! (La valeur familiale, c’est important, pourvu qu’elle soit canadian. ) ! ! ! 359" ! On élimine systématiquement les questions sur ces valeurs. Pourquoi, sinon parce qu’on ne veut pas donner audience à la valeur québécoise? L’asphyxier par le silence! L’important, c’est de promouvoir le multiculturalisme asexué et la Canadian Younité. Bref, une version revue, corrigée et camouflée des commandites. ! Je sais qu’on ne répondra pas à cette question. À moins que ce ne soit par un mensonge canadiennement vôtre, canadiennement correct. ! ! ! ! 360" ! ! 49. DANS L’OMBRE DU PISSENLIT ! Ils disaient: « Nous, nous nous conduisons en toute logique, guidés par les seules lumières de la raison. Vous, les croyants, votre guide, c’est la foi, aveugle par définition. » ! Ont-ils raison? Ont-ils raison de déraisonner à ce point, en se portant au secours de leur raison menacée par la foi? La raison et la foi, deux ennemis mortels, irréconciliables? Ou bien tu es croyant, et alors, déraisonnable; ou bien tu es raisonnable, et alors tu est incroyant et, si possible, athée, pour mériter peut-être la grâce de devenir athée militant? Et si la foi était la gardienne de la raison? Si la foi permettait à la raison de ne pas déraisonner? Ce serait une découverte étonnante. Capable de susciter la foi? Je ne sais. Un croyant n’est pas obligé de tout savoir; c’est l’incroyant qui doit faire la preuve qu’il sait tout et comprend tout, grâce aux lumières éblouissantes de son intelligence illimitée, capable de tout voir, même ce qui est au-delà de l’intelligence. ! Un croyant qui mépriserait la raison, ce serait un croyant borné: il n’est pas encore suffisamment croyant pour croire en la raison, aux lièvres, aux pissenlits et au printemps. Mais pourquoi donc un rationaliste qui se veut pur et dur, uniquement rationaliste, qui se concentre dans le champ clos de sa raison, au point de s’en faire un camp de concentration, ! ! 361" ! et qui, de son enclos, méprise la foi, pourquoi donc ce prisonnier de sa raison apparaîtrait-il comme un homme accompli, libéré de la superstition, un héros digne d’admiration et d’imitation? Si des croyants méprisent la raison, ce n’est pas parce qu’ils sont croyants; mais parce qu’ils sont stupides. Un rationaliste qui méprise la foi, ce n’est pas parce qu’il est raisonnable et ne veut croire qu’à sa raison: c’est parce qu’il n’est pas assez raisonnable pour voir qu’il y a autre chose que la raison à l’oeuvre dans sa vie et partout ailleurs. ! La foi bouchonnée et la raison bouchonnée. Les deux sentent le bouchon, parce qu’on les a mises sous bouchons, en bouteille. En bouteilles hermétiques. La foi qui a perdu contact avec la raison, et la raison qui s’interdit toute fréquentation avec la foi. Asphyxie assurée, dans un cas comme dans l’autre. Alors qu’elles sont faites pour se porter un mutuel secours. Si on a encore contrôle sur sa raison, on ne peut nier que Jésus avait la foi (« Notre Père, qui es aux cieux... »). On peut affirmer, avec non moins de certitude, qu’il avait toute sa raison, que ce n’était pas un illuminé surchauffé et déboussolé du genre Luc Jouret, Raël, David Coresh ou Jim Jones. Pourtant, très souvent, il reproche à ses disciples de manquer d’intelligence; plus précisément: de ne pas se servir de leur ! ! 362" ! intelligence. « Êtes-vous sans intelligence, vous aussi? Vous ne comprenez donc pas...? » C’est ainsi qu’en se servant de leur intelligence les disciples comprendraient assez facilement qu’il n’y a pas d’aliments impurs, que l’homme n’a pas été fait pour le sabbat, mais bien le sabbat pour l’homme; que la richesse est un bagage fort encombrant pour passer dans le chas d’un aiguille; qu’il ne faut pas filtrer scrupuleusement le moucheron, pour avaler le chameau, avant ou après avoir filtré le moucheron. Etc. Certes, Jésus voulait des disciples croyants; mais il les voulait en même temps sensés. Autrement dit, avant d’être croyant ou incroyant, l’homme est un être raisonnable. La foi peut être raisonnable, et une raison peut être insensée. Ce n’est pas sur ce point que se fait la séparation entre croyants et incroyants. La raison n’interdit pas d’avoir la foi; et la foi n’interdit pas de garder sa raison. ! Dans une entrevue à L’Actualité, les fondateurs de Rock et belles oreilles opposent foi et logique. Pour rester logiques, raisonnables, il faut, disent-ils, se garder de croire. Si tu crois, tu ne te conduis pas logiquement: tu es hypnotisé, un envoûté, un somnambule, sous la gouverne de l’irrationnel, de la magie, bref, de la stupidité et de la niaiserie. ! ! ! 363" ! C’est en vertu de cette même logique que d’autres de leurs collègues athées prétendent que la religion, c’était bon avant l’invention des sciences; désormais et pour toujours, les religions sont devenues inutiles, parce que la science répond de façon claire aux questions que se posaient jadis les hommes et qui ne recevaient de leur foi nébuleuse que des réponses infantiles, chimériques. Les réponses de leur foi étaient aussi équivoques et nébuleuses que les oracles des astrologues, les prophéties de Nostradamus et les rêves des accrochés au pot ou aux jeux de hasard. (En termes plus élégants, évolués et distingués, on dit plutôt accros, accros à ceci et aussi à cela, au choix.) ! Bien plus, s’il est infantile de faire intervenir la foi dans notre vie, son usage engendre fatalement la guerre. On nous apprend que les religions ont toujours été et sont encore les plus grandes sources de guerre. S’il n’y avait pas de religion, si tous les hommes étaient incroyants, c’est-à-dire athées, mesdames et messieurs, il n’y aurait pas de guerre. S’il n’y avait pas de curés ni d’églises, on n’aurait pas besoin de la police et de prisons. Dommage que le professeur Pangloss soit mort! Il nous aurait, par logique démonstrative, fait bien comprendre que si les bandits Hitler et Staline ont eu des démêlés plutôt virils, c’est parce que tous les deux, ils étaient férus de foi, au point d’en être enivrés, jusqu’à l’hystérie. C’est pourquoi ils ! ! 364" ! s’enivrèrent de sang. - « Chimène, qui l’eût dit? - Rodrigue, qui l’eût cru? » Ce professeur de philosophie Pangloss de Candide affirmait, avec grande conviction, que si tu portes un nez, c’est uniquement pour pouvoir porter tes lunettes: pas de nez, pas de lunettes; et vice versa! Et d’ailleurs, si nous avons des pieds, c’est pour l’unique raison qu’il faut, du moins au Québec, porter des bottes en hiver. C’est fort, l’invention des lunettes, l’instruction et la philosophie, quand tu y penses sérieusement! Presque aussi fort que la logique des logicienslogiciens. ! Et ça permet d’affirmer, avec d’autres savants ou amateurs de religions comparées à l’endoscope, qu’avant l’arrivée des maudits Blancs, les peuples d’ici et d’ailleurs vivaient dans une parfaite harmonie: l’entraide, le respect de l’autre, de ta soeur et des arbres. En conséquence, jamais, jamais de guerre. Ce sont les colonisateurs blancs qui ont inventé le tomahawk et la machette pour Hutu et autres gais lurons, armes cruelles qui devaient fatalement engendrer la haine et la brutalité entre des frères qui, auparavant, ignoraient tout de la cruauté et de la guerre. Et les Blancs, grâce au tomahawk et à la machette, eurent tôt fait de corrompre les bons sauvages baignés, dès leur plus tendre enfance, dans les eaux tièdes et fraternelles de la Nature à l’état vierge. ! ! 365" ! Après quoi, des peuples plus doués, comme les Hutu, perfectionnèrent la technique de la machette au point d’en être, de nos jours, des virtuoses de renommée internationale. Et il se pourrait que la machette devienne un sport olympique, à classer, non seulement parmi les arts martiaux, mais même parmi les Beaux-Arts, comme celui de la corrida. ! D’autres encore, avec Michel Tremblay, notre dramaturge international, prétendent que les tarés, les malades et les infirmes, héros de ses oeuvres, sont les produits directs de l’épidémie judéo-chrétienne. Aussi longtemps que les civilisations furent à l’abri du virus judéo-chrétien, on ne trouvait chez elles aucun taré, infirme ou malade. ! Ou bien tous ces beaux esprits forts ne connaissent rien de rien à l’Histoire des hommes et lui font dire n’importe quoi qui leur traverse le cerveau; ou bien ils sont d’une malhonnêteté intellectuelle blindée. Chose certaine, ils sont tout autre chose que de lucides et farouches défenseurs de la raison. Farouches, peut-être, mais défenseurs, ça se discute. Pas trop longtemps. ! Ils prétendent se conduire avec les seules lumières de la raison, en tout, partout et toujours. Ils se veulent logiques, eux, uniquement logiques. Et c’est alors qu’ils font la preuve ! ! 366" ! qu’ils sont tout à fait déraisonnables, illogiques dans leur logique. ! Cet homme, logiquement, devrait s’interdire de dormir. Comment peut-on être logique et dormir sept ou huit heures par jour sans se servir de sa raison? Prétend-il, ce fort en maths, que lui, quand il dort, il le fait en restant lucide et tout à fait logique? « Quand un homme dort, il cesse d’être logique. Moi, je ne veux pas perdre ma logique. Donc, je ne dors pas. » Dit-il? Et sous savez sans doute ce qui arriverait à cet homme qui ferait la grève du sommeil pendant trois semaines, qui jeûnerait du sommeil pendant trois semaines avec une intense lucidité logique, parce qu’à toute heure du jour et de la nuit, il entend bien rester parfaitement logique, avec sa raison en alerte rouge. ! L’homme qui, dans sa vie individuelle et dans sa vie en société, ne veut être que logique, comme un ordinateur bien programmé peut l’être, fonctionnera comme une horloge ou un moteur. Sérieux comme l’Atatollah Khomeini, Calvin, une lessiveuse ou les philosophes allemands. Il ne faudrait sans doute pas trois semaines avant qu’on trouve cet homme fou raide ou pendu dans sa cave. Il a voulu être logique en tout, jusqu’au bout, jusqu’au boutisme; et le ! ! 367" ! voilà au bout de sa corde. Il s’est rendu tout à fait incapable de raisonner sensément pour le reste de sa carrière. ! L’une des plus admirables qualités de la raison, c’est de comprendre que la raison ne comprend pas tout. Je ne parle pas des insondables mystères du cosmos; je parle de la vie la plus terrestre, pédestre et quotidienne. Il s’en faut de beaucoup que, sur le plancher des vaches et dans les couloirs des universités, la raison, en tout, ait le dernier mot. Il arrive même très souvent, presque tout le temps, que la raison n’ait même pas le premier mot pour expliquer en quoi elle aurait raison. Pour agir de façon raisonnable, il faut tout autre chose que la raison concentrée. L’homme qui voudrait, en tout, être parfaitement logique et raisonnable, serait tout le contraire d’une étonnante réussite. À proprement parler, ce serait une magistrale catastrophe, un monstre aussi étonnant qu’effrayant. Il serait raisonnable comme une horloge ou ton ordinateur. Il serait programmé et n’aurait même pas la liberté d’un singe ou d’un veau. ! C’est un peu difficile à démontrer, parce que c’est trop évident. Le premier être humain qui est tombé en amour (fut-ce Adam ou Ève? Qui le sait? avant ou après avoir raisonné?), ! ! 368" ! ce n’était pas parce qu’il était fort en logique et que sa raison lui avait prouvé qu’il avait bien raison de tomber en amour. Si on ne comprend pas ça, on se demande par quelle monumentale contradiction on peut se dire raisonnable, logique en tout, partout et toujours. ! Le premier humain qui est tombé en amour, n’y est pas tombé après avoir fait une chute de raison ou après s’être brillamment prouvé qu’il avait bien raison de tomber en amour. Que l’amour pouvait se démontrer comme on démontre un théorème, que le mécanisme de l’amour pouvait se démonter et remonter comme on démonte et remonte les pièces d’un moteur pour que « ça marche ». Tout au long de l’histoire, les hommes, analphabètes ou fortement diplômés, très forts en logique ou tout juste passables, ont marché à l’amour, sans avoir eu la peine ou la vaine gloire de se démontrer à eux-mêmes et autres autres qu’ils avaient bien raison de se mettre en marche pour saisir l’amour, pour le comprendre de l’intérieur, de A à Z, avant de s’aventurer dans cette direction. L’amour les faisait marcher, et ils marchaient. Ils obéissaient au doigt et à l’oeil de l’amour, et non aux impératifs de leur raison. La logique? Un homme sensé, pour agir raisonnablement et ne pas perdre la raison, s’en sert une fois sur dix. Et encore! Et ceux qui se veulent les plus logiques, purement logiques, ! ! 369" ! sont les plus déraisonnables des hommes. Je l’ai déjà dit, mais il est bon et salutaire de le redire. Ces logiciens purs et durs sont des imposteurs. Ils se disent purement raisonnables, alors que, comme vous et moi, ils agissent, non pas de façon insensée peut-être, mais sûrement pas sous la gouverne vigilante et rigoureuse de leur raison ou de LA RAISON. ! Mais pourquoi s’attarder à faire voir cette évidence? Parce que les rationalistes intégraux ou intégristes sont précisément les moins raisonnables de tous ceux qui ont reçu la raison en héritage. Et qu’il faut se méfier d’eux comme on se méfie des gens trop polis. Et comme il faut se méfier des intégristes religieux, parce qu’ils sont les moins religieux des hommes. Et très dangereux. Un croyant sensé est fier d’avoir une intelligence capable de comprendre des milliards de choses. Mais il est suffisamment respectueux de la raison pour voir à l’évidence que la raison, la sienne et celle de tous les autres, ne comprend pas des milliards de milliards de choses. - « Oui, mais demain, nous comprendrons tout. Quand nous serons devenus parfaitement raisonnables, tout s’expliquera, tout se démontrera. Patientez un peu: demain vous entendrez des aujourd’hui qui vous expliqueront tout. C’est une question de temps. Comme c’était une question de temps, hier, pour que l’Humanité débouche sur « des lendemains qui chantent ». ! ! 370" ! - C’est à voir. Ou plutôt, c’est déjà tout vu. ! C’est le travail, c’est la gloire de l’intelligence humaine de chercher à comprendre, et toujours mieux. Et cette activité a donné, dans tous les domaines, des merveilles qu’un esprit raisonnable sent le besoin d’admirer pour ensuite en rendre grâce. Le même esprit raisonnable reconnaîtra, avec la même certitude, que l’esprit humain a engendré et engendre continuellement le mal sous toutes ses formes. L’homme est libre d’abonder dans un sens ou dans l’autre. Et il le fait. Un tueur à gage peut être aussi logique et méthodique qu’un chirurgien greffant un coeur. C’est donc dire que s’ils tuent ou sauvent des vies, c’est parce qu’Ils sont conduits par autre chose que la raison. Par quelque chose qui, sans contredire la raison, transcende leur raison. Et ne pas voir et admettre cet autre chose, c’est faire un usage insensé et criminel de sa raison. ! Un homme raisonnable, si on lui demande pourquoi il existe, lui, comme lui et non pas comme un autre, et pourquoi il existe des pissenlits, des chats, des chenilles et des feuilles, reconnaît rapidement, humblement et sensément, que cela dépasse sa raison. Et les rationalistes, uniquement férus ou imbibés de logique, n’arriveraient pas, mais pas du tout, à expliquer raisonnablement pourquoi ils ont ri comme des fous, pliés en deux et même en trois, en voyant ou en ! ! 371" ! entendant ceci ou cela. Eux aussi, ces logiciens subtils, ils sont dépassés par leur rire, comme ils sont précédés et suivis par leurs émotions irrationnelles. ! Je disais donc, tout à l’heure: Réunis soixante-dix des athées du monde les plus forts en logique, et demande-leur de t’expliquer pourquoi il y a des athées, des chats, des pissenlits, d’où viennent les idées des autres et leurs propres idées, pourquoi ils rient, s’il leur arrive de rire. Et pourquoi croire en Dieu est-il plus insensé ou illogique que croire à Rien? Si Dieu est Rien, pourquoi croistu à Rien, au lieu de croire à Dieu? Leur réponse devrait suffire à te convaincre pour le reste de ta vie qu’il existe, dans le monde et même chez toi, tout autre chose que ce que la raison peut mettre en théorèmes, en syllogismes et en formules algébriques. ! Qu’ils le sachent ou non, tous les humains sont inspirés par la raison, mais aussi par tout autre chose que la raison. Chesterton a raison de dire: « Qu’est-ce qu’un homme fou? Un homme fou, ce n’est pas celui qui a perdu la raison. Un homme fou, c’est celui qui a tout perdu, sauf la raison. » Voilà une vérité paradoxale. Mais un paradoxe sensé, ce n’est pas une formule sans dessus ni dessous: c’est tout simplement une façon originale de dire la vérité. On voit habituellement la vérité habillée de telle ! ! 372" ! façon; et quand la vérité change de vêtement, on dit que ce n’est plus la vérité, que c’est un paradoxe, brillant, peut-être, mais creux. Ce raisonnement est un genre de folie assez répandu, mais qui ne se traite pas en psychiatrie. Ainsi pendant longtemps, on a cru que la poésie devait être habillée en vers stricts, se promener tout le temps en robe de soirée chic, et que la peinture devait se tenir au garde-àvous dans le corset de la perspective. Quand la poésie est apparue toute nue, sans corset, on a cru et on a crié que ce n’était pas de la poésie, mais de la mauvaise prose. Et quand certains peintres ont commencé à ne plus peindre sous la matraque de la perspective, ON a dit qu’ils trahissaient la peinture. ! ON ne doit pas en conclure trop vite qu’ON aurait bien raison de dire, avec cet étudiant gonflé d’outrecuidance, qui se tenait fièrement et hardiment au tout premier rang de l’ignorance militante pour faire cette solennelle profession de foi: « La poésie, ça commencé avec Rimbaud. Avant Rimbaud, personne n’avait compris ce que c’était, la poésie. » Peut-être, quelque peu étonné, lui aurais-tu dit: « Mais, jeune homme, avant Rimbaud, il s’était pourtant écrit pas mal de poésie. - C’est vrai, admettra-t-il: on en a beaucoup écrit, beaucoup trop écrit. Parce que ce n’était pas de la vraie poésie. » ! ! 373" ! Ce serait une idée à suivre, du moins de loin, un de ces paquets suspects à développer, pour voir s’il y a quelque chose dedans. ! En attendant, disons qu’il est vrai que tous les courants littéraires ou artistiques commencent par décréter qu’avant eux on n’avait pas compris, mais que désormais, grâce à eux, on allait enfin comprendre. « Avant nous, on a malheureusement cru, et on a dit que...; mais désormais, surtout depuis « le siècle des lumières », la marche sur la lune, l’ordinateur, les bébés-éprouvettes, le miracle de la brebis Dolly et les OGM, il ne faut plus croire. » Cela dit, on se lance dans cette nouvelle voie ouverte, une voie d’avant-garde, valable sans doute pour toute l’éternité. Puis, l’eau continue quand même à couler sous les ponts, et, dans le ciel, les nuages continuent à passer et repasser. Et voilà qu’un beau matin un nouveau groupe d’avantgardistes branchés vient nous apprendre que les avantgardistes d’hier étaient des ignorants d’avant-garde. ! Les credo littéraires ou artistiques sont à évaluer avec bon sens. Chaque école littéraire ou artistique produira de grandes oeuvres, ou de gros navets. Les arts plastiques et la poésie transcendent les écoles, les modes et les crédos des écoles. Les artistes, il importe peu, pas du tout, qu’ils soient de telle école plutôt que d’une autre. Ce qui importe, c’est qu’ils soient ! ! 374" ! artistes. S’ils le sont, leurs oeuvres seront beaucoup plus valables que leurs credo et manifestes, ceux du Surréalisme, du Pop et de l’OP Art, de l’Art Povre, la Préface de Cromwell, Refus global, La Querelle des Anciens et des Modernes, L’art poétique de Boileau ou ceux des artistes qui se voulaient « réalistes » et qui prétendaient que l’art devait représenter l’homme tel quel, et la vie, telle quelle, comme le fait un miroir, en faisant intervenir le moins possible l’artiste qui tenait le miroir. Précurseur du « matérialisme scientifique » et de l’art réaliste des artistes Marx, Lénine, Staline, etc. ! Les modes, ça se démode vite. Au moment où j’écris cette réflexion qu’on croira et dira sans doute farfelue, fillettes et filles, pour être à la page, à la mode, in, super, extra, cool et branchées, doivent porter des pantalons qui ne cachent qu’à moitié leurs jolies fesses. « Les fesses, c’est fait pour être vues, disent-elles. Ce serait honteux de ne pas les montrer. D’autant plus que si on les cache, beaucoup de gens distraits croiront que nous n’avons pas de fesses. » Les garçons, eux, croient qu’ils seront pris au sérieux et respectés, uniquement s’ils portent des pantalons dont le fond tombe sur les genoux, ou s’ils sont larges comme des portes de grange, longuement mâchés et blanchis par les vaches dans la grange et rognés par des pitbulls en rogne dans ou hors la grange. ! ! 375" ! « Il faut bien que jeunesse se passe! », disent leurs parents, dans un soupir complice. C’est vrai: la jeunesse passera probablement, avec les pantalons qui n’ont pas besoin d’être repassés. Jeunesse passera, que les fesses soient à moitié à l’air ou que les fonds de culottes soient pas mal plus bas qu’à mi-cuisses. ! Le logicien fou parle très rarement, ou plutôt jamais de la vie, en paradoxe: il est sérieux, lui! Il pose, sur l’homme et sur la vie, sa logique, parfaitement ronde comme un trente sous. Et il en conclut, en toute logique, que tout ce qu’il y a en dehors de son trente sous logique, c’est impensable, en toute logique, que ça puisse exister. C’est sans doute pour cette raison que l’Écriture nous dit: « Les impies marchent en rond. » Et quand tu marches en rond, tu restes dans le cercle, dans les limites étroites de ton trente sous. Tu es hypnotisé par les murs carcéraux de ton trente sous, tu ne vois pas au-delà des murs de ta prison à trente sous. Et tu affirmes crânement qu’il n’y a rien au-delà de tes murs, que te murs renferment tout. Tu ne peux pas - tu ne veux pas - t’échapper - pour aller prendre l’air. « Dans ma logique, Dieu, ça n’existe pas et il est impensable, impossible, que ça existe. » Ne pourrais-tu pas prendre le large, quitte à transporter avec toi un certain nombre de tes trente sous? Mais pour t‘en servir pas plus souvent qu’un homme normal ne se sert de ses ! ! 376" ! trente sous au cours d’une journée. Le plus souvent, il ne pense pas aux trente sous qu’il a en poche. Et c’est bien comme ça: la place des trente sous parfaitement logiques et ronds, c’est dans tes poches, pas dans ta tête. Ce qui ne veut pas dire que tu dois avoir une tête carrée. ! La logique étanche, imperméable, des logiciens-logiciens ressemble au Déterminisme blindé des déterministes purs et durs. Il y a un Déterminisme sain. Dire que ce qui est l’est sûrement (Si je suis, donc je suis), que ce qui sera le sera nécessairement après qu’il aura été, cela n’a rien de répréhensible ou discutable en bonne logique. Là où le déterminisme devient vicieux et ultra vires, c’est quand il détermine que ce qui est a été condamné à être, et que ce qui sera après-demain, aura été, nécessairement, inévitablement, produit par ce qui était hier et ce qui est aujourd’hui, sans échappatoire possible. En Déterminisme sérieux, tout comme en athéisme sérieux, aucune échappatoire n’est possible: « Ce qui est sera, nécessairement. Tu n’y peux rien. » Voilà un autre beau trente sous qu’ils gardent au chaud entre les deux lobes de leur cerveau bien déterminé. ! Si donc on te dit qu’il n’est pas raisonnable de demander conseil à ta foi et à ton coeur pour t’orienter dans la vie, tu sauras que ces conseillers sont peut-être forts en logique ! ! 377" ! fermée et parfaitement ronde comme un trente sous, mais très faibles en humanité et en connaissance de l‘homme. Ils croient que l’homme peut se mettre en équations et que le rire est insensé. Mais toi, si tu utilises raisonnablement ta raison, tu sais que l’homme qui s’interdirait de rire, sous prétexte que sa raison lui dit que le rire, ce n’est pas sérieux, eh bien! cet homme a perdu depuis longtemps l’usage raisonnable de sa raison. Désormais, il cultive logiquement et sérieusement son non-sens. Tu peux faire relativement confiance à la logique des vignerons, des marins, des sages femmes et des éleveurs de moutons: la fabrication du vin, la mer, les poissons, les enfants et les moutons, ça ne dit pas n’importe quoi. Et ça dit qu’il n’y a pas que la logique pour donner au saumon sa saveur, au vin, son arôme et au mouton, sa laine. ! La logique des logiciens-logiciens, il faut s’en méfier, et pas seulement un peu, et pas seulement de temps en temps. Cette logique marche, mais elle marche la tête en bas. Un mouton et un éleveur de moutons marchent peu souvent tête en bas et pattes en l’air. Cette logique sens dessus dessous, sans dessus ni dessous, qui flotte dans le vide, sans ancrage ni par en haut ni par en bas, n’est pas le propre des seuls philosophes foulosophes de Rabelais ou des casuistes constipés du cerveau. De la logique ! ! 378" ! marchant tête en bas, vous en trouverez partout, sans recherche longue et harassante. Écoutez, par exemple, dix messages publicitaires, et vous aurez de quoi exercer utilement votre raison, si toutefois ces cataractes de messages insipides à la con n’ont pas déjà miné, désagrégé, puis liquéfié votre cervelle. Pourtant, ON nous affirme que ces messages sont très sérieux, très logiques: ils ont été confectionnés, nous dit ON, en tenant compte des résultats obtenus par vingt-six recherches dans des laboratoires universitaires. Ce qui n’empêche pas leur logique d’être folle à lier. Les mêmes recherches ou sondages dits scientifiques, donc très logiques, vous apprendront que 1,327,812 Canadians et Canadianes, au lendemain de Noël 2007, ont décidé de ne pas échanger les cadeaux reçus la veille. Ce genre de logique est à l’oeuvre partout, tout le temps. Et ce n’est pas dans mille ans qu’elle aura fait son temps. Aussi longtemps qu’il y aura des hommes, il y aura des logiciens fous à lier. Et, l’expérience aidant, il n’est pas du tout illogique de le penser. ! Mais il se trouve également beaucoup d’autres logiciens, et du plus haut niveau, qui résonnent comme les messages publicitaires. Et ils peuvent être très savants. Ainsi, les savants au service du nazisme n’étaient pas des analphabètes comme ceux que diplôment nos polyvalentes, nos cégeps et ! ! 379" ! nos universités. Plusieurs d’entre eux pouvaient raisonnablement, fort logiquement, aspirer aux couronnements Nobel. Archéologues, paléohistologues, paléozoologues, paléobotanistes, numismates, philologues, anthropologues, philosophes, romanciers et dramaturges, sociologues, graphologues, musiciens et musicologues, sismographes, paléoécontologues olographes, psysiothérapeutes, cinéastes et photographes, psychologues, pédiatres, physionomistes et biologistes, historiens et préhistoriens, chimistes et autres n’hésitèrent pas à s’enrôler sous la bannière nazie pour faire la preuve que le peuple allemand descendait en ligne directe des Aryens. Par conséquent, ils étaient de race pure, une race indiscutablement supérieure. Le discuter, c’était décider, en toute logique, de ne pas discuter longtemps: c’était une façon indiscutable de se suicider ou, au mieux, de se faire zigouiller ou gazer. Les armées allemandes ravageaient les pays en direction de l’Inde, et tous ces savants nazis, sous les décombres, retraçaient tout un bric-à-brac susceptible de prouver que les Aryens venus de l’Inde y avaient laissé au passage des traces de leur civilisation supérieure. (Avaient-ils lu Lord Durham, ces savants?] Certes, Heil Hitler était cinglé, au point d’en être dément. Mais peut-être pas autant que ses savants. Car en visitant les spécimens culturels ramenés à Berlin par ses savants aryens, ! ! 380" ! il s’aperçut assez vite que les « preuves » de ses scientifiques prouvaient tout le contraire de l’objectif recherché. Elles prouvaient que les prétendues réalisations culturelles supérieures laissés par les prétendus aryens supérieurs faisaient piètre figure face aux civilisations égyptienne, grecque ou chinoise. Ein prosit! Si Hitler avait demandé à ses savants de pointe, très logiques, extrêmement sérieux et rationalistes, de trouver des artéfacts prouvant que Dieu n’existe pas, ses savants, soyezen assurés, en auraient trouvé. Et suffisamment pour meubler plusieurs salles du musée de Berlin. Le Panthéon athée et le Musée de l’Homme de Paris auraient sans doute envié ces collections et prié les nazis de leur en prêter au moins une partie. De nos jours, certains archéologues, à l’aide de fémurs et de mâchoires préhistoriques, n’arrivent-ils pas à la conclusion scientifique que, dans ce temps-là Dieu n’existait pas: c’est après qu’on l’a inventé. CQFD. ! Il se trouve beaucoup d’autres logiciens, et du plus haut niveau, eux aussi, qui résonnent comme les messages publicitaires et les supersavants nazis. Ceux qui organisent des expéditions pour faire la preuve du Déluge et de leur foi, grâce à Noé et à son arche échouée sur le mont Ararat, il y a de ça 4,362 ans, sont sans doute des croyants, mais pas n’importe quels croyants de bas étage: ce sont des croyants scientifiques; ils jouissent donc d’une présomption ! ! 381" ! d’innocence. Mais l’alibi de leur science ne suffit pas à les disculper de leur folie. De même, celle des scientifiques -encore plus croyants, ceux-là, parce qu’Américains: « Because in God we trust » qui, à l’été 2007, pendant une semaine, pilotèrent un groupe de fidèles débiles dans le canyon du Colorado pour démontrer, strates de roches et fossiles à l’appui, que la Bible dit vrai quand elle prétend que le monde a été créé en six jours, il y a de cela environ 6 mille ans. Soit au moins 65 millions d’années après l’apparition des dinosaures au quatrième jour de la création. Ce qui prouve à l’évidence que Dieu, le quatrième jour de la première semaine de la création, créa les dinosaures. Ce qui, normalement, devrait raffermir ta foi. Si, demain, la presse, la radio et la télévision américaines annoncent qu’une expédition de scientifiques born again sont partis en Mésopotamie pour y déterrer peut-être le pommier qui a porté la pomme api qui a séduit Ève la blonde, cela causera peu d’émoi et ce sera vite oublié. Non pas parce que cela paraîtra cinglé, mais tout simplement parce que cela apparaîtra banal, très conforme à la foi de la majorité des Américains créationnistes. La Maison Blanche offrira sa contribution, de même que Geographic Magazine, Esso et la caisse électorale des Républicains. Ce qui permet d’affirmer fortement, mais fort sereinement, que voir de la bêtise partout, c’est aussi bête que de n’en voir nulle part. Et que voir de la religion partout, c’est ! ! 382" ! aussi bête que de n’en voir nulle part. Soit dit en passant, mais sans passer trop vite. ! « Mais, dites-vous, les scientifiques hurluberlus que vous venez de nous remettre en mémoire, c’était des scientifiques « débranchés ». Et, vous voyez bien, ils étaient débranchés ou cinglés parce qu’ils avaient la foi. S’ils n’avaient pas eu la foi, ils n’auraient pas pu déraisonner de façon aussi probante. »> C’est à voir. Des artistes athées peuvent se montrer aussi égarés ou « écartés » que les scientifiques croyants asphyxiés au sommet de l’Ararat ou ensevelis sous les strates profondes dans les gorges du Colorado. Et à peu près pour les mêmes raisons; exactement pour les mêmes raisons: par manque d’air, par manque de bon sens, par un usage intensif et sans faille de la logique illogique. J’en donne ici, brièvement, deux exemples. Les prophètes RBO, aux belles oreilles athées, soutiennent que si tu es logique, tu n’as pas besoin de religion. Et j’ai entendu des survivants athées du Refus global affirmer solidement à la télévision qu’on n’a plus besoin de religion depuis que la Science nous donne des réponses solides à toutes nos questions. Les RBO et les Refus globaux, ce sont des intellectuels, des gens instruits. Et en plus, des artistes. Ils gagnent leur vie en faisant de l’art au sens strict ou du moins au sens large. ! ! 383" ! Leur passion dans la vie, ce n’est pas de créer des moutons ou des pantalons Moores: c’est de créer des oeuvres capables de nourrir l’esprit de leurs contemporains et de la postérité, s’il y en a une. ! Des artistes qui ne jurent que par la logique ou par la science, vous ne trouvez pas que ça ressemble à la logique des croyants hissés par leur foi au sommet du mont Ararat pour y découvrir, avec un peu de chance, la corne du rhinocéros mâle que Noé avait embarqué de force sur son arche? (Soit dit encore en passant, cette arche, d’après les croyants enfargés dans la Lettre du Livre, renfermait un couple de tous les animaux, de tous les végétaux, de tous les poissons et de tous les oiseaux qui, grâce à la prévoyance de Noé, peuplent aujourd’hui la planète. Tu dois te dire que c’était sûrement une arche superplusextra, plus haute que les Twins Towers et plus large que les anneaux de Saturne. Informe-toi par internet auprès des créationnistes américains ou wawabalous.) ! L’artiste de Refus global ou d’ailleurs qui ne jure que par la science, qui affirme, sans même cligner de l’oeil, que « le siècle des lumières » et la science ont éliminé la religion, ne croyez-vous pas que s’il avait un peu de religion, il aurait peut-être un peu plus de raison? Tout comme le croyant créationniste aurait un peu plus de foi, s’il consentait à se servir un peu plus de sa raison? ! ! 384" ! Quand cet artiste choisit d’investir toute sa vie dans l’art, au lieu de l’investir dans l’usinage des pantalons Moores ou l’astrophysique, ne trouvez-vous pas qu’il se sert de sa logique comme s’en servaient jadis le rhinocéros de l’arche et les dinosaures apparus avant la création du monde? Un artiste logique, qui ne parle pas en l’air pour ne rien dire, ne devrait-il pas se dire: « Donc, la science a remplacé la religion. Alors, se peut-il - et pourquoi ne se pourrait-il pas? que la science ait remplacé l’art qui est certainement une activité aussi primitive que la religion? Les primitifs étaient, nous dit-on, religieux, et certains d’entre eux étaient même des artistes. Mais à mesure que l’homme s’est civilisé, et par conséquent est devenu plus scientifique et raisonnable, il a perdu peu à peu le sens artistique, la lubie artistique des temps primitifs, en même temps que ses démangeaisons religieuses primitives. Aujourd’hui, il s’occupe à des choses, logiques, scientifiques, et non à des balivernes comme l’art de barbouiller une toile au fusil ou de sculpter une flûte à bec. » ! En entendant cet artiste d’avant-garde faire sa profession de foi inconditionnelle en la science, les auteurs d’À la claire fontaine, de la Petite musique de nuit, de la Passion selon saint Jean, du Lion et du moucheron, de Bozo-les-culottes, lui demanderaient peut-être: « Mais, monsieur ou madame, pourquoi vous, faites-vous encore de l’art, et pas seulement de l’art dit primitif, spontané, ! ! 385" ! non réfléchi, émané du subconscient, mais de l’art d’avantgarde? Pourquoi diable, nom de Dieu! êtes-vous si en retard? Vous n’avez pas encore compris que l’homme est passé du Parthénon aux Twins Towers, et de la Vénus de Milo, à Miss Éthiopie 2007? Quand donc allez-vous ranger vos pinceaux pour vous exprimer par la poésie des robots? Vous vous obstinez à faire encore de l’art, et en plus de l’art abstrait, alors que la science permet maintenant aux hommes de vivre de bons moments sur la station spatiale Mir et, de là, contempler non pas des tableaux abstraits, mais Vénus, la vraie, Mars, le vrai, et les acrobaties de leurs locataires dans l’apesanteur? » Voilà la question troublante, mais fort logique, que lui poseraient peut-être les auteurs susdits. Chose certaine, le Petit Prince, lui, ne lâcherait pas de sitôt de questionner cet artiste scientifique pour savoir le fin fond de sa pensée ou si sa pensée a un fond. L’ivrogne du Petit Prince buvait parce qu’il avait de la peine et il avait de la peine parce qu’il buvait. Sa logique était enfermée dans la bouteille. Un artiste qui s’enferme dans la science, c’est pour le moins aussi illogique, inquiétant et vicieux. Du moins aux yeux du Petit Prince et de sa rose. ! ! ! 386" ! Pareille question enfantine pourrait-elle amener cet artiste athée à se demander pourquoi diable la science n’a pas remplacé chez lui la passion artistique? Et pourquoi diable des hommes ont-ils encore besoin de religion, alors que Gagarine leur a affirmé que par le hublot de sa capsule carcérale en orbite il n’avait pas aperçu l’arche de Noé construite sur l’ordre et selon les devis de Dieu? Mais avait-il au moins entrevu Dieu? Non, rien: pas la moindre trace, pas même un tableau représentant Dieu. « Mais c’était peut-être, diras-tu, un tableau réaliste comme le voulait l’art du réalisme scientifique du marxismeléninisme-maoisme, etc. d’alors; en conséquence logique, Gagarine, nourri, gavé depuis sa tendre enfance à l’art réaliste terre à terre, n’était pas en mesure de comprendre l’art réaliste d’en haut. Ou peut-être était-ce un tableau abstrait, présentant Dieu sans le représenter, conformément aux interdits des croyants à la Lettre de la Bible et du Coran. Gagarine étant un athée, comment aurait-il pu reconnaître le Dieu Jéhovah ou Allah sur un tableau abstrait? Faut être logique! À ce point? ! Quelqu’un pourrait-il se tenir la tête en bas pour ainsi pouvoir mieux m’expliquer pourquoi des hommes supposément très logiques et infiniment raisonnables s’acharnent encore aujourd’hui à écrire des poèmes, à composer de la musique, à dessiner au fusain, à peindre à ! ! 387" ! l’aquarelle, au gun ou à l’acrylique, à danser comme des fous, certains de ces énervés fanatiques capables d’en venir aux coups mortels pour s’approprier les petites culottes roses qu’une chanteuse branchée a négligemment lancées dans l’auditoire pour le récompenser de son accueil branché, in et red hot? Le branché, le in, le red hot et le heavy metal, est-ce qu’on est là dans l’univers logique et rationnel qu’on nous promet, sinon pour aujourd’hui, sûrement pour demain? Comme, dans le temps, le marxisme « scientifique », éminemment rationnel et logiquement athée, nous promettait « des lendemains qui chantent »? ! Pour tout dire, celui qui fait profession de logique et de raison - ce qui est l’entreprise de tout humain digne de ce nom - doit comprendre assez tôt dans la vie, sous peine de la gaspiller, que la raison est à son meilleur quand elle reconnaît que la raison ne connaît pas tout. Et que tout ce qu’elle ne comprend pas n’est pas nécessairement illogique et déraisonnable. Pour ensuite chercher à savoir si, quand elle est couchée à la racine du pissenlit, au-dessus de sa tête chante la fleur du pissenlit. Et ce que chante le jaune de la fleur du pissenlit, la raison seule n’arrivera jamais à le déchiffrer. Et combien d’autres chants que seul le coeur peut entendre? Le coeur et la foi. Deux alliés. ! ! ! 388" ! *** ! P.-S. écologique ! Logicien, le rouge est-il logique? Le vert des feuilles est-il plus logique que l’orangé de l’orange? Les cerises ne pourraient-elles pas être jaunes, sans que la logique en soit offensée? Pourquoi les arbustes se contentent-ils de rester arbustes, alors qu’ils pourraient devenir arbres ou du moins arbustes? Réfléchis deux minutes, pour découvrir peut-être que l’univers et toi-même, vous êtes tout autre chose que de la logique condensée ou diluée en athéisme. L’étonnant, c’est que je ne comprends pas, mais que j’ai parfaitement raison de faire comme si j’avais raison. Je ne comprends pas pourquoi je vis, ce qu’est la vie et ma vie; pourtant, j’ai d’excellentes raisons d’aimer la vie et d’y être fortement attaché. C’est une question de vie ou de mort. Et je réponds en choisissant la vie. Aveuglément, spontanément, raisonnablement. Je ne sais pas non plus, loin de là! qui je suis. Quand je m’arrête, stupéfait, et que j’essaie de comprendre un peu mieux qui je suis, je perds pied et coule à pic dans l’abîme de l’inconnu. Et toi, bien évidemment, tu ne sais pas plus qui je suis, ni même qui tu es, sinon de façon très superficielle, pour ne pas dire nulle. Tu connais peut-être ton nom, ton âge, ton visage, ! ! 389" ! tes pieds et ton ethnie, ton pays (et encore!); ce qui ne me renseigne en rien sur ce que tu es. Ça suffit pour te procurer un passeport, mais c’est parfaitement insuffisant pour me donner des renseignements valables et utiles sur ta forte personnalité. - Oui, peut-être, mais je n’ai pas besoin de savoir qui tu es ni même qui je suis pour me conduire dans la vie de façon raisonnable, c’est-à-dire comme un homme éclairé, logique. - C’est vrai, mais un logicien-logicien te dira que c’est faux. - Tu veux dire que si je ne comprends pas qui tu es ni même qui je suis, je peux quand même me conduire intelligemment dans la vie? Que j’aurais raison, par exemple, de continuer à me choisir moi-même plutôt que de choisir d’être Pierre-Jean-Jacques? Que je ne perdrais rien au change, puisque je ne me comprends pas plus que j’ai jamais connu cet illustre Pierre-Jean-Jacques et que celui-ci ne m’a jamais connu? - Je le crois. Et chose, étonnante, tu le crois aussi. Et à peu près tout le monde le croit, sauf ceux qui sont très forts en logique pure. Tout le monde, ou presque, croit que ce qu’il peut faire de meilleur dans la vie, c’est d’être, ou du moins essayer, d’être lui- même. Nous en sommes à peu près tous là. Sinon, nous serions ailleurs, c’est-à-dire nulle part. - Pourquoi dis-tu « presque ou à peu près »? ! ! 390" ! - Parce que le logicien pur, lui, n’est pas là. Il est ailleurs: enfermé dans sa cellule hermétique ou, au mieux, dans la maison close de sa logique. Sa cellule est close; elle est vide aussi. L’orgueil de son propriétaire y a fait le vide. Le suffisant, l’orgueilleux, le plein de lui-même, ne peut et ne veut rien recevoir de l’extérieur, surtout pas Dieu. Car Dieu n’est pas le dieu de l’apesanteur, un être creux capable de se mouvoir et de vivre dans le vide. Il est le plein, le plus lourd de réalité. Il s’installe quelque part quand il trouve un solide terrain d’accueil pour se poser, un sol intéressé à recevoir la semence. Si tu t’ensemences toi-même, tu deviens stérile. À semer le vide, tu récoltes le vide. ! ! Les philosophes sérieux, j’aime à le croire, ont dû longuement s’interroger en se demandant: « Comment l’homme peut-il être à la fois si ignorant et si sûr d’avoir raison? Surtout quand il s’agit de choses si importantes: la vie, la joie, la tristesse, être ou ne pas être?, qui suis-je? où vais-je? est-ce que ça en vaut vraiment la peine? Etc. » Un homme vivant ne comprend même pas pourquoi il est en vie, ce qu’est la vie, qui il est lui-même. Et voilà qu’il préfère de toutes ses forces rester en vie et rester lui-même. C’est à n’y rien comprendre! Mais cela est extraordinairement admirable et sensé. ! ! 391" ! Les logiciens-logiciens ne comprennent pas plus que moi ce qu’est la vie, ce qu’ils sont eux-mêmes; pourtant, ils choisissent, du moins la plupart d’entre eux, de rester en vie, d’aimer la vie et de s’aimer eux-mêmes, de s’aimer du moins autant qu’ils aiment Pierre-Jean-Jacques. Ce en quoi ils sont parfaitement sensés, tout en étant éminemment illogiques. ! Ça ne vous étonne pas? Moi qui suis pourtant plutôt intuitif et ignorant, je sais que l’homme et la vie sont tout autre chose que logiques. Les logiciens, eux, avec toute leur logique d’avant-garde, n’arrivent même pas à être assez logiques pour voir qu’ils ne sont pas plus logiques que moi, et que la vie, somme toute, n’est pas plus logique qu’eux. Mais la raison est du côté de la vie, et non de la logique. Non pas parce que la vie est illogique, mais parce qu’elle est tout autre chose que de la logique. Un homme sensé devrait donc être assez raisonnable pour faire confiance à la logique quand c’est logique (v.g. le sapin est un sapin; un ronfleur est celui qui ronfle; l’est est à l’est de l’ouest; 2 ou 3 ne font pas toujours 9; (a+b) 2 = a2+2ab+b2); le tout est plus grand que chacune de ses parties; etc.). Par contre, il doit être suffisamment sensé pour ne pas suivre sa logique étriquée, quand la vie devance et déborde de toutes parts sa petite logique, spécialisée comme la pointe d’une seringue. Bravo pour la seringue! À la condition de ne pas s’en faire un idéal et un outil universel. ! ! 392" ! ! Ce qui m’amène tout logiquement, du moins ici, à comparer l’expérience que j’ai de ma foi à l’expérience que j’ai de la vie et de ma vie. Je vois que ces deux expériences ont beaucoup en commun, au point, non pas de se confondre comme des frères siamois, mais de se ressembler comme des sosies. La foi est irrationnelle, au même sens que la vie et ma vie sont irrationnelles. Certains en concluent qu’elles sont insensées, illogiques, donc à rejeter, si on veut être un homme, un vrai! qui sait mettre de l’ordre et de la logique dans sa vie. Tu fais l’expérience de la vie; après quoi, tu crois en la vie. Tu fais l’expérience de la joie et de l’amour; après quoi, tu crois en la joie et en l’amour; et tu les préfères à leur contraire. Tu fais l’expérience de la foi; après quoi, tu crois en Dieu; et tu préfères la foi en Dieu à la foi de l’athée. Tu expérimentes que tu as l’intelligence; après quoi, tu crois que l’intelligence, c’est quelque chose de bon, de sensé; et tu la préfères à son contraire. Pourtant, la vie, ta vie, l’amour, la joie, l’intelligence, ce sont des réalités impossibles à prouver en logique démonstrative. Pourtant, tu as raison d’y croire, du moins je l’espère. Pourquoi je crois, alors que je ne peux pas prouver par la raison que j’ai raison de croire? Pourquoi croire que j’ai raison de rester moi-même, quand je n’ai aucune raison suffisante de ! ! 393" ! croire que je ne serais pas mieux si j’étais un autre, le premier ou le dernier venu? Pourquoi donc ne pas préférer l’homme à « deux têtes valent mieux qu’une » à l’homme qui croit qu’il vaut mieux avoir une seule tête, la sienne, que deux autres têtes des autres, même si chacune de ces deux têtes étrangères est beaucoup plus géniale que sa petite tête à lui? ! Pourquoi croire à mon âme que je n’ai jamais vue et que personne n’a jamais vue? Quelles raisons ai-je de croire que cette âme est immortelle, puisque je vois tant de gens mourir? Et quand je n’en vois pas, d’autres, dignes de confiance, me disent qu’ils voient tous les jours mourir hommes, femmes et enfants. Pourquoi croire que le Verbe s’est incarné, quand je ne comprends pas ce qu’est le Verbe et que je suis radicalement incapable d’expliquer ce qu’est l’Incarnation, c’est-a-dire l’union d’un homme et de Dieu, Dieu restant Dieu et l’homme restant homme? Vrai Dieu-vrai homme. C’est pour le moins très étonnant, l’Incarnation de Dieu. Mais il existe une autre incarnation aussi étonnante: la mienne. Je crois que mon âme n’est pas mon corps et que mon intelligence n’est pas mon coeur ou mes pieds. Mais qui m’expliquera et s’expliquera à lui-même comment mes pieds et mon intelligence peuvent vivre en bon voisinage, bien que j’aie besoin de manger du blé d’Inde ou du veau pour tenir mon intelligence en forme? ! ! 394" ! Je suis plein de mystère. Tu es plein de mystère. Mais ce mystère n’a rien d’irrationnel. Et à l’expérience, je découvre qu’avoir une intelligence immatérielle dans un corps très matériel, cela n’a rien d’illogique. Et que cela vaut mieux qu’être rhinocéros ou un pieu parfaitement logique. ! C’est ainsi qu’à l’expérience j’ai découvert que la foi incompréhensible était un don aussi précieux que les dons de la vie et de l’intelligence incompréhensibles. On peut me dire que c’est une illusion. Comme on peut dire que vivre, c’est vivre dans l’illusion ou que l’amour est une illusion des sens. Mais celui qui a expérimenté l’amour, sait que l’amour est tout le contraire d’une illusion. C’est une réalité, pleine, comble, débordante. La raison n’y comprend rien, sauf que c’est infiniment raisonnable de tomber (ou plutôt monter) et de rester en amour. Comme il est parfaitement raisonnable de rester dans la vie après y être tombé. Tomber en amour, ce n’est pas une chute; et y rester n’est pas une déchéance ou un illogisme. De même, tomber et rester dans la foi, n’a rien d’une dégradation et d’une démence prolongée. ! La raison serait plutôt du côté de ceux qui croient raisonnable de tomber en amour plutôt que de tomber ailleurs ou en Rien. ! ! 395" ! « Ça se discute? » Évidemment que ça se discute! Tout se peut se discuter, et sans fin. Mais infiniment plus que la discussion vaut l’expérience. L’expérience de l’amour et de la foi transcende la discussion des douteux. D’autant plus que dans la discussion, les « preuves » contre l’amour et la foi sont loin d’être irréfutables, cimentées, blindées de logique. Elles sont fort discutables. Comme est fort discutable le credo de ceux qui prétendent que rien n’échappe aux lumières et au contrôle de leur logique dite très rationnelle. Péguy disait à peu près ceci: « On demande toujours aux catholiques de prouver qu’ils ont raison de croire. Il faudrait demander non moins souvent à ceux qui ne croient pas de prouver qu’ils ont raison de ne pas croire. » ! Ce n’est sûrement pas une preuve très forte de dire, par exemple, qu’on ne peut pas et qu’on ne veut pas croire, parce qu’il y a des curés et des cardinaux débiles ou scandaleux, ou que l’Église a fait des erreurs et même des crimes, ou que si Dieu avait existé au temps d’Auschwitz, il n’y aurait pas eu d’Auschwitz. Pas plus que c’est une preuve contre l’existence et l’utilité de l’intelligence de dire que l’intelligence de l’homme fait souvent des erreurs et même des crimes. La foi n’explique pas tout, n’a pas de réponse à toutes les questions. Il s’en faut de beaucoup. Comme il s’en faut de beaucoup que ton intelligence comprenne tout et puisse donner des réponses sensées, précises, et exhaustives, à toutes ! ! 396" ! les questions qu’on te pose, que la vie te pose, et que tu te poses. Devant l’horreur d’Auschwitz, ce que le croyant sensé et l’incroyant sensé peuvent dire de plus raisonnable, c’est que de tels crimes sont à proscrire. Le dire, et surtout le croire, c’est déjà beaucoup: c’est croire que l’homme est tout autre chose qu’un animal, et que ce n’est pas bien pour l’homme de se conduire en animal, féroce et carnassier en plus. ! Il est possible (tant de choses sont possibles!) que le matin de sa mort quelqu’un d’aussi fou à ce moment-là qu’il l’a été tout au long de sa vie, se dise dans un dernier souffle: « Bon, voilà qui est fait: je suis devenu si intelligent qu’on ne peut plus rien ajouter à mon intelligence. Elle est pleine, elle déborde. J’ai de réserves d’intelligence suffisantes pour toute une éternité, et même plus. Laissez-moi donc mourir: j’étouffe, je suffoque d’intelligence! » Et il part, heureux. Toi, chargé de faire son oraison funèbre, croirais-tu opportun, voire indispensable en logique, de faire allusion devant ton auditoire à ces derniers propos de ton fidèle ami? Si oui, je crois que tu mourras aussi fou que lui, et même plus, peut-être. C’est difficile, mais faisable, du moins en théorie. La logique n’y voit rien d’impossible. « Tu m’en diras tant! » ! Il faut être intelligent pour se rendre compte qu’on ne l’est pas assez. Et pour s’en attrister; mais pas au point de se ! ! 397" ! suicider. Il faut être croyant pour se demander pourquoi le mal existe, si Dieu existe. Un athée n’a pas à se poser cette question. Il dit que le mal existe parce que l’homme est mauvais. C’est vrai que l’homme est souvent mauvais, méchant, et même horriblement, monstrueusement méchant. Mais ça n’explique pas pourquoi il l’est. Il faut chercher outre. Saint Paul ne disait pas, et surtout ne pensait pas, qu’il était rendu au bout de sa foi. Bien au contraire. Il disait: « Je cours pour saisir le Christ, comme j’ai été saisi par lui. » Plus il était dans le Christ, plus il voulait le saisir. Il en est de même pour un homme intelligent: il court pour saisir toujours mieux son intelligence (qui lui échappe toujours, du moins en bonne (?) partie. De même, il faut avoir la foi pour savoir qu’on ne l’a pas suffisamment et pour souhaiter l’avoir davantage. De même, dit C.S. Lewis, plus un homme est bon, plus il se rend compte combien il est mauvais. Le bon croyant, tout comme le bon athée, aimerait bien comprendre pourquoi il y a tant de mal et tant de misère dans le monde. L’Abbé Pierre était hanté par cette question. Et il la posait souvent à Dieu, parce qu’il croyait en Dieu. Et un grand nombre de bons croyants se sont posé, et se posent encore aujourd’hui, les mêmes troublantes et douloureuses questions. D’où il s’ensuit qu’avoir des doutes de foi, c’est aussi normal et sain qu’avoir des doutes d’intelligence. Parce que la foi t’ouvre sur l’Infini. Et l’IN-fini, il faut du temps pour se ! ! 398" ! l’approprier au point de n’avoir plus rien à lui envier et à lui demander. Celui donc qui penserait être rendu au bout de sa foi, en pleine lumière, ce serait un illuminé qui prend sa vessie pour une lanterne. Comme cet autre qui pense que, moyennant un peu plus de constance et d’effort, il sera bientôt rendu au bout de lui-même. « Il faut se rendre au bout de soi-même et, si possible, savoir se dépasser », nous dit souvent ON. Mais si tu te dépasses, où diable te retrouveras-tu? Il y a « la folle du logis »; il y a aussi la folle hors logis: celle qui s’est dépassée, puis est tombée... dans le vide. ! Si tu m’en crois, ou du moins si tu en crois de plus intelligents que moi - et que toi peut-être, je ne sais -, méfietoi beaucoup-beaucoup de ceux qui n’ont pas de doutes d’intelligence. Comme tu dois te méfier tout autant de ceux qui n’ont pas de doutes de foi: ces deux fiers-à-bras vivent sous le seuil de la pauvreté intellectuelle et spirituelle. Je viens tout juste de lire ceci dans le livre Lumière des oiseaux, de Pierre Morency. Un livre lumineux et envolé comme un vol de colibri. Il cite un éminent naturaliste brésilien, amoureux des colibris et de la vie. « Le secret d’une vie exaltante n’est pas dans la découverte des merveilles, mais dans leur quête. » Ce qui ne veut pas dire que ce saint homme n’avait découvert aucune merveille. Tout simplement, il ne croyait pas ! ! 399" ! s’être rendu au bout des merveilles, et surtout, surtout, il était bien conscient de ne pas les avoir « dépassées ». Si saint Paul court, c’est parce qu’il possède déjà ce qui le fait courir; et il le possède déjà suffisamment pour qu’il courre, au lieu de contenter de marcher. Il ne sait pas trop jusqu’où ce Quelqu’un le fera courir, mais il court. C’est tout le contraire de courir dans le vide: c’est courir avec ce qui te remplit. ! Tu cours, parce que Quelqu’un t’attire, te tire à lui. Puisqu’il te tire, c’est donc qu’il t’a déjà « saisi ». « Tu ne me chercherais pas, si tu ne m’avais déjà trouvé », dit Dieu à saint Augustin et à Dom Camillo. De même, ici: « tu ne courrais pas pour me saisir, si tu ne m’avais déjà saisi, et si moi je ne t’avais pas déjà saisi pour t’attirer, pour te tirer, pour te faire courir. » Connais-tu quelqu’un qui aime et qui ne court pas pour saisir ce qu’il aime? Mais pour aimer, il faut au préalable avoir trouvé quelque chose ou une personne que tu trouves aimable. On est ici dans une bonne forme de logique, une logique qui n’est pas fermée, enfermée sur elle-même, mais qui court, ou du moins qui marche, pour saisir le vrai. ! Est-il possible à un croyant d’augmenter la vigueur et la vitesse de sa course, de sa foi? Qu’en penses-tu? Je ne sais. Moi, je le crois. Je le crois avec saint Pierre qui disait à Jésus: « Je crois, Seigneur. Mais, Seigneur Dieu! augmentez ma foi! ! ! 400" ! » Il parlait alors en homme et en croyant sensé. Et - j’aime à le croire - quand il disait cela, saint Pierre savait, croyait qu’un homme, pour courir, ne doit pas rester assis et attendre qu’on le fasse courir. L’intelligence m’est donnée, ô combien gratuitement! sans aucun mérite de ma part! Ma foi aussi. Après avoir reçu ces dons, c’est mon travail de les faire fructifier, par des actes d’intelligence et par des actes de foi que j’ai la capacité de faire. Laissée sans exercice, la foi devient ankylosée, propre à rien. Tout comme l’intelligence non exercée régresse vers le néant ou du moins vers la Bêtise. Cela, il me semble, peut se comprendre facilement, par les plus grands, mais aussi par les plus petits, et même par les tout petits petits. ! Mais il me semble non moins évident que ni la foi ni l’intelligence ne sont données à tout le monde. Les uns reçoivent le don de l’intelligence, alors que d’autres reçoivent je ne sais quoi. De même, certains reçoivent le don de la foi; d’autres ne le reçoivent pas. Alors, on pourrait dire: « Ceux qui n’ont pas reçu le don de l’intelligence, il est bien inutile qu’ils essaient d’acquérir l’intelligence. De même, ceux qui n’ont pas reçu le don de la foi feraient mieux de s’occuper à tout autre chose que d’essayer de se la donner. » Ce qui demande réflexion. Et pas rien qu’un peu. ! ! 401" ! ! Que la foi nous soit donnée, c’est une évidence aussi fulgurante qu’il est évident que nous avons reçu l’intelligence et notre langue maternelle. La foi nous est donnée, d’abord parce que nous recevons tout de Dieu, mais aussi parce qu’elle nous a été transmise, donnée par ceux qui avant nous l’avaient reçue, comme ils nous ont transmis notre langue maternelle qu’ils avaient eux-même reçue de leurs plus lointains ancêtres. Mais vient un jour où cette foi reçue gratuitement, il faut que tu te la donnes. Tu as peut-être cru passivement pendant ton enfance; à l’adolescence - qui peut commencer très jeune -, il faut que ta foi devienne active, sous peine d’être asphyxiée par tout et par rien. La parabole du semeur en fait foi: il dépend de toi que la semence produise peu, beaucoup, ou rien du tout. ! Le théologien le plus fiable pour nous parler de la foi, c’est le Verbe incarné. Quand il en parle - et il en parle très, très souvent -, c’est pour nous dire de croire. Pourquoi nous inviterait-il si souvent, si impérieusement, à croire, si la foi ne dépendait pas de nous? On ne peut pas raisonnablement exiger de quelqu’un ce qu’il est impuissant à donner: ce serait de la tyrannie, en plus d’être une idiotie. « Comme vous êtes lents à croire ce qu’ont dit les prophètes (à son sujet), dit Jésus aux deux disciples ! ! 402" ! d’Emmanüs démoralisés par sa mort. Ce « comme vous êtes lents! » suppose qu’ils pourraient aller plus vite. S’ils le voulaient. « Si vous aviez la foi gros comme une graine de sénevé (ou de pissenlit), vous diriez à cet arbre: « Déracine-toi et va te planter dans la mer. Et il le ferait! » (Certains chrétiens, flyés sans orbite, ont sûrement déjà essayé de faire ça, pour voir si leur foi était aussi enracinée et solide qu’un gros arbre. )- « Crois-tu que je peux te guérir? » - « Crois-tu que je suis la résurrection et la vie? » Donc, il ne cesse de nous dire qu’il dépend de nous de croire ou de ne pas croire. Ce qui veut dire: au lieu d’attendre qu’ « un jour, peut-être, ce sera ton tour » de gagner la foi comme on gagne le gros lot à la loterie; au lieu d’attendre passivement que la foi te sera donnée sur un coup de chance, il vaudrait infiniment mieux te la donner aujourd’hui. Après, tout de même, t’être assuré que tu as des raisons raisonnables de croire. Sinon, tu croirais comme un pieu croit à la pluie. ! Ces raisons suffisantes ne sont pas à découvrir sous les montagnes ou par des cours de doctorat en théologie. « Si vous ne croyez pas à ce que je vous dis, du moins croyez à mes oeuvres. » Croyez à ce que vous voyez de vos yeux et entendez de vos oreilles, si toutefois vous avez des yeux et des oreilles et que vous appris à vous en servir, contrairement aux idoles de bois. ! ! 403" ! Et ces oeuvres sont bien visibles pour tous ceux qui veulent voir, et qui ne se donnent pas toutes sortes de prétextes pour ne pas voir. « Venez, et vous verrez », dit Jésus à ses deux premiers disciples (et à chacun de nous), curieux de savoir s’ils ont raison d’abandonner leur barque et leurs filets pour le suivre. Or, ces deux premiers disciples n’étaient pas des scribes ou des docteurs de la Loi, des diplômés en théologie: c’était des pêcheurs. Il sont allés, ils ont vu, et ils ont cru. Ils sont allés, non pas visiter la chambre où logeait Jésus, mais ils sont allés voir ce que ce curieux homme avait à leur dire. Et ils ont cru. Pas tout de suite de façon fulgurante (la suite de cette histoire devait le bien démontrer), mais suffisamment pour se mettre à sa suite. Et qu’ont-ils vu? « Ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons touché de nos mains: le Verbe de vie », dira saint Jean après la résurrection. « Nous qui avons mangé et bu avec lui après sa résurrection », dira saint Pierre. Manger et boire avec un ressuscité, c’est mieux que gagner le gros lot et manger avec le pape, George W. Bush ou les parrains qui ont commandité les canadian fédéralistes commandites. ! Lire l’Évangile avec un peu d’attention et de profit, c’est découvrir à chaque page que nous sommes invités à croire, priés de croire. Pas à n’importe quoi, pas à n’importe qui. Mais à l’Amour de Dieu pour nous et au Verbe qui incarne cet ! ! 404" ! Amour. Le croire, à cause de ce qu’on voit et de ce qu’on entend, si on ne se fait pas volontairement sourd, en plus de se faire volontairement aveugle. « Ils ne viennent pas à la lumière, parce qu’ils craignent que la lumière ne révèle que leurs oeuvres sont mauvaises. » Que mes oeuvres soient bonnes ou mauvaises, cela dépend de moi, si je crois à ma dignité d’homme responsable. « Beaucoup de prophètes et de justes ont souhaité voir et entendre ce que vous voyez et entendez, et ils ne l’ont pas vu ni entendu. Vous, vous voyez et vous entendez, vous me voyez et vous m’entendez. Il dépend de vous de comprendre, de ne pas faire exprès pour ne pas voir ni entendre. » ! Cette catéchèse de Jésus concernant la foi dépasse infiniment toutes les savantes études que les plus grands théologiens peuvent faire sur la foi. C’est à la fois simple, très simple, et en même temps très profond. Parce que c’est vrai. C’est simple et vrai comme un arbre est simple et vrai, comme ta main, c’est une chose simple et vraie. C’est simple et vrai comme le pain et le vin. C’est nourrissant comme le pain et enivrant comme le vin. « Venez, et vous verrez. Goûtez, et voyez. » Libre à toi, après avoir goûté ce vin, de dire que le vin, ça n’a pas bon goût ou que « ça goûte rien », parce que ceux qui te le servent sont mal habillés, plutôt minables, en plus d’être ! ! 405" ! souvent aussi pécheurs que toi et peut-être même plus que moi et moi réunis. Pour le meilleur et pour le pire. ! J’ai du mal à comprendre - plus précisément: je ne comprends pas - pourquoi on s’est donné tant de peine, pourquoi on a déployé tellement de subtilité intellectuelle pour jongler longuement à « la grâce qui peut être suffisante mais non efficace », et à « la grâce qui peut être efficace mais non suffisante ». Et autres jongleries étourdissantes. Un Chinois croyant, avec toute sa subtilité plusieurs fois millénaire, doit avoir autant de mal que moi à s’y retrouver. Et si jamais il s’y retrouve, à quoi lui servira-t-il d’avoir trouvé ça? Si on entend par là que la grâce est toujours suffisante, au sens que Dieu l’offre suffisamment à chacun pour que chacun la rende efficace, en l’accueillant librement, je comprends, sans besoin de subtilité byzantine ou chinoise. Mais si on entend par là que Dieu offre à tout le monde une grâce suffisante, mais qu’il se réserve le droit de la rendre efficace pour un certain nombre d’élus seulement, alors je n’arrive pas à comprendre cette mentalité et cette stratégie divines. Ça ressemble au Déterminisme glacial de Calvin et des philosophes vicieux enchaînés sur le tapis roulant de leur déterminisme savant. « Mes pensées ne sont pas vos pensées, dit Dieu, et elles dépassent infiniment les vôtres. ». Je veux bien. Je le souhaite ! ! 406" ! même beaucoup. Mais faut-il en conclure que je suis dispensé de penser ou que je peux penser n’importe quoi, sous prétexte que Dieu, lui, pense bien et qu’il pensera pour moi? Lui, Dieu, peut-il penser que si un homme à la force suffisante pour lever deux cents kilos, et s’il le fait, il peut malheureusement lui arriver de ne pas avoir eu la force efficace pour le faire? Si oui, Dieu pense à l’envers. Et moins bien qu’un homme à l’endroit. ! Ce sont là, il me semble, des discussions plutôt absconses (ou absconnes) et stériles. C’est mettre beaucoup de soin à filtrer le maringouin avant d’avaler l’orignal avec grâce et cul sec. En me référant à la parole et aux actes de Jésus, plutôt qu’aux subtils labyrinthes et volutes des théologiens en orbite, je crois pouvoir affirmer que tu reçois la foi, si tu te la donnes. Avec pareille affirmation, tu n’es plus dans le mou diplomatique, dans les dédales visqueux des labyrinthes ténébreux et dans la brume épaisse des subtils taponneux. « Ah! si j’avais donc la foi! II me semble que cela me simplifierait la vie. » Mais alors, pourquoi ne crois-tu pas, au lieu d’attendre d’avoir la foi avant de la demander? Elle est là, la foi, offerte, donnée. C’est à toi de te la donner, en la prenant. C’est simple, ce que je viens de dire là; mais ça n’a rien de simpliste. Et ça évite de longues discussions à vide. Des ! ! 407" ! discussions pour éviter d’avoir à prendre la décision de prendre la foi et de la garder. ! Ce qui ne contredit en rien le fait que tout nous vient d’en haut, le faire et même le vouloir. « C’est grâce à ta grâce que nous accueillons ta grâce », dit une prière chrétienne sensée. Mais parmi les choses qu’on a reçues et qu’on reçoit continuellement, il y a ce don extraordinaire de notre liberté. Liberté de croire, ou liberté de ne pas croire. Dieu est libre, mais l’homme aussi. Dieu était libre de croire en moi, du moins avant de me créer; et moi je suis libre de croire ou de ne pas croire en lui après avoir été créé par lui. ! « Le paresseux dit: « Je ne sors pas de la maison: il y a un lion dans la rue! » Il n’y a pas de lion dans la rue, mais il y a bel et bien un paresseux qui paresse dans sa maison. La paresse, obstacle mou, mais très efficace contre la foi, comme une montagne de margarine contre tes balles de tennis. L’orgueil, obstacle majeur et dur contre la foi. Saint Jean en signale un autre, aussi ferme et peut-être encore plus efficace que les deux premiers. Il dit, cet apôtre pacifique, équilibré, et amoureux: « La lumière est venue dans le monde, et les hommes ont mieux aimé les ténèbres que la lumière. Parce que leurs oeuvres étaient mauvaises. Car quiconque fait le mal hait la lumière et ne vient pas à la lumière, de peur que ses oeuvres ne soient blâmées. » (ou qu’il perde son rang ! ! 408" ! de sénateur, de champion olympique ou vedette du petit écran). Saint Jean aime dire les choses sans détour diplomatique visqueux, filandreux et vicieux. Il dit que Judas était un voleur parce que Judas était un voleur. El il est du côté de son aveugle-né qui, après sa guérison, dit que maintenant il voit, et qui demande aux pharisiens pourquoi diable eux, ils ne voient pas ce qui est à voir, alors que lui, tout aveugle qu’il ait été depuis sa naissance, il voit maintenant ce qu’il y a à voir: la lumière, les arbres dans la lumière, les pharisiens avec un bandeau de barbe mosaïque sur les yeux pour ne rien voir. Lui, dans la lumière de la vérité, il voit que cet homme lumineux, celui qui l’a guéri, c’est le Christ. Dans le texte cité plus haut, saint Jean dit que si tu préfères les ténèbres à la lumière, c’est parce que tu es un ténébreux, volontaire de surcroît. Ce n’est pas agréable à entendre. Mais pourquoi serait-il plus consolant de le faire? ! Si j’ai tort, qu’on me le prouve! Mais pas avec les lions imaginaires, avec des pharisiens, aveugles volontaires enfargés dans leur barbe mosaïque et dans les lettres de la Loi, avec des emberlificatoges tataouineux de casuistes et des barlandages vicieux de constitutionaleux taponneux. J’en ai marre de ces excuses vicieuses, comme j’en ai marre des assistés sociaux volontaires et de nos diplômés universitaires analphabètes qui parlent et écrivent leur langue ! ! 409" ! maternelle comme des ouistitis, parce qu’ils se sont entraînés, et s’entraînent toujours, à penser comme les ouistitis pensent, s’ils pensent. ! Sortir de ces labyrinthes vicieux, prendre le large pour aller prendre l’air. Comme il fallait sortir des ornières et se tenir au large des directives du ministère de notre Héducation pour échapper à la loi du minimum dans l’enseignement de la langue maternelle (et de tout le reste). Le minimum sacré de nos conventions de travail collectivistes ne valait guère mieux. Le maximum de clauses et d'addenda pour assurer le minimum et le défendre farouchement avec toute une panoplie de griefs disponibles. C’est ainsi que ta convention collectiviste, supposément logique, rien que logique, utilisait une pleine page de formules mathématiques pour t’apprendre, scientifiquement, ceci: « Beaupré, à la session d’automne, ta charge de travail sera de 87,113. Normalement, en suivant la procédure standard de nos calculs, elle devrait être de 89,109. Mais un de nos experts-comptables nous a signalé qu’en utilisant la clausule C, en bas de page de l’article 408, qui permet d’utiliser le facteur PI3 plutôt que le facteur ZEN8, on a pu te faire bénéficier d’un allègement appréciable. » La vie, mise en bouteilles, en moules et en boîtes scellées! La vie coulée dans des formules mathématiques impeccables! ! ! 410" ! Les plus propres et les plus promptes à asphyxier la vie, la foi, et aussi bien la raison! Si tu protestais contre ces façons barbares d’étrangler scientifiquement la vie, en commençant par la langue maternelle qu’on pendait haut et court, on te disait: « Beaupré, comme tu n’es pas de formation scientifique, tu n’as pas le sens des mathématiques. Tu ne pourrais sûrement pas appliquer correctement les formules mathématiques et algébriques qui déterminent ta tâche de travail. Alors, laisse ceux qui sont compétents le faire pour toi. Et les remercie, après les avoir payés. » Le sens des mathématiques, en ce cas, travaillait systématiquement, logiquement, scientifiquement, à rebours du bon sens. Si la Lettre est propre à tuer l’Esprit, le sens mathématique et les chiffres peuvent l’être tout autant. Et ils ne manquent pas à leur devoir, qui est de n’entendre que des chiffres. Tout comme la logique peut être d’une redoutable efficacité pour asphyxier la raison... et la foi. ! J’ai la même attitude, face à ceux qui, volontairement, de leur plein gré, librement, volent, mentent et violent volontiers. Et qui, souvent, disent volontiers avec les tueurs nazis: « On n’a fait qu’obéir aux ordres. » Quels ordres? Ceux de leurs chefs criminels, mais aussi, (surtout?) leurs propres ordres ! ! 411" ! criminels. Tu peux te donner l’ordre d’être criminel. Tu peux aussi te donner l’ordre de croire. ! « Cette parole est trop dure! Qui peut la supporter? », dirent à Jésus beaucoup de ses disciples après qu’il leur eut dit: « Si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’homme, et si vous ne buvez pas son sang, vous n’aurez pas la vie en vous. » Le plus grand Amour, considéré comme trop dur! Et ils le quittèrent. Pour courir après leurs « affaires courantes »: leur cote en bourse, leur cote d’écoute, leur carrière, leurs boeufs, leur campagne électorale, leur gazon, leur repos bien mérité, leur jogging sur les plages d’Acapulco, bref, pour tout ce que tu voudras, pourvu que ça dispense de penser. En pensant, on pourrait peut-être en venir à penser que la foi, ce n’est pas impensable. « L’embêtant avec la vérité, c’est que, si tu la cherches, tu la trouves », a dit quelqu’un qui n’allait pas dans la vie par quatre chemins à la fois comme Jacques Languirand. Mais le meilleur moyen de ne pas la trouver, c’est encore de ne pas la chercher. L’autre moyen, tout aussi efficace, c’est, après l’avoir trouvée, de la remiser à la cave ou au grenier, pour qu’elle ne nous gêne pas dans nos allées et venues, et qu’on ne soit pas porté à y penser. On peut aussi la mettre sous le lit, avec la chandelle dont IL parlait, pour qu’elle ne nous fasse pas mal aux yeux; ce qui nous empêcherait de nous endormir pour de bon. ! ! 412" ! ! ! « Celui qui doit s’envoler se donne des ailes. » (Pierre Morency). Il dit cela des oiseaux et... des hommes. Les deux sont faits pour voler. L’oiseau, par nécessité biologique et aussi, semble-t-il, souvent par plaisir; l’homme, jamais par nécessité ou contrainte, mais par choix, libre. On peut choisir de ne pas voler. Alors, le remède le plus efficace pour ne jamais succomber à la tentation de s’envoler, c’est de se couper les ailes. Rien de plus simple. Mais cette chirurgie à froid, sous anesthésie totale ou partielle, est-elle plus logique que la décision de garder nos ailes, pour nous envoler où et quand ça nous plaît? Pour nous envoler, sans pour autant mépriser la marche au niveau des pissenlits, des bleuets et des ancolies. Nous envoler dans la logique, tout en restant raisonnables. Nous envoler dans la foi, tout en gardant et chérissant la raison. ! ! ! P.-S. de P.-S. ! La raison, on peut la perdre. La foi aussi. Tout le monde perd l’usage de la raison quand il dort. Même quand tu rêves, on ne peut pas dire que tu fais un usage contrôlé, logique, raisonnable, de ta raison. C’est là une ! ! 413" ! expérience que tout un chacun peut faire, et fait très souvent, au cours de sa vie. Le coma, lui aussi, nous dit-on, fait perdre l’usage de la raison. Mais si tu n’as jamais fait l’expérience du coma, tu devras te fier au témoignage de ceux qui ont expérimenté le coma ou qui sont venus te voir et que tu n’as pu remercier parce que toi, tu n’étais pas là à cause de ton coma ( « parti pour cause d’enterrement », ou de coma, dirait Brassens). Tu étais parti ailleurs. Où? Personne ne le sait, surtout pas toi. Tu étais parti quelque part ailleurs. Pourquoi? Pour aller voir, dirait encore Brassens, si par hasard tu y étais. Ce que tu n’a jamais pu savoir. Si jamais tu deviens comateux, tu ne pourras même pas témoigner que tu as perdu, sinon la raison, du moins le bon usage de la raison. À ta sortie du coma, plusieurs sans doute pourront témoigner que tu as perdu la raison, que tu es parti nulle part, pendant des heures, des mois et peut-être même des années. Par quatre chemins à la fois? Personne ne le sait. Jacques Languirand, peut-être... Certains, plus tenaces, ne font jamais le voyage de retour: l’aller leur suffit amplement. Toi, en cas de coma, plus ou moins prolongé, tu ne pourras même pas dire à quel moment tu es tombé tête première dans le coma. Parce que la frontière entre la raison et le coma, c’est une frontière très poreuse, au point qu’on franchit cette frontière en catimini, incognito, sans même s’en rendre compte, sans même avoir l’intention de le faire. Les ! ! 414" ! Américains en particulier n’apprécient guère ce genre de frontière poreuse où les terroristes peuvent s’infiltrer à l’improviste. Le coma, un déguisement idéal, un alibi à toute épreuve! ! Tout le monde s’entend là-dessus, croyants ou incroyants normaux. À peu près tout le monde admet qu’on peut perdre la raison, sauf ceux qui l’ont déjà perdue. Un vrai fou ne peut même pas se douter qu’il a perdu la raison. S’il se mettait à en douter, du coup, il ne serait plus fou; du moins, pas totalement cinglé. De même, la foi. Tu peux l’avoir ou la perdre. C’est aussi évident que les phases de la lune et les levers et couchers du soleil, même quand tu ne les vois pas. Judas a perdu la foi; mais on peut se demander s’il l’avait jamais eue. Saint Pierre, lui, avait la foi; il l’avait même proclamée solennellement et impétueusement. C’est non moins énergiquement, trois fois plutôt qu’une, qu’il proclama: « Je ne connais pas cet homme! » Et tous le autres disciples avec lui et comme lui. Après la résurrection - tout de même après pas mal d’hésitation (les disciples d’Emmaüs, l’incrédulité des apôtres quand Marie Madeleine et les autres femmes leur annoncent qu’elles ont vu le Christ ressuscité, Thomas), ils ont retrouvé la foi et apparemment ils ne l’ont plus jamais perdue. Dans le cas de Judas, on peut ! ! 415" ! raisonnablement douter qu’il ait retrouvé la foi, soit une minute avant de se pendre, soit une minute après. ! Énumérons quelques-uns des moyens de perdre la foi. Dans le cas des disciples, c’est la sainte frousse, semble-t-il, qui a déclenché leur fuite, et qui les a menés au grand galop non seulement à douter, mais du moins à perdre la foi pendant quelques jours. Mais la frousse n’explique pas toutes les pertes de foi. Comme il s’en faut de beaucoup que ce soit la frousse qui commande le vol, le viol et le mensonge et l’orgueil souverain. Michel Tremblay, profitant d’une conférence donnée à Grand-Mère pour renouveler sa profession de foi athée, nous apprenait que si l’homme a inventé la religion, c’est parce qu’il avait peur. Plus de peur, plus de religion! Plus de religion, plus de peur! La peur, à l’origine de la religion, de la musique et, pourquoi pas? du théâtre! Quand Michel Tremblay écrit une pièce de théâtre, c’est avant tout parce qu’il est sous l’emprise de la peur. Plus de peur, plus de théâtre! Saint François d’Assise, l’apôtre saint Jean, Marie de l’Incarnation, s’ils n’avaient pas eu peur, ils auraient cru à RIEN. ! Certains croyants, « branleux dans l’manche », ont pu perdre la foi quand on leur a dit et qu’ils ont commencé à croire que la terre à l’avenir serait ronde, que le soleil ne tournerait plus autour de la terre, que l’univers avait plus que ! ! 416" ! six mille ans, que les dinosaures n’étaient pas nécessairement montés en scène au cinquième jour de la création du monde, selon le récit de la Genèse, alors que la baleine et cachalot, eux, avaient été créés un jour plus tôt. La théorie de l’évolution a fait perdre la foi a plus d’un croyant, en même temps qu’elle faisait perdre la raison à beaucoup d’incroyants. Certains chancellent dans leur foi, s’ils apprennent qu’il y a peut-être de l’eau sur Mars, que pendant l’Eucharistie le célébrant, désormais, se tiendra face aux fidèles et leur parlera en français (si lui et ses ouailles comprennent ce qu’il dit en français), au lieu de célébrer l’Eucharistie face au mur et en leur parlant dans la langue que parlait César quand il engueulait ses légionnaires coriaces. D’autres avaient la foi aussi longtemps qu’ils ont porté la soutane, mais l’ont malheureusement perdue du jour où il ont accroché leur soutane, ou qu’ils l’ont portée au marché aux puces ou au bac de récupération. Certains croyants, plus probablement laïques, ceux-là, ont perdu la foi quand ils ont appris que des prêtres et mêmes des évêques étaient des pédophiles enregistrés, en bonne et due forme, que des Conquistadors supposément chrétiens avaient massacré à bras raccourcis et que l’Inquisition, comme toutes les autres formes de tyrannie, croyante ou athée, avait fait un dogme du « Crois ou meurs ». ! ! 417" ! Faut-il parler des prélats du plus haut rang qui, à Rome ou chez nous, mettaient leur foi dans l’Empire britannique: parc que lui seul pouvait assurer la paix et la prospérité dans le monde, favorisant ainsi la diffusion de la Bonne Nouvelle? Ceux-là, je ne sais pas s’ils ont perdu ou retrouvé la foi: dur de perdre ce qu’on n’a pas ou de retrouver ce qu’on n’a jamais eu! Chose certaine, cette noble mission, de nos jours, revient d’office aux Marines born again. ! On peut perdre la foi en voyant la violence, l’Injustice, la détresse humaine, le triomphe insolent du mensonge et du vide. « Si Dieu existait, ça ne se passerait pas comme ça! » Les mêmes causes pourront conduire un incroyant à perdre la raison, s’il se dit que si l’homme devenait plus intelligent, mieux instruit et plus éclairé aux « Lumières », tous ces maux disparaîtraient. Comme si l’humanité d’hier et d’aujourd’hui n’avait jamais eu de criminels éclairés et bien éduqués! Les tueurs nazis de haut rang ne buvaient pas leur champagne au goulot de la bouteille comme un Québécois, un vrai! boit sa Molson. Ou comme si un homme tout à fait raisonnable, bien éduqué et fort diplômé, devrait être normalement très heureux et fier de mourir, parce qu’après la vie, il n’y a plus rien. Par conséquent, dans le Rien, il n’y plus aucune raison d’être malheureux ou heureux. Perdre la foi parce qu’il y a du Mal dans le monde, et en quantité effroyable, ce n’est pas plus sensé que de perdre la ! ! 418" ! raison pour la même raison ou parce que la raison engendre un nombre incroyable de sottises. On peut perdre la foi ou du moins faire comme si; - ce qui revient au même -, parce qu’on est pétant de santé, que les affaires roulent rondement, parce que la publicité n’en parle jamais, parce qu’on est trop occupé à des choses urgentes pour « penser à ça ». On y pensera quand ça s’ra l’temps! Quand ça? - Oh! dans l’temps comme dans l’temps! Quand on n’aura plus rien à faire d’urgent et d’important » À classer avec ceux qui croient qu’ils ne mourront jamais, parce qu’ils en ont trop à faire et qu’ils n’ont pas le temps de « penser à ça ». ! Peut-on affirmer que si on perd la foi, ce n’est pas nécessairement parce que, en réfléchissant sérieusement « à cette affaire », en pesant soigneusement et longuement le pour et le contre, on serait arrivé à la certitude qu’on a bien raison de ne pas croire? Discutez avec quelqu’un de notre prolétariat, de nos cols bleus, de nos cols roses ou de notre intelligentsia - au choix -, qui dit ne pas croire, ou ne plus « croire à ça », et vous devriez vous rendre compte que la perte de leur foi, s’ils l’ont déjà eue, n’a rien à voir avec une démarche intellectuelle sérieuse. Ils ne marchent pas avec la foi; désormais, on ne « les fera plus marcher avec ça », tout simplement parce que c’est tout autre chose qui les fait marcher. ! ! 419" ! Ces substituts, ces ersatz de la foi, ça peut être des motifs louables: le bénévolat, l’avi ou l’apiculture; ça peut être aussi le vice sous toutes ses formes: tuer, voler, violer, monter en grade en prenant la tête des autres comme marchepieds, s’assurer la domination et le contrôle de…, croire que la foi empoisonne la vie avec ses exigences aussi inutiles et intempestives, et que l’on commencera à vivre pleinement sa vie, même si c’est « vivre dangereusement », le jour, par un grand coup d’épée porté avec une volonté de fer, on décidera que le Mal, ça n’existe pas, ou que si ça existe, il faut passer outre: « Par-delà le Bien et le Mal », cette région héroïque où les hommes, les vrais! s’entraînent à devenir des Surhommes. ! La foi peut donc se perdre de multiples façons, comme on perdre tout le reste de bien des manières. Je ne crois me tromper ou déraisonner, si je dis que beaucoup perdent la foi comme moi j’ai perdu ma chimie ou mon grec. Vers la fin de mes études secondaires, on m’a enseigné l’ABC de la chimie. Quelques années plus tard, mes notions de chimie avaient rétrogradé jusqu’à A, et aujourd’hui j’en suis au Ground Zero en chimie. Le grec que j’ai appris pendant ce cours secondaire, a tenu le coup plus longtemps; l’une des explications étant que j’ai continué à le pratiquer pendant une trentaine d’années. Quand j’ai arrêté de le pratiquer, j’en étais rendu aux environs de la lettre P. Puis, les années et les nuages ont passé, et ! ! 420" ! aujourd’hui je suis tout juste passable en grec, sous le seuil de la pauvreté. Dans les déclinaisons, et surtout dans les conjugaisons, surtout celle des verbes en mi, je suis pas mal en dessous du passable. Qu’est-ce-à dire? C’est à dire que, sans trop m’en rendre compte, au fil des heures et des années, la chimie et le grec m’ont quitté, parce que je les ai abandonnés. Rien de mystérieux ici, et il n’est pas nécessaire d’avoir la foi pour croire qu’on peut perdre à peu près tout, grâce à la technique qui a fait merveille dans mon cas. Pas nécessaire d’être croyant pour croire qu’on peut perdre sa chimie et son grec, sans nécessairement s'être donné pour objectif de les perdre. ! Peut-on perdre de la même manière la foi? Est-ce que, dans le cas de la foi, la même technique donnera le même résultat? On peut le croire; au point d’en faire un dogme, c’est-à-dire un solide article de foi ou de raison. Car la raison aussi à ses dogmes, et la raison de l’athée tout comme la mienne. Ce sont deux dogmes, par exemple, que ces deux vigoureuses affirmations du credo athée: 1. Dieu n’existe pas. 2. C’est impossible qu’il puisse un jour exister. L'athée dit qu'il déteste les dogmes, en particulier ceux de la foi; mais il est très difficile pour lui de renier les siens. Il ! ! 421" ! n’a pas eu à faire beaucoup d’effort pour se les donner; mais il lui en faudra beaucoup, s’il décide de les perdre. ! Je n’ai pas perdu mes connaissances en chimie ou en grec, parce que je m’étais convaincu qu’il était préférable de les perdre que de les garder : je les ai perdues, parce que je suis passé à d’autres activités qui m’ont fait perdre de vue les symboles de la chimie, la morphologie et la syntaxe du grec. Je n’ai pas eu à y réfléchir mûrement et longuement: cela s’est fait tout seul, comme on passe de 18 à 19 ans sans que personne ne nous pousse dans le dos ni qu’on s’efforce soimême d’y passer. Il suffit de se laisser aller, et ça passe. ! Ils ont donc perdu la foi comme ils ont perdu leur vingt ans. Pour les garder, il faut une autre technique que celle de l’oubli. Tous la connaissent et l’utilisent quand ils veulent garder quelque chose. Personne n’ignore la recette à suivre si on veut conserver ses giroflées et ses pivoines, au lieu de se contenter de cultiver du gazon. Et si tu l’ignores, la recette, consulte ceux qui t’ont appris à cultiver ton gazon. De même, tu gardes la foi en prenant les moyens de la garder. Je fais un souhait: celui de te retrouver, l’an prochain, en pleine forme, bon vivant et un vivant bon; mais toi, tu ne dois pas te contenter de te le souhaiter. Tu connais par coeur et depuis fort longtemps des mesures de conservation ! ! 422" ! relativement simples, mais fort efficaces: par exemple, l’habitude de manger et celle de dormir, sans oublier celle de boire et de respirer. Pour conserver mon grec, j’aurais dû avoir recours à des exercices un peu plus sophistiqués, mais tout de même à la portée de quiconque veut apprendre le grec et le conserver. ! ! ! 423" ! ! 49. À Monsieur Michel Brûlé, Je vous envoie un manuscrit, presque prêt pour l’édition. ! Depuis plusieurs années, je travaille pour que les Québécois ne deviennent pas n’importe qui, c’est-à-dire n’importe quoi: des Canadians multiculturels NON-identifiés. Mais surtout depuis plus de dix ans, la pensée dominante imposait une identité québécoise où toutes les ethnies du Québec avaient droit à la plus grande considération (ce qui est normal), sauf la nôtre. On « incluait » tout le monde, sauf nous. À l’heure actuelle, il semble qu’on veuille revenir aux évidences premières que même le PQ avait transformées en bouillie « inclusive ». Je voudrais contribuer à remettre les évidences sur le chandelier, et non sous la chaudière « inclusive ». D’autres, des spécialistes: économistes, sociologues, statisticiens, journalistes, historiens, font un travail d’analyse plus rigoureux que le mien. Ils ont leur utilité, indispensable. Mais la « spécialité » la plus nécessaire pour parler d’amour, c’est d’aimer. Stéphane Dion est radicalement dans l’incapacité de bien parler de son peuple parce qu’il s’en est déraciné, au point de le haïr par devoir canadian, autant qu’Elliott le haïssait par mépris. Moi, ma spécialité, c’est celle ! ! 424" ! de Menaud, de « l’homme rapaillé », de Gros-Louis, de Titcul-Lachance, confrère de Bozo-les-culottes. ! J’ajoute qu’on n’entend pas souvent la voix des gens en aval. Pourtant, le Québec, ça ne finit pas à Québec. De Natashquan aussi, il peut sortir quelque chose de bon pour tout le Québec. ! Avec mes respects, ! ! ! ! ! 425" ! 51. ACCOMMODEMENT RAISONNABLE ! Des accommodements raisonnables, tous, de la naissance à la mort inclusivement, et peut-être même après, nous devons en faire. Et pas toujours des commodes. Et, de tout temps, tous les pays ont eu beaucoup d’accommodements à faire, entre les différents groupes qui les composaient, et avec les autres pays. Le Québec n’étant même pas un pays, mais une province dans un pays étranger, ne t’étonne pas que les problèmes d’accommodements culturels, comme d’ailleurs tous les autres, soient plus difficiles à accommoder que dans les pays normaux. J’ai essayé de faire voir cette évidence devant la commission Bouchard-Taylor. Rien ne prouve qu’on l’ait vue. Cette évidence scandaleuse est balayée par un tsunami de petits accommodements mineurs, provinciaux. Sous prétexte d’ouverture, on se renie. L’évidence, la voici: ! AU QUÉBEC, LA COMMUNAUTÉ CULTURELLE LA PLUS MENACÉE ET ASSERVIE, CE NE SONT PAS LES MUSULMANS, LES HASSIDIM, LES TAMOULS OU LES CHINOIS: C’EST LA COMMUNAUTE F R A N C O P H O N E , A S S E RV I E E T M E N A C É E D’EXTINCTION DEPUIS DEUX SIÈCLES ET DEMI. ! ! ! 426" ! Par qui? Si tu l’ignores, c’est parce que tu vis ailleurs que chez toi. Tu vis heureux, dans le pays des autres, Ô Canada! Et ce sont les autres qui t’accommodent à leur sauce et à leur culture. Ils ont 75% des pouvoirs; en conséquence, ils disposent de 75% de ton avenir politique, économique et CULTUREL. Ils te laissent t’amuser comme un p’tit fou avec la coquille creuse de « Nation québécoise ». Une nation... provinciale, soumise à une National Canadian Nation! Certains trouvent que c’est là un « un accommodement raisonnable », prometteur de « fleurons glorieux ». L’accommodement culturel le plus urgent à faire au Québec est déjà tout trouvé, sans besoin d’une longue enquête. Ce n’est pas l’accommodement équivoque, mou et visqueux, à la Dumont et à la Charest. L’accommodement de vie ou de mort, c’est de faire du Québec un pays, ton pays, qui sera francophone; sinon, il sera multiculturel canadian. Après, il sera plus facile et tout normal pour tous les Québécois, anciens ou nouveaux, de vivre dans la culture québécoise, dans leur pays Québec. Actuellement, les immigrés, chez nous, s’incorporent en très grande majorité (95%)au Canada, parce que le Québec est une province. Une province, ce n’est pas un pays. Eux, ils comprennent ça. ! ! ! 427" ! 51. Lettre à Madame Lorraine Richard ! ! ! Sept-Îles, le 9 mai 2008 À Madame Lorraine Richard, élue pour faire l’indépendance du Québec ! ! Chère Madame, ! Je crois comprendre que vous attribuez ma sortie du PQ au fait que je tiens au référendum. Non. Il y a déjà quelques années que je ne prévilégie plus cette voie d’accès à notre indépendance. Le Mur C-20 du bien-aimé Stéphane fut expressément conçu pour nous interdire cette voie d’évasion. Comme les Français avaient construit leur « imprenable » Ligne Maginot. Au lieu de foncer dessus, le Allemands l’ont tout simplement contournée. Ladite ligne était imprenable; mais on n’était pas obligé de la prendre. La voie de contournement pour le Québec, c’est de se libérer par une décision de notre Assemblée nationale. Nos candidats diront à leurs électeurs: « Si vous nous élisez et que nous obtenons la majorité des députés, ces députés expressément élus pour faire l’indépendance, proclameront ! ! 428" ! l’indépendance du Québec. Désormais, nous serons une nation nationale, et non provinciale. « Notre programme donne un aperçu des projets à réaliser dans un Québec indépendant. Comme tous les peuples indépendants, nous aurons à régler tous les problèmes complexes de notre vie en société. Mais tous ces problèmes, nous les règlerons par nous-mêmes, au Québec; leur solution ne dépendra plus du mauvais vouloir d’un pays non seulement étranger, mais hostile. » ! C’est tellement simple que ça fait peur. Et les peureux trouveront cinquante (et plus probablement deux mille) bonnes excuses pour discréditer cette voie, pourtant d’une franchise démocratique absolue. Tout comme les médias, les journalistes, les sociologues, les constitutionnaleux et les politiciens vendus au fédéralisme, imités en cela par beaucoup de ténors péquistes, veulent discréditer ceux qu’ils appellent, avec mépris, les indépendantistes « purs et durs ». Tout simplement parce que ces indépendantistes veulent faire l’indépendance. On comprend assez vite que les autres préfèrent des indépendantistes impurs et mous. C’est plus cool, et moins inquiétant pour l’insignifiance de bonne compagnie. ! Au milieu de la dernière campagne électorale, j’avais écrit, à vous et aux « instances décisionnelles » - comme on dit en ! ! 429" ! joual snob - pour dire que je ne comprenais pas l’orientation que le PQ donnait à sa campagne: on y parlait un peu de tout, sauf de l’indépendance du Québec. André Boisclair avait été élu à une écrasante majorité (par les impurs et mous?) pour faire du striptease électoral. Et ce fulgurant André est passé en comète dans le ciel de « la belle province » pour aller se dissoudre dans les aurores boréales. Après la majuscule défaite électorale, je vous avais encore écrit ainsi qu’aux « instances décisionnelles » qui décident de tout sauf de l’indépendance, pour signaler la cause majeure de cette défaite historique: : aux yeux des Québécois, le PQ était devenu « un parti comme les autres », qui parle de souveraineté, mais qui prend bien soin de me pas prendre les moyens d’y parvenir. ! L’orientation que Madame Marois a donnée au PQ depuis son élection, semble aussi peu convaincante que les sparages de la vedette Boisclair. Elle veut, par exemple, une citoyenneté québécoise, mais dans le respect de l’allégeance canadian. Elle veut rafistoler la Loi 101, en feignant d’oublier que dans un Québec provincial, les Canadians feront de sa loi 101 rafistolée ce qu’ils ont fait de la Loi 101. Elle-même, Madame Marois, est plus préoccupée de mettre le Québec au bilinguisme que de défendre notre langue et notre culture françaises. Les Québécois, s’ils deviennent indépendants, pourront choisir d’être bilingues ou même ! ! 430" ! polyglottes. Mais pour ce faire, il ne sera plus nécessaire qu’ils se battent pendant un autre deux siècles et demi pour rester eux-mêmes. Yves Michaud et d’autres « purs et durs » ont réclamé que les cégeps soient français pour le francophones et les allophones. Ils ont été battus, en bloc. Ce que les députés, ministres et premier ministre péquistes ont fait à Yves Michaud, lors de « l’affaire Michaud », au coup de sifflet de Charest, lui-même boosté par le B’nai B'rith, restera l’une des pages les plus sales de notre histoire. (Quand vous aurez plus de loisirs, vous lirez, si ça vous intéresse, la lettre que j’avais alors envoyée à Monsieur Michaud, à Monsieur Landry Landry, au Conseil national du PQ et à mon député. Une bouteille à la mer! Je vous envoie la même bouteille. Ça pourra vous faire comprendre un peu mieux pourquoi certaines des « conditions gagnantes » du PQ ne gagnent rien d’autre que le déshonneur. L’honneur, un mot devenu vide de sens, comme la souveraineté souveraine!) ! ! « Lorsqu'on parle de Oui ou de Non, les gens vous prennent tout de suite pour un fanatique, un furieux . Ils sont tellement habitués à mentir que ces deux mots leur paraissent une injure, un défi, l'équivalent du mot de Cambronne . » (Bernanos, Les enfants humiliés) ! ! 431" ! Les fédéralistes, nos Canadians-Québécois, nous disaient lors de nos référendums: « Notre NON au Québec est aussi un OUI au Québec ». C’est ça, la schizophrénie, ou bien insipide ou bien fourbe. Fourbe comme une promesse de Trudeau. Imbécile comme l’allégresse des Québécois ravis que Stephen leur fasse cadeau d’une « nation » provinciale. Le OUI si... des péquistes est, lui aussi, un de ces oui qui se décompose en non. Ce n’est pas avec des Oui si et des Oui mais que l’on fait un pays. De Gaulle et Churchill n’étaient pas des OUI si et des OUI mais. ! Vous travaillez sans doute vaillamment à servir les Québécois de notre comté. Vous avez donc ma reconnaissance et mon estime pour cette part de votre activité. Mais quand vous assistez aux assemblées nationales du PQ où se décident les grandes orientations du parti, il faudrait que vous portiez haut le panache de Cyrano, l’épée de d’Artagnan, de Jeanne d’Arc ou du Cid, et le rire du Petit Prince amoureux de sa rose. Eux, ils étaient des « purs et durs ». C’est pourquoi ils nous sont si chers. Tous indignes d’être nommés sénateurs canadian, journalistes de La Presse et chefs du PLQ. Cyrano mourant se bat à l’épée contre le Mensonge, les Compromis, les Préjugés, les Lâchetés, la Sottise. Puissionsnous, vous et moi, mener ce même combat. C’est du moins ce que j’essaie de faire. Excusez-moi si m’attendris avec Cyrano mourant qui s’émeut de voir tomber les feuilles de l’automne ! ! 432" ! Comme elles tombent bien! Dans ce trajet si court de la branche à la terre, Comme elles savent mettre une beauté dernière, Et malgré leur terreur de pourrir sur le sol, Veulent que cette chute ait la grâce d’un vol! Ça peut sembler loin de de ma prise de position sur la souveraineté du Québec. En réalité, c’est dans la pure lignée de la tendresse, de la clarté et de la noblesse françaises, face aux Compromis Lâches. ! Et, pour illustrer mes propos, je vous envoie un de mes derniers tableaux, où un OUI est un OUI. ! Avec mes respects, ! Septembre 2008 ! ! 433" ! ! ! ! ! 434" ! 53. LES DÉRACINÉS ! Les Surréalistes se voulaient sans racines, libérés, flottant dans le surréel, bien au-dessus des réalités bourgeoises et vulgaires. Ils rejetaient toutes les attaches indignes de leur esprit transcendant, éthéré, déréalisé. Entre autres choses, ils honnissaient la famille, le drapeau, la patrie et, bien évidemment, toutes les religions autres que celle du Surréalisme. ! Puis, survirent les Allemands, bien réels, ceux-là. Et les Surréalistes, que devinrent-ils dans ce contexte réel? « Et les trônes, roulant comme feuilles mortes / Se dispersaient au vent », aurait dit Victor Hugo. Les Surréalistes aussi tombèrent de leurs trônes dans les nuages, pour se disperser aux quatre vents. Ironie de l’aventure: les uns, comme le pape André Breton, se réfugièrent aux États-Unis, pays bourgeois s’il en fut jamais. D’autres, comme Éluard, descendirent de leurs nuages cirrostratus et s’engagèrent dans la Résistance. La Résistance aux nazis et aux ancêtres ou héritiers des nazis, ça ne se fait pas dans le surréel et dans le vague et n’importe où, mais à un endroit bien précis, dans un pays réel qu’il faut défendre pour sauver des valeurs réelles qui te semblent suffisamment réelles pour mériter qu’on les défende et, souvent, au prix fort: au prix de sa vie. De théoricien, idéologue, « fils à papa » entretenu par la société sur laquelle on crachait, d’esthète extraterrestre, de ! ! 435" ! suprématiste raffiné, abstrait, délesté et gonflé aux quatre vents de sa suffisance, on devient praticien, avec les deux mains dans la pâte et les deux pieds sur « la terre des hommes », dans un pays réel, avec des frontières et une histoire. ! Avant, pendant et après la vague des Surréalistes, il y eut celle des internationalistes. Qui chantaient l’Internationale pour remplacer les chants nationaux. Normalement, ces internationaux ne devaient plus être d’abord Italiens, Français, Espagnols, Polonais ou Tchèques: c’était là des rétrécissements criminels de la fraternité internationale. Bizarrement, pour être bien sûrs de rester dans la fraternité internationale, les partis communistes italiens, français ou autres, allaient à Moscou demander aux grands frères russes et à leur Big Brother ce qu’il fallait faire pour être des internationaux, plutôt que des Français ou des Italiens. Et Moscou leur donnait les bons conseils et surtout les ordres à suivre, s’ils voulaient rester dans l’orthodoxie internationale... c’est-à-dire russe. Puis, vint un dégel. Les individus d’abord, puis les peuples ensuite, commencèrent à se demander si avant d’être des internationaux, ils étaient d’abord des nationaux. Ce qui les amena à se souvenir qu’ils étaient des Italiens, des Tchèques, des Polonais ou des Anglais, bien avant d’être des internationaux. Ils retrouvaient les racines de leurs arbres ! ! 436" ! qu’ils avaient coupés pour en faire des poteaux internationaux portant tous des fruits à saveur moscovite. ! De même, au début de leur libération internationale, les camarades trouvaient bien plaisant que les camarades de l’autre sexe soient des camarades sexuels internationaux, passant avec allégresse d’un camarade sexuel international ou d’une camarade sexuelle internationale, d’abord à l’autre, ensuite aux autres. Finies, les folies, les tabous bourgeois et réactionnaires, l’opium des esclaves de leur sexe! Puis, vint encore un dégel. Quand le camarade Andropov tomba amoureux de la belle Tatiana Samaïlova, il commença à voir d’un très mauvais oeil que sa Tatiana soit la Tatiana de tout le monde. Et le Régime en vint très tôt à ordonner aux camarades d’apprendre à maîtriser leurs instincts sexuels grégaires et bourgeois, et à restreindre leurs pulsions sexuelles à une seule ou à un seul partenaire, héréro en plus. Et qu’on fasse cela dans les limites de la famille! La famille, c’est important pour l’avenir de l’Humanité nouvelle! ! Un des premières opérations des régimes ou organisations oppressives, totalitaires, c’est de raser, d’essoucher la forêt, pour y planter du nouveau, pour y faire croître « l’homme nouveau » selon Staline, Pol Pot, les Devil’s Disciples, Gengis Khan ou Toutankhamon. Chez nous, nous ne manquons pas de bûcherons et d’essoucheurs. Lisez Place ! ! 437" ! à l’homme, ce livre du colonel Bélanger de leur Royal Canadian Army, dont l’objectif télécommandé, commandité, est de déraciner l’homme québécois de ses racines françaises, pour en faire un homme nouveau, avec une langue nouvelle, les deux apparus sur la scène dans l’temps de l’dire, c’est-àdire en criant lapin, orignal ou Ottawa. N’étant plus lui-même, cet homme nouveau, est tout disposé à devenir un autre; et l’autre à devenir, il ne faut pas chercher midi à quatorze heures pour le trouver quand on regarde les choses de haut, c’est-à-dire du haut de la Canadian colline. Si vous ne voulez pas vous rendre jusque là pour apercevoir l’homme nouveau québécois, achetez n’importe quelle édition de La Presse ou écoutez n’importe quelle homélie de Michaëlle Jean, leur générale gouverneuse. Vous obtiendrez le même résultat en lisant Jocelyn Létourneau, lauréat du prix Trudeau, qui vous invite à vous souvenir, non pas d’où vous venez ni où vous êtes, mais à vous souvenir où vous allez. Coupez vos racines et votre tronc, pour que la cime de votre arbre nouveau distingue mieux l’avenir. ! Au Québec, surtout depuis une décennie et dans le vent qui passe actuellement, de « grands penseurs », presque toute la classe politique et notre intelligentsia, s‘affairent à refaire les Québécois, pour en faire le Québécois cool, super et extraplus de l’avenir. Ce Québécois futuriste, il sera ! ! 438" ! cosmopolite, international, universel, multiculturel, multin’importequoi, sans racines, sans tronc, ouvert sur tout, sauf sur lui-même, béant comme une porte de maison qu’on ne referme jamais, sous prétexte de ne pas exclure les autres. Beaucoup de nos « penseurs » sont devenus alzheimers précoces. ils ont oublié et veulent oublier de plus en plus notre passé, voient à peine le présent (sans y voir aucune trace de domination et de servilité), et se concentrent, en avant toute! sur l’avenir de l’homme planétaire, l’homme transgénique et pourquoi pas? l’homme transsexué et cloné dans les tubes aseptisés du vide historique? L’homme québécois, enfin libéré de ses racines, sans tronc, disponible et accueillant comme un trou. Assez renouvelé, désossé, aseptisé, pour se fondre et disparaître en douce dans le Melting pot canadian. Place à l’homme canadian! ! Quand les Romains commencèrent à devenir cosmopolites et eurent pour premier souci de romaniser le monde, au lieu de se romaniser eux-mêmes, ils commencèrent à recruter des mercenaires étrangers de tout acabit, pour n’avoir pas à compter d’abord sur eux-mêmes. Ils mobilisèrent aussi et réunirent à Rome, dans leur panthéon, les divinités hétéroclites de tous les pays conquis. Étonnant: plus ils étaient ouverts aux dieux de tout le monde, moins ils n’avaient de religion! ! ! 439" ! Le divin César, visitant le panthéon, devait éprouver sensiblement les mêmes émotions « religieuses » que Milosevic baisant avec grande dévotion les « saintes icônes » après avoir massacré des milliers de civils bosniaques, ou que le touriste québécois assistant à une séance de boue rituelle lors d’une cérémonie « religieuse » vaudou en Haïti. César ne devait même pas éprouver la curiosité malsaine du touriste fasciné par cette religion boueuse. Plus tu te veux multireligieux, moins tu l’es. Plus tu te prétends multiculturel, moins tu es cultivé. Platon, Dante, Virgile Cervantès, Churchill, Shakespeare, de Gaulle, SaintExupéry, Isaïe et Homère n’était pas des multiculturels. Comme François d’Assise n’était pas multireligieux. C’est déjà assez difficile d’essayer d’être soi-même et non un autre; si tu veux être tous les autres, alors tu deviens inconsistant comme un n’importequiquoi, in-défini comme le grand et insipide pronom ON, grand patron des anONymes. ! Les déracinés dont parle saint Jude, un écrivain qui ne sera jamais reçu à l’Académie française ni nominé pour le prix Nobel de littérature. N’importe! L’important, c’est de parler pour dire quelque chose et le dire clairement: « ... nuées sans eau, emportées au hasard par les vents; arbres d’automne sans fruits, deux fois morts, déracinés; vagues furieuses de la mer; jetant l’écume de ! ! 440" ! leurs hontes; astres errants, auxquels d’épaisses ténèbres sont réservées pour l’éternité. » ! F.-A. Savard dit la même chose, mais autrement, dans les premières pages de L’Abatis, et tout au long de L’Abatis, dans Le Barachois, et tout au long du barachois; et dans Menaud Maître-draveur. Que Savard soit mort en fédéraliste ne change rien au fait qu’il a vécu pour son peuple, enraciné dans son peuple. Il a cru naïvement, avec beaucoup d’autres généreux, (je pense, par exemple, à Henri Bourassa, à Jules Fournier et Olivar Asselin) que leur patrie, ça pouvait être le Canada. Ils croyaient même qu’on pouvait sauver la civilisation française dans l’Ouest canadien et les États de la Nouvelle-Angleterre. Ils n’étaient pas des déracinés, mais ils pensaient que les racines de leur peuple pouvaient s’étendre même sur ces terres lointaines que leurs ancêtres avaient explorées bien avant l’arrivée des étrangers. Aujourd’hui, ceux des Québécois qui veulent encore, ou prétendent vouloir encore, étendre leurs racines jusque là, c’est précisément parce qu’ils n’ont plus de racines. Ils sont poteaux: on peut les déplacer et transplanter n’importe où, comme des poteaux. Mais quels fruits donne un poteau? Sûrement pas des pommes. ! Les héritiers de ces Québécois au grand coeur (pas les poteaux), ce sont ceux qui croient aujourd’hui que leur patrie, ! ! 441" ! c’est le Québec. Les autres, les déracinés, sont ceux qui ont coupé leurs racines, qui ont abandonné leur peuple, pour se greffer sur « les autres », pour servir les autres, et, en conséquence, desservir les leurs. Les leurs, ce sont désormais ceux des autres. Fidélité à la patrie: vertu fondamentale du génie des grands! Ce qui les travaille au fond d’eux-mêmes, c’est l’oeuvre de leurs pères. Le coeur du vrai poète est tout entier à son pays. Il aime en profondeur; il a la passion des merveilles qui l’entourent. Inlassable dans son désir, il part, il pénètre, il absorbe. Mais c’est plus qu’une documentation qu’il entasse, c’est son butin de poésie qu’il fait. C’est un naturaliste longtemps au guet, un observateur des moeurs dans leur instant le plus expressif, un curieux subtil de l’esentiel. Il a reçu de voir une part invisible de sa patrie: celle qui monte de la terre, de l’histoire et des travaux de tous les siens. Il élabore au-dessus des réalités visibles et des contingences un chant qu’il a fait jaillir des êtres situés dans l’ambiance et dont il a pénétré la vie intime. L’Abatis ! Un enraciné n’est pas enraciné hors du temps et de l’espace comme un intellectuel intemporel nourri au p’tit-lait de ses nébuleuses immatérielles. Ses racines et son tronc ! ! 442" ! portent la marque de tout ce qu’il a vécu, de tout ce que son peuple a vécu, dans un temps et un espaces réels, et non imaginaires. Le déraciné, lui, croit qu’il aura plus de chance de s’élever haut, tout là-haut, s’il coupe ses racines et s’efforce d’oublier son passé et celui de son peuple. Comme l’adolescent qui croit que pour devenir un homme ( « un vrai!, dirait Molson), il doit se libérer de tous ses ancêtres, y compris de son grand-père et de sa grand-mère - et, peut-être encore plus, de son père et de sa mère. Dans les années soixante, au Québec, le jeune libéré dans le vide croyait qu’il devait n’avoir que mépris pour les pauvres types de la génération précédente. À ses yeux, il suffisait d’avoir quarante ans pour être « croulant », irrécupérable, foutu, débile, gaga. Si jamais ce jeune redevient normal et retrouve la raison, il reviendra en arrière pour redécouvrir que le monde n’a pas commencé avec lui, ni même avec sa génération. Mais s’il retrouve la mémoire, il n’en conclura pas qu’il doit oublier ce que d’autres ont fait subir à son peuple: Sous un fallacieux prétexte de réconciliation, ils voudraient refaire ou recommencer le passé, feignant d’oublier que ce qui fut a irrévocablement été, et que s’il est édifiant de célébrer la justice, il est salutaire aussi de rappeler l’iniquité. Le Barrachois ! ! 443" ! Il n’oubliera pas les crimes commis contre les Acadiens et les Patriotes. Il ne développera pas cette mentalité honteuse d’avoir honte d’avoir été victime. Il ne dira pas que la conquête de son pays, ça été tout simplement une « cession » qui d’ailleurs s’est avérée, somme toute, très avantageuse et « rentable ». Rentable pour les conquérants, cela va de soi, mais tout autant et peut-être même plus pour les conquis qui, grâce à cette « cession », ont pu s’élever au rang de « la race supérieure ». Les déracinés hongrois ou polonais croyaient, eux aussi, qu’il suffisait de fermer les yeux sur les camps d’extermination de la Sibérie pour s’élever en orbite extrapolonais ou superplushongrois au bip-bip enivrant des spoutniks du « grand frère russe » à l’avant-garde de l’humanité en marche « vers des lendemains qui chantent. » Qui ont chanté quoi? ! Quelques exemples de déracinement tirés de notre répertoire national pourront apporter un éclairage utile ici. Les déracinés de la langue. Ceux qui, par stupidité ou par calcul politique vicieux, ont voulu nous faire croire que notre langue, ce n’était pas la nôtre, le français, mais le québécois, engendré de toutes pièces par la Nature du pays et la rare fécondité intellectuelle de ses habitants. Cette langue n’avait rien à voir avec le français: elle était une création spontanée, virile, juteuse, colorée, charnue et hardie, alors que le français de France avait été castré, ! ! 444" ! sclérosé, était devenu gringalet, freluquet, squelettique et artificiel, sous le couteau à dépecer et à émasculer, puis sous la férule des grammairiens désincarnés et de la classe dominante vidée de sa sève populaire. Une des caractéristiques de ce novlangue québécois, c’était la kyrielle de jurons bien sentis, d’invention purement indigène et taillés à la hache dans des noeuds de pitoune. Ou ce langage désossé, en guenilles plus que rapiécées, usées à la corde et mâchées par les vaches comme des jeans de grand cru célébrées comme un « must » dans l’vent: « Moé, zveux ien sawère, stie. » Là, tu parles, franc et net, comme un homme, « un vrai! » selon Molson. Une langue en lambeaux de guenilles, mais authentiquement neuve, bin d’cheu nous, gossée au Québec. Le Québec, comme tous les autres pays francophones, a ses particularités, ses qualités et défauts bien à lui, mais c’est du français, comme celui des francophones de la Belgique ou de la Suisse. Certains, comme le colonel Bélanger de leur Royal Canadian Army, dans Place à l’homme, avaient une idée pas très propre derrière la tête et dans la tête en nous vantant ce novlangue: nous couper du français international, pour ainsi rendre notre créole local, notre bougon de langue, désossés, désarticulés, démembrés, sans consistance, plus faciles à diluer dans la langue des maîtres. ! ! ! 445" ! Domine la langue, et tu contrôleras plus facilement tout le reste. Convaincs quelqu’un que le barreau le plus bas de l’échelle linguistique (et mentale!) est le plus naturel, le plus vigoureux et authentique, et tu maintiendras sa pensée au plus bas niveau intellectuel. Telle langue, telle pensée. Et telle pensée, telle langue. Si tu parles ilote, tu penses en ilotant, c’est-à-dire que tu penses comme un ilote. L’ilote est esclave, sa langue aussi. Ce qui veut dire que célébrer le joual comme expression de sa culture à l’état vierge, c’est faire la preuve qu’on parle en joual parce qu’on pense en joual. Ce qui permettait à Jules Fournier de dire: « Il y a du reste tant de journalistes qui pensent et écrivent comme des chevaux, qu’on ne voit pas bien pourquoi un cheval ne pourrait pas penser et écrire comme un journaliste. » (ou comme tout autre qui barbote et baragouine en langue maternelle parce qu’il barbote et baragouine en pensée.) ! Mais ne pas oublier non plus cette autre maladie mentale, aussi grave, bien qu’elle se prétende raffinée comme le fin du fin: la langue snob, déracinée du sol et enracinée dans l’air, dans l’vent qui passe, repasse ou ne repasse pas, tout comme la mode. Langue pédante, boursoufflée, creuse, celle des « Précieuses ridicules » de Molière, mais aussi celle de notre ministère de l’Éducation qui, par exemple, décrétait que les enseignants seraient désormais « des intervenant(e)s ! ! 446" ! auprès du s’éduquant(e) »; ou encore mieux: « des facilitateurs(trices) de l’apprentissage cognitif-conjonctif par apprentissage ambulatoire ». En face, un autre front de snobs « prolétaires » qui se voulait, lui, défenseur « du monde ordinaire, du vrai monde ». Lui, il voulait que les professeurs s’appellent désormais « les travailleur(euse)s de l’enseignement ». Professeur ou enseignant, ça faisait classe dominante. Et surtout, ne pas utiliser le mot maître: c’était encourager la tyrannie. Sur un autre registre aussi creux, la hantise hystérique de l’antisexisme qui voulait féminiser la langue de A à Z, et qui écrivait comme un de mes étudiants soucieux d’éviter avant tout le sexisme, quitte à se faire idiot: « Quand quelqu’un(une) veut choisir un métier, il (elle) faut qu’il (elle) se demande s’il (ou elle) y a encore des places libres dans ce métier ». - Plus fou que ça, tu..., tu vas te remarier à dos de chameau à Las Vegas. ! ! Et puis, les déracinés religieux. Roger Garaudy nous a dit qu’il fut d’abord chrétien, puis communiste, puis musulman. Désormais, il se voulait un chrétien communiste musulman. Heureuse synthèse! Et plutôt facile à réaliser: il suffit de ne pas regarder ce que tu mets dedans. Si tu ne prends pas au sérieux, par ignorance ou indifférence transcendantale, ! ! 447" ! aucun des trois ingrédients, tu en fais une synthèse en criant « lapin! » ou « chrétien-marxiste-musulman! » ! Une autre façon de faire une synthèse à peu de frais, c’est de dire avec notre chanteur Claude Dubois: « La meilleure religion, c’est de n’avoir pas de religion. » Là, tu parles! comme un homme, un vrai! Chez nous, peu de personnes se sont donné comme objectif de se mixer une synthèse religieuse chrétiennemarxiste-musulmane. Jongler avec trois éléments fort différents pour en faire une heureuse synthèse, ça demande beaucoup d’effort intellectuel. Et la plupart des nôtres trouvent ça trop épuisant, l’effort intellectuel. Mais on peut arriver très vite à une autre synthèse: la synthèse RIEN, si, au lieu de partir de n’importe quoi, on part de RIEN. C’est la meilleure de toutes les synthèses religieuses. Un grand nombre de nos têtes d’affiche ou de fin de liste ont choisi la religion-synthèse RIEN, et ils la défendent avez zèle sur toutes les tribunes et devant tous les micros qu’on se plaît à leur offrir. ! À l’opposé de ces fidèles et zélés adeptes du RIEN, beaucoup de nos déracinés religieux ont abandonné leur religion pour s’en reconstruire une, non pas avec RIEN, mais avec TOUT. Une religion de bricolage, faite d’un collage de ! ! 448" ! n’importe quoi avec n’importe qui et de n’importe quoi avec n’importe quoi ou qui. Dans sa baratte religieuse, on fait entrer du zen, de l’écologie, du granola, du yoga, du Dan Brown, de la bouillie nouvelleâgeuse, du témoignage de Jéhovah, de la fée des étoiles, des tables tournantes, du Jojo et du Languirand, du bouddhisme, des bains dans le Gange, du Nostradamus, du Raël et du Luc Jouret, de la castration en vue de s’envoler plus léger vers la Heaven’s Gate en ne ratant pas la queue de la comète des Elohim, de l’Hallowen, du Père Noël, des notions chrétiennes apprises à la prématernelle, de l’astrologie, de la cosmétique, les homélies d’Yvon Deschamps entrelardées de celles que livre à la canadian nation la gouverneuse générale parlant au nom de la Reine d’Angleterre, des trips astraux, la suite des trois jeudis, les pleurs de Brigitte Bardot, du pot, les Parle pour parler et les Droits de parole, le Noël des campeurs célébré à la bière sur les terrains de camping en plein mois de juillet, des éclairages démocratiques sur l’euthanasie et l’utilisation du teaser gun, des bulles du savon Irish Sping pour consolider les liens matrimoniaux, du Viagra (j’allais oublier ce remontant devenu un miracle incontournable!), de la gomme Dentyne, de la psychologie aéroportée, du taoïsme, du Jesus-Christ super star, de l’animisme, des messages des OVNI, la Grande Suée pour se rendre digne des manitous, des bains mystiques dans les mares de boue du vaudou haïtien, et tout, tout le reste. ! ! 449" ! Tu brasses tout ça dans ta baratte religieuse; il en sort une belle religion polyvalente, avec toutes les couleurs devenues grises et tous les os devenus marmelade et guimauve. TOUT est devenu l’équivalent de RIEN. Une multireligion, aussi insipide qu’une multiculture, une multibellepersonnalité, un monsieur et une madame Toutlemonde. Une religion fourre-tout, bouche-trou et tout-àl’égout. Une religion « libérée », accueillante de TOUT, béante, ouverte... sur le VIDE. ! Combien sont-ils au Québec, les adeptes de cette religion polyvalente dans l’vent? On fait régulièrement des sondages pour déterminer le taux des chrétiens qui vont à l’église. Et on se réjouit de ce qu’il y en ait si peu. Il nous faudrait aussi des sondages d’opinion dits « scientifiques », pour essayer de déterminer le taux de ceux qui croient à TOUT, c’est-à-dire à RIEN, et de ceux qui avouent franchement qu’ils ne croient à RIEN, sauf à leur SURMOI déifié. ! ! 450" ! ! ! 54. POURQUOI? Je me demande et vous demande pourquoi. ! Pourquoi, lors des interventions devant la Commission Bouchard-Taylor, dans le Rapport qu’on en a présenté, puis dans les analyses qu’on en fait, pourquoi n’est-il jamais question de « l’accommodement culturel » majeur qu’on impose au peuple Québec depuis deux siècles et demi? Pourquoi mettre une telle emphase sur les « accommodements culturels raisonnables » entre nous et nos récents immigrés, et ne pas parler des « accommodements culturels » déraisonnables que les conquérants nous ont imposés et nous imposent quotidiennement depuis deux siècles et demi? Parce que ce n’était pas le mandat de la commission d’examiner cette question? Mais alors, le mandat de la commission aurait donc été d’examiner un peu tout, sauf l’essentiel de notre situation culturelle? De noyer l’essentiel sous les détails? Quand on connaît la ferveur du « nationalisme » canadian-québécois de Charest, la supposition n’est pas farfelue. Chose certaine, ce n’est pas un raison pour que les autres cautionnent cette imposture, par ignorance ou par volonté de ne pas la voir. Depuis deux siècles et demi, ce ne sont pas les Hassidim, les musulmans, les Sihks ou les Tamouls qui ont causé des « ! ! 451" ! irritants » culturels chez nous, qui ont menacé d’asphyxier le peuple du Québec. Alors, c’est qui? On fait semblant de ne pas le savoir; on croit trouver une bonne excuse pour ne pas le voir et le savoir, en disant que ce n’est pas là la question. Diable! où est-elle, la question de notre avenir comme peuple francophone distinct et souverain en Amérique? ! Une expression anglaise dit: « To through a red herring into the conversation »: jeter un hareng rouge, et de préférence pourri, dans la conversation, au mitan de la table où des panélistes sérieux discutent d’une grave question, par exemple, une question de vie ou de mort, comme celle de la survie d’un peuple. L’effet est assuré: en peu de temps, le hareng rouge pourri mobilisera toute l’attention et les énergies des panélistes. Il ne sera plus question de vie ou de mort: il sera question de hareng. On ne parlera plus de ce qui menace d’extinction la culture québécoise depuis deux siècles et demi: on parlera de la nourriture casher, des cabanes rituelles des hassidim sur les balcons of Montreal in Quebec, des musulmanes en robe longue dans les piscines « distinctes », et autres mondanités frivoles. Donc, concentration maximale sur l’odeur et la couleur du hareng. Hypnotisé par l’étude scientifique de la chenille sur l’arbre, on oublie la forêt en train d’être ravagée par les chenilles. Autrement dit: il suffit qu’on signale une ! ! 452" ! raideur aux articulations des genoux, pour qu’on oublie que le patient souffre d’un cancer du cerveau. ! On voit très bien un Trudeau, un Chrétien, un Jocelyn Létourneau ou un Pratte nous lancer ce maudit hareng des accommodements culturels que les Québécois devraient faire pour ne pas incommoder la culture des autres. Trudeau rirait dans sa barbe postiche en voyant les Québécois s’enflammer et faire de grands sparages autour du hareng. En oubliant que l’ennemi numéro un de la culture québécoise, c’est la culture british-canadian qu’on a voulu et qu’on veut toujours nous imposer. Lord Durham et Colborne, ce n’était tout de même pas des hassidim. La loi C-20 n’a pas été conçue et écrite par un synode de Tamouls soucieux d’entretenir de bonnes relations avec nous. Les parrains et leurs hommes de main qui ont voulu nous noyer sous les commandites, ce n’était pas des Sihks portant poignard. La passion de ces barons et parrains ottawais, c’était celle des couteaux, longs, qui firent merveille dans « la nuit des longs couteaux » où ils voulurent assassiner le peuple québécois. Des « accommodements culturels raisonnables », est-ce la première British Confederation, engendrée par ces géniteurs barbus qu’on appelle pompeusement « les pères de la Confédération », après discussions « raisonnables » entre 2 francofuns et 29 British-Canadians pure wool? Est-ce la ! ! 453" ! deuxième Canadian Constitution de Lord Elliott-Trudeau que le peuple québécois n’a pas signée? Le fait de vivre sous une constitution qui n’est pas la sienne, n’est-ce pas le signe le plus criant de l’asservissement? Peut-on appeler ça un « accommodement culturel raisonnable » ? ! Sans vouloir prophétiser à la Nostradamus, à la Jojo, à la Raël ou à la Létourneau, on peut avancer l’hypothèse qu’en l’an 2,307, le Québec ne sera pas de culture hassidique, tamoule, musulmane ou sihke. Mais si elle n’est plus québécoise francophone, elle sera tout naturellement multiculturelle canadian. Le multiulturalisme de Trudeau visait cet objectif; l’interculturalisme fade de Bouchard-Taylor n’a pas d’autre issue plausibe; quant au Québécois de Létourneau, il sera devenu un ON international anONyme, autrement dit un n’importe qui-quoi. ! J’ai présenté un mémoire à la commission TaylorCharest-Bouchard où j’essayais de faire comprendre ce que je viens de rappeler ici brièvement. Apparemment, j’ai donné l’impression d’être un Zoulou s’exprimant par signes équivoques et louches devant la Pompadour. Et depuis lors, à la cour de Versailles, le hareng mobilise toute l’attention, fait tous les frais de la conversation. Pourquoi? Même L’Action nationale semble hantée par le foutu hareng attrape-nigauds. Pourquoi? ! ! 454" ! Le Petit Prince, quand il avait posé une question, n’oubliait plus qu’il l’avait posée. Parce que sa question lui semblait sensée. Et il la reposait, si on s’obstinait à ne pas donner une réponse valable à sa question sensée. Il est vrai qu’il venait d’une autre planète. Moi aussi peut-être. Sûrement, dira ON. ! ! ! ! ! 455" ! 55. Lettre pour présenter Et le Verbe s’est fait chair! ! ! À Madame Marie-Andrée Lamontagne des Editions Fides ! Chère Madame, ! Je prends (ou cours) le risque de vous soumettre un manuscrit intitulé Et le Verbe s’est fait chair. J’ai pensé qu’il serait utile de réagir contre ces courants pseudo-religieux qui transforment la spiritualité de beaucoup de chrétiens en bouillies ou limonades aussi populaires et rentables qu’insipides. ! On me fera peut-être deux reproches: 1. Il se publie beaucoup (trop!) de livres sur Jésus. - C’est comme dire qu’on devrait prendre des mesures sanitaires pour qu’il ne se publie plus autant de chansons d’amour: il y en a déjà trop! tout a été dit! on a un trop plein, une indigestion, de chansons d’amour. Comme s'il était inutile de dénoncer la mystique explosive et sanguinaire des kamikazes d'Allah, après qu'on a dénoncé l'hystérie « religieuse » des ku-klux-klanais WASP. Ou s'il fallait faire silence sur Norbourg, après qu'on a essayé de voir un peu plus clair dans les Commandites, mais pas dans les ! ! 456" ! bonnes intentions des parrains commanditaires de ces commandites. 2. Le ton de l’ouvrage. Ce ton, c’est le mien: le ton JE, plutôt que le ton ON. Il n’emprunte rien aux élégances diplomatiques en glissandos ou slaloms vicieux, au sérieux des thanatologues, à la dignité des thèses universitaires ou des éditoriaux subventionnés, mais supposément impartiaux. Je suis partial, comme tout être vivant qui veut rester en vie et qui doit se défendre contre ceci et parfois même contre cela. Cette partialité, ce n’est pas un moyen infaillible pour atteindre l’excellence ni même le bon sens; mais il faut commencer par là: c’est au moins un effort pour ne pas vivre et mourir congelé. ! ! ! 457" ! ! 56. C’EST TRISTE Les porte-parole du B’nai B'rith, mouvement juif raciste antiquébécois francophones, tout autant que ceux de là-bas peuvent être antipalestiniens ou antilibanais, soufflent à l’oreille de Jean Charest que ça pourrait les aider, tout en aidant sa cause à lui, s’il accusait Yves Michaud de racisme. Charest somme Bouchard d’assommer Michaud; sans hésiter, Bouchard commande à ses troupes d’obéir au commandement de Charest. Et l’Assemblée nationale, avec une belle unanimité infamante, se déshonore. Son geste infâme n’a pas encore été réparé, pas même en paroles. ! Parizeau, lui aussi, ne fait que dire deux vérités aussi évidentes que le Saint-Laurent; les hypocrites racistes, de Halifax à Vancouver, crient au racisme. Et la plupart des péquistes se joignent à la chorale des racistes. C’est encore triste et infamant. ! Et ça continue, avec la bataille des Plaines d’Abraham. Le Canada anglais, toujours en quête de « fleurons glorieux », décide de bafouer les Québécois en les invitant, comme des moutons bouffons, à célébrer de façon festive leur défaite au son des cornemuses écossaises constipées en érection. Il ne faut pas priver les Québécois de cette fête! Et tout comme lors des fêtes du quatrième centenaire de notre pays, M. Lebeau, le maire d’une Capitale dite nationale, est prêt à ! ! 458" ! danser à quatre pattes sur les Plaines, « pourvu que ça swing ». Le matin de la bataille, il se porterait volontaire pour porter le British Flag de Wolfe et pour entonner le God Save The King. Digne maire d’une capitale nationale qui, lors du dernier référendum, a dit fièrement, à 51%, que le pays dont elle est la capitale, c’est le Québec. Eh OUI! Qui l’eût cru? Faibles protestations de la part du Bloc et du PQ. La protestation la plus énergique vient du RRQ. Et les Ottawais doivent retirer leur confête. Pourquoi donc? Écoutez leur explication qui suinte la fourberie et la bassesse: « Nous ne voulons pas que les Québécois soient victimes de violence! » Ils nous déclarent la guerre, comme le disait si bien le Jean Pelletier des commandites ( « un grand Québécois serviteur du Canada », comme redirait Mulroney), mort en odeur de sainteté canadian. Après quoi, ils se plaignent, en vicieux hypocrites, de la violence de leurs victimes! ! Ici encore, le PQ fait une belle unanimité pour dénoncer, eux aussi, les auteurs de « la violence », entre autres Pierre Falardeau et Patrick Bourgeois. Avec les Canadians et les Canadians-Québécois, on les accuse d’avoir « incité à la violence »; et on exige des excuses; et on dit que le PQ est contre toute forme de violence (même celle de Gandhi?), et on les pénalise en boycottant le journal Le Québécois. ! ! 459" ! Pas plus qu’Yves Michaud et Parizeau, Patrick Bourgeois n’a incité à la violence: il proposait que les Québécois aillent s’asseoir (avec le terroriste Gandhi) sur les Plaines d’Abraham quand les Canadians viendraient y célébrer notre défaite. Si c’est ça, notre violence! Quand les autres nous font violence, sans relâche, depuis deux siècles et demi, par tous les moyens, y compris les plus illégaux, et en partie avec les armes que nous leur payons! ! Pareil projet de nous humilier - « juste pour rire », qu’ils disent - aurait dû soulever un tsunami de protestations indignées et d’actions non équivoques pour dénoncer cette audacieuse et impudente entreprise d’humiliation et de mépris. Le PQ et le Bloc n’ont fait que d’humbles protestations diplomatiques huilées de soumission. C’est donc ajouter la bassesse à la lâcheté que d’accuser Patrick Bourgeois, non seulement d’être « un pur et un dur », un extrémiste, mais un gars sur le point de devenir terroriste. C’est devenu une mode au PQ et au Bloc de se joindre à ceux qui nous font la guerre sans arrêt, pour présenter comme des gars dangereux ceux qui ont cru que l’indépendance du Québec viendrait avec le PQ, et qui ont milité sans relâche pour que le PQ prenne au sérieux le premier article de son programme autrement que par des déclarations vides de sens. Le Canada les prend avec aussi peu de sérieux qu’Israël prend au sérieux les votes de blâme pieux de l’ONU. ! ! 460" ! ! Et puis, puisqu’on y est, sur les Plaines, quand le Bloc et le PQ entreprendront-ils des actions signifiantes et efficaces pour contrer le Canada Bill que nous avons rejeté en paroles, mais que nous cautionnons par nos actes de courtoisie et de bonne entente nationale-provinciale? Nous sommes continuellement sur la défensive; notre offensive est celle de soldats de guimauve. Il fallait attaquer frontalement, durement, par tous les moyens légaux, ceux qui nous ont imposé leur Constitution, et qui nous ont volé le dernier référendum; il fallait dénoncer, attaquer les barons et parrains ottawais, commanditaires des hommes de main des commandites. Toutes ces actions peuvent être entreprises, sans attendre l’indépendance. Et ce serait précisément des actions qui mèneraient efficacement à l’indépendance, car elles mobiliseraient les Québécois. Ce serait ce qu’on pourrait appeler, à juste titre, cette fois, « les conditions gagnantes ». ! Au lieu de quoi, le PQ et le Bloc dénoncent ceux des leurs qui ne se contentent pas de retraites stratégiques; ils n’aiment pas assez leur peuple pour se mettre sérieusement en colère quand on insulte, humilie, exploite et bouffonne ce peuple. Leur alouette ne connaît pas la colère: elle se contente de roucouler. ! ! 461" ! Si nous avions le coeur et le bon sens de nous mettre en colère... (Dira-t-on que mes propos incitent à la violence? La mère de famille qui varge avec son balai ou son poêlon sur le chien qui a mordu et continue à mordre son enfant, est sûrement en colère; sainte et honorable colère, qui n’a rien à voir avec celle des kamikazes boostés au TNT, celle du Bill C-20 du défunt Stéphane + celle du Canada Bill + celle des commandites passées, présentes et à venir. ! ! Viateur Beaupré, 25 février 2009 ! ! 462" ! 57. Une certaine évolution glacée-glaciale ! Récemment, l’émission Découvertes nous faisait revivre la formation de la terre. On insistait sur son existence miraculeuse (le terme est évidemment à proscrire, et on ne l’utilisait pas; ce qui ne me gêne pas). Il a fallu la conjonction de millions, sinon de milliards de conditions, pour que notre planète prenne forme, et il en faut tout autant pour qu’elle continue d’exister et de se former, déformer et réformer. En même temps qu’on nous expliquait ces merveilles, on nous faisait voyager dans le cosmos, en route vers le Big Bang, en passant par les étoiles, les planètes et les nébuleuses. Voyage dans le temps et l’espace qui te laisse pantelant d’admiration. Bravo! ! Hier, à la même émission, on nous faisait revivre l’aventure de Darwin, son intuition et les conclusions qu’il en tirait, qu’on en tire depuis et qu’on n’a pas fini de tirer. Cette émission aussi nous faisait remonter dans le temps, loin loin, si loin qu’on perdait toute trace de vie. Jusqu’à la veille de l’apparition de la première cellule vivante. Au-delà, dix milliards d’années préparant la formation de la planète terre. Et au-delà de ces quatorze ou quinze milliards d’années, rien. Plus de temps, plus d’espace. Rien. Le Néant? Peut-être pas, mais quelque chose d’approchant, pour ne pas dire de synonyme. ! ! 463" ! ! Ces deux émissions ont produit chez moi deux réactions fort opposées: l’admiration et une terreur glacée. Il est facile, très sensé, humain et bien utile, d’admirer le cosmos et ses merveilles aussi infinies qu’insondables et inépuisables. ll est facile de s’émerveiller devant la prodigieuse Vie qui produit des merveilles, à partir de rien, ou presque. Et qui te fait passer du saut de la sauterelle au saut du trapéziste ou du parachutiste. Où survient la terreur? C’est quand tu regardes le début et la fin de la chaîne de montage, avec toi embarqué, menotté sur la chaîne qui te conduit où? Où l’évolution décidera de te conduire, peut-être pas à sa guise (car a-t-elle une guise?), mais sûrement selon son mouvement qu’elle seule est en mesure de contrôler, si tant est qu’elle contrôle quoi que ce soit. Toi, tu es sûrement contrôlé, embarqué. « Pour aller où? - ? » ! Concilier le récit de la Genèse avec la théorie de Darwin ne devrait causer aucune crampe d’intellect ou de foi. L’apparition de la théorie de l’évolution a pu, certes, provoquer un séisme dans le credo des croyants d’alors: « Je crois en Dieu, créateur du ciel et de la terre », et « Je crois que la femme n’a pas été créée de la côte d’Adam, et qu’Adam n’est pas venu au monde il y a six mille ans », deux visions qui ont pu sembler irréconciliables. Mais elles ne le sont pas. ! ! 464" ! Les hommes de l’Antiquité ou du Moyen Âge - qui n’étaient pas aussi à plaindre mentalement qu’on voudrait bien se le faire accroire pour se donner un petit air de supériorité croyaient que le soleil tournait autour de la terre. Quand on leur a prouvé que c’était la terre qui non seulement tournait autour du soleil, mais qu’en plus elle tournait sur elle-même, ça ne leur a pas fait tourner la tête pour si peu ni chamboulé leur foi sans dessus dessous. Pas plus qu’un croyant ou un incroyant équilibrés ne doivent rougir de honte au souvenir que leurs grands-parents n’ont pas marché sur la lune. Pas plus qu’un croyant ou un incroyant, pendant ses insomnies ou ses heures de loisir sur la station spatiale MIR, ne doit snober les pauvres types qui font les cent pas dans leur jardin. ! Les découvertes scientifiques et la foi, c’est deux mondes différents, deux postes à ne pas syntoniser sur la même longueur d’ondes. Je peux tirer grand profit de la parabole du Bon samaritain, sans demander aux savants généalogistes de me fournir les prénoms de sa grand-mère et de son grand-père. Avec grand plaisir, je peux suivre en imagination les ébats de Jonas dans le ventre de sa fabuleuse baleine, sans croire pour autant que cette baleine avait pour ancêtres ces deux baleines, miraculeusement sauvées du naufrage et de la noyade, que Noé avait nourries au plancton ans la piscine de son arche. Si j’entends Louis de Funès faire à sa femme des mamours plutôt intéressés en l’appelant « ma ! ! 465" ! biche », je n’ai pas besoin qu’un zoologiste zélé vienne me prouver que Madame Funès n’est pas une biche. ! Aujourd’hui, un croyant qui met en contradiction la théorie de Darwin et le récit de la Genèse, a perdu l’équilibre mental, c’est-à-dire qu’il est déséquilibré. Saint François d’Assise pouvait croire que le récit de la Genèse était historique (je n’en sais rien), sans pour autant être plus sot et plus à plaindre que le flo d’aujourd’hui qui sait qu’avant Adam il y eut des dinosaures. Mais le croyant d’aujourd’hui qui croirait qu’avant les brontosaures il y eut l’Ève de l’Éden, ne ferait pas oeuvre de raison ni de piété: il ferait tout simplement pitié, même s’il est pas mal plus fort en informatique que saint Paul et Claire d’Assise. ! Entre gens équilibrés, croyants ou athées, on devrait pouvoir s’entendre rapidement sur ces évidences. Là n’est donc pas la cause du malaise que je ressens en écoutant les émissions scientifiques qui me racontent l’origine du cosmos et son évolution, y compris celle de mon espèce et de ma propre évolution en marche pour que, par sélection naturelle entre ceci et cela, je sois demain ceci plutôt que cela. L’évolution, ce n’est pas bon seulement pour les primates antérieurs aux bipèdes. ! ! ! 466" ! Donc, en regardant ces documentaires, j’admire et je m’effraie. Il faudrait être franchement perverti et enrobé d’une imperméable couche de suffisance ou d’ingratitude pour ne pas admirer ce que les télescopes et autres instruments d’investigation te révèlent sur l’extraordinaire fécondité et beauté du cosmos. Mais, comme Pascal, tu peux éprouver de la frayeur en prenant conscience que toi, dans l’infini et le silence éternel du temps et de l’espace, tu deviens invisible, insignifiant, une goutte d’eau ou de pollen dans les océans des nébuleuses et des galaxies. Cette première impression, même si elle te fait passer un courant froid dans le dos, tu peux la surmonter assez facilement, à la pensée que, par ton intelligence, tu domines l’infini matériel du cosmos. Berçant notre infini sur le fini des mers, dit Baudelaire. Car, somme toute, c’est nous qui sommes infinis, d’une espèce d’infini qui transcende à l’infini le cosmos enfermé dans la matière, si évoluée et admirable soit-elle. Nous survolons ce cosmos avec beaucoup plus d’aisance que l’albatros ne survole les cinq océans. ! Mais il reste un autre sujet d’effroi. Celui-là ne peut pas être maîtrisé par les seules forces de l’intelligence. Et voici d’où il procède. Quand on te parle de l’origine du cosmos et de l’évolution de la vie, on ne te dit rien sur l’origine du ! ! 467" ! cosmos et de la vie. C’est beau de parler du Big Bang survenu il y a quinze milliards d’années. Mais avant ce petit quinze milliards d’années, qu’est-ce qu’il y avait? Et s’il y a eu l’immense explosion du Big Bang, quels étaient les ingrédients qui ont provoqué l’explosion? Ce n’est quand même pas le Néant à lui tout seul qui s’est fait exploser il y a quinze milliards d’années. Le Néant existait-il de toute éternité, jusqu’au jour où il lui a pris fantaisie d’exploser? Hubert Reeves, notre illustre astrophysicien, quand il nous conduit en cicérone dans le temps et les espaces infinis, nous parle de la « grande soupe » cosmique à l’origine de tout. Fort bien. Mais les ingrédients de la soupe d’où venaient-ils? Ici, le scientifique bée. Il ne peut même pas dire: « babe-bi-bo-bu ». Il est aussi démuni que moi. Il est aussi ignorant que moi qui ignore tout de ce qui existait avant que le cosmos commence à exister. ! Il faudrait donc qu’un savant, un vrai! m’explique comment le Néant peut engendrer l’existant; comment le nonêtre peut être à l’origine de l’être. Si on me dit qu’il n’importe en rien de se poser pareille question, que c’est une perte de temps, qu’il suffit d’étudier scientifiquement ce qu’on a sous les yeux, je trouve que c’est une attitude très peu scientifique, non-scientifique. Un scientifique, normalement, cherche à comprendre, et pas seulement ce qui se passe en cours de route, mais ce qui s’est passé pour qu’il y ait une route à ! ! 468" ! parcourir. Quand on trace une route, si on est sensé, on se fixe un point de départ pour aller quelque part. Qui voudrait construire ou emprunter une route qui n’aurait ni commencement ni fin? « Larguez les amarres: on est embarqués », dit Vigneault. Mais pour larguer les amarres, il faut qu’il y ait un bateau. D’où vient le bateau qui vogue sur « l’infini des mers » et « sur l’océan des âges? » Moi, dans mon ignorance, je sais ce qu’il y avait avant le Big Bang et bien avant ces quinze petits milliards d’années. Et je m’effraie de voir que les savants ne cherchent pas à savoir ce qu’il y avait avant le Rien et son sosie le Néant. Le savant dit : « Que le Néant soit! Et le cosmos fut. » Le Petit Prince lui poserait sûrement des questions et, à son habitude, plus d’une fois, quand il veut comprendre et ne pas se contenter de réponses dans l’air du temps qui passe sans repasser. ! Il y a bien d’autres questions que le Petit Prince poserait au savant. Entre autres, celle-ci, une question de vie ou de mort: Si la vie, pour évoluer, a eu tout simplement recours à la sélection naturelle, cela explique bien des choses, et ces explications ne m’effraient en rien; je les trouve raisonnables, et en plus: admirables. J’assiste au travail de la Vie. J’admire la créativité inouïe de la Vie. Je contemple à ! ! 469" ! genoux et les bras en extase, les réussites plus qu’admirables de la Vie. D’une part. D’autre part, qu’est-ce que je suis, moi, dans l’évolution, et où me mène cette évolution? Est-il possible que l’évolution, tout simplement par sélection naturelle, ait produit Néron, François et Claire d’Assise, Mozart et Shakespeare, sans compter toi et peut-être moi? Quand, sur la chaîne de montage, on arrive à l’Homme, à tout homme, faut-il parler d’évolution, « de cours normal des choses », ou de révolution, de cours très anormal des choses, d’une progression qui serait en même temps une rupture radicale, abyssale? L’intelligence humaine est-elle un produit naturel de la vie végétale et animale, portée à ce degré de perfection grâce aux milliards d’années dont elle a disposé pour réaliser un Bach ou un Einstein? ! Tout comme moi, l’incroyant, ici, a bien raison, je crois, de se poser la question. Et le savant, en tant qu’homme de science, qu’il soit croyant ou athée, n’a pas de réponse à cette question. Il peut toujours me répondre que cette question ne le concerne pas en tant qu’homme de science; mais elle le concerne en tant qu’homme, tout comme moi, en tant qu’homme, je pense et je dois me demander si je suis un simple chef-d’oeuvre formé des milliards d’autres chefsd’oeuvre sortis du laboratoire de la Vie. Oui ou non, suis-je un ! ! 470" ! simple chef-d’oeuvre de l’évolution matérielle, ou quelque chose d’infiniment plus que tout ce que la matière, évoluée autant que vous voudrez, ne peut pas expliquer? Autrement dit encore, l’homme est-il un mystère transcendant infiniment les seules forces de la nature? L’homme est-il un être naturel ou un être naturel-surnaturel? ! Si mon intelligence et ce qu’on appelle mon âme s’expliquent tout simplement par la loi de l’évolution universelle, de la sélection naturelle, alors, mon intelligence et celle de Pascal ne valent pas plus cher, tout compte fait, que la perfection de la rose et l’intelligence du chat; ce n’est qu’une question de degré, pas de différence radicale. Il n’y a pas de quoi pavoiser, si je peux mémoriser quelques milliers de mots, alors que le chimpanzé est limité à cent douze et le chat, à trois ou quatre. Si je ne vaux pas infiniment plus que ce que la vie matérielle a pu produire de plus réussi, c’est triste à mourir. Les êtres qui ont formé mon corps au cours de l’évolution ne sont pas tristes, bien loin de là: ils sont extraordinairement agréables. Pas plus le chat que la marguerite ne sont tristes ou objets d’indifférence, de mépris et d’in-signifiance. Ils signifient, et d’admirable façon. Il suffit de regarder l’élégance, la fierté et l’équilibre d’un chat, pour trouver que la vie fait des merveilles, et en quantité inquantifiable. ! ! 471" ! Mais moi, je signifie tout autre chose. J’ai faim de quelque chose qui signifie que tout le créé ne peut me satisfaire et que je ne suis pas un simple produit de l’évolution matérielle. Mon intelligence, mon âme, comment croire que c’est tout simplement quelque chose de plus évolué que l’hirondelle et le ouistiti? Et qu’avec le temps, si Sélection naturelle le décide, l’hirondelle et le ouistiti pourront me précéder dans l’échelle des êtres? Je ne comprends évidemment pas comment ce qui fait de moi un homme, et non un simple animal, a pu se produire; et les scientifiques ne le savent pas plus que moi. Ils ne savent pas, les savants, d’où leur viennent leurs pensées, et pourtant, ils sont certains qu’ils pensent. Moi aussi. Ce que nous croyons sans comprendre, ce sont des choses beaucoup plus importantes que celles que nous comprenons, ou que nous croyons comprendre. Nous obéissons à un certain instinct, lui-même parfaitement mystérieux. Il n’est pas encore né celui qui expliquera la joie et l’amour. Pourtant, tous nous croyons à la joie et à l’amour; nous le croyons quand nous sommes dans la joie ou en amour; et nous continuons à le croire quand nous manque la joie ou l’amour. Et ce n'est pas un fan inconditionnel de la toutepuissance de la Sélection naturelle qui peut m'expliquer ce que pense un chat quand il regarde sa chatte ou sa maîtresse. ! ! ! 472" ! Le savant peut me parler longuement, et sensément, de l’évolution du bulbe de la tulipe à la fleur tulipe. Et je reçois avec gratitude ses explications, si j’en ai besoin. Mais la fleur de la tulipe, elle, qui me l’expliquera? Qui me dira, sérieusement, pourquoi il y a des tulipes? Et surtout, qui m’expliquera ce que je ressens en contemplant ma tulipe jaune, avant ou après avoir contemplé ma tulipe rouge? Qu’est-ce que c’est, cette admiration qui fait qu’un homme tout à fait sain d’esprit - et justement parce qu’il est sain d’esprit - éprouve le besoin de s’agenouiller, du moins en esprit, pour rendre hommage à la tulipe et au rouge de la tulipe? Et le savant qui, après avoir passé des années à comprendre et à me faire comprendre comment le bulbe de la tulipe devient fleur de tulipe, ce savant qui ne s’agenouille pas, du moins dans son esprit et dans son coeur, quand il est remonté du bulbe à la fleur et qu’il voit la fleur, eh bien! c’est un être méchant. ! Si en plus il s’imaginait qu’il a tout dit, et dit l’essentiel, quand il m’a expliqué approximativement le comment de cette évolution, sans me dire un mot du pourquoi, eh bien! ce serait un grand sot: un savant qui s’enferme dans une très petite science, beaucoup plus petite qu’un bulbe de tulipe. Il vaut infiniment mieux contempler la fleur de la tulipe sans rien savoir de la façon dont elle s’est prise pour devenir ! ! 473" ! tulipe, que de savoir (?) comment elle s’y est prise, puis se dispenser de l’admirer, sous prétexte qu’on a compris. Quoi? Si tu ne peux pas me dire pourquoi il y a des tulipes et m’expliquer ce que je ressens quand je regarde ma tulipe, alors il me semble que tu devrais être gêné de me « prouver » que c’est tout simplement grâce à la déesse Sélection naturelle qu’un homme est un homme. ! Moi, je ne comprends pas comment me vient la fleur tulipe ni comment j’ai fleuri. Je dis: « Je crois en Dieu, mon Père tout-puissant, qui a créé la tulipe et qui ne cesse de me créer pour me permettre de mieux voir la tulipe. » Qu’il procède comme ceci ou comme cela pour m’offrir ces deux prodigieuses réussites, c’est son affaire, pas la mienne. La mienne, c’est de rendre grâce pour la tulipe, pour moi et pour tout. Si je ne rendais pas grâce, je serais un ingrat, un être disgracieux, au coeur sec et à l’esprit gonflé de son vide. ! ! Arrêtons-nous un instant, descendons de la chaîne de montage de l’évolution, pour nous poser une question sérieuse. Les scientifiques ne se la posent jamais, parce qu’ils doivent garder leur sérieux, eux. Cette question sérieuse porte justement sur le rire. Quand et où est-il apparu sur la chaîne roulante de l’évolution? Dans les biographies illustrées que nous donnent les paléozoologues, les archéologues et les ! ! 474" ! anthropologues, on découvre des ancêtres qui ne semblent pas entendre à rire (à moins que ce soit les savants qui n’entendent pas à rire quand ils nous parlent de l’homme). Stendhal nous dit que, de son temps, on trouvait des familles de l’aristocratie italienne où on n’avait pas ri depuis cent ans. Cent ans, c’est peu de chose sur la chaîne de montage de l’évolution. Que dire quand on plonge dans le fin fond de la Préhistoire et dans les espaces pratiquement infinis qui ont précédé la Préhistoire? Beaucoup de savants semblent y avoir égaré ou définitivement perdu la faculté de rire de leur ignorance. Je disais donc qu’en contemplant les portraits que les savants nous brossent de l’australopithèque, du sinanthrope, du type du Néanderthal et du gars du Cro-Magnon, et même de l’homo sapiens en personne, on serait forcément amené à conclure que, pendant une infinité de siècles, nos ancêtres n’entendaient pas, mais pas du tout, à rire. Avez-vous jamais vu une photo scientifique ou un homo sapiens esquisserait l’ombre d’un sourire? Dans les innombrables photos qu’on nous donne de nos ancêtres - souvent en couleurs et sur beau papier glacé -, rien ne laisse soupçonner que les premiers hommes étaient capables de rire. ! « Mais, dirait un sceptique, il n’est pas sûr que les portraits illustrant nos ancêtres soient authentiques; ce sont peut-être des faux. Pourquoi pas? Les musées modernes en ! ! 475" ! sont remplis! Ou bien ils ont été dessinés par de piètres ou prétendus artistes. Ou bien encore ces portraits ont subi la dégradation inévitable des siècles. Imaginez, cela se passait avant la Préhistoire: à peu près tout a pu se produire. Aujourd’hui, le sphinx n’a plus de nez; c’est seulement depuis quelques années que, grâce à Obélix, nous savons qu’au début il n’en était pas ainsi: comme vous et moi, le sphinx originel avait un nez. Après le passage des kamikazes talibans, les bouddhas de l’Afghanistan ne souriaient pas plus que les types du Cro-Magnon qu’on voit marcher d’un pas méditatif et mélancolique dans les livres de science illustrés. De plus, quantité de statues antiques nous offrent à contempler des hommes ou des femmes ayant perdu qui des bras, qui des jambes, qui des torses, voire même des personnages ayant perdu la tête; il ne faudrait pas en conclure pour autant que les hommes et les femmes avariés qu’ont voit dans les livres ou les musées sont conformes aux originaux et à ceux qui ont posé pour ces portraits. » Il serait difficile de contredire de point en point ce sceptique. Nos connaissances sont encore bien partielles et sujettes à précaution. ! Un homme, s’il est normal, et s’il n’a pas les moeurs d’un tueur à gages ou d’un ancien patron du KGB, aime rire et cherche même des occasions pour en rire un bon coup. Pour garder et pour fortifier sa santé mentale (un fou ne rit ! ! 476" ! jamais; il garde toujours son sérieux qui n’a rien de drôle.) Mais je ne sais pas si je verrai de mon vivant des livres scientifiques où on nous montrerait des hommes qui rient ou qui du moins sourient. Étant donné que des artistes sont payés pour peindre au naturel l’homme du Cro-Magnon, et qu’ils ont toute liberté pour l’inventer comme ceci ou comme cela, pourquoi diable choisissent-ils toujours de le représenter comme ceci, c’est-à-dire comme des débiles caractériels et comme des bûches souriant aussi sec et méchamment que Calvin et l’Ayatollah Khomeini? Pourtant, de nos jours, la plupart des hommes rient, pas toujours de façon intelligente, mais enfin ils rient. Alors que, nulle part ailleurs, même dans les créatures les plus évoluées et engendrées par la sélection naturelle très rigoureuse dans ses choix, on ne trouve la moindre apparence que, dans quelques milliards d’années, grâce à la même sélection naturelle, les hippopotames et les gorilles auront appris à rire intelligemment. ! Quand donc l’évolution a-t-elle inventé l’homme riant, l’homo ridens? Selon les lois normales de l’évolution, cela ne s’est évidemment pas fait du jour au lendemain, loin de là. La veille, l’homme ne riait pas, et un bon matin, il s’est mis à rire. Pourquoi? À la suite de quel gag? Je vous le demande, pour que vous le demandiez aux savants. ! ! 477" ! Il est plus probable, nous diront les anthropologues les plus avertis et pondérés, que l’évolution a pris beaucoup beaucoup de temps pour produire du rire, et que cela s’est sûrement fait par étape. Par exemple, l’australopithèque, diraient-ils, a peut-être pu commencer à esquisser timidement ce qu’on pourrait, grosso modo, appeler l’ombre d’un sourire; puis les sinanthropes les plus évolués, eux, ont commencé à sourire, mais d’un sourire plutôt jaune, ou glacé, ou effrayant: quelque chose comme un sourire Poutine, Khomeini ou Stéphane Dion. Il a fallu probablement attendre les joyeux drilles du Cro-Magon et du Néanderthal pour entendre enfin un premier rire qui avait du bon sens. Le fou rire, lui, serait apparu uniquement avec l’homo sapiens. Celui-là était capable de rire jusqu’au fou rire; ce qui expliquerait peut-être qu’il soit mort de rire, car on ne sait pas trop de quoi il est mort. ! Mettons que ça se soit passé comme ça. Si c’est vrai, ce n’est pas drôle. Bien sûr, on pourra nous objecter que si l’homme n’a pas commencé à rire plus tôt, c’est parce qu’il n’avait pas encore le cerveau assez gros. À mesure que sa tête grossissait, il devenait plus apte à comprendre quand il lui fallait rire et quand il lui fallait garder son sérieux. Voyez-vous, la grosseur du cerveau, tout est là. Ça explique tout. Et un gros cerveau, ça ne se fabrique pas en criant lapin. ! ! 478" ! L’explication, comme on dit, ne tient pas la route ou même le fossé. Parce que, de nos jours, on voit régulièrement des gars à grosse tête et à gros cerveau qui rient beaucoup moins que des hommes avec tête et cerveau normaux. Ils ont de gros cerveaux et ne rient pas gros. Pourquoi? Dans la fable d’Ésope, je crois, un renard contemplant un crâne humain antérieur à la Préhistoire, eut une réflexion digne d’un philosophe sensé; et un renard d’aujourd’hui pourrait la reprendre en contemplant bien des hommes d’aujourd’hui: « Quelle belle grosse tête! Mais dedans, point de cervelle capable de rire. » ! ! Donc, si on en croit l’évolution laissée à elle-même, le rire de l’homme, le tien, le mien, serait le produit d’une très lente évolution, qui d’ailleurs serait bien loin d’être terminée. Selon les lois de l’évolution, les hommes de demain devraient rire de façon beaucoup plus évoluée que ceux d’aujourd’hui. On ne parlera plus de fou rire, mais de rire moins fou; et on ne trouvera plus personne pour mourir « à force de rire ». Tout le monde rira comme Calvin, l’Ayatollah et le Stéphane en question. À moins que… À moins que, dans les âges à venir, l’homme soit tellement évolué qu’il rira tout l’temps, que plus rien ni personne ne pourront l’empêcher de rire tout l’temps. Ce sera enfin le Nouvel Âge, l’homme nouvelâgeux, celui que ! ! 479" ! Jacques Languirand appelle de tous ses voeux, en le cherchant Par quatre chemins et en riant beaucoup par avance. Toi, si tu revenais parmi les hommes, après cent millions d’années d’absence, aimerais-tu te joindre au concert hilarant des hommes nouvelâgeux? - Ça dépend. - De quoi? ! Un autre hypothèse bien possible - car on ne sait jamais ce que nous réserve la sélection naturelle -, c’est que, peu à peu, la plupart des hommes perdent l’envie et même la possibilité de rire. Le rire deviendra une spécialité réservée à une élite de snobs. Quand quelqu’un d’impuissant aura tout de même envie de rire, il s’adressera au club des spécialistes du rire. On a déjà l’école de l’humour, pourquoi n’aurait-t-on pas une école nationale du rire? Rire et humour, tout de même, ce n’est pas si éloigné l’un de l’autre. Si donc on pense que l’humour est important, il est facile, il me semble, de se convaincre que le rire aussi est important. L’humour est-il plus important que le rire? Ça mérite au moins discussion. Et c’est l’bon temps que tu me dises: : Ça se discute. » Beaucoup de choses importantes, voire indispensables, dans notre civilisation superspécialisée d’aujourd’hui, sont réservées à des spécialistes qui gardent farouchement leur club, leur parterre, leur clos et leur champcamp de concentration. Chaque espèce et sous-espèce de ces spécialistes a son logo, son hymne de ralliement et son syndicat qui veille au grain et même au son. Autrefois, il y ! ! 480" ! avait les dentistes, et ça suffisait amplement pour t’arracher toutes les dents, si c’est ça que tu voulais; en quelques années à peine, les dentistes ont appris à faire toute une série d’autres opérations; de plus, ils ont formé plusieurs confréries de dentistes: il y a les denturologues, les orthodontes, les implantologues, les malodentologues et les ornithologues. De même que chez les psychologues on trouve aujourd’hui des accidentologues organisés en équipes volantes pour se rendre sur les lieux du drame, n’importe quel, avant l’arrivée de la police et des ambulanciers (au cas où les « bénéficiaires » du désastre auraient besoin de remontant), des urgentologues, des futurologues, des événementologues et des astrologues assermentés comme télescopologues. ! Cette subdivision démentielle du travail explique fort bien pourquoi la plupart de nos contemporains sont absolument incapables de réparer leur ordinateur s’il tombe en panne pour de bon; ils doivent faire appel à un technicien spécialisé dans les ordinateurs et dont la grande passion dans la vie, c’est les ordinateurs en panne. Demain, qui sait si ceux qui tomberont en panne de rire ne devront pas s’adresser aux mécaniciens du rire pour remettre leur robot en marche? Autant de questions qui devraient passionner les astrologues, futurologues et évolutionnistes qui ont de la suite dans les idées. ! ! ! 481" ! Avec l'élite des Français cultivés, faisons un playback, un check point, un remake, un full spin, un starting block ou un U turn, pour reprendre le fil de nos idées. Si un savant pouvait nous dire à quel moment de son évolution l’homme a commencé à rire et ce qui a bien pu déclencher chez lui ce bizarre réflexe qui manque de sérieux, ce savant mériterait un prix Nobel. Le concours est ouvert: quel anthropologue veut décrocher le Prix Nobel du rire? Avec les progrès de l’informatique et surtout ceux de la génétique, on devrait pouvoir améliorer l’apparition de cet insigne savant qui pourra nous expliquer, sans rire, et preuves solides à l’appui, où, quand, pourquoi, avec qui, par quel moyen, l’homme, un jour ou l’autre, a inventé le rire et s’est mis à l’utiliser en riant. Bonne chance! ! Sans doute, ON dira encore que ce n’est pas là un défi assez sérieux pour tenter un savant. Erreur encore! On rend grâce à Newton pour avoir découvert la loi de la Gravitation universelle et à Einstein, pour avoir découvert la Relativité. Mais qu’est-ce que la Relativité ou la Gravitation universelle, comparées au rire? Bien sûr, l’homme est soumis aux lois de la Gravitation et de la Relativité, tout comme le singe et Saturne, mais le rire de l’homme, lui, doit-il quelque chose aux lois de la Gravitation universelle et de la Relativité? À quelle loi scientifique est soumis et obéit le rire de l’homme? ! ! 482" ! Voilà une autre de ces questions qui devraient passionner les savants les plus sérieux, présents et à venir. De nos jours, on sait pourquoi la pomme de Newton tomba par en bas plutôt que par en haut, mais on ne sait toujours pas pourquoi l’homme rit tantôt comme un fou, tantôt en catimini, tantôt dans sa barbe, tantôt juste pour rire; et tantôt ne rit pas pantoute, quand ce serait pourtant l’bon temps de rire. Et rire, c’est plus important que regarder une pomme tomber par en bas. Si on voyait la pomme tomber par en haut, oh! là, sans doute, on aurait raison de rire. Mais pour quelle raison? Quand tu vois quelqu’un tomber sur le derrière ou dans les pommes parce qu’il a glissé sur la glace ou sur une pelure de banane, dis-moi pourquoi tu ris? Je m’attends que ta réponse sera, comme d’habitude: « Parce que... » ! ! Entre autres questions, en reste une autre, colossale, que les émissions sur le cosmos ou l’évolution des espèces ne semblent pas pressées de se poser. Tout simplement parce que ce n’est pas leur mandat de se la poser? Eux, en tant que scientifiques, ils doivent se concentrer sur le comment, pour ne pas se laisser distraire dans leurs recherches. Mais toi, moi, eux, en tant qu’hommes, nous ne pouvons pas, sous prétexte de ne pas nous laisser distraire, nous dispenser de nous la poser, cette question de vie et/ou de mort. ! ! 483" ! Quand les hommes de science ont décidé de devenir des savants, ils ont dû se demander: « Pourquoi faudrait-il que moi, je devienne savant ou du moins un savant? » Et ils ont sûrement trouvé une réponse sensée, explicite ou implicite, s’ils étaient encore maîtres d’eux-mêmes à ce moment-là. Alors, pourquoi ne se poseraient-ils pas cette même question pourquoi tout au long de leur curriculum vitae? ! Nous nous sommes demandé si le Néant a pu provoquer le Big Bang et mettre en branle l’évolution du cosmos et de la vie avec Sélection naturelle comme guide. Reste à savoir où diable nous mène cette évolution qui, semble-t-il, est loin d’être terminée, qui n’en est peut-être même qu’à ses premiers vagissements et balbutiements avec une invention comme l’homme d’hier et d’aujourd’hui, toi et moi, que tu le veuilles ou non. Nous mène-t-elle vers des lendemains qui chantent, ou vers une finale en queue de poisson ou de pinson, ou vers un second Big Bang qui, lui, mettrait un point final à toute l’aventure? Retour au point ZÉRO, au NÉANT à l’origine de TOUT et au terme de TOUT? La question est assez sérieuse, il me semble, pour qu’un homme se la pose. Pas tout le temps, mais au moins une fois ou deux dans sa vie. S’il se la posait tout le temps, ce ! ! 484" ! serait inquiétant; mais s’il ne se la pose jamais, n’est-ce pas aussi inquiétant? Pour qui? ! Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages, Dans la nuit éternelle emportés sans retour, Ne pourrons-nous jamais sur l’océan des âges, Jeter l’ancre un seul jour? se demandait Lamartine, et se demande tout homme qui ne pense pas seulement à son lendemain d’hier et de demain. Il est permis de se demander si notre rire, notre joie et l’intelligence humaine sont de simples produits de l’Évolution, produits qui devaient tout naturellement se produire sur la chaîne de montage à un moment ou l’autre au cours des millions et milliards d’années d’essais et de ratés. Puis, un jour, l’intelligence fut, la joie fut, et le rire fut. L’ÉVOLUTION majuscule a réponse à tout, à toutes les questions que tu peux te poser concernant ta navigation sur l’océan des âges et sur ce qui t’attend quand tu seras rendu au bout de ton fuseau ou du rouleau de l’évolution? « D’où venons-nous? Qui sommes-nous? Où allonsnous? » Dans son célèbre tableau, Gauguin nous pose à peu près les mêmes questions que Lamartine. Il y répond assez sommairement (en peinture, tout comme en informatique et en philosophie, on ne peut pas tout dire), en nous présentant un bébé, un couple d’adultes et un vieillard. Ce qui caractérise ! ! 485" ! convenablement ton évolution physique et la mienne. Mais est-ce la seule évolution qui existe? Et est-ce la plus importante? ! Ces questions, tu te les as peut-être posées ce matin ou hier. Quelqu’un qui ne s’est jamais posé ces questions, peut dormir en paix. Parce qu’il dort sa vie, tout le temps. Et quand tu te les poses, les réponses que te donne l’Évolution peuvent t’apparaître pour le moins aussi nébuleuses que les réponses fournies par la foi en un Créateur qui a tout créé, y compris l’Évolution, y compris toi et moi. Lamartine et Gauguin se contentent (?) de douter. D’autres répondent fermement: « Nous ne pouvons pas nous arrêter, nous sommes emportés sans retour sur l’océan des âges et de l’Évolution. Et puis, bientôt, finie la comédie! L’Évolution passera à autre chose; tu n’as fait que lui servir de passeport, de faire-part et de laisser-passer. Désormais, elle se servira de ta matière première, grise ou pas, pour travailler à quelque chose de plus réussi que toi. La sélection naturelle ne t’aura pas retenu. Adieu! Pour toujours. Les lendemains suivant ton post mortem chanteront peut-être, mais sûrement sans toi. Toi, tu as eu le mauvais rôle dans la comédie froide de l’Évolution: Dans la grande chaîne de la vie, Où il fallait que nous passions, Où il fallait que nous soyons, ! ! 486" ! Nous aurons eu la mauvaise partie, dit la chanson qui promet à tes descendants bien de bonnes choses, mais qui, à toi, ne te laisse aucune chance. Nous avons le mauvais rôle aujourd’hui, et demain, nous n’aurons plus aucun rôle à jouer. Nous serons non seulement des ratés, tout au plus des réussites aussi éphémères que dérisoires, mais nous serons tout bonnement finis (dirait Devos). Finis, comme un point final ou un point de nonretour. Finis! je vous dis. » Si c’est ça, l’Évolution, mon futur dans l’Évolution, je la salue et je vais voir ailleurs, là où la fin n’est pas un point final, mais un point d’éternelle évolution. Évoluer, progresser, ce n’est pas en finir une fois pour toutes avec la vie: c’est un commencement de vie, un continuel recommencement de vie qui continue. ! Une certaine évolution scientifique (on devrait plutôt dire: une certaine philosophie de l’Évolution) ne nous laisse pas de choix: nous avons été embarqués accidentellement - à moins que ce ne soit forcément, par force, par la force inexorable du Déterminisme - sur une chaîne de montage, et malgré nos vaines prétentions, nous roulons, passivement, emportés comme une amibe par le tapis roulant. « Dans la nuit éternelle emportés sans retour. » Et quand ça lui plaira, la chaîne roulante nous basculera dans le Néant. ! ! 487" ! « Non, pas dans le Néant, mon frère, mais dans la matière en évolution. - Pardonnez-moi, mon frère, mais pour moi, que je devienne Néant ou que je finisse à tout jamais dans la matière dite première en évolution, c’est du même au pareil, aussi fatal, aussi final, aussi in-signifiant et désespérant. » ! Comment peut-on, froidement, choisir cette fin macabre plutôt qu’une autre? - « Parce qu’il n’y en a pas d’autre. Finir Néant ou décomposé dans le compost de la matière première, c’est sûrement une triste fin, même si on peut recevoir un certain réconfort en se disant que tout ne sera pas perdu: je contribuerai à alimenter la chaîne de l’évolution, et qui sait? un jour ce sera peut-être de nouveau mon tour, comme le pensent les réincarnationnistes. Mais que voulez-vous? il n’y en a pas mieux à espérer. - Si, il y en a autre à croire et à espérer: celui qui est la Vérité m’a dit: « Celui qui croit en moi, même s’il meurt, vivra. Parce que je suis la Résurrection et la Vie. » C’est un son de trompette plus exaltant que les condoléances du Néant et de la réincarnation. « Et si c’était vrai? » comme demandait Brel. Et François d’Assise répond, avec tous les autres qui ont cru et croient à la VIE: « Oui, c’est vrai. Vrai, bien vrai. Aujourd’hui, éternellement vrai. Alléluia! » ! ! ! 488" ! Et puis, je ne crois pas avoir eu « la mauvaise partie dans la grande chaîne de la vie »: j’ai eu celle que je n’avais méritée en rien, et pour laquelle je rends grâce de tout mon coeur, de toute mon âme et de toutes mes forces. L’âge que j’ai en ce moment où j’écris cela, c’est le plus beau de ma vie. Chaque instant de ma vie est le plus beau de ma vie. Si je crois à la vie, non seulement à la vie passée, mais à la vie présente et à venir. Quant à ma vie à venir, ce sera encore la plus belle de toutes; et elle sera sans fin. Je ne finirai pas en queue de poisson, même si je finis en cendre au autrement. Je VIVRAI, grâce à Celui qui est ma VIE. Je ne mourrai pas congelé de désespérance. Je ne mourrai pas comme un poteau qui aurait été lucide pour un temps et qui redeviendrait poteau, insignifiant, ne signifiant que la matière première brute. Je n’ai jamais été matière première brute de mon vivant, et ce n’est pas l’évolution qui, grâce à sa sélection naturelle, fera de moi de la matière première brute promise à une évolution aussi apparemment prometteuse que radicalement désespérante. Je ne suis pas né pour alimenter le Néant ou la matière en évolution. Je suis né pour la vie. « Né pour naître », comme dit admirablement Neruda. Il ne croyait peut-être pas à la vie éternelle (je ne sais), mais il voulait naître et renaître à chaque instant de sa vie mortelle; ce qui est déjà admirable. Mais renaître à chaque instant de ma vie mortelle, ! ! 489" ! pour ensuite mourir éternellement, c’est un choix qui mériterait le suicide, s’il n’y avait pas d’autre choix à faire: celui d’une vie qui débouche non pas dans le NÉANT béant, mais dans la VIE. Tout le contraire de mourir à p’tit feu pour disparaître en fumée. Choisir le NÉANT plutôt que la VIE, c’est un choix qu’on peut appeler criminel. Chose certaine, c’est un choix qui glace la vie, si on a le « courage » de le prendre au sérieux. Si on le prend à la rigolade, ou avec une insouciance sereine, ce choix se défend. On a de bonnes raisons de croire que le plus génial des chimpanzés n’en souhaite point d’autre. ! Si tu n’écoutes que l’évolution scientifique laissée à elle-même, elle te dira à l’oreille: « Mon fils, j’ai pris beaucoup de temps à t’engendrer; je ne savais pas où je m’en allais, où me mènerait la fameuse sélection naturelle qui me mène à sa guise et qui sélectionne n’importe quoi. Tout ce que j’ai réussi à faire, c’est toi. Tu te rends compte, je l’espère, qu’il n’y a pas là de quoi pavoiser: tu es tout juste un degré au-dessus de ton ébauche, le chimpanzé. Et encore! Il y a bien des choses que le chimpanzé fait mieux que tes singeries. « L’ébauche que tu es, toi, mon fils, est une réussite bien aléatoire, minable, en somme. Et ni Dieu ni diable, s’ils existent, ne savent ce qu’elle deviendra dans la suite des années-lumière. Tout ce que je peux te dire de plus sûr, c’est que toi, tu seras devenu parfaitement méconnaissable, en train ! ! 490" ! de devenir autre chose; en fait, tu seras devenu n’importe quoi. « Ça ne vaut même pas la peine de se dire adieu. Qui dit adieu, dit qu’il y a un terme. Or, il n’y a pas de terme définitif. Toi, tu seras bientôt complètement fini. Mais ce n’est pas une raison pour en faire un drame. Prends ça cool; laissetoi aller. - Mais où? - Que t’importe, puisque tu n’auras plus aucune importance et que tout pour toi n’aura plus jamais aucune importance. Dis amen, mon fils. - Je ne dis pas, et je ne dirai jamais cette espèce d’amen. Je dirai un alléluia éternel. » ! Mars 2009 ! ! ! ! ! ! ! 491" ! ! 58. Aux destinataires de mon texte Voir et proclamer l’évidence (Voir dans Divers I) 1. SSJB: Duvernay n’a pas fondé la Société Saint Jean-Baptiste pour la Défense et illustration du pluri ou multiculturalisme. Il s’adressait à son peuple, les francophones du Québec. Il comptait sur eux, pas sur les autres, pour que ce peuple vive de façon pleine et entière. C’était vrai de son temps; c’est aussi vrai aujourd’hui. Alors, qu’on s’en rende compte et qu’on agisse en conséquence! Si vous jugez utile de diffuser ce texte à des centaines de copies ou à des centaines de milliers d’exemplaires, vous avez toute liberté de le faire, sans autre autorisation de ma part. L’important, c’est de marcher vers l’indépendance autrement que par la politique étapiste des petits pas à reculons. ! 2. Larose: Je ne sais pas si le Conseil de la Souveraineté est convaincu, lui aussi, de la nécessité d’attendre « les conditions gagnantes » avant d’affronter l’ennemi et de gagner du terrain. Êtes-vous, vous aussi, à ! ! 492" ! l’étapisme des petits pas à reculons, comme le PQ et le BQ? Je vous envoie un texte où j’essaie de faire voir l’évidence. Si vous la voyez comme moi, vous avez sans doute les moyens de diffuser ce texte à des milliers ou à des centaines de milliers de copies. Sans autre autorisation de ma part. L’important, c’est qu’on sorte de la période glaciaire où la souveraineté grelotte depuis le dernier référendum et qu’on se remettre à marcher vers elle, au lieu d’en parler, pour la forme, en attendant que les autres veuillent bien nous la concéder. Ce qu’ils ne feront jamais. Alors, comptons sur NOUS, à 95%. Se préférer aux autres de cette manière n’a rien à voir avec le racisme. Ça tout à voir avec le bon sens.) ! 3. Patrick Bourgeois: Je vous envoie un texte et une suggestion. Il me semble que les deux ont du sens, du bon sens. À vous d’en faire l’usage qu’il vous plaira. Il vous apprendra au moins que, loin en aval, pas loin des banquises en provenance du Pôle Nord, on peut avoir l’esprit moins congelé que dans les bureaux des « instances décisionnelles » des partis qui décident à vide ou à côté de la question souveraine. ! ! ! 493" ! ! 4. Falardeau: ! À Monsieur Pierre Falardeau, éminent voisin de barricade, ! Je terminais hier la lecture de vos entretiens avec Elvis, et je termine aujourd’hui un texte que même Elvis, il me semble, pourrait comprendre, alors que beaucoup de Québécois, et même parmi les indépendantistes les plus haut de gamme, ont un mal du diable à comprendre. C’est une entreprise presque désespérée d’essayer de faire voir l’évidence. Et convaincre les gens de la proclamer, c’est doublement épique. Mais j’essaie, comme vous essayez. Vous pourrez faire de mon texte tous les usages qu’il vous semblera bon de faire, le distribuer urbi et orbi, a mari usque ad mare inclusivement. Il y a longtemps que j’ai renoncé aux droits d’auteur qui ne m’ont d’ailleurs jamais permis de vivre de façon aussi infamante que Lacroix, Rousseau, Earl Jones, Desmarais, Sabia, Charest, etc. ! Lâchez pas! Il faut continuer à tirer dans l’tas: Néron reconnaîtra les siens. ! P.-S. Vous aimez Rabelais et Chaplin; c’est un signe de santé mentale. Voir l’Ayatollah Khomeini, Stéphane Dion, Bush (les deux), ou Charest s’amuser avec Rabelais ou ! ! 494" ! Chaplin, c’est aussi drôle et surréaliste que s’imaginer Sheila Copps et Obélix jouant à bascule sur une pagée de clôture. Cela dit, puis-je vous faire une suggestion à la fois honnête et innocente? Ce serait de faire un sketch avec Panurge et le grand fendant d’Anglois Thaumaste, discutant par signes devant l’auditoire sélect de la Sorbonne, de sujets les plus subtils, ardus et sublimes, en se limitant aux mots et aux idées exprimés par les doigts, les oreilles, les yeux, bref, par une gestuelle de sourds-muets, mais beaucoup plus relevée, raffinée, capable d’exprimer les choses au second degré et d’inspirer les peintres abstraits les plus abscons et les multiculturels comme Jocelyn Létourneau et les BouchardTaylor en orbite. On verrait aussi avec plaisir et même avec ravissement, Panurge, terrorisé à la perspective d’être un jour cocu (ou fédéraliste), consultant l’un après l’autre, comme dans Rabelais, un médecin, un géographe, un poète du genre Claude Gauvreau, un constitutionnaliste, un politicocologue, un implantologue, un devin et un philosophe in abstracto. Quelque chose comme Elvis Gratton consultant un psychiatre, un cuisinier de pointe sèche ou un anesthésiste nouvelle vague. Bref, il y a là une mine à exploiter; et ce serait bien que vous en acquerriez la propriété avant que Charest la vende au plus offrant. ! ! 495" ! Rien ne vous oblige à me croire. Pourtant, ce serait excellent de prendre ma suggestion très au sérieux. Rabelais vous donnerait sûrement sa bénédiction. ! ! 5. Yves Michaud: Je vous avais écrit quand notre Assemblée, tristement nationale en cette occasion, vous avait exécuté sans autre forme de procès. Je me souviens, même si les auteurs de ce crime font semblant de l’avoir oublié. Je vous envoie un texte, au moins pour dire, que làbas, tout là-bas, loin de Montréal « où ça s’passe », des Québécois gardent leur chandelle allumée, malgré les grands vents du large et les rafales de l’inconscience et de la trahison, y compris celle des « nôtres ». Vous ferez de mon texte tous les usages que vous jugerez bon de faire. Il y a longtemps que j’ai renoncé aux droits d’auteur, qui ne m’ont jamais d’ailleurs jamais permis de vivre de façon aussi infamante que les Rousseau, Lacroix, Jones, Desmarais, Sabia et Jean Charest. Avec ma grande estime, ! 6. PQ ! ! 496" ! Je trouverais étrange et tout nouveau que vous preniez les moyens de faire connaître aux gens de la base le texte que je vous envoie. Mais peut-être que les « hautes instances décisionnelles » du Parti seraient intéressées à un jeter un coup d’oeil. Juste pour voir si elles voient l’évidence. ! ! 7. BQ Il y a déjà pas mal longtemps que le Bloc Québécois s’intéresse plus à bien gérer les affaires du Canada que celles du Québec à libérer. Il s’occupe des affaires de la Province de Québec; et celte mission pourrait durer longtemps, longtemps; pourquoi pas encore deux siècles et demi? Mais passablement de Québécois voudraient que le Bloc Québécois et le Parti Québécois se mettent à travailler à la souveraineté, pas seulement par la bande, mais en plein dans le mille. Autrement dit, qu’ils utilisent des balles réelles, ou lieu des balles de caoutchouc ou de margarine. Vous devriez savoir aussi bien que quiconque que « vos amis d’en face » sont bel et bien nos ennemis et vos ennemis de face. Ce serait tellement beau, et efficace, de vous voir monter aux barricades quand le Canada nous fait des vacheries, c’est-à-dire de façon ininterrompue. Alors, les ! ! 497" ! ! souverainistes s’y reconnaîtraient et vous soutiendraient en bloc, comme ils le feraient si, par exemple, vous montiez à l’assaut de la Canadian Constitution qu’on nous impose, et si vous proclamiez haut et fort qu’on se moque des Québécois quand on veut leur rappeler, de façon festive, leur défaite sur les Plaines d’Abraham ou qu’on leur décerne le titre honteux de « Nation...provinciale canadienne » Nous avons enduré pendant deux siècles et demi, plus ou moins gracieusement soumis aux autres, Britishs ou Canadians. Vous pourriez contribuer à nous convaincre de nous relever. Vous me direz que vous le faites déjà. Oui, à 32% environ, alors que vous pourriez le faire au moins à 70%; ce qui nous donnerait la souveraineté. Quand donc allez-vous faire bloc pour proclamer l’évidence et la défendre?) 8. Lorraine Richard Il est possible que vous en ayez marre, vous aussi, de l’inertie accablante du Parti Québécois et que vous ayez hâte de ne plus rester sur la défensive. Je vous soumets donc un texte qui, peut-être, vous encouragera à hisser le drapeau, non pas le blanc, mais le blanc et bleu avec quatre lys dessus. ! ! ! ! 498" ! 9. Député fédéral au cas où vous aussi vous commenceriez à en avoir plus que marre de l'inertie des forces indépendantistes... Monsieur Asselin, Sans autre forme d'approbation, vous pouvez utiliser, à la centaine, par milliers, le texte que je vous envoie, pour réveiller ceux et celles de vos collègues qui dorment su a switch, comme on disait de certains sur les chantiers de la Manicouagan. Et puisque le Conseil pour la Canadian Younité utilise depuis quelque temps le deuxième réservoir des Commandites pour empissetter les électeurs du Québec, pourquoi ne trouveriez-vous pas les fonds nécessaires pour diffuser mon texte à vos électeurs? Après tout, ce texte vole plus haut que les homélies savonneuses de Michaëlle Jean. Lui rendez-vous parfois visite à votre sous-reine? Avec mes respects, ! ! 10. L’Action Nationale: Je jette une bouteille dans le fleuve, en espérant qu’elle remontera le courant et le moral. ! ! 499" ! ! ! ! Je crois utile de rappeler, à temps et à contretemps, des évidences qu’on s’ingénie à masquer ou maquiller. Vous ferez de ce texte l’usage qu’il vous plaira, sans autre forme d‘approbation. 11. Le Devoir: Vous savez aussi bien que moi que ce n’est pas The Gazette ou La Presse qui tiendraient compte du texte que je vous envoie. Destination: panier, puis omerta. Êtes-vous mieux disposés qu’eux envers le Québec? Je le crois. C'est pourquoi je vous envoie ce texte que je n’oserais pas soumettre à nos meilleurs ennemis. Vous en ferez l’usage qu’il vous plaira, sans autre forme d’approbation. L’évidence, c’est gratuit. Il suffit de vouloir la voir. Puis après, la proclamer. ! ! ! 500" ! 59. La langue et l’ADN ! À Monsieur Pierre Curzi (et à de nombreux autres) ! Le Mouvement Montréal français rapporte (en citant La Presse Canadienne du 03 septembre 2009), cette déclaration de M. Bernard Landry: « On doit rendre le cégep francophone obligatoire aux enfants de l’immigration. » D’après le journaliste qui commente cette déclaration, votre réaction aurait été la suivante: « L'intégration des immigrants au français ne peut être « réduite à une seule mesure » comme l'enseignement collégial, a-t-il noté. » « Il ne suffit pas de dire que l'on va appliquer la Loi 101 dans les cégeps et que le français va s'épanouir. Le phénomène est plus large et touche non seulement la langue d'enseignement mais aussi la langue de travail et un ensemble de facteurs», a soulevé M. Curzi, député de Borduas. « Dans cette affaire, le PQ ne se laissera pas enfermer « dans une petite porte étroite » et adoptera une « proposition solide, cohérente, avec des effets réels », a-t-il ajouté. ! Je me crois autorisé, en tant que citoyen qui essaie d’être conscient et responsable, à vous faire les observations suivantes: ! ! 501" ! 1o M. Landry, (tout comme M. Yves Michaud qui défend depuis fort longtemps cette idée (au grand scandale de la majorité des péquistes « ouverts » sans frontières sur une « inclusion » béatement béante), ne pense sûrement pas que cette mesure, à elle seule, sauverait le français en Amérique du Nord ni même à Montréal. C’est une des mesures importantes à prendre; ce n’est pas la seule. Pourquoi diable sousentendez-vous que MM. Landry et Michaud sont à ce point bornés? ! 2o Parce que cette mesure n’est pas la seule à prendre pour améliorer la qualité du français et assurer sa survie au Québec, ce n’est pas une raison pour ne pas la prendre. Soyons clairs, jusqu’à l’évidence: il ne suffit pas de porter des mitaines en hiver pour ne pas se geler les pieds; ce n’est pas une raison pour ne pas en porter. Diraient Bozo-les-culottes, Benoît XVI, Aristote, de même que le duo Tit-Cul Lachance et Tit-Paul-la pitoune. ! 3o Vous dites que le PQ ne se laissera pas enfermer « dans une petite porte étroite » - la porte, pensez-vous, est non seulement toute petite, mais fort étroite: c’est tout juste si un courant d’air pourrait y passer - et adoptera une « proposition solide, cohérente, avec des effets réels. » (Je signale au passage ce superbe « se laisser enfermer dans une petite porte étroite »... Depuis quand s’enferme-t-on ou se laisse-t-on ! ! 502" ! enfermer comme un judas dans une porte, petite ou grande? Ça ressemble à la logique joualine de Jean Chrétien qui soutenait fièrement devant le Sénat de France: « Le Canada va rester ensemble! » - Je suppose charitablement que c’est le journaliste qui s’est coincé dans cette petite porte, béante, mais capable, tout de même, de coincer et d’emprisonner le PQ...) ! MM. Landry, Michaud et beaucoup d’autres (v.g. L’action Nationale, la SSJB) ne veulent pas enfermer le PQ ni personne d’autre dans « une petite porte étroite »; vous, vous prétendez que vous allez ouvrir toutes grandes la porte et les portes. En travaillant, par exemple, à rendre tous les Québécois bilingues. Dites à Madame Marois et à tous ses conseillers que si les francophones du Québec deviennent bilingues, les immigrants ne verront jamais l’utilité d’être bilingues, eux: ils seront unilingues anglophones. Emm’nez-en des immigrants à canadianiser pour nous noyer sous un tsunami inclusif! Et ils auront deux cultures: leur culture d’origine et la culture canadian. « Et la culture québécoise dans tout ça? - Mon oeil, ou mon ...! », diront nos Zazies multiculturelles dans le métro et hors métro). Et si la culture québécoise ne passe pas par la langue des Québécois, dites-moi donc par où elle passera. Puisque « la langue, c’est l’ADN de la culture », dit Vigneault; à la suite de Molière, de Dante, de Shakespeare, de Miron, ! ! 503" ! d’Homère et de tous ceux qui ont fait la preuve qu’ils étaient cultivés. Plus un individu ou un peuple se veut multiculturel, plus il fait la preuve qu’il manque de culture. Il est devenu quelque chose qui n’a plus de nom dans aucune langue, dirait Bossuet. Faut-il s’étonner que le Canada se vante d’être multiculturel? ! Viendra peut-être un jour où le PQ adoptera « une proposition solide, cohérente, avec des effets réels » sur la langue et la question nationale. Ces dernières années, on n’a rien vu venir qui ressemblait de près ou de loin à une telle proposition « avec des effets réels ». Ainsi, le PQ s’est arrimé à la comète multi(ou pluri)culturelle Boisclair qui a traversé en triomphe le ciel du PQ, pour filer se dissoudre dans les aurores boréales. On tergiverse, on piétonne, on patine et on valse sur l’air de « la souveraineté », on « s’ouvre à l’autre », à « nos partenaires canadiens ». Nous avons prêché et pratiqué une « inclusion » si large, si vague et béante, que nous ne savons plus si nous devons nous inclure parmi les inclus ou devenir tout bonnement « eux autres ». Pour former, selon les voeux de Bouchard-Taylor, Jocelyn Létourneau et autres ingénieurs gourous, un peuple ayant la cohésion d’un amas d’oeufs de grenouilles. Une belle fraternité dans l’in-signifiance! ! ! ! 504" ! En attendant ce lendemain qui chantera en cacophonie, nous vivons sous la constitution d’un pays étranger qui, lui, avec des moyens réels et « des effets réels », nous ferme une à une nos portes. Nos immigrants, eux, s’engouffrent dans la grande porte ouverte par les leaders politiques québécois, y compris ceux du PQ. Ils deviendront des « multiculturels » de culture canadian. Nous l’aurons enfin, la Canadian Younité! ! Quand le PQ se sortira-t-il les pieds et les jambes de ce pigras devenu magonne, bouette et même slush? ! ! ! ! 505" ! ! 60. Le droit à l’information ! ! L’information, c’est un droit fondamental, comme le droit à la liberté, à la nourriture et au logement. Que tu sois à Gaspé, à Rouyn, à Sept-Îles, au Lac Saint-Jean ou au Monomotapa, tu as le droit, en vertu du droit à l’information, d’être informé de tout ce qui se passe non seulement à Montréal et dans les environs immédiats « là où ON dit que ça s’passe », mais partout ailleurs où il se passe aussi quelque chose. ! Mais il n’est pas facile de distinguer l’information de la désinformation. Laissé au bon plaisir de ce qu’on appelle les médias d’information, tu seras informé de ce qu’ils veulent bien t’informer. Tu es la cruche; eux contrôlent le robinet et le boyau de remplissage. Ils te remplissent, te bourrent de tout et de rien, à leur choix, à leur rythme, à leur bon vouloir et plaisir, et surtout conformément aux directives formelles ou informelles, directes ou indirectes, de leurs patrons qui contrôlent l’information, comme Radio-Canada et Power Desmarais Corporation. Tu les paies pour qu’ils te disent leur vérité. Ainsi, toi, à Sept-Îles, tu as le droit d’être informé de tout ce qui se passe à Montréal par les les Montréalais dont ! ! 506" ! certains s’appellent maintenant « les Montréaliens », pour bien se distinguer des provinciaux québécois. Ton information venant de là sera complète et aura comme principal objectif de déniaiser les provinciaux des régions dont un bon nombre n’ont probablement pas encore contemplé la toile du stade olympique. ! Mais, dans ta naïveté provinciale tu te diras-tu peut-être qu’eux aussi, les Montréaliens, font partie d’une région. Non, ils sont au-dessus des régions; ils sont tellement différents des régionaux qu’ils forment pour ainsi dire une autre race, et ils rêvent de se délester le plus possible et le plus tôt possible des régionaux, pour s’élever avec plus d’aisance vers le futur. En esprit, ils dominent déjà les pauvres régions, ils s’en déracinent le plus possible pour devenir une espèce de station spatiale ouverte non pas sur les minables régions terrestres, surtout pas celles du Québec, mais sur le monde en général, le monde idéal. Tu te souviens peut-être qu’à la fin du film « La soupe aux choux », on voit Louis de Funès et son compagnon s’élever en soucoupe volante au-dessus de leur région en emportant vers l’au-delà - on ne sait où, sauf que c’est chez les extraterrestres, leur lopin de terre, leur maison, leur chat et tout le reste. C’est une image assez juste de la mentalité des Montréaliens. Ils n’ont peut-être pas beaucoup d’appétit pour la soupe aux choux, mais ils aspirent s’élever avec leur île au- ! ! 507" ! dessus des régions pour devenir des espèces d’extraterrestres internationaux, interplanétaires, sans racines régionales; bref, des multiculturels délestés, volatiles et légers comme graines de pissenlit emportées au gré des vents qui passent, viennent, reviennent ou ne repassent pas. L’important, c’est de voler dans le vide vers des lendemains qui chantent en polyglotte. ! Une bonne partie de l’intelligentsia montréalaise acquiert, d’année en année, la conviction qu’il y a Montréal, puis les régions. Le Québec, c’est Montréal. Montréal est situé géographiquement au Québec, mais il est de plus en plus ailleurs. Eux, à Montréal, sont ouverts sur le monde, leur monde est cosmopolite, alors que le monde des régionaux est clôturé, enfermé dans une étroite région. Les pauvres régionaux sont attachés, rivés à la terre par leurs racines; ce qui les rend pratiquement incapables de s’élever au-dessus de leur misérable horizon. Les Montréaliens, eux, n’ont pas de racines; ils sont libres; tout en restant de corps à Montréal, ils sont libres de vivre en esprit un peu partout, sauf au Québec. ! De mon passage à Montréal, j’ai un souvenir qui me semble parfaitement approprié à ce que je suis en train de dire. Ce jour-là, je voyageais en taxi, et les chauffeurs de taxis sont portés sur la conversation, sans troc de préambules inutiles. Ils en viennent vite au fait, parce que, dans leur métier, le plus vite on est rendu, le mieux c’est pour la ! ! 508" ! rentabilité. Sur la banquette avant de la voiture, je voyais un gros livre, d’au moins quatre cent pages. Il est rare de voir des livres et d’aussi gros livres à portée de main d’un chauffeur de taxi. Étonné, je lui demandai ce qu’il était en train de livre. Il me répondit qu’il lisait un livre qu’il considérait comme le plus précieux des livres. Je lui demandai pourquoi. « Voyez-vous, me dit-il, ce livre m’enseigne à bien utiliser mon corps astral. » C’était la première fois que j’entendais parler du corps astral. Je lui demandai donc humblement de me dire ce qu’il entendait par corps astral. « Mon cher monsieur, le corps astral, c’est le corps que nous possédons en dehors de notre corps physique. C’est un corps bien différent de notre corps corporel. Tenez, moi par exemple, vous voyez mon corps physique. Voyez-vous mon corps physique? - Oui; du moins il me semble. - Mais voyez-vous mon corps astral? Franchement non. - Et vous avez bien raison: mon corps astral n’est pas actuellement dans mon taxi. - Mais alors, où est-il? - Il est, comme son nom l’indique, dans les astres, bien au-dessus de Montréal et du reste de la planète. Mon corps physique que vous voyez en train de chauffer un taxi, n’est que la figure, l’ombre de mon vrai corps, mon cops astral. Le livre que je suis en train de lire m’a fait découvrir cette chose extraordinaire C’est à lire sans faute. » Nous arrivions avec nos deux corps corporels et le taxi non moins corporel à ma destination. Je remerciai le chauffeur de sa gentillesse et de l’information très précieuse ! ! 509" ! qu’il venait de me donner. Je crus raisonnable de donner un pourboire à son corps corporel, même si son vrai corps n’en avait probablement que faire. ! La morale de cette course en taxi. Quand un gars des régions se rend à Montréal, il doit s’attendre à rencontrer des gens très différents de lui, qui planent bien au-dessus de lui, dans les astres. Ils sont Montéalais de corps mais extraterrestre ou extraterritoriaux en esprit. À Sept-Îles où je vis, je n’ai jamais rencontré de chauffeur de taxi ou de camion qui m’ont entretenu de leur corps astral. Ça ne veut pas dire qu’il n’y en a pas; mais ils sont rares. La très grande majorité des Septiliens croient qu’ils vivent à Sept-Îles et qu’ils n’ont pas deux corps dont l’un serait astral. ON en apprend des choses quand on se rend « Là où ça s’passe »! ! Je n’invente pas, je ne persiffle pas, je ne sifflote même pas comme un merle moqueur. C’est un de leurs gourous les plus médiatisés et chouchoutés, Guy A. Lepage, la star aux belles oreilles, qui, parlant au nom de l’intelligentsia montréalienne, déclarait ceci, avec une franchise aussi brutale qu’arrogante: On s’identifie de plus en plus à l’endroit d’où l’on vient. Pendant des années, je me suis dit: je suis un Québécois par rapport au Canada, un indépendantiste par rapport aux fédéralistes. Je me rends compte que, de plus en ! ! 510" ! plus, je suis un Montréalais. C’est mon identité. Et la plupart des gens qui pensent comme moi viennent de Montréal. (...) J’ai plus de complicité et d’intérêts en commun avec des gens qui vivent à San Francisco, Barcelone, Stockholm ou New York qu’avec des gens des régions du Québec.1 ! Vous avez là, parfaitement exprimée, la mentalité internationale des insulaires montréaliens. Il s’ensuit que ton droit à l’information sera comblé par l’information montréalaise qui n’a que faire de ce qui se passe dans les régions. Ils sont convaincus 1o qu’ils sont des multiculturels, cosmopolites, transcontinentaux; 2o que c’est à Montréal que « ça s’passe ». Quoi? Tout ce qui est important pour toi où que tu sois en dehors de Montréal - pour le Québec, pour le monde. ! Deux exemples et ça suffira. Au mois de février, s’il tombe dix pouces de neige dans ta région, tu n’en fais pas un psychodrame et un mélodrame; tu prends ta tuque, ta pelle, tes mitaines, ta souffleuse, et tu déneiges. Tu penses, toi, le régional, que dans les régions autres que la tienne, par exemple, en Abitibi et en Gaspésie, ça se passe à peu près 1 L’Actualité, janvier 2008. ! ! 511" ! comme chez toi, que ta télévision locale, en parlera pendant quelques heures et qu’on passera à autre chose. Eh bien! tu te trompes, et grandement. En vertu de ton droit à l’information, Radio-Canada, Radio-Montréal t‘informera que cette tempête épouvantable occasionne des ennuis à peine imaginables. Et cent fois par jour RadioMontréal t’informera, toi, le régional, qu’à Montréal « là où ça s’passe », c’est l’enfer. De dix minutes en cinq minutes, on t’informera où en sont rendus les travaux de déneigement, si on a réussi à déblayer les trottoirs, les deux côtés de la rue, ce que prévoient les responsables du déneigement d’heure en heure interrogés sur l’évolution des travaux, quelle proportion des travaux de survie restent à faire, si l’an passé, à pareille date, on avait reçu autant de neige. Il faut également qu’on te dise ce que pensent l’homme de la rue et la femme du trottoir de cette catastrophe internationale, de ce tsunami dévastateur. Toi, à Sept-Îles, tu encaisses. Et tu te demandes, avec de plus en plus d’insistance au fil des jours où t’arrive l’information que tu as droit de recevoir, surtout si elle vient de Montréal, comment les gens peuvent être andouilles à ce point pour rester pognés une semaine ou deux dans dix pouces de neige. Il n’empêche, ton droit à l’information, c’est sacré, et tu dois apprendre que tu n’es pas le nombril de monde. Le nombril du monde, et ton nombril, ils sont à Montréal! ! ! ! 512" ! Si tu penses encore que je caricature et invente effrontément, surveille la prochaine tempête de huit ou dix pouces de neige qui s’abattra sur Montréal; et tu me diras ce que tu en penses, après dix jours de déneigement, de l’avalanche d’informations qu’on t’a données en vertu de ton droit à l’information, même si, malheureusement, tu n’a pas le privilège de vivre à Montréal, « là où ça s’passe ». ! Et quand arrive enfin la grippe, oh la la! ta soif et ta fièvre d’information seront comblées, à leur comble, c’est-à-dire ad nauseam. Ce qui se passe dans les régions avec cette pandémie -catastrophe dont on t’informe depuis déjà des mois, c’est bien secondaire. Ce qui importe, c’est d’être bien informé sur deux choses: 1. sur la Grippe A en général; 2. sur la Grippe A à Montréal et en périphérie immédiate. Cent fois par jour, les journalistes consciencieux suivront le virus à la piste et on te dira comment il se comporte à Rosemont, puis à Outremont, puis à Laval, puis à Longueuil. On te montrera les files d’attente, on demandera aux gens ce qu’ils pensent de la grippe en général et de la Grippe A en particulier, s’ils ont peur de la grippe, s’ils ont déjà eu la grippe et comment ils ont survécu. On ne manque pas de te montrer régulièrement et en gros plan -comme les oreilles du journaliste Lacombe à l’écoute - comment les infirmières s’y prennent à Montréal ou dans les environs immédiats pour manier proprement, efficacement et même élégamment, leurs seringues, quelles ! ! 513" ! sont les réactions des piqués et quel est leur taux de satisfaction face aux méthodes utilisées pour les piquer, aux horaires et aux endroits des piqures, à la gentillesse des infirmières et à leurs chances de guérison sans effets secondaires. ! J’ai encore l’air d’exagérer effrontément, par pur besoin de satisfaire mon sadisme. Il n’en est rien. Ouvre la RadioMontréal chargée d’informer toutes les régions du Québec de ce qui se passe à Montréal. Écoute bien. Après, tu pourras me dire si Radio-Montréal respecte ton droit à l’information en te donnant des informations on ne peut plus détaillées et précises sur leur grippe, sur leur neige, sur Michael Jackson, sur les fugues de Tiger Woods ou sur les dernières de Janette Bertrand. Là, tu parles! Et tu parles comme quelqu’un qui sait de quoi il parle et qui est capable s’élever au-dessus des régions pour embrasser d’un regard panoramique la culture internationale. ! Ils se font de plus en plus à l’idée que Montréal peut fort bien se passer des régions, que le Québec est appelé à devenir montréalais ou plus précisément, montréalien. Leur pays, ce sera Montréal. D’ailleurs, foin des pays et foin des patries! L’homme moderne, évolué, tourné vers l’avenir, n’a plus besoin de pays ni de patrie: l’univers lui suffit. Tant pis pour les demeurés des régions qui pensent qu’il est bon d’avoir un ! ! 514" ! pays, avant d’avoir l’univers, ou du moins de chercher à s’en donner un, avant de se donner l’univers. D’autant plus que tu ne peux pas élargir ton horizon, si tu es poteau sans racine. ! Autrefois - et c’est encore le cas pour la très grande majorité des humains qui n’ont pas la possibilité d’accéder au statut de snobs désoeuvrés - on ne croyait pas que c’est un très grand avantage d’être sans patrie, un exilé, un apatride; ces « bornés » ne croyaient pas non plus qu’être sans patrie, ça permet l’ouverture sur le cosmos. Depuis soixante ans, cent cinquante peuples se sont battus pour avoir un pays à eux, avec l’obstination de quelqu’un qui cherche à avoir une maison à lui, plutôt qu’un loyer dans un building, même si le building est international et s’élève fièrement comme les Twin Towers et les Babels que Dubaï est en train de se donner, d’avoir une famille à lui, avant de dialoguer uniquement avec les familles des autres. Désormais, selon les plans et devis des universitaires déracinés, selon les décisions des panélistes des forums internationaux, les rédacteurs des commissions d’enquête sur les accommodements ouvrant sur l’infini multiculturel, ce sera une fierté et tout un honneur d’être un apatride de niveau international et même planétaire. Il préférera la tomate universelle Monsanto à celles que cultivait sa pauvre grandmère dans son petit jardin. ! ! 515" ! « Désormais, l’homme nouveau, l‘homme du Nouvel Âge, sera un « camarade » planétaire, mettant l’Internationale multiculturel bien au-dessus de son minable petit hymne national. Avant de penser qu’il est un Polonais, un Italien ou un Hongrois, il sera le camarade universel c’est-à-dire ursse. Ils disaient cela, les penseurs de ce temps pas lointain mais déjà révolu. Les peuples ont fini par déloger les idéologues creux et sans racines, comme ils ont déboulonné les belles statues de Staline et comme ils ont dynamité les empires, pour faire place à la vie, à leur vie à eux. ! Les idéologues québécois snobs actuels reprennent le flambeau de l’homme à dépayser, à déraciner, à décultiver, pour le transporter comme un flamant rose de plastique sur le beau gazon international à perte de vue. On peut penser ici à cette maison aseptisée et drôlement kétaine décrite par Tati dans Mon oncle ou vaste bordel de luxe de Las Vegas. Pensez-en ce que vous voulez de l’idéal des las végaseux, canadianeux et montréaliens. Moi, ça m’écoeure. Parce que ce sont des idéaux sans racines, appelés à se flétrir puis à s’écrouler comme le Mur de Berlin et la coupole du British Empire. Sans parler de l’idéal cimenté dans les Twin Towers devenues un trou plutôt creux. Par ces trous ambitieux, la vie refait surface. Par la coupole éventrée du British Empire de la Reine Victoria, ! ! 516" ! l’Inde recommence à respirer le vent de la mousson plutôt que la brume de Londres, et à marcher sur ses deux petites jambes plutôt que sur les échasses dessinées par les maîtres à penser des British. C’est la vie! C’est-à-dire le contraire de la mort dans des cimetières sans frontières. ! ! ! ! 517" ! 61. Mon cantique avec quelques créatures ! (Puisque saint François n’a pas eu le temps de tout dire...) Je vois souvent mon chat Roméo enroulé dans une longue et voluptueuse méditation. De quoi verser de chaudes larmes de reconnaissance. Et quand Roméo mon chat baigne dans sa contemplation passive avec ma chatte Juliette tendrement enroulée à ses côtés, oh alors! Ce spectacle, s’ils voulaient bien le voir, pourrait assouplir la couenne et adoucir les moeurs des plus durs parmi les endurcis Hell’s Angels, Bandidos, Rock Machines, Ku Klux Klanais ou kamikazes boostés au TNT de leur hystérie religieuse. Il faut rendre grâce au Seigneur - et je le fais souvent - de nous avoir donné ces deux chats qui sont venus se réfugier chez nous, parce que leurs maîtres, des « maudits ! ! 518" ! malfaiteurs », des gens très-très mauvais, au coeur de granit noir, les avaient abandonnés. Pour aller se réfugier loin de leur crime, probablement à Montréal, sous la garde des Hell’s Angels. Délit de fuite qui relève du code criminel. Ces chats orphelins, nous leur avons donné des noms d’emprunt mais qui leur vont très bien. Seigneur, je te loue et t’exalte pour et avec mes chats enroulés dans leur longue et voluptueuse méditation. Cette fameuse « contemplation passive » dont parlent avec envie les mystiques. Et quand ils sortent de leur prière paisible pour marcher parmi nous, sur la terre des hommes, avez-vous déjà vu quelque chose de plus admirable que l’élégance, la dignité, la race et la souplesse d’un pas, d’un entrechat, d’un saut ou d’une pirouette de chat? Le chat qui saute sur ta table devrait suffire à te ! ! 519" ! ravir en action de grâce. Quand il est chaton et joue avec sa queue ou essaie d’attraper au vol les premiers flocons de neige de sa vie, il nous invite à croire aux anges et à tout le reste de ce qui est beau léger, aérien, et gracieux comme un colibri... ou un chat. ! Ma chatte Juliette est chatte jusqu’au bout de ses mignonnes petites pattes roses. Affectueuse, autant, sinon plus, que la Juliette du grand poète. Évidemment, elle connaît à peu près tous les moyens de séduction. Et elle en rajoute. Si on ne l’a pas caressée depuis un quart d’heure, elle trouve le moyen de vous rappeler à l’ordre et à mettre votre sincérité à l’épreuve. Elle saute sur la rampe de l’escalier qui mène au soussol. Un bond de trois pieds, pour se mettre à marcher sur la rampe de bois qui fait un ! ! 520" ! pouce et deux lignes de largeur. Un équilibriste au-dessus des chutes Niagara! Et elle miaule, pour vous avertir qu’elle peut, à tout moment, tomber dans l’escalier et se blesser, et peut-être même gravement, par votre faute, par votre grande faute. Elle nous invite donc, si nous avons un reste de coeur, à la tirer de ce danger mortel: « Vous n’allez tout de même pas me laisser tomber dans la cave! Prenez-moi dans vos bras et dites-moi que vous m’aimez, que vous donneriez même votre vie pour mériter mon amour. » Seigneur, soyez loué pour l’astuce amoureuse de Juliette, astuce aussi subtile et raffinée que celle de la fameuse rose du Petit Prince avec sa toux d’emprunt dans un courant d’air imaginaire. ! ! ! 521" ! J’ai déjà vu, dans un reportage sensible et intelligent, un merveilleux mignon petit chamois, fier et souple comme un chat. Lui, son plaisir, c’est de sauter de rocher en rocher. Mais pas sur n’importe quel rocher. Il les choisit grand comme un trente sous et situé assez loin, là-bas. Puis, avec une précision et une grâce infinies, il bondit et va se déposer, léger comme duvet de mésange ou la graine aéroportée du pissenlit, sur la fine pointe du rocher ronde et pas plus grande qu’un trente sous. Ses quatre petits sabots noirs, bien plantés au coeur de la cible, disent sa fierté d’avoir réussi pareil exploit. Et quelle fière allure a ce petit chamois perché tout là-haut! Un équilibre vertigineux! Seigneur, je te loue et te rends grâce pour les chats et les chamois, soit qu’ils ! ! 522" ! sommeillent dans ta paix ou qu’ils prennent plaisir à danser et bondir sur la terre des hommes et la pointe des rochers. Je vous plains si, voyant sur la branche l’écureuil, queue en panache, assis en majesté comme un roi, l’oeil rond et vif, tenant dans ses menottes et les tournant et retournant à triple vitesse le cône, la pistache et la noisette dont il réclame l’amande; je vous plains, dis-je, si vous ne vous êtes pas arrêté, retenant votre souffle, et vous demandant pourquoi on pouvait être si beau. Si vous ne vous êtes pas arrêté, passant, le nez en l’air, indifférent, en vous disant comme toujours: « Ya rien là! » eh bien! je refuserais de marcher devant vous dans une ruelle par une nuit sans lune. Et cet écureuil, il peut être non moins comique que le chaton hypnotisé par sa ! ! 523" ! queue circulaire. J’en ai vu un faire le clown plus ou moins volontaire avec une pomme que je lui avais offerte sur le plancher de la galerie d’un camp d’été que nous avions loué à Alma, cette ville renommée pour avoir les conducteurs de véhicules les plus inconscients du Québec. Mais enfin, là n’est pas la question. Était-il dévoyé et étourdi, cet écureuil, comme les humains qu’il côtoyait? C’est possible. Il parvient à y planter les dents pour une bonne prise après avoir longtemps jonglé avec elle comme si c’était une énorme cocotte polie comme une bille de billard. Après avoir réussi cet exploit, il voulut, avec sa grosse pomme, rejoindre son garde-manger sous la corde de bois en bordure du boisé. Pour ce faire, il devait descendre les quatre marches de l’escalier. Au lieu de le descendre, il déboula tout simplement, comme une pomme, mais ! ! 524" ! en prenant bien soin de ne pas la perdre, sa pomme. Ça ressemblait au jeu de l’écureuil et de la pomme. Et ce n’était pas sans rappeler les manoeuvres que font les chauffards et chauffardes d’Alma après avoir signalé qu’ils ne les feraient pas. Seigneur, sois loué pour l’écureuil et pour sa pomme qui est aussi la tienne. Mais pas pour les innombrables chauffards inconscients d’Alma, car ce n’est pas toi qui leur as donné le permis de se si mal conduire. ! Seigneur, si j’en avais toujours la possibilité, je m’arrêterais et me mettrais à genoux chaque fois que je passe devant mes ancolies. Leur variété, leur élégance et ce brin d’humour de leurs pompons qu’elles ! ! 525" ! portent comme grelots de clown au bout de leurs pétales... Il est rare que je passe une journée à la pêche sans voir de libellule. Même quand il n’y a pas de truite en vue, il y a quelque libellule en vol. J’ai déjà dit mon émerveillement devant le mot libellule, et ma profonde reconnaissance pour celui qui a inventé ce mot extraordinaire. Imaginez: il va vu une libellule voler sur ses quatre ailes; ce qui est déjà un genre de vol exceptionnel dont bien peu d’insectes ou d’oiseaux peuvent se payer le luxe. Quatre ailes, et en plus des ailes diaphanes, plus légères que ces graines de pissenlit qu’on a vues plus haut planer en parachute. Et ce qu’il faut de talent pour faire fonctionner à l’unisson ces quatre moteurs différents! Et aussi pour les maîtriser si bien qu’elles (qu’ils) peuvent ! ! 526" ! vous immobiliser quand c’est nécessaire, par exemple, pour examiner de plus près un maringouin hypocritement immobile sur une tige de roseau ou une mouche bleue en train de faire sa toilette furtive entre deux grains de bleuets. L’homme, donc, fut pris d’un grand amour pour cette libellule que les plus futés des scientifiques n’auraient même pas pu imaginer. Mais il n’en connaissait pas le nom; et il a bien fait de ne pas attendre que les scientifiques, comme c’est leur coutume, l’affublent d’un nom barbare en la baptisant, par exemple, quatroptérotor. Alors, lui, en homme sensible, sensé et intelligent, sur-lechamp, il lui en inventa un, et de très bonne race. Une trouvaille linguistique parmi les plus étonnantes, éblouissantes et belles qui soient. Imaginez: il inventa un mot avec ! ! 527" ! quatre ailes! Et depuis, si on ne s’est pas embouti et plastiqué la sensibilité et le coeur, on ne peut plus écrire ou prononcer ce mot sans ressentir un petit frisson d’aile. Et si on est encore capable de faire une différence entre des ailes et ses pieds. Je ne serais pas surpris si on m’apprenait aujourd’hui pour demain que l’inventeur de ce prodigieux mot libellule, c’est précisément le même qui inventa les mots paruline, marjolaine et mousseline. Pendant qu’un de ses voisins, plutôt lourd et rustaud, ancêtre des footballeurs blindés et boostés aux stéroïdes anabolisants, inventait les mots r h i n o c é r o s , b u l l d o z e r, t e r m i n a t o r, implantologue, pitbull, multiculturalisme et entrepreneurshippeur(shippeuse). ! ! ! 528" ! Je disais que parfois on voit des libellules, sans voir l’ombre d’une truite. Mais il arrive aussi qu’on voie une ou plusieurs truites sans entrevoir l’ombre d’une libellule. Par exemple, quand il pleut à boire le lac: les truites jubilent, mais les libellules se défilent, s’immobilisent et rêvent de festins fabuleux. Pendant ce temps et presque tout le temps, la truite est en mouvement. Si elle s’immobilise, c’est parce qu’elle actionne ses nageoires pour battre la mesure ou le rythme du repos. Une truite qui saute hors de l’eau et qui, pour un instant, ruisselle de soleil, c’est un autre de ces spectacles qui invitent à l’action de grâce l’homme non perverti. Et c’est pourquoi, Seigneur, je te rends grâce pour toutes les truites que j’ai vu sauter hors de ! ! 529" ! l’eau, pour toutes celles que j’ai vu sauter sur ma mouche ou frétiller au bout de mon lancer léger; sans oublier celles que j’ai fait sauter dans la poêle à frire. Une des premières réactions qu’eut saint Pierre dans les jours qui suivirent la Résurrection, peut sembler étonnante, irrévérencieuse, voire scandaleuse, si on n’y pense pas trop, et surtout si on y pense mal. Le Christ ressuscité avait dit à ses apôtres d’aller l’attendre sur les bords du lac de Tibériade: il s’y rendrait quand ce serait le temps. Mais le temps passait, puis repassait, et eux, ils attendaient, en se tournant les pouces, en se grattant la tête et en se tirant la barbe. Après quelques jours à faire le pied de grue sur le sable du rivage en se tenant les mains au-dessus des yeux pour mieux scruter l’horizon, au cas où, saint Pierre, qui ! ! 530" ! aimait bouger, en eut plein le dos et s’écria: « J’en ai marre! marre! marre! Je vais pêcher! » Et sept autres de ses compagnons impatients, tannés d’attendre, répondirent en choeur: « Nous autres itou! On part. » Ce qu’ils firent illico, avec un p’tit lunch vite préparé en vitesse. Ils retrouvaient l’allégresse et l’innocence de leur enfance. Ce qui scandalisa fort les pharisiens d’alors et d’aujourd’hui, constipés de perfide dévotion. D’après eux, les apôtres auraient dû faire oraison, au lieu de s’amuser à pêcher le poisson. Si c’était vrai qu’ils avaient vu le Christ ressuscité, comment osaient-ils se permettre pareille futilité? Cette histoire de pêche m’autorise à faire un rêve, bien raisonnable, pour peu qu’on y pense sensément. Quand j’entrerai au ciel en tournant la clé que saint Pierre m’aura ! ! 531" ! gentiment présentée, après avoir jeté un regard panoramique pour voir si ceux que je tiens à revoir se trouvent bien tous là, je dirai à l’oreille de saint Pierre: « Quand estce qu’on va à pêche? » Et ça ne m’étonnerait pas que, fort réjoui de rencontrer enfin un de ces rares saints resté tout à fait normal, il me réponde à l’oreille, derrière sa main gauche tendue en écran: « Parles-en pas à personne: on y va tu suite. Juste le temps de fermer la porte à clé. J’en ai marre! J’étais pas fait pour être portier, moi, mais pêcheur, au grand large, Seigneur Dieu! » Il est impulsif, saint Pierre, et c’est très bien comme ça. ! En rendant hommage et action de grâce à la truite, à saint Pierre et à la libellule, g a r d e - m o i , S e i g n e u r, d ’ o u b l i e r t e s ! ! 532" ! grenouilles! Qui sont aussi les miennes, puisque tu m’en as fait cadeau. Certes, les hirondelles et les merles aussi sont dignes de louange, parce qu’eux aussi font et nous donnent le printemps; les merles, en avril, et les hirondelles, au milieu de mai. Les grenouilles, elles, nous y plongent au début de mai. Je parle ici du printemps sur la Côte-Nord du Québec, sur le continent nord américain. Notre printemps est aussi beau que partout ailleurs, parce que longtemps désiré. Contrairement à ce que pensent beaucoup de Montréalais à mentalité insulaire, sur la Côte-Nord nous aussi nous avons un printemps, et aussi beau et bon que les printemps en amont. Plus que la Nature, ce sont les hommes qui font le printemps, s’ils ! ! 533" ! le méritent. Avec les grenouilles, cela va de soi. Au début de mai, dès qu’approche la nuit, les grenouilles entrent en ébullition. Et il est difficile d’entendre un concert plus pur et aérien que celui de ces princesses de la nuit au regard extatique et mouillé, avec de belles longues cuisses luisantes et polies. Les mâles coassent en sourdine, les narines bouchées, en baragouinant des borborygmes, des interjections caverneuses, des banalités subliminales; c’est ce qu’ils peuvent faire de mieux. Les femelles, elles, ne coassent pas, mais chantent, à voix plus claires et cristallines que les flûtes traversières les mieux inspirées. Qui n’est jamais sorti un soir de printemps uniquement pour aller s’enivrer au lyrisme des grenouilles, celui-là, il est vraiment d’une nature ingrate et stérile. ! ! 534" ! Dangereux, parce que mauvais. Et s’il s’est contenté de sortir seulement une fois pour aller écouter ce concert « énervant » et qu’il est rentré aussitôt en disant: « Ça vaut bien la peine! », c’est, Seigneur, vous le savez, quelqu’un qui ne sait pas quoi vous dire quand il lui arrive de vous rencontrer. Autrement dit, il n’a pas de coeur. ! Tes belettes, nos belettes, Seigneur, ne sont pas en reste. Je m’en voudrais de ne pas les rappeler à ton attention. Elles sont à la fois plus peureuses que des lièvres - « douteuses et inquiètes », dirait La Fontaine - et plus curieuses que des fouines. C’est là des qualités qu’on peut louer, chez elles. ! ! 535" ! Il m’est arrivé plusieurs fois d’en rencontrer à l’automne quand je fais ma récolte de lièvres, de ces lièvres heureux d’avoir perdu doucement le souffle dans mes collets, au lieu de mourir martyrisés par les dents d’un impitoyable renard sans pitié ni remord. Et rencontrer une belette, c’est une promesse de plaisir. Ce jour-là, je suis agenouillé près d’un ruisseau, en train de d’écorcher et d’éviscérer la douzaine de lièvres décédés paisiblement dans mes collets. Un lièvre fournit au moins la moitié de son poids en débris, plus ou moins utilisables selon les civilisations. Certaines de nos nations amérindiennes, dit-on, utilisaient le contenu des intestins de lièvre pour en faire un ketchup fort relevé qu’ils adoucissaient au ! ! 536" ! petit thé des bois. (Dieu les bénisse quand même!) Ces débris, je les jette à quelques pieds de moi. La belette, au fond de son terrier, a tôt fait de se réveiller, « par l’odeur alléchée », et déjà enivrée par ces effluves de lièvre tout frais. « La dame au nez pointu » se pointe donc à la sortie de son trou creusé sous un vieux tronc d’arbre renversé. Elle frémit d’une envie folle, mais n’ose pas s’approcher, ne sachant pas encore si je suis bon ou méchant. Avec délicatesse, je lui envoie quelques vestiges de lièvre, non loin de son trou. Elle hésite, rentre dans son trou, réapparaît aussitôt, hésite encore, mais finit pas sortir en trompe de son trou pour happer la forçure ou les pattes d’un lièvre, puis se ! ! 537" ! précipite dans son terrier, sous l’effet, semble-t-il, d’une frayeur incontrôlable. Mais c’est une courte pause, car « c’est une rusée », dit encore La Fontaine. L’envie du lièvre lui fait surmonter sa peur bleue et la voilà de nouveau sur le seuil de sa porte. Cette fois, elle hésite moins longtemps avant de bondir à la chasse du lièvre. Comme les chiens non dévoyés par leurs maîtres, elle a tôt fait de reconnaître ceux qui méritent confiance. Ces manoeuvres dureront tout le temps que durera le dépouillement de mes douze lièvres. Et ça prend plus d’une demi-heure. J’ai beau travailler très vite, en expert, il me faut quand même deux ou trois minutes par lièvre. Le travail bien fait et terminé, je peux partir l’âme en paix: ma belette vient de ! ! 538" ! stocker des réserves de nourriture pour vivre à l’aise jusqu’au mois de mai. Lui ayant rendu un tel service, je me crois autorisé, avant de partir, à taquiner la gentille et rusée belette. La dépouille de mon dernier lièvre: peau, pattes avant et tête fourrée, je lui offre tout, en signe d’amitié et d’adieu. Et là commence le meilleur de la comédie. Je soupçonnais qu’il allait se passer quelque chose d’intéressant; mais ce qui se passa dépassait de loin mes intuitions. La belette s’empare de cette proie qui, même si elle est inerte, lui pose de sérieux problèmes de logistique. C’est pesant et encombrant, et surtout c’est d’un diamètre et d’une circonférence plus considérables que celui de sa porte de cuisine. Vingt fois elle s’acharne à faire entrer ce maudit lièvre dans son garde-manger. Même mort, le lièvre n’en ! ! 539" ! fait qu’à sa tête, tout comme ceux du professeur Cocon; il refuse justement qu’on lui passe la tête par ce trou noir sous un billot. La belette s’acharne; le lièvre résiste. Duel épique! La belette s’avise alors que si elle essayait d’engranger ce lièvre récalcitrant par l’autre entrée de son terrier, de l’autre côté du billot, ce serait peut-être la solution rêvée. Alors, plutôt péniblement, elle tire la dépouille mortelle du lièvre pour lui faire franchir l’obstacle du billot qui fait quand même une trentaine, peut-être même quarante centimètres de haut. Elle finit par réussir à le tirer tout là-haut et le laisse choir. Et recommence le jeu du lièvre, de la belette et du trou. Je me suis déplacé pour suivre les manoeuvres de ma chère belette. Et, comme je l’avais deviné sans trop de mérite ni de ! ! 540" ! peine, je vois que tous les efforts de la belette sont aussi vains qu’inutiles. Elle se dit donc que si elle essayait d’introduire son lièvre par la porte principale, ça serait peut-être plus facile. Tout à l’heure, c’était impossible; mais qui sait ce qui a pu se passer entre temps? Peutêtre que le trou s’est agrandi et que le lièvre s’est assoupli sous l’effet de la gymnastique qu’elle lui a fait faire. Belette refait donc l’ascension du maudit billot avec son précieux mais maudit fardeau. C’est fait. On essaie de nouveau le match du trou et du lièvre. Échec et mat! Combien de temps durèrent les essais? Et furent-ils couronnés de succès? Qui lo sait? Quand je suis repassé là l’automne suivant, il n’y avait plus aucune trace de la dépouille de mon lièvre. Ce qui ne prouve nullement que ! ! 541" ! la belette avait réussi à lui faire la passe. Et elle n’a pu me le dire: elle semblait avoir quitté définitivement ces lieux. J’eus beau lui offrir en hommage deux belles forçures de lièvres de l’année, elle ne donna aucun signe de vie. Peut-être était-elle morte entretemps. D’un infarctus ou d’une indigestion de lièvre? Dites-le moi quand vous le saurez. ! ! ! Ta 542" ! ! TABLE DES MATIÈRES 1. Bulletins de santé (2006) …………………………. 2 2. Culture, politique et langue (1981) ……………….. 7 3. Poésie, âme et vie ………………………………….. 15 4. De la borne bornée à l’arbre en croissance (1979) . 16 5. La grenouille et l’oeuf ……………………………… 24 6. Et ton sexe, comment va? …………………………. 28 7. Des émissions sans dessus dessous ……………….. 34 8. En parlant de squelette ……………………………. 39 9. La tyrannie des sondages ………………………… 44 10. Pourquoi l’art? …………………………………… 51 11. Petite chanson digestive …………………………. 56 12. Les belles voix des chanteurs fédéralistes de RadioCanada (1980) …………………………………… 58 13. Genèse (1973) …………………………………… 62 14. Timbrés (1972) ………………………………….. 64 15. Si les morts ensevelissent les vivants (1973) …… 66 16. Article à The Gazette (1972) …………………… 75 17. Comment donc s’appelle un étudiant? (1982) …. 81 18. L’orientation …………………………………….. 87 19. Vocation essentielle ……………………………. 100 20. Le goût des racines et du vent (1974) …………. 107 21. C’est demain que j’avais vingt ans …………….. 115 22. Faute de niveau ………………………………… 118 ! ! 543" ! 23. Le rouge et la tulipe …………………………… 120 24. La Justice a les bras longs ……………………. 125 25. Lettre fermée à M. Jean Bienvenue ………….. 128 26. Bien changé? …………………………………… 132 27. Résurrection …………………………………… 137 28. Lettre à Jean Larose …………………………… 139 29. Ne dites pas, mais dites ………………………… 147 30. Dialogue de malentendants plutôt sourds …….. 150 31. La bonne nouvelle du désespoir ………………. 158 32. Vengeance du Manitou? ………………………. 167 33. Je suis un athée ……………………………….. 188 34. Mourir de sa belle mort ………………………. 193 35. As-tu ton outil bien en main? ………………… 203 36. Marcher sur la lune …………………………… 221 37. « Jouez gagnants: donnez vos organes! » ……. 230 38. Descendre ou monter sa pente? ……………… 245 39. Les vertus du muet …………………………… 258 40. Sous-titrages ………………………………… 261 41. Premier ou dernier jour? ……………………. 264 42. Que voyez-vous, vous, dans le noir …………. 265 43. Savoir-faire ou ne pas savoir ………………… 267 44. Fêtons sainte Halloween …………………… 271 45. Un proverbe vrai …………………………… 273 46. Bonnes nouvelles …………………………… 274 47. As-tu des idées? Si oui, lesquelles? …………. 281 ! ! 544" ! 48. Nos valeurs dans la baratte CROP ……….. 308 49. Dans l'ombre du pissenlit …………………… 360 50. À Michel Brûlé, Les intouchables ………….. 423 51. Accommodement raisonnable ………………. 425 52. Lettre à Madame Lorraine Richard ………… 427 53. Les déracinés ………………………………… 434 54. Pourquoi? ……………………………………. 450 55. Lettre pour présenter Et le Verbe s’est fait chair….. ……………………………………………………..455 56. C'est triste ………………………………………. 457 57. Une certaine évolution glacée-glaciale ………… 462 58. Aux destinataires de mon texte Faire voir et proclamer l’évidence …………………………… 491 59. La langue et l’ADN …………………………….. 500 60. Le droit à l’information ………………………… 505 61. Mon cantique avec quelques créatures ………… 517 ! !