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Introduction de : RECONNAISSANCE ET DISCRIMINATION : PRESENCE DE L’ISLAM EN EUROPE OCCIDENTALE ET EN AMERIQUE DU NORD, sous la direction de U. Manço, L’Harmattan – Compétences interculturelles, Paris 2004. Musulmans et islam en Occident : révélateurs des limites du pluralisme culturel démocratique ? Ural Manço « Ils disent que Ferdinand est un roi sage, alors qu’il ruine son propre royaume pour enrichir le mien » Paroles attribuées au sultan ottoman Bayazid II (1447-1512) lorsqu’il accueillit les Juifs chassés d’Espagne en 1492. L’islam n’est pas un fait nouveau pour l’Occident. Depuis son avènement sur la scène de l’histoire, l’islam en tant que religion et civilisation est présent de manière quasi permanente sur le sol européen. L’islam n’est pas étranger à l’Europe. C’est au contraire un facteur civilisationnel qui, parmi d’autres, a contribué à l’édification du « Vieux continent ». Les Arabes arrivent dans la péninsule ibérique moins d’un siècle après la mort du Prophète. La brillante civilisation arabo-andalouse dure près de huit cents ans. Par ailleurs, les Arabes vivent durant différentes périodes du Moyen Age tant sur les îles « européennes » de la Méditerranée, comme en Sicile et à Malte, que dans le Midi de la France en bonne intelligence avec les populations locales. Le rôle de passeur d’idées voire de catalyseur joué par la civilisation arabo-musulmane dans l’avènement de la Renaissance est reconnu par beaucoup d’historiens. A l’est du continent, les cavaliers arabes apportent leur nouvelle religion dans le Caucase vers 655. Au 11e siècle, l’islam s’implante en Anatolie avec les Turcs seldjoukides. L’islam fait irruption en Russie d’Europe au 14e siècle avec les peuples tatars. Plus tard, la souveraineté ottomane se prolonge du 14e au 20e siècle en Europe centrale et plus profondément dans les Balkans. Les Ottomans conquièrent les Balkans avant le Moyen-Orient arabe. Cette domination impériale respecte la religion et les identités des pays occupés, mais favorise également la conversion de plusieurs ethnies locales, et veille à peupler ces régions avec des migrants turcs. Suite à la présence ottomane, d’intenses métissages culturels s’opèrent entre les mondes albanais, grec, hongrois, slave et turc. L’islam devient une réalité européenne incontournable dans tout le sud-est du continent, Chypre y compris. L’Empire ottoman fut considéré et se pensait lui-même comme une puissance plus européenne qu’orientale. Même lors de son agonie au début du 20e siècle, les puissances occidentales le surnommaient « l’homme malade de l’Europe » ! Des documents historiques attestent de la présence de mercenaires musulmans dans les armées prussiennes dès le 18e siècle. D’autres documents révèlent pour la même époque et au 19e siècle la présence de communautés de commerçants et de marins musulmans dans les villes portuaires des îles britanniques, des Pays-Bas et de Belgique. Les rapports entre l’Occident et le monde musulman ne se résument pas aux seules Croisades et à la période coloniale, c’est-à-dire à des faits historiques qui se sont déroulés hors des frontières géographiques du continent. Au début du 20e siècle, quand se mettent en place dans le nord-ouest du continent les bases socio-économiques et politiques de la société européenne telles que nous les connaissons toujours, apparaît le besoin d’alimenter l’industrie avec une force de travail bon marché. Commencent alors les vagues de migrations de paysans pauvres originaires d’abord de l’Europe de l’Est et du Sud mais aussi d’Afrique du Nord. C’est au début du vingtième siècle que des musulmans nord-africains (Algériens et Marocains) arrivent pour la première fois en France et en Belgique pour y être employés comme ouvriers non qualifiés. Lors de la première et de la deuxième guerres mondiales, la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne n’hésitent pas à embrigader des soldats musulmans maghrébins, sénégalais, maliens, indo-pakistanais, balkaniques et caucasiens. De même, les troupes nationalistes de Franco comptent des soldats marocains lors de la guerre civile espagnole. L’Autriche accorde une reconnaissance officielle à la religion islamique avec les lois de 1874 et de 1912. Au début du siècle dernier, l’intérêt des autorités au sujet de l’islam sur le sol français semble s’exprimer à partir de 1916 quand la Préfecture de police de Paris ouvre un Bureau des Affaires indigènes … 1. Les musulmans en Occident Plus près de nous, le profil démographique actuel des musulmans d’Europe se dessine à partir des années 1960 quand se tarit la source des travailleurs originaires de Pologne, d’Italie, d’Espagne, du Portugal et de Grèce. Les pays de l’Europe occidentale s’adressent à de nouveaux Etats potentiellement fournisseurs de main-d’œuvre. A l’exception de la Yougoslavie et de l’Inde, le reste de ces contrées est quasi exclusivement peuplé de musulmans. La France, le Royaume-Uni et les Pays-Bas font appel à leurs anciennes colonies musulmanes. Les pays qui n’avaient pas de colonies, comme l’Allemagne, l’Autriche, la Suisse et la Suède, se tournent vers la Turquie et la Yougoslavie. L’accord bilatéral qui officialise l’envoi de travailleurs turcs en Allemagne est signé en 1961 dans les semaines qui suivent la construction du mur de Berlin et la fin de l’arrivée massive de réfugiés d’Allemagne de l’Est et du reste de l’Europe communiste. Ni les pays « importateurs » de cette main-d’œuvre, ni ceux qui l’« exportent », ni même les intéressés eux-mêmes ne pensaient que l’installation des musulmans en Europe serait définitive. Les travailleurs projetaient tous de rentrer au pays au bout d’un certain nombre d’années avec quelques économies en poche. Mais l’arrêt des politiques officielles d’immigration de travailleurs en 1973-1974, ainsi que l’arrivée des femmes et la naissance des enfants constitueront une partie des facteurs qui enracineront la population musulmane en Europe occidentale. 1.1. Une population mal définie et vulnérable Le calcul du nombre actuel de musulmans en Europe n’est pas une tâche aisée. En ajoutant aux 25 pays de l’Union européenne la Suisse, la Norvège et l’Islande, il est possible de chiffrer la population musulmane d’Europe occidentale en 2004 autour de 13 millions de personnes (soit 2,8 % de la population). A l’exception des minorités musulmanes autochtones, comme celles de Grèce, de Chypre et de Slovénie, ainsi que d’un nombre peu élevé de convertis européens de « souche », l’écrasante majorité de cette population est issue des migrations de travail vers les pays du nord-ouest du continent. Nous n’avons pas de chiffre précis ou officiel à présenter, car il n’existe aucun recensement sur base de l’appartenance religieuse (à l’exception, depuis peu, du Royaume-Uni). Cette estimation provient de la somme du nombre d’immigrés (et de leurs descendants) originaires de pays musulmans. La donnée comprend aussi une estimation des immigrés clandestins pour certains pays d’accueil. Les pays à population musulmane ayant envoyé des émigrés en Europe sont : l’Algérie, le Bangladesh, l’Egypte, l’Inde, le Liban, le Mali, le Maroc, le Pakistan, le Sénégal, la Tunisie, la Turquie, la Yougoslavie, etc. La population des pays maghrébins, du Pakistan, du Bangladesh et de la Turquie est quasi exclusivement musulmane. Mais dans d’autres pays d’émigration, comme l’Inde et la Yougoslavie, les musulmans sont nettement minoritaires. Comment dès lors vérifier la proportion d’immigrés musulmans originaires de ces pays ? Par ailleurs, les sources statistiques des pays européens ne signalent que rarement l’origine nationale des immigrés qui acquièrent la nationalité de leur pays d’accueil. Or, de nos jours, un grand nombre d’enfants nés en Europe de parents immigrés sont automatiquement naturalisés ou accèdent facilement à la nationalité de leur pays de naissance. Au RoyaumeUni, la grande majorité des musulmans sont de nationalité britannique. En France, dans les pays du Benelux et dans les pays scandinaves, plus de la moitié des musulmans d’origine immigrée sont désormais naturalisés. Dans quelques années, l’Allemagne également aura atteint une telle proportion de musulmans naturalisés. Ce taux ne cessera de croître pour s’approcher de 100 % de descendants d’immigrés musulmans naturalisés. Cela veut dire que, si par le passé, l’islam fut un élément constitutif de l’histoire et de l’identité européennes, comme nous l’avons évoqué plus haut, il devient aujourd’hui un fait national, lavé de toute extranéité, puisque les pays européens possèdent tous les jours un peu plus de citoyens (et d’électeurs) de confession ou de culture musulmane que la veille. La composition ethnique de l’Europe s’est complexifiée durant les décennies écoulées à la faveur des migrations internationales et de la mondialisation, de la circulation de plus en plus rapide des hommes et des idées sur la surface du globe. Même si c’est difficile à admettre pour le sens commun partagé par bon nombre d’Européens de « souche », les musulmans ont cessé d’être une curiosité exotique et l’islam, une religion d’importation. S’agissant de la répartition géographique des musulmans en Europe, 4 à 5 millions de ceux-ci vivent en France. Entre 3 et 3,5 millions habitent l’Allemagne ; 1,6 million au Royaume-Uni ; 700 000 à 800 000 aux Pays-Bas ; 400 000 en Autriche et autant en Belgique. Il y a également en Europe des pays qui ont récemment acquis une minorité musulmane consistante. Il s’agit d’anciens pays d’émigration qui sont devenus des pays d’immigration à leur tour. Il y aurait en Italie entre 800 000 et 1 000 000 de musulmans dont près de la moitié serait composée d’immigrés clandestins. En Espagne, l’estimation la plus courante évalue à entre 400 000 et 500 000 le nombre de musulmans avec de nouveau une part non négligeable de travailleurs clandestins dans l’agriculture et la construction. La majorité des nouveaux immigrés qui se trouvent dans les pays du sud de l’Europe (Italie, Espagne, Portugal, Grèce, Slovénie, Chypre, Malte) sont originaires du monde musulman : d’Albanie, du Maghreb, d’Afrique occidentale, du Proche-Orient, etc. Dans l’ensemble de la population musulmane d’Europe, les personnes originaires de Turquie composent la catégorie nationale la plus importante. En effet, parmi les musulmans du continent, près de 3,7 millions proviennent de ce pays. Relevons qu’environ un cinquième de ces Turcs sont en fait des Kurdes de Turquie. Les personnes originaires du monde arabe représentent environ 4 millions de musulmans en Europe. Ils sont répartis en un certain nombre de nationalités d’origine dont, par ordre décroissant, le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, l’Egypte. Les musulmans provenant des pays du sous-continent indien seraient près de 1,5 million. Enfin, les musulmans balkaniques installés en Europe occidentale sont estimés à environ 500 000 personnes. Incontestablement, les musulmans forment aujourd’hui la majorité des populations d’origine extracommunautaire vivant dans les pays de l’Union européenne. Les musulmans d’Europe sont très diversifiés de par leur origine ethno-nationale, culturelle et linguistique. Ils appartiennent à des statuts juridico-administratifs fort variés : citoyens autochtones convertis à l’islam, citoyens naturalisés, demandeurs d’asile, étudiants étrangers, immigrés clandestins, immigrés par regroupement familial, réfugiés politiques reconnus, résidents étrangers. Ils présentent certes un grand nombre de rapports différents à la religion islamique, mais un trait unit la grande majorité d’entre eux. Comme il a été signalé plus haut, cette population a pour point d’origine principal une migration de paysans sans qualification professionnelle et souvent (quasi) analphabètes. Une partie très importante des résidents ou des citoyens musulmans est issue de la dernière vague d’immigration ouvrière organisée sur le continent, qui s’est déroulée entre les années 1960 et 1974. Cette arrivée sur le sol européen coïncide avec la fin d’une période de croissance économique et de plein emploi. L’établissement des musulmans se déroule durant une période marquée par l’incertitude économique et la montée du chômage. Près d’un demi-siècle après l’arrivée des premiers d’entre eux, la majeure partie des musulmans d’Europe appartient toujours à la classe ouvrière. Il n’est pas faux de dire que de nos jours une partie non négligeable du prolétariat européen est de confession islamique ou de culture musulmane. Cette situation présente son lot de désavantages bien connus : persistance de basses qualifications, précarité socio-économique, bas revenus, chômage massif, décrochage et échec scolaires chez les jeunes … Ces faits favorisent d’autres problèmes d’ordre psychosociologiques : problèmes identitaires de personnes écartelées entre deux mondes, frustrations socio-économiques, complexe d’infériorité, repli communautaire comme réponse aux discriminations à l’école, au travail, sur le marché du logement, dans les administrations. L’exclusion sociale peut aussi nourrir une haine de l’Occident ou de la société européenne. Elle peut rendre (et rend de fait) certains d’entre eux plus réceptifs à toutes sortes de manipulations, à des discours politiques ou religieux radicaux ; engendrer des comportements violents, inciviques, délictueux, machistes ; pousser des jeunes vers toutes les dérives et assuétudes possibles. Le dénombrement des musulmans d’Amérique du Nord est peut-être plus aisé, puisqu’il y est de coutume de décliner publiquement son appartenance confessionnelle. Etant moins sécularisée que l’Europe, l’expression d’identités religieuses y semble alors plus naturelle et ne soulève en tout cas pas autant les passions. Dans l’ensemble nord-américain composé par les Etats-Unis et le Canada, il est possible de parler d’une présence musulmane qui se chiffre à environ 5,6 millions d’individus (soit 1,7 % de la population totale), dont approximativement 5 millions aux Etats-Unis. Une moitié de ces musulmans nord-américains sont des Noirs convertis. L’autre moitié provient d’une immigration de travailleurs et de réfugiés d’origines très diverses, mais qui, pour sa majeure partie, a la particularité d’être composée par des personnes professionnellement qualifiées. Bien que les populations musulmanes aient commencé à se former de manière simultanée des deux côtés de l’Atlantique, au contraire de l’Europe, la population musulmane nord-américaine est donc d’origine autochtone pour une partie non négligeable de ses membres. Elle est aussi nettement plus scolarisée et proportionnellement mieux insérée dans la vie socio-économique. Enfin, la grande majorité de ses membres est de nationalité américaine ou canadienne, et elle semble être mieux organisée en termes d’institutions représentatives. Les difficultés de dénombrement de musulmans ne s’arrêtent pas à des querelles de comptabilisation. Une délicate question d’ordre qualitatif se pose tant en Europe occidentale qu’en Amérique du Nord. Comment définir la catégorie « musulmane » ? Par la pratique cultuelle plus ou moins régulière ? A ce qu’une femme se couvre la tête ou pas ? A ce qu’une personne refuse de consommer de l’alcool ou de la viande de porc ? Ou bien doit-on se baser sur une ascendance culturelle musulmane ? En effet, qui est musulman ? En vertu de quoi pouvons-nous qualifier une personne de musulmane ? Loin d’être incongrue, la question « qu’est-ce qu’un(e) musulman(e) ? » se pose dans les sociétés pluralistes comme en Amérique du Nord et sécularisées comme en Europe occidentale. Dans ce contexte, il est probablement nécessaire d’accepter comme musulmane chaque personne qui se définit elle-même comme telle, quelles que soient ses pratiques cultuelles et ses conceptions philosophiques ou sa nationalité. C’est le choix que nous avons fait dans cet ouvrage. L’appellation « musulman » fait ainsi référence à une identité civilisationnelle large qui comprend bien sûr sa composante religieuse islamique. Nous considérons dès lors comme musulman(e) celui/celle qui se déclare l’être. Ce qui est vraisemblablement le cas de l’écrasante majorité de personnes originaires de pays musulmans et de leurs descendants nés en Europe occidentale ou en Amérique du Nord. Une observation même hâtive de cette population, un contact même superficiel avec ses différentes composantes suffisent à valider cette affirmation. A cette population, il faut ajouter les nouveaux musulmans, les nationaux des pays d’accueil qui se sont convertis à l’islam. Des travaux sociologiques, qui seront présentés dans la suite du livre, montrent que la majorité des musulmans d’Europe et d’Amérique sont croyants et pratiquants à divers degrés. Malgré une foi unique, ces personnes sont porteuses de croyances religieuses et de pratiques cultuelles différentes. Elles adhérent à des philosophies de vie et conceptions morales diverses, plus ou moins inspirées par l’islam. Elles se réfèrent à des doctrines théologiques ou à des appartenances idéologiques les plus variées, avec une petite minorité, agissante et très médiatisée, qui se reconnaît dans les expressions politisées et radicales de l’islam. 1.2. Les ennemis de l’intérieur ? Depuis quelques années, des attitudes occidentales donnent l’impression de se durcir contre l’expression d’identités musulmanes, quels que soient les contenus et les modes d’expression de celles-ci. Une certaine hystérie collective « anti-islamique » semble s’être emparée des pays occidentaux. Avec un certain recul, il est possible d’avancer que les attaques terroristes du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis ont rendu encore plus apparent le choix de l’islam dans l’inconscient collectif occidental pour remplir la catégorie repoussoir de l’« Autre ». Ce jugement pessimiste ne peut que se renforcer à la suite des sanglants attentats du 11 mars 2004 à Madrid. De toute évidence, la très grande majorité des musulmans est toute aussi horrifiée et choquée par ce déferlement de barbarie contre des civils innocents. A l’échelle mondiale, le terrorisme islamiste fait bien plus de victimes directes et indirectes parmi les musulmans que chez les non-musulmans. Certaines de ces victimes indirectes ne sont autres que les musulmans d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord, qui subissent, attentat après attentat, le regard accusateur et stigmatisant de certains de leurs voisins ou collègues. Une observation attentive de l’état d’âme de différentes catégories sociales et de bon nombre de groupes idéologiques ou politiques pourrait nous donner l’idée que ces segments des sociétés occidentales sont rongés par des inquiétudes relatives à l’islam et aux musulmans. Depuis la révolution iranienne, la chute du mur de Berlin et la disparition du communisme, l’envenimement des conflits du Moyen-Orient et du Proche-Orient, et surtout depuis le 11 septembre 2001, le sens commun occidental s’est rappelé de son « contre-modèle islamique », qui l’avait si bien et si longtemps accompagné durant des siècles. Bon nombre d’Occidentaux se sont ainsi (re)découverts le meilleur ennemi qui soit : l’islam. Beaucoup trop d’Occidentaux voient aujourd’hui en l’islam quelque chose d’étranger, d’étrange, voire d’hostile. Dans la tête de certains Européens et Américains, l’islam s’apparente non pas à une religion de Salut ou à une morale, modulable selon des choix individuels et des contextes socio-historiques spécifiques, mais plutôt à une idéologie atemporelle, totalitaire, déterministe et violente, dont la réforme ou l’évolution s’avère impossible. Les historiographies officielles n’avaient-elles pas cherché dans les siècles passés à prouver la véracité du « péril vert » qui visait l’Occident chrétien et humaniste ? Dans la vision que nous avons de l’histoire des relations Orient-Occident, la pollution idéologique causée par les historiographies impérialistes du 19e siècle est encore clairement sensible. La vision passionnelle dominante de l’histoire entre le monde musulman et de l’Occident chrétien contribue sans doute à l’explication de cette difficulté que l’on a de se représenter un islam endogène ou en tout cas pacifiquement établi en Europe et en Amérique du Nord sans que les musulmans de ces contrées soient marginalisés, voire culturellement stigmatisés. Tout se passe comme si l’islam constituait, dans beaucoup trop de milieux, la menace ou le facteur conflictogène par excellence ; comme si les musulmans, tous les musulmans, étaient en quelque sorte des « ennemis de l’intérieur ». Il est évident que les faits de politique internationale impliquant des pays musulmans et le traitement médiatique de ceux-ci ont des effets tangibles sur la représentation et l’accueil des populations musulmanes en Occident, ainsi que des effets sur la perception par ces populations de la place peu enviable qu’elles occupent dans leur pays d’établissement. Dans un certain nombre de cas, le regard des Occidentaux sur l’islam et sur les musulman(e)s s’avère empreint de préjugés et de peurs. Particulièrement en Europe, quelles que soient l’histoire du pays d’immigration et sa conception de l’intégration, tant des médias que certains discours scientifiques et politiques contribuent consciemment ou inconsciemment à la construction d’une image misérabiliste de la communauté musulmane qui ne correspond pas à la complexité de sa réalité. Une certaine « islamophobie » fait obstacle à une meilleure connaissance et compréhension des musulmans et de l’islam. Elle rend plus difficile le dialogue entre les citoyens d’origines diverses, entre les autorités publiques et les communautés musulmanes, ainsi qu’entre la société civile européenne et les associations créées par les musulmans. Aux yeux de nombre de responsables politiques et de professionnels des mondes éducatif, socioculturel, médiatique, juridique et policier, les musulman(e)s apparaissent souvent comme des personnes incapables de pensées et de comportements rationnels. Ils ne semblent pas être des acteurs autonomes, maîtres de leur devenir : ils seraient sous la domination de l’obscurantisme religieux, de la tradition, d’un contrôle social oppressant ainsi que d’un patriarcat et d’un machisme archaïques. Au-delà d’une situation socio-économique difficile endurée particulièrement en Europe par la majorité de la population musulmane (situation d’exclusion et d’exploitation qu’elle partage d’ailleurs avec d’autres populations immigrées non musulmanes originaires du tiers monde), il existe un réel problème de perception de l’islam et des modes de vie des musulmans par les sociétés occidentales. Aussi diversifiés qu’ils soient de par leurs origines, les musulmans constituent bien une « minorité visible » stigmatisée. La différence culturelle des musulmans semble souffrir d’une diabolisation qui, en retour, peut servir de justification à leur exclusion sociale. Il est évident que les préjugés envers l’islam et les musulmans ne sont pas partagés par tous les Européens. Pourtant, force est de reconnaître que cette mentalité est bien présente dans l’opinion publique occidentale, même si elle s’exprime très souvent de manière feutrée. De même que tous les musulmans ne sont pas des terroristes en puissance ni des « islamistes », il n’est naturellement ni sensé ni acceptable de traiter tous les Occidentaux d’islamophobes. Si la bigoterie, le fanatisme, la violence ne sont pas inscrits dans les gènes des musulmans, il en va de même évidemment en ce qui concerne l’islamophobie des Occidentaux. C’est le résultat d’un contexte précis. Des facteurs socio-économiques, politiques et historiques expliquent la naissance, le développement et l’évolution de ces mentalités. L’idée de l’islam comme civilisation inférieure et ennemie, ainsi que celle de musulmans irrationnels, fanatiques et violents sont issues d’une construction sociale à visée initialement impérialiste et qui possède une certaine inertie depuis au moins le 19e siècle. Ce qui a changé depuis l’époque coloniale, c’est la présence pacifique de 13 millions de musulmans répartis pratiquement dans tous les pays de l’Europe occidentale et de près de 6 millions de musulmans vivant en Amérique du Nord. Ces musulmans ont quitté leurs pays d’origine (certains d’entre eux sont des réfugiés qui ont fuit des régimes dictatoriaux ou des situations de guerre) pour se lancer dans l’inconnu d’une nouvelle vie qu’ils espéraient meilleure, dans une autre civilisation et un autre climat. En tant que travailleurs, ils ont contribué et contribuent encore à l’économie et au bien-être général de leur pays d’adoption. Ils ont fini par s’y installer et y éduquer leurs enfants dans des conditions pas toujours faciles. En ce qui concerne une Europe des 25 vieillissante, cette population est en croissance démographique constante, en raison de l’arrivée continue de nouveaux immigrants, notamment au moyen de mariages et de regroupements familiaux, et d’un taux de fécondité comparativement élevé : le tiers des musulmans d’Europe a moins de 18 ans. Prendre conscience de ces réalités constitue le premier pas vers la résolution des problèmes du « bien » vivre ensemble entre les musulmans et les non-musulmans. Depuis les années 1950, la catégorie « musulmans d’Europe » se forge simultanément à la construction européenne. Aussi symbolique qu’il soit, ce fait signale une liaison de destins sans pareil dans l’histoire. Le métissage entre les cultures et les civilisations, qui avance lentement mais sûrement, est incontestablement une chance pour nous tous. Le non-traitement de la question de la marginalisation des musulmans et de l’islamophobie recèle de graves dangers pour nos régimes démocratiques. D’abord, quelle société peut-elle se prévaloir du qualificatif démocratique si elle abandonne une partie de sa population dans l’exclusion socio-économique et la stigmatisation culturelle ? La construction d’une société basée sur des valeurs démocratiques et solidaires, qui conjugue liberté individuelle et pluralisme culturel, ne peut faire l’économie de la participation sociopolitique de ses musulmans et de l’intégration institutionnelle de la religion islamique. Ensuite, les privations, les frustrations et les vexations, dont se sentent victimes des membres (surtout jeunes) de la communauté musulmane, peuvent contribuer à préparer le terreau d’idéologies liberticides et d’actes aussi insensés et violents que les conflits entre groupes ethnoreligieux et le terrorisme. Enfin, sans un travail de rapprochement intercommunautaire, la population musulmane marginalisée risque d’être encore plus souvent ou plus facilement la cible d’actes violents et racistes. La lutte contre l’exclusion et la discrimination de la population musulmane est un défi d’ouverture, d’adaptation, de renouvellement posé aux institutions démocratiques des sociétés occidentales. 2. Une source de discrimination envers les musulmans : la reconnaissance du culte islamique L’identité religieuse des immigrés musulmans n’a suscité, dans les années 1960 et jusqu’au début de la décennie 1970, que peu d’intérêt et encore moins d’inquiétudes dans l’ensemble de l’Europe du Nord-ouest, étant donné qu’ils étaient surtout considérés comme des travailleurs temporaires, appelés à jouer un rôle de main-d’œuvre d’appoint. Vivant, au début de leur présence en immigration, dans un monde essentiellement masculin, sans beaucoup de relations avec les sociétés d’accueil, ces immigrés étaient le plus souvent ignorés. Leur pratique religieuse, quand ils en avaient une, se déroulait avec discrétion dans des hangars, dans les homes d’entreprise ou dans l’arrière-salle de cafés. L’islam ne commence à être visible aux yeux des Européens que dans la seconde moitié des années 1970, à l’arrivée des épouses et des enfants. L’immigration musulmane enregistre à partir de ce moment une progression démographique rapide grâce au regroupement familial. Les quartiers ouvriers des localités où ils sont installés commencent à prendre l’aspect qu’on leur connaît actuellement avec l’apparition dans la rue d’hommes et de femmes en habits traditionnels, l’ouverture de cafés, de magasins ethniques et de mosquées. Les hommes qui semblaient indifférents à la pratique du culte (c’était effectivement le cas pour beaucoup d’entre eux) cherchent à assumer leurs nouvelles responsabilités de mari et de père en immigration. Ceux-ci développent à partir de cette époque une sorte de « piété de père de famille » parallèlement à leur prise de conscience progressive de l’installation définitive en terre non musulmane. Le rôle du père cesse d’être exclusivement celui du nourricier qui envoie de l’argent chaque mois à la famille restée au pays. Avec l’arrivée des familles, naissent des préoccupations concernant le bien-être spirituel, le respect des prescriptions religieuses, la morale islamico-traditionnelle régissant les relations entre les sexes, entre les parents et les enfants, et l’éducation religieuse de ceux-ci. Par conséquent, les prescriptions islamiques et des pratiques socioculturelles religieuses font leur apparition, non seulement dans le cadre du foyer ou du quartier immigrés, mais aussi dans la vie publique, soulevant de ce fait des problèmes qui, à en croire certains médias et hommes politiques qui en ont exagéré la portée dès cette époque, semblaient difficiles, voire impossibles, à résoudre. L’institution scolaire, les services de santé, les services sociaux et administratifs, de même que le monde du travail sont dès lors autant de lieux de coexistence entre les musulmans et la société d’accueil. Un grand nombre de frictions se déroulent désormais dans ces lieux de socialisation et concernent en particulier soit la façon dont les croyants peuvent (ou ne peuvent) pratiquer leur culte, soit la manière dont les parents musulmans peuvent (ou ne peuvent) transmettre à leurs enfants ce qu’ils considèrent comme leur patrimoine islamique. Partout en Europe, dès l’époque de l’arrivée des familles, mais aussi encore aujourd’hui, les musulmans peuvent régulièrement être confrontés à un « stress religieux » dans certains aspects de la vie quotidienne, ou être malmenés lors de moments de grande émotion, comme durant les fêtes religieuses et au moment de décès, en raison d’une inadaptation légale et/ou infrastructurelle, ainsi que de la différence entre les modes de vie : trouver de la viande provenant de bêtes abattues selon le rituel islamique ; procéder à l’immolation d’un mouton pour la fête du sacrifice ; consommer de manière religieusement licite dans un restaurant de collectivité (école, entreprise, hôpital) ; procéder au rite de la circoncision de son fils ; accomplir les prières quotidiennes sur le lieu de travail ; prendre congé lors d’une fête religieuse ; aménager son horaire professionnel durant le jeûne du mois de Ramadan ou rompre le jeûne pendant les heures de travail ; porter un foulard à l’école ou au travail ; enterrer un proche dans un cimetière islamique en ayant pu procéder aux rites funéraires prescrits ; aménager une mosquée dans son quartier ; trouver le financement nécessaire pour louer les services cultuels, spirituels et éducatifs d’un imam compétent, etc. Comme pratiquants, les musulmans ne jouissent toujours pas de droits identiques à ceux accordés aux membres des cultes traditionnellement présents sur leur territoire ou officiellement reconnus par les Etats européens. D’un pays à l’autre, le processus de reconnaissance officielle ou l’institutionnalisation du culte islamique est très inégalement avancé ; il dépend également de l’histoire propre à chaque pays et de la nature des relations Etat/confessions qui y ont cours, mais il n’est achevé nulle part au point de permettre aux musulmans croyants le plein exercice de leur droit à la liberté de conscience et à la pratique de leur culte sur un pied d’égalité avec leurs concitoyens non musulmans, tel que le prescrivent tous les textes constitutionnels nationaux et les textes conventionnels européens. Les contributions qui font suite à cette introduction traitent dans une perspective comparative du niveau d’institutionnalisation de l’islam dans plusieurs pays de l’Europe du Nord, de l’Europe du Sud et de l’Amérique du Nord. L’attitude contre le port du foulard est un exemple emblématique de la discrimination religieuse dont sont l’objet les musulmans. Alors que l’article 9 de la Convention européenne pour la sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales de 1950 est sans équivoque au sujet de la liberté accordée aux pratiques religieuses en public, le refus du port du foulard (soit institutionnel soit à titre individuel, selon le pays et les cas spécifiques) entrave l’intégration scolaire et professionnelle de femmes musulmanes, qui font le choix personnel d’observer une pratique qu’elles considèrent religieusement prescrite. Ce déni de droit, accompagné d’une médiatisation tapageuse et intrusive, peut produire des situations d’humiliation et d’exclusion profondément blessantes. Alors que les fondements légaux de la liberté de culte existent dans toutes les démocraties européennes, il persiste des attitudes et des faits, tantôt individuels et tantôt institutionnels, qui s’opposent au libre exercice du culte islamique. Un autre exemple incontournable est fourni par les difficultés d’établissement des mosquées dans de nombreuses localités européennes, où il existe des situations donnant lieu à de véritables conflits largement relayés par une certaine presse. La majorité des mosquées (elles seraient plus de 12 000 en Europe occidentale) sont établies dans d’anciens bâtiments industriels ou commerciaux souvent délabrés ou dans des logements privés transformés pour les besoins du culte. Ces lieux de culte ne satisfont pas les musulmans et surtout ne répondent pas aux normes de sécurité que dans un nombre minoritaire de cas. L’autofinancement d’une grande majorité des communautés islamiques européennes, et donc le manque chronique de moyens qui en découle, expliquent en bonne partie cette situation alors que, dans tous les pays européens, les lieux de culte d’autres confessions sont entretenus par différents types directs ou indirects d’aides publiques. En outre, il arrive dans certains cas que des municipalités bloquent des projets d’aménagement ou de construction de mosquées déposés par des associations musulmanes ou leur refusent un financement public (auquel elles sont, dans certains pays, tenues de procéder) en prétextant, par exemple, des réglementations d’urbanisme en vigueur. Les vraies raisons sont en général d’ordre symbolique et touchent à la visibilité de l’islam dans l’espace public occidental, ainsi qu’à la légitimité que les autorités locales veulent bien accorder à la présence de leurs administrés musulmans. Les musulmans d’Europe ne bénéficient que de peu des facilités publiques pour exercer leur droit à la liberté de culte et rencontrent régulièrement des difficultés pratiques s’ils veulent vivre selon des principes qu’ils considèrent islamiques. Les pays européens où l’islam est inclus dans les cultes officiellement reconnus par l’Etat, le financement de son organisation matérielle et de sa pratique rituelle, celui de son enseignement et de sa représentation dans les médias audiovisuels, pour ne citer que ces seuls aspects généraux, souffrent d’inégalités manifestes comparativement à d’autres confessions bénéficiant d’une égale reconnaissance officielle. Du point de vue des musulmans, les positions adoptées par leur pays d’accueil semblent assez éloignées des principes démocratiques de pluralisme et d’égalité de traitement qui doivent aussi s’appliquer à l’islam. De nombreux musulmans pensent que la législation, les règlements et les pratiques administratives ne sont pas appliqués à leur propre communauté religieuse avec suffisamment d’équité et de discernement. Les législations de lutte contre les discriminations, qui existent dans tous les pays occidentaux, ne parviennent pas à protéger les musulmans dans tous les préjudices qu’ils subissent en cette matière. Il semble qu’il existe un important problème de méconnaissance et un manque de sensibilité concernant les difficultés rencontrées par les minorités musulmanes. Ces dernières éprouvent un sentiment de discrimination et sentent l’existence de suspicions diverses à leur encontre, alors qu’elles ne réclament dans leur très grande majorité que l’exercice d’un droit dont elles disposent en théorie, à savoir vivre leur religion dans la dignité, paisiblement et dans le respect des lois en vigueur. Ne serait-ce que d’un point de vue symbolique, on est encore loin d’une véritable reconnaissance dont on puisse voir le reflet, d’une manière ou d’une autre, dans les institutions des pays d’accueil. Ces constats interpellent directement le degré d’acceptation socioculturelle des musulmans par les autorités et par l’opinion publique européennes ou plus largement occidentales, et laissent supposer l’existence de pratiques et attitudes discriminantes. Celles-ci doivent être identifiées, documentées et dénoncées afin de permettre la reconnaissance de la légitime présence et l’intégration des musulmans dans les sociétés occidentales, et ce dans le respect des droits fondamentaux de chacun. A l’aide d’un peu d’imagination et de volonté politique, des solutions aux problèmes d’accès à la liberté de culte pour les musulmans peuvent bien souvent être trouvées à l’intérieur des systèmes juridico-administratifs existants. L’avènement d’une minorité musulmane offre la possibilité au monde occidental de questionner ses propres spiritualités, son rapport au fait religieux et la codification légale ou institutionnelle spécifique qui s’est développée à ce sujet dans chaque pays. En somme, l’apparition de l’islam occidental en tant que religion minoritaire au début du 21e siècle donne l’occasion de faire le ménage dans les relations Etat/confessions et philosophies, tout en imposant la nécessité de créer un cadre nouveau pour une cohabitation harmonieuse et respectueuse des différences, avec l’espoir que les spiritualités plurielles puissent produire un enrichissement mutuel. 3. Le projet Cultes et cohésion sociale et l’objet du livre Le sentiment d’appartenance à une société nationale ou locale et la volonté de résoudre d’éventuels conflits d’intérêts et de valeurs par le dialogue comptent parmi les facteurs qui contribuent à la cohésion sociale. A ce titre, la diversité culturelle, soit la différenciation accrue des orientations culturelles et des identifications collectives, peut être comprise comme un défi lancé à la cohésion de nos sociétés. En effet, la différenciation culturelle peut induire des tensions pouvant conduire à un déficit du sentiment d’appartenance sociale et faire émerger des demandes particulières, voire particularistes, non réductibles ni à l’intérêt général ni au respect des droits individuels. Aujourd’hui, une composante essentielle de la diversité culturelle, la religion, est considérée comme une importante source de tensions dans le cas des populations musulmanes en Occident. L’islam, plus que toute autre religion professée par les « minorités visibles » en Europe occidentale et en Amérique du Nord, s’est retrouvé objet de discriminations et de stéréotypes négatifs. Conformément à l’article 13 du Traité de l’Union européenne, la discrimination est définie comme étant un traitement moins favorable réservé à une personne ou à un groupe de personnes en raison de leur origine sociale, culturelle ou ethnique, de leur religion ou de leurs convictions, de leur handicap, de leur âge, de leur sexe ou encore de leur orientation sexuelle. Outre cette figure de discrimination directe, il est possible d’identifier des formes de discriminations indirectes. Des dispositions, des critères ou des pratiques apparemment neutres peuvent néanmoins être susceptibles d’entraîner des désavantages particuliers pour des personnes d’une religion ou de convictions, d’une appartenance socio-économique, d’un type de handicap, d’un groupe d’âge, etc. différents. Une méthode qui peut être efficace dans la lutte contre les discriminations consiste à renforcer la capacité d’organisation et de mobilisation des victimes afin de les soutenir dans la voie d’une participation sociale à la recherche de leurs droits. La lutte contre les discriminations nécessite également de s’adresser aux acteurs discriminants publics et privés, qu’il s’agisse d’une discrimination intentionnelle ou inconsciente. Ce combat passe toujours par une meilleure sensibilisation et compréhension des mécanismes de la discrimination tant chez les discriminés que chez les discriminants. Le livre que vous avez entre les mains est le premier fruit et uniquement la partie initiale du travail d’un réseau européen et transatlantique pluridisciplinaire de chercheurs en sciences sociales et de professionnels du travail social. Le projet mis au point par ce réseau s’intitule « Cultes et cohésion sociale. Construction de la participation sociale dans la différence religieuse : les communautés musulmanes locales en Europe et au Canada ». Il a pour objectif de produire dans les pays participants une action d’identification, de validation et d’échanges transnationaux de bonnes pratiques et d’informations dans le domaine de la lutte contre les discriminations subies par les populations de confession islamique. Plus précisément, le projet vise à contribuer à la lutte contre la discrimination religieuse et culturelle des musulmans occidentaux en les soutenant dans l’articulation démocratique de leurs pratiques cultuelles à l’espace public de leurs municipalités de résidence. Pour ce faire, le projet servira à mettre en œuvre un travail d’information et de conscientisation, ainsi qu’un processus de médiation locale qui peut, à terme, être transféré ou « exporté » dans d’autres contextes locaux. Cet objectif sera atteint à travers diverses actions de terrain comme : (1) le développement des compétences des associations locales, des communautés islamiques et des institutions municipales en matière de médiation et de négociation interculturelle, ainsi que d’éducation à la diversité religieuse et philosophique ; (2) le soutien concret aux musulmans dans l’inscription positive et enrichissante de leurs pratiques religieuses et culturelles dans l’espace de leurs municipalités ; (3) la modélisation ou la conceptualisation de ces bonnes pratiques grâce à des comparaisons de cas nationaux, européens et transatlantiques avec comme objectif pratique de pouvoir les transférer vers d’autres contextes où des problèmes de cohabitation similaires se posent. Le projet en question a reçu entre 2001 et 2004 le financement de la Commission européenne (Direction générale de l’Emploi et des Affaires sociales, de l’Adaptabilité, du Dialogue social et des Droits sociaux) dans le cadre du Programme européen de lutte contre la discrimination et pour les droits sociaux fondamentaux et la société civile (art. 13 du Traité de l’Union). La coordination internationale du projet est assurée par l’Institut de Recherche, Formation et Action sur les Migrations (IRFAM), une association belge sans but lucratif. Outre les chercheurs belges du projet, le réseau comprend des partenaires offrant à chaque fois des profils de chercheurs universitaires et de travailleurs sociaux représentant le Canada, l’Espagne, la France, l’Italie et le Royaume-Uni. Les localités d’intervention qui ont été choisies pour l’ensemble du projet Cultes et cohésion sociale sont : Visé (Liège), Gand et Schaerbeek (Bruxelles) pour la Belgique ; Montréal pour le Canada ; Grenade pour l’Espagne ; Roubaix (Lille) pour la France ; Rome pour l’Italie ; Birmingham pour le Royaume-Uni. Dans le cadre du présent ouvrage, ceux-ci sont rejoints par des chercheurs spécialisés sur l’Allemagne et les Etats-Unis d’Amérique. Le travail social, l’intervention sur le terrain exigent bien entendu un investissement de longue haleine. Des ouvrages ultérieurs, publiés à partir de 2005, rendront compte des expériences de médiation que les partenaires européens et canadiens du projet Cultes et cohésion sociale auront menées entre les pouvoirs municipaux et les communautés musulmanes dans les localités citées. Ces publications futures fourniront des définitions détaillées et une analyse comparative des discriminations religieuses qui entravent au niveau local ou municipal la liberté de culte des musulmans occidentaux. Elles présenteront également des pistes de bonnes pratiques, tirées des terrains investis, afin de dépasser les situations de discrimination et de développer les cadres d’une cohabitation harmonieuse et d’une participation accrue. Le présent ouvrage s’inscrit dans le projet comme un exercice initial et en tant qu’élément de contextualisation national et macrosociologique de la problématique dans les six pays membres du réseau en plus de l’Allemagne et des Etats-Unis. Les textes qui suivent ont eux aussi été conçus dans une perspective comparative entre ces pays nord- et sud-européens et nord-américains. Chaque contribution fournit des éléments de connaissance sur trois domaines concernant les musulmans et l’islam en Occident : (1) l’histoire de la présence musulmane au 20e siècle dans le pays considéré (raisons d’arrivée et processus d’installation) et les caractéristiques sociologiques de cette population (répartition géographique, démographie, situation et problèmes socio-économiques, évolution des identités et des pratiques religieuses) ; (2) le niveau et la qualité de la reconnaissance institutionnelle du culte islamique dans le pays considéré (bilan du dossier de l’institutionnalisation de l’islam, identification des organismes représentant les musulmans, les principaux cas litigieux et leur traitement par les pouvoirs publics) ; (3) le bilan de l’intégration des musulmans dans le pays considéré et les modes d’expression de l’islamophobie (essai d’évaluation de l’effet « 11 septembre »). A la différence des autres pays, la situation de l’Allemagne et de la France a dans chaque cas été traitée dans deux contributions distinctes mais complémentaires eu égard à l’importance de leurs populations musulmanes respectives. La contribution concernant les Etats-Unis s’écarte quelque peu du plan en trois points présentés plus haut pour proposer une comparaison de la prise en compte publique de la présence de l’islam des deux côtés de l’Atlantique. L’ouvrage se termine par deux contributions conclusives : une réflexion sur l’islamophobie en tant qu’analyseur de la marginalité sociopolitique des musulmans en Occident et sur ses mécanismes intellectuels de production ainsi qu’un essai de comparaison de la gestion, des acteurs et des facteurs de la reconnaissance officielle du culte islamique dans les pays traités par l’ouvrage pour tenter d’en retirer quelques éléments de bonnes pratiques en guise de recommandation.