L`étoile (Version en français)
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L`étoile (Version en français)
L’imaginaire : cinquième dimension d’un Web quantique et sémantique . 25e Conférence internationale WWW2016. Académie québécoise de pataphysique 12 avril 2016 à 10h30 au Palais des Congrès à Montréal. Raôul Duguay Mission du Web « Être ou ne pas être » était la question de Shakespeare. Quatre-cents -quinze ans plus tard, « être et ne pas être » est la solution de la physique quantique. Pour comprendre ce paradoxe, il faut beaucoup d’imagination ! Avant de parler de l’imaginaire, vu en physique quantique comme la cinquième dimension, avant de parler de la « ‘pataphysique, science des solutions imaginaires» selon le poète Alfred Jarry, et avant de parler de mon projet L’Étoile qui fait appel à la physique, à la métaphysique, aux fractales et à la théorie des ensembles, parlons brièvement des inventions et événements historiques qui ont précédé l’avènement du Web, le référent le plus vaste, le plus immédiat et sans doute le plus démocratique qui soit pour l’acquisition de connaissances susceptibles de nous faire comprendre pourquoi Socrate, invitant l’être humain à se connaître soi-même, a pu dire : « Je sais que je ne sais rien.» Le Web étant la plus grande bibliothèque du monde, l’accès au savoir universel change notre monde. Sachant qu’au cours de ces 20 dernières années, les astrophysiciens ont plus appris sur la nature intime de l’Univers qu’en 5 millénaires ; sachant qu’en 2015, la machine DWave, puissante calculatrice quantique mise au point par des Canadiens et acquise par la NASA et GOOGLE, fait en une seconde, c’est-à-dire 100 millions de fois plus vite, ce qu’un ordinateur conventionnel mettrait 10 000 ans à calculer; sachant que selon Seth Llloyd du MIT, qui a construit l’architecture complète d’un ordinateur quantique,10 à la puissance 120 est le nombre de bits d’information de l’Univers; sachant tout cela et tant de choses encore, ne nageons-nous pas ici dans l’imaginaire, entre l’infiniment petit et l’infiniment grand ? Certes, nous savons que nous savons. Mais face à la totalité des connaissances possibles, nous sentons qu’avec ou sans le Web, ce que nous savons 1 est infime. Le monde d’antan a produit des chefs-d’œuvre sans l’aide du Web. Le monde d’aujourd’hui peut-il s’en passer ? Le Web est-il plus humaniste que mercantile ? Le numérique, devenu un réflexe culturel, risque-t-il de nous faire perdre le contact avec la nature ? Enfin, la « webomanie » dénature-t-elle l’homme ou est-elle le tremplin de son évolution ? Information, liberté et communication Chose certaine, mis à part l’imaginaire où tous les possibles sont en latence, le Web est le plus grand réservoir d’informations. C’est pourquoi il importe de faire la distinction entre les mots « information » et « communication ». L’information, qui traite des objets et opère avec des nombres, quantifie la réalité en répondant aux questions « où, quand, comment et combien?» D’autre part, la communication qualifie les informations en leur donnant un sens. Toute communication authentique s’adresse à des sujets, à des personnes et opère avec des mots, des couleurs, des sons, des formes, des émotions et des idées. Fondée sur la relation et sur l’interdépendance, la communication pose les questions : pour qui, avec qui et pourquoi ? Tandis que l’information est froidement immanente dans le message, la communication, écho de l’intelligence du cœur, l’interprète, en décrypte l’intention et la transcende. C’est donc la communication qui donne un sens à l’information. Le Web est un outil, un puissant moyen de construire notre vision du monde et de réaliser nos rêves. En fait, le Web, dans sa dimension la plus noble, est le plus grand véhicule d’une pédagogie planétaire et l’écho immédiat de l’imagination créatrice des humains. Ce qui donne un sens au Web, ce sont les valeurs humaines. Le partage des connaissances dans le but de mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons, est une valeur universelle qui favorise l’évolution de l’humanité vers une possible sagesse commune où beauté, amour et paix pourront enfin régner sur Terre. Goethe avait-il raison de dire:«Il faut rêver l’impossible pour réaliser tous les possibles. » ? Mais qu’en est-il du nouveau Web sémantique ? Intention du Web sémantique 2 Selon Tim Berners-Lee, le Web sémantique, intelligent, « permettra de rendre le contenu sémantique des informations du Web interprétable non seulement par l'homme, mais aussi par la machine, laquelle pourrait traiter la connaissance elle-même en utilisant l’inférence et des procédés similaires à un raisonnement déductif humain. Estce à dire que non seulement les machines ou intelligences artificielles pourront dialoguer en échangeant leurs informations, mais qu’elles pourront également dialoguer avec les humains et comprendre leur langage qui ne saurait être réduit au numérique, tout étoffé qu’il est de symboles, de métaphores et d’analogies que le raisonnement déductif ne parvient pas à cerner? » La machina sapiens, possédant des milliards de fois plus d’informations que l’homo sapiens, rendra-t-elle ce dernier vétuste, désuet, voire inutile ? Ce qui a fait dire à l’américain Frank Herbert, l’auteur du roman de science-fiction Dune: « Nous pourrions très bien devenir la création de ce que nous avons créé. » Allant encore plus loin, Ray Kursweil, directeur de l’ingénierie chez Google, prévoit que l’homme va prendre la relève de la nature et que la machine, plus intelligente que nous, nous permettra d’accéder à l’immortalité. L’homme et son robot, marcheront-ils un jour main dans la main ? Selon Berners-Lee, inventeur du Web, et selon Stephen Wolfram, père des nouveaux moteurs de recherche sur Google, le rêve d’un Web sémantique tourné vers la connaissance, semble vouloir se concrétiser. A contrario, Claude Shannon, père fondateur des « sciences de l’information » et celui qui a construit le tout premier ordinateur portable de l’histoire, considère que l'une des caractéristiques fondamentales de la technologie de l’information est l'exclusion de la sémantique. Indifférente à la signification des messages, la théorie de l'information se limite à celui d'un messager dont la fonction est de transférer un objet. Il faut savoir que Shannon fut le premier, dès 1948, à proposer le mot « bit » (nombre binaire dont la valeur est 0 ou 1) et son utilisation systématique pour simplifier la transmission des signaux au sein des ordinateurs classiques. Intrication et superposition 3 S’il est vrai qu’un ordinateur classique mettrait plus de 10 000 ans pour calculer ce qu’un ordinateur quantique peut calculer en une seule seconde, il est facile de percevoir la distance qui les sépare sur le plan informationnel. Pour donner un sens à ses contenus, le Web sémantique a recours à l’intrication et à la superposition, phénomènes observés en mécanique quantique et dans lesquels l'état quantique de deux objets spatialement séparés est décrit globalement, sans pouvoir séparer un objet de l'autre. Mais d’où vient cette notion de temps imaginaire, qui jamais ne s’écoule comme celui de nos horloges ? Selon les frères Igor et Grichka Bogdanov, respectivement théoricien en physique et mathématicien : « Dans la cinquième dimension, le temps et l’espace sont élastiques. L’espace se déforme, s’allonge à l’infini, s’annule sans transition ; le temps s’accélère, puis ralentit, fait machine arrière, se fige, saute d’un instant vers un autre, repart en arrière et se déforme perpétuellement passant du 21 juin 3015 au 8 mai 1426. Nous ne sommes plus alors qu’une « probabilité de présence » dans tel ou tel lieu de l’Univers. Courbé par la gravitation, le temps a basculé dans le plan complexe pour devenir imaginaire pur. » L’artiste imagine, avec des mots des couleurs, des formes et des sons, un monde où les proportions des choses, des sensations, des sentiments, des idées sont poussées à leurs extrêmes limites ? Autrement dit, la face cachée du temps, sa face imaginaire est aussi vraie que l’autre, sa face perceptible. Tout ce qui vient de l’imaginaire d’un créateur peut être à la fois vrai et faux. Faux, parce que le monde imaginaire n’existe pas dans l’expérience concrète de la réalité du créateur. Vrai, parce que le monde imaginaire existe « ailleurs » que dans ce monde et que l’on peut le décoder et le comprendre grâce à des symboles. Vincent van Gogh disait : « Je peins l’infini ». En philosophie kantienne, aucune expérience rationnelle dans notre monde à quatre dimensions n’est possible hors du cadre de l’espace et du temps. À un moment donné, toute chose doit être quelque part. Ce « quelque part », est la cinquième dimension où vibre l’imaginaire. 4 « Le temps est l’image mobile de l’éternité immobile. » Énoncée par Platon, il y a près de 2 500 ans, cet axiome est peut-être la plus parfaite définition de l’imaginaire. Monde habité par tout véritable créateur, l’imaginaire transcende le temps et l’espace ; passé, présent et avenir y sont simultanés. Se peut-il que le temps réel ait commencé par le temps imaginaire ? Notons qu’au début du XXe siècle, Max Planck, l’un des principaux fondateurs de la physique quantique, a défini la plus petite unité temporelle de même que la plus petite unité de l’espace soit 10 exposant -33 centimètre, qui correspond à la distance parcourue par la lumière en 10 exposant -43 seconde. Au-delà de ce « mur de Planck », nous nageons dans le temps imaginaire et dans le virtuel. Si cela est vrai, cela signifie que l’intuition précède la raison, que l’irréel précède la réalité, que l’ailleurs précède l’ici-maintenant. William Blake ne prônait-il pas la préséance du rêve sur la réalité? Et le poète Musset de renchérir : « C’est une vision que la réalité. » Car avant le Big Bang, l’Univers l’être (temps réel) et le non-être (temps imaginaire, irréel) sont superposés et intriqués et coexistent simultanément à la fois réels et imaginaires, en équilibre, parfaitement symétriques, unifiés dans un seul point zéro de taille nulle. Seule y subsiste l’information primordiale contenant l’infini, un être purement mathématique, un code cosmologique qui va permettre à l’Univers d’apparaître et de commencer son expansion exponentielle. Un peu comme le code génétique contient toute l’information qui va permettre à un organisme vivant de se développer à partir d’une cellule unique. Mon projet L’ÉTOILE (que j’explicite plus loin) est à l’image de cette conception de l’évolution des formes à partir d’un point. Être ou / et ne pas être À la fin du XV1e siècle, le philosophe et mathématicien Wilhelm Leibniz, posait la question fondamentale: « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » En 1601, Shakespeare reposait la même question d’une autre manière : « Être ou ne pas être ». 5 Force nous est de constater qu’au XXe siècle et encore aujourd’hui, ce sont les physiciens, les mathématiciens et les poètes qui posent les plus importantes questions métaphysiques. En 1990, le physicien John Wheeler écrivait :«Tout être, chaque particule, chaque champ de force, même le continuum espace-temps, tire sa fonction, sa signification, son existence entière à partir des réponses oui ou non… car tout dans l’Univers se résume à de l’information. » Selon Seth Lloyd, pionnier des ordinateurs quantiques, « toute chose dans l’Univers est faite de bits d’information. Non pas des morceaux de matière mais des fragments d’information, des 0 et des 1. En physique quantique, l’essence même de la réalité n’est pas physique mais mathématique. Le réel physique serait donc précédé par le réel mathématique. » Dans le pré-Univers, selon le point de vue de David Deutsch, ce sont les « qubits » qui réglaient les fluctuations entre le temps réel et le temps imaginaire. En poésie, les mots sont en quelque sorte les « qubits » d’un langage aux possibilités symboliques et sémantiques infinies. Mais comme je suis d’abord et avant tout un poète avec une formation de philosophe, force m’est de citer Martin Heidegger : « Le poète est le berger de l’être. C’est la poésie qui commence par rendre possible le langage. » En physique classique, être ou ne pas être, question métaphysique, correspond à 0 ou 1, les deux plus petites unités d’information appelés bits. En 2012, le physicien David Deutsch, inventeur du nouveau courant It from qubit, dit que « l’étoffe de la réalité est de nature digitale plus que matérielle » car en physique quantique contemporaine, être et ne pas être correspondent à la superposition et à l’intrication des états 0 et 1. Pour le commun des mortels et pour les rationnels à outrance, déclarer que la véritable question est aujourd’hui « être et ne pas être » éblouirait sans doute Shakespeare, car entre ce « ou » et ce « et » se situe une toute nouvelle conception de la réalité. Comment être et ne pas être peut-il être possible ? Selon le physicien Jean. E Charon : L’être est l’être puisqu’il contient tous les possibles ; et l’être est non-être puisqu’il n’est que possibilité de devenir…» Ne nageons-nous pas ici dans l’imaginaire ? 6 L’Un et le Tout L’imaginaire est l’univers dans lequel baigne le créateur. Je suis un créateur. Un créateur multidisciplinaire. En tant que citoyen, homme parmi les hommes, je suis de ce monde. Et, comme disait le poète Éluard, malgré mon « dur désir de durer » je ressens chaque jour ma finitude. Pourtant, ma quête de l’infini tantôt m’aveugle et tantôt m’illumine. Quand je crée, je ressens parfois ce sentiment de faire un avec tout, d’être, comme tout être humain, unique dans tout l’Univers et de toute éternité. Ma présence dans ce monde se manifeste surtout dans l’univers de la culture et c’est la nature qui me tient lieu de thématique principale. Mon existence dans ce monde n’a de sens que si j’ai le sentiment de participer à son évolution. J’évolue en avalant chaque jour des informations de tous types me venant de tout ce que je sens, goûte, vois, entends, touche, ressens, intuitionne et pense. Je suis la somme de tous les créateurs et penseurs que mon esprit a fréquentés. Qui serai-je sans tous ceux qui m’ont abreuvé de leurs connaissances et nourri de leurs expériences ? Je suis la somme de mes références sensorielles, émotionnelles, rationnelles et psychiques. En tant que créateur, je suis de ce monde comme n’y étant pas. Rimbaud n’a-t-il pas écrit : « Je est un autre ». Tout en restant moi-même, en tant qu’artiste multidisciplinaire, je deviens non seulement un autre, mais, en apparence, plusieurs autres : poète, peintre, musicien, sculpteur, comédien, cinéaste... Je suis la superposition et l’intrication de tous mes « moi ». Je est singulier et pluriel. De l’homme ou de l’artiste, lequel est le plus vrai ? Et le philosophe en moi répond : les deux. Comme la lumière, j’ai une double nature. Selon le physicien Niels Bohr, en physique quantique, la dualité ondecorpuscule de la lumière et de la matière n’est pas contradictoire car ces deux propriétés sont complémentaires. La propriété caractéristique des ondes est leur aptitude à se combiner, s’interpénétrer, se superposer. Ainsi en est-il dans le processus de créativité qui enchevêtre et superpose de multiples possibilités. Si, en tant qu’homme, je suis corpuscule et rempli de probabilités, en tant que créateur, je suis une 7 onde, une vibration porteuse de sens, une vision d’un autre monde traduisant en symboles celui dans lequel je vis. Dans l’univers de la créativité, l’imagination transcende temps et espace en ouvrant une cinquième dimension, l’ailleurs, qui enchevêtre et superpose tous les possibles grâce aux symboles, à l’analogie, à la métaphore, à l’allégorie, à la synonymie et à la polysémie. Les mots, les images, les sons musicaux, objets symboliques et sémantiques issus de l’imagination des créateurs, voyageant entre le réel et l’irréel, sont les radars et les échos des civilisations. L’imaginaire est l’espace de la création libre où le créateur outrepasse le réel et ses contraintes. « La ‘pataphysique est la science des solutions imaginaires » Cette définition de la ‘pataphysique par le poète Alfred Jarry peut être mise en lien avec celle de l’astrophysicien Michel Cassé pour qui « le réel physique n’est rien d’autre que la superposition des possibles imaginaires ». L’intégration et la superposition des langages esthétiques permettent de varier les modes d’expression, de traduire la même émotion, la même idée, de manières différentes Tous les arts s’appellent et se répondent, tout médium d’expression peut s’inspirer d’un ou de plusieurs autres médiums. Beaudelaire n’écrivait-il pas, en 1857, dans son poème intitulé « Correspondances »: Les parfums, les couleurs et les sons se répondent » ? La poésie, la musique, la peinture et la sculpture partagent des correspondances. Il est possible de traduire en poésie une peinture, une sculpture ou une musique, de mettre une toile ou une sculpture en musique, de peindre une musique ou un poème. Si l’Univers est la totalité des possibles, l’imaginaire les contient. Bien que l’imaginaire puisse être perçu comme abstrait et irréel, il est le fruit de l'imagination d'un individu, d'un groupe ou d'une société, produisant des images, des récits ou des mythes plus ou moins détachés de ce qu'on appelle « la réalité. Le créateur plonge dans l’imaginaire 8 pour créer un monde de signes et de symboles qu’il habite. Comme le souligne Daniel Bougnoux « L'homme descend davantage du signe que du singe : il tient son humanité d'un certain régime symbolique ou signifiant. Nous vivons moins parmi les choses que parmi une “forêt de symboles”. Ainsi, en poésie, la balance est le symbole de la justice et la colombe ou l’olivier sont les symboles de la paix. Pour traduire une abstraction mentale en image concrète, le poète a souvent recours à la métaphore, procédé par lequel on transporte la signification propre d’un mot à une autre signification qui ne lui convient qu’en vertu d’une analogie, d’une comparaison : la lumière de l’esprit, la fleur de l’âge, bruler de désir. L’adage disant qu’une image vaut mille mots est à la fois vrai et faux. Pour un poète, un seul vers peut valoir mille images. Tel ce vers d’Éluard, qui a inspiré ma thèse de maîtrise en philosophie : « Le dur désir de durer. » Pour expliciter la signification de cet unique vers, j’ai dû écrire près de deux cents pages, Et pourtant, il ne me semble pas avoir vidé ou exprimé complètement le sens de ce vers, l’un des plus profonds que j’aie lus. Comme c’est en lisant des auteurs de la trempe d’Éluard que j’ai appris à écrire et que j’ai été motivé à chercher comment et pourquoi écrire, j’ai vécu l’expérience qu’être un créateur, c’est accoucher d’une vision de son propre mystère et de celui du monde. La créativité est un arbre Dans toutes les civilisations de toutes les époques, les hommes ont établi une correspondance entre l’arbre et l’imagination. Le symbole de l’arbre est l’image idéale représentant le processus de toute forme de créativité. Comme l’arbre, enraciné à la fois dans le ciel et dans la terre, l’imagination unit la matière et l’esprit, la réalité et le rêve. Comme l’arbre, elle est une source perpétuelle de régénération. La créativité est un arbre. Toutes les branches de l’art s’appellent et se répondent. Tout est interconnecté, en correspondance avec tout. Dans l’arbre de l’imagination, chantent les couleurs, dansent les formes, sonnent les mots et se peignent les musiques des émotions. 9 Certains créateurs prétendent que l’art véritable doit être spontané, purement instinctif voire automatique. D’autres prétendent que l’art doit être sous la gouverne de la raison. À mon sens, la créativité fait appel à la fois à la logique du cerveau gauche, rationnel et analytique, qui organise et stabilise un ordre nécessaire et à l'intuition du cerveau droit, spontané et synthétique, où l'imagination est au pouvoir, dérangeant l'ordre établi mais réinventant le monde. En ce qui me concerne, entre la rive de la réalité et celle du rêve, ce qui me fascine, c’est le fleuve de la vie qui coule. Ce qui m’intéresse, c’est de jeter un pont entre les deux rives de mon être: ma raison et mon intuition. Ce qui veut dire traduire l’invisible par le visible, l’audible par l’inouï, le vide par l’intarissable et mettre en lumière tous ces mystères. L’organe du réel est la raison logique ; l’organe de l’imaginaire et du rêve est l’intuition. La raison mesure. L’intuition navigue dans l’incommensurable et dans l’émotion de sa perception. La raison cherche les bornes. L’intuition est comme le photon pour lequel, le temps ne s’écoule pas; quelle que soit la distance qu’il traverse, il part et arrive « en même temps » Donc, pour la lumière, il ne s’est pas passé une seule seconde depuis le Big Bang. Le processus de création se plie spontanément ou bien à la liberté la plus totale. Alors, l’œuvre se construit, instant après instant, sans autre contrôle que celui de l’émotion et de l’imagination. C’est ce que j’appelle la voie courte. Au contraire, la voie longue est un processus déterminé d’avance, un plan réfléchi et calculé où la liberté d’expression est conditionnée, contrôlée et orientée par une idée, un concept, voire un plan architectural qui impose une contrainte. J’appelle voie du milieu, l’équilibre entre ces deux techniques ou le recours aux deux voies dans une même toile. En art, tout est une question de proportions. L’harmonie entre tous les éléments de l’œuvre émane de la juste proportion. Il n’est pas pertinent de tenter de prouver que l’une des visions est meilleure que l’autre. Il faut utiliser les deux modes d’accès à la compréhension de l’Univers : la raison et l’intuition. L’intuition est sensation et sentiment de plénitude et de liberté. La vision rationnelle de l’Univers additionne, soustrait, divise et multiplie les parties. L’intuition est une vision globale du tout et voit l’Univers comme l’ensemble de tous les possibles, 10 comme l’unité des parties0, en constante interaction, en perpétuelle interconnexion. Il en est ainsi dans la physique quantique. Selon Leibniz, philosophe et inventeur du calcul différentiel, tout est en rapport avec tout et tout est à la fois une partie et un tout . Pour dire cela, Leibniz, comme tant d’autres physiciens d’aujourd’hui, s’est sans doute inspiré du philosophe présocratique Anaxagore (500 ans av. J.-C.), dont l‘aphorisme « tout est dans tout » était une juste prémonition des théories actuelles de l’Univers Le multimédia L’ÉTOILE Voulant faire le point sur ma vie, moi, qui suis homme de parole, me suis tu. Suspendu au rythme de mon souffle, j’ai cessé de penser. Vibrant sur la fréquence des ondes thêta, royaume de l’imaginaire et de la créativité, j’ai fait le vide mental. Appelé sifr par les Arabes, le vide correspond à zéro. Le vide est l’état latent de la nature comme la matière est son état manifeste. Être dans le vide, c’est entrer au centre de soi, dans l’essence de son être. Faire le vide mental, c’est faire le silence, apprendre à ne plus penser, apprendre à être en plénitude. Le silence serait alors l’équivalent du vide quantique, au réservoir infini de l’imaginaire qui contient, en latence, en hibernation, en virtualité, tous les poèmes possibles. Selon le physicien Michel Cassé, « le vide quantique contient en puissance toute la matière…malgré son apparence absente, le vide se laisse deviner par ses fluctuations aléatoires, comme l’air par le vent ; plein de virtualités, il contient la totalité des possibles. Le vide est plein de tout ce qui est à naître. » Dans le silence où le vide est plénitude, je ressentais l’essence de mon être. Je me sentais si petit dans ce monde et devant l’infini. J’ai voulu traduire dans une œuvre artistique multidimensionnelle, ce sentiment simultané de petitesse et de grandeur. L’inspiration m’est venue de cette réflexion d’Anaxagore, philosophe présocratique : « Toutes les choses étaient ensemble, infinies tant en multitude qu’en petitesse ; car la petitesse aussi était infinie. » La graine minuscule ne contient-elle pas toute l’information nécessaire au développement d’un arbre gigantesque ? Ainsi en est-il du langage. L’alphabet contient vingt-six graines sémantiques : les lettres. La combinaison 11 pratiquement infinie de ces voyelles et consonnes, en mots et l’assemblage pratiquement infini de ces mots pour faire des phrases qui ont du sens pourrait raconter l’alpha et l’oméga de tout ce qui est animé et inanimé, toutes les histoires possibles de tous les univers faits de matière et d’esprit. Je travaille actuellement sur L’Étoile, multimédia intégrant peinture, sculpture, musique et poésie. Issu d’une réflexion philosophique sur l’infiniment petit et l’infiniment grand, ce projet, est une méditation sur l’interrelation entre les parties et le tout, la réalité et l’imaginaire, la nature et la culture. D’autre part, L’ÉTOILE est un poème cosmologique nourri par les théories actuelles en physique quantique et en astrophysique sur la genèse et le destin de l’Univers. Le point de départ de ce projet, l’éclair qui a allumé l’étoile, est le point sans dimension, image sphérique de l’infiniment petit devenant, par expansion de son rayon, infiniment grand. Apprenant dans un livre des frères Bogdanov qu’Alexandre Friedmann, physicien et mathématicien russe, fut le premier à introduire l’idée d’un univers en expansion, et qu’avant son expansion, l’Univers était contracté en un point mathématique de volume nul et d’entropie nulle à partir duquel il a augmenté de rayon ; apprenant aussi que ce point contenait une information infinie, qu’il pouvait revêtir simultanément tous les états possibles ; apprenant enfin qu’en temps imaginaire, ce point originel se propage à l’infini, j’ai vu ce point comme un cercle infinitésimal dont le rayon pourrait entrer en expansion. Mais j’ai été convaincu que la sphère est le plus beau des objets géométriques, quand j’ai vu le fameux Collier de Georg Cantor, créateur de la théorie des ensembles et premier mathématicien de l’infini. Le collier en question est constitué d’un ensemble de sphères dont chacune contient trois fois la dimension de celle qui la suit. Je connaissais déjà ce principe de construction qui procède par itération ou répétition. Imaginée par Benoît Mandelbrot, la fractale est une structure géométrique ramifiée et arborescente qui modélise un système complexe. Elle est caractérisée par la propriété que si on agrandit un détail du motif de la structure géométrique construite à partir d’un 12 triangle équilatéral, on retrouve le motif entier. À chaque étape de l’agrandissement est formé un nouveau triangle deux fois plus grand et contenant les trois précédents. C’est pourquoi les fractales sont des entités mathématiques où l’infini côtoie sans cesse le fini et la partie, le tout. Beaucoup de systèmes naturels complexes et riches en information ont cette structure fractale, tels l'ADN, la mémoire, le neurone et l'arbre. C’est pourquoi j’ai adopté les fractales pour construire l’architecture de mon site Web. Grâce à Waclalw Sierpinski, mathématicien polonais, qui en a fait la mise en forme géométrique, il est facile de voir l’arborescence ou les images des générations successives des fractales. Toutefois, c’est en voyant une image de la structure de la gamme chromatique que j’ai pu appliquer le concept des fractales à mon projet L’ÉTOILE. L’inspiration première est donc la musique. La musique, c’est du temps en mouvement. Comment convertir le temps musical en espace visuel et sculptural pour que celui-ci devienne une image réelle de « la partition » musicale ? Créant une équivalence entre la valeur temporelle de chacune des 12 notes de la gamme tempérée et sa représentation dans l’espace sous la forme de 12 cercles, j’ai créé une convention : la ronde, qui vaut 4 temps, aura son équivalent visuel dans un cercle de 4 pouces et ainsi de suite jusqu’à la quadruple croche représentée par un point en forme de cercle dont le diamètre mesure 1/16 ième de pouce. Dans la partition de l’ÉTOILE, ce point prenant la forme d’une infime sphère peut être considéré comme central ou comme la matrice de l’œuvre. Musicalement, il correspondra à une pulsation en ostinato et prendra la forme rythmique d’un mantra, écho du « cantique des quantiques ». Puis, pour témoigner de la luminescence de la musique, j’ai assigné à chacune des 12 notes une couleur correspondant à sa longueur d’onde convertie en hertz. Ainsi, la note SOL (392), quinte et quintessence de la musique, a comme symbole le rouge. Et ce rouge sera toujours, dans l’œuvre visuelle, la couleur représentant la ronde. Il est entendu que, pour permettre une lecture concrète par les musiciens, la partition visuelle sera transcrite en notes réelles sur du papier à musique. 13 Dans le but de bien distinguer entre les 5 notes noires et les 7 notes blanches de la gamme tempérée, j’ai créé deux ensembles distincts : le binaire pour les 7 notes blanches et le ternaire pour les 5 notes noires. Le binaire comprend la ronde ( 4 temps), la blanche (2 temps), la noire (1 temps), la croche (un ½ temps), la double croche (1/4 de temps), la triple croche (1/8e de temps) et la quadruple croche (1/16 e de temps). Le ternaire comprend la blanche pointée (3 temps), la noire pointée (1 temps et 1/2), la croche pointée, (3/4 de temps) la double croche pointée (3/8 e de temps) et la triple croche pointée (3/16e de temps). En ce qui a trait à l’application du concept de superposition inspiré de la physique quantique et de celui d’arborescence inspiré des fractales, on constate que la ronde contient ou est l’équivalent de 2 blanches, 4 noires, 8 croches, 16 doubles croches, 32 triples croches et 64 quadruples croches. La multiplication par 2 de la quadruple croche, valeur minimale du binaire, constitue la valeur qui la suit : la triple croche… et ainsi de suite. La multiplication par 2 de la triple croche pointée, valeur minimale du ternaire, constitue la valeur qui la suit : la double croche pointée… et ainsi de suite. Pour donner une troisième dimension à l’oeuvre visuelle, les sculptures sont construites en multipliant le diamètre des cercles par croissance exponentielle (2, 4, 8, 16. 32, 64.) mais dans un respect absolu des proportions établies dans la partition. L’application du concept de la physique quantique se manifeste plus particulièrement dans les sculptures constituées de la superposition des 12 cercles dont les diamètres vont de quatre pouces (la ronde) à 1/16 e de pouce (la quadruple croche). Sur le plan sculptural il y a trois manières de présenter les éléments essentiels de L’ÉTOILE. 1. En superposant les douze cercles à l’intérieur de la sphère la plus grande : la ronde 2. En superposant les 7 sphères de la structure binaire dans la ronde et en superposant les 5 sphères de la structure ternaire dans la blanche pointée. 3. En juxtaposant les mêmes sphères à l’extérieur du cercle de la ronde (binaire et ternaire ensemble ou binaire et ternaire distincts). 14 D’autre part, comme le champ de l’imaginaire se situe entre l’infiniment petit et l’infiniment grand, entre l’être et le non-être, en-deçà et au-delà du réel, mon projet multimédia L’Étoile, intègre la superposition sémantique de la musique, de la peinture, de la sculpture et de la poésie. Si ce projet s’intitule L’ÉTOILE, c’est parce que les formes créées et disposées de manière visuelle ressemblent à des étoiles. Un poème cosmologique, en lien avec le temps imaginaire de la physique quantique, exprimera que le plus petit élément, le point, contient et superpose tous les éléments plus grands qui le suivent, car, dans l’imaginaire artistique et mathématique, c’est l’infiniment petit qui contient l’infiniment grand et non le contraire. Imaginez un monde où l’amour, la paix, la beauté et la liberté allument des étoiles dans les yeux de l’humanité. Imaginez un monde où l’amour de la vie, l’amour de tout ce qui vit nous rend solidaires. Imaginez une planète les essences de la vie, l’eau, l’air et les terres sont protégées de toute pollution. Imaginez un monde où il fait bon vivre heureux, ensemble. Dans le ciel fleurissent les étoiles Sur terre les fleurs en sont les miroirs Raôul Duguay 4 avril 2016 15 Bibliographie BARROW John D., Une brève histoire de l’infini, Robert Laffont, 2008 BELNA Jean-Pierre, Histoire de la théorie des ensembles, Ellipses, 2009 BOGDANOV Igor et Grichka, Avant le Big Bang, Grasset et Fasquelle, 2004 BOGDANOV Igor et Grichka, Au commencement du temps J’ai lu, Flammarion 2009 BOGDANOV Igor et Grichka, Le Code secret de l’Univers, Albin Michel, 2015 BOGDANOV Igor et Grichka, La pensée de Dieu, Grasset,2012 BOGDANOV Igor et Grichka, La fin du hasard, Grasset, 2013 BOGDANOV Igor et Grichka, Le visage de Dieu, Grasset, 2010 BOGDANOV Igor et Grichka, Le mystère du satellite Planck, Eyrolles, 2013 BRYSON Bill, Une histoire de tout ou presque, Payot 2003 CAPRA Fritjof, Le Tao de la physique, Tchou, 1975 CASSÉ Michel, Du vide et de l’éternité, Odile Jacob (sciences), 2014. CASSÉ Michel, Du vide et de la création. Odile Jacob, 2001 CHARON Jean E. 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