Tartuffe et Alceste en tandem
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Tartuffe et Alceste en tandem
Le présent propos, version écrite d’un cours d’agrégation professé à l’ENS Ulm (20162017) est la propriété intellectuelle de Patrick Dandrey. Toute reproduction et diffusion sont interdites, en dehors de la consultation ouverte sur le site patrickdandrey.com. Introduction TartuffeetAlcesteentandem «Ondiraitqueçavousravitdel’avoirblessé.—Unpeu.» Alcesteàbicyclette,filmdePh.LeGuay, avecF.LucchinietL.Wilson,2013. L’inscription de Tartuffe et du Misanthrope au programme de l’agrégation supposeuneintentiondujuryqu’ilconvientavanttouteautrechosededécrypterpour tâcherdepercevoirlalogiquedu couplageetl’orientationdesattentesqu’ilrecèle.On peutd’embléesupposerauchoixdeTartuffeuneintentiondiscrèted’actualité:ilsuffira pourladécrypterderappelerlepartiscénographiquechoisiparArianeMnouchkineen 1995 à Avignon, qui situait la pièce dans le contexte du sud de la Méditerranée et y dénonçait à travers les personnages de Tartuffe et d’Orgon l’intégrisme islamiste, au moment où l’Algérie notamment vivait les événements dont on se souvient (http://www.ina.fr/video/CAC95039902). Mais cette intention que nous prêtons au jury,siellen’estpasimaginaire,auraitpuparaîtreaussiunretourdebalancierunpeu appuyé et facile, l’année après l’inscription des Pensées de Pascal au programme du mêmeconcours.Raisonpourlaquellel’effetenauraéténuancéparlechoixd’apparier Tartuffe avec Le Misanthrope plutôt qu’avec Dom Juan que l’on pouvait attendre tout aussi bien là. Par leur contexte, leur sujet et leur portée, ces trois comédies presque contemporaines (Tartuffe, 1664-1669, Dom Juan, 1665, Le Misanthrope, 1666) se présententeneffetcommeunetrilogie,unesortedetrilogiedel’imposture—imposture tour à tour ou simultanément religieuse, morale, mondaine, sociale, selon des dosages diversenchacuned’elle.L’inscriptiondestroispiècesensembleauraitouvertlatotalité des vastes perspectives suggérées par ces ouvrages majeurs, chacun de grande complexitéetdeforteidentité,peut-êtretroplourdspourunprogrammedeconcours déjàchargé;lecouplagedeTartuffeavecDomJuanauraittournéleprogrammeducôté de la religion et du libertinage, et orienté l’approche morale et sociale à partir de la questionreligieuse;lecouplageavecLeMisanthropeinverselarelationdepréséance:la confrontation intellectuelle, morale et sociale de la vérité et du mensonge, de l’authenticitéetdumasque,delasincéritéetdel’imposturesubsumeetgouvernecelle delacroyanceetdel’incroyance,delafoietdesessignes,desonexagérationdévote,de sa contrefaçon hypocrite et de sa négation libertine. Dès lors qu’à la question de l’intégrisme dévot, réel ou contrefait, s’oppose non plus la négation «diabolique» donjuanesque, mais l’imposture convenue des mœurs mondaines traquée par un «dévot»del’authenticitédecœuretd’espritcommeAlceste,laquestiondel’hypocrisie et de la dévotion religieuses ne constitue plus qu’un exemple retentissant mais partiel du problème plus large de la vérité et de l’authenticité opposées à l’imposture et à la contrefaçon:laquestionmorale,audoublesensqu’avaitletermeauXVIIesiècle,quand sonacceptionrecouvraitindifféremmentlesmœursetlescœurs,enveloppedansleduo ainsi composé la question religieuse. Et c’est l’imposture entendue comme 2 travestissement moral et social de la vérité et de la réalité qui tient le rôle de sujet commun à ces deux pièces, plutôt que l’hypocrisie, face mondaine du pharisianisme religieux. Maiscesujetsedoubled’unautre.IlestnotableeneffetquedansTartuffe,pour commencerparcettepièce-ci,lepersonnagedufauxdévotabeauavoirdonnésonnom à la pièce, le personnage principal, plus que lui peut-être, semble bel et bien Orgon, le dévotvéritable,aveugléparsonenthousiasmepoursonmystificateur.L’imposturen’a pas seulement la vérité pour contraire, elle a aussi le fanatisme pour effet, pour complice, pour double gémellaire et pour envers ténébreux. Par quoi une autre constantedeladramaturgieetdelathématiquecomiquesdeMolièretrouventsaplace danslapièce:l’aveuglementparpassion,l’idéefixeégarée,lecertitudeetl’obstination dansl’illusionbutée.Cequicomplètelatensionpremièreentrevéritéetimposturepar une autre non moins essentielle et qui la croise: celle qui oppose modération et fanatisme,luciditétempéréeetpassionforcenée,mesureetexcès. Vérité | | Mesure—————Excès | | Imposture Ce schéma met en évidence la parfaite appropriation de la structure dramatique au thème satirique que Molière traitait non sans hardiesse. Le tour de passe-passe qui permet à Tartuffe d’être joué (et encore avec bien des difficultés) dans une société d’Ancien Régime où le catholicisme tient lieu de religion d’État, c’est que le dédoublementdeszélateursdelafoienunimposteur,Tartuffe,etsadupeaveugléeet zélée, Orgon, aura permis de lier, contre toute logique, fanatisme et imposture, et par conséquentdeconjuguer,demanièrenonmoinsinsoliteetenoppositionàcepremier couplage, vérité et modération, incarnées par les honnêtes gens de la pièce: Cléante (v.339-344) et Elmire (v.1329)1. La leçon de Cléante peut se résumer en deux mots: circonspection(«avoirdebonsyeux»,v.320)etmodération(«Vousnegardezenrien les doux tempéraments», v.1608), conditions de la lucidité. Une telle conjugaison des valeurspeutsurprendre:ladévotionfanatique,danslecontextehistoriqued’alors, est supposée avoir parti lié avec lavéritélaplusabsolueetincontestablequisoit,celledela RévélationetdesÉcritures.Impossiblededéfairecettealliancesansparaîtrelibertin— comme Orgon ne manque pas de le reprocher à Cléante, d’ailleurs («Mon frère, ce discourssentlelibertinage»,v.314).EtMolièrel’appritviteàsesdépens.D’autrepart, sil’onveutbienquelavéritésoitmodéréedanslabouchedeCléante,restequelavérité supporte mal, par principe, la demi-mesure. Les couples de valeurs associées par la piècerelèventdonc,aufond,d’unrenversementparadoxaldesalliances. Ce renversement a pour origine le modèle dramatique choisi par Molière: la trame archétypique et archi-rebattue du curé paillard, du moine libidineux, de l’hypocrite papelard abusant un benêt par ses simagrées de dévotion proposait la médiation qu’allait opérer entre la Vérité divine et l’enthousiasme d’Orgon le masque diabolique(ausenspremier)deTartuffe.Cettemédiationcomiqueinverseladévotion, difficilement attaquable de face, en un fanatisme aveuglé que même l’Église ne peut 3 raisonnablementdéfendre,dèslorsquelemédiateurentreDieuetsonzélateurfanatisé se révèle un (pauvre) diable. Dès lors, dévotion fanatique et imposture hypocrite voguentdeconserve,àlafaveurdel’erreur,del’erreurd’Orgon,imputableàsonardeur déraisonnableetirraisonnéequ’unpeudemodérationauraitéclairée.Laquêtedecette lucidité, la dissipation de l’erreur d’Orgon, constitue donc le cœur et le ressort du modèle, l’enjeu dramatique et l’enjeu intellectuel de la pièce, indissolublement liés commeilsedoitdansuneœuvrequipenseàtraverssaforme,quipenseparlethéâtre, bien loin de mettre le théâtre au service de sa pensée. L’enjeu dramatique réel de Tartuffen’estpasdesavoirsiMarianeépouseraValère,maissiOrgonouvriralesyeux de la raison obscurcie par sa passion fanatisée pour Tartuffe: sa lucidité retrouvée lèveral’obstacledel’unionnaguèreprévueetapprouvéeparluientrelesjeunesgens.Et voilà comment le défaut de lucidité a pu rompre dans la structure dramatique et herméneutique de cette comédie le lien entre la vérité et la radicalité, ce qui somme toute,répétons-le,estunpeuillogique:caronnedevraitpasnégociersonattachement auvrai,surtoutàlaVéritérévélée—sidumoinsonestimedevoirlarévérersansavoir le droit d’en raisonner d’abord. Ce que suggérerait presque le discours de Cléante, qui professeentoutelogiqueapparenteunemodérationjusquedansl’expressiondelafoi, qu’il rabat sur la raison, par un jeu de mots et d’idées sur Lumière (divine) et lucidité (rationnelle)quisentsinonlelibertinage,lerationalismeaumoins.Sansêtrelibertine, la pièce suggère une conception rationalisée, modérée et subjectivée du christianisme, une conception de la Révélation comme évidence, de la foi comme déduction, de la religioncommeédificerationneletdesapratiquecommeaffaireprivée(«Jesaiscomme jeparle,etleCielvoitmoncœur»,v.324).Cequin’étonnepas,ausiècledeDescartes, mais témoigne d’une redoutable modernité de pensée, autorisée par un montage dramatique habile qui rabat la mystique illuminée d’Orgon sur une mystification aveuglante. Le système schématisé plus haut devrait donc se compéter de l’erreur, l’erreur d’Orgonquirègneàlacroiséedesdeuxcouplesdenotionsquenousavonsdégagées: Vérité | | Mesure———ERREUR———Excès | | Imposture Surl’axevertical,l’erreursesituebeletbienàmi-chemindelavéritéetdel’imposture: l’erreur est une imposture qui s’ignore, une intention de vérité fourvoyée par une contrefaçon concertée. Tandis qu’on voit, sur l’axe horizontal, la mesure autoriser une prisededistancelucidesurlesséductionsdel’imposturedontlevainfantômes’impose pourréalitéàl’espritd’Orgonpousséaufanatismeparsonpenchantnaturelàl’excès: Hébien,nevoilàpasdevosemportements! Vousnegardezenrienlesdouxtempéraments. Dansladroiteraison,jamaisn'entrelavôtre; Ettoujours,d'unexcès,vousvousjetezdansl'autre. Vousvoyezvotreerreur,etvousavezconnu, Queparunzèlefeintvousétiezprévenu: 4 Maispourvouscorriger,quelleraisondemande Quevousalliezpasserdansuneerreurplusgrande, Etqu'avecquelecœurd'unperfidevaurien, Vousconfondiezlescœursdetouslesgensdebien? (v.1607-1616). Lecroisementdesdeuxaxessurl’erreurfaitdecelle-cilecœuretleprincipeduréseau dramatique et herméneutique. Dissiper les vains fantômes de l’erreur en démasquant celui qui en use sciemment et savamment pour tromper celui que sa passion aveugle, voilàl’enjeudramatiqueetintellectuel—sansdistinction—delacomédie.Désabuser Orgon,désabuserlesvictimesdel’ascèsedefaçade,c’estàlafoisl’objetdel’intrigueetle butmoraldutexte,àquois’emploieledoubledénouement:larused’Elmireàl’acteIV viseexplicitementetsedérouledefaçonà«fairevoiravecpleinelumière»(v.1342)à Orgon l’imposture de Tartuffe pour dissiper l’«aveuglement» (v.1314) où l’induit son «erreur» (v.1349); de même à l’acte V la ruse de l’Exempt, instruite par le fin discernement des yeux pénétrants du roi (v.1907-1912) et destinée à «voir l’impudence[deTartuffe]allerjusquesaubout»(v.1931). Molière a opéré une redistribution des presque mêmes cartes en créant Le Misanthrope au cœur de la création continue de Tartuffe, dans le contexte du remaniementd’unepremièreversion(1664)peut-êtresous-titréeL’Hypocrite,donton nesaitàpeuprèsrien,etavantunesecondeversionintituléeL’Imposteur(1667),dont nous possédons un résumé en prose assez détaillé pour savoir qu’il ressemble de très près à la version finale de 1669, qui reprendra les deux intitulés (Tartuffe ou l’Imposteur). Dans Le Misanthrope, Célimène, sans tenir tout à fait le rôle, occupe du moinslaplace,entermesdramatiquesetherméneutiques,d’unTartuffedevenufemme: elle trafique d’amour de manière certes moins sordide que l’Imposteur ne trafique de religion, mais elle use envers tous et envers Alceste en particulier d’une «séduction» (ausenscourantetactuelcommeausensancien,beaucoupplusfort,duterme)quijoue le même rôle dans la situation et l’action dramatiques que l‘hypocrisie de Tartuffe. Alcesteestcertesmoinsillusionnésursacoquetteriequ’Orgonnel’estsurlemasquede l’Imposteur,maisilluifaudra,commeOrgon,s’yprendreàdeuxfoispours’édifiersur l’imposturedel’êtresouslecharmeduquelilesttombé(IV, IIIetV, IV).Cela,ens’aidant nonpasdesconseilsoudesrusesdesgensdebonsensetderaison,commeOrgon,mais des menées sordides d’une fausse dévote, Arsinoé, et de deux écervelés venimeux, Acaste et Clitandre, qui d’une manière ou d’une autre participent de l’univers de Célimène ou partagent quelque chose de son immoralité et de sa fausseté: premier brouillage des cartes, la vérité qui résoudra l’intrigue viendra des personnages «négatifs» de la distribution comique et non du groupe des gens sincères et droits (Philinte et Éliante) dont ce serait le rôle de la produire, comme Elmire et Damis s’y employaient dans Tartuffe. Sur une structure dramatique en partie similaire, c’est un premierrenversementdesalliancesetdesfonctionsasseztroublant. Mais le renversement le plus important, c’est évidemment celui qui intéresse le personnage d’Alceste, dont l’intransigeance, forme mondaine du fanatisme d’Orgon, n’estqu’àmoitiédupedel’impostureséductricedelajeunefemmequ’ilaimeetpourle reste s’engoue d’une sincérité de cœurs et de mœurs que sa raideur morale rend inopportunedanslaplupartdesesapplications,sanspourautantleconvaincred’erreur sur les valeurs qu’il professe: il applique sans nuance ni mesure et donc souvent à mauvaisescientunevertuexigeantequ’onnesauraitdésapprouverdanssonprincipe, mais redouter dans son usage. Cette ambiguïté nouvelle, c’est évidemment le changementdesujetquil’autorise:lasubstitutiond’unproblèmedemoralemondaineà 5 unproblèmedefoichrétienne,cequ’onappelleraitaujourd’huila«laïcisation»dusujet comique,autoriseAlcesteàincarnerunfanatismedelasincéritéquel’intermédiairede Célimènenesuffitplusàdévierducôtédel’erreursurl’objet,commel’étaitlefanatisme dévot d’Orgon par l’imposture de Tartuffe. La sincérité et l’authenticité ont beau être revendiquéesparAlcestehorsdesaison,sacritiquedelamanièredontlemondeenuse n’enestpasdisqualifiéeparlaséductiondeCélimène,alorsquel’ascétismed’Orgonétait hypothéqué par l’imposture de Tartuffe. Alceste n’est dupe que très partiellement de Célimène;etsonpropossurlaméchancetéetlafaussetédeshommesn’estpasentamé parcetteimposture,maisparl’absencedenuancesetd’opportunitédanslacensureetla satire, imputable à son intransigeance. Tartuffe déroutait opportunément par son hypocrisie la dévotion extrême d’Orgon et la disqualifiait dans son principe; Célimène ne déroute qu’à la marge et en pratique, par ses mensonges, la quête de vérité et de sincéritéd’Alceste.Bref,àpartird’unetramepresquesemblable,lemontagedramatique égratignaitdansTartuffe,quoiqu’enaitditMolièreetcommelesdévotsl’ontbienvu,la dévotion ascétique, qu’elle soit vraie ou fausse, par l’effet comique et satirique que produitlecoupleinfernald’OrgonetTartuffe,l’imposturedonnantlebrasaufanatisme pourleprojeterdansl’erreur.DansLeMisanthrope,ledébatdemeureplusouvert,plus nuancéetcomplexe,quelqueeffortquefasselapiècepourrendreAlcesteridiculedans sesoutrances.Lavéritéqu’onyrevendiquenerelevantplusd’uneRévélationfondatrice d’unefoi,maisd’uneinterrogationsurlesconditionsdanslesquelleslasociétéautorise l’expression de l’authenticité morale ou s’accommode de la perversité naturelle des hommes,ledébatsedéportedudomainedel’erreuraveugleversceluidel’impropriété malséante. Il oppose, sans parvenir tout à fait à trancher la question, une exigence de véritémodéréeparl’usagedumondetellequeladéfendetlapratiquePhilinte,accusé pourcelaparAlcestede«complaisance»,etuneexigenceintransigeanted’authenticité revendiquéefurieusementparAlceste,envain,enversetcontretous,exceptéCélimène, commeleluireprochePhilinte. Onn’enreconnaîtpasmoins,transposéedansl’univers«mondain»(audouble sens du terme, religieux ou social), la quadripartition précédente, mais autrement formuléeetmoinsclairementdistribuéeentrelespersonnages: Sincérité | | Complaisance—————Intransigeance | | Séduction LapremièredifférenceavecleschémavoisinproposéparTartuffe,c’estquelavoien’est pas fermée entre intransigeance et sincérité, comme elle l’était alors entre l’excès fanatiqueetlavérité:Orgondisqualifiaitladévotionextrêmeenlamontrantincapable de distinguer la vérité de l’imposture, l’imitation de la réalité, par l’effet délétère et ostensible du détournement que l’imposture de Tartuffe lui imposait; Alceste au contraire met son immodération au service de la sincérité, quitte à s’en obséder, mais sans qu’en soit disqualifiée la critique passionnée qu’il oppose à la fausseté des conduitesmondainesetplusgénéralementsocialesetmorales.QuandOrgonmanifeste sadévotion,onenrit;quandAlcestejettesesfulminations,onenpleureraitpresque.La satire d’Alceste porte avec autant de force de conviction que la censure d’Orgon 6 s’abîmaitdansl’erreuretleridicule.Celaprocèdeévidemmentdelasecondedifférence, essentielle par rapport à la donne de Tartuffe: c’est que Célimène ne joue pas pour Alceste le rôle de Tartuffe pour Orgon, mais le rôle exactement inverse. Elle l’induit si peu en erreur dans sa quête du vrai, dans sa définition de son idéal de vie et de conviction,qu’elleconstitueaucontraireunobstacleclairementidentifiéparlui,même s’il n’en peut mais, sur la voie de son ascèse à lui: un obstacle dont il demeure constammentconscientetquiestimputableàunepassionamoureusedontilconnaîtet reconnaît la faiblesse, alors qu’Orgon tient pour force et bienfait l’emprise de Tartuffe surlui. Bref,l’oblique«descendante»entrefanatismeetimpostureestremplacéedans leMisanthrope par un lien «ascendant» et exactement inverse entre intransigeance et sincérité: Tartuffe Vérité | | | Mesure——ERREUR———Excès | |íì | Imposture LeMisanthrope Sincérité | |ëî | Complaisance—————Intransigeance | | | Séduction Sibienquel’enjeudramatiquedelapiècen’estpluslaliaisonàdéfaire,difficileàdéfaire, entre le fanatique et l’imposteur, mais la liaison à nouer, difficile à nouer, entre l’intransigeantetlaséductrice.Orgonn’attendpasd’explicationdeTartuffe,ilcroitleur relation limpide; mais il finira par apprendre qu’on le trompe et rompra le lien vénéneux. Alceste attend une clarification de Célimène, il sait leur relation trouble et troublée,ilsaitqu’elleletrompe,selaisseconvaincreunepremièrefois,lasecondefois propose encore une fuite commune au désert et ne rompra qu’in extremis lorsqu’ellemême aura refusé cette dernière offre. L’enjeu de Tartuffe est un divorce qui réussit; celui du Misanthrope est un mariage qui échoue. Et pourtant les deux membres du couple,danslepremiercas,nevoulaientpassesépareret,danslesecond,souhaitaient s’unir.Sil’issueesttellepourtant,c’estquelefanatisme,unefoiséclairé,quittedeluimêmeetsansretourl’imposturepourlavérité:c’estlaconversionparl’évidence.Alors que l’intransigeance en faveur de la sincérité ne peut pactiser avec la tromperie séductrice que modérément, à son corps défendant et sans renverser pour autant son 7 alliancepremière:leblocagedeladistributiondesnotionsstructurantLeMisanthrope rendimpossiblelarésolutiondelapiècecommedanslecasdeTartuffe. Cequedisenttrèsbienlesous-titredelapremièreetlefauxtitredelaseconde,. DonneràTartuffepoursous-titreL’Imposteur,c’estorienterleregardverslevrairessort dramatiquedel’intrigue,verslamédiationdéroutantedufaux-dévotentrelefanatisme d’Orgon et la vérité divine, et suggérer l’erreur pour cœur de la cible comique: que l’imposture soit dénoncée et Orgon détrompé de son erreur, le lien est illico dénoué entre les deux complices et l’intrigue résolue. L’Atrabilaire amoureux, ce sous-titre indique l’intériorisation de la contradiction dans le caractère prêté au personnage d’Alceste:onpouvaitséparerOrgondeTarfuffe,onnepeutdiviserAlcestedelui-même, l’action a donc pour vocation de finir dans la suspension et l’indécision, entre une résolution proclamée, qui est contraire aux lois du comique, et une suggestion de repêchage portée par les deux vers qui terminent l’ouvrage: «Allons, Madame, allons employer toute chose, Pour rompre le dessein que son cœur se propose», v.1808. La ruptured’OrgonavecTartuffeaeulieudèsl’acteIV,larupturedeladécisiond’Alceste sortant de scène pour fuir à jamais Célimène et le monde est repoussée à un hypothétiqueacteVI.UnemachinationhabilearésolufavorablementTartuffe,uneautre demêmeveineempêchelarésolutionduMisanthrope,parcequeleproblèmeinsoluble que devrait et ne peut dénouer l’action dramatique est interne au personnage même d’Alceste, tient à la contradiction inhérente à son caractère —un «misanthrope amoureux»,obsédédesincéritéetfascinéparuneséductrice,commenaguèreArnolphe obsédédurisqued’êtrecocuetaspirantàsemarier.«Silasincéritévoussembleunsi grandbien,Nevouspointmarier[àCélimène]enestlevraimoyen»,pourrait-ondireà AlcesteenparaphrasantChrysalde(L’Écoledefemmes,v.1762-1763) Dès lors, est-ce encore l’erreur, l’élucidation d’une erreur, qui constitue l’enjeu dramatique de la comédie comme elle le faisait pour Tartuffe et pour la plupart des comédiesmoralesdeMolière?Sansdoutepas.Pourdéfinircequisetientaucœurdece système,ilfautcommencerpardéfinircequetraqueAlcesteensollicitant,toutaulong de la pièce, un entretien de Célimène: ce qu’il y cherche, c’est que le cœur de celle-ci «s’explique»(«Etvoicilemomentd’expliquervotrecœur»,v.1608).Cequ’ellerefuse, c’est justement cette clarté, à laquelle elle-même n’a peut-être pas accès et surtout ne s’embarrassepasd’accéder.L’exigenceimpossibledelalimpiditéaremplacécelle,plus facile,delavérité.Carlavérité,Alcestelaconnaît:ilsaitdéjà,pourpartie,quelleestla naturedesonamante,maisnepeuts’empêcherdel’aimer.L’éclaircissementqu’ilattend d’elle ne procède donc pas tant d’un désir de clarté que d’un besoin de préférence: «C’est qu’un cœur bien atteint veut qu’on soit tout à lui» (v.240). Ce qui, après la déconfiture de Célimène, prendra la forme d’un ultimatum, certes concessif («Oui, je veux bien, perfide, oublier vos forfaits», v.1757), mais radical («Et que dans mon désert,oùj’aifaitvœudevivre,/Voussoyez,sanstarder,résolueàmesuivre»,v.17631764):pasdedélai,pasdesociété,pasdeliberté.LerefusdeCélimènebriseleprojetet l’alliance possible entre eux, au nom de «l’indignité» du cœur de la jeune femme incapabldecetteradicalitéqueluioffreetqu’exigesonamantintraitable:«trouvertout enmoi,commemoitoutenvous»(v.1782).Fautedetout,ceseradoncrien.Parceque Célimène n’en est pas digne: «Allez, je vous refuse, et ce sensible outrage, De vos indignesfers,pourjamaismedégage.»(v.1783-1784) Onentrevoitalorscequi,aucentredelastructureduMisanthrope,tientlaplace quetenaitl’erreurdanslesystèmedramatiqueetherméneutiquedeTartuffe:c’esticila valeur, les critères et les modalités de l’évaluation, depuis celle, dérisoire, du sonnet 8 d’Oronte, en passant par celle des mondains croqués et anéantis (verbalement) par Célimène, en faisant un crochet par la scène de confrontation avec Arsinoé sur leur «valeur»(moraleetsociale)àtoutesdeux,jusqu’àl’évaluation,pathétique,ducœurde Célimène mesuré par Alceste; lequel, définitivement convaincu de son peu de prix, quitte la scène et dénoue la mince et pourtant décisive action de la pièce, dont l’enjeu auraété,enfindecompte,l’évaluationparAlcestedelapossibilitédeliersavieàcelle deCélimèneendépitdeleurdivorcesurlesvaleursattribuéesauxchoses,auxgenset auxprincipes,surquoientoutilss’opposent.Ilestvenupourcela,cejour-là,chezelle, etpourcelaseulement(v.241-242),ets’eniraédifiéetdésabusé,commeOrgonsortira de scène désillusionné et démuni, et comme avant eux Arnolphe. Pendant ce temps, PhilinteépouseraÉliante,commeValèreMarianeetHoraceAgnès. Si le schéma des forces et des enjeux du Misanthrope tourne bien autour de la valeur, comme nous le suggérons, voyons comment ce concept central met en rapport lesnotionscroiséesendeuxaxes: Sincérité | | Complaisance——VALEUR——Intransigeance | | Séduction Sur l’axe vertical, la sincérité et la séduction sont mises en rapport (contradictoire) comme l’étaient dans Tartuffela vérité et sa contrefaçon: le tribunal de l’évaluation a pourtâcheconstanteet,selonAlceste,bienmalinformée,dedémêlerlaréalitédeson imitationtrompeuse—etd’autantplustrompeusequetoutl’artdelaséductionconsiste à donner l’illusion de la valeur à ce qui n’est qu’une apparence d’autant plus crédible qu’elleestattiranteparsavacuitémême.Ceque,parparenthèse,aamplementéprouvé et représenté Molière dans DomJuan tout récemment écrit et créé. La différence avec Tartuffe, c’est l’effet d’«intériorisation» du caractère que le personnage de Célimène parvientàproduireetquenousdésignonsparletermedeséductionsubstituépourcela même à celui d’imposture 2 : Tartuffe porte un masque sur le visage, sans autre complexité, alors que Molière est parvenu à donner l’impression que Célimène est un masque, celui d’un personnage que sa superficialité approfondit de mystère, d’un mystèreirritantetséduisant.Commesielletiraitsavaleurdelasincéritésansrepliavec laquelle elle joue de sa séduction sans morale. Par quoi elle tient à la fois de Tartuffe, sans l’imposture, et de Dom Juan, sans la méchanceté. Au point qu’Alceste, pour qui la valeur réside exclusivement dans la sincérité et l’authenticité, sans méconnaître les défauts et la fausseté de sa bien-aimée, se laisse séduire par l’idée de l’en corriger. Ce qu’Orgonétalaitendeuxphases,d’abordaveugleetdupe,puislucideetdanslevrai,lui le combine en une seule équation insoluble, qui le fait ne pouvoir retirer toute valeur, avantlarévélationdel’acteV,àcellequileséduitparsesgrâcessifortes(v.233-234). C’est là une complaisance qui ne trouvera pas grâce, en revanche, devant son intransigeanceenmatièredeconduitemoraleetmondaine.Surl’axehorizontaloùces deuxnotionssefontface,laquestiondelavaleuretdelaplacequ’ilfautassigneràson curseurentrecesdeuxmodalitésdeconduitefaitd’ailleurslefonddudébatparlequel s’ouvre Le Misanthrope. Une fois établi en théorie et en principe que les cœurs et les 9 mœurs sont généralement le tombeau des valeurs, sur quoi Alceste et Philinte s’accordent aisément, tous deux s’opposent sur la conséquence pratique à en tirer. Philintes’yrésigneparsagesseenapparence,pardésillusionenréalité,etn’accordepas plusdevaleurqu’ilsneleméritentauxsignesmensongersquipermettentauxhommes devivreencommun:conceptioncontractuelledelavieensociété,contrelaconception immédiateet«naturelle»d’Alcestequiprétendtoutjugeràlamêmeauneetn’accorder créditetrespectqu’àcequ’ilestimeaufond.Parfaitrenversementdeladonne,Philinte pourraitaccommodersa«complaisance»àlalégèretédeCélimèneplusqu’Alcesten’a vocationàypliersonintransigeance.Etc’estpourtantPhilintequiépousera«lasincère Éliante» à laquelle Alceste ne déplaisait pas. Le moteur de l’intrigue du Misanthrope résideluiaussi,maisd’uneautremanière,dansunjeudesalliancesparadoxalesetdes distributions à contre-emploi qui caractérisaient aussi, quoique d’une autre façon, le schémastructureldeTartuffe. Ainsi,cettescèneinitialeduMisanthropepeut-elleenapparencepasserpourun doubleparfaitdelascènedeconfrontationentreOrgonetCléanteàl’acteIdeTartuffe (sc.V).AlcestereprocheàPhilintesablâmable«complaisance»à«donne[r]dans[l]es vices du temps» (v.59) comme Orgon reproche à Cléante que son «discours sent le libertinage» (v.314). Mais sous la similitude, une différence s’introduit, qui écale l’intrigueduMisanthropeparrapportàcelledeTartuffe:Cléanteprêchelaluciditéàson beau-frèreaveuglé,alorsqu’Alceste,assurédelaluciditédePhilintesurlepeudevaleur des hommes, réclame de lui un mépris proportionné à ce constat, au lieu de la complaisancequ’illuivoitmanifesterdanslesrelationsmondainesetplusgénéralement dans tout commerce avec ses semblables, en vertu d’une «amitié» pour le «genre humain»quin’estpointdutoutlefaitd’unmisanthrope(v.64).C’estlepremierd’une série de décalages qui perturbe la superposition des décalques de chaque comédie: décalage de l’enjeu dramatique (révéler une imposture cynique dans Tartuffe, évaluer l’attachementd’uncœurmaléprisdansLeMisanthrope);décalagedelasituationetde la thématique (morale mondaine ici, dévotion ascétique là); décalage herméneutique enfin, celui du sens assigné à chacune des deux comédies: Tartuffe s’insurge contre la confusiondesvaleursetréclamedeladistinctionentrel’apparenceetlavérité,l’artifice etlasincérité,lemasqueetlevisage,lefantômeetlapersonne,lafaussemonnaieetla bonne(v.334-338).Endestermessisemblablesqu’oncroiraitvolontierslesdeuxtextes écritsenparallèleetenécho,Alcestecertesentendqu’onopèrelesmêmesdistinctions, se plaint que l’on confonde «l’honnête et le fat» (v.48). Mais il n’en accuse pas un aveuglement sincère, comme celui d’Orgon, ou les menées intéressées d’un parti d’hypocritesetdeprofiteursquitrouventleurcompteàcetravestissement,commeDom Juan.Non,ilyvoitl’effetd’unavachissementuniverseldesvaleursetdesconduites,par des gens qui n’ont pas la sottise de croire les belles paroles qu’ils reçoivent et qu’ils rendent,quitrafiquentdefaussemonnaieetlasubstituentàlabonneparcommoditéde conduiteetcomplaisanceétourdie,plusmêmequeparintérêt,mêmesinombred‘entre eux,àcommencerparl’hypocriteaveclequelestenprocès,profitentdecequin’estplus iciprésentécommeuneindistinctionentrelevraietlefaux,maiscommeunepréférence mêmeaccordéeàlaformevaineetséduisantesurlanaturevraieetbrute.Enquoi,par parenthèse,sonamourpourCélimèneillustrecettefaiblessetouthumaine. Orvoicique,souscettesimilitudedéjàdécalée,unrenversementtroublantvient bouleverserletexte duMisanthropeetsalecture,enrienquedeuxvers,maisquifont tanguerlesensdetoutelacomédie:«Ilfautfléchirautempssansobstination»,plaide Philinte,ajoutantcesdeuxversaussifameuxquedéroutants: 10 Etc’estunefolieànulleautreseconde Devouloirsemêlerdecorrigerlemonde.(v.157-158) Le même personnage, un peu plus haut, vient de se recommander de Molière: «Je ris des noirs accès où je vous envisage, Et crois voir en nous deux, sous mêmes soins nourris, Ces deux frères que peint L’Écoledesmaris» (v.99-100). Dans le cadre d’une esthétique comique marquée ordinairement par une direction de sympathie et une élucidation de la portée morale fortement balisée au sein du texte, ce trait allusif et autoréférentiel invite à accorder crédit à la position de Philinte, comme le spectateur l’accorde sans arrière-pensée à celle de Cléante. Mais si Philinte en citant L’École de marisobtientunesortedelabelde«porte-parole»,deconseillerd’orientationdusens fournissantauspectateurlapositionàadopterpourcomprendrelaleçondelacomédie, les deux vers qu’il prononce un peu plus bas dans le texte semblent un blâme non déguisé de l’intention morale prêtée au genre comique («se mêler de corriger le monde»)etprésentéecommeune«folie».Orcetteformuledéfinitlerôledelacomédie tellequel’entendMolièreettellequ’onl’entenddelamanièrelapluscouranteenson temps. Mieux, cette finalité taxée de folie est revendiquée à de nombreuses reprises dansletexted’autrescomédiesdeMolièreetdanscertainsécritsthéoriquesdesamain: elleserabientôtreprisecommeunargumentmajeurenfaveurdelanouvelleversionde Tartuffe dans la Lettresurlacomédiedel’Imposteur imprimée en août 1667, sans nom d’auteur,maisassurémentdel’aveudupoètequiauraprêtéaurédacteurdelaLettrele manuscritdesapièce. Orcette«folieànulleautreseconde,Devouloirsemêlerdecorrigerlemonde», toujours selon Philinte, donne à Alceste un «ridicule» qu’enfonçant le clou son ami décritencestermesexplicites: Etpuisquelafranchiseapourvoustantd'appas, Jevousdiraitoutfrancquecettemaladie, Partoutoùvousallez,donnelacomédie, Etqu'unsigrandcourrouxcontrelesmœursdutemps Voustourneenridiculeauprèsdebiendesgens.(v.104-108) Bref,leressortmajeurduriredansLeMisanthrope,ceserontlesfoucadesinopportunes et les intransigeances d’un personnage auquel il est reproché, au sein même de cette comédie, par un autre se recommandant de Molière, d’accomplir la tâche que Molière assigneaugenrecomique.Voilàunrirequisonneétrangement,entoutcasdemanière inopinément déroutante: qui parle d’or dans cette pièce, Alceste ou Philinte? Et qui portesurluilepéchéderidicule?Toutel’interprétationdelapièceesthypothéquéepar cetteambiguïté. Car on sait, depuis la toute récente querelle de l’Écoledesfemmes(1663) et ce qu’il a eu l’occasion d’en écrire à alors (dans La Critique de l’École des femmes et L’Impromptu de Versailles), le rôle central, ontologique et herméneutique que Molière accorde au rire comme modalité de sa pensée comique et critère de la leçon morale délivrée par la comédie. Dans son écriture, comme dans celle d’un Rabelais ou d’un Cervantès, on peut dire au sens propre que lerirepense,directement et bruyamment. Mais,commechezcescréateursaussipuissantsqu’énigmatiques,lapenséequedélivre lerirenesedécryptepastoujoursavecl’évidenced’unedémonstrationcartésienne.À suivrelesdeuxversdePhilinte,onauraitenviedereprendrepourdéfinirl’optiquedu Misanthropelaformulede«critiquedelaraisoncomique»quenousavonsforgéepour DomJuan3: comme si LeMisanthrope opérait un retournement spéculaire du rire, qui non seulement n’y est pas éclatant, tant s’en faut, et beaucoup moins même que dans 11 Tartuffe—maisunrirequidesurcroîtprendpourciblel’activitémêmequelacomédie estsupposéepratiquer:dansLeMisanthrope,leridiculejaillitdel’ardenteintentionde corriger les hommes qui anime Alceste comme elle anime Molière, à qui cela, par parenthèse,mitsurlesbraslacabaledesdévots.EnquoilecomiqueduMisanthropeest danssonessencebeaucoupplustroubleettroublantqueceluideTartuffe,sidumoins onaccordecréditauxproposdePhilinteetsiAlcesteconstituebienlepivotcomiquede lapièce,commelevoudraiteneffetlasuperpositiondesdeuxstructuresdramatiques, oùAlcesteoccupelaplaced’Orgon,personnagesl’unetl’autremarquésparl’excèsetla fureurentravéequisuscitentd’ordinaireleridicule,tandisqueCélimèneprovoque,àsa façonbiensûr,unrireplusaciduléetambigu,commeTartuffeàlasienne. Maisl’ambiguïtéquidèslorsrejaillitsurlesensduMisanthropeetentroublela lisibilité,gardons-nousdeméconnaîtrequeTartuffeaussienasapart:car,commeonl’a vu,lesubterfugequirabatladévotionextrêmed’Orgonsurl’erreuretleridiculegrâceà lamédiationqueluioffrel’imposturehypocritedeTartuffeprojettelesensdelapièce dans une incertitude voulue, selon qu’on accorde crédit à la distinction professée hautementparCléanteentrelesvraisdévotstoutestimablesetlesfauxseulsblâmables, ouqu’onconsidèrequelapiècecritiquesouslemasqueetlecouvertdelafausselavraie dévotion et ses excès de zèle intégristes, comme l’entendirent les cabaleurs du parti dévot.Ensomme,lepersonnageTartuffepeutpasseraussibienpourlecontraireparfait d’un vrai dévot que pour sa caricature ressemblante. Et la pièce tangue entre les deux significations, comme Dom Juan à sa façon aussi, où l’on ne sait trop si la défense maladroiteduchristianismeparunSganarellepluscrédulequecroyantneconstituepas lapiresatirecontrelareligion. Sans songer à tirer maintenant tout le sens de ces ambiguïtés dont l’analyse réclameraplusdeplaceetdereculquenel’autoriselecadred’unesimpleintroduction, onpeutaumoinsnoterpourl’instantqu’ellesprocèdentducœurmêmed’unestructure et d’une écriture dramatiqueson ne peut plus régulières et limpides. Dans ces deux comédiesqu’ilestdecoutumedequalifierd’éminemment«classiques»etdetenirpour parangonsduclassicisme,l’échappéedesensetletroublefructueuxeténigmatiquede la pensée n’a pas besoin, pour atteindre au seuil d’incertitude et de plurivocité qui recommande les grandes œuvres poétiques, de la forme irrégulière, tourmentée, baroque et hardie de DomJuan, cette espèce de tragi-comédie à machines et en prose composéeendépitdesrèglesetenporte-à-fauxaveclaleçondesonpropresujet.Non, TartuffeetLeMisanthropesontdeux«grandes»comédiesrégulières,àquelquesrares entorsesprès4,encinqactesdevers,vraisemblantes,parisiennes,concentrées5,offrant exactement le même nombre modéré de rôles (une dizaine chacune, quand Dom Juan atteignait la vingtaine), d’esthétique normée par souci de clarté et de limpidité, déployant un registre de «caractères» estampillés (le dévot, l’imposteur, le misanthrope,lacoquette,l’honnêtehommeetl’honnêtefemme,lemarquisetleblondin, laservanteforteengueuleetlevaletbenêt,etc.),toutcelaautourd’unsujetdramatique assez commun: le désabusement d’un passionné intransigeant abusé par une imposture,uneimposturedanslepremiercasconcertéeparunfauxdévot,dansl’autre naturellement aménagée à la convenance d’une dame moralement peu scrupuleuse. Intriguequerésoutunemachination,selonlesusageslesplusélémentairesduthéâtre comique: machination de registre farcesque dans Tartuffe (le cocu sous la table), manifestation de registre galant dans Le Misanthrope (la divulgation réciproque des lettresd’amourdeCélimèneparlesdeuxmarquisliésparundéfi). 12 Orlevacillementdelaleçonquiprocèdedecesformeslimpidestravailléespar des agencements sophistiqués sollicite et nécessite de la part de l’analyste une conception,sifrustesoit-elle,del’inventiondramatiquedontaprocédél’œuvreétudiée. La conception qui sous-tend tout ce qui vient d’être dit, c’est que l’écriture, en l’occurrence l’écriture dramatique, constitue le mode de pensée, d’élaboration (et pas seulement de diffusion) de la pensée, de l’émotion, bref de l’effet global produit ou appeléàêtreproduitparlareprésentation.Danslesecretdel’ouvroir,l’élaborationde l’œuvreprocèdedemécanismescomplexesetencorepourpartiemystérieux,quelques progrès qu’aient accomplis les sciences cognitives, mécanismes dont toute conception réductrice mutile l’analyse et, partant, celle de la genèse et de l’interprétation de l’œuvre.RéduirelesensdescomédiesdeMolièreautravaildelaformedramatiqueouà leur effet moral et philosophique semble également réducteur. Supprimer la part de l’intention d’auteur aussi. Elle joue son rôle, de détonateur, de ferment, de guide et de veillecritiquedansl’alchimiemystérieusequifaitque,d’unemémoireetd’unarsenalde formes, d’une intuition d’assemblages structurels et de morceaux de dialogues qui parfois peuvent sortir tout prêts de la plume en cours de rédaction, mais aussi d’émotions contrôlées et d’imaginations excitées, d’idées et d’images sollicitées ou venuesàl’espritonnesaitcomment,sortpeuàpeuuntexte.Onnedoitnisurévaluerni sous-estimerlesintentionsdepensée,d’expressionetd’engagementhardiesetméditées quipassentparcemouleetsontfécondéesparlui.Carsilepoètedethéâtrepenseau seindeladramaturgie,avecsesoutilsetensestermesquelespectateur,lecritique,le professeuroulecandidats’efforced’extraire,dedéployer,deformaliseretd’interpréter, l’intention aussi y joue son rôle, l’intention idéologique, sociale, morale, une intention dontlaforces’exprimechezMolièreparlaragequ’ilmitàcomposerpuisàobtenirle droitdejouersonTartuffe,auprixdequelsrisquesetavecquellepatience,aprèscinq ansdecombat. Autrement dit, il va de soi, et ces deux comédies en sont des marques si puissantes qu’on rougit d’avoir à le rappeler, que non seulement la dramaturgie de Molière«pense»(maisdepuisqueRenéBrayaposélaquestion6,onsedoitdeprendre partisurlesujet);maisaussiquelethéâtredeMolièrenesecontentepasdepenser,car ilpourraitpenservite,simpleetconforme,etviserlesuccèsencaressantlepublicdans lesensdupoil;alorsqu’ilpensehardimentetfougueusement,contradictoirement,voire dangereusement,ethorsdessentiersbattus,formelsetintellectuels,quandbienmême on le prendrait pour un «classique». Preuve que les idées, les combats d’idées et le renouveau des idées ont place dans son projet, il prend la peine d’écrire des scènes d’explication et de confrontation intellectuelles qui peuvent, à la représentation, menacer de devenir des «tunnels» si elles ne sont fortement servies par des acteurs aguerris, devant un public qui accepte de réfléchir. Ce qui n’a rien de démagogue ni d’opportuniste. Et d’autre part, il y traite de sujets certes dans l’air du temps, mais controversés, «engagés» dirait-on aujourd’hui, pas toujours faciles ni dépourvus de risques,etenforgeantdesoutilsd’analyseetd’expressionneufsetsagaces. Ensomme,commetoutécrivainvraimentpoète,loindeviserlesuccèsàtoutprix ens’accordantavecl’attentedupublicetens’accommodantdel’horizonbornédeceluici, il s’autorise des hardiesses de forme et de pensée dont L’École des femmes a déjà constituéen1662unexempleretentissantetcontesté—cequeStravinskiexprimeraun jour par son fameux «fa dièse, pas de pitié»7. Rien là que d’évident: c’est à l’époque exactement de Tartuffe et du Misanthrope que Rembrandt peint selon sa dernière manière, qui est tout sauf «facile» —voir par exemple son AutoportraitenZeuxis (ou Démocrite,1668-1669)où,avantqu’ElstirnepeignîtunjourenvertlescheveuxduDr 13 Cottard,lepeintres’estfaitlevisagepresquedoréetfenduduricanementénigmatique de son modèle grec. Molière a les mêmes audaces fureteuses, la même avance par rapport à son temps. C’est ainsi qu’en point de fuite de l’obstination d’Orgon, on s’autoriseraàvoirpoindreuneidéeneuve,celledefanatisme,quesousd’autrescieux,à la même époque, on appelle Enthusiasm et qui entrera bientôt, en 1688, dans le vocabulairefrançais;c’estainsiqu’àtraverslacomplaisancereprochéeàPhilinteetla modération professée par Cléante, on peut voir poindre une autre idée neuve, ou du moinsenvoiederenouvellement,celledetolérance,dontladoubleorigine,religieuseet mondaine, est exemplairement illustrée par le dialogue de ces deux pièces; c’est ainsi qu’entransparencedudébatentreAlcesteetPhilinteopposantl’authenticitébrutedela nature aux conventions du commerce pacifié et orné entre les hommes, on peut voir poindre l’idée neuve de la culture, fleur éclose d’un lent processus de civilisation des mœurs8. Or cette moisson de pensers nouveaux jaillis d’anciens modèles dramatiques réajustés,retravaillés,renouveléspeuttoutaussibienêtresortiedugrainminusculede l’événement: la virulence inattendue des réactions suscitées par Tartuffe,la supposée cabale des dévots et ses expressions féroces, qui n’ont rien d’imaginaire, peuvent parfaitementexpliquerleflottementdesenssurlerôledecorrectionmoraleassignéàla comédie qui s’exprime dans LeMisanthropeet qui aura donné à cette pièce fulgurante l’occasionde forger et d’essayer quelques-uns des «pensers nouveaux» que l’on vient desuggérer,avantd’yreveniraucoursdecetenseignement.Cequin’interditpasnon plus d’appliquer à l’incertitude suspensive de la leçon du Misanthrope l’idée d’une échappée du texte, car l’intention d’auteur n’est qu’un des paramètres, même s’il n’est pasnégligeable,dansl’invention,d’uneœuvre.L’évaluationdecesdosagesferapartiede l’étudedecesdeuxouvragesetdeleurinterprétation. Cesconsidérationsdéterminentlesaxesd’analysequivontguiderl’approchedes deux pièces durant les cinq séances à venir, à partir des principes posés par cette introduction en forme de problématique: autant que possible les analyser comme un tout,enévitantlepluspossibledescinderl’étudeendeux—leprogrammecetteannée sedéclineauduel;etlesapprocherparlescheminscombinésetcroisésdeleurgenèse, deleurdramaturgie,deleuranthropologieetdeleurportéedesens.[45000] 1Dorine et Damis infléchissent certes leur lucidité de fureur indignée, mais d’une fureur qui n’aveugle pas leur pensée, bien qu’elle puisse fourvoyer leur action (témoin le pas de clerc de Damisàl’acteIII). 2Par référence implicite au sens que J. Baudrillard donne au concept (De la séduction, Paris, Galilée,1980) 3P. Dandrey, Dom Juan ou la critique de la raison comique. Paris, Honoré Champion, (1993), 20112. 4La rédaction du Ve acte, sans doute postérieure aux autres ou à une partie des autres, et le feuilleté des remaniements auront empêché Molière de préparer tout à fait la péripétie de la donationetdeladénonciationautrementqueparuneallusionàlaconduited’Orgonpendantla Fronde(I, II,v.181-182),cequipeutparaîtreunpeuléger.Etl’allianceannoncéedeDamisavec lasœurdeValère(v.221-222)demeureraunepierred’attentesansusage—maiscen’estpas uncasisoléchezMolière. 5A la différence des comédies à structure additionnelle plus relâchée et ouverte, comme Dom JuanouLeBourgeoisgentilhomme. 6RenéBray,Molièrehommedethéâtre,Paris,MercuredeFrance,1954,ch.II:«Molièrepenset-il?». 14 7Pourladoctrineinverseàcellequenousprofessonsici,onverra,àproposdeRacine,A.Viala, Racine.Lastratégieducaméléon,Paris,Seghers,1990;etàproposdeMolièrel’appareilcritique des Œuvres complètes éditées par G. Forestier et alii, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade»,2010. 8Voir notre court essai: «La naissance de la culture: allocution de présentation à la Société royaleduCanada»,2006,hors-commerce(BnF2007-37384)