Tartuffe et Alceste en tandem

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Tartuffe et Alceste en tandem
Le présent propos, version écrite d’un cours d’agrégation professé à l’ENS Ulm (20162017) est la propriété intellectuelle de Patrick Dandrey. Toute reproduction et diffusion
sont interdites, en dehors de la consultation ouverte sur le site patrickdandrey.com.
Introduction
TartuffeetAlcesteentandem
«Ondiraitqueçavousravitdel’avoirblessé.—Unpeu.»
Alcesteàbicyclette,filmdePh.LeGuay,
avecF.LucchinietL.Wilson,2013.
L’inscription de Tartuffe et du Misanthrope au programme de l’agrégation
supposeuneintentiondujuryqu’ilconvientavanttouteautrechosededécrypterpour
tâcherdepercevoirlalogiquedu couplageetl’orientationdesattentesqu’ilrecèle.On
peutd’embléesupposerauchoixdeTartuffeuneintentiondiscrèted’actualité:ilsuffira
pourladécrypterderappelerlepartiscénographiquechoisiparArianeMnouchkineen
1995 à Avignon, qui situait la pièce dans le contexte du sud de la Méditerranée et y
dénonçait à travers les personnages de Tartuffe et d’Orgon l’intégrisme islamiste, au
moment où l’Algérie notamment vivait les événements dont on se souvient
(http://www.ina.fr/video/CAC95039902). Mais cette intention que nous prêtons au
jury,siellen’estpasimaginaire,auraitpuparaîtreaussiunretourdebalancierunpeu
appuyé et facile, l’année après l’inscription des Pensées de Pascal au programme du
mêmeconcours.Raisonpourlaquellel’effetenauraéténuancéparlechoixd’apparier
Tartuffe avec Le Misanthrope plutôt qu’avec Dom Juan que l’on pouvait attendre tout
aussi bien là. Par leur contexte, leur sujet et leur portée, ces trois comédies presque
contemporaines (Tartuffe, 1664-1669, Dom Juan, 1665, Le Misanthrope, 1666) se
présententeneffetcommeunetrilogie,unesortedetrilogiedel’imposture—imposture
tour à tour ou simultanément religieuse, morale, mondaine, sociale, selon des dosages
diversenchacuned’elle.L’inscriptiondestroispiècesensembleauraitouvertlatotalité
des vastes perspectives suggérées par ces ouvrages majeurs, chacun de grande
complexitéetdeforteidentité,peut-êtretroplourdspourunprogrammedeconcours
déjàchargé;lecouplagedeTartuffeavecDomJuanauraittournéleprogrammeducôté
de la religion et du libertinage, et orienté l’approche morale et sociale à partir de la
questionreligieuse;lecouplageavecLeMisanthropeinverselarelationdepréséance:la
confrontation intellectuelle, morale et sociale de la vérité et du mensonge, de
l’authenticitéetdumasque,delasincéritéetdel’imposturesubsumeetgouvernecelle
delacroyanceetdel’incroyance,delafoietdesessignes,desonexagérationdévote,de
sa contrefaçon hypocrite et de sa négation libertine. Dès lors qu’à la question de
l’intégrisme dévot, réel ou contrefait, s’oppose non plus la négation «diabolique»
donjuanesque, mais l’imposture convenue des mœurs mondaines traquée par un
«dévot»del’authenticitédecœuretd’espritcommeAlceste,laquestiondel’hypocrisie
et de la dévotion religieuses ne constitue plus qu’un exemple retentissant mais partiel
du problème plus large de la vérité et de l’authenticité opposées à l’imposture et à la
contrefaçon:laquestionmorale,audoublesensqu’avaitletermeauXVIIesiècle,quand
sonacceptionrecouvraitindifféremmentlesmœursetlescœurs,enveloppedansleduo
ainsi composé la question religieuse. Et c’est l’imposture entendue comme
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travestissement moral et social de la vérité et de la réalité qui tient le rôle de sujet
commun à ces deux pièces, plutôt que l’hypocrisie, face mondaine du pharisianisme
religieux.
Maiscesujetsedoubled’unautre.IlestnotableeneffetquedansTartuffe,pour
commencerparcettepièce-ci,lepersonnagedufauxdévotabeauavoirdonnésonnom
à la pièce, le personnage principal, plus que lui peut-être, semble bel et bien Orgon, le
dévotvéritable,aveugléparsonenthousiasmepoursonmystificateur.L’imposturen’a
pas seulement la vérité pour contraire, elle a aussi le fanatisme pour effet, pour
complice, pour double gémellaire et pour envers ténébreux. Par quoi une autre
constantedeladramaturgieetdelathématiquecomiquesdeMolièretrouventsaplace
danslapièce:l’aveuglementparpassion,l’idéefixeégarée,lecertitudeetl’obstination
dansl’illusionbutée.Cequicomplètelatensionpremièreentrevéritéetimposturepar
une autre non moins essentielle et qui la croise: celle qui oppose modération et
fanatisme,luciditétempéréeetpassionforcenée,mesureetexcès.
Vérité
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Mesure—————Excès
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Imposture
Ce schéma met en évidence la parfaite appropriation de la structure dramatique au
thème satirique que Molière traitait non sans hardiesse. Le tour de passe-passe qui
permet à Tartuffe d’être joué (et encore avec bien des difficultés) dans une société
d’Ancien Régime où le catholicisme tient lieu de religion d’État, c’est que le
dédoublementdeszélateursdelafoienunimposteur,Tartuffe,etsadupeaveugléeet
zélée, Orgon, aura permis de lier, contre toute logique, fanatisme et imposture, et par
conséquentdeconjuguer,demanièrenonmoinsinsoliteetenoppositionàcepremier
couplage, vérité et modération, incarnées par les honnêtes gens de la pièce: Cléante
(v.339-344) et Elmire (v.1329)1. La leçon de Cléante peut se résumer en deux mots:
circonspection(«avoirdebonsyeux»,v.320)etmodération(«Vousnegardezenrien
les doux tempéraments», v.1608), conditions de la lucidité. Une telle conjugaison des
valeurspeutsurprendre:ladévotionfanatique,danslecontextehistoriqued’alors, est
supposée avoir parti lié avec lavéritélaplusabsolueetincontestablequisoit,celledela
RévélationetdesÉcritures.Impossiblededéfairecettealliancesansparaîtrelibertin—
comme Orgon ne manque pas de le reprocher à Cléante, d’ailleurs («Mon frère, ce
discourssentlelibertinage»,v.314).EtMolièrel’appritviteàsesdépens.D’autrepart,
sil’onveutbienquelavéritésoitmodéréedanslabouchedeCléante,restequelavérité
supporte mal, par principe, la demi-mesure. Les couples de valeurs associées par la
piècerelèventdonc,aufond,d’unrenversementparadoxaldesalliances.
Ce renversement a pour origine le modèle dramatique choisi par Molière: la
trame archétypique et archi-rebattue du curé paillard, du moine libidineux, de
l’hypocrite papelard abusant un benêt par ses simagrées de dévotion proposait la
médiation qu’allait opérer entre la Vérité divine et l’enthousiasme d’Orgon le masque
diabolique(ausenspremier)deTartuffe.Cettemédiationcomiqueinverseladévotion,
difficilement attaquable de face, en un fanatisme aveuglé que même l’Église ne peut
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raisonnablementdéfendre,dèslorsquelemédiateurentreDieuetsonzélateurfanatisé
se révèle un (pauvre) diable. Dès lors, dévotion fanatique et imposture hypocrite
voguentdeconserve,àlafaveurdel’erreur,del’erreurd’Orgon,imputableàsonardeur
déraisonnableetirraisonnéequ’unpeudemodérationauraitéclairée.Laquêtedecette
lucidité, la dissipation de l’erreur d’Orgon, constitue donc le cœur et le ressort du
modèle, l’enjeu dramatique et l’enjeu intellectuel de la pièce, indissolublement liés
commeilsedoitdansuneœuvrequipenseàtraverssaforme,quipenseparlethéâtre,
bien loin de mettre le théâtre au service de sa pensée. L’enjeu dramatique réel de
Tartuffen’estpasdesavoirsiMarianeépouseraValère,maissiOrgonouvriralesyeux
de la raison obscurcie par sa passion fanatisée pour Tartuffe: sa lucidité retrouvée
lèveral’obstacledel’unionnaguèreprévueetapprouvéeparluientrelesjeunesgens.Et
voilà comment le défaut de lucidité a pu rompre dans la structure dramatique et
herméneutique de cette comédie le lien entre la vérité et la radicalité, ce qui somme
toute,répétons-le,estunpeuillogique:caronnedevraitpasnégociersonattachement
auvrai,surtoutàlaVéritérévélée—sidumoinsonestimedevoirlarévérersansavoir
le droit d’en raisonner d’abord. Ce que suggérerait presque le discours de Cléante, qui
professeentoutelogiqueapparenteunemodérationjusquedansl’expressiondelafoi,
qu’il rabat sur la raison, par un jeu de mots et d’idées sur Lumière (divine) et lucidité
(rationnelle)quisentsinonlelibertinage,lerationalismeaumoins.Sansêtrelibertine,
la pièce suggère une conception rationalisée, modérée et subjectivée du christianisme,
une conception de la Révélation comme évidence, de la foi comme déduction, de la
religioncommeédificerationneletdesapratiquecommeaffaireprivée(«Jesaiscomme
jeparle,etleCielvoitmoncœur»,v.324).Cequin’étonnepas,ausiècledeDescartes,
mais témoigne d’une redoutable modernité de pensée, autorisée par un montage
dramatique habile qui rabat la mystique illuminée d’Orgon sur une mystification
aveuglante.
Le système schématisé plus haut devrait donc se compéter de l’erreur, l’erreur
d’Orgonquirègneàlacroiséedesdeuxcouplesdenotionsquenousavonsdégagées:
Vérité
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Mesure———ERREUR———Excès
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Imposture
Surl’axevertical,l’erreursesituebeletbienàmi-chemindelavéritéetdel’imposture:
l’erreur est une imposture qui s’ignore, une intention de vérité fourvoyée par une
contrefaçon concertée. Tandis qu’on voit, sur l’axe horizontal, la mesure autoriser une
prisededistancelucidesurlesséductionsdel’imposturedontlevainfantômes’impose
pourréalitéàl’espritd’Orgonpousséaufanatismeparsonpenchantnaturelàl’excès:
Hébien,nevoilàpasdevosemportements!
Vousnegardezenrienlesdouxtempéraments.
Dansladroiteraison,jamaisn'entrelavôtre;
Ettoujours,d'unexcès,vousvousjetezdansl'autre.
Vousvoyezvotreerreur,etvousavezconnu,
Queparunzèlefeintvousétiezprévenu:
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Maispourvouscorriger,quelleraisondemande
Quevousalliezpasserdansuneerreurplusgrande,
Etqu'avecquelecœurd'unperfidevaurien,
Vousconfondiezlescœursdetouslesgensdebien?
(v.1607-1616).
Lecroisementdesdeuxaxessurl’erreurfaitdecelle-cilecœuretleprincipeduréseau
dramatique et herméneutique. Dissiper les vains fantômes de l’erreur en démasquant
celui qui en use sciemment et savamment pour tromper celui que sa passion aveugle,
voilàl’enjeudramatiqueetintellectuel—sansdistinction—delacomédie.Désabuser
Orgon,désabuserlesvictimesdel’ascèsedefaçade,c’estàlafoisl’objetdel’intrigueetle
butmoraldutexte,àquois’emploieledoubledénouement:larused’Elmireàl’acteIV
viseexplicitementetsedérouledefaçonà«fairevoiravecpleinelumière»(v.1342)à
Orgon l’imposture de Tartuffe pour dissiper l’«aveuglement» (v.1314) où l’induit son
«erreur» (v.1349); de même à l’acte V la ruse de l’Exempt, instruite par le fin
discernement des yeux pénétrants du roi (v.1907-1912) et destinée à «voir
l’impudence[deTartuffe]allerjusquesaubout»(v.1931).
Molière a opéré une redistribution des presque mêmes cartes en créant Le
Misanthrope au cœur de la création continue de Tartuffe, dans le contexte du
remaniementd’unepremièreversion(1664)peut-êtresous-titréeL’Hypocrite,donton
nesaitàpeuprèsrien,etavantunesecondeversionintituléeL’Imposteur(1667),dont
nous possédons un résumé en prose assez détaillé pour savoir qu’il ressemble de très
près à la version finale de 1669, qui reprendra les deux intitulés (Tartuffe ou
l’Imposteur). Dans Le Misanthrope, Célimène, sans tenir tout à fait le rôle, occupe du
moinslaplace,entermesdramatiquesetherméneutiques,d’unTartuffedevenufemme:
elle trafique d’amour de manière certes moins sordide que l’Imposteur ne trafique de
religion, mais elle use envers tous et envers Alceste en particulier d’une «séduction»
(ausenscourantetactuelcommeausensancien,beaucoupplusfort,duterme)quijoue
le même rôle dans la situation et l’action dramatiques que l‘hypocrisie de Tartuffe.
Alcesteestcertesmoinsillusionnésursacoquetteriequ’Orgonnel’estsurlemasquede
l’Imposteur,maisilluifaudra,commeOrgon,s’yprendreàdeuxfoispours’édifiersur
l’imposturedel’êtresouslecharmeduquelilesttombé(IV, IIIetV, IV).Cela,ens’aidant
nonpasdesconseilsoudesrusesdesgensdebonsensetderaison,commeOrgon,mais
des menées sordides d’une fausse dévote, Arsinoé, et de deux écervelés venimeux,
Acaste et Clitandre, qui d’une manière ou d’une autre participent de l’univers de
Célimène ou partagent quelque chose de son immoralité et de sa fausseté: premier
brouillage des cartes, la vérité qui résoudra l’intrigue viendra des personnages
«négatifs» de la distribution comique et non du groupe des gens sincères et droits
(Philinte et Éliante) dont ce serait le rôle de la produire, comme Elmire et Damis s’y
employaient dans Tartuffe. Sur une structure dramatique en partie similaire, c’est un
premierrenversementdesalliancesetdesfonctionsasseztroublant.
Mais le renversement le plus important, c’est évidemment celui qui intéresse le
personnage d’Alceste, dont l’intransigeance, forme mondaine du fanatisme d’Orgon,
n’estqu’àmoitiédupedel’impostureséductricedelajeunefemmequ’ilaimeetpourle
reste s’engoue d’une sincérité de cœurs et de mœurs que sa raideur morale rend
inopportunedanslaplupartdesesapplications,sanspourautantleconvaincred’erreur
sur les valeurs qu’il professe: il applique sans nuance ni mesure et donc souvent à
mauvaisescientunevertuexigeantequ’onnesauraitdésapprouverdanssonprincipe,
mais redouter dans son usage. Cette ambiguïté nouvelle, c’est évidemment le
changementdesujetquil’autorise:lasubstitutiond’unproblèmedemoralemondaineà
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unproblèmedefoichrétienne,cequ’onappelleraitaujourd’huila«laïcisation»dusujet
comique,autoriseAlcesteàincarnerunfanatismedelasincéritéquel’intermédiairede
Célimènenesuffitplusàdévierducôtédel’erreursurl’objet,commel’étaitlefanatisme
dévot d’Orgon par l’imposture de Tartuffe. La sincérité et l’authenticité ont beau être
revendiquéesparAlcestehorsdesaison,sacritiquedelamanièredontlemondeenuse
n’enestpasdisqualifiéeparlaséductiondeCélimène,alorsquel’ascétismed’Orgonétait
hypothéqué par l’imposture de Tartuffe. Alceste n’est dupe que très partiellement de
Célimène;etsonpropossurlaméchancetéetlafaussetédeshommesn’estpasentamé
parcetteimposture,maisparl’absencedenuancesetd’opportunitédanslacensureetla
satire, imputable à son intransigeance. Tartuffe déroutait opportunément par son
hypocrisie la dévotion extrême d’Orgon et la disqualifiait dans son principe; Célimène
ne déroute qu’à la marge et en pratique, par ses mensonges, la quête de vérité et de
sincéritéd’Alceste.Bref,àpartird’unetramepresquesemblable,lemontagedramatique
égratignaitdansTartuffe,quoiqu’enaitditMolièreetcommelesdévotsl’ontbienvu,la
dévotion ascétique, qu’elle soit vraie ou fausse, par l’effet comique et satirique que
produitlecoupleinfernald’OrgonetTartuffe,l’imposturedonnantlebrasaufanatisme
pourleprojeterdansl’erreur.DansLeMisanthrope,ledébatdemeureplusouvert,plus
nuancéetcomplexe,quelqueeffortquefasselapiècepourrendreAlcesteridiculedans
sesoutrances.Lavéritéqu’onyrevendiquenerelevantplusd’uneRévélationfondatrice
d’unefoi,maisd’uneinterrogationsurlesconditionsdanslesquelleslasociétéautorise
l’expression de l’authenticité morale ou s’accommode de la perversité naturelle des
hommes,ledébatsedéportedudomainedel’erreuraveugleversceluidel’impropriété
malséante. Il oppose, sans parvenir tout à fait à trancher la question, une exigence de
véritémodéréeparl’usagedumondetellequeladéfendetlapratiquePhilinte,accusé
pourcelaparAlcestede«complaisance»,etuneexigenceintransigeanted’authenticité
revendiquéefurieusementparAlceste,envain,enversetcontretous,exceptéCélimène,
commeleluireprochePhilinte.
Onn’enreconnaîtpasmoins,transposéedansl’univers«mondain»(audouble
sens du terme, religieux ou social), la quadripartition précédente, mais autrement
formuléeetmoinsclairementdistribuéeentrelespersonnages:
Sincérité
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Complaisance—————Intransigeance
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Séduction
LapremièredifférenceavecleschémavoisinproposéparTartuffe,c’estquelavoien’est
pas fermée entre intransigeance et sincérité, comme elle l’était alors entre l’excès
fanatiqueetlavérité:Orgondisqualifiaitladévotionextrêmeenlamontrantincapable
de distinguer la vérité de l’imposture, l’imitation de la réalité, par l’effet délétère et
ostensible du détournement que l’imposture de Tartuffe lui imposait; Alceste au
contraire met son immodération au service de la sincérité, quitte à s’en obséder, mais
sans qu’en soit disqualifiée la critique passionnée qu’il oppose à la fausseté des
conduitesmondainesetplusgénéralementsocialesetmorales.QuandOrgonmanifeste
sadévotion,onenrit;quandAlcestejettesesfulminations,onenpleureraitpresque.La
satire d’Alceste porte avec autant de force de conviction que la censure d’Orgon
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s’abîmaitdansl’erreuretleridicule.Celaprocèdeévidemmentdelasecondedifférence,
essentielle par rapport à la donne de Tartuffe: c’est que Célimène ne joue pas pour
Alceste le rôle de Tartuffe pour Orgon, mais le rôle exactement inverse. Elle l’induit si
peu en erreur dans sa quête du vrai, dans sa définition de son idéal de vie et de
conviction,qu’elleconstitueaucontraireunobstacleclairementidentifiéparlui,même
s’il n’en peut mais, sur la voie de son ascèse à lui: un obstacle dont il demeure
constammentconscientetquiestimputableàunepassionamoureusedontilconnaîtet
reconnaît la faiblesse, alors qu’Orgon tient pour force et bienfait l’emprise de Tartuffe
surlui.
Bref,l’oblique«descendante»entrefanatismeetimpostureestremplacéedans
leMisanthrope par un lien «ascendant» et exactement inverse entre intransigeance et
sincérité:
Tartuffe
Vérité
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Mesure——ERREUR———Excès
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|íì
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Imposture
LeMisanthrope
Sincérité
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|ëî
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Complaisance—————Intransigeance
|
| |
Séduction
Sibienquel’enjeudramatiquedelapiècen’estpluslaliaisonàdéfaire,difficileàdéfaire,
entre le fanatique et l’imposteur, mais la liaison à nouer, difficile à nouer, entre
l’intransigeantetlaséductrice.Orgonn’attendpasd’explicationdeTartuffe,ilcroitleur
relation limpide; mais il finira par apprendre qu’on le trompe et rompra le lien
vénéneux. Alceste attend une clarification de Célimène, il sait leur relation trouble et
troublée,ilsaitqu’elleletrompe,selaisseconvaincreunepremièrefois,lasecondefois
propose encore une fuite commune au désert et ne rompra qu’in extremis lorsqu’ellemême aura refusé cette dernière offre. L’enjeu de Tartuffe est un divorce qui réussit;
celui du Misanthrope est un mariage qui échoue. Et pourtant les deux membres du
couple,danslepremiercas,nevoulaientpassesépareret,danslesecond,souhaitaient
s’unir.Sil’issueesttellepourtant,c’estquelefanatisme,unefoiséclairé,quittedeluimêmeetsansretourl’imposturepourlavérité:c’estlaconversionparl’évidence.Alors
que l’intransigeance en faveur de la sincérité ne peut pactiser avec la tromperie
séductrice que modérément, à son corps défendant et sans renverser pour autant son
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alliancepremière:leblocagedeladistributiondesnotionsstructurantLeMisanthrope
rendimpossiblelarésolutiondelapiècecommedanslecasdeTartuffe.
Cequedisenttrèsbienlesous-titredelapremièreetlefauxtitredelaseconde,.
DonneràTartuffepoursous-titreL’Imposteur,c’estorienterleregardverslevrairessort
dramatiquedel’intrigue,verslamédiationdéroutantedufaux-dévotentrelefanatisme
d’Orgon et la vérité divine, et suggérer l’erreur pour cœur de la cible comique: que
l’imposture soit dénoncée et Orgon détrompé de son erreur, le lien est illico dénoué
entre les deux complices et l’intrigue résolue. L’Atrabilaire amoureux, ce sous-titre
indique l’intériorisation de la contradiction dans le caractère prêté au personnage
d’Alceste:onpouvaitséparerOrgondeTarfuffe,onnepeutdiviserAlcestedelui-même,
l’action a donc pour vocation de finir dans la suspension et l’indécision, entre une
résolution proclamée, qui est contraire aux lois du comique, et une suggestion de
repêchage portée par les deux vers qui terminent l’ouvrage: «Allons, Madame, allons
employer toute chose, Pour rompre le dessein que son cœur se propose», v.1808. La
ruptured’OrgonavecTartuffeaeulieudèsl’acteIV,larupturedeladécisiond’Alceste
sortant de scène pour fuir à jamais Célimène et le monde est repoussée à un
hypothétiqueacteVI.UnemachinationhabilearésolufavorablementTartuffe,uneautre
demêmeveineempêchelarésolutionduMisanthrope,parcequeleproblèmeinsoluble
que devrait et ne peut dénouer l’action dramatique est interne au personnage même
d’Alceste, tient à la contradiction inhérente à son caractère —un «misanthrope
amoureux»,obsédédesincéritéetfascinéparuneséductrice,commenaguèreArnolphe
obsédédurisqued’êtrecocuetaspirantàsemarier.«Silasincéritévoussembleunsi
grandbien,Nevouspointmarier[àCélimène]enestlevraimoyen»,pourrait-ondireà
AlcesteenparaphrasantChrysalde(L’Écoledefemmes,v.1762-1763)
Dès lors, est-ce encore l’erreur, l’élucidation d’une erreur, qui constitue l’enjeu
dramatique de la comédie comme elle le faisait pour Tartuffe et pour la plupart des
comédiesmoralesdeMolière?Sansdoutepas.Pourdéfinircequisetientaucœurdece
système,ilfautcommencerpardéfinircequetraqueAlcesteensollicitant,toutaulong
de la pièce, un entretien de Célimène: ce qu’il y cherche, c’est que le cœur de celle-ci
«s’explique»(«Etvoicilemomentd’expliquervotrecœur»,v.1608).Cequ’ellerefuse,
c’est justement cette clarté, à laquelle elle-même n’a peut-être pas accès et surtout ne
s’embarrassepasd’accéder.L’exigenceimpossibledelalimpiditéaremplacécelle,plus
facile,delavérité.Carlavérité,Alcestelaconnaît:ilsaitdéjà,pourpartie,quelleestla
naturedesonamante,maisnepeuts’empêcherdel’aimer.L’éclaircissementqu’ilattend
d’elle ne procède donc pas tant d’un désir de clarté que d’un besoin de préférence:
«C’est qu’un cœur bien atteint veut qu’on soit tout à lui» (v.240). Ce qui, après la
déconfiture de Célimène, prendra la forme d’un ultimatum, certes concessif («Oui, je
veux bien, perfide, oublier vos forfaits», v.1757), mais radical («Et que dans mon
désert,oùj’aifaitvœudevivre,/Voussoyez,sanstarder,résolueàmesuivre»,v.17631764):pasdedélai,pasdesociété,pasdeliberté.LerefusdeCélimènebriseleprojetet
l’alliance possible entre eux, au nom de «l’indignité» du cœur de la jeune femme
incapabldecetteradicalitéqueluioffreetqu’exigesonamantintraitable:«trouvertout
enmoi,commemoitoutenvous»(v.1782).Fautedetout,ceseradoncrien.Parceque
Célimène n’en est pas digne: «Allez, je vous refuse, et ce sensible outrage, De vos
indignesfers,pourjamaismedégage.»(v.1783-1784)
Onentrevoitalorscequi,aucentredelastructureduMisanthrope,tientlaplace
quetenaitl’erreurdanslesystèmedramatiqueetherméneutiquedeTartuffe:c’esticila
valeur, les critères et les modalités de l’évaluation, depuis celle, dérisoire, du sonnet
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d’Oronte, en passant par celle des mondains croqués et anéantis (verbalement) par
Célimène, en faisant un crochet par la scène de confrontation avec Arsinoé sur leur
«valeur»(moraleetsociale)àtoutesdeux,jusqu’àl’évaluation,pathétique,ducœurde
Célimène mesuré par Alceste; lequel, définitivement convaincu de son peu de prix,
quitte la scène et dénoue la mince et pourtant décisive action de la pièce, dont l’enjeu
auraété,enfindecompte,l’évaluationparAlcestedelapossibilitédeliersavieàcelle
deCélimèneendépitdeleurdivorcesurlesvaleursattribuéesauxchoses,auxgenset
auxprincipes,surquoientoutilss’opposent.Ilestvenupourcela,cejour-là,chezelle,
etpourcelaseulement(v.241-242),ets’eniraédifiéetdésabusé,commeOrgonsortira
de scène désillusionné et démuni, et comme avant eux Arnolphe. Pendant ce temps,
PhilinteépouseraÉliante,commeValèreMarianeetHoraceAgnès.
Si le schéma des forces et des enjeux du Misanthrope tourne bien autour de la
valeur, comme nous le suggérons, voyons comment ce concept central met en rapport
lesnotionscroiséesendeuxaxes:
Sincérité
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Complaisance——VALEUR——Intransigeance
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Séduction
Sur l’axe vertical, la sincérité et la séduction sont mises en rapport (contradictoire)
comme l’étaient dans Tartuffela vérité et sa contrefaçon: le tribunal de l’évaluation a
pourtâcheconstanteet,selonAlceste,bienmalinformée,dedémêlerlaréalitédeson
imitationtrompeuse—etd’autantplustrompeusequetoutl’artdelaséductionconsiste
à donner l’illusion de la valeur à ce qui n’est qu’une apparence d’autant plus crédible
qu’elleestattiranteparsavacuitémême.Ceque,parparenthèse,aamplementéprouvé
et représenté Molière dans DomJuan tout récemment écrit et créé. La différence avec
Tartuffe, c’est l’effet d’«intériorisation» du caractère que le personnage de Célimène
parvientàproduireetquenousdésignonsparletermedeséductionsubstituépourcela
même à celui d’imposture 2 : Tartuffe porte un masque sur le visage, sans autre
complexité, alors que Molière est parvenu à donner l’impression que Célimène est un
masque, celui d’un personnage que sa superficialité approfondit de mystère, d’un
mystèreirritantetséduisant.Commesielletiraitsavaleurdelasincéritésansrepliavec
laquelle elle joue de sa séduction sans morale. Par quoi elle tient à la fois de Tartuffe,
sans l’imposture, et de Dom Juan, sans la méchanceté. Au point qu’Alceste, pour qui la
valeur réside exclusivement dans la sincérité et l’authenticité, sans méconnaître les
défauts et la fausseté de sa bien-aimée, se laisse séduire par l’idée de l’en corriger. Ce
qu’Orgonétalaitendeuxphases,d’abordaveugleetdupe,puislucideetdanslevrai,lui
le combine en une seule équation insoluble, qui le fait ne pouvoir retirer toute valeur,
avantlarévélationdel’acteV,àcellequileséduitparsesgrâcessifortes(v.233-234).
C’est là une complaisance qui ne trouvera pas grâce, en revanche, devant son
intransigeanceenmatièredeconduitemoraleetmondaine.Surl’axehorizontaloùces
deuxnotionssefontface,laquestiondelavaleuretdelaplacequ’ilfautassigneràson
curseurentrecesdeuxmodalitésdeconduitefaitd’ailleurslefonddudébatparlequel
s’ouvre Le Misanthrope. Une fois établi en théorie et en principe que les cœurs et les
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mœurs sont généralement le tombeau des valeurs, sur quoi Alceste et Philinte
s’accordent aisément, tous deux s’opposent sur la conséquence pratique à en tirer.
Philintes’yrésigneparsagesseenapparence,pardésillusionenréalité,etn’accordepas
plusdevaleurqu’ilsneleméritentauxsignesmensongersquipermettentauxhommes
devivreencommun:conceptioncontractuelledelavieensociété,contrelaconception
immédiateet«naturelle»d’Alcestequiprétendtoutjugeràlamêmeauneetn’accorder
créditetrespectqu’àcequ’ilestimeaufond.Parfaitrenversementdeladonne,Philinte
pourraitaccommodersa«complaisance»àlalégèretédeCélimèneplusqu’Alcesten’a
vocationàypliersonintransigeance.Etc’estpourtantPhilintequiépousera«lasincère
Éliante» à laquelle Alceste ne déplaisait pas. Le moteur de l’intrigue du Misanthrope
résideluiaussi,maisd’uneautremanière,dansunjeudesalliancesparadoxalesetdes
distributions à contre-emploi qui caractérisaient aussi, quoique d’une autre façon, le
schémastructureldeTartuffe.
Ainsi,cettescèneinitialeduMisanthropepeut-elleenapparencepasserpourun
doubleparfaitdelascènedeconfrontationentreOrgonetCléanteàl’acteIdeTartuffe
(sc.V).AlcestereprocheàPhilintesablâmable«complaisance»à«donne[r]dans[l]es
vices du temps» (v.59) comme Orgon reproche à Cléante que son «discours sent le
libertinage» (v.314). Mais sous la similitude, une différence s’introduit, qui écale
l’intrigueduMisanthropeparrapportàcelledeTartuffe:Cléanteprêchelaluciditéàson
beau-frèreaveuglé,alorsqu’Alceste,assurédelaluciditédePhilintesurlepeudevaleur
des hommes, réclame de lui un mépris proportionné à ce constat, au lieu de la
complaisancequ’illuivoitmanifesterdanslesrelationsmondainesetplusgénéralement
dans tout commerce avec ses semblables, en vertu d’une «amitié» pour le «genre
humain»quin’estpointdutoutlefaitd’unmisanthrope(v.64).C’estlepremierd’une
série de décalages qui perturbe la superposition des décalques de chaque comédie:
décalage de l’enjeu dramatique (révéler une imposture cynique dans Tartuffe, évaluer
l’attachementd’uncœurmaléprisdansLeMisanthrope);décalagedelasituationetde
la thématique (morale mondaine ici, dévotion ascétique là); décalage herméneutique
enfin, celui du sens assigné à chacune des deux comédies: Tartuffe s’insurge contre la
confusiondesvaleursetréclamedeladistinctionentrel’apparenceetlavérité,l’artifice
etlasincérité,lemasqueetlevisage,lefantômeetlapersonne,lafaussemonnaieetla
bonne(v.334-338).Endestermessisemblablesqu’oncroiraitvolontierslesdeuxtextes
écritsenparallèleetenécho,Alcestecertesentendqu’onopèrelesmêmesdistinctions,
se plaint que l’on confonde «l’honnête et le fat» (v.48). Mais il n’en accuse pas un
aveuglement sincère, comme celui d’Orgon, ou les menées intéressées d’un parti
d’hypocritesetdeprofiteursquitrouventleurcompteàcetravestissement,commeDom
Juan.Non,ilyvoitl’effetd’unavachissementuniverseldesvaleursetdesconduites,par
des gens qui n’ont pas la sottise de croire les belles paroles qu’ils reçoivent et qu’ils
rendent,quitrafiquentdefaussemonnaieetlasubstituentàlabonneparcommoditéde
conduiteetcomplaisanceétourdie,plusmêmequeparintérêt,mêmesinombred‘entre
eux,àcommencerparl’hypocriteaveclequelestenprocès,profitentdecequin’estplus
iciprésentécommeuneindistinctionentrelevraietlefaux,maiscommeunepréférence
mêmeaccordéeàlaformevaineetséduisantesurlanaturevraieetbrute.Enquoi,par
parenthèse,sonamourpourCélimèneillustrecettefaiblessetouthumaine.
Orvoicique,souscettesimilitudedéjàdécalée,unrenversementtroublantvient
bouleverserletexte duMisanthropeetsalecture,enrienquedeuxvers,maisquifont
tanguerlesensdetoutelacomédie:«Ilfautfléchirautempssansobstination»,plaide
Philinte,ajoutantcesdeuxversaussifameuxquedéroutants:
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Etc’estunefolieànulleautreseconde
Devouloirsemêlerdecorrigerlemonde.(v.157-158)
Le même personnage, un peu plus haut, vient de se recommander de Molière: «Je ris
des noirs accès où je vous envisage, Et crois voir en nous deux, sous mêmes soins
nourris, Ces deux frères que peint L’Écoledesmaris» (v.99-100). Dans le cadre d’une
esthétique comique marquée ordinairement par une direction de sympathie et une
élucidation de la portée morale fortement balisée au sein du texte, ce trait allusif et
autoréférentiel invite à accorder crédit à la position de Philinte, comme le spectateur
l’accorde sans arrière-pensée à celle de Cléante. Mais si Philinte en citant L’École de
marisobtientunesortedelabelde«porte-parole»,deconseillerd’orientationdusens
fournissantauspectateurlapositionàadopterpourcomprendrelaleçondelacomédie,
les deux vers qu’il prononce un peu plus bas dans le texte semblent un blâme non
déguisé de l’intention morale prêtée au genre comique («se mêler de corriger le
monde»)etprésentéecommeune«folie».Orcetteformuledéfinitlerôledelacomédie
tellequel’entendMolièreettellequ’onl’entenddelamanièrelapluscouranteenson
temps. Mieux, cette finalité taxée de folie est revendiquée à de nombreuses reprises
dansletexted’autrescomédiesdeMolièreetdanscertainsécritsthéoriquesdesamain:
elleserabientôtreprisecommeunargumentmajeurenfaveurdelanouvelleversionde
Tartuffe dans la Lettresurlacomédiedel’Imposteur imprimée en août 1667, sans nom
d’auteur,maisassurémentdel’aveudupoètequiauraprêtéaurédacteurdelaLettrele
manuscritdesapièce.
Orcette«folieànulleautreseconde,Devouloirsemêlerdecorrigerlemonde»,
toujours selon Philinte, donne à Alceste un «ridicule» qu’enfonçant le clou son ami
décritencestermesexplicites:
Etpuisquelafranchiseapourvoustantd'appas,
Jevousdiraitoutfrancquecettemaladie,
Partoutoùvousallez,donnelacomédie,
Etqu'unsigrandcourrouxcontrelesmœursdutemps
Voustourneenridiculeauprèsdebiendesgens.(v.104-108)
Bref,leressortmajeurduriredansLeMisanthrope,ceserontlesfoucadesinopportunes
et les intransigeances d’un personnage auquel il est reproché, au sein même de cette
comédie, par un autre se recommandant de Molière, d’accomplir la tâche que Molière
assigneaugenrecomique.Voilàunrirequisonneétrangement,entoutcasdemanière
inopinément déroutante: qui parle d’or dans cette pièce, Alceste ou Philinte? Et qui
portesurluilepéchéderidicule?Toutel’interprétationdelapièceesthypothéquéepar
cetteambiguïté.
Car on sait, depuis la toute récente querelle de l’Écoledesfemmes(1663) et ce
qu’il a eu l’occasion d’en écrire à alors (dans La Critique de l’École des femmes et
L’Impromptu de Versailles), le rôle central, ontologique et herméneutique que Molière
accorde au rire comme modalité de sa pensée comique et critère de la leçon morale
délivrée par la comédie. Dans son écriture, comme dans celle d’un Rabelais ou d’un
Cervantès, on peut dire au sens propre que lerirepense,directement et bruyamment.
Mais,commechezcescréateursaussipuissantsqu’énigmatiques,lapenséequedélivre
lerirenesedécryptepastoujoursavecl’évidenced’unedémonstrationcartésienne.À
suivrelesdeuxversdePhilinte,onauraitenviedereprendrepourdéfinirl’optiquedu
Misanthropelaformulede«critiquedelaraisoncomique»quenousavonsforgéepour
DomJuan3: comme si LeMisanthrope opérait un retournement spéculaire du rire, qui
non seulement n’y est pas éclatant, tant s’en faut, et beaucoup moins même que dans
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Tartuffe—maisunrirequidesurcroîtprendpourciblel’activitémêmequelacomédie
estsupposéepratiquer:dansLeMisanthrope,leridiculejaillitdel’ardenteintentionde
corriger les hommes qui anime Alceste comme elle anime Molière, à qui cela, par
parenthèse,mitsurlesbraslacabaledesdévots.EnquoilecomiqueduMisanthropeest
danssonessencebeaucoupplustroubleettroublantqueceluideTartuffe,sidumoins
onaccordecréditauxproposdePhilinteetsiAlcesteconstituebienlepivotcomiquede
lapièce,commelevoudraiteneffetlasuperpositiondesdeuxstructuresdramatiques,
oùAlcesteoccupelaplaced’Orgon,personnagesl’unetl’autremarquésparl’excèsetla
fureurentravéequisuscitentd’ordinaireleridicule,tandisqueCélimèneprovoque,àsa
façonbiensûr,unrireplusaciduléetambigu,commeTartuffeàlasienne.
Maisl’ambiguïtéquidèslorsrejaillitsurlesensduMisanthropeetentroublela
lisibilité,gardons-nousdeméconnaîtrequeTartuffeaussienasapart:car,commeonl’a
vu,lesubterfugequirabatladévotionextrêmed’Orgonsurl’erreuretleridiculegrâceà
lamédiationqueluioffrel’imposturehypocritedeTartuffeprojettelesensdelapièce
dans une incertitude voulue, selon qu’on accorde crédit à la distinction professée
hautementparCléanteentrelesvraisdévotstoutestimablesetlesfauxseulsblâmables,
ouqu’onconsidèrequelapiècecritiquesouslemasqueetlecouvertdelafausselavraie
dévotion et ses excès de zèle intégristes, comme l’entendirent les cabaleurs du parti
dévot.Ensomme,lepersonnageTartuffepeutpasseraussibienpourlecontraireparfait
d’un vrai dévot que pour sa caricature ressemblante. Et la pièce tangue entre les deux
significations, comme Dom Juan à sa façon aussi, où l’on ne sait trop si la défense
maladroiteduchristianismeparunSganarellepluscrédulequecroyantneconstituepas
lapiresatirecontrelareligion.
Sans songer à tirer maintenant tout le sens de ces ambiguïtés dont l’analyse
réclameraplusdeplaceetdereculquenel’autoriselecadred’unesimpleintroduction,
onpeutaumoinsnoterpourl’instantqu’ellesprocèdentducœurmêmed’unestructure
et d’une écriture dramatiqueson ne peut plus régulières et limpides. Dans ces deux
comédiesqu’ilestdecoutumedequalifierd’éminemment«classiques»etdetenirpour
parangonsduclassicisme,l’échappéedesensetletroublefructueuxeténigmatiquede
la pensée n’a pas besoin, pour atteindre au seuil d’incertitude et de plurivocité qui
recommande les grandes œuvres poétiques, de la forme irrégulière, tourmentée,
baroque et hardie de DomJuan, cette espèce de tragi-comédie à machines et en prose
composéeendépitdesrèglesetenporte-à-fauxaveclaleçondesonpropresujet.Non,
TartuffeetLeMisanthropesontdeux«grandes»comédiesrégulières,àquelquesrares
entorsesprès4,encinqactesdevers,vraisemblantes,parisiennes,concentrées5,offrant
exactement le même nombre modéré de rôles (une dizaine chacune, quand Dom Juan
atteignait la vingtaine), d’esthétique normée par souci de clarté et de limpidité,
déployant un registre de «caractères» estampillés (le dévot, l’imposteur, le
misanthrope,lacoquette,l’honnêtehommeetl’honnêtefemme,lemarquisetleblondin,
laservanteforteengueuleetlevaletbenêt,etc.),toutcelaautourd’unsujetdramatique
assez commun: le désabusement d’un passionné intransigeant abusé par une
imposture,uneimposturedanslepremiercasconcertéeparunfauxdévot,dansl’autre
naturellement aménagée à la convenance d’une dame moralement peu scrupuleuse.
Intriguequerésoutunemachination,selonlesusageslesplusélémentairesduthéâtre
comique: machination de registre farcesque dans Tartuffe (le cocu sous la table),
manifestation de registre galant dans Le Misanthrope (la divulgation réciproque des
lettresd’amourdeCélimèneparlesdeuxmarquisliésparundéfi).
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Orlevacillementdelaleçonquiprocèdedecesformeslimpidestravailléespar
des agencements sophistiqués sollicite et nécessite de la part de l’analyste une
conception,sifrustesoit-elle,del’inventiondramatiquedontaprocédél’œuvreétudiée.
La conception qui sous-tend tout ce qui vient d’être dit, c’est que l’écriture, en
l’occurrence l’écriture dramatique, constitue le mode de pensée, d’élaboration (et pas
seulement de diffusion) de la pensée, de l’émotion, bref de l’effet global produit ou
appeléàêtreproduitparlareprésentation.Danslesecretdel’ouvroir,l’élaborationde
l’œuvreprocèdedemécanismescomplexesetencorepourpartiemystérieux,quelques
progrès qu’aient accomplis les sciences cognitives, mécanismes dont toute conception
réductrice mutile l’analyse et, partant, celle de la genèse et de l’interprétation de
l’œuvre.RéduirelesensdescomédiesdeMolièreautravaildelaformedramatiqueouà
leur effet moral et philosophique semble également réducteur. Supprimer la part de
l’intention d’auteur aussi. Elle joue son rôle, de détonateur, de ferment, de guide et de
veillecritiquedansl’alchimiemystérieusequifaitque,d’unemémoireetd’unarsenalde
formes, d’une intuition d’assemblages structurels et de morceaux de dialogues qui
parfois peuvent sortir tout prêts de la plume en cours de rédaction, mais aussi
d’émotions contrôlées et d’imaginations excitées, d’idées et d’images sollicitées ou
venuesàl’espritonnesaitcomment,sortpeuàpeuuntexte.Onnedoitnisurévaluerni
sous-estimerlesintentionsdepensée,d’expressionetd’engagementhardiesetméditées
quipassentparcemouleetsontfécondéesparlui.Carsilepoètedethéâtrepenseau
seindeladramaturgie,avecsesoutilsetensestermesquelespectateur,lecritique,le
professeuroulecandidats’efforced’extraire,dedéployer,deformaliseretd’interpréter,
l’intention aussi y joue son rôle, l’intention idéologique, sociale, morale, une intention
dontlaforces’exprimechezMolièreparlaragequ’ilmitàcomposerpuisàobtenirle
droitdejouersonTartuffe,auprixdequelsrisquesetavecquellepatience,aprèscinq
ansdecombat.
Autrement dit, il va de soi, et ces deux comédies en sont des marques si
puissantes qu’on rougit d’avoir à le rappeler, que non seulement la dramaturgie de
Molière«pense»(maisdepuisqueRenéBrayaposélaquestion6,onsedoitdeprendre
partisurlesujet);maisaussiquelethéâtredeMolièrenesecontentepasdepenser,car
ilpourraitpenservite,simpleetconforme,etviserlesuccèsencaressantlepublicdans
lesensdupoil;alorsqu’ilpensehardimentetfougueusement,contradictoirement,voire
dangereusement,ethorsdessentiersbattus,formelsetintellectuels,quandbienmême
on le prendrait pour un «classique». Preuve que les idées, les combats d’idées et le
renouveau des idées ont place dans son projet, il prend la peine d’écrire des scènes
d’explication et de confrontation intellectuelles qui peuvent, à la représentation,
menacer de devenir des «tunnels» si elles ne sont fortement servies par des acteurs
aguerris, devant un public qui accepte de réfléchir. Ce qui n’a rien de démagogue ni
d’opportuniste. Et d’autre part, il y traite de sujets certes dans l’air du temps, mais
controversés, «engagés» dirait-on aujourd’hui, pas toujours faciles ni dépourvus de
risques,etenforgeantdesoutilsd’analyseetd’expressionneufsetsagaces.
Ensomme,commetoutécrivainvraimentpoète,loindeviserlesuccèsàtoutprix
ens’accordantavecl’attentedupublicetens’accommodantdel’horizonbornédeceluici, il s’autorise des hardiesses de forme et de pensée dont L’École des femmes a déjà
constituéen1662unexempleretentissantetcontesté—cequeStravinskiexprimeraun
jour par son fameux «fa dièse, pas de pitié»7. Rien là que d’évident: c’est à l’époque
exactement de Tartuffe et du Misanthrope que Rembrandt peint selon sa dernière
manière, qui est tout sauf «facile» —voir par exemple son AutoportraitenZeuxis (ou
Démocrite,1668-1669)où,avantqu’ElstirnepeignîtunjourenvertlescheveuxduDr
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Cottard,lepeintres’estfaitlevisagepresquedoréetfenduduricanementénigmatique
de son modèle grec. Molière a les mêmes audaces fureteuses, la même avance par
rapport à son temps. C’est ainsi qu’en point de fuite de l’obstination d’Orgon, on
s’autoriseraàvoirpoindreuneidéeneuve,celledefanatisme,quesousd’autrescieux,à
la même époque, on appelle Enthusiasm et qui entrera bientôt, en 1688, dans le
vocabulairefrançais;c’estainsiqu’àtraverslacomplaisancereprochéeàPhilinteetla
modération professée par Cléante, on peut voir poindre une autre idée neuve, ou du
moinsenvoiederenouvellement,celledetolérance,dontladoubleorigine,religieuseet
mondaine, est exemplairement illustrée par le dialogue de ces deux pièces; c’est ainsi
qu’entransparencedudébatentreAlcesteetPhilinteopposantl’authenticitébrutedela
nature aux conventions du commerce pacifié et orné entre les hommes, on peut voir
poindre l’idée neuve de la culture, fleur éclose d’un lent processus de civilisation des
mœurs8.
Or cette moisson de pensers nouveaux jaillis d’anciens modèles dramatiques
réajustés,retravaillés,renouveléspeuttoutaussibienêtresortiedugrainminusculede
l’événement: la virulence inattendue des réactions suscitées par Tartuffe,la supposée
cabale des dévots et ses expressions féroces, qui n’ont rien d’imaginaire, peuvent
parfaitementexpliquerleflottementdesenssurlerôledecorrectionmoraleassignéàla
comédie qui s’exprime dans LeMisanthropeet qui aura donné à cette pièce fulgurante
l’occasionde forger et d’essayer quelques-uns des «pensers nouveaux» que l’on vient
desuggérer,avantd’yreveniraucoursdecetenseignement.Cequin’interditpasnon
plus d’appliquer à l’incertitude suspensive de la leçon du Misanthrope l’idée d’une
échappée du texte, car l’intention d’auteur n’est qu’un des paramètres, même s’il n’est
pasnégligeable,dansl’invention,d’uneœuvre.L’évaluationdecesdosagesferapartiede
l’étudedecesdeuxouvragesetdeleurinterprétation.
Cesconsidérationsdéterminentlesaxesd’analysequivontguiderl’approchedes
deux pièces durant les cinq séances à venir, à partir des principes posés par cette
introduction en forme de problématique: autant que possible les analyser comme un
tout,enévitantlepluspossibledescinderl’étudeendeux—leprogrammecetteannée
sedéclineauduel;etlesapprocherparlescheminscombinésetcroisésdeleurgenèse,
deleurdramaturgie,deleuranthropologieetdeleurportéedesens.[45000]
1Dorine et Damis infléchissent certes leur lucidité de fureur indignée, mais d’une fureur qui
n’aveugle pas leur pensée, bien qu’elle puisse fourvoyer leur action (témoin le pas de clerc de
Damisàl’acteIII).
2Par référence implicite au sens que J. Baudrillard donne au concept (De la séduction, Paris,
Galilée,1980)
3P. Dandrey, Dom Juan ou la critique de la raison comique. Paris, Honoré Champion, (1993),
20112.
4La rédaction du Ve acte, sans doute postérieure aux autres ou à une partie des autres, et le
feuilleté des remaniements auront empêché Molière de préparer tout à fait la péripétie de la
donationetdeladénonciationautrementqueparuneallusionàlaconduited’Orgonpendantla
Fronde(I, II,v.181-182),cequipeutparaîtreunpeuléger.Etl’allianceannoncéedeDamisavec
lasœurdeValère(v.221-222)demeureraunepierred’attentesansusage—maiscen’estpas
uncasisoléchezMolière.
5A la différence des comédies à structure additionnelle plus relâchée et ouverte, comme Dom
JuanouLeBourgeoisgentilhomme.
6RenéBray,Molièrehommedethéâtre,Paris,MercuredeFrance,1954,ch.II:«Molièrepenset-il?».
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7Pourladoctrineinverseàcellequenousprofessonsici,onverra,àproposdeRacine,A.Viala,
Racine.Lastratégieducaméléon,Paris,Seghers,1990;etàproposdeMolièrel’appareilcritique
des Œuvres complètes éditées par G. Forestier et alii, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la
Pléiade»,2010.
8Voir notre court essai: «La naissance de la culture: allocution de présentation à la Société
royaleduCanada»,2006,hors-commerce(BnF2007-37384)