Linguistique comparée des langues modernes

Transcription

Linguistique comparée des langues modernes
Linguistique comparée des langues modernes – Semaine 12 – Prof. : A. THIBAULT
Linguistique comparée des langues modernes
Professeur : André THIBAULT
Semaine 12 : L’onomastique (1. l’anthroponomastique – l’étude linguistique des anthroponymes [= noms de personne]; 2. la toponomastique – l’étude linguistique des toponymes [=
noms de lieux].
1. Introduction
L’onomastique est une branche de la linguistique qui étudie les noms propres. On peut considérer que les deux principales sous-disciplines de l’onomastique sont l’anthroponomastique, c’est-à-dire l’étude des anthroponymes, des noms de personne, et la toponomastique,
c’est-à-dire l’étude des toponymes, des noms de lieux.
2. Délimitation de l’objet : qu’est-ce qu’un nom propre ?
La première chose qu’il faut faire quand on se lance dans l’étude des noms propres, c’est de
bien délimiter cet objet : quels sont les critères qui permettent de tracer la frontière entre noms
propres d’une part, et noms communs d’autre part (ces derniers sont aussi connus sous le nom
d’appellatifs) ?
2.1. Critère de la majuscule
On pourrait dire, un peu naïvement, que les noms propres s’écrivent avec une majuscule et les
noms communs avec une minuscule. Mais ce serait mettre la charrue avant les bœufs : l’emploi des majuscules n’est pas une cause, mais bien une conséquence. En outre, l’usage des
majuscules varie beaucoup d’une langue à l’autre, ce qui est une preuve indirecte de la difficulté de préciser dans tous les cas si l’on a bien affaire à un nom propre ou à un nom commun. Prenons l’exemple des noms de nationalité :
-
anglais : the Italians “les Italiens” ; I like Italian food “j’aime la cuisine italienne”.
français : les Italiens, mais j’aime la cuisine italienne.
espagnol : los italianos; me gusta la cocina italiana.
Ce problème des majuscules et des minuscules a tout de même le mérite d’attirer notre attention sur le fait qu’il n’est pas toujours facile de déterminer si un mot appartient à l’univers des
noms propres ou à celui des noms communs. C’est le cas des noms de nationalité, par exemple. Voyons d’autres critères :
2.2. Critère de la détermination
- le fonctionnement syntaxique, plus précisément l’emploi des déterminants (article défini,
article indéfini, adjectif démonstratif, adjectif possessif). À première vue, on pourrait dire que
les noms propres s’emploient toujours sans déterminant, alors que les noms communs doivent
s’employer avec un déterminant. Si l’on y regarde de plus près, on se rend compte que la
situation n’est pas simple (sans compter qu’elle change beaucoup d’une langue à l’autre).
Il faut d’abord distinguer les noms de personne des noms de lieux. Commençons par les noms
de lieux : s’il est vrai que la plupart des noms de villes s’emploient sans article (à l’exception
de fr. Le Havre, La Haye, Le Caire, port. O Porto, etc.), les noms de pays, en revanche, s’em-
-1-
Linguistique comparée des langues modernes – Semaine 12 – Prof. : A. THIBAULT
ploient presque toujours avec un article, à tout le moins en français (quelques rares exceptions, souvent des noms d’îles : Cuba, Madagascar). En espagnol, toutefois, c’est déjà un peu
différent : on ne dit pas *la España, *la Francia, mais bien España, Francia). Il y a toutefois
des exceptions : on peut dire Argentina, ou la Argentina (qui s’explique en fait à partir de
l’ellipse de la República Argentina). Attention : Estados Unidos ne doit pas s’employer avec
l’article (selon le Libro de estilo du journal El País) : on dira donc Estados Unidos es un país
muy grande, et non pas *los Estados Unidos son un país muy grande. Quant à l’allemand,
certains noms de pays prennent l’article (die Vereinigten Staaten) mais la plupart n’en
prennent pas (Frankreich, Deutschland, Spanien, etc.) ; il faut le savoir par cœur.
Cela dit, même avec les noms de ville, qui en théorie s’emploient sans déterminant, il est toujours possible de les faire précéder d’un déterminant s’ils sont accompagnés d’un modificateur (adjectif, complément du nom ou subordonnée relative) : el Madrid de los años ochenta,
la Roma medieval, le Paris des années folles, ya no es la Barcelona que conocí de niño, etc.
Quant aux noms de personne, l’emploi de déterminants n’est pas non plus très concluant. En
effet, il y a des langues romanes, comme le portugais ou le catalan, où l’emploi de l’article
défini est systématique devant les prénoms : port. o Pedro, a Raquel ; cat. la Montse, en Jordi,
l’Andreu. C’est aussi le cas en suisse alémanique : d’r Roger, d’r André, d’Claudia, d’Kornelia, etc. Ce phénomène s’observe même dans certaines variétés régionales de français, comme
par exemple dans le canton du Jura, en Suisse, où l’on dira sans aucune connotation péjorative : la Simone, le Steve, etc. En français standard et en espagnol, la possibilité d’employer
un article défini existe, dans la langue très familière, mais elle a une connotation péjorative :
qu’est-ce qu’elle a encore fait, la Carmen ? Un autre emploi de l’article défini nous est venu
de l’italien : c’est celui que l’on observe devant les noms de grandes cantatrices, comme la
Callas, ou de grandes actrices, comme la Loren, la Deneuve. Dans ce cas-là, bien sûr, la
valeur n’est pas péjorative, mais au contraire appréciative.
Comme c’était le cas avec les noms de lieux, on observe qu’il est toujours possible d’utiliser
un article défini si le nom de personne est accompagné d’un modificateur (adjectif qualificatif, complément du nom, subordonnée relative) ; exemples : el Almodóvar de los años
ochenta no es el Almodóvar de los años noventa ; le Chirac du second mandat présidentiel a
pris de l’assurance ; the lovely Nicole Kidman is in Cannes tonight ; this stupid Jack did it
again !
Quant aux possessifs et aux démonstratifs, ils peuvent être employés même sans que le nom
soit déterminé par un quelconque modificateur ; exemples : ¿dónde está mi Carmencita?; ce
Gustave est un imbécile.
Même l’article indéfini peut s’employer en français avec des noms propres, comme on peut
l’observer dans les tournures de mise en relief suivantes : c’est une France électrisée qui a
assisté à la finale de la dernière Coupe du Monde de football ; c’est une Merkel plus combative que jamais qui s’est lancée dans la course électorale.
Donc, en bref, on ne peut pas vraiment retenir ce critère pour distinguer les noms propres des
noms communs.
-2-
Linguistique comparée des langues modernes – Semaine 12 – Prof. : A. THIBAULT
2.3. Critère de la traductibilité
Examinons un autre critère : les noms propres peuvent-ils être traduits d’une langue à l’autre,
comme peuvent l’être les appellatifs ? Tout dépend de ce que l’on entend par « traduire »,
mais reformulons notre question : les noms propres ont-ils une forme propre à chaque langue,
comme les appellatifs, ou gardent-ils la même forme dans chaque langue ? À première vue, il
semble que plusieurs noms propres ne se « traduisent » pas : par exemple, Guadalajara n’a
pas d’équivalent en français, et même les Français qui ne savent pas trop prononcer l’espagnol sont bien obligés de dire Guadalajara. De même, le nom du roi d’Espagne est Juan
Carlos, et on ne peut pas l’appeler Jean-Charles en français. Cependant, la reine Elisabeth II
d’Angleterre est appelée Isabel en espagnol. Le pape Jean-Paul II s’appellait Juan Pablo en
esp., John Paul en anglais, et Giovanni Paolo en italien. Il en va de même des nouveaux
papes qui l’ont suivi (comment les appelez-vous dans votre langue ?). Le nom des grands
peintres italiens de la Renaissance connaît une forme française propre : Titien (Tiziano), le
Tintoret (Tintoretto), Michel-Ange (Michelangelo), Léonard de Vinci (Leonardo da Vinci),
Raphaël (Raffaello), etc. Il s’agit d’une « mode » aujourd’hui abandonnée : on n’adapte plus
aujourd’hui les noms d’artistes étrangers, italiens ou autres. Comme vous le savez très bien, il
y a aussi plusieurs noms de villes qui connaissent des équivalents dans d’autres langues. Ce
sont en général des villes anciennes et importantes, et le fait que leur nom se présente sous
une forme différente dans une autre langue s’explique en général par l’ancienneté de l’appellation, qui a donc subi plusieurs siècles d’évolution phonétique divergente et propre à la langue étrangère considérée. Quelques exemples : angl. London, fr. esp. Londres ; port. esp.
Lisboa, fr. Lisbonne, angl. Lisbon, all. Lissabon ; fr. Genève, all. Genf, esp. Ginebra, angl.
Geneva.
On voit donc que le critère de l’existence d’une forme unique pour toutes les langues n’est pas
non plus valable pour distinguer les noms propres des noms communs.
2.4. Critère de l’unicité référentielle
On pourrait aussi dire que la différence entre noms propres et noms communs a à voir avec le
caractère respectivement unique (pour les noms propres), et pluriel (pour les noms communs),
des référents auxquels les noms renvoient. Cela dit, nous savons très bien qu’il y a des milliers de gens qui partagent le même prénom ou le même nom de famille dans le monde, voire
les deux. Le même phénomène s’observe avec les noms de lacs, de rivières, et même de
villes. Cela dit, on a peut-être touché ici à un critère plus pertinent que les autres.
2.5. Critère sémiotique
Pour s’approcher d’un élément de réponse un peu
plus satisfaisant, nous allons revenir au triangle
sémiotique, dont vous avez peut-être déjà entendu
parler dans vos cours d’introduction à la linguistique. On peut identifier trois éléments dans ce
triangle : un signifiant (qui est la représentation
mentale de la face matérielle du signe linguistique,
sa forme), un signifié (qui est la représentation
mentale de la face conceptuelle du signe linguistique, son contenu), et enfin un référent, c’est-àdire une réalité extra-linguistique à laquelle le
-3-
Linguistique comparée des langues modernes – Semaine 12 – Prof. : A. THIBAULT
signe linguistique renvoie, à laquelle il se réfère (d’où le nom de référent). Mais il est temps
ici de raffiner un peu ce modèle : lorsque l’on dit que le signe linguistique renvoie à un référent, on veut en fait dire qu’il peut renvoyer à toute une catégorie de référents, qui ont tous un
ensemble de traits en commun qui permettent de les désigner grâce au même mot. En clair, le
mot chat ne désigne pas nécessairement un seul chat en chair et en os, unique (sauf bien sûr
au niveau du discours, dans un énoncé déictique), mais bien, au niveau de la langue, tout un
ensemble de référents qui ont un certain nombre de traits, de caractéristiques communes : en
d’autres mots, tous les chats du monde, qui ont jamais existé ou qui existeront un jour.
Mais que se passe-t-il dans le cas des noms propres?
Prenons un exemple concret. Qu’ont en commun
toutes les personnes qui portent le prénom, disons,
Carmen ? Peut-on dire que tous les référents désignés par ce mot ont un ensemble de caractéristiques
qui permettent de les regrouper ensemble sous une
même appellation, comme c’était le cas pour chat ?
À vrai dire, la seule chose que tous les porteurs de ce
nom ont en commun, c’est celui de s’appeler Carmen, justement, et pas grand-chose d’autre. Le même
phénomène s’observe pour les noms de lieux : le film
Paris, Texas de Wim Wenders avait attiré notre attention sur le fait qu’il y a un petit bled
perdu en plein désert, dans le far-west américain, qui s’appelle Paris. Or, qu’est-ce que les
deux référents (les deux villes) ont en commun ? Pas grand-chose, sinon justement le fait
qu’on les appelle ainsi. Autrement, ils n’ont (presque) aucune propriété commune (sauf
justement le fait de porter le même nom). On dira donc, pour résumer, que la différence entre
noms propres et noms communs est un problème de référence : dans le cas des noms communs, on a comme référent toute une catégorie d’éléments qui partagent de nombreuses
propriétés, alors que dans le cas des noms propres, la seule propriété commune obligatoire
est celle de porter le nom en question. C’est une propriété métalinguistique.
Cela dit, et pour vous dire toute la vérité, ce n’est pas entièrement vrai non plus : le nom Carmen ne peut s’appliquer qu’à des êtres animés humains de sexe féminin ; en revanche, Fido
ne s’applique en général qu’à des chiens ; quant à un nom comme Ouzbékistan, on n’a pas besoin de savoir où le placer sur la mappemonde pour deviner que c’est le nom d’une entité géographique, et non celui d’une personne. On voit donc que même cette définition théorique
n’est pas absolument exempte de critique, mais elle constitue à tout le moins une bonne hypothèse de travail.
3. Relations entre noms propres et noms communs (ou appellatifs)
Nous allons maintenant aborder un autre aspect de l’étude des noms propres, à savoir l’étude
des relations qu’ils entretiennent avec les noms communs (ou appellatifs).
On va d’abord se demander comment les noms propres naissent, comment ils sont créés. Cela
va d’ailleurs nous permettre de comprendre pourquoi la frontière entre noms propres et noms
communs n’est pas claire : il y a justement une zone grise entre les cas extrêmes, une zone de
transition, qui peut s’étirer dans le temps, une période pendant laquelle un nom commun peut
lentement devenir un nom propre (un nom propre peut aussi d’ailleurs devenir peu à peu un
nom commun, phénomène appelé antonomase, v. ci-dessous). Des va-et-vient sont possibles,
et même fréquents, entre les deux catégories.
-4-
Linguistique comparée des langues modernes – Semaine 12 – Prof. : A. THIBAULT
3.1. Patronymes
Commençons par les noms de personne, en particulier les noms de famille (patronymes). Ils
ont vu le jour au moyen âge, d’abord comme surnoms, en remplacement d’un ancien système
qui privilégiait la dénomination par filiation (fils de, qui est l’élément qu’on a dans la racine
sémite ben ou ibn, mais aussi dans les noms d’origine celtique Mac(donald) ou O’(Donnell),
O’(Connell), etc. (Encore aujourd’hui, en milieu rural, dans certaines parties du monde
francophone, on trouve des emplois du genre Pierre à Jacques, la Julie à Edouard, pour se
référer à quelqu’un par rapport à son géniteur.) On classe les noms de famille, traditionnellement, en trois catégories du point de vue de leur origine :
3.1.1. Ceux qui viennent d’un prénom (à l’intérieur de la langue française : Martin ; Thibault,
qui lui-même vient d’un prénom d’origine francique ayant donné Diebald en allemand ; à
partir d’un étymon d’une autre langue : esp. Rodríguez, qui vient d’un prénom d’origine wisigothique ; esp. Marcos, qui vient du prénom latin Marcus) ; ces prénoms peuvent tous subir
des phénomènes de suffixation (du type Jeanneret à partir de Jean, Martinet à partir de
Martin, Claudel à partir de Claude, etc.) pour former des noms de famille, et bien sûr aussi
des phénomènes de composition (Grosjean).
3.1.2. Ceux qui viennent d’un nom de lieu, qu’il s’agisse d’un nom propre ou d’un appellatif
(esp. Navarro, gentilé [nom d’habitant] de Navarra ; fr. Picard, autre gentilé, du nom des
habitants de la Picardie ; le nom de « lieu » peut aussi être un nom commun, cf. esp. Cárceles
« prisons » ; avec déterminant, cf. fr. Lenormand, du nom des habitants de la Normandie,
etc. ; et tous les noms à particule de + nom de lieu propre ou commun : D’Orléans, Dupont,
Delavigne, Delarue, etc).
3.1.3. Ceux qui viennent d’un adjectif ou d’un nom commun (Boulanger, Boucher, Rousseau
[dans ce dernier cas, avec suffixation, sur la base roux] ; esp. Rojo « rouge » ou « roux » ; esp.
Guerra « guerre » ; esp. Seco « sec » ; all. Bauer « paysan », all. Fischer « pêcheur » ; angl.
Smith « forgeron », angl. Fletcher « ouvrier qui fait et vend des flèches » ; avec déterminant :
fr. Lefebvre, qui voulait dire « le forgeron », Leblond, Lemercier), voire d’une locution entière, comportant des prépositions ou des syntagmes nominaux (cf. fr. Depardieu, Dieudonné), voire des verbes conjugués (Dieulefit).
Dans le cas des noms de famille qui proviennent de noms communs désignant une profession,
un métier, on peut dire qu’ils ont cessé d’être des noms communs et ont commencé à être des
noms propres à partir du moment où on les a employés pour désigner des descendants des
porteurs de ce nom qui, justement, n’exerçaient plus le métier en question. On peut dire la
même chose des adjectifs désignant une caractéristique quelconque, comme Leblond ou Rousseau pour la couleur des cheveux.
3.2. Les toponymes ont également des origines diverses. Selon le cas, on identifiera :
3.2.1. Ceux qui viennent d’un nom de personne (Zaragoza de CAESARAUGUSTA, c’est-à-dire
« la ville de César-Auguste ») ; le nom même de l’Amérique a été formé sur le nom de Amerigo Vespucci, un explorateur italien au service de l’Espagne (1451-1512). C’est en son honneur que le cartographe Waldseemüller baptisa l’Amérique, en 1507.
-5-
Linguistique comparée des langues modernes – Semaine 12 – Prof. : A. THIBAULT
3.2.2. Ceux qui viennent d’un nom de peuple ; c’est le cas de Paris, qui vient du nom de la
tribu gauloise qui peuplait la région il y a deux mille ans, et que les Romains appellaient les
Parisii.
3.2.3. Ceux qui viennent d’un appellatif, c’est-à-dire de noms communs ou d’adjectifs. C’est
le cas de États-Unis ou de Union des Républiques Socialistes Soviétiques ; dans ces deux cas,
la motivation est encore transparente, car ce sont des noms de création récente. On peut dire la
même chose de Buenos Aires ou de Río de la Plata. En revanche, pour les noms très anciens,
la motivation sémantique est en général inconnue du commun des mortels, voire des spécialistes. L’étymologie de Espagne, par exemple, est phénicienne ; dans la langue des Phéniciens,
Hispania (forme latine) voulait dire « la terre des lapins ».
3.2.4. Ceux qui viennent d’un autre toponyme, qui a été transplanté dans une nouvelle colonie ; c’est le cas de tous les noms de villes européennes qui ont été repris sur le continent
américain, comme Guadalajara 2e ville du Mexique, ou Cartagena (Murcia, en Espagne,
mais aussi en Colombie). Il existe également une Beauce au Québec, pas seulement dans le
sud de la région parisienne ; et la petite rivière qui la traverse, la Chaudière, connaît aussi un
correspondant (plus tumultueux) dans la Beauce québécoise.
La frontière entre appellatifs et noms propres n’est pas toujours clairement tranchée non plus
dans le cas des toponymes. Par exemple, le nom de la ville d’Antibes, en Provence, vient du
grec Antipolis qui voulait dire, littéralement, « la ville d’en face ». Ce n’était donc pas encore
un nom propre pour les Grecs, mais ça l’est devenu peu à peu, surtout quand les Romains ont
conquis la Provence. La motivation sémantique s’est perdue. Dans d’autres cas, la motivation
sémantique est toujours transparente, mais pas obligatoire. Par exemple, la Mer Rouge et la
Mer Noire ont été nommées ainsi à cause de la couleur de leur eau, à tout le moins en certains
endroits de leur littoral, mais aujourd’hui la couleur de ces mers peut changer et passer par
toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, le nom quant à lui ne changera plus. La motivation sémantique est transparente, mais elle n’est plus pertinente. C’est justement la preuve qu’il s’agit
bien d’un nom propre, et pas d’une simple appellation descriptive.
3.3. L’antonomase
Abordons maintenant d’autres exemples illustrant les divers types de relations possibles entre
noms propres et appellatifs. On appelle antonomase deux figures d’évolution sémantique qui
sont en fait totalement différentes, l’une étant l’inverse de l’autre.
3.3.1. L’antonomase nom propre > nom commun
Les noms propres peuvent parfois être employés comme des noms communs : ce phénomène
est appelé antonomase. On l’observe avec certains noms de personnes, comme un don juan
ou un casanova pour désigner un séducteur, un harpagon pour un avare, d’après le nom du
personnage de la fameuse pièce de Molière ; on l’observe également avec certains noms de
marques, comme un kleenex pour un mouchoir en papier, ou un frigidaire pour un réfrigérateur. On notera que dans son emploi comme nom commun, le mot s’écrit avec une minuscule.
Remarquez qu’en espagnol, on dit souvent por antonomasia là où on dirait en français par
excellence. Par exemple, au lieu de dire Cervantes est l’auteur espagnol par excellence, on
peut imaginer de dire en espagnol Cervantes es el autor español por antonomasia.
-6-
Linguistique comparée des langues modernes – Semaine 12 – Prof. : A. THIBAULT
3.3.2. L’antonomase nom commun > nom propre
Le phénomène inverse, c’est-à-dire l’emploi d’un adjectif ou d’un nom commun pour désigner une seule et unique personne, qui se caractérise justement par la qualité exprimée par cet
adjectif ou ce nom, s’appelle aussi – malheureusement – antonomase. Cf. par exemple le
Sauveur pour Jésus-Christ, ou la Vierge pour Marie ; le Généralissime pour Franco, à l’époque de la dictature ; el Comandante, pour Che Guevara ; la Divine, pour Maria Callas ; dans
un autre champ sémantique, on peut aussi citer l’emploi du mot Parti pour désigner, dans la
rhétorique d’un groupe politique donné, le parti dont les locuteurs sont membres : c’est ce que
faisaient – c’est ce que font peut-être encore – les membres du Parti Communiste français, qui
parlaient toujours de leur parti en disant le Parti, et non notre parti, ou le Parti Communiste,
etc. On remarquera que dans son emploi comme nom propre, ces mots s’écrivent avec une
majuscule.
3.4. La dérivation déonomastique
Les noms propres peuvent donner lieu à des dérivés morphologiques. On appelle ces derniers
des déonomastiques. On dira par exemple que madrileño est un déonomastique, puisque
c’est un dérivé d’un nom propre, en l’occurrence Madrid ; de la même façon, chiraquien est
aussi un déonomastique, puisqu’il dérive d’un nom propre, en l’occurrence un nom de personne. Pour raffiner dans la terminologie, on dira que madrileño est un détoponyme, et que
chiraquien est un déanthroponyme. Par rapport à madrileño, on dira que Madrid est son
éponyme ; de même pour Chirac par rapport à chiraquien.
Certains détoponymes sont de formation populaire (Paris > parisien), d’autres sont de
formation savante (Saint-Germain-des-Prés > germanopratin).
Ultime précision terminologique : les détoponymes sont traditionnellement appelés, en espagnol, des gentilicios (on entend parfois en français gentilés, en particulier au Québec, mais le
plus souvent en France on parle d’adjectifs ethniques ou simplement d’ethniques).
-7-