JB 3 - l`Eglise catholique et la Franc-Maçonnerie
Transcription
JB 3 - l`Eglise catholique et la Franc-Maçonnerie
L'Eglise catholique et la Franc-Maçonnerie W. P. “Depuis qu’il a commencé de cheminer dans ce monde, a pu dire le Père Michel Riquet, le catholicisme n’a cessé de se heurter aux contradictions du siècle”. Dans l’ordre diplomatique, moral, politique, scientifique aussi, il n’est pas de séisme de l’esprit humain qui n’ait été enregistré par l’Eglise. Elle est le sismographe de l'Histoire. Il serait vain de nier, dans le monde moderne, l’existence et la gravité du problème maçonnique. Or, quel est le fait essentiel de toute l’histoire de la Franc-maçonnerie ? Sa condamnation par l'Eglise. Voilà le “Discours préliminaire” que l’avocat parisien Alec Mellor écrivait en tête de son livre “Nos Frères séparés, les Francs-maçons”, publié à Paris en 1961 et muni du Nihil obstat du Père Bonnichon de la Compagnie de Jésus et de l’Imprimatur du Vicaire général de Paris J. Hottot. Heureusement, il n’y a pas lieu de remonter au déluge pour analyser l’aventure de la Franc-maçonnerie aux prises avec l’Eglise romaine. Le 4 mai 1738, la bulle In Eminenti Apostolatus Specula fut promulguée canoniquement par le Pape de l’époque, Clément XII. L’intitulé français de la bulle s’énonce comme suit: condamnation de la Société ou des conventicules vulgairement appelés Liberi Muratori ou Francs Massons, sous peine d’excommunication de plein droit, dont l’absolution, sauf à l'article de la mort, est réservée au Souverain Pontife. Pour Alec Mellor, l’esprit qui règne dans la Rome papale du XVIIIème siècle est aux antipodes de l’esprit inquisitorial, et il fallut vraiment tout ce que l’affirmation du secret maçonnique pouvait sembler avoir de provocant pour réveiller chez des hommes d’Eglise aussi peu rigoristes une inquiétude spirituelle qui ne demandait qu’à rester dans un léthargique sommeil. Le Père Dierickx lui, relève dans la bulle pontificale cinq motifs de condamnation: admission de personnes de toute religion ou de toute secte, le tort porté aux âmes, l’exigence du secret, pour plusieurs autres raisons à nous connues et qui sont également justes et équitables, enfin, la prévention d'hérésie. Mellor admet que la bulle est bien une encyclique, adressée à tous les fidèles, et que sa portée est universelle. Elle fut cependant si peu remarquée dans les années qui suivirent sa promulgation qu’on prétendit à la mort de Clément XII en 1740 qu’elle était devenue caduque. Tant et si bien que Benoît XIV estima de son devoir de publier le 28 mai 1751 la bulle Providas Romanorum Pontificum qui constitue une confirmation de l’excommunication fulminée par son prédécesseur. Quelles furent les réactions maçonniques ? Les francs-maçons du XVIIIème siècle ne réagirent guère contre les deux bulles d’excommunication. Dans les Etats de l'Eglise et ceux où les bulles furent reçues, ils se soumirent. Dans les autres, les bulles demeurèrent ignorées, au moins juridiquement. La bulle de Benoît XIV avait verrouillé la condamnation portée par Clément XII, mise en doute par certains. Elle fut une confirmation solennelle, et l’on peut dire que les deux documents pontificaux forment un bloc. Trigonum Coronatum vzw 1995 – L’église catholique et la Franc-Maçonnerie - Pag 1/33 Les ouvrages classiques ayant tendance à décrire les faits historiques de France et d’Angleterre, qu’il nous soit permis de nous pencher davantage sur la situation en Belgique. Dans ses “Souvenirs de cinquante années de vie maçonnique”, le comte Goblet d'Alviella nous décrit la situation de la maçonnerie belge à cette époque. “La Franc-maçonnerie s’était propagée d'Angleterre en Belgique dans la première moitié du XVIIIème siècle, avec tous ses caractères originaires. Elle se tenait rigoureusement à l’écart des querelles politiques et religieuses, professant d’être loyale au Roi et même fidèle à l’Eglise, bien que fortement excommuniée par les papes. En dépit de ces anathèmes fréquement répétés, les catholiques restaient nombreux dans nos rangs, y compris des prêtres, des moines et des dignitaires de l’Eglise, par exemple Mgr. de Velbruck, prince-évêque de Liège, qui présidait une loge installée dans son propre palais. Cette étrange situation se prolongea pendant plus d’un siècle, sous la domination successive des Autrichiens, des Français et des Hollandais, jusqu’aux premières années de notre indépendance nationale”. Poursuivons notre périple en écoutant ce grand historien de chez nous que fut Mgr. Aloïs Simon. Que dit-il ? “En 1837, l’épiscopat crut devoir intervenir ouvertement contre les francs-maçons. Les évêques, celui de Tournai et celui de Liège surtout, avaient été émus de la confusion qui existait parmi les catholiques dans le jugement à porter sur les francs-maçons. Ceux-ci prétendaient ne pas être opposés à l’Eglise. Même certains, tout en étant dûment inscrits dans les loges et y occupant des grades élevés, pratiquaient la religion catholique. Or, depuis le siècle précédent, les condamnations pontificales avaient été très explicites. A vrai dire, et le cardinal Sterckx le reconnaît, ces décisions romaines semblaient oubliées, si jamais elles avaient été bien connues en Belgique. Il est évident que chez beaucoup l’opinion se créait qu’on pouvait être franc-maçon en même temps que catholique.” “Les évêques, après de longs échanges de vues, décidèrent d’envoyer aux fidèles une circulaire où ils rappelaient les condamnations romaines et qu’un catholique ne pouvait être franc-maçon. L'archevêque de Malines aurait voulu un texte modéré, mais ses suffragants avaient insisté pour que les choses fussent dites clairement. Elles le furent et cela créa beaucoup d’émotion dans le pays.” “Les libéraux étaient irrités, certains catholiques mécontents. Cette circulaire a creusé plus profondément le fossé entre les libéraux et les catholiques. Il n’y a pas à douter que les francsmaçons se trouvant surtout parmi les libéraux, ceux-ci se sont sentis vivement touchés par ce blâme officiel de l’épiscopat. Sans doute, le libéral était déjà anticlérical, c’est-à-dire qu’il repoussait toute ingérence du clergé comme tel dans l’exercice de l’autorité civile, mais, avec de nombreux francs-maçons, il croyait tout de même possible d’allier la fidélité catholique à la lutte contre les prétendues prétentions civiles du clergé. La circulaire des évêques rendait la chose impossible. C’étaient les francs-maçons qui étaient visés, mais en même temps les libéraux se sentaient atteints et à cause des sympathies réelles qu'ils portaient à la franc-maçonnerie, et parce que leur propre attitude, plus ou moins équivoque, devenait elle-même impossible. Le temps venait où il serait de plus en plus difficile de rencontrer un libéral qui-va-à-la-messe. De Trigonum Coronatum vzw 1995 – L’église catholique et la Franc-Maçonnerie - Pag 2/33 2 l’anticléricalisme, le libéralisme allait passer à l’anti-ecclésiastique, avant que d’aboutir à l’irréligion.” “D’ailleurs, durant ces années 1839-1842, surtout lors de l’expérience du ministère libéral homogène de Lebeau, le raidissement des politiques catholiques se manifestait de plus en plus contre la participation des francs-maçons au gouvernement. La correspondance du nonce Fornari en fait foi. Les catholiques voulaient faire une distinction entre libéraux et francs-maçons. Les libéraux au contraire prirent fait et cause pour la franc-maçonnerie et le congrès libéral de 1846 en est la preuve évidente.” “Donc”, conclut Mgr Simon, “malgré le Roi, les partis catholique et libéral se forment, et qu’il le veuille ou non, le souverain doit abandonner sa politique unioniste”. Tournons-nous maintenant vers un autre spécialiste de notre histoire nationale, le professeur John Bartier. Dans un article substantiel, il a analysé cette période mouvementée. “En dépit des sanctions ecclésiastiques qui les frappaient désormais”, écrit-il, “et malgré la campagne que la presse catholique menait contre eux, les francs-maçons ne s’étaient pas soumis. Dans les loges civiles, on n’avait enregistré que de rares défections du reste discrètes. Elles avaient été plus que compensées par le retour des frères partis depuis 1830 et par l’afflux de nouveaux adeptes. Bien plus, des loges restées longtemps en sommeil revenaient à la vie, tandis que se créaient de nouveaux ateliers.” “Loin de détruire la franc-maçonnerie, la condamnation l’avait fortifiée; elle l’avait surtout rendue plus combattive. Aux yeux même de leurs adversaires, les frères avaient passé jusque-là, sinon pour de bons chrétiens, du moins pour des hommes “encore attachés à la foi de leurs pères”. Eux-mêmes considéraient que, s’ils avaient parfois déplu au clergé, ils étaient pourtant toujours restés fidèles au catholicisme. Aussi, la lettre pastorale fut-elle reçue par eux avec indignation. Ils y virent le reflet, non de préoccupations religieuses mais de la volonté de soumettre la Belgique au pouvoir clérical et de remplacer le gouvernement constitutionnel par une “théocratie”. Se soumettre signifiait à leurs yeux la fin des libertés conquises en 1830. C’était donc un devoir de résister aux prétentions épiscopales et la maçonnerie devait désormais défendre, contre le clergé, l’indépendance du pouvoir civil”. Au XIXème siècle, les papes Pie VII, Léon XII, Pie VIII, Grégoire XVI, Pie IX et Léon XIII publièrent des anathèmes mais ceux-ci visaient essentiellement les Carbonari. Puis, survient la condamnation majeure de cette époque, celle de Léon XIII dans son encyclique Humanum Genus du 20 avril 1884. “Avec une précision et une force admirables”, écrit G. Virebeau, “Léon XIII y résume et complète en même temps tous les Actes de ses prédécesseurs contre les Sociétés secrètes, il démontre à quel point la Maçonnerie est destructrice de toute discipline religieuse comme de toute discipline sociale, frayant ainsi le chemin aux Communistes “qui se tiennent prêts à tirer des faux principes maçonniques des conclusions encore plus détestables”. Il proclame aussi que “les Francs-maçons n’ont pas le droit de se dire étrangers aux attentats des Communistes”. Il termine par une recommandation d”une haute sagesse en demandant aux Clergés d’obtenir que Trigonum Coronatum vzw 1995 – L’église catholique et la Franc-Maçonnerie - Pag 3/33 3 les jeunes gens prennent la ferme résolution de ne s’agréger à aucune société à l’insu de leurs parents ou de leurs curés”. La situation de la Franc-maçonnerie a été clairement définie dans le code de droit canon du 27 mai 1915, promulgué par Benoît XV. Le canon 2355 est libellé comme suit: “Ceux qui donnent leur nom à une secte maçonnique ou à d’autres associations du même genre qui complotent contre l’Eglise ou les pouvoirs civils légitimes, contractent par le fait même une excommunication simplement réservée au Siège apostolique.” Les commentateurs du droit canonique ont analysé cet article avec attention. Voyons ce qu’ils en pensent. “Est excommunié quiconque se fait inscrire dans la franc-maçonnerie, même s’il n’assiste pas aux réunions et ne manifeste aucune activité maçonnique. La censure n’atteindrait pas celui qui serait entré de bonne foi dans la secte, mais, dès qu’il serait averti de son erreur, il devrait sortir de cet enfer, à moins que sa présence purement matérielle ne fût excusée provisoirement par la crainte de très grands maux à encourir. D’après M.C. a Coronata, si, par une heureuse inconséquence, une loge maçonnique ne voulait aucunement combattre l’Eglise ni les pouvoirs civils légitimes, on ne commettrait pas de délit ni ne subirait de peines canoniques en y entrant. Assertion bien discutable. L’hypocrisie de cette secte est proverbiale: comment assurer qu’une loge, qui apparemment ne s’occupe que de philantropie, n’a pas d’agissements plus secrets contre la religion ou ne va pas dévier peu à peu et attaquer, au moins indirectement, les croyances catholiques ? De toute façon, donner son nom à une loge, même supposée inoffensive, cause du scandale et fortifie la puissance de la secte en lui attirant des adhérents. “Quant à l’absolution, voici ce qu’il faut retenir. En règle générale, il faut exiger que le francmaçon converti rompe toute relation avec la secte et lui envoie sa démission. S’il court un risque très grand, on peut tolérer provisoirement qu’il assiste matériellement aux réunions de la secte, pourvu que ce ne soit pas sérieusement dommageable à son âme et ne rende pas service à l’association proscrite. “Quand la Sacrée Pénitencerie permet d’absoudre les adeptes de sectes de ce genre, on envoie des instructions à la suite d’une absolution donnée aux termes du canon 2254, elle impose généralement les prescriptions suivantes: a) les pénitents doivent se séparer complètement de leur secte et l’abjurer: on n’exige pas une abjuration par écrit ou devant témoins; il suffit de détester le passé en présence du confesseur et de réparer le scandale pour le mieux; b) s’il y a eu un pacte avec le démon, le pénitent doit le révoquer expressément et en livrer l’écrit au confesseur, avec les autres objets superstitieux, pour les brûler; c) si le pénitent détient des livres, manuscrits ou insignes, de la secte, il doit les livrer au confesseur qui les transmettra au SaintOffice ou à l’Ordinaire (évêque du lieu) ou, si cette transmission est impossible, les brûlera. “Si l’adhésion à la secte a été publique, le confesseur, qui aurait absous par privilège ou à raison du cas urgent, recourra à l’Ordinaire pour que l’absolution soit rendue valable au for externe. Si le pénitent avait manifesté l’intention d’être enterré “civilement”, il aura soin de la rétracter dans un codicille ou par un écrit spécial”. Ces dispositions ont fait l’objet d’un rappel du Saint-Office le 20 avril 1949, en réponse à une lettre de l’évêque de Trente, et le 19 mars 1950, dans l’Osservatore Romano, le Père Cordovani, Maître des Sacrés Palais, a encore souligné qu’elles demeuraient en vigueur. Trigonum Coronatum vzw 1995 – L’église catholique et la Franc-Maçonnerie Pag 4/33 4 Depuis 1963, certes, l’autorisation du Saint-Office n’est plus exigée pour relever un francmaçon de l’excommunication s’il exprime son repentir à un confesseur agréé par l’évêque. Auparavant, pour chaque cas, il fallait en référer à Rome. En France, un homme a joué un rôle spirituel énorme dans le cadre du sujet que nous tentions de cerner ici. Cet homme s’appelle Albert Lantoine. Il était un maçon élevé au 33ème degré, membre du Suprême Conseil du Rite Ecossais et Vénérable de la loge “Le Portique”. Empruntons au Père jésuite Berteloot qui l’a fort fréquenté ce portrait moral: “De tous les maçons de ce temps, il était certainement l’un des plus cultivés et des plus côtés de son Ordre. Mais, pour manque de conformisme, on l’y regardait comme un personnage assez anachronique. Lantoine était maçon plutôt à la manière de Voltaire, de d'Alembert, de Diderot et d’autres grands ancêtres. Il souhaitait vivement voir la maçonnerie planer au-dessus des compétitions et des partis. Ses préférences allaient à la maçonnerie anglaise, à laquelle il attribuait le précieux mérite d’écarter les démagogues et de constituer toute de même une aristocratie. En religion, il était positivement athée. Pendant longtemps, il s’en tint à cette déclaration de principe: “Nous sommes aussi athées qu’on puisse l’être. L’idée de Dieu est de celles que nous refusons même de discuter tant elle nous semble indigne de considération”. Or, en janvier 1937, Albert Lantoine publie sa Lettre au Souverain-Pontife. Oswald Wirth écrit dans sa préface: “Eglise et FrancMaçonnerie sont en guerre depuis deux siècles. De part et d’autre les esprits se sont échauffés, les troupes sont aux prises et peu disposées à cesser les hostilités. Les chefs cependant ne dissimulent pas que la lutte est absurde et qu’elle procède d’un fatal malentendu. Il n’y a pas à commander un brusque demi-tour aux armées rangées en bataille, mais la sonnerie de “cessez le feu” ne pourrait-elle pas se faire entendre? Le Pape est-il disposé à donner le signal ? C’est la question que pose Albert Lantoine”. En quoi consiste la Lettre au Souverain Pontife ? Il s’agit d’un livre in octavo de 213 pages. L’auteur s’adresse au pape poliment, il lui écrit: “Très Saint-Père, je suis franc-maçon”. Et d’emblée, il poursuit: “La question est de savoir si, devant le péril commun qui nous menace, il ne serait pas bon aujourd’hui de mettre une sourdine à l’expression de notre dissentiment”. En s’adressant à Pie XI, Lantoine en réalité s’adresse à tous ses prédécesseurs: il dresse un inventaire des reproches à formuler contre l’Eglise pour toutes ses atteintes à la liberté au cours des siècles. Mais Lantoine excuse certaines erreurs, les attribuant à l’esprit de l’époque. Lantoine explique au pape ce qu’est la franc-maçonnerie, il lui révèle ses grands principes. Lantoine désigne le bolchevisme comme le danger commun qui menace l’Eglise et la francmaçonnerie. Sur le fossé qui sépare ceux qui se courbent devant les impératifs de la foi et ceux qui refusent de s’y soumettre, il y a une passerelle. Passerelle fragile, toute pleine de crevasses qu’y a créées l’orage des passions adverses, mais qui subsiste néanmoins. Cette passerelle ? L’Humanisme. Et Lantoine conclut en citant J.B. Clavel: “Le Christianisme et la Franc-Maçonnerie se complètent l’un par l’autre, et peuvent se prêter un mutuel concours pour le bonheur de l’humanité”. Cette vision des choses a fait écrire à un auteur français, aujourd’hui disparu, André Thérive, ce qui suit: “Alec Mellor, après les frères Albert Lantoine et Oswald Wirth, opte Trigonum Coronatum vzw 1995 – L’église catholique et la Franc-Maçonnerie Pag 5/33 5 évidemment pour la maçonnerie des aristocrates, tandis que les politiciens intolérants en France, en Italie, en Amérique latine, exploitent la maçonnerie démocratique où il ne s’agit que d’abattre le christianisme, sa doctrine et sa morale. Ainsi une sécession préparerait un rapprochement des maçons distingués avec l’Eglise”. Ecoutons encore une autre voix. Le 11 octobre 1958, à la séance d’accueil des nouveaux étudiants à l’Université Libre de Bruxelles, M. Jean Stengers, professeur d’Histoire contemporaine, donna une leçon intitulée: “Le libre examen à l’Université de Bruxelles, autrefois et aujourd’hui”. “L’incompatibilité du libre-examen”, écrit-il, “et du catholicisme s’est établie à une époque où l’Eglise présentait le visage le plus anti-libéral et constituait réellement un obstacle au développement de la science libre. “Mais l’Eglise, depuis, a évolué, et même à certains égards prodigieusement évolué, alors que nous avons conservé un point de vue invariable. Ne nous sommes-nous pas figés dans une position aujourd’hui dépassée ? “L’Eglise a évolué”, poursuit le professeur Stengers. “Sans doute dans certains pays conserve-telle encore une physionomie fort rébarbative, qui ressemble à celle d’il y a un siècle. Mais dans le milieu où nous vivons, l’Eglise de Pie IX paraît aussi lointaine à certains égards que celle des bûchers du XVIème siècle. Même là où elle s’est le plus libéralisée, elle conserve encore bien entendu dans son sein des disciplines que les non-catholiques ne peuvent admettre. Les paroles qui viennent de Rome sont souvent des paroles de discipline intellectuelle plus que de liberté. Il ne faut pas tout voir en rose. “Face à nous, l’Eglise et le catholicisme sont donc très différents à beaucoup d’égards, de ce qu’ils étaient il y a un siècle. Ne sommes-nous pas un peu fossiles en demeurant vis-à-vis d’eux sur le plan doctrinal, dans la même position qu’il y a un siècle ? Paraissons-nous ignorer qu’il y a aujourd’hui pour la liberté de l’esprit, des périls plus graves que ceux qui proviennent de l’Eglise ? Ne risquons-nous pas de ressembler à un vieux mangeur de curé qui, à la veille d’être balayé par un des totalitarismes effrayants qu’a connus le XXème siècle, continuerait à disserter et à s’indigner au sujet de la condamnation de Galilée ?”. La question que posait le professeur Stengers s’est amplifiée depuis. L’avènement de Jean XXIII en 1958, le Concile de Vatican II, les voyages de Paul VI, certaines simplifications du catholicisme ont, dans certains milieux maçonniques, désamorcé bien des préventions. Vatican II n’avait pas abordé le problème maçonnique, mais le 6 décembre 1962, lors de la 35e congrégation générale du Concile, mgr. Mendez-Arceo, évêque mexicain, intervint en ces termes: Quand il s’agit de franc-maçons, parmi lesquels se trouvent beaucoup de chrétiens noncatholiques, ce ne sont presque uniquement que des menaces et des récriminations. Ces chrétiens seraient un puissant ferment pour éliminer tout ce qu’il y aurait d’antichrétien et d’anticatholique, s’ils connaissaient mieux l’Eglise catholique. L’origine même de la maçonnerie n’a pas été antichrétienne et il ne manque pas, çà et là, certains indices, quoique très petits, de la possibilité d’une certaine réconciliation avec l’Eglise. La bonne foi de part et Trigonum Coronatum vzw 1995 – L’église catholique et la Franc-Maçonnerie Pag 6/33 6 d’autre et la maîtresse de vie qu’est l’Histoire contribueraient beaucoup à guérir cette déplorable séparation. Le ton était donné, les bases d’un dialogue jetées. L’évêque appelait à la réconciliation, mais au prix d’une mutation d’une certaine maçonnerie anticatholique. Après Vatican II, diverses déclarations devaient semer une certaine confusion au sujet du problème de la double appartenance, problème qui se résume à la question: “Peut-on être catholique et franc-maçon ?” Des deux côtés, des hommes généreux, foncièrement optimistes, rêvent de réconcilier l’Eglise et la Franc-Maçonnerie. A travers certains faits, locaux et sans signification profonde, ils pensent que le dégel est en cours. Quels sont ces faits ? L’envoi d’un télégramme de condoléances par la Grande Loge Nationale française au cardinal Tisserant, doyen du Sacré Collège, à l’occasion de la mort de Jean XXIII. La publication par un jésuite belge, le Père Dierickx, d’un ouvrage bien documenté sur la maçonnerie: De Vrijmetselarij. Dans son introduction, l’auteur remercie les cardinaux Alfrink d’Utrecht et Suenens de Malines-Bruxelles pour leur appui et leurs encouragements. Arrêtons-nous pour voir ce que l’abbé Vander Gucht a retenu de sa lecture de cet ouvrage: “La maçonnerie est une société éthique qui vise à promouvoir le progrès moral de ses membres. Un “Vénérable” d’une loge londonienne disait que les membres de sa loge avaient gagné en bonté et en noblesse depuis leur initation grâce au travail en loge. La charité des maçons, l’aide qu’ils apportent aux malheureux et aux handicapés, sont bien connues - encore que ce soient surtout les parents de maçons qui en bénéficient. La tolérance, le respect pour l’opinion d’autrui, l’attachement au libre échange des idées et à la liberté tout court sont des vertus chères à tout véritable maçon. Oui, leur Société, ils l’appellent une Fraternité, ils se donnent les uns aux autres le nom de “frère” et ils se considèrent effectivement comme des frères”. Sous quelle plume lisons-nous ce vibrant éloge de la franc-maçonnerie ? Sous celle d’un catholique, - et qui plus est d’un père jésuite. “J’ai eu le plaisir”, écrit le Père Dierickx, “durant quelques mois de vivre quotidiennement plusieurs heures dans un milieu exclusivement maçonnique. Je puis seulement témoigner de ceci: ce n’est jusqu’ici que dans quelques communautés religieuses que j’ai rencontré un accueil aussi amical, sympathique, jovial, compréhensif, en un mot fraternel. L’entière ouverture d’esprit de ces maçons, leur sens de l’humour et de la taquinerie, leur tact plein de finesse étaient un rafraîchissement pour l’esprit et pour le coeur”. Se plaçant délibérément sous le signe du dialogue, l’ouvrage du P. Dierickx qui s’inscrit dans le mouvement de réflexion et de réforme de l'Eglise, cherche à dissiper de vieux malentendus, et à jeter les bases d’un rapprochement et d’une collaboration entre tous les hommes de bonne volonté. A la fin du livre, il pose la question: l’Eglise catholique peut-elle et doit-elle reconsidérer son attitude à l’égard de la franc-maçonnerie ? Trigonum Coronatum vzw 1995 – L’église catholique et la Franc-Maçonnerie Pag 7/33 7 Il commence par remarquer qu’une grande part des jugements erronés portés sur la francmaçonnerie provient du fait qu’on en confond toutes les formes. Il est ainsi amené à distinguer entre la franc-maçonnerie “régulière” et la franc-maçonnerie “irrégulière”. Sont communément appelées “irrégulières”, les obédiences qui, ne respectant pas un ou plusieurs des principes jugés fondamentaux par les trois Grandes Loges d’Angleterre, d’Ecosse et d’Irlande: croyance en Dieu, personne divine, Grand Architecte de l’univers, croyance en sa volonté révélée, exprimée dans le Volume de la Sainte Loi, ne sont pas reconnues par elles comme “régulières”. Passant en revue les objections qui ont été formulées par les catholiques à l’égard de la francmaçonnerie, il s’attache alors à faire une série de mises au point. La franc-maçonnerie, une société secrète ? Non: simplement une société qui tient secrètes un certain nombre de choses: le nom de ses membres, les rites d’initiation, les mots de passe, signes et attouchements pour se reconnaître et enfin, le contenu de ses travaux. Mais tout ceci n’a rien à voir avec une secte fomentant dans l’ombre les pires complots ! La franc-maçonnerie, une société qui favorise l’indifférentisme en rassemblant des hommes de convictions diverses ? C’est là un motif fréquemment invoqué par les papes de jadis... mais les conceptions de l’Eglise ont complètement évolué sur ce point. Une église qui met l’accent sur la nécessité pour les catholiques de confronter leurs points de vue avec ceux qui ne partagent pas leur foi, ne peut plus retenir ce grief. La franc-maçonnerie, une religion syncrétiste ? Non, elle n’est pas une religion encore que certaines équivoques puissent surgir de l’insertion dans ses rituels d’éléments empruntés aux diverses religions; mais ceci concerne les “hauts grades”, dans certains pays. La franc-maçonnerie, une société qui mène au plan politique une action anticléricale et laïciste ? Le reproche, en tout cas, ne vaut pas pour la franc-maçonnerie “régulière” qui interdit les disputes sur des sujets politiques et religieux en loge. De cet examen, le P. Dierickx conclut: le canon 2335 du Code de Droit canonique qui prononce l’excommunication contre les membres de groupements qui complotent contre l’Eglise et le pouvoir civil légitime, ne vaut pas pour la franc-maçonnerie “régulière”. Dans la préface de l’ouvrage, le Père Wildiers est plus mordant: “Un rejet global de la francmaçonnerie, comme si celle-ci était, sans plus, un point de rassemblement pour des hommes qui trament une conjuration contre “l’Eglise et l’Etat” - et c’est un tel rejet que l’on trouve encore dans le code droit canon - est non seulement ridicule mais encore foncièrement injuste”. En réalité, écrit le P. Dierickx, ce qui se trouve visé par le droit canon, c’est la franc-maçonnerie “irrégulière”, anticléricale et politisée, qui s’est constituée il y a un siècle dans les pays latins. Mais cette franc-maçonnerie-là ne compte pas plus de 60.000 membres alors que la francmaçonnerie “régulière” en compte 6.000.000. Trigonum Coronatum vzw 1995 – L’église catholique et la Franc-Maçonnerie - Pag 8/33 8 Ce serait interpréter le droit canon de manière erronée que de faire porter la condamnation de l’Eglise sur une organisation mondiale et cela en raison d’une déviation qui touche 1% des membres (lesquels, au surplus, ne sont pas reconnus par ladite organisation). Mais qu’en est-il au juste de la maçonnerie dite “irrégulière” ? Le P. Dierickx n’en parle que de façon marginale. Elle est cependant d’un grand intérêt pour les catholiques belges, écrit l’abbé Robert Vander Gucht, puisque minoritaire dans le monde, elle est très largement majoritaire dans notre pays. Il importe tout d’abord de relever les responsabilités de l’Eglise dans la genèse de son anticléricalisme. “L’hostilité de l’Eglise a suscité dans les pays à majorité catholique - donc, grosso modo, dans les pays latins, une vive réaction de la part de la franc-maçonnerie”. L’Eglise condamne donc un état d’esprit qui ne s’y est développé qu’en raison de condamnations portées antérieurement pour des motifs aujourd’hui abandonnés ! En toute état de cause, cette condamnation ne porte que si c’est l’organisation maçonnique elle-même (“la loge”, comme on dit couramment encore que cette façon de parler soit rejetée comme incorrecte par les francsmaçons) et non simplement tel ou tel de ses membres qui mène combat contre l’Eglise. En ce qui concerne la Belgique, le P. Dierickx écrit que, sous l’influence de Théodore Verhaegen, élu Grand Maître en 1854, le Grand Orient de Belgique s’engagea activement dans la politique. Au témoignage de F. Clément, l’historien de la franc-maçonnerie en Belgique au siècle dernier, il devint à partir de ce moment, un comité directeur politique plutôt qu’un centre régulateur maçonnique. Le P. Dierickx note toutefois que cela n’alla pas sans susciter des difficultés et des oppositions. Le recenseur du livre du P. Dierickx, l’abbé Vander Gucht, écrit: “Pour notre part, tous les francs-maçons que nous connaissons nous ont confirmé que la franc-maçonnerie n’adopte plus aujourd’hui, en tant que telle, des attitudes politiques et qu’elle n’est en aucune façon une machine de combat contre l’Eglise, même si des sentiments anticléricaux, plus ou moins vifs existent encore chez nombre de ses membres. Un certain anticléricalisme est d’ailleurs parfaitement légitime - et on le retrouve chez nombre de catholiques, qui aspirent à voir leur Eglise se réformer à la lumière de l’Evangile. Ceci dit, on rencontre quelque fois un anticléricalisme de type dogmatique (mais oui !), qui ressasse inlassablement des reproches stéréotypés, que rien ne chagrinerait plus que la fin du christianisme conventionnel. Mais c’est le fait pour les catholiques de vivre dans un monde à part qui engendre fatalement un tel phénomène”. “Il est un point de l’ouvrage du P. Dierickx que nous souhaiterions discuter en terminant, écrit l’abbé Vander Gucht. La foi chrétienne requiert-elle de nous que nous considérions la francmaçonnerie “régulière” d’un oeil plus favorable que la franc-maçonnerie “irrégulière” ? Devonsnous nous réjouir par exemple, de voir se former en Belgique une Grande Loge qui reconnaît comme principe directeur le Grand Architecte de l’univers ? Il semble bien que telle soit la position de notre auteur. Nous serions enclin, pour notre part, à adopter une position plus réservée. Comme toute association, la franc-maçonnerie doit chercher à incarner sa visée fondamentale dans un monde en constante évolution. Ceci la conduit à l’interroger sur ellemême en vue de faire le partage entre les éléments essentiels et ceux qui sont contingents. L’opération est délicate et conduit à des résultats différents, liés aux conceptions différentes que ses membres se font d’elle. Trigonum Coronatum vzw 1995 – L’église catholique et la Franc-Maçonnerie Pag 9/33 9 “Les Constitutions d’Anderson (1723) excluent de la franc-maçonnerie “l’athée stupide”. En un siècle où il ne va plus de soi que l’athée soit un être stupide, s’ouvre la question de savoir s’il convient ou non de maintenir le principe de son rejet. “Et que penser des groupements maçonniques mixtes, tel le Droit humain ? Le fait de briser avec le principe - inscrit dans les Constitutions d’Anderson - selon lequel les femmes ne sont pas admises dans les Loges constitue-t-il une trahison de l’idéal maçonnique ou une innovation heureuse ? Les réponses que donne à ce problème la franc-maçonnerie “régulière” vont incontestablement dans le sens du respect de la lettre des Constitutions d’Anderson. Mais sontelles celles qui vont le plus dans le sens du projet maçonnique de fraternité universelle? Sont-elles les seules à ne pas soulever d’objection de la part du chrétien ? Nous ne voyons pas ce qui nous conduirait à répondre par l’affirmative à ces questions. Le critère décisif, à nos yeux, c’est la fécondité spirituelle, beaucoup plus que la fidélité à telle ou telle règle”. En 1967, on apprend qu’en 1966, la Conférence épiscopale des pays nordiques (Danemark, Norvège, Islande, Finlande et Suède) a décidé que chaque évêque local de la Conférence peut permettre aux membres de l’ordre des franc-maçons désirant devenir catholiques, à être reçus dans l’Eglise catholique sans pour cela renoncer à leur qualité de membres actifs de l’ordre des francs-maçons. Cette décision a une explication sociologique. Le catholicisme ne fait pas de progrès en Scandinavie; les conversions sont très rares. Le clergé, en grande partie composé de dominicains français, a tenté de s’approcher des élites; il a découvert l’appartenance massive à la maçonnerie et en a avisé l’épiscopat. Ce dernier, lucide, a franchi un pas important. Le 28 mars 1969, Alec Mellor, avocat et écrivain catholique, historien de la franc-maçonnerie, a été initié à la Grande Loge Nationale Française de Neuilly, après avoir, dit-on, reçu du cardinal Marty, archevêque de Paris, le conseil “d’agir selon sa conscience s’il l’estimait suffisamment éclairée”. Intrigué par l’enthousiame que ces faits suscitaient dans les milieux maçonniques et catholiques, nous avons écrit en avril 1970 au vicaire général et official (président du tribunal ecclésiastique) d’un diocèse belge. Il nous a adressé la réponse suivante: “Cher Monsieur, pour autant que je sois au courant, aucun Ordinaire belge jusqu’ici n’a édicté des règles en dehors du droit général en ce qui concerne les maçons. J’en conclus qu’on se tient à ce dit droit général. Veuillez agréer, Monsieur, l’expression de mes sentiments dévoués”. Curieux de savoir ce qu’on en pensait à Rome, nous avons écrit au cardinal Franjo Seper, Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi. Il nous a répondu ce qui suit: “Cher Monsieur, j’ai bien reçu la lettre que vous m’adressiez en date du 14 mai 1970 pour me demander des précisions concernant la discipline de l’Eglise touchant à l’adhésion de catholiques à la francmaçonnerie. Quelles que puissent être les informations ou les suppositions émises par la presse, je ne puis honnêtement vous donner que cette seule réponse: la discipline canonique à ce propos n’a pas été modifiée. Je vous prie de croire, Cher Monsieur à mes sentiments dévoués”. Fort impressionné par l’importance accordée par de nombreuses publications à l’initiation d’Alec Mellor qui se targue de l’approbation de son évêque, nous avons écrit au cardinal Marty, Trigonum Coronatum vzw 1995 – L’église catholique et la Franc-Maçonnerie Pag 10/33 10 archevêque de Paris, qui nous répondait ce qui suit le 7 août 1970: “Cher Monsieur, ma réponse est très claire. Comme le cardinal Seper, je vous dis que la discipline catholique n’est pas changée sur ce sujet. Monsieur Mellor est libre d’agir comme bon lui semble mais je ne lui ai jamais dit que j’approuvais sa démarche. Avec mon respectueux dévouement”. Nous avons cherché la vérité au sujet de cet accord prétendûment donné par le cardinal Marty à Alec Mellor. Le rédacteur du journal parisien “Le Monde”, Alain Guichard, mentionnait le fait dans son ouvrage Les Francs-Maçons, à la page 295, note 12. L’abbé Hubert de Thier, professeur de religion à l’Athénée Adolphe Max à Bruxelles, cite Alain Guichard dans son livre L’Eglise et le Temple. Quand on lit le message reçu du cardinal Marty, on découvre la nuance qui ne permet pas d’affirmer, comme Mellor l’a fait, que l’archevêque de Paris approuvait sa démarche. La vérité a ses droits ! Une déclaration marquante est due au Père Beyer S.J., doyen de la faculté de droit canon de l’Université grégorienne. Elle nous ramène aux dispositions canoniques de 1917. En voici la teneur: “L’inscription à une loge non sectaire qui ne soit pas antichrétienne peut, au point de vue du droit de l’Eglise, ne comporter aucune peine. Elle ne peut être excommunication qu’au cas où cette affiliation devient infidélité à Dieu, abandon de la foi au Christ, danger de la perdre, impossibilité de professer cette foi en l’Eglise. Toute affiliation qui ne conduit pas à cela ne peut donc faire encourir une excommunication. Et rien n’empêche le maçon qui se trouve dans ces conditions de recevoir les sacrements”. On le voit, le Père Beyer propose une relecture de l’article du Code à la lumière de l’évolution de la vie et des esprits. Une déclaration romaine confirme l’interprétation restrictive du Père Beyer. Elle brise un long et pénible sielence, et réclame évidemment l’attention de ceux qui se sentent concernés par le débat. Cette déclaration, datée du 19 juillet 1974, porte la signature du cardinal-préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi. Elle est adressée aux présidents de certaines Conférences épiscopales auxquelles la question de l’appartenance maçonnique est fréquemment posée. La presse des Etats-Unis se charge aussitôt de la divulguer. Voici ce texte: “Beaucoup d’évêques ont interrogé cette Suprême Congrégation sur l’obligation et le sens du canon 2335 du Code de droit canon qui interdit aux catholiques sous peine d’excommunication de faire partie de la franc-maçonnerie ou d’autres associations du même genre. Pendant le long examen qu’il a fait de cette question, le Saint-Siège a fréquemment consulté les Conférence épiscopales particulièrement intéressées à cette question afin de mieux connaître la nature et l’activité de ces associations, ainsi que l’opinion des évêques. Cependant, la grande divergence des réponses, qui reflète les diverses situations de chaque pays, n’a pas permis au Saint-Siège de changer la législation générale en vigueur jusqu’à maintenant. Celle-ci demeure en vigueur jusqu’à ce que le nouveau droit canonique soit publié par la Commission pontificale compétente. Trigonum Coronatum vzw 1995 – L’église catholique et la Franc-Maçonnerie - Pag 11/33 11 Pour ce qui est des cas particuliers, il convient de rappeler que la loi pénale doit toujours être interprétée restrictivement. On peut donc enseigner avec sûreté et appliquer l’opinion des auteurs disant que le canon 2335 concerne seulement les catholiques qui font partie d’associations agissant vraiment contre l’Eglise. Il est toujours, et dans tous les cas, interdit aux clercs, aux religieux et aux membres des instituts séculiers de faire partie d’une association maçonnique quelle qu’elle soit”. Divers éléments se dégagent de la déclaration romaine: 1° la question est largement posée; on ne se reporte plus au seul contexte italien; les autorités romaines font appel à l’expérience et au jugement des évêques du monde entier; 2° l’article incriminé subsistera jusqu’à la publication du nouveau code; 3° cet article ne vise que les associations “qui complotent contre l’Eglise ou les pouvoirs civils légitimes”; 4° des catholiques font effectivement partie de la Franc-Maçonnerie en dépit des condamnations; 5° aucune distinction n’est retenue entre Maçonnerie “régulière” et Maçonnerie “irrégulière”; 6° une mesure conservatoire subsiste: le “personnel” de l’Eglise est pris de s’en tenir à l’interprétation rigoureuse. Commentaires épiscopaux: le cardinal Krol, président de la Conférence épiscopale des EtatsUnis, estime que la lettre montre clairement que l’Eglise continue à dissuader les catholiques de faire partie de la Franc-Maçonnerie; pour les évêques d’Angleterre et du Pays de Galles, l’Eglise doit garder la première place dans la hiérarchie des attachements du catholique: “Un catholique doit se considérer d’abord et avant tout comme membre de l’Eglise catholique; il trouve l’inspiration de sa vie chrétienne dans l’Eglise et dans sa communauté chrétienne. Mais s’il croit sincèrement que son appartenance à la Franc-Maçonnerie n’entre pas en conflit avec cette fidélité plus profonde, il peut entrer en contact avec son évêque, par l’intermédiaire de son curé, pour discuter des implications de cette appartenance. On doit naturellement tenir compte des circonstances locales”. Dans son commentaire autorisé, le Père Caprile, jésuite, se montre plus libéral encore. Certes, le document de juillet 1974 reste mesuré et circonspect. Il intéresse au premier chef les catholiques qui auraient donné antérieurement leur nom à la Franc-Maçonnerie. Mais il a le mérite d’exister. Il reconnaît que la Franc-Maçonnerie n’est pas de soi l’adversaire de l'Eglise, et il entérine, dans certains cas, la double appartenance: des catholiques continueront d’être francs-maçons sans être infidèles à l’Eglise. Le cas de ceux qui voudraient le devenir n’est pas écarté. Ce fait nouveau, officiellement reconnu, pèsera fortement sur l’avenir. Il constitue un “pas important dans l’attitude pastorale de l’Eglise devant l’appartenance à la Franc-Maçonnerie”. En Belgique, à l’automne de 1976, la parution d’un petit livre déjà cité et dû à la plume de l’abbé Hubert de Thier fait l’évènement dans les milieux intéressés. L’auteur est professeur de religion dans l’enseignement officiel et prédicateur dans une paroisse de la capitale. Son ouvrage “L’Eglise et le Temple” est le fruit d’une double appartenance familiale assez rare: originaire de Verviers, l’abbé Hubert de Thier comptait dans sa famille plusieurs francs-maçons et c’est l’un d’eux qui, plus tard, devait lui offrir son premier livre de philosophie. Mais l’ascendant exercé sur lui par un grand-père libre-penseur n’entama jamais une ferveur chrétienne qui le conduisit à Trigonum Coronatum vzw 1995 – L’église catholique et la Franc-Maçonnerie Pag 12/33 12 la prêtrise. Sous le titre “Catholiques et Francs-Maçons: même combat ?”, l’Hebdomadaire Spécial du 23 mars 1977 publie le compte-rendu d’un entretien de l’auteur avec son préfacier, le professeur John Bartier, “un franc-maçon hautement respecté”. Nous avons pensé que cette amicale confrontation méritait d’être mise sous les yeux du lecteur. Pour l’abbé de Thier, il n’y a pas de tergiversations: la réconciliation entre la franc-maçonnerie et l’Eglise est souhaitable et la complémentarité des deux institutions réelles: “Les maçons affirment leur foi en l’homme et en sa perfectabilité; les chrétiens prétendent servir l’homme humilié et meurtri”. Quand l’abbé de Thier et d’autres souhaitent la réconciliation entre l’Eglise et la francmaçonnerie, il faut donc lire Eglise catholique et Grand Orient. En effet, il n’y a aucun problème de coexistence entre les protestants et les loges. La démarche de l’abbé de Thier va plus loin, puisqu’elle embrasse dans la réconciliation les loges qui ont banni Dieu de leurs débats. Spécial: M. Bartier, dans la préface que vous avez écrite pour le livre de l’abbé de Thier, vous vous êtes déclaré sceptique quant aux perspectives de réconciliation entre l’Eglise catholique et la franc-maçonnerie ? John Bartier: Je vous donnerai trois raisons d’être sceptique. Primo: le problème du rapprochement entre l’Eglise et les loges n’est pas d’actualité, puisque les condamnations prononcées par le Vatican à l’encontre de la franc-maçonnerie ne sont pas levées. Deuxièmement: si elles l’étaient, encore faudrait-il préciser l’interprétation donnée à cette levée - par exemple, il faudrait savoir si elle ne s’appliquerait qu’à certaines obédiences, à l’exclusion notamment des tendances adogmatiques de la maçonnerie. Enfin, troisièmement, en admettant que la levée des condamnations soit générale il resterait toujours le problème très simple posé par le fait que la majorité des loges se compose d’agnostiques, d’athées ou de membres d’églises autres que l’Eglise catholique. Par conséquent... Spécial: ... Par conséquent, il se pourrait que la levée des condamnations vaticanes laisse, au mieux, indifférents bon nombre de maçons ... L’adhésion à une obédience adogmatique présuppose-t-elle que le candidat abjure toute foi religieuse? John Bartier: Absolument pas ! Spécial: M. l’abbé de Thier, vos raisons d’espérer quand même ? Abbé de Thier: Eh bien, elles s’inspirent des origines mêmes de la maçonnerie telle que nous la connaissons aujourd’hui. Je pense aux fameuses Constitutions de James Anderson, pasteur écossais et franc-maçon londonien. Ces constitutions, qui datent de 1723, définissent les loges “comme le centre de l’union et le moyen de concilier une sincère amitié parmi des personnes qui n’auraient jamais pu, sans cela, se rendre familières entre elles”. Donc, la réconciliation serait finalement pour la maçonnerie un retour aux sources, un peu à la manière dont on invite parfois l’Eglise à revenir à ses vertus primitives. Par définition, la francmaçonnerie doit être ouverte à tous. Trigonum Coronatum vzw 1995 – L’église catholique et la Franc-Maçonnerie - Pag 13/33 13 Cela dit, je reconnais qu’il existe trois grands obstacles: il y a d’abord, comme le dit le professeur Bartier, la composition des loges, qui fait que l’idée d’un rapprochement avec l’Eglise laisse indifférents bon nombre de maçons. Parce que les esprits ne peuvent évoluer que lentement... (D’ailleurs, soyons justes: comment, du côté de l’Eglise, traiterait-on le catholique qui déclarerait: “J’appartiens à une loge !”). Il y a ensuite le caractère dogmatique de la foi catholique: c’est une très grosse difficulté, je m’en rends compte personnellement depuis près de vingt ans. Le maçon est libre; le catholique apparaît prisonnier du dogme... Spécial: Autrement dit, il est plus facile de concevoir un athée adhérant à l’Eglise catholique qu’un chrétien catholique adhérant à la franc-maçonnerie ! Abbé de Thier: En effet ! L’athéisme est une attitude personnelle qui peut toujours être remise en cause. Tandis que le catholique ne remet pas sa foi en question ! J’en viens maintenant au troisième à la réconciliation: c’est ce que l’on appelle le cléricalisme, je veux parler du poids de l’Eglise dans la vie sociale, dans la vie politique, dans la vie dite “caritative”. Songez à la puissance financière, par exemple, d’une oeuvre comme “Caritas Catholica”. Sur ce plan, la comparaison n’est pas possible, je crois, entre la maçonnerie et une puissance de ce genre. Spécial: A défaut de réconciliation formelle, officielle, entre la franc-maçonnerie et l’Eglise catholique, peut-on au moins envisager une réconciliation entre les individus ? John Bartier: Cela oui ! D’ailleurs c’est une situation qui se produit souvent: le maçon “moyen” et le catholique “moyen” collaborent fréquemment au sein d’organisations humanistes, comme la Ligue des Droits de l’Homme. Et je pourrais en citer vingt ou trente autres. Spécial: Bien ! Mais enfin, essayons de désigner le coupable! Qui est responsable de cette difficulté de se rapprocher ? John Bartier: Je n’aime pas le mot “coupable”. Il met un accent dramatique sur des choses qui ne sont rien d’autres que des faits: le fait que l’idéologie de la maçonnerie et les thèses de l’Eglise sont incompatibles. Entre les déclarations de principe du Grand Orient et le Syllabus (Ensemble des propositions condamnées par le pape en 1864), il y a autant de terrain commun qu’entre le jour et la nuit ou le chien et le chat. Spécial: Mais il y a quand même en général une évolution très nette de l’Eglise ? John Bartier: C’est vrai. Par exemple, en ce qui concerne la Ligue des Droits de l’Homme, dont je parlais il y a un instant: l’Eglise la dénonçait autrefois comme suspecte. De même qu’avant la Seconde Guerre Mondiale, elle présentait la Société des Nations comme le fruit d’un complot maçonnique ! Aujourd’hui, elle ne soulève pas d’objections contre l’ONU. Donc, c’est vrai, l’Eglise a évolué. Spécial: Ce qui nous ramène à poser de nouveau la question de tout à l’heure: dans un climat qui a pareillement changé, peut-on, à défaut de réconciliation “officielle” entre l’Eglise et la franc-maçonnerie, concevoir une réconciliation par la bande ? Trigonum Coronatum vzw 1995 – L’église catholique et la Franc-Maçonnerie Pag 14/33 14 Abbé de Thier: Je dois hélas souligner aussi le climat de méfiance qui existe encore entre des personnes qui ne se parlent plus depuis si longtemps. Bien sûr, des maçons rencontrent des catholiques, mais il y a ... comment dire ? ... un manque d’habitude du dialogue. J’en ai souffert mais l’expérience prouve que tout reste possible. Spécial: On peut se demander si l’existence du fameux “secret maçonnique” ne constitue pas un autre obstacle pour le catholique que l’idéal maçon pourrait tenter. Car, en s’engageant dans cette voie, il ne sait pas, en fait, à quoi il s’engage... John Bartier: Entendons-nous ! Le secret, au sens rigoureux, effectif, absolu, n’est qu’un mythe ! S’il existait, l’abbé de Thier ne possèderait pas une aussi belle collection d’ouvrages de toutes sortes consacrés à la franc-maçonnerie ! Par contre, le “secret symbolique”, lui, existe et il a d’ailleurs certaines conséquences pratiques qui tiennent à l’essence même de la maçonnerie. Le secret, en ce sens, a pour but de provoquer une rupture avec le monde extérieur et de favoriser ainsi la méditation. C’est une méthode qui peut sembler complètement inepte à certains et c’est d’ailleurs ainsi qu’elle apparaît à des gens qui sont idéologiquement très proches de nous. Par exemple dans la libre pensée, où l’on trouve à la fois des maçons et des hommes qui rejettent la maçonnerie... Abbé de Thier: ...ou qui rejettent certains de ses membres ! Mais, cela dit, je comprends l’existence du secret, au sens où l’entend le professeur Bartier. Je dirais même que, si l’Eglise catholique n’était pas devenue l’énorme puissance qu’elle est toujours demeurée, sa liturgie aurait eu un caractère nettement plus secret, moins ouvert, plus réservé à ses membres... C’est son caractère universel qui oblige l’Eglise à s’ouvrir à tous. Personnellement, je l’avoue, je suis parfois gêné de me trouver, pendant une messe ou un office, en compagnie de gens qui ne sont pas catholiques... Je regrette que des choses que je perçois intimement (ou secrètement) soient livrées à des gens qui ne les perçoivent pas. N’est-ce pas là un affaiblissement ? Spécial: Vous avez souligné dans votre livre que toutes les religions ont leur secret... Mais, enfin, il y a des degrés ! Il ne faut pas confondre un peu et beaucoup. Un maçon peut à tout instant pénétrer dans une église et assister à un office religieux. Un catholique ne peut pas, a priori, assister à une réunion de loge. Abbé de Thier: Parce que l’Eglise et la maçonnerie n’ont pas le même but. John Bartier: Par définition ! L’idéal de l'Eglise, c’est de convertir tout le monde. L’idéal de la maçonnerie, c’est de promouvoir un monde fraternel mais dans un avenir plus lointain... Spécial: ...et c’est pourquoi elle est élitiste! John Bartier: Le mot ne me choque pas. Spécial: Je repose la question: si la maçonnerie renonçait au secret, ne serait-elle pas plus acceptable pour l'Eglise? Trigonum Coronatum vzw 1995 – L’église catholique et la Franc-Maçonnerie - Pag 15/33 15 John Bartier: Cela me semble un aspect assez secondaire du problème. D’ailleurs, l’Eglise, je crois, ne tolère pas si mal le secret! Il y a des sociétés catholiques très proches, à cet égard de la franc-maçonnerie. Je ne parlerai pas de l’Opus Dei espagnol qui n’est pas, à mon sens, une maçonnerie catholique. Par contre, l’Eglise admet très bien l’existence de sociétés comme les “Chevaliers de Colomb” (du nom du navigateur). Les “Chevaliers de Colomb” sont inconnus en Europe. Mais ils sont très nombreux aux Etats-Unis et au Canada. Et, par leur structure, par l’existence d’un secret symbolique, ils constituent une véritable maçonnerie catholique. Encore une fois, le Vatican s’en accommode très bien. Ce qui prouve que le secret n’est pas en soi un péché! Spécial: Mais si un catholique veut adhérer à une loge, le désir de préserver le secret ne suffira-t-il pas à faire considérer avec méfiance sa candidature? John Bartier: Son cas sera considéré exactement de la même manière que si c’était un athée. Le secret vaut pour les athées comme pour les catholiques. Spécial: Quels motifs pourraient amener un catholique à vouloir adhérer à la maçonnerie? Abbé de Thier: J’en vois deux. D’abord, le désir de vivre une réalité profonde dont nous faisons quotidiennement l’expérience, à savoir le pluralisme. Le monde étant ce qu’il est, nous sommes tous différents. On peut vivre cette différence dans l’indifférence! Mais on peut aussi la vivre plus profondément. Et si la loge offre au catholique cette expérience du pluralisme, on comprend qu’il puisse être tenté. Le second motif est que, dans le monde d’aujourd'hui, le catholique, comme tout autre homme, souffre de solitude, dans nos grandes villes. La maçonnerie apporte peut-être quelque chose dans ce domaine... Le professeur Bartier a raison quand il dit que le cas du croyant n’est pas différent de celui de l’athée, bien que, dans le climat de méfiance actuel, des réserves puissent s’exprimer, un peu plus haut... Spécial: D’ailleurs, on peut encore difficilement concevoir le catholique militant effectuant une telle démarche. Mais il y a aussi l’immense masse de ceux qui, tout en se considérant toujours comme chrétiens, ne pratiquent plus. Ceux-là ne seront-ils pas les artisans du rapprochement? Abbé de Thier: Ce n’est pas ce cas qu’il faut considérer! La vie chrétienne demande une pratique: je ne veux juger personne mais on peut se demander ce que signifie l’identité chrétienne de quelqu’un qui n’a aucune pratique... Je pense au mot d’un curé qui disait: “Moi, je suis nudiste!”. Stupéfaction de l’interlocuteur. Et le prêtre d’ajouter: “...mais je ne pratique pas!”. Donc, le rapprochement entre une “catholicité” non-pratiquante et la franc-maçonnerie n’aurait aucun sens, précisément parce qu’il ne pose guère de problème. SPECIAL: Alors, vous cherchez le rapprochement entre les extrêmes? Abbé de Thier: Mais la franc-maçonnerie n’est pas un extrême par rapport à l’Eglise! Ce n’est pas une autre église. Trigonum Coronatum vzw 1995 – L’église catholique et la Franc-Maçonnerie - Pag 16/33 16 John Bartier: En effet, elle ne se situe pas sur le même plan. Abbé de Thier: En un sens, pour un catholique, il est moins difficile de devenir maçon que de devenir protestant. Car le protestantisme, c’est une autre théologie, une autre tradition, d’autres réflexes. Par contre, la maçonnerie, pour l’Eglise, n’est pas rivale dans son essence. Ce qu’il y a surtout entre les loges agnostiques et l’Eglise, ce sont des décennies de luttes politiques. Spécial: Justement, la politique, parlons-en! Est-ce que la maçonnerie, comme d’ailleurs l’Eglise, n’en fait pas un peu trop? N’en abusez-vous pas, l’un et l’autre? John Bartier: C’est très compliqué. On ne peut pas généraliser. Il faut nuancer selon les pays. Spécial: Parlons de la Belgique, alors. John Bartier: En Belgique, la maçonnerie était très politisée entre 1840 et 1894. A cette époque, presque tous ses adhérents se trouvaient être membres du Parti libéral. De plus, c’étaient généralement, par la force des choses et du système éducatif, des gens dotés de revenus confortables. Or, comme il existait à cette époque un système électoral baptisé suffrage censitaire et qui réservait le droit de vote aux plus aisés, les maçons formaient une part importante du corps électoral: à Bruxelles, plus de 10 p.c. Donc, ils pesaient d’un poids important dans la politique. Cela a changé en 1894. Il y a eu d’une part le fait que, pour des raisons qu’il serait trop long d’analyser, les socialistes sont devenus très nombreux au sein des loges. Alors, sous peine de voir la franc-maçonnerie s’écarteler en controverses, il a fallu renoncer aux prises de position politiques. Certes, on continuait à écouter les hommes politiques maçons exposer leurs idées, au sein des loges, mais leurs conférences n’étaient suivies d’aucun vote. La seconde raison de la dépolitisation de la maçonnerie belge a été l’apparition du suffrage universel: quelques milliers de maçons pouvaient avoir un certain poids dans le cadre d’un système électoral censitaire. Mais ils ne représentaient plus grand-chose en pourcentage de voix dans le cadre du suffrage universel. Il y a une troisième raison: alors qu’en France les radicaux et radicaux-socialistes dirigent le pays vers la fin du XIXe siècle, la Belgique, elle, a des gouvernements catholiques. Cela dure sans interruption de 1884 à 1914. Ce qui veut dire que, pendant trente ans, les maçons ont eu la vie très dure. On ne les a pas guillotinés ! Mais la persécution administrative, cela a existé... Cette situation a écarté de la maçonnerie un certain nombre d’ambitieux: une association installée dans un pays où elle n’a pas à espérer les faveurs du pouvoir, s’épure automatiquement. C’est pourquoi, en Belgique aujourd’hui, il y a certes bien des maçons qui font de la politique. Mais il n’y a pas de politique maçonnique. Spécial: Votre avis, Monsieur l’abbé ? Trigonum Coronatum vzw 1995 – L’église catholique et la Franc-Maçonnerie - Pag 17/33 17 Abbé de Thier: Tout à fait d’accord. Spécial: Mais vous êtes d’accord sur tout ! John Bartier: Pas exactement. Nous sommes d’accord pour constater des faits. Mais encore une fois, nous nous situons sur des plans différents. L’abbé de Thier, en bon catholique, voudrait que tout le monde devienne catholique. Moi, tout en respectant les idées religieuses je souhaite que les églises cessent d’être des institutions contraignantes. Spécial: Est-ce un voeu que vous formulez en tant que maçon ou en tant qu’individu ? John Bartier: En tant qu’individu, bien sûr. Mais comme la plupart des maçons pensent comme moi... Spécial: Alors, même si l’on assistait à un changement de position radical de la part du Vatican, c’est-à-dire à la levée des condamnations, rien ne serait changé ? John Bartier: Je pense que ce changement de position radical de la part du Vatican rendrait le problème ouvert. Mais... Spécial: ...mais vous vous méfiez n’est-ce pas? Vous avez l’impression d’une tentative de récupération ? John Bartier: Pas de la part de l’abbé de Thier, entendons-nous bien ! Mais, oui ! bien entendu, nous nous méfions ! L’évolution de l’Eglise nous paraît tout à fait extraordinaire. Elle a jusqu’à présent réservé sa compréhension aux loges déistes, elle a prétendu montrer aux autres le chemin du retour à la “vraie maçonnerie”, agissant selon la formule “La maison est à moi, c’est à vous d’en sortir !”. On prétend nous enseigner l’orthodoxie maçonnique. L’ennui, c’est qu’il n’y a pas d’orthodoxie maçonnique. Et puis, la maçonnerie est un lieu de rencontre à majorité de libres penseurs. Il est possible qu’elle se transforme un jour en un lieu de rencontre où il y aurait aussi des catholiques. Mais si l’Eglise est alors toujours la puissance qu’elle est aujourd’hui, ce serait, je crois, dangereux, très dangereux pour les non-catholiques. Le fait que nous autres, dans les loges, puissions avoir des sympathies individuelles envers les catholiques, voire envers des secteurs entiers des institutions catholiques, n’empêche pas que nous puissions trouver des raisons de méfiance, du moins dans un pays comme le nôtre. Abbé de Thier: C’est une méfiance que je comprends fort bien. Au fond, l’objection que ferait le maçon au candidat catholique peut se résumer ainsi: “Que pouvez-vous, qu’espérezvous trouver de plus en loge ? Vous avez déjà un milieu, un idéal. Pourquoi cette démarche ?” Mais je répondrais ceci: D’une certaine manière, le catholique sera plus à son aise dans une loge d’obédience neutre, comme dans nos pays, que dans une loge d’obédience religieuse, comme dans les pays anglo-saxons. Parce que moi, dans la maçonnerie, je n’irais pas chercher une seconde religion ! Une seule me suffit ! C’est précisément parce que la loge n’est pas une église qu’elle m’intéresserait. Trigonum Coronatum vzw 1995 – L’église catholique et la Franc-Maçonnerie Pag 18/33 18 Spécial: M. l’abbé, vous sentez-vous isolé ou bien porté par un certain courant de pensée ? Abbé de Thier (après un long silence): Isolé... Spécial: Des réactions à votre livre ? Abbé de Thier: Quelques-unes, souvent assez touchantes. Mais, dans l’ensemble, c’est la surprise qui domine. L’autorité religieuse belge ne semble pas obsédée par cette question. Aussi, ne peut-on l’accuser de vouloir “récupérer” la maçonnerie. Notez qu’elle a reçu mon livre. Spécial: Mais vous l’avez écrit à titre individuel... Abbé de Thier: Pas tout à fait. Quand un prêtre parle ou écrit, il représente toujours un peu plus que lui-même... Spécial: Parlons maintenant du rituel maçonnique, des symboles, etc... Ne s’agit-il pas là d’un obstacle supplémentaire au rapprochement ? Les symboles ne donnent-ils pas à la maçonnerie une allure de religion, de seconde religion, alors que justement c’est ce que le catholique refuserait... John Bartier: Le problème des symboles, c’est surtout celui de leur interprétation. Certains, pris à part, ne me paraissent guère enrichissants. Un peu comme si le catholique ramenait la religion aux burettes ! Mais, d’autre part, les symboles ont l’avantage de créer un cadre permanent. Pris isolément, ils n’ont guère de sens, mais leur ensemble finit par créer une sorte de technique du silence, favorable à la méditation. Spécial: M. l’abbé, si un jour vous pouviez entrer dans la maçonnerie, en conservant, bien entendu, l’intégralité de votre foi catholique, ne seriez-vous pas gêné de devoir observer ce rituel ? Abbé de Thier: Non ! Et cela pour les raisons que vient de dire le professeur Bartier, à savoir qu’aucun maçon n’est tenu d’attacher une importance précise aux rites ou même à l’initiation. L’initiation n’est pas un baptême, parce que si, avec le baptême, l’Eglise propose une doctrine précise, par contre, personne dans la maçonnerie ne vous impose une interprétation de l’initiation: l’important c’est ce qu’elle signifie pour l’initié, c’est cela qui a un sens. Spécial: A la lecture de votre livre, M. l’abbé, on a parfois l’impression que pour vous, la brouille entre l’Eglise et la franc-maçonnerie est seulement un déplorable malentendu, un accident. Mais, quand deux voitures entrent en collision, on appelle aussi cela un accident. Pourtant il y a des causes plus profondes, plus réelles, comme le mépris d’autrui, le goût du risque, etc. Alors, quelles sont les vraies causes de l’accident dont nous parlons ? Abbé de Thier: L’hostilité officielle de l’Eglise envers les loges constitue surtout de la part d’un régime totalitaire une réaction de méfiance à l’égard d’une institution qui lui échappe. Bien entendu, j’entends “totalitaire” dans un sens différent du sens habituel: je veux parler de Trigonum Coronatum vzw 1995 – L’église catholique et la Franc-Maçonnerie Pag 19/33 19 la caractéristique d’une Eglise qui recouvrait tout, voulait coiffer toute la vie et toutes les pensées de l’homme. Pour un tel régime, il ne fallait pas qu’il y ait la moindre fissure. Or, la maçonnerie est une fissure. Et le secret, bien entendu, a été cause d’hostilité supplémentaire. Parce que naguère, qui disait secret disait, bien entendu, culte du mal. Spécial: Il en est de même de nos jours, peut-être plus qu’autrefois: cette tendance à vouloir tout exposer, à tout mettre à nu, qui va de pair avec le développement des mass-média... John Bartier: C’est justement ce qui attire de nouveaux adeptes vers la franc-maçonnerie: le désir d’échapper à la dictature des média. Abbé de Thier: Et c’est pourquoi, peut-être, on a dit que la maçonnerie est un laboratoire: l’homme y garde toujours l’initiative. Tels furent les propos recueillis par Jean Tanguy dans Spécial du 23 mars 1977. Plus décisive dans l’évolution de la position du Vatican fut la déclaration de la Conférence épiscopale ouest-allemande du 12 mai 1980. Fruit d’entretiens officiels entre l’Eglise catholique et les Grandes Loges Unies d’Allemagne - qui se sont déroulées de 1974 à 1980 - cette déclaration aboutissait à la conclusion que “l’appartenance à l’Eglise catholique et l’appartenance à la franc-maçonnerie s’excluent mutuellement”. Les raisons de l’incompatibilité étaient analysées en profondeur. La vision du monde des francs-maçons est marquée par le subjectivisme et le relativisme. La relativité de toute vérité entraîne un rejet fondamental de toutes les positions dogmatiques, elle est incompatible avec le concept catholique de “vérité”. Le Grand Architecte de l’Univers est un concept déiste indéfini, ouvert à toute compréhension. Toutes les religions sont mises sur pied d’égalité. Les rites maçonniques présentent un caractère similaire à celui d’un sacrement: si l’initiation transforme objectivement l’homme, ne se trouve-t-elle pas en concurrence avec sa transformation sacramentelle ? Par ailleurs, si toute la démarche maçonnique vise le perfectionnement moral et spirituel de l’initié, y a-t-il encore place pour la justification de l’homme par la grâce ? Que peut encore réaliser la communication sacramentelle de salut dans le baptême, la pénitence et l’Eucharistie si déjà par les trois degrés fondamentaux sont atteints l’illumination et le dépassement de la mort exprimé dans les rituels ? Devant tant de déclarations contradictoires en apparence, la Congrégation pour la Doctrine de la Foi décida de publier une mise au point. Le 17 février 1981, elle rappelait que le canon 2335 était toujours en vigueur et que, si le document Seper de 1974 laissait aux Conférences épiscopales le soin de se prononcer sur la situation dans leur pays, il ne leur était pas pour autant permis de formuler publiquement un jugement général sur la nature de la maçonnerie si ce jugement impliquait des dérogations au canon 2335. La promulgation du nouveau Code de droit canonique en janvier 1983 relança le débat. La nouvelle législation de l’Eglise ne prévoyait plus d’excommunier les catholiques appartenant à la maçonnerie. Bien plus, le nouveau Code ne citait même plus la Franc-Maçonnerie ! Il Trigonum Coronatum vzw 1995 – L’église catholique et la Franc-Maçonnerie Pag 20/33 20 subsistait bien un canon 1374 qui concernait ceux qui adhèrent à une association qui complote contre l’Eglise, ce qui peut être le cas de certaines loges engagées dans le combat pour la laïcité et parfois farouchement anticléricales. Mais pour beaucoup, le silence du nouveau Code rendait la situation plus embrouillée encore et laissait le champ libre à toutes les interprétations. Aussi, un jour avant l’entrée en vigueur du nouveau Code de droit canonique, le 26 novembre 1983, une déclaration de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi devait mettre un terme à ces incertitudes, mais aussi à bien des espoirs de ceux qui souhaitaient un assouplissement de la position du Vatican. Déclaration de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi du 26 novembre 1983. On a demandé si le jugement de l’Eglise sur les associations maçonniques était changé, étant donné que dans le nouveau Code de droit canonique il n’en est pas fait mention expresse, comme dans le Code antérieur. Cette Suprême Congrégation est en mesure de répondre qu’une telle circonstance est due au critère adopté dans la rédaction, qui a été suivi aussi pour d’autres associations également passées sous silence parce qu’elles sont incluses dans des catégories plus larges. Le jugement négatif de l’Eglise sur les associations maçonniques demeure donc inchangé parce que leurs principes ont toujours été considérés comme inconciliables avec la doctrine de l’Eglise, et l’inscription à ces associations reste interdite par l’Eglise. Les fidèles qui appartiennent aux associations maçonniques sont en état de péché grave et ne peuvent accéder à la sainte communion. Les autorités locales n’ont pas compétence pour se prononcer sur la nature des associations maçonniques par un jugement qui impliquerait une dérogation à ce qui a été affirmé cidessus, dans la ligne de la déclaration de cette Suprême Congrégation du 17 février 1981. A la lecture de la déclaration, il apparaît que la Congrégation ne juge pas opportun de distinguer les loges ou les obédiences qui luttent contre l’Eglise et celles qui respectent le catholicisme. C’est qu’elle se situe au niveau des principes et qu’elle souligne qu’il y a incompatibilité entre ceux de la franc-maçonnerie et ceux de l’Eglise catholique. Le cardinal Etchegaray a bien cerné le problème en affirmant qu’il y avait “le heurt objectif de deux visions du monde, surtout quand s’affrontent deux visées universalistes, l’une se référant au Christ qui a proclamé l’universel en araméen pour les hommes de tous les temps, l’autre se réclamant sans cesse en quête d’une sagesse universelle puisée en elle-même”. Si la double appartenance semble impossible à cause d’oppositions irréductibles au niveau des principes, catholiques et maçons n’ont pas négligé pour autant le dialogue et le rapprochement entre leurs communautés. En 1989, l’historien flamand bien connu, le Père jésuite Karel van Isacker a publié un petit livre intitulé “Ontwijding” (Profanation). Edité par le Davidsfonds, l’ouvrage a joui d’une grande diffusion en Flandre. Trigonum Coronatum vzw 1995 – L’église catholique et la Franc-Maçonnerie - Pag 21/33 21 Dans ce travail qui comporte 79 pages, l’auteur en consacre 11 à la Franc-maçonnerie. Se basant sur des ouvrages classiques, il relate les péripéties des rapports entre l’Eglise et la Francmaçonnerie. Dans sa conclusion, il semble se réjouir de la déclaration du 26 novembre 1983 émanant de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi: l’appartenance à la maçonnerie, peu importe l’obédience, est et reste inconciliable avec l’appartenance à l’Eglise catholique, parce que les conceptions de la maçonnerie sur Dieu, la vérité et la religion sont relativistes. Il est évident que ce rappel des normes de l’Eglise dans un petit ouvrage qui a eu une grande diffusion n’est pas innocent. On sait que beaucoup d’intellectuels catholiques flamands estiment que le Père van Isacker est un homme pessimiste, nostalgique du passé. Mais on est en droit de penser que s’il a écrit dans le sens que nous venons de voir à propos de la maçonnerie, c’est dans un esprit de soumission à l’Autorité supérieure. En Belgique, Chrétiens et Francs-Maçons dialoguent. A la faveur d’un dîner-débat organisé par l’éditeur Bernard Thuilier, une réunion rassemblant de façon assez large chrétiens et francsmaçons de tendances diverses a pu être mise sur pied le 13 novembre 1992 à Bruxelles. Comme le disait en préambule de la soirée Bernard Thuilier lui-même, le but poursuivi par les participants ne consistait nullement à évaluer les moyens de “fusionner” les chrétiens et les maçons, mais seulement de leur fournir l’occasion d’entrer en contact direct autrement que par le canal des livres, tout en sachant que chacun garderait ses positions, ses certitudes et ses espoirs. L’objectif principal de la rencontre visait donc à comprendre comment de grandes institutions spirituelles comme les Eglises et les obédiences maçonniques en sont arrivées à s’ignorer, même à se haïr. A considérer pourquoi diverses autorités protestantes ou orthodoxes ont raidi, dans un passé récent, leur attitude à l’égard des francs-maçons. A évaluer de quelles manières les uns et les autres peuvent contribuer au bonheur des hommes, au-delà de leurs désaccords et dans le respect de leur spécificité. Au total, ce numéro de la Revue La Pensée et les Hommes, paru en 1993, et le colloque qui l’a inspiré, favorisent le rapprochement entre les personnes, faute de provoquer une entente entre les institutions. Une telle accomodation répond sans nul doute aux souhaits des religions. Elle répond certainement à l’invitation des “Constitutions” (1723) d’Anderson, texte fondateur de la franc-maçonnerie, qui précisait comme obligation première des loges de devenir “le Centre de l’Union et le moyen de nouer une amitié entre des personnes qui auraient pu rester à perpétuelle distance”. En dehors du compte-rendu de cette réunion sur lequel nous reviendrons, on apprend qu’entre 1963 et 1967, des relations entre chrétiens progressistes, laïques engagés, et francs-maçons (belges) ont existé. C’est là un témoignage du plus haut intérêt dû à la plume de Georges Van Hout, président de La Pensée et les Hommes. Il faut y ajouter deux études dues à Hervé Hasquin: une mise au point touchant la définition de la laïcité et un bref historique de l’antimaçonnisme. Sans exagérer, on peut dire que la présence de Monseigneur Paul Van Den Berghe, Evêque d’Anvers, à ce colloque était une première. Son exposé a donné le ton à cette réunion. Trigonum Coronatum vzw 1995 – L’église catholique et la Franc-Maçonnerie - Pag 22/33 22 Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, vous venez de me remercier pour ma présence, mais je crois que c’est moi qui dois vous remercier pour votre invitation à cette soirée. J’avoue que je me sens honoré d’être invité par vous, mais, en même temps, je me sens bien embarrassé, car je ne connais pas suffisamment la tradition maçonnique. Si je suis ici, et si je vous parle en cet instant, ce n’est donc pas comme une compétence en la matière; ma présence ici veut être avant tout un geste de bonne volonté. Je suis ici pour témoigner d’une volonté de dialoguer, et si possible sur le fond des choses. Car je ne voudrais pas tellement parler des relations avec l’Eglise, que d’autres intervenants connaissent beaucoup mieux, mais je voudrais placer le débat au niveau de son contenu le plus profond, qui m’intéresse fortement: qu’est-ce qu’une libre pensée et qu’est-ce qu’un dogme ? Qu’est-ce que la liberté ? Voilà pour moi les questions essentielles à poser, non seulement pour éclairer un dialogue entre la tradition maçonnique et l’Eglise, mais pour comprendre toute la pensée moderne occidentale, née du siècle des Lumières. Comme croyant, je me sens placé devant cette double question: au fond, qu’est-ce que cette liberté que l’homme moderne cherche d’une façon acharnée et comment vivre cela en tant que croyant ? Je suis un fervent disciple de Saint Paul et je lis dans une de ses lettres: “Ouvrez vos coeurs pour tout ce qu’il y a de vrai, de noble, d’honorable, pour tout ce qui est vertu, pour tout ce qui est bien”. Dans cet esprit, je veux m’ouvrir pour les valeurs et les vérités dont votre tradition témoigne, tout en restant sincèrement fidèle à ma foi. Je veux les reconnaître et j’aime les respecter. Tout comme j’espère que vous, de votre côté, vous voudrez vous ouvrir pour les valeurs et les vérités de la foi. C’est, je crois, un point essentiel pour une vraie rencontre. Seulement, il nous faut voir en toute lucidité que des valeurs ou des vérités vécues par des hommes ou des institutions souffrent toutes d’une inévitable ambiguïté, inhérente à la condition humaine. C’est là non seulement un des problèmes métaphysiques les plus difficiles, mais en outre une cause journalière d’affrontement et de dissension entre humains. Prenons comme exemple la valeur de la solidarité entre les membres d’un groupe. C’est sûrement une bonne chose, c’est même exaltant. Et par surcroît, dans un monde quelque peu dangereux et hostile, c’est strictement nécessaire pour survivre. Mais pour quelqu’un qui n’est pas membre de notre groupe, notre solidarité apparaît facilement comme une menace, et non sans raison, car la solidarité se tourne très souvent contre ceux qui sont dehors. C’est ainsi, je crois, que la solidarité des francs-maçons entre eux est souvent perçue comme une menace pour ceux qui n’en font pas partie. L’Eglise catholique elle aussi souffre de l’ambiguïté qui s’attache à ses institutions, ses lois et ses coutumes, ses positions, la façon de parler et de vivre de ses membres et de ses responsables. Alors que les croyants fervents y découvrent un visage lumineux, qui renvoie à Dieu, l’homme moderne souvent ne voit qu’un visage malformé qui répugne ou qui au moins dérange. Voilà tout le drame, je crois, de la rupture qui existe entre l’Eglise et tant de gens, entre autres tant de francs-maçons. Mais il y a des ambiguïtés de part et d’autre, je crois. Les loges aussi projettent une image ambiguë et sujette à discussion. Un élément comme le secret par exemple ne peut que créer Trigonum Coronatum vzw 1995 – L’église catholique et la Franc-Maçonnerie Pag 23/33 23 de l’ambiguïté et du soupçon. La solidarité entre francs-maçons, nous le disions déjà, doit presque nécessairement inquiéter ceux qui ne sont pas des leurs, surtout quand on voit ou quand on pense que les loges ont tant d’influence ou même de pouvoir dans nos sociétés occidentales. Il est d’ailleurs normal que des groupes qui témoignent d’une force de pensée ou de morale auront aussi une influence sur la société, mais il faut comprendre que cela peut terrifier les autres et que ceux-ci peuvent mettre en doute la légitimité de ce pouvoir caché. Devant ce problème fondamental de l’ambiguïté de tout ce qui est humain et de son importance par rapport aux relations entre personnes et groupes, il faut faire, je crois, l’option suivante: il faut tout d’abord la reconnaître comme un fait, non seulement chez les autres, mais aussi chez soi-même, mais on ne peut pas s’installer dans cette ambiguïté, sinon on devient hypocrite ou schizophrène. Il faut marcher vers ce que les Anciens appelaient la simplicitas cordis: la formation, dans son sens étymologique d’unité, en contraste avec duplicité. Comme P. Ricoeur parlait d’une “naïveté seconde”, il nous faut une “simplicité seconde”, une “nouvelle simplicité”, pour que l’image que nous projetons soit vraie et que la vérité soit image. Mais revenons à la question du fond: qu’est-ce que la liberté ? Où se situe la liberté d’un croyant ? Cette thématique est trop essentielle et trop sérieuse pour qu’on donne l’impression de pouvoir la résoudre par quelques belles paroles et un petit discours de table. Je m’abstiendrai donc de faire cela. Je veux simplement donner ici un témoignage personnel et formuler un appel. Depuis des années, je me suis familiarisé avec la pensée de Saint Paul et d’autres auteurs du Nouveau Testament sur la liberté chrétienne, et je dois dire qu’il y a là une pensée extrêmement riche et actuelle au sujet de la liberté. Cette semaine encore, j’ai prêché une retraite à des prêtres sincèrement croyants et en même temps très engagés dans le combat social. Nous avons parcouru ensemble tout un itinéraire de textes néotestamentaires et surtout pauliniens, traitant de cette question. Or, parvenus au terme de ce voyage spirituel, tous ont avoué combien ce message leur était apparu riche et apte à un dialogue avec l’homme moderne. C’est à partir de cette expérience personnelle, partagée avec beaucoup d’autres fidèles pendant des années, que j’ose formuler cet appel à un dialogue de fond sur la thématique de la liberté, dans lequel les idées du Nouveau Testament seraient sérieusement prises en compte. Je crois sincèrement qu’on peut être sincèrement croyant et vivre sa foi comme une vraie liberté. Certes, quand on croit, on surpasse la seule raison et surtout sa raison personnelle, parce qu’on se fie à quelqu’un d’autre. La foi naît d’un choix, qui de son côté oriente ou fixe même la pensée. Croire, c’est prendre le risque de penser à la suite de quelqu’un d’autre. Mais je me demande si cela n’est pas fondamentalement humain. La liberté humaine est toujours située, et derrière la liberté de pensée il y a toujours un choix. La notion de libre pensée se comprend et se justifie à partir du combat légitime contre une autorité externe et étrangère, qui oblige littéralement à penser dans une direction où, la liberté personnelle ne se sent plus respectée. Mais d’un autre côté cette notion suppose bien des Trigonum Coronatum vzw 1995 – L’église catholique et la Franc-Maçonnerie Pag 24/33 24 nuances. La pensée ne pourrait pas être radicalement libre, parce que d’une part elle naît toujours à partir de choix antérieurs qui par la suite la dirigent et l’orientent de façon décisive, et plus fondamentalement encore parce que l’essence de la pensée humaine, c’est de se plier devant les évidences de la vérité. Une pensée devient vraiment libre quand elle est prête à accepter ce qui apparaît comme nécessaire. Ceci nous rappelle que pour les stoïciens de l’Antiquité, un des aspects les plus essentiels de la liberté était la capacité d’accepter ce qui est nécessaire. Une idée très profonde, mais combien difficile pour beaucoup de nos contemporains qui identifient sans problèmes être libre et faire simplement ce qu’on veut. La liberté humaine naît d’une liberté foncière par rapport au monde. Elle est toujours fille de la liberté. Mais en tant que pensée, elle est la conjointe de la nécessité. Elle atteint son apogée dans l’acceptation humble d’une vérité qui la surpasse et qu’elle doit confesser. Or, c’est précisément ce qui se passe, je crois, dans la foi. Et Mgr. Van Den Berghe de conclure son exposé: Tout ceci toutefois n’est pas dit ici comme une apologétique, mais vraiment comme un témoignage. Je suis convaincu qu’un dialogue qui ne s’attache pas uniquement aux relations, disons “politico-religieuses”, entre les francs-maçons et l’Eglise catholique, mais qui va au fond du débat, pourrait être un beau dialogue. Dans son exposé intitulé “Franc-Maçon libéral ... et heureux de l’être”, Jacques Lemaire écrit: Pendant cent cinquante ans, nous avons vécu sur des malentendus. De telles idées préconçues, avec leur cortège de rivalités et d’interdits, ont empoisonné notre vie sociale. Elles ont débordé le cadre strictement religieux pour influencer la vie des écoles, des hôpitaux, de l’armée, des partis, etc. Nous vivons aujourd’hui encore, en Belgique une fracture sociologique qui demeure entretenue par une formation politique, volontiers encline à imposer à tous les citoyens du royaume des prescrits et des usages définis à Rome et qui ne devraient valoir que pour les Belges soumis à l’autorité pontificale... Est-il possible de réduire la fracture ? Je me permettrai une réponse personnelle en trois points en disant: 1° les francs-maçons ne sont pas demandeurs: ils ont été les victimes des injustices, et non leurs auteurs, mais ils ne réclament pas réparation des torts moraux subis; 2° ils ne peuvent que considérer avec prudence, voire avec méfiance, ceux des catholiques qui “demandent l’entrée du Temple”, puisque l’Eglise n’a pas encore autorisé l’adhésion de ses ouailles à la maçonnerie, ce qui revient à dire que ces postulants transgressent sciemment les lois de leur religion; 3° le temps pèse lourd: si l’Eglise changeait clairement et ouvertement d’attitude à l’égard des francs-maçons, il faudrait sans doute des années, beaucoup d’années pour que certaines appréhensions se dissipent, que certains mauvais souvenirs s’effacent à tout jamais. Sous le titre “Franc-Maçonnerie et Eglise: un conflit sans objet ?”, Guy Verval déclare: La loge n’est pas une Eglise. Le rite initiatique n’est pas rite sacramentel et les francs-maçons ne sont pas les prêtres d’un culte folklorique. Leur démarche propre n’empêche pas que certains parmi eux se réclament aussi de leur qualité de chrétien ou de juif et affirment leur volonté d’assumer pleinement cet engagement double et parallèle. Rien là n’est inconciliable puisqu’il s’agit de rendre à Dieu ce qui est à Dieu, à l’homme ce qui est à l’homme. Les sacrements sont Trigonum Coronatum vzw 1995 – L’église catholique et la Franc-Maçonnerie - Pag 25/33 25 d’institution divine (pour le croyant), les rites initiatiques sont d’origine naturelle, comme la révélation primitive, médiatiquement divine. Aussi est-il permis de ne pas se sentir concerné par les condamnations prononcées par l’une ou l’autre Eglise, depuis le XVIIIe siècle, et régulièrement répétées. C’est avec un détachement certain que la plupart les considèrent, même si d’autres vivent douloureusement dans leur chair cet ostracisme qu’ils comprennent mal. Bien singulière est la situation que nous vivons ! Les Eglises voient dans la franc-maçonnerie un concurrent. Certaines la condamnent, d’autres la tolèrent pour autant qu’elle n’écarte pas les fidèles de leurs autels. Les francs-maçons voient dans ces mêmes Eglises soit l’ennemi qu’il faut abattre, soit l’autorité spirituelle qu’il faut (à tout prix ?) se concilier. L’équivoque prévaut dans tous les cas. Suffirait-il de ne pas se tromper de définition pour la résoudre ? J’ai la faiblesse de le croire. Que les Eglises se contentent d’être ce qu’elles prétendent, un médiateur entre le ciel et la terre, sans interférer avec le gouvernement des hommes. Que la franc-maçonnerie se suffise d’être ce qu’elle est: ni lobby politique, ni école de laïcité, mais le témoin d’un mode de pensée primitif, dépassé par l’évolution des sciences et des techniques, toujours vivace néanmoins dans le coeur des hommes de désir. Pour Luc Nefontaine, dans l’Eglise d’aujourd’hui, il y a une pastorale des divorcés remariés, une pastorale des homosexuels, des malades du sida, que sais-je encore... Je souhaite qu’il n’y ait pas de pastorale pour les francs-maçons. Il n’y a aucune raison de poser en principe que ceux d’entre eux qui seraient catholiques se seraient mis en dehors de la communauté ecclésiale, par le simple fait de s’être inscrits dans une loge. En supprimant l’excommunication, l’Eglise l’a d’ailleurs reconnu. Finalement, la question de la double appartenance est sans doute un vieux débat qui n’est pas sans rappeler celui qui animait les milieux catholiques il y a trente ou quarante ans, sur la question de savoir si l’on pouvait être chrétien et marxiste. Comme il y a de moins en moins de marxistes, la question est tombée en désuétude; mais comme les effectifs de la franc-maçonnerie mondiale ne semblent pas décroître, on peut facilement augurer que la question de la double appartenance a encore de beaux jours devant elle... La seule chose que l’on puisse espérer, c’est que l’Eglise sorte de sa logique d’interdit, tourne le dos aux anathèmes, aux déclarations péremptoires et blessantes pour qui est concerné, que l’Eglise laisse ses membres et son clergé agir en chrétiens adultes et responsables. Faute de quoi, et sans jouer les prophètes de malheur, j’ai bien peur qu’il n’y ait une seconde affaire Galilée et que l’Eglise soit obligée de se rétracter, demain ou dans quelques décennies. Un intervenant français, Philippe Gendre, a réagi à l’exposé d’un évêque orthodoxe, Mgr Germain de Saint-Denys. Il lui a dit: J’ai eu comme interlocuteur un orthodoxe américain. Là, on ne peut pas parler d’orientalisme ou autre. L’Américain était net et ferme, comme les Russes d’ailleurs: pas question d’entretenir de relations avec la franc-maçonnerie. Je veux croire que Mgr l’Evêque orthodoxe a exprimé une boutade quand il a évoqué le fanatisme des moines intégristes. Je veux croire que c’est une boutade, parce que, Monseigneur, moi je suis membre du Grand Orient de France. Où vais-je préparer mes planches - puisque chez nous quand on fait des devoirs, on appelle cela des planches - où vais-je préparer mes planches, Monseigneur? Trigonum Coronatum vzw 1995 – L’église catholique et la Franc-Maçonnerie Pag 26/33 26 Chez les cisterciens ou chez les bénédictins. Vous voyez, je suis là, retiré du monde, je suis tranquille, j’ai une bibliothèque à ma disposition. Alors appeler les moines des fanatiques... Maurice A. Arnould, après avoir déclaré qu’il était membre du Grand Orient et professeur honoraire de l’Université de Bruxelles, a conclu son intervention dans les termes suivants: A Mgr l’Evêque d’Anvers, je dirai que j’ai recueilli avec beaucoup de plaisir sa définition de la liberté de pensée qui, selon les stoïciens, consiste à accepter le nécessaire et à inclure dans ce nécessaire la foi, l’acceptation de la foi. Je crois que la foi existe dans la plupart des hommes. Nous avons tous une foi, même si nous ne savons pas. Il y a aussi des fois que l’on accepte dans le secret, que l’on ne publie pas par crainte de l’ostentation qui conduirait au prosélytisme ou par crainte de la provocation vis-à-vis des autres. J’ai noté aussi la réflexion de Monsieur Lemaire qui nous a dit qu’il était heureux du fait de son appartenance à la franc-maçonnerie; je ne crois pas que ce soit le cas de tous les maçons. Certains souffrent d’être maçons, peut-être par masochisme. Comme nous sommes dans un pays profondément marqué par la religion catholique, beaucoup de maçons ont reçu une éducation catholique et j’en suis, comme Monsieur Lemaire. Mais je ne plonge pas dans un bonheur total ni dans un regret profond. On reste toujours attaché à la religion en général et on souffre de voir ceux qui y sont hostiles, même en maçonnerie. Je citerai un cas bien connu, celui de Renan qui a quitté la foi et qui est devenu ce que vous savez. Renan est toujours resté sentimentalement favorable à toute espèce de religion. Edmond Blattchen (journaliste de la RTBF et responsable de l’excellente émission de télévision “Noms de dieux”) déclare: Je voudrais poser une question à Monseigneur Van den Berghe et à Monsieur Lemaire, une question sur la fraternité. J’aimerais vous demander à chacun si vous considérez vous, Monseigneur, que les francs-maçons sont vos frères et vous, Monsieur Lemaire, que les non francs-maçons sont les vôtres? M. Jacques Lemaire: Sans l’ombre d’une hésitation je réponds à Monsieur Blattchen que les francs-maçons sont frères entre eux et sont frères de tous les autres hommes. Il n’y a pas de différence de nature entre les humains, mais une évidente différence de proximité. Les francsmaçons ne construisent pas leur cathédrale à eux; ils construisent le Temple de l’humanité tout entière, et se préoccupent du sort et du bonheur de tous les individus. Mgr Paul Van den Berghe: Moi je dirai ceci: j’espère avoir toujours le courage et l’endurance pour voir dans n’importe qui mon frère. Je crois fermement que tout être humain est mon frère ou ma soeur, de par la nature humaine qui nous est commune et de par la grâce qui en fait un enfant de Dieu. Mais je sais très bien que cela n’est pas toujours évident dans ma vie. Voir dans n’importe qui mon frère ou ma soeur demande de moi un effort. J’ai mes sentiments, mes sympathies naturelles ou mes sympathies religieuses, mes liens de solidarité instinctifs, mais je vois très clairement devant ma conscience l’appel moral et religieux qui me dit: lève-toi, regarde autrui en face et dis-lui: oui, tu es mon frère, tu es ma soeur ! Vous pourriez dire: “Mais comment osez-vous alors condamner quelqu’un comme vous faites dans l’Eglise”. Pour moi, il ne s’agit pas de condamner quelqu’un, mais de dire: “mon frère, ma soeur, je ne t’oblige pas, je ne t’obligerai jamais à croire ceci ou cela, mais je te dis: si tu veux être chrétien, tu ne peux pas croire ou confesser n’importe quoi”. C’est donc un jugement au Trigonum Coronatum vzw 1995 – L’église catholique et la Franc-Maçonnerie Pag 27/33 27 conditionnel. Exprimer ce jugement c’est exercer la logique de la foi et c’est là une des fonctions essentielles de l’autorité de l’Eglise. Je ne crois pas que j’impose aux autres ceci ou cela. Mais je crois bien que j’ai le droit et le devoir de dire: si tu veux être un chrétien, tu dois suivre la logique de la foi. Je crois que le contenu de la foi ne peut pas se réduire à ce que moi, d’une façon subjective, déclare être la foi. Je crois que la foi, comme chaque parole vraie, a son contenu objectif. Est-ce une position intolérante ? Il se peut que vous le sentiez comme cela, mais moi je ne crois pas que c’est de l'intolérance. M. François Roucard: Je voudrais poser une question à Mgr Van den Berghe: de quel droit l’homme, créé à l’image de Dieu et à son amour, peut-il au nom de ce Dieu, son créateur et juge suprême, se substituer à lui pour excommunier son semblable? Mgr Van den Berghe: Je ne crois pas que l’homme a le droit de se substituer à Dieu. Ce serait non seulement une folie, mais aussi un sacrilège. Mais je crois bien que l’homme peut parler et agir au nom de Dieu, et je crois que c’est là précisément l’essentiel de la foi chrétienne. Certes, cela peut être vécu et appliqué de façon fanatique et fausse, mais quand elle est vécue dans un esprit d’humble service à Dieu et aux hommes, cette croyance honore l’homme et lui donne une vocation sublime. Je suis d’accord que le fait d’excommunier quelqu’un peut apparaître illégitime. Et c’est, je crois, le cas quand cette excommunication est faite sans écouter ou sans entendre les personnes en question, quand ces personnes n’ont pas le droit de défense, et surtout quand cette excommunication a des conséquences pénales ou sociales sur le plan civil. Mais d’autre part, il doit y avoir des situations dans lesquelles une communauté a le droit moral de défendre ses propres principes et de dire à des membres qu’ils sont en train de nier les fondements de la communauté. Une communion historique de croyants peut bien confier ses membres dissidents à la sagesse et à la bonté de Dieu, mais elle doit aussi avoir le droit de défendre ses valeurs et ses vérités. Dans la pratique, toutefois, elle doit être extrêmement prudente et patiente, afin de ne pas léser les droits des fidèles. Elle doit être très vigilante pour ne pas condamner des gens pour des pratiques qu’ils ne font pas ou des thèses qu’ils ne défendent pas. Dans ce sens, il s’agit toujours d’un jugement conditionnel: Si vraiment vous dites cela... si vraiment vous vous conduisez ainsi...” Et dans ce sens aussi je voudrais voir la position de l’Eglise envers la franc-maçonnerie comme une position conditionnelle. C’est au professeur Hervé Hasquin, modérateur de cette soirée-débat, qu’il revenait de tirer les conclusions: Qu’est-ce que nous avons appris ce soir ? A quoi notre réunion a-t-elle servi ? C’est vrai que les discours que nous avons entendus étaient très divers. Qu’ils n’allaient pas nécessairement à la rencontre du discours de l’autre. C’est vrai que nous avons peut-être assisté à des présentations qui étaient peut-être au gré de certains par trop individualistes, chacun s’efforçant de typer son appartenance. Et pourtant, à la réflexion, quand je me remémore un Trigonum Coronatum vzw 1995 – L’église catholique et la Franc-Maçonnerie Pag 28/33 28 certain nombre de propos qui ont été échangés, j’ai le sentiment que nous avons progressé, mais tout dépend de la question posée. Le thème de notre débat était Eglises et franc-maçonnerie. Si vous me demandez si oui ou non une réunion comme celle-ci, des échanges très amènes et très courtois où chacun, je crois, est allé au tréfonds de ce qu’il pensait, si des échanges tels que ceux-ci peuvent contribuer au rapprochement d’institutions, ma réponse sera négative. Elle sera négative parce que le pasteur Hostetter l’a dit à sa façon, Jacques Lemaire aussi, et Monseigneur Van den Berghe également voici quelques instants, en disant qu’après tout, et c’est vrai, une communauté, cela doit pouvoir se défendre. L’ouverture, oui, mais prudence. Et rappelez-vous ce que disait le pasteur Hostetter: les églises protestantes ne vont pas encourager leurs membres à aller voir ailleurs; après tout, chaque institution a peur que le troupeau s’égare. Donc, si on parle en terme de structure, je crois pour ma part après ce que j’ai entendu qu’il ne faut guère se faire d’illusions sur les capacités d’un rapprochement fondamental dans la mesure où, par essence, une institution, sa hiérarchie, s’efforce toujours, et l’histoire le montre, c’est sociologique, de défendre les positions acquises et de raisonner en terme de concurrence. En revanche, si nous posons la question: est-ce qu’il est possible que des catholiques, des protestants, des orthodoxes, des anglicans, des francs-maçons se retrouvent ? Ma réponse évidemment sera beaucoup plus nuancée, car j’ai le sentiment qu’effectivement nous avons progressé ce soir. Je retiens de toute ce que j’ai entendu, des discussions et des interventions, que toutes les institutions sont coupées par une ligne de partage entre des fondamentalistes, des traditionalistes d’une part, et des hommes avec un grand H, Madame le Recteur, qui sont tournés vers l’ouverture, vers le dialogue. On nous a présenté une vision très chatoyante de l’église orthodoxe, mais on peut citer beaucoup de contre-exemples. Nous avons avec nous un évêque de l’Eglise catholique de Belgique dont j’ai admiré la hauteur de pensée et la capacité de dialogue. Je ne sais pas si j’aurais pu tenir le même langage à l’égard de Monseigneur Léonard (évêque de Namur). Nous avons entendu le représentant de certaines églises protestantes de Belgique, mais on a tendance à oublier qu’au sein des églises protestantes de Belgique, il y a des courants fondamentalistes de plus en plus vigoureux, de plus en plus inquiétants qui n’aiment pas ce que nous représentons. Je pourrais multiplier les exemples. Nous connaissons le même phénomène en maçonnerie, reconnaissons-le. Après tout, un certain nombre de frères ne sont pas ici parce qu’ils n’acceptaient guère le principe d’un dialogue avec une hiérarchie ecclésiastique qui, par ailleurs, c’est vrai, avec un certain entêtement depuis le début du XVIIIe siècle, a multiplié les condamnations. Je crois donc que cette capacité de dialogue, nous la trouvons chez l’individu, du moins chez les individus capables de transgresser l’autorité et un certain nombre de tabous. La capacité de transgression à mes yeux, est un “must”, est une condition sine qua non pour que des rapprochements puissent se faire, car il faut des gens capables de prendre leurs responsabilités, d’assumer telle vindicte populaire, ou tel coup de crosse, ou telle condamnation, que sais-je encore. Je crois que vous en trouverez dans tous les groupes philosophiques. Et c’est d’abord me semble-t-il, ce que je retiendrai pour ma part de notre soirée d’aujourd’hui: c’est affaire d’individu, affaire de personnalité. A ces personnalités qui ont en elles cette capacité de transgression que j’appelle de tous mes voeux, on peut leur demander de rayonner, de transmettre cette capacité de transgression dans leur groupe. Je pense que c’est de cette façon-là qu’un jour peut-être, mais je n’y crois pas trop, l’institutionnel pourra dialoguer à son tour. Trigonum Coronatum vzw 1995 – L’église catholique et la Franc-Maçonnerie - Pag 29/33 29 Que vous ai-je dit tout à l’heure en ouvrant la séance et en ne sachant absolument pas ce qu’allait donner notre rencontre ? Du point de vue doctrinal, il y a des condamnations de la double dépendance, de la double appartenance. Notre véritable problème est donc de savoir comment dialoguer. C’est ce que nous avons fait. Ce dialogue est un problème d’hommes et de femmes, d’individus. Nous devons nous réjouir. Après tout, ces divers propos qui ont été échangés, ces diverses philosophies qui animent les communautés religieuses et les communautés philosophiques, quelle est leur signification ? Chacune à leur façon, c’est le bien de l’homme, et celui de l’humanité que les communautés recherchent. Il y a là un ciment qui peut rapprocher ceux qui sont capables de transgresser. Je reviens sur le terme que j’ai utilisé tout à l’heure car je suis convaincu que tous ceux qui sont ici possèdent cette vertu de transgression. Il nous restera, en dehors de cet agréable dîner-débat, à être conséquents avec nous-mêmes ou en tout cas avec la volonté de dialogue qu’à titre individuel nous avons exprimée ce soir et à faire rayonner cette volonté au sein notamment de l’Eglise catholique, Monseigneur. C’est vrai aussi pour l’église orthodoxe, et pour les églises protestantes; ça l’est également pour la maçonnerie. Ne nous illusionnons pas, et je m’adresse ici essentiellement aux Frères et aux Soeurs; nous avons aussi nos intégristes: il faut pouvoir le reconnaître. C’est un phénomène humain. Il y a dans toute société, dans tout statut une ambivalence. C’est vrai ce que disait toute à l’heure Monseigneur Van den Berghe: tout est ambivalent, tout est ambigu y compris le franc-maçon s’il y réfléchit. Je pense que des séances de dialogues et de discussions comme celle-ci permettent à chacun de progresser par la réflexion, de l’enrichir pour l'amener à transcender ses ambivalences au profit du bien commun. Dans le quotidien catholique flamand “De Standaard” des 24 et 25 décembre 1994, a paru une page entière contenant une interview de Mgr Van den Berghe. Un passage est consacré à la Loge. De Standaard: Avez-vous des contacts avec des libre-penseurs convaincus ? On affirme même que, contrairement à l’Eglise, la loge est politiquement très active. Avez-vous à ce sujet des indications ? Mgr Van den Berghe: Non. Je ne sais pas ce que les libre-penseurs font. Je sais qu’en Belgique les lobbys sont très actifs. Peut-être la loge est un de ces lobbys. Mais je l’ignore et ne puis dès lors rien dire à ce sujet. De Standaard: Parlez-vous parfois avec des libre-penseurs ? Mgr Van den Berghe: Je n’ai pas d’entretien avec ces gens. Mais je rencontre des personnes qui s’affirment incroyantes. De Standaard: Certaines valeurs ne sont-elles pas universelles, tant pour les humanistes que pour les chrétiens ? Mgr Van den Berghe: Je pense que oui. Mais en Flandre l’humanisme est très antichrétien et cela soulève des difficultés. Il semble parfois qu’il puise encore toujours sa force en nous attaquant et en soulignant toutes les fautes et les faiblesses de l’Eglise catholique. On est peu porté au dialogue quand on doit tout le temps entendre que nous sommes coupables de tout. Cela rend les choses difficiles. Trigonum Coronatum vzw 1995 – L’église catholique et la Franc-Maçonnerie Pag 30/33 30 Sous le titre “Les Grands Témoins”, le quotidien bruxellois “Le Soir”, dans son édition du jeudi 16 février 1995, publie un entretien avec le cardinal Godfried Danneels, archevêque de MalinesBruxelles, Primat de Belgique. A la question: l’attitude de l’Eglise vis-àvis de la franc-maçonnerie est ambiguë. La dernière mouture du Code de droit canon de 1983 n’est pas très claire: fait-elle toujours l’objet d’une condamnation ou non? le cardinal Danneels a répondu: “Je ne pourrais pas vous répondre avec précision. Sur cette question, je me fais toujours conseiller par Hubert de Thier qui connaît bien ce monde-là. Cela dit, qu’est-ce que la franc-maçonnerie ? Elle a plusieurs formes. Il y a des maçons qui sont très spiritualistes, parfois plus que certains chrétiens, et il en est d’autres qui sont opposés à toute forme de puissance supérieure. J’adopte à leur égard la même position que vis-à-vis des athées: je suis toujours prêt au dialogue avec ceux qui sont ouverts ! Qu’on passe à la parole, sans être téléguidés. Que chacun laisse regarder dans ses cartes”. Au moment où nous terminons ce petit travail, nous apprenons que du 25 au 27 avril 1995 un colloque international s’est tenu à Orval. C’est une première en Belgique. En effet, ce colloque s’adresse non seulement aux francs-maçons et aux chrétiens, mais également aux juifs et aux musulmans. Le thème s’étant élargi à la rencontre de la franc-maçonnerie et des religions. Côté belge, on notera la participation de Luc Nefontaine, formé à l’U.C.L., auteur de la première thèse de doctorat consacrée à la franc-maçonnerie et défendue à l’U.L.B., Pierre Bailleux, pasteur protestant, et Albert Guigui, rabbin de Bruxelles. Nous espérons que les textes relatifs à ce colloque confirmeront cette pensée du cardinal Mercier: “Pour s’aimer, il faut se connaître. Pour se connaître, il faut aller l’un au devant de l’autre”. Conclusion L’histoire des rapports entre l’Eglise catholique et la Franc-Maçonnerie est une aventure humaine. Elle n’est pas terminée. Il y a lieu de retenir que depuis la déclaration de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi du 26 novembre 1983 “les fidèles qui appartiennent aux associations maçonniques sont en état de péché grave et ne peuvent accéder à la sainte communion”. On ne peut pas être plus clair ! En Belgique, nous l’avons vu, il y a eu des rencontres entre catholiques (prêtres et laïcs) et francs-maçons. On y a relevé, de part et d’autre, beaucoup d’ouverture, beaucoup de sincérité et de bonne volonté. Tous ont conclu que le chemin de la réconciliation sera long. Il y a, faut-il le dire, des obstacles sur ce chemin. L’Eglise subit l’influence de ses intégristes et la maçonnerie subit celle de groupes dans lesquels oeuvrent des maçons. Huit jours avant la visite du Pape en Belgique, La Libre Belgique des 27 et 28 mai 1995 écrit: Le Centre d’action laïque vient une nouvelle fois d’apporter la preuve de son ouverture d’esprit et de son extrême tolérance. S’il déclare “n’avoir aucun commentaire à faire quant au principe de la visite du Pape en tant que responsable religieux”, le Centre relève que le Pape “occupe également la fonction de chef du seul Etat européen qui n’a pas signé la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme” et il “s’insurge contre la volonté systématique” de JeanTrigonum Coronatum vzw 1995 – L’église catholique et la Franc-Maçonnerie Pag 31/33 31 Paul II de “s’immiscer dans les affaires qui relèvent de la gestion de l’Etat”. Dans ces conditions, le Centre d’action laïque conclut que “l’accueil que se préparent à lui réserver le Roi et le Premier ministre est totalement déplacé”. Et La Libre Belgique de conclure: On attend un prochain communiqué du Centre, qui ne manquera certainement pas de se plaindre contre l’évocation de cette visite par les radios et télévisions de service public, ni de dénoncer l’interdiction de stationner autour de la cathédrale... L’Eglise romaine n’ignore pas qu’elle a des ennemis qui ne désarment pas. Elle se défend avec les moyens qui sont les siens. En Belgique, il y a des hommes et des femmes qui croyent en la parole d’Edmond Rostand: “C’est la nuit qu’il est beau de croire à la lumière”. W. P. Bibliographie: Bartier J., Théodore Verhaegen, la franc-maçonnerie et les sociétés politiques, Revue de l’Université de Bruxelles, octobre 1963-avril 1964, N°1-2-3, pp.137-233. Berteloot J., Jésuite et Franc-Maçon, Paris, Dervy, 1952. Clement F., Histoire de la Franc-Maçonnerie Belge au XIXe siècle, De l’Imprimerie du Suprême Conseil, Bruxelles, 1949. de Thier H., L’Eglise et le Temple, Approche de la Franc-Maçonnerie, Bruxelles, De Boeck, 1976. Dierickx M., De Vrijmetselarij. De grote onbekende. Een poging tot inzicht en waardering. Antwerpen, De Nederlandsche Boekhandel, 1967. Goblet d’Alviella, Souvenirs de cinquante années de vie maçonnique, (1870-1920), Bruxelles, Editions du Suprême Conseil, 1960. Guichard A., Les Francs-Maçons, Paris, Grasset, 1969. Lantoine A., Lettre au Souverain-Pontife, Paris, Editions du Symbolisme, 1937. Trigonum Coronatum vzw 1995 – L’église catholique et la Franc-Maçonnerie - Pag 32/33 32 Lemaire J. et Thuilier B., (dossier édité par) Chrétiens et Francs-Maçons dialoguent, in La Pensée et les Hommes, 36e année, Nouvelle série, 23, Editions de l’Université de Bruxelles, 1993. Mellor A., Nos frères séparés, les francs-maçons, Paris, Mame, 1961. Naz R., Traité de Droit canonique, Paris, Letouzey et Ané, 1954, t.IV, pp.727-729. Nefontaine L., La franc-maçonnerie, Paris, Cerf, 1990. Nefontaine L., Eglise et franc-maçonnerie, Paris, Chalet, 1990. Simon A., L’Eglise catholique et les débuts de la Belgique indépendante, Wetteren, Editions Scaldis, 1949. Stengers J., Le Libre Examen à l’Université de Bruxelles, in Revue de l’Université de Bruxelles, mai-juin 1959, N°4, pp.276-278. Therive A., Entours de la Foi, Paris, Grasset, 1966. Trigonum Coronatum vzw, De Kinderen van de Weduwe, Vrijmetselaars over vrijmetselarij, Zellik, Roularta Books, 1992. Vandergucht R., La franc-maçonnerie: “pleine de l’esprit de satan” ? in La Revue Nouvelle, 15 avril 1968, pp. 466-469. Van Isacker K., Ontwijding, Leuven, Davidsfonds, 1989. Virebeau G., Les Papes et la Franc-Maçonnerie, Paris, Documents et Témoignages, 1977. ______ Trigonum Coronatum vzw 1995 – L’église catholique et la Franc-Maçonnerie - Pag 33/33 33