La personne et le genre - Groupe de recherches sur les enjeux

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La personne et le genre - Groupe de recherches sur les enjeux
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Gradhiva, 23, 1998, p. 81-100
La personne et le genre
au centre nord de la Grande Terre
(Nouvelle-Calédonie)
... "Adis" "manus" vivres billets
tiges de coleus pour les oncles
crêtes d’araucaria et cordyline
parole liant les clans
dans la tristesse dans l’allégresse
un deuil un mariage
sous pins colonnaires et cocotiers
Week-end ou jours de la semaine alcoolisés
qui finissent en "taperas" ou en bagarres
soirées "pop" groupes pour "faire la chaîne"
virées en bagnole pour draguer
avant de rentrer tabasser la compagne ...
Déwé Gorodé, “Réserves kanakes”1
"Dans la nature, la demeure, l'organisation sociale, tout est homme ou femme, et c'est là
la première classification dont il ne faut jamais se départir" écrivait Maurice Leenhardt (1937),
qui avait perçu la dimension organisatrice des catégories de genre dans la société kanake a’jië
du début du siècle. Sont ainsi classées, du côté féminin, la terre nourricière, l'eau et les cultures
humides comme le taro et la canne à sucre, la lune, la nuit et sa couleur noire, tandis qu'au
masculin sont attribués le vent, le feu, le soleil et sa couleur rouge, ainsi que l'igname. Cette
dualité se superpose à une autre entre le sec, associé au masculin, et l'humide, associé au
féminin. Si, depuis les années 1930, "le couple inscrit sur le sol" avec les allées masculines et
contre-allées féminines des villages kanaks a disparu — l'administration coloniale ayant fait
détruire l'habitat traditionnel de la Grande Terre — le dualisme sexuel s'inscrit néanmoins
encore de façon tranchée dans la structuration de l'espace. La séparation, l'écart entre hommes
et femmes demeurent des constantes de la vie sociale.
La personne est elle aussi conçue comme le produit d'une dualité entre principe mâle et
femelle, dont rendent compte les explications kanakes de la complémentarité du couple dans le
processus de conception d'un enfant et, au delà, des deux lignées — paternelle et maternelle —
dans l'affirmation de sa santé et de son assise sociale. La même logique du deux structure en
effet à la fois la perception des sexes, les théories de la procréation et celles de la construction
de l'identité. Mais derrière le discours lénifiant qui magnifie la réciprocité et loin de
"l'harmonie d'ensemble" tant vantée par Leenhardt (1937), se profile toujours un antagonisme
entre les deux termes en présence qui donne à leur rencontre la forme d’une “confrontation”,
pour reprendre la formulation de Remo Guidieri dans sa “Note sur le rapport mâle/femelle en
Mélanésie” (1975) où il analyse les représentations des sexes et de la sexualité communes à
l’ensemble mélanésien à partir d’une de ses variantes de Nouvelle-Guinée, les Wogeo.
S’il y a bien confrontation, et de façon typiquement mélanésienne, l’affrontement en
Nouvelle-Calédonie demeure cependant le plus souvent sourd. Les thèses kanakes sur les
rapports entre les hommes et les femmes et sur la sexualité en tant que représentation de ce face
à face hostile mais nécessairement répété rendent compte de cette particularité : s’il faut de la
disparité, de la hiérarchie, aucune des deux parties ne doit totalement soumettre l’autre sous
1 Ce poème, publié en 1985 dans le recueil Sous les cendres des conques, a été écrit en juillet 1977 au
Camp-Est, la prison de Nouméa où l’auteur était incarcérée en tant qu’activiste indépendantiste. Le terme
adi (en langue paicî) désigne les monnaies de coquillage et les manus sont les morceaux d’étoffe utilisés
dans les échanges cérémoniels (ou comme pagne). Les taperas (tempérances) sont les chants religieux
protestants, les soirées "pop" des fêtes avec danse et alcool et, en français local, "la chaîne" désigne les
viols collectifs qui marquent souvent de telles soirées.
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peine justement d’annuler l’intérêt (la productivité, puisque ce n’est que dans son rapport à la
fertilité qu’est envisagé, dans ces sociétés, le discours sur la sexualité) et la continuation des
rencontres, des échanges pourrait-on dire en généralisant et en analysant sur le modèle de la
rencontre sexuelle ce que Guidieri nomme les “autres formes de la confrontation
mélanésienne”.
La question des rapports entre hommes et femmes, qui apparaît comme un principe
organisateur des sociétés kanakes, a été jusqu’ici largement occultée dans la littérature
ethnologique traitant de la Nouvelle-Calédonie. La catégorie femmes en est remarquablement
absente, si ce n’est pour décrire la division sexuelle des tâches. Dans la vision statique et
idéaliste du monde kanak que propose Leenhardt, les couples d'opposition hommes/femmes,
paternels/utérins apparaissent purement symboliques mais ne déterminent pas des rapports de
force extrêmement concrets entre dominants et dominés. Leenhardt n’aborde la question de la
subordination des femmes que dans des textes missionnaires où s’exprime ouvertement une
volonté de transformation conforme aux modèles chrétiens du couple et de la famille (Clifford
1987 :76). L’ethnographie des deux principaux auteurs postérieurs, Guiart et Bensa, demeure
également largement androcentrée de par ses objets d’étude. Leurs chroniques respectives de la
vie socio-politique du pays, empreinte de la même visée idéalisante de la culture kanake que les
textes ethnologiques de Leenhardt, ignorent les violences exercées contre les femmes2. Elles ne
rendent pas compte non plus de la mise en cause des rapports traditionnellement établis entre
les sexes par les femmes kanakes qui apparaissent désormais comme une force de changement
social. Dans cet article, mon argumentation, qui s’appuie sur une expérience de vie et de travail
en milieu kanak (1989-1996), se situe en rupture avec cette conception, dont il faut bien dire
qu’elle est essentiellement une conception par défaut.
Je pars ici de données ethnographiques contemporaines recueillies à la frontière des
aires paicî et a’jië, auprès de ces mêmes Gens de la Grande Terre décrits par Leenhardt dans la
première partie du siècle. Mon propos est de montrer comment les théories kanakes de la
procréation justifient la construction des genres et d’étudier la façon particulière dont les
rapports sociaux de sexes sont agencés. Le cadre théorique à partir duquel j’analyse mes
données de terrain considère que le biologique, le corps et la reproduction (le sexe) ne priment
en rien sur le genre. Ils sont au contraire présentés dans cet article comme des lieux à la fois de
représentation et de pouvoir, constitutifs de l’idéologie et de la pratique sociale de la
domination masculine et de la résistance des femmes à cette domination, “le terrain de base des
rapports sociaux de sexe” (Tabet 1985 : 62).
Deux sangs, un enfant
La représentation de la procréation est associée chez les Kanaks à celle du sang,
capitale dans la conception du premier âge de la vie et de la santé en général3, ce qui montre
une fois de plus que les substances corporelles véhiculent bien quelque chose en sus de leurs
propriétés physiques, la substance sociale, ce que F. Héritier (1979) nomme "l'odeur de la
parenté". Dans ces représentations, assujetties à la contrainte de dualité, s’exprime la notion du
partage nécessaire entre le père et la mère et, au delà de ces individus, entre les lignées que
chacun d'eux représente. Le mode de partage kanak combine avec souplesse complémentarité et
2 Pourtant dénoncées par des militantes kanakes indépendantistes dès le début des années 1980,
notamment celles organisées dans le GFKEL (Groupe de Femmes Kanakes Exploitées en Lutte) qui
participa à la constitution du FLNKS et cessa ses activités en 1986. A. Bensa, dans “L’identité kanak” où
il consacre une demi-page aux relations entre hommes et femmes, reconnaît cependant : “La société kanak
connaît une forte idéologie de la domination masculine. Notons toutefois que certaines femmes kanak
aujourd’hui contestent cette situation et aspirent à d’autres formes de reconnaissance sociale” (1990 : 27).
Mais, dans son texte, les chapitres intitulés “la hiérarchisation“ et “violence” s’appliquent exclusivement à
la sphère politique et rien n’est dit de la pratique sociale de la domination masculine.
3 En langue a'jië comme en paicî, on dira de quelqu'un de résistant "son sang est fort" et au contraire de
quelqu'un de maladif "son sang est mort".
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rivalité dans le domaine de l'héritage biologique et social. Nous allons plus précisément
examiner quelle part revient respectivement à l'homme et à la femme et ce que cela signifie.
L'homme ignore-t-il son rôle en cette affaire ?
La thèse, formulée par M. Leenhardt, de l'ignorance kanake de la paternité biologique,
est longtemps restée sans réfutation ethnographique. Au cours de mon enquête de terrain
(1991-1994), lorsque j’interrogeais à ce sujet mes interlocuteurs âgés et leur faisais part de
l’interprétation de Do Kamo4, tous, hommes ou femmes, s’esclaffaient. Bien que les plus vieux
d’entre eux, nés entre 1910 et 1920, n’aient eu qu’une génération de moins que les
informateurs de Leenhardt, je ne pouvais cependant pas exclure totalement une évolution
rapide des représentations dans ce domaine du fait du contact (même limité) avec les missions
et l’école.
Dans les écrits antérieurs à ceux de Leenhardt, on ne trouve pourtant pas trace
d’observations qui pourraient corroborer sa théorie. Le médecin de marine Jules Patouillet
(1873) indique que dans le cas où c'est la femme d'un chef qui accouche, alors un proche
parent masculin reste dans la case des femmes, probablement selon lui pour rendre impossible
les substitutions d'enfant (on pourrait aussi penser que ce fût pour éviter un infanticide). Cette
pratique, qui en elle-même ne prouve que le souci d’assurer une descendance aux hommes de
rang élevé, semble toutefois précisée par un récit dit à Jean Guiart (1963 : 143-145) par Firmin
Göröunââ : "La version du fonds de Koné". Il exprime quant à lui tout à fait clairement le souci
de vérifier la filiation : on y parle de l'institution d'un témoin — cette fois non de la naissance
mais du mariage — assistant à l'union des époux5, dont "le rôle est de certifier à la face du
peuple que l'enfant a bien pour père le chef". De même, les écrits du père Lambert, datant de
1900, mentionnent dans le Nord de la Grande Terre la croyance en la possibilité de stérilités
provoquées non seulement chez les femmes mais aussi chez les hommes (p. 103), ce qui sousentend évidemment la reconnaissance de leur fonction génitrice6.
Mais surtout, il apparaît que les textes de litérature orale les plus anciens dont nous
disposons, les Documents Néo-Calédoniens, pourtant traduits et publiés par Leenhardt (1932),
indiquent à maintes reprises et très clairement, sinon une relation de cause à effet entre les
relations sexuelles et la grossesse, du moins une relation de succession temporelle, la même
d'ailleurs — soit dit en passant — que celle qu'autorisent les contes occidentaux : ils se
marièrent et eurent des enfants.
"Un jour l'aïeul dit au grand-fils de Lerexou :
– Je voudrais, mon homme, que vous viviez ensemble, cette femme et toi. Voici
fort longtemps qu'elle est venue ici.
4 Citons Leenhardt : "Non que le mariage ait pour but la fécondation de la femme par l'homme, car
l'homme ignore son rôle en cette affaire. La femme se trouve enceinte quand elle traverse des régions
déterminées, forêts ou solitudes, néo, où abondent des gènes mythiques qui la pénètrent à son insu. La
tâche du mari est de mettre la femme en état psychique ou psychologique de recevoir des gènes envoyés
par la bienveillance des ancêtres ou des totems" (Do Kamo, 1947 : 147).
Notons que le vocable néo que Leenhardt traduit dans son dictionnaire (1935) comme "le lieu des enfants,
le sein mystérieux où se trouvent les enfants à naître", est parfaitement inconnu des locuteurs a'jië avec
lesquels je me suis entretenue et n'est compris que comme un possible synonyme de mwâ o "la maison de
l'enfant", et de mwâ vi ëri "la maison de la naissance", c'est-à-dire la matrice. L'interprétation selon
laquelle ce lieu des enfants serait constitué de forêts ou solitudes repose peut-être sur une confusion
phonologique avec néxo, la forêt (cf. Salomon-Nékiriai, 1993).
5 Ce témoin, nous dirions celui qui porte la chandelle, est désigné en paicî par l’expression a pwa âji ilëri,
“celui qui fait la vraie femme”, c’est à dire le serviteur, le subordonné.
6 J'ai retrouvé dans mon enquête au Centre de la Grande Terre cette idée de possibles stérilités masculines
provoquées. Cela n'empêche toutefois pas la prévalence idéologique de l'imputation à la femme de la
stérilité du couple, comme je le développe plus loin.
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– Oui, soit, va lui annoncer ma visite, qu'elle m'attende ce soir en sa petite case.
L'aïeul s'en alla ensuite s'assurer de l'approbation de la jeune femme. Et celle-ci
alluma du feu dans sa demeure, et attendit. Vers la nuit, le Lexerou entra et
s'approcha d'elle :
– Dors-tu ? dit-il, ou veilles-tu ?
– Je veille certes, je t'attends.
Ils se recouvrirent d'une natte aux pailles longues ; et désormais ils vécurent ainsi,
jusqu'au jour où, au sein de la jeune femme, tressaillit un enfant."
(Pwêêdi Goa, “Le chef de Lerexou”, Documents ..., pp. 194-195.)
"Le soir la jeune femme entra dans sa maison, elle y alluma du feu et commença
d'y dormir.
Son homme y entra... Il y vint coucher jusqu'à ce qu'apparut en elle un être. Alors
il la quitta, et couche toujours dans la case des hommes, jusqu'à l'époque de la
naissance de l'enfant."
(Bwêêyöuu Ë^rijiyi, “Les deux soeurs de Moaxa”, Documents ..., pp. 110-111.)
Dans ce dernier récit, l'expression a’jië utilisée kuru curu rö-i , "coucher eux deux là" — c’est
à dire coucher ensemble — est une façon bienséante de parler des rapports sexuels que l’on
retrouve également dans la langue paicî7. Mais il existe dans ces deux langues une façon plus
directe d'exprimer le rôle géniteur de l'homme puisque le a'jie dit waa o yari tout comme le
paicî pwa èpo , c'est à dire "faire (fabriquer) l'enfant".
"L'homme fait seulement l'enfant (waa o yari), et une fois que l'enfant bouge dans
le ventre, ce sont les vieilles qui s'en occupent. L'homme reste à part. Il retourne
dans la case des hommes alors que la femme reste avec les vieilles, parce que ce
sont elles qui vont l'accoucher. Tu accouches entre leurs mains."
(Emma Cèvèrua, née Jöa ; Poya, le 20. 09. 1991 ; traduit du a'jië.)
Enfin il existe une expression a'jië qui lève toute ambiguïté quant à cette soi-disant
méconnaissance kanake de la paternité biologique : rha jârâ bu "un seul sperme" (rha "un",
jârâ "jus", bu "verge"). C'est ainsi qu'étaient jadis désignés les enfants d'un homme polygame et
que le sont aujourd'hui encore les enfants légitimes et illégitimes d'un même père8.
Le sang du père
L'enfant se forme de l'avis général à partir du sang, le sang de sa mère, mais aussi — et
à part égale au début — le sang de son père. L’enquête sur ce point montre en effet qu'au sang
— dans l'aire a'jië comme paicî — est assimilé le sperme. Il est entendu que c’est en tant
qu’élément traduisant la vitalité de la personne que le concept de sang englobe dans ces
langues le sperme (ainsi que l'exsudat des blessures pour lequel existe par ailleurs également un
terme spécifique). Ce sang vivant et source de puissance est bien sûr distinct du sang “mort” ou
“mauvais” des règles et des lochies, assimilé par sa puanteur au déchet, à la viande faisandée et
à la nourriture avariée (l’odeur de la pollution, comme nous le verrons plus loin). Notons
7 Les systèmes de transcription adoptés sont ceux de Sylvain Aramiou et Jean Euritein (1986) pour le
a’jië (leur transcription est celle utilisée dans l’enseignement de cette langue en Nouvelle-Calédonie) et de
Jean-Claude Rivierre (1983) pour le paicî.
8 D’autres éléments indiquent que la relation de causalité entre le coït et la procréation n'était nullement
inconnue des Kanaks. Par exemple, la théorie d'une procréation gémellaire ayant pour origine la
transgression de l'interdit sexuel lors de la grossesse (le jumeau qui naît en second se développerait alors
au détriment du premier en gestation, cf. ci-après le texte de Marie-Angèle Pwäräpwéaa) ; et celle d’une
maladie survenant chez l’homme qui laisse la femme se placer sur lui dans les rapports sexuels (ce
qu'interdit la règle qui commande à la femme de ne pas dépasser l'homme) et dont le ventre se met alors à
grossir, comme dans une grossesse.
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cependant qu'il existe plusieurs expressions spécifiques pour désigner le sperme9. En paicî on
parle de jus de la verge (nüü-rü éo) ou encore de jus du phallus (nüü-rü gö) ; en a'jië, on dit
prosaïquement le jus de la verge (jârâ bu) ou le jus du sexe (jârâ wêrê , le terme wêrê
indiquant selon Leenhardt la nudité sexuelle) mais le sperme dans sa fonction noble de
reproduction est qualifié de jus de la vie (jârâ möru).
C’est à partir du moment où "le sang s'est rassemblé" que la femme est enceinte. Parce
que le sang est considéré comme la substance fondamentale de la vie, à mes questions sur la
formation de l’embryon, mes interlocuteurs ont répondu que l'organe vital qui se forme en
premier est le coeur, produit de cette coagulation des deux sangs. Mais il faut éviter de mettre
en péril ce produit fragile, de provoquer une fausse-couche, par la poursuite des relations
sexuelles, interdites les mois suivants.
"Dès que l'enfant est dans le ventre de sa mère, dès l'âge d'un mois, nous devons
dormir séparément de nos compagnons. Nous ne devons pas rester ensemble, pour
éviter de déranger l'enfant qui se trouve à l'intérieur, déjà là, mais encore constitué de
liquide. En faisant lit commun, nous dérangeons l'enfant. Nous le faisons mouvoir et
c'est ce qui le fait partir du ventre de sa mère alors qu'il s'y est arrêté pour devenir une
personne.
Une autre raison de ne pas coucher avec nos compagnons, c'est le risque de jumeaux.
Toutefois, ce ne sont pas des vrais jumeaux : le premier enfant était déjà là, âgé d'un
mois, et voilà que l'autre vient s'installer à sa suite. Ce qui fait que tous les deux
deviennent des jumeaux mais ils diffèrent en âge. Tandis que l'un est âgé déjà d'un
mois, l'autre se met en route et un mois donc les sépare. C'est la raison de
l'interdiction de faire lit commun avec nos compagnons [...] Et lorsqu'arrive le jour où
le premier enfant doit naître, le deuxième enfant lui fait obstacle, car ce n'est pas
encore son jour de naissance. C'est pourquoi les douleurs [du travail] sont fortes et
durent longtemps. L'un veut sortir car c'est son jour tandis que l'autre le retient car ce
n'est pas encore le sien. Voilà l'une des choses que l'on m'a apprises, qu'il nous faut
veiller au risque encouru lorsque le couple ne fait pas lit à part."
(Marie-Angèle Pwäräpwéaa, née Mèèwija ; Gööpä, le 13.04.1992 ; traduit du paicî.)
L’interdit sexuel n’est évidemment pas le seul à devoir être respecté et s’accompagne de
quantité d’autres prohibitions pour la femme, alimentaires et comportementales, dont la
transgression possible expliquera a posteriori tout incident ou malheur lors de la grossesse ou
de l’accouchement et désignera la mère comme fautive. Si les préceptes peuvent fluctuer
quelque peu en ce qui concerne l’abstinence sexuelle10, celle-ci est cependant généralement
encore présentée comme la règle à compter du moment où la grossesse est connue jusqu’à son
terme et au delà, puisqu’elle s’applique aussi à la période d’allaitement.
La conception locale des humeurs, contrairement à celle décrite dans plusieurs sociétés
de Nouvelle-Guinée (dont les Baruya) et analysée par P. Bonnemère (1990), ne place pas lait et
sperme en relation d’homologie en ce sens que le lait n’est pas considéré comme une
transformation du sperme dans le corps féminin, ni même en relation d’opposition puisque le
lait n’est pas toujours présenté comme un élément venant de la mère seule mais parfois, selon
certaines informations que j’ai recueillies, comme le résultat post-partum du mélange des deux
9 Si certaines sociétés mélanésiennes – les Orokaiva ou les Ankave – que cite Maurice Godelier sont peu
disertes sur la question du sperme, il est en tout cas inexact “qu’en Nouvelle-Calédonie on n’en dise rien
dans certains groupes étudiés par A. Bensa” (Godelier 1992 : 22).
10 Dans l’enquête de plusieurs années (1991-1994) à la frontière des aires a’jië et paicî qui m’a amenée à
questionner de nombreuses femmes spécialistes de l’accouchement ou reconnues pour leurs compétences
en la matière et à interroger également des hommes à ce sujet, je n’ai cependant rencontré qu’une sagefemme pour laquelle ce n’était pas un “grand interdit” et qui se contentait de proscrire toutes relations en
début de grossesse et ensuite uniquement les rapports violents.
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sangs intervenu au moment de la conception. Toutefois le cumul sperme et lait est tenu
responsable des diarrhées du nourrisson, maladie liée à un excès d’humidité, tout comme la
poursuite des relations sexuelles lors de la grossesse est cause de fausses-couches par
“dispersion du sang”, accident lié également à un excès d’humidité. Dans la représentation
kanake, le sperme est nécessaire pour faire un enfant, mais il n’en faut point trop, de peur que
la rencontre des sexes ne devienne de ce fait improductive11.
Qu’à l’image exacte de ce que Maurice Godelier (1992) relate chez les Baruya de
Nouvelle-Guinée, il faille chez les Kanaks, après les premiers mois d’abstinence, reprendre et
multiplier les rapports sexuels afin que le sperme puisse agir comme un engrais bénéfique à la
croissance du foetus n’est étayé ni par les textes anciens12 ni par les données d’enquête
contemporaines sur le processus de maturation de l’enfant in utero. C’est pourtant ce qu’avance
Alban Bensa (1997), qui reprend la logique “roborative” de Leenhardt, en la modernisant
quelque peu : selon lui, l’hérédité physique, la formation du corps et la carnation de l’individu
procèdent des pouvoirs attribués au frère de la mère tandis que le père ne fait que fortifier
l’enfant par des coïts répétés, en l’arrosant de son sperme. Il rapporte, pour appuyer cette thèse,
un rite agraire ancien — apanage des hommes — décrit par Waya Gorodé, dans lequel le
magicien des cultures avec sa pierre à igname (comparable à une verge) tapotait dans la terre
avec amour la semence d’igname (l’igname est, dans la conception kanake, mâle elle aussi), ou
de nos jours encore arrose d’une potion magique le billon d’ignames (interdit aux femmes). Or
ce rite n’exprime pas forcément la façon dont la paternité biologique est envisagée. Le
processus de génération qu’il met en scène souligne plutôt la volonté masculine de se
réapproprier symboliquement la fertilité, voire une certaine hantise de la puissance
reproductive féminine dont il faudrait exorciser le côté d’autant plus menaçant qu’elle est
nécessaire à la formation de l’enfant.
Du sang à la personne
Comme le révèlent les recommandations en matière d”espacement des naissances”,
expression euphémisante qui désigne en français local toute une variété de pratiques de
contrôle de la natalité (de l'abstinence à la stérilisation temporaire et à l'avortement), les
théories kanakes assimilent le produit de la conception, dans un premier stade, à du sang
rassemblé. Il est toutefois possible par des médications stérilisantes de faire en sorte que le
sang ne se rassemble pas et s’évacue par les règles. Même rassemblé, on peut encore facilement
le “disperser”. Mais dans un second stade (deux, trois mois), il devient une personne que l’on
doit alors faire partir, “jeter” pour s’en débarrasser. “Jeter l’enfant”, dans les langues de la
Grande Terre, distingue l’avortement intentionnel — assimilé à un infanticide — de la faussecouche spontanée ou de l’accouchement prématuré dans lesquels “l’enfant tombe”.
"Pour éviter de faire des enfants l'un après l'autre de façon trop rapprochée — il existe
des gens comme cela — je leur confectionne une potion pour évacuer le sang. Quand
elle dort avec son compagnon, le sang ne se fixe pas, il s'évacue. Ce traitement ne
dure pas très longtemps, mais quelques années. Arrivera une période où les deux
feront à nouveau des enfants. Cette potion a pour objectif de permettre aux enfants
existants de grandir. Je la donne en une seule fois [...] Si je fais partir ? Oui, je le
pratique mais pour une grossesse d'un mois seulement et cela réussit quand
j'administre la potion adéquate. Je le fais dans le cas où la femme a déjà un enfant en
train de grandir et se retrouve à nouveau enceinte. Le problème, pour l'avortement,
11 De la même façon, dans ces formes particulières de confrontations que sont les échanges cérémoniels
kanaks entre paternels et utérins lors des naissances, des mariages et des deuils, l’écart, l’asymétrie entre
les parties doivent se manifester aux yeux de tous sans jamais pourtant tomber dans la démesure, sous
peine d’initier un conflit social.
12 Ce que l’on sait du passé sur ce point émane notamment des deux textes de littérature orale recueillis
par Leenhardt et cités plus haut : “Le chef de Lexerou” et “Les deux soeurs de Moaxa” et à la description
du médecin de marine Victor de Rochas (1862).
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c’est que pour un mois de grossesse, il est possible mais plus du tout pour deux ou
trois mois car il s'agit d'une personne : un enfant, c'est une personne."
(Agnès Aramôtö, née Göröcê ; Nouméa, le 13.11.1991 ; traduit du paicî.)
"Mais tu vois le truc là, parce que quand mon père il m'a donné le truc pour faire
accoucher, il m'a dit : “Eh, je te donne ça, mais je t'ai pas dit de faire le contraire. Tu
te sers de ça. Mais il faut pas se servir du contraire. Parce que tu vas tuer les
personnes.” Mais sinon, il y a un médicament que tu peux boire et tu n'auras pas de
gosses. Tu bois une fois. Et puis un jour, quand tu as envie d'avoir un gosse, ben tu
vas aller boire la liane pour les femmes [une plante favorisant la fécondité]. Enfin, il
faut pas attendre trop longtemps parce que sinon, le machin matrice, il se dessèche."
(Marie Wênêêmu ; Poya, 20.10.1990 ; dit en français.)
Devenant une personne, le foetus sera — pour la plupart des hommes et des femmes
que j'ai interrogés — doué de ce principe énergétique qui anime l'humain (ko en a'jië, nyûââ
en paicî, mots traduits en français par esprit ou, sous l'influence missionnaire, par âme) et le
poussera à bouger dans le ventre de sa mère. Notons que ce principe est absolument
individuel13 et assure à l'être dès le début de son existence une certaine autonomie puisque les
représentations locales affirment que c'est le désir propre de l'enfant qui le fait naître14.
Mais il faut encore, pour que la conception soit possible, que la condition de
complémentarité soit remplie : que les sangs parentaux soient suffisamment forts et se
correspondent, qu'il n'y ait pas de déséquilibre tel dans leur qualité qu'ils ne puissent s'associer.
La compatibilité des sangs et, en conséquence, la possibilité même de procréer sont mises en
question par une trop grande différence d'âge ou par la multiplicité des partenaires sexuels de la
femme, conceptions à travers desquelles se réaffirme évidemment la norme sociale en matière
de sexualité féminine : il est impératif que l’épouse, qui doit avoir idéalement cinq à dix ans de
moins que son mari (dans une société qui privilégie l’ancienneté, être plus jeune est un facteur
de soumission), “reste tranquille”, c’est-à-dire fidèle. Il n’est évidemment pas fait mention de la
multiplicité des partenaires sexuelles de l’homme puisque la polygynie de certains chefs a fait
dans cette région partie du contexte social jusque dans les années 1940-1950. Que les deux
sangs soient compatibles n'exclut toutefois pas que l'un l'emporte en force sur l'autre et les
Kanaks expliquent que l'enfant ressemblera davantage — physiquement et psychologiquement
— au parent dont le sang est dominant. Encore une fois la complémentarité s'accompagne
d’une certaine rivalité des substances. Les interprétations de la ressemblance affirment donc
que la personne n’est pas pensée comme le produit figé de la dualité parentale mais la
résultante du rapport (de forces) entre deux entités.
Chaque fratrie, en vertu de la combinaison spécifique des alliances au fil des
générations, représente un type particulier, une “espèce” disent volontiers les Kanaks par
référence aux végétaux, tels les ignames ou les taros, dont non seulement les variétés connues
sont nombreuses mais dont de nouveaux clones apparaissent dans la jachère à partir des
rejetons oubliés lors des récoltes précédentes (cf. Haudricourt & Dibie, 1987). Au sein de la
fratrie, les germains, qui ont des ascendants communs, se différencient entre eux non seulement
par le sexe et l'ordre de naissance mais aussi par le nom personnel qui peut être choisi dans la
lignée agnatique ou utérine (auquel s’ajoutent, depuis la création de l’état-civil dans les années
1930, le nom du patriclan et un prénom européen), ainsi que par les particularités physiques ou
psychiques que l’on rattachera à une lignée et à la marque de son totem plutôt qu’à l’autre. Le
13 Les récits anciens expliquent qu’il perdurait, désincarné, après la mort en s'échappant du cadavre et en
allant rejoindre "le pays des morts" mais pouvait aussi se matérialiser, dans certains cas, en pierre
magique utile à ses descendants. Si les pierres pour la guerre, la pêche ou les ignames étaient pensées
comme étant d’origine masculine, celles pour la culture des taros étaient considérées comme d’origine
féminine.
14 De l'enfant qui s'apprête à naître on dit, en a'jië comme en paicî, "qu'il déchire la poche des eaux avec
ses pieds".
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nom et les caractères reconnus comme héréditaires individualisent ainsi l'enfant par rapport à
ses frères et soeurs et peuvent orienter son appropriation sociale par le parent et la lignée qui
les lui ont transmis. En effet, si dans les sociétés kanakes la filiation patrilinéaire donne en
principe le nom, le statut et les droits fonciers (ces derniers, aux garçons), les utérins peuvent
aussi toujours concéder de la terre à leurs neveux. Néanmoins les enfants illégitimes de sexe
masculin, "les fils de la femme", qualifiés aussi avec mépris de "bâtards" dans les langues
locales, demeurent socialement fragilisés par rapport à ceux qui peuvent se définir — à
l'intersection de deux lignées — comme le noeud de relations familiales et trouver leur
insertion dans le cadre d'un double héritage qui leur assure bien-être et valeur sociale.
Contrairement à ce que Busby (1997) décrit dans le Sud de l’Inde, la mère ne transmet
pas davantage de substance femelle à sa fille et par ce biais sa féminité, et le père davantage de
substance mâle et sa masculinité au garçon. La sexuation — pour les Kanaks — n’implique en
elle-même aucun lien de similitude et, fille ou garçon, l’enfant aura davantage d’éléments
reconnaissables du parent, mère ou père, dont la substance a dominé l’autre. C’est dans cette
mesure seulement que se retrouve ici la représentation de la personne mosaïque, fragmentable
(“partible person”, cf. l’article de R. Astuti dans ce même numéro) commune à l’ensemble
mélanésien car, dans le cas kanak, on ne peut soutenir que telle partie du corps soit a priori
d’origine femelle et telle autre d’origine mâle.
L’étude des théories de la procréation amène en effet à nuancer ce qui a pu être écrit
quant aux idées sur la composition de la personne dans cette région de Nouvelle-Calédonie. Il
me paraît abusif de déduire des figures rhétoriques masculines qui proclament, pour exalter les
alliances, que les oncles utérins et leurs neveux partagent la même chair, que le sang d'un
individu dépendrait exclusivement de l'apport maternel15. Il apparaît au contraire que la
substance fondamentale de la personne — le sang — vient de contributions à la fois maternelle
et paternelle, contributions de même nature bien que susceptibles de disparité en qualité, en
“force”. Comme ailleurs en Mélanésie, et cela a été récemment relevé par A. Kyakas et P.
Wiessner (1992) chez les Enga auparavant étudiés par Meggitt16, coexistent certainement chez
les Kanaks deux niveaux différents de discours. L’un porte sur les représentations du corps, de
ses substances et de la sexualité — précisons qu’il ne diffère pas en Nouvelle-Calédonie selon
que les locuteurs sont femmes ou hommes — tandis que l’autre, le discours cérémoniel,
présente une vision masculine des questions de l’alliance et de la filiation. Il semble réducteur
de vouloir faire se correspondre mécaniquement ces niveaux de discours. Leurs écarts possibles
témoignent de la complexité de la notion d’identité qui conjugue avec souplesse (dans toute
conjugaison, n’y a-t-il pas des irrégularités et des exceptions) construction des genres,
représentations du corps et conceptions de la parenté.
"Et quand je suis né, moi, c'est le sang : le sang de ma mère et celui de mon père.
Ces deux sangs ont formé un seul sang. Mais je rends hommage au sang de ma
mère parce que c'est elle qui m'a fait naître et grandir. C'est pour cela que la
priorité est donnée au sang de ma mère. Le sang de ma mère se trouve dans ce
clan, là-bas. Et nous allons demander aux oncles utérins: “Prenez bien soin du
sang qui est issu du vôtre pour qu'il vive.” Nous allons les trouver pour leur
demander leur bénédiction, la création de conditions favorables à la croissance
normale de l'enfant. Et puis, c'est tout. Les oncles utérins répondent: “béni soit-il !
Ils vont alors me rendre hommage à moi, leur neveu."
(André Mécéré Mwâtéapöö ; Ponérihouen, le 30.09.1991 ; traduit du paicî.)
15 "Chez les Paicî et les Cèmuhî, les paternels fournissent l’esprit ancestral sous ses formes duéé et tee,
l’habitat, la terre; les maternels la chair, le sang et l’âme (nyûââ)." A. Bensa (1990 : 140).
16 "Meggitt (1965) has mentionned that Enga believed that the body of a child came from the blood of
the mother and the spirit from the father. The women we talked to did not agree, nor did the few men we
questioned on this subject. Rather they felt children were the combination of the mother and father and
that certain children resembled one parent more closely", A. Kyakas, P. Wiessner (1992 : 92-93).
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La construction des genres
L'identité de l'enfant qui est à la fois biologique et sociale n'est pas donnée d'emblée. Le
moment de la conception marque le point de départ d’un processus de construction qui se
constitue différemment selon que cet enfant est fille ou garçon et ne s’achève qu’au moment où
il est socialement devenu un homme ou une femme.
L’odeur de la pollution
On ne peut comprendre la construction du féminin et du masculin sans s’arrêter aux
théories kanakes qui concernent la gravidité et le sang menstruel considérés comme promesses
de vie mais aussi comme éléments menaçants pour les hommes. D’une façon habituelle en
Mélanésie (Guidieri 1975), mais que, selon Hanson (1991), on ne retrouve pas en Polynésie, le
danger est ici lié à la thèse de l’impureté des femmes. L'origine première des maladies
sexuellement transmissibles leur est imputée, et les fréquenter devient alors un péril potentiel.
Dans la langue paicî, wâtëmu , terme pour désigner les maladies sexuelles, sert dans son sens
premier à désigner la case des femmes17 ; le verbe dérivé wâtëmû-ri signifie à la fois
fréquenter les femmes et enfreindre l'interdit sexuel, donc risquer la contamination (la
pollution). Dans la langue a'jië le terme équivalent, mwââru , s'applique aussi à l'état impur de
l'homme dont la femme est enceinte et qui est exclu de ce fait des activités collectives du
groupe des hommes que sa présence rendrait malchanceuses. Aux pratiques, de nos jours
désuètes, de réclusion des femmes menstruées et accouchées répondent l'isolement et l'exigence
de chasteté — toujours rappelés si ce n'est respectés de nos jours — des hommes sollicitant la
propitiation des ancêtres, autrefois pour la guerre ainsi que pour les danses et l'art oratoire qui
s'y rapportent, aujourd'hui encore pour la voyance et le guérissage, la grande pêche ou la
chasse. Il est intéressant de noter que ces représentations viennent également justifier la totale
absence des femmes du devant de la scène politique, des locuteurs paicî expliquant que la
présence d’une femme sur une liste électorale risquerait de “polluer” (wâtëmû-ri) cette
dernière.
La représentation contaminante du sexe féminin semble particulièrement développée
dans cette région de la Grande Terre où elle est associée à une odeur forte et nauséabonde.
L’impureté est contagieuse non seulement par le contact (les hommes ne doivent pas s’asseoir
là où une femme réglée s’est tenue) mais aussi par la simple proximité avec une personne
impure, en respirant l’air vicié par l’odeur de celle-ci. Un conte du Nord de la Grande Terre —
“le frère et la soeur” (dit par Higuè Tein Bwahnou, publié par J. Guiart, 1957 : 19-20) —
raconte que l’odeur du sexe de la femme attire les mouches et la compare à celle “d’un rat
crevé ou de la nourriture pourrie”. Comme c’est aussi le cas à Kalauna en Papouasie NouvelleGuinée (Young 1987 : 64), l’odeur fétide du sexe féminin et a fortiori celle du sang des règles
et des lochies menace non seulement la société des hommes mais aussi les champs d'ignames
de ces derniers. Encore aujourd'hui certains billons d'ignames réservés aux rites agraires sont
strictement interdits aux femmes et, bien qu’elles vivent désormais dans la grande majorité des
cas sous le même toit que leurs compagnons, celles qui ont leurs règles ou viennent d'accoucher
respectent scrupuleusement l'interdit de traverser tous les champs d'ignames (les ignames sont
identifiés à des hommes) de peur de les faire pourrir.
Cette même odeur s'exhale aussi de toute personne malade. Non seulement elle
caractérise l'état intermédiaire entre la vie et la mort qu'est la maladie, mais elle constitue en
soi un danger car elle est susceptible, disent les Kanaks, d'agir comme un “appât” et d’attirer
les forces mauvaises, exposant ainsi la personne à des maux supplémentaires. On raconte même
que les magies sorcellaires utilisent parfois cet élément pour mieux nuire et que les sorcières
mettent les paquets magiques en contact avec leur sexe afin d'en décupler le maléfice.
17 Wâtëmû en paicî est la case des femmes, opposée à la grande case des hommes, wââo qui signifie par
extension le clan; en a'jië, sans que l'on puisse affirmer que mwââru ait jamais désigné la case des
femmes, on y trouve le radical mwâ , case, comme dans mwâârö , la case des hommes, le clan.
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L’emprise maternelle
La femme dont la sexualité risque de ruiner la santé de l'homme est néanmoins
extrêmement valorisée en tant que mère. Seule la procréation permettait autrefois d’accéder au
statut social d’épouse : les véritables échanges entre les deux familles alliées se faisaient
seulement après la naissance d'un enfant et de nos jours, en français local, pour indiquer
qu’une femme est enceinte dans le cadre de l’alliance on dit qu’elle est “en voie de famille”
(alors que dans celui d’une grossesse accidentelle, elle “attend”). Mais la femme, toujours
exaltée dans les discours cérémoniels comme source de vie, peut aussi contrarier la génération.
Elle exerce un pouvoir absolu sur la vie des jeunes enfants puisqu'elle peut avorter, tuer ses
nouveau-nés18 ou mal les soigner et dans son mauvais vouloir ne pas donner de descendance
mâle à son mari.
Pendant la grossesse et l'allaitement, périodes qui s’accompagnent d’un interdit sexuel
entre les géniteurs, la figure de la mère apparaît nettement prépondérante. Le père est mis à
l'écart puisque le rôle maternel à cette étape exclut celui de partenaire sexuelle. Cependant,
l'homme via son patriclan ne renonce pas pour autant à s'approprier l'enfant. Son “sang”, son
rôle reconnu de géniteur, ne suffisent pas à positionner socialement l’enfant sur l’échiquier de
la parenté agnatique. Aussi les médicaments administrés à la femme enceinte aux différentes
étapes de sa grossesse, puis au nouveau-né, le sont-ils en principe par la belle-famille. De ce
point de vue les tisanes qui constituent le seul complément du lait maternel au premier âge
(pour évacuer le méconium, purger et fortifier le bébé) ne sont pas sans rappeler le
“médicament amer de la bouche” des Lobi décrit par Michèle Cros (1991). Dans ces deux
sociétés, l'enfant en gestation, en absorbant — dès que sa conception est connue — les
médications du patrilignage, n'assimile pas simplement leurs propriétés physiques mais leurs
vertus ontologiques. Il tend donc à être intégré dans un réseau de participation qui le relie à ses
paternels (via les forces ancestrales de celui-ci agissant au travers de plantes médicinales
révélées).
Mais quels que soient les efforts du patrilignage pour apposer sa marque sur l'enfant, la
vie de ce dernier dépend cependant encore principalement de celle qui l'a porté, vient
d'accoucher et va l’allaiter. Elle aurait au contraire pu choisir d’avorter, de le “jeter” — comme
l’illustre le texte ci-dessous — puisque les sociétés kanakes connaissaient une gestion féminine
des avortements et des interventions limitatives sur la capacité de reproduction des femmes
(stérilisation temporaire ou définitive).
"C’est l’histoire de deux soeurs qui font la natte ; elles font aussi le filet à
crevettes. Le soir au clair de lune, elles tressent la natte et elles nouent aussi le
filet. L’une s’appelle Pwawetru [sève de banian] et l’autre Pwawetrap [sève de
niaouli]. Un jour, l’aînée dit à sa soeur : “on va aller à la pêche aux crevettes”. De
chaque côté de la rivière, elles remontent le fil de l’eau. Elles aperçoivent un fruit,
le fruit de l’arbre “tratron” qui flotte sur l’eau. Soudain, le courant envoie le fruit
dans leur filet. Elles l’enlèvent et le jettent en amont. A plusieurs reprises, le fruit
redescend le fil de l’eau et rentre dans le filet. Finalement, au lieu de jeter le fruit,
l’aînée le met dans son panier. Puis, elles s’en retournent chez elles et rangent leur
sac. Le lendemain matin, très tôt, on entend dans la tribu les pleurs d’un bébé.
Tout le monde accourt, étonné, car les deux soeurs vivent seules et elles n’ont pas
d’enfants. Alors les gens se mettent à chercher et découvrent un petit enfant dans
le panier où était resté le fruit. Ils le nommèrent Tratron."
(Maurice Wabéalo ; Voh, le 10.12. 1994 ; traduit du bwatoo.)
L'attestent également les récits au sujet des femmes mortes en couches auxquelles il
faut mettre un leurre dans les bras afin qu’elles ne reviennent pas, sous forme de fantôme
malodorant (malodorant à cause du sang de l’accouchement), emporter son bébé, ce qu’à défaut
18 Bien que de nos jours l’infanticide soit peu fréquent, la littérature orale présente des histoires de
femmes bafouées qui, pour ne pas avoir à supporter une co-épouse, s'enfuient, retournent dans leur famille
d'origine et tuent par vengeance leur enfant.
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seuls leurs frères à elles — se plaçant sur le seuil de la maison pour les empêcher d'entrer —
peuvent lui interdire, une soeur ne devant pas en principe entrer en contact corporel avec ses
frères.
Avant la médicalisation de l’accouchement (qui tend à se généraliser), l’état du
nouveau-né était considéré incertain jusqu’au moment correspondant à la chute du cordon
ombilical, moment biologique qui exprime la perte du lien à la mère et se situe quatre ou cinq
jours après la naissance. Une cérémonie, autrefois importante mais qui se simplifie de plus en
plus, introduisait alors le bébé dans la vie du groupe et marquait le passage du nouveau-né au
stade de nourrisson. Si celui-ci mourait en naissant ou avant ce passage, il n’y avait pas de
cérémonie de deuil, on l’enterrait simplement comme on le fait pour le produit d’une faussecouche. Puisque la mère qui engendre transmet en même temps son impureté au nouveau-né,
durant cette phase de quatre ou cinq jours, le nouveau-né est nommé "contenu de l’odeur", en
a'jië êê bomûû (êê "contenu", bo "sentir") et en paicî ârâ ûrä-mûû (ârâ "contenu", ûrä
"odeur") ; le terme mûû (identique dans les deux langues) est souvent traduit par "appât",
parfois par "sang", car cette odeur (mauvaise) est celle caractéristique de l’impureté. Sur la
Grande Terre de Nouvelle-Calédonie, comme ailleurs en Mélanésie, notamment dans les hauts
plateaux de Nouvelle-Guinée (Kyakas et Wiessner, 1992 : 96), notons que l’enfant à la
naissance était simplement essuyé avec des feuilles et non lavé. Le rite de passage ultérieur
s’appelle le “bain de l’enfant” car, pour le débarrasser de son impureté, on lui donnait un bain
de purification dans une décoction de plante odoriférante, plante avec laquelle doivent aussi se
laver les mains ceux qui ont touché un cadavre.
Le sang malodorant dont il faut éliminer la contamination est à la fois celui du placenta
(“le chapeau de l’enfant” en a’jië), qu’il faut enterrer, et celui des lochies19 que l’accouchée
évacuait traditionnellement grâce à des bains de siège (les quatre ou cinq jours suivant
l’accouchement). Ces bains de rivière présentent la particularité d’être pris dans une eau qu’il
faut rendre trouble et boueuse. La terre en effet — contrairement à l’eau pure — neutralise
l’odeur du sang et l’effet d’appât que celle-ci produit en attirant toutes sortes de forces
redoutables20.
Ces bains dans de l’eau mélangée de terre sont recommandés pour la cicatrisation des
organes de reproduction dans le post-partum21 comme ils l'étaient autrefois également dans les
suites de la sub-incision, rite par lequel les garçons, à la fin de l’adolescence, quittaient le statut
d’“enfant déjà grand” pour acquérir celui de “jeune”. Bien que cette cérémonie qui s’effectuait
à l’issue d’une période de stricte réclusion des adolescents ait été abandonnée depuis la
christianisation dans la région où s'est déroulée ma recherche, nous la connaissons par la
description contenue dans les cahiers de Bwêêyöuu Ërijiyi — lui-même circonciseur (en a’jië,
ka viyi “celui qui coupe”) — et reprise textuellement par M. Leenhardt dans les Notes
d'Ethnologie : "Chaque matin, il retourne au bain pour s'insensibiliser, avant le pansement
19 Les lochies sont en a’jië comme en paicî le plus souvent désignées par l’expression “les restes de sang
mauvais”. Tant qu’elles ne sont pas évacuées, il est formellement interdit de reprendre les relations
sexuelles sous peine de concevoir un second enfant (monstrueux) à partir des "restes" du premier. Une
expression a’jië qui tombe en désuétude désigne les lochies : kwéaa oyari (le terme kwéaa est
aujourd’hui incompris des locuteurs, oyari signifie "l’enfant"). Dans les Notes d'Ethnologie (pp. 125127), M. Leenhardt explique que la notion de kwéaa était aussi utilisée pour désigner les interdits sexuels
afférents à la période de maturation souterraine des ignames.
20 Se baigner dans la rivière, traverser l’eau, est interdit aux femmes qui ont leurs règles ainsi qu’aux
malades, le temps du traitement traditionnel, et au guérisseur qui se charge de leur impureté. Par contre,
on enterre les déchets corporels sanglants, que ce soit le placenta, le sang des blessures, des saignées
thérapeutiques ou des règles (préalablement enveloppés dans des feuilles de bananier) ainsi que les restes
de nourriture carnée.
21 Les termes paicî pour ces soins sont ceux qui désignent en horticulture le bouturage des cannes à sucre
et des taros (plantes femelles) qui se pratique dans de l’eau terreuse (o nyû “pour reconstituer”, o wëëwë
“pour faire repousser”).
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quotidien. Il agite l'eau pour qu'elle soit trouble, dans la pensée que la terre aide à la guérison...
" (p. 137). Ce soin rituel des jeunes hommes semble parallèle si ce n’est calqué sur celui du
post-partum féminin, comme l’est aussi leur réclusion sur celle des accouchées. Soulignons
que, dans les sociétés de la Grande Terre, parmi les marqueurs de la vie génésique des femmes,
ce n’étaient pas les premières règles mais l'enfantement qui avait — et a toujours — la plus
forte charge symbolique et sociale et qu’autrefois le secret de la maternité excluait les hommes
mais ne tolérait pas non plus la curiosité des jeunes filles. Le premier accouchement avait de
facto une véritable dimension initiatique. Engendrer permet encore de nos jours de quitter le
groupe des filles et d'entrer dans celui des femmes, les "mamans", terme générique par lequel
sont désignées et se désignent celles qui élèvent des enfants et sont encore en âge de procréer.
En revanche, comme dans toutes les sociétés où la maternité est perçue comme le destin des
femmes, l’essence même de leur identité, celles qui dérogent à cette obligation risquent la
marginalisation.
La fabrication des garçons
L’idéal de maternité — particulièrement exigeant pour les femmes — leur impose en
outre de procréer des garçons. Alors qu’il n’existe pas de médication particulière pour enfanter
des filles, toutes sortes de potions leur sont administrées pour avoir des garçons. La question de
la procréation d'une descendance mâle pour perpétuer le lignage du mari apparaît tellement
cruciale que les détenteurs des magies qui influent sur le sexe de l’enfant à naître étaient et sont
parfois des hommes (qui font ainsi une intrusion dans le domaine féminin des savoirs
reproductifs) et que l'intervention directe du futur père peut même être sollicitée, les efforts
féminins n'étant probablement pas jugés assez fiables dans ce cas.
"C’est un homme de Koné qui va consulter son grand-père. Celui-ci lui commande de
fabriquer un doigtier propulseur de sagaie22. Si tu es capable de tresser un doigtier, tu
auras un garçon, dit l'aïeul. Le petit-fils réussit à apporter à son grand-père le doigtier et
il lui naît un garçon."
(Antoine Görömido ; Koné, le 27.05.1994 ; dit en français.)
La responsabilité de naissances répétées de filles, en l'absence de descendants mâles,
est cependant toujours imputée en négatif à la femme, comme l’est la stérilité, que cela soit
pensé comme l'effet possible d'une malédiction de son groupe familial, de son mauvais vouloir
ou de la transgression d'interdits pendant la grossesse. Comme le souligne F. Héritier (in Le
Palec, Luxereau, Marzouk 1997 : 22) “il ne s’agit d’ailleurs pas des femmes en tant
qu’individus, ce qui est accusé est la féminité en elles qui récuse de porter des enfants. Si la
stérilité est entendue comme féminine, c’est comme le revers du privilège exorbitant que les
femmes enfantent les deux sexes, alors même qu’il faut l’engendrement masculin : ainsi la
masculinité se trouve flouée par le résultat stérile de la copulation.” L'existence même de
privations supplémentaires pour enfanter des garçons souligne la contrainte pesant sur les
femmes et véhiculée par les vieilles en direction des plus jeunes :
"Si tu n'as que des filles, c'est parce que tu es rentrée dans ce clan alors que tu ne le
voulais pas, toi et les tiens. Et c'est pour ça que tu n'enfantes que des filles.
Il y avait des médicaments pour enfanter le garçon qui va faire revivre le clan. Il y
avait des interdits comme je l'ai dit, ne pas manger beaucoup, parce que si tu manges
beaucoup, ça va couper les organes du garçon. Il faut manger peu pour faire naître un
garçon. Voilà.23"
(Emma Cévèrua, née Jöa ; Poya, le 20.09.1991 ; traduit du a'jië.)
22 Cet objet guerrier, de forme phallique, était une sparterie particulièrement difficile à réaliser.
23 Les termes en italique sont dits en français dans les textes a'jië ou paicî.
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"Il ne faut pas manger ce qui est trop gras, pas consommer de viande grasse. On ne
doit pas non plus consommer crustacés et poissons. Car si la femme enceinte mange
des choses qui sentent, l'odeur de sang de ce qu’on mange — le poisson ou l'anguille
— coupera l’identité de l'enfant s'il s'agit d'un garçon. Nous ne mangeons pas non
plus les restes d'aliments de la veille24 parce que cela coupe l'identité mâle de
l'enfant. L'enfant devient fille alors que jusque là, c'était un garçon."
(Marie-Angèle Pwäräpwéaa, née Mèèwija ; Poya, le 13.04.1992 ; traduit du paicî.)
Ce discours qui présente la femme comme potentiellement malévolente, la mère
comme mauvaise et castratrice, dessine en creux l’image d’une identité masculine fragile et
ambiguë, susceptible même par un ratage de se transformer en identité féminine. Elle est alors à
construire au prix d’efforts considérables. Dans le modèle kanak, le travail culturel de
construction du mâle commence dès avant la naissance, avec ce handicap qu’il dépend alors de
la mère. Il se poursuit ensuite par une série d’opérations, cette fois sous le contrôle des
hommes, visant à séparer les garçons du monde féminin et à introduire de la hiérarchie entre les
sexes.
La première d’entre elles, la cérémonie de présentation du bébé à sa parenté (paternelle
et utérine réunie) — “le bain de l’enfant” — a lieu le quatrième jour après sa naissance si c'est
un garçon mais le cinquième si c'est une fille. Cette différenciation temporelle, qui se retrouve
aussi dans la séquence des rites de deuil, rappelle que les femmes doivent toujours passer après
les hommes. Leenhardt (1909) rapporte d’ailleurs à ce sujet un cas extrême: "Si deux jumeaux
naissent, frère et soeur, la soeur sera tuée pour l'inconvenance qu'elle a eue de paraître aux
côtés de son frère.”25 Alors que les petites filles grandissaient autrefois avec leur mère sans
cérémonies particulières (y compris pour les premières règles), d’autres opérations rituelles —
qui ont disparu de nos jours — rythmaient la croissance du garçon et sa séparation progressive
d’avec sa mère : cérémonie du passage à la marche qui correspondait au sevrage, puis
cérémonie de la première coupe des cheveux au moment où le petit garçon quittait la case
maternelle pour aller dormir avec les hommes. La coupure symbolique avec le monde des
femmes redoublait encore à l’adolescence avec la coupure du prépuce : la subincision. Le
processus d’éloignement et de rupture culminait dans cette grande cérémonie d’initiation,
accompagnée d’une réclusion longue et stricte des adolescents26. Une fois le statut masculin
atteint, il restait toujours menacé par l’impureté des femmes dont la fréquentation devait être au
maximum réduite : dans les générations précédentes, le mariage des garçons était assez tardif
(autour de 30 ans), les époux étaient peu souvent ensemble (réclusion des femmes lors des
règles et des naissances, interdits sexuels pendant les grossesses et les allaitements ainsi que
durant les séquences de soin traditionnel et les activités rattachées à la guerre). Encore
aujourd’hui le conjoint (homme ou femme) qui paraît trop collé à l’autre, “toujours derrière”
dit-on en français local, est objet de réprobation sociale et s’expose à être rappelé à l’ordre.
24 Les restes d'aliments sentent une odeur "rance" que la langue paicî différencie cependant de l'odeur
"putride" du sang des femmes qui ont leurs règles ou accouchent, de la chair de gibier ou de poisson et de
celle que dégagent les personnes malades mais qui s'en rapproche.
25 L’infanticide sélectif des filles qu’évoque également le père Lambert (1900), si toutefois il a existé, a
certainement disparu assez tôt avec la christianisation car dans mon enquête nul n’en avait conservé la
mémoire. On remarque cependant encore dans le recensement entrepris par Leenhardt en 1917 et
complété entre 1917 et 1920, un sex ratio déséquilibré en faveur des hommes. S’il ne prouve pas
l'infanticide sélectif des filles, il indique au moins que les épidémies décimaient davantage les enfants
filles, moins bien nourries et soignées que les garçons.
26 Ce passage du statut de garçon à celui de jeune adulte est marqué désormais chez les protestants de la
région par une cérémonie venant des îles Loyauté (ce sont des pasteurs maréens et lifous qui ont
évangélisé la Grande Terre) dans laquelle les oncles maternels viennent pour la première fois couper la
barbe du jeune homme (cérémonie qui se fait généralement avant le départ pour une autre réclusion
masculine : le service militaire).
14
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Enfin l’âge, qui rapproche de la mort et de l’ancestralité, étant supposé défaire l’emprise de la
sexualité et diminuer la disparité entre les sexes, les rapports sexuels étaient, et sont encore,
explicitement déconseillés aux hommes âgés comme ils le sont aux femmes ménopausées.
Alors que la maternité s’impose aux femmes comme une obligation sociale, être une
femme impliquant d’être “une maman”, être un homme n’implique pas forcément de procréer.
On peut au contraire se conduire de façon mâle dans le célibat et la chasteté, se consacrer aux
fonctions (guérisseur ou orateur dans les discours cérémoniels) exigeant l’ascèse qui seule
permet d’accéder au savoir et au sacré, c’est-à-dire à la communication avec les forces
ancestrales.
C’est donc au prix d’un effort quasi permanent pour échapper à l’emprise maternelle et
à la dangerosité de la sexualité féminine que les hommes deviennent et restent des hommes. Si
l’identité féminine est pensée comme donnée, intrinsèque (ou résultat d’un “en moins”),
l’attribut masculin demeure conditionnel, un “en plus” à assurer. La masculinité ne semble
pouvoir se conquérir que par l’éloignement et le rejet du féminin. Dans cet agencement
typiquement mélanésien (cf. Guidieri, 1975), tout le travail de construction du genre masculin
vise donc à renverser au profit de l’homme l’ordre de dépendance afin d’acquérir par rapport
aux femmes une position de force. La construction du masculin ne se fait plus comme avant
dans des lieux et places avec des rituels spécifiques. Néanmoins l'éducation des garçons
continue de se dérouler pour une part dans une maison des hommes imaginaire où se
construisent les rapports hiérarchisés de genre. Les hommes adultes servent de modèle social
aux postulants à la virilité lorsqu’ils légitiment ou pratiquent devant eux le tabassage de leur
compagne, et les jeunes hommes font de même vis à vis des petits garçons en les employant
comme intermédiaires pour fixer des rendez-vous aux filles et pour faire le guet lors de ces
rencontres (et lors des viols collectifs, cf. infra).
Mais les conquêtes féminines (réelles ou supposées) ne sont pas conçues comme des
grades de virilité dont les plus forts pourraient se vanter. Les garçons parlent peu ou pas des
filles qu’ils draguent. Pour devenir un homme, plutôt que de prouver (ou de faire croire) aux
autres qu’on est capable de séduire, il importe de ne pas trop s’individualiser ni se singulariser
dans le groupe des garçons — aussi faut-il, même si on est son “copain”, participer à la
punition violente de la fille qui ose remettre en cause l'idéal social d’inégalité des sexes. Il
semble bien en effet que ce soit de nos jours essentiellement par l’exercice de la violence — les
rites étant devenus obsolètes — que les hommes conquièrent et réaffirment leurs grades de
virilité27. Violence symbolique et violence physique contre les femmes sont ici étroitement
intriquées. Le contexte idéologique, qui tolère les brutalités contre les femmes s’il ne les
légitime pas carrément, explique à la fois les tentatives de réappropriation magique du contrôle
sur la reproduction (dans les rites anciens de fertilité et d’initiation) ainsi que le discours —
toujours actuel — de l’impureté féminine et de la supériorité masculine.
Masculin et féminin
Nous allons maintenant examiner plus précisément comment la pratique sociale
corrobore mais peut aussi parfois contredire l‘idéal kanak de la domination masculine.
Remarquons tout d’abord que si la marque sociale du genre est massivement présente
en Nouvelle-Calédonie, dans les langues kanakes de la Grande Terre, les noms sont totalement
dépourvus de genre grammatical. Seule est marquée la distinction de sexe des humains et de
certains animaux par l’apposition du mot femme (bwè en a’jië, ilëri en paicî) ou homme (wi
en a’jië, paao en paicî) à leur suite. Dans la plupart des langues, dont le a’jië et l’ensemble des
langues du Sud de la Grande Terre mais aussi celles de la région de Hienghène (au Nord), les
articles et les pronoms démonstratifs n’ont de même aucune distinction de genre, de sorte qu’il
est impossible de savoir de quel sexe est la personne dont on parle si on ne la voit ni ne la
27 Je ne veux pas dire ici que les violences se sont majorées depuis que les rites de passage masculins
sont tombés en désuétude. Au contraire, et je le développe plus loin. Les témoignages de femmes kanakes
nées vers les années 1910-20 soulignent de façon récurrente la dureté des châtiments infligés à celles qui
contrevenaient aux normes et la peur éprouvée à ce sujet.
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connaît. Bien que l’on puisse tout à fait, dans ces langues, préciser le terme de “personne” ou
encore le substantif indiquant l’âge — enfant, jeune ou vieux — par le mot “homme” ou
“femme”, les locuteurs négligent généralement de le faire (ce qui complique dans l’après-coup
— hors du contexte d’énonciation qui permet de se faire préciser le genre — les traductions de
textes dans lesquels figurent plusieurs personnages sexués différemment)28.
Seuls le paicî et le cèmuhî — deux langues du Centre Nord — possèdent des articles et
des pronoms démonstratifs qui connotent le sexe de la personne. Il est toutefois à remarquer
que, dans les formes duelle et plurielle de ces langues, si seulement l’une des personnes dont
on parle est de sexe féminin (exemple : les époux, ou encore les enfants : frères et soeurs), alors
c’est l’article féminin dans sa forme duel ou pluriel qu’il faut utiliser (J-C. Rivierre,
communication personnelle), comme si le féminin était le genre de référence et que la présence
d’un seul élément de sexe féminin suffisait à marquer le couple ou le groupe tout entier29.
Le pin et le cocotier
Si les femmes comme les hommes sont perçues comme des personnes (kämö en a’jië,
âboro en paicî) à part entière, ces personnes ne sont pas pour autant des êtres égaux en droits,
de même qualité dira-t-on par référence à ce qui distingue, dans ces sociétés fortement
hiérarchisées, les gens du commun et ceux de rang élevé. Les hommes occupent même de façon
si hégémonique la scène publique qu’un observateur étranger non averti pourrait conclure à une
certaine invisibilité des femmes, même si leur importance sociale est rappelé dans les discours
faits par les hommes lors des échanges, naissances, mariages et deuils.
"Ceux qui font le discours le disent : cela se fait grâce aux femmes, cela commence
ici, cela donne tel clan et de là tel autre... L'homme, c'est lui qui protège le pays. Mais
nous disons qu'il y a le cocotier et le pin."
(Jean Bawi Mârâârhëë-Gowé ; Poya, le 7.02.1992 ; traduit du a'jië.)
La métaphore sans cesse évoquée pour affirmer l'altérité des sexes et leur
complémentarité — celle du pin colonnaire et du cocotier qui, plantés ensemble dans les
habitats kanaks, marquent l'empreinte humaine sur la nature — se double d'une autre
association, empruntée au registre de l'ordre social, celle du chef et de son subordonné, qui
précise la dimension hiérarchique de cette complémentarité.
"Dans la vallée, il y a le pin et le cocotier. Lequel est le chef ? C'est le pin. Le
cocotier, c'est le sujet. Que porte le cocotier ? Il porte l'eau, la nourriture, le bois.
Vous les femmes, vous êtes la marmite, l'assiette, l'eau... Vous les femmes, je me suis
interrogé à votre sujet et je crois avoir trouvé la réponse : vous êtes la terre. Qu'est-ce
qui sort de la terre ? La nourriture, l'eau, tout. Tout ce que vous portez, la terre le
porte. C'est le fardeau des femmes. Et vous êtes celles qui donnez les enfants, les
hommes dans les clans. Vous les femmes, c'est vous qui mettez un chef dans chaque
clan. Ce n'est pas la brousse, c'est l'homme, et il vient de vous les femmes."
(Maurice Wabéalo ; Voh, le 28.11.1990 ; adresse à la Première Rencontre des
Femmes de la Province Nord, traduit du bwatoo.)
Les femmes elles-mêmes expliquent, mais sans y mettre de rhétorique, le rôle besogneux —
reproduction et entretien domestique — qui leur est assigné.
28 La distinction de genre dans les pronoms démonstratifs n’existe que dans quelques langues de
l’extrême Nord (nyêlayu, nêlemwâ, kumak) qui construisent les formes masculines et féminines à partir
du mot “homme” ou “femme”.
29 En s’interrogeant sur ces particularités syntaxiques, ne peut-on pas mettre en rapport la représentation
contaminante du sexe féminin et l’usage de l’article féminin pluriel dès lors qu’une seule femme se trouve
dans le groupe dont on parle ?
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"On te l'a déjà dit le jour où on t'a prise pour aller te marier dans cet endroit. On t'a
amenée afin de servir, de travailler, d'enfanter. Tu vas faire tout ça. Il faut que là où
tu te maries tu fasses tout cela."
(Simei Pwârânyîmû, née Arawa ; Ponérihouen, le 12.02.1992 ; traduit du a'jië.)
Dans les activités rituelles mais aussi profanes et dans les discours qui s'y rapportent, le
haut, le grand et l'avant sont explicitement référés au masculin tandis que le bas, le petit et
l'après le sont au féminin. La distinction haut/bas, qui gouverne la gestuelle et le maintien
kanaks, fait de la position érigée un signe de pouvoir par rapport à l'inclinaison qui exprime la
déférence. Aussi, alors que l'homme porte ses charges sur l'épaule, la femme se courbe pour les
porter sur le dos et s'incline en passant devant lui de façon à ne jamais le surpasser. Pour aller
aux champs, le mari chemine devant et sa compagne le suit à quelque distance ; dans les
cérémonies, le groupe des hommes se tient debout aux premiers rangs, mange en premier,
tandis que les femmes s'assoient silencieusement derrière, prennent leur repas après eux, etc.
Les manquements féminins à ces marques hiérarchiques sont fortement réprouvés mais les
femmes et les hommes kanaks âgés s’accordent à souligner que pour les faire respecter la
violence est bien moins systématique aujourd’hui que dans leur jeunesse : dans les années 1930
ou 1940, une femme qui manquait de déférence envers un homme, en ne se courbant pas par
exemple, pouvait se faire sur le champ frapper avec un tison. La séparation des sexes perdurait
autrefois jusque dans la mort puisque les ossements étaient placés dans des lieux différents
aménagés à cet effet : ceux des hommes en hauteur et ceux des femmes et des jeunes enfants en
contrebas. De nos jours, en milieu rural, la règle qui régit encore toutes les activités ne
s'assouplit guère pour les conjoints que dans l'espace privé de la maison30 et, à moins de le
demander, on ne peut savoir dans un rassemblement qui est le conjoint ou la compagne de qui.
Cette topographie sociale strictement sexuée s'étend aux instruments et aux cultures. Il
est particulièrement outrageant pour un homme de se faire frapper avec des ustensiles de
cuisine, de la canne à sucre — plante femelle cultivée qui a pourtant une valeur relative dans
les échanges cérémoniels31 — ou, pire, avec des racines de magnania, plante également
femelle mais nourriture ordinaire, non cultivée, ramassée dans la brousse et qui ne doit pas
franchir le seuil de la maison. Aussi insulte-t-on un homme dans les langues a'jië et paicî en le
traitant de marmite ou de racine de magnania32.
Les hommes considèrent les femmes — bien qu'elles servent à tisser des relations
sociales en "circulant" — avec ambivalence, selon qu'ils valorisent leur dimension
matrimoniale et ménagère, qui les installe dans l'espace domestique, ou qu'ils considèrent leur
sexualité, potentiellement menaçante pour eux et qui participe ouvertement de l'anti-social
lorsqu'elle n'est pas domestiquée dans le mariage. Même dans ce cas, il faut noter que la femme
n'est jamais partenaire mais seulement objet de la transaction de mariage, qu'il n'existe pas de
part du prix de l'épouse qui lui soit versée directement et que — jusque très récemment —
30 Les énonciations participent cependant toujours de l'ancienne conception de l'habitat — révélatrice des
rapports entre les sexes — puisqu'on "monte" dans l'endroit où l'on reçoit (autrefois la case réservée aux
hommes située au sommet de l'allée centrale), alors qu'on "descend" dans la cuisine, domaine des femmes.
31 Les tas de vivres échangés sont également empilés suivant le principe qui associe le haut au masculin
et le bas au féminin: les cocos et les cannes à sucre se trouvent à la base, les taros viennent ensuite et enfin
les ignames. Notons que dans certaines cérémonies (mariage et naissance) les taros peuvent être au dessus
des ignames. Il faut cependant préciser qu'il existe des taros rouges considérés comme mâles et des
ignames petites et velues considérées comme femelles. Quant aux régimes de bananes, placés à côté, ils
sont femelles. Comme le dit J. de La Fontinelle (1972), "il apparait rapidement en pénétrant le monde
a'jië qu'il n'est pas superflu de demander ce qui est mâle et ce qui est femelle".
32 On dit en a'jië : ö kë "espèce de marmite", ö kwé kémâ "espèce de racine de magnania" ; en paicî : gë
pé pwi ilö "espèce de marmite".
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aucun moyen ne lui permettait de sortir ensuite d'une union malheureuse33. Les rapports
sexuels extra-conjugaux sont quant à eux considérés comme un empiètement du monde de la
nuit et de la brousse. Les amants qui ne vivent pas ensemble au grand jour sont non seulement
dans les deux langues a’jië et paicî qualifiés de “voleurs” (de sexualité), mais en a’jië de
“voleurs rampants” (dua vi cu pâra : dua “les deux”, vi cu “ramper”, pârâ “voler”), le verbe
ramper s’utilisant pour les animaux tels les cafards ou les lézards. L’opposition entre espace
habité et brousse est ici autant symbolique que géographique. L’espace habité, en effet,
correspond au règne du jour, du connu, de l’organisé, du licite et l’on serait tenté de dire, du
masculin. Il s’oppose au monde de la nuit, de l’inquiétant, de la marge, de la déviance (et de la
sexualité incontrôlée, en particulier féminine dans ce qu’elle a de dangereux pour les hommes).
C’est en "bord de route" (ou de chemin) que sont situées les relations extra-conjugales et on
qualifie péjorativement les enfants illégitimes de bâtards, "produits faits sans voir" (en a’jië
êêbwi : êê "contenu", bwi "aveugle"). Toutes celles qui — dans des relations avec des hommes
— utilisent leur sexualité en dehors des règles de la circulation matrimoniale sont qualifiées
avec mépris de femmes de mauvaise vie, d’"épouses de la route" (en a'jië bwè kui dö wéyê :
bwé "femme", kui "épouse", dö "vrai", wéyê "chemin" ; en paicî ilëri görö näigé : ilëri
"femme", görö "sur", näigé "chemin") expression traduite souvent en français par prostituées.
Cependant, contrairement aux sociétés où les femmes reçoivent des hommes une rémunération
pour leurs prestations sexuelles, il n'existe pas — à ma connaissance — de femmes en milieu
rural qui échangeraient de la sexualité contre des biens ou de l’argent et en tireraient de ce fait
une indépendance économique et un degré de liberté personnelle (cf. Tabet, 1987). Les langues
kanakes rassemblent d'ailleurs sous une appellation unique ("relations hors normes") la
séduction d'une jeune fille, l'adultère et le viol, indiquant par là que l'irrecevable est la
transgression des règles sociales et nullement l'usage de la violence et l'absence de
consentement de la femme34.
La pratique des viols n’est pas récente. Nous savons par les descriptions anciennes
qu’elle existait notamment lors des guerres (jusqu’à la pacification coloniale qui remonte à
1917), ainsi que lors des “pilous”, ces danses nocturnes (auxquelles les femmes mariées
n’avaient pas le droit de participer) qui avaient lieu lors des cérémonies d’échange et que les
missionnaires et l’administration coloniale cherchèrent à interdire dès 1854. Encore
aujourd’hui, les viols collectifs de jeunes femmes non mariées, s’affichant ou perçues comme
trop libres dans leur comportement, affirmant des velléités de choix sexuel, ou consommant de
l'alcool comme les garçons lors des fêtes nocturnes et niant ainsi l'exclusivité des territoires
masculins, ne sont pas rares. Légitimés par une grande partie de la population rurale et subis
surtout par celles qui ont déjà un "copain", ils sont à comprendre comme une punition (à
laquelle souvent le soi-disant ami de la victime participe) et une menace, un moyen
supplémentaire de contraindre à la norme l’ensemble des jeunes femmes : l’acceptation de
l’hégémonie masculine et l'imposition de la reproduction dans le cadre du mariage.
Contrairement aux affaires d’adultère, jugées graves car mettant en cause le cadre social de la
33 Ni en faisant restituer par sa propre famille le prix de l'épouse, ni en le faisant faire par la parenté d'un
autre homme qui deviendrait alors son mari. Un aménagement du statut de droit particulier permet la
"dissolution du mariage" si les deux clans intéressés — celui de l'homme et celui de la femme — y
consentent, ce qui est exceptionnel. Les Kanaks sont en effet des citoyens français de statut particulier. Le
droit particulier, qui codifie des règles coutumières, s’applique aux affaires familiales (adoption, mariage,
héritage). Un certain nombre de femmes kanakes demandent aujourd’hui à changer de statut et optent
pour le droit commun afin de pouvoir entamer au tribunal une procédure de divorce contradictoire.
34 Indiquons a contrario qu’il existe en Mélanésie des sociétés, comme les Kaulong (Nouvelle Bretagne,
Papouasie Nouvelle Guinée), dans lesquelles non seulement le viol d'une femme est un crime mais c'est
plus l'absence de consentement de la femme que l'acte sexuel en lui-même qui est réprouvé (alors que
dans le droit français seule la pénétration caractérise le viol). Jane Goodale (1995) précise : "Informants
told me that it was not the sexual act itself that constitued the crime, because intercourse may not have
been carried out. The crime was, they said, the male's use of physical force in the initiation of the
relationship. For example, should a female accuse a man of holding her against her will, then this was a
clear intention of sexual assault, i.e. rape."
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procréation (l’alliance) et lourdes de conflits sociaux potentiels, ces viols — désignés en
français local par l’euphémisme “faire la chaîne” — de même que les sévices sexuels commis
par un proche parent à l’encontre de petites filles ne donnent pratiquement jamais lieu, même
s’ils sont connus, à jugements coutumiers. Leurs victimes35 — qui sont, ainsi que le
remarquait Marie-Claude Tjibaou lors de l’assemblée générale (1er juillet 1996) de
l’association SOS Violences Sexuelles qu’elle préside, principalement des kanakes originaires
de zones rurales (de la Province Nord qui inclut les aires a’jië et paicî et de la Province des
Iles) — se tournent maintenant de plus en plus vers la justice française. Parallèlement, leurs
auteurs, pour leur défense devant le tribunal, invoquent les spécificités de la culture kanake,
expliquant que “puisque le mot viol n’existe pas dans la langue, l’acte non plus”, ou encore que
“coucher avec sa belle-fille, tout le monde le fait dans le Pacifique”36.
Un antagonisme sourd
Si dans ce modèle, dont il ne faut évidemment pas imaginer “qu’il gouverne tout ce que
les hommes et les femmes font ou que l’idéal et le réel sont absolument identiques” (Strathern
1981 : 168), les deux termes de la dualité sont explicitement hiérarchisés, ils ne le sont
cependant pas à la manière d'autres sociétés patrilinéaires et virilocales de Mélanésie,
"homogènement viriarcales37", où la domination des hommes et la soumission des femmes ont
été décrites comme extrêmes. Malgré leur relégation au second plan lors des phases publiques
de la vie sociale, les femmes sont très conscientes d’influencer les échanges cérémoniels, non
seulement en fournissant — par leur participation aux cultures vivrières et le tissage des nattes
— la base sur laquelle leurs maris discourent et acquièrent du prestige, mais surtout en donnant
au patrilignage les enfants nommés métaphoriquement "les fruits et les fleurs de l'alliance”. A
l’aliénation et à une dévalorisation certaine de la sexualité féminine par les hommes38 répond
l’extrême valorisation de la maternité à la fois par les hommes et les femmes.
Elles aussi s'appuient sur la différence biologique qui confère aux femmes le rôle
prépondérant dans l’enfantement, mais pour souligner que — si elles laissent les hommes faire
les importants — c'est bien parce que ce sont elles qui, en fin de compte, détiennent le rôle
capital dans la création des liens sociaux. L'activité reproductrice — perçue non seulement
comme une donnée mais comme une source de pouvoir — est alors revendiquée par les
femmes comme moyen de s'affirmer par rapport à l'autre sexe.
"Tel clan naît grâce à la femme, tel autre grâce à la femme. Le clan doit son
existence à la femme. Depuis le temps des vieux jusqu'à nous, c'est la femme qui
donne son existence au clan. Tu vas enfanter par là et tu seras d'un autre clan et tu
35 Ces victimes sont essentiellement de sexe féminin mais le viol sur des hommes existe aussi malgré la
dénégation de l’existence même de l’homosexualité dans leur société par la plupart des hommes kanaks
(dont l’homophobie à elle seule est éclairante). Un jeune homme kanak en 1995 a porté plainte après
avoir subi un viol collectif dans une cité kanake de Nouméa et les comptes rendus d’assises montrent que
les enfants dont un parent — père, beau-père, oncle ou grand-père — a abusé sont en majorité des filles
mais parfois aussi des garçons.
36 Propos tenus par des violeurs de mineures lors de sessions d’assises (1995-1996). “Belle-fille” est à
entendre ici au sens de fille d’un premier lit de la compagne d’un homme.
37 L’expression est de Nicole-Claude Mathieu (1985/1991).
38 L’aliénation de la sexualité des femmes est évidente car, comme le dit fort bien Jill Nash, “elle rentre
dans le système d’échange où son affectation peut être contrôlée par d’autres qu’elles-mêmes”. Et elle
ajoute : “La sexualité masculine n’a subi aucune évolution parallèle” (1981 : 120). Dans le cas kanak, on
pourrait remarquer que souvent les jeunes hommes sont tout autant contraints au mariage que les jeunes
filles et que, dans cette mesure, leur sexualité est également aliénée. Mais les viols, y compris conjugaux
(la plupart du temps assortis de coups dans le cas où la femme résiste au conjoint), suffisent à montrer que
l’aliénation n’est pas parallèle.
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perpétueras le clan où tu es partie enfanter. Ce n'est pas l'homme qui donne
naissance au clan."
(Emma Cévèrua, née Jöa ; Poya, le 20.09.1991 ; traduit du a'jië.)
Dans le partage sexué du champ des savoirs, si les hommes s’accaparent les spécialités
qui exigent une communication avec les forces ancestrales39, les femmes se réservent la quasi
exclusivité des sujets que la bio-médecine classe comme relevant de la gynécologie, de
l'obstétrique et de la petite pédiatrie et que les langues kanakes nomment “le domaine de
l'enfantement” : en a'jië ékaraé né mwââ vi-ëri (ékaraé "côté", né "pour", mwââ "contenant",
vi-ëri "enfanter, élever") et en paicî éré kärä pi èrù (éré "côté", kärä "pour", pi èrù
"enfanter, élever"). Il inclut la surveillance de la grossesse, l'accouchement et ses suites, les
soins des jeunes enfants et plus largement la prime éducation mais aussi l'ensemble des
manipulations de la fécondité, y compris restrictives, ce qui confère aux femmes une certaine
marge de manoeuvre pour gérer leur vie génésique. Avant la médicalisation de l’accouchement
(datant dans la région des années 1970-1980), la continuité de la vie relevait donc
essentiellement des détentrices de ces savoirs. Certaines, comme cette sage-femme réputée,
dans sa soixantaine au moment de l’entretien, en font clairement encore un avantage dans la
sourde lutte d'influence qui oppose les femmes aux hommes.
"Dans notre médecine, il y a le pouvoir du voyant. Celui-là sort du lot. La sagefemme vient en second lieu. Oui. Certes, la médecine se divise en plusieurs
éléments maîtrisés par de nombreuses personnes. A mon avis, le pouvoir des
voyants est quelque chose de vrai et leur appartient en propre. Leur pouvoir servait
autrefois à faire la guerre. Il existe des plantes et des potions liés à ces pouvoirs. Ils
s'en servent pour nous soigner quand il faut le faire.
La pratique des sages-femmes, je considère que c'est ce qui appartient
spécifiquement aux femmes : soins des femmes et toutes ces choses-là. Oui. Il y a
ces deux genres de pouvoirs. Et nous en discutons car il n'est pas bon que nous les
perdions. A mon point de vue, ce sont ces deux pouvoirs qui sont importants. Mais
ce que je pense prioritaire, c'est ce que je pratique. Car je commence à m'occuper
de la personne lorsqu'elle est encore dans le sein de sa mère jusqu'à ce qu'elle
acquiert l'autonomie de la marche. Les voyants soigneront les personnes qui sont
déjà là. Oui. Je ne voudrais pas mettre un pouvoir en cause et privilégier l'autre car
ensemble ils constituent le patrimoine des Kanaks... Mais le voyant ne pourra pas
exercer si la sage-femme n'a pas fait vivre la personne. Car il n'aura personne sur
qui pratiquer. Voilà."
(Agnès Aramôtö, née Göröcê ; Nouméa, le 13.11.1991 ; traduit du paicî.)
Il n'est d'ailleurs pas rare d'entendre une femme tancer vertement un homme, s’ils sont dans des
relations où les plaisanteries à connotation sexuelle sont permises40, et lui rappeler que,
comme tous les autres, il est "sorti" d'une femme.
De fait, les femmes reprennent — mais à leur façon — la métaphore du chef et du
sujet et ne cessent de rappeler que sans elles les hommes n'existeraient pas, tout comme dans
l'ordre social les gens du rang — les sujets (hommes et femmes) — ne parlent du chef que pour
souligner qu'ils l'ont mis à cette place et que sans eux il ne serait rien. Elles aussi ont un double
discours sur les hommes, selon qu'elles les considèrent comme ceux "qui portent le nom" et
auxquels elles doivent témoigner pour cette raison, publiquement du moins, de la déférence, ou
bien qu'entre elles, la séparation des activités leur garantissant une certaine liberté de parole et
39 Les rites agraires de fertilité, la voyance (utilisée autrefois pour la guerre) et le soin des “maladies
provoquées” (catégorie indigène incluant les maladies envoyées par les ancêtres et celles causées par la
sorcellerie) leur sont en principe réservés.
40 Il s'agit des relations entre cousins croisés et entre grand-mère et petit-fils ou petite-fille et grand-père.
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d'action, elles les critiquent sans aménité (particulièrement les conjoints) et tournent en
dérision leurs préoccupations (y compris les palabres coutumiers). Outre l'exutoire de la
moquerie collective entre femmes, l'hostilité — qu'il leur faut toutefois publiquement contrôler
— s'exprime par toute une série d'actes individuels de protestation qui relèvent le plus souvent
de la résistance passive : lenteur à obéir aux injonctions des maris, simplification intentionnelle
des tâches culinaires, abandon momentané du foyer sous prétexte de visites à leur famille qui
obligent l'homme à s'occuper pour un temps des enfants et de la cuisine. Et bien qu'un certain
degré de violence conjugale soit plutôt considéré comme une expression légitime du
mécontentement masculin41, il n'est pas exceptionnel non plus qu'une épouse maltraitée se
rebiffe et, s'armant d'un couteau42, tienne en respect son conjoint, le blesse ou parfois le tue,
sans s'exposer — tant que la violence demeure dans l'espace domestique et surtout si cette
femme a par ailleurs rempli son devoir reproductif — à la réprobation sociale.
Contrairement à Fidji où les femmes sont perçues comme faibles, socialisées à l’être,
et ne s’opposent à leurs maris qu’avec le secours de leurs frères (Pauline McKenzie Aucoin
1990), en Nouvelle-Calédonie, bien que dominées et éduquées à témoigner publiquement du
respect envers les hommes, elle ne se positionnent pas comme faibles et ne sont pas perçues
comme telles mais, à l’inverse, comme fortes43 ; et elles sont plutôt présentées comme
“méchantes” par les hommes. Effectivement, les femmes de la Grande Terre se montrent assez
souvent capables de réagir à la situation de vulnérabilité dans laquelle elles sont et de se
défendre, y compris physiquement. Riposter aux coups et dissuader de la sorte le mari de se
montrer violent constitue d’ailleurs l’alternative à la maltraitance, puisque divorcer est quasi
impossible dans le droit particulier kanak, que quitter un conjoint signifie lui laisser les enfants
et que, de surcroît, les frères défendent rarement une soeur qui a été donnée en mariage, à
moins que les mauvais traitements n’aient déjà mis en danger sa vie (ou celle des enfants).
Cette situation rappelle dans une certaine mesure celle décrite dans les hauts plateaux de
Nouvelle-Guinée44, notamment Mount Hagen (M. Strathern 1982). Mais il faut relever qu’à la
41 La femme peut être corrigée physiquement par tous ses maris (frères réels et classificatoires de son
époux, y compris les cousins parallèles matrilatéraux) ainsi que par les grands-pères des maris dans les
cas où elle manque à ses devoirs de cuisinière et d’hôtesse et met en cause la réputation du lignage (mais
elle ne peut pas être battue par son beau-père sauf si elle maltraite les enfants, le beau-père prenant alors,
pour marquer la gravité de la faute, la place généralement occupée par la belle-mère chargée de tancer,
voire de gifler sa belle-fille). Les frères du mari, surtout l'aîné, ont par rapport à la violence conjugale un
rôle incitateur ou modérateur. Mais claques, coups de poing et de pied ne sont pas considérés comme des
manifestations sérieuses de maltraitance. Seuls le sont les blessures avec effraction de la peau ou qui font
saigner, provoquées par les tisons, les “tamiocs” (haches) ou les sabres d’abattis. Les femmes cependant
modifient leur appréciation de la violence conjugale et il arrive maintenant que, même en milieu rural,
elles portent plainte à la gendarmerie pour les coups reçus.
42 Le couteau est traditionnellement un instrument féminin ; autrefois fait de coquillage, il était donné par
son lignage à la femme partant vivre chez son mari pour qu'elle travaille avec chez lui ; aujourd'hui
encore, les femmes ne se départissent pas de leur couteau de cuisine, considéré comme un objet personnel
avec lequel on se déplace, rangé dans un panier ou fiché dans la coiffure.
43 Anna Paini (1993) étudiant à Lifou (aux Iles Loyauté) les métonymies et métaphores qui désignent en
langue drehu la femme (ame la föe ka xet ne hnalapa “la femme est celle qui rassemble la maisonnée“,
trengen la mel “le panier de vie“, atre qatreng la mel “la personne qui donne la vie“) y voit également
une image de stabilité et de force plutôt que de faiblesse.
44 En Papouasie Nouvelle-Guinée, les résultats de l’enquête nationale menée sur la violence domestique
par la Commission de réforme des Lois (Law Reform Commission) font état de 67% de femmes en milieu
rural qui ont déclaré être battues (et 67% des hommes en milieu rural ont répondu qu’il leur paraissait
légitime de battre leurs femmes) mais aussi de 33% de femmes qui ont affirmé frapper en retour leurs
maris. Notons aussi que le taux de viols déclarés dans ce pays est l’un des plus élevés du monde, 45/100
000 alors qu’il est de 1 à 5,4 /100 000 au Japon et en Europe (selon Papua Nuigini Niuswire,
19.11.1996).
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différence de la Nouvelle-Guinée où le taux de suicide est nettement plus élevé chez les
femmes que chez les hommes, en Nouvelle-Calédonie — chez les Kanaks — le suicide reste
quasi exclusivement masculin et ne constitue pas une réponse féminine au malheur45.
Toutefois, cet idéal kanak de construction des genres et surtout la pratique sociale des
rapports entre les hommes et les femmes sont sujets à remodélisations et changements. L’action
déjà ancienne des missions ainsi que les mesures dictées par l’administration coloniale ont
contribué à les modifier et amoindrir l’absolu de séparation et de hiérarchie entre les sexes. Le
contexte contemporain de bouleversements politiques et d’accélération des changements
sociaux est en train d’induire des transformations encore plus radicales. Le mode de vie de la
nouvelle génération fait incontestablement davantage de place à la mixité, l'école (où les filles
vont désormais au même titre que les garçons) contribue à promouvoir plus d’intimité entre les
jeunes gens et — au delà — de nouvelles conceptions calquées sur celles qui prévalent en
Occident.
Mais le processus actuel de re-négociation des rapports de sexe est surtout impulsé par
les jeunes femmes kanakes dont l’adéquation aux structures de leur société apparaît en effet
aujourd’hui loin d’être telle qu'elle annihile chez elles toute faculté de changement. L'impact
colonial semble avoir été, jusque dans les années 1970, globalement moins prégnant — en
milieu rural du moins — sur les femmes que sur les hommes, assez nombreux à travailler
comme ouvriers (agricoles, chez les colons, ou dans les mines) ou comme dockers à Nouméa
pendant que leurs épouses restaient au village. Dès 1976, Jean-Marie Tjibaou avait noté
cependant que “les jeunes filles mélanésiennes quittent la tribu beaucoup plus tard que les
garçons mais celles qui s’en vont rompent d’une manière beaucoup plus délibérée avec le
milieu traditionnel” (p. 28). Depuis lors, même en “tribu“, terme désignant le village kanak issu
du processus de cantonnement colonial, les femmes intègrent de plus en plus pour leur propre
compte le monde des échanges marchands, parfois du travail salarié (emplois subalternes et
souvent à durée déterminée), mais elles sont devenues le groupe cible de toutes les campagnes
de promotion des modèles occidentaux auxquels elles adhèrent, ne serait-ce qu’en partie. En
témoignent l’évolution des comportements dans divers domaines, notamment le vêtement
(désaffection de la robe mission46), l’alimentation (engouement pour les nourritures achetées
et rapides à préparer), la santé (fréquentation des structures médicales occidentales) et surtout
le droit. Les demandes de changement de statut faites à l’état-civil émanent pour leur majorité
de femmes kanakes qui désirent renoncer au statut civil de droit particulier réglant entre autres
le mariage et l’héritage pour bénéficier du statut civil de droit commun (cf. note 33). En outre,
ces dernières années le nombre de plaintes déposées à la gendarmerie par des femmes pour viol
ou pour coups et blessures a augmenté constamment et, alors qu’auparavant les victimes se
désistaient le plus souvent vis-à-vis de leur agresseur, elles vont désormais jusqu’au procès.
Enfin on constate que de plus en plus de jeunes femmes vivent seules avec un ou plusieurs
enfants qu’elles gardent à leur nom (et pour lesquels elles ont parfois refusé les propositions
d’adoption faites par leur parentèle) et déclarent préférer le célibat au concubinage ou au
mariage. Une telle pluralisation des conduites était il y a peu de temps encore difficile à
concevoir. Il arrive, dans les villages kanaks, que les femmes consacrent désormais aux parties
de bingo (entre elles) et aux feuilletons télévisés un temps tel que les hommes se plaignent d’un
absentéisme de leurs compagnes par rapport aux tâches traditionnelles (aller aux champs et
45 Le suicide, qui est aussi un problème social important à Fidji, touche peu les fidjiens mélanésiens et
encore moins les fidjiennes mélanésiennes : 94% des suicides féminins et 81% des suicides en général
sont indiens.
46 Dans le Pacifique, les missionnaires imposèrent comme vêtement féminin une robe qui leur semblait
décente, avec un empiècement au ras du cou et un boutonnage dans le dos, des manches couvrant les bras,
une ampleur dissimulant les formes et une longueur couvrant les genoux. Les hommes quant à eux durent
abandonner l’étui pénien pour une pièce d’étoffe nouée à la taille, le “manou”. En Nouvelle-Calédonie
cependant, dans les débuts de la christianisation, seuls les protestants exigeaient des hommes le port du
“manou”, les catholiques se contentant de celui d’une médaille autour du cou.
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cuisiner). Qui plus est, certaines ne se plient plus à porter ce que les Kanaks nomment le
“fardeau des femmes”. Elles ne se satisfont plus d’exercer une maîtrise sur l’espace domestique
ou alors de s’en évader par le biais d’intérêts substitutifs. Organisées dans des associations de
femmes, religieuses ou laïques, elles refusent ouvertement de se laisser fixer dans les limites de
ce refoulement et osent dénoncer publiquement les violences sexuelles et domestiques dont
elles sont victimes, interpellant les autorités coutumières (exclusivement masculines) à ce sujet.
D’autres femmes enfin, en milieu urbain mais aussi rural, en se plaçant volontairement en
dehors des règles d’alliance, remettent consciemment en question — du moins partiellement —
l’ordre masculin, non du point de vue de l’obligation de maternité mais de l’institution du
mariage et de la patrilinéarité :
“... Le défi courageux
louable
face aux inégalités insurmontables
est de choisir ses amants
et d’avoir des enfants
pour se défaire
de la dictature d’un Mari.”
Grace Mera Molisa “Mariage”, traduit par Déwé Gorodé47.
47 Grace Mera Molisa est de Vanuatu et écrit en anglais. “Mariage” est un poème extrait du recueil
intitulé Pierre noire, 1997, Nouméa, éditions Grain de Sable. En avant-propos, Déwé Gorodé écrit que sa
“traduction est d’abord un témoignage et une modeste contribution au combat de Grace, celui des femmes
du Vanuatu, du Pacifique et d’ailleurs” (p. 9).
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