Le cadran des Sœurs de la Charité d`Ottawa

Transcription

Le cadran des Sœurs de la Charité d`Ottawa
Le cadran des Sœurs de la Charité d’Ottawa
par Roger Bailey
Pendant mes voyages, je suis toujours attentif à la découverte de cadrans solaires. Cette attention particulière me permet une approche intéressante de la culture
et l’histoire locale des lieux visités. Ainsi, en visitant la
ville d’Ottawa, j’y découvre une histoire des plus remarquables. En effet, sa localisation géographique se
trouve au confluent de trois cours d’eau. Il y a la Rivière des Outaouais, la route vers l’ouest du pays; la
Gatineau, en provenance des régions nordiques du
Québec, et le canal Rideau, donnant accès aux routes
du Sud. Ces rivières furent toutes des routes commerciales essentielles au développement de la région, et
déterminantes dans le choix de cette ville comme capitale du pays. Sur place, on peut y voir les trois rivières,
mais aussi les édifices gouvernementaux, ceux des différents ministères et des musées de la Capitale, etc.
Pourtant, les visiteurs multiplient des oublis importants
portant sur des aspects inédits de la cité d’Ottawa.
Ainsi, prenons la visite de la colline du Parlement du
côté du canal avec ses eaux en provenance de Kingston. Sitôt le Canal traversé, tout en longeant le Château Laurier (un exemple typique d’hôtel de la compagnie de chemin de fer), nous atteignons la rue Sussex
Drive, et obtenons une vue imprenable sur l’ambassade des États-Unis, sur le musée des beaux-arts du
Canada construit en verre, sur le Musée canadien de la
guerre, et sur le château de la monnaie nationale du
Canada. Cette rue comprend aussi deux résidences officielles : celle du gouverneur général du Canada et
celle du premier ministre fédéral, chef du gouvernement canadien. Et si, en suivant la suggestion de
Mayall dans son livre « Sundials, Their Construction
and Use », un visiteur regardait la façade de l’édifice
de la monnaie, il devrait y trouver deux cadrans, d’ailleurs inscrits dans le répertoire de la North American
Sundial Society.
Or l’inscription erronée du cadran, qui fut pourtant
l’une des premières dans ce catalogue, aurait dû faire
l’objet de vérification additionnelle! Car l’Hôtel de la
monnaie ne possède aucun cadran. Mais il faut jeter un
coup d’œil vers la basse ville, du côté du quartier français historique, et s’arrêter sur l’édifice de la maison
mère des Sœurs de la Charité d’Ottawa, pour découvrir
au-dessus de l’entrée principale une paire de grands
cadrans, situés sur un coin de l’édifice.
4
Le Gnomoniste
Fig. 1 La maison mère des Sœurs de la Charité d’Ottawa.
Fig. 2 Les deux cadrans du P. Allard installés au coin de
Sussex Drive et de la rue Bruyère, à Ottawa.
Au moment de ma visite (au milieu des années 90), ces
cadrans me paraissaient avoir les caractéristiques suivantes : s’ils me semblaient de tradition et d’inspiration française, ils me suggéraient d’appartenir à des
œuvres originales, uniques en leur genre et calculées
de manière à donner l’heure solaire, avec une grande
précision.
Roger Bailey
Volume XVI numéro 1, mars 2009
À l’époque, je me suis contenté de prendre quelques
photos des cadrans de la maison mère sans chercher
d’autres informations à leur sujet, en voulant seulement corriger l’information fautive dans le répertoire
des cadrans. Je m‘étais dit que ces cadrans me semblaient remarquables et devaient faire l’objet d’une
histoire intéressante; pourtant, en comptant sur ma discrétion naturelle, je n’ai pas prolongé plus loin mes
recherches.
Pourtant, ces cadrans renvoient à l’histoire de la ville
d’Ottawa. Originellement, pour tous les explorateurs
des années 1600, les premiers emplacements se trouvaient sur la rivière du côté du Québec, car le portage
y était plus facile que du côté sud pour passer au-delà
des chutes et des rapides. C’était le cas de Champlain,
de LaSalle et des missionnaires Jésuites allant vers la
Huronie. On peut retrouver la même démarche chez les
marchands de fourrures de la Compagnie Nord-Ouest
des années 1800. Or vers ces mêmes années, des bûcherons installèrent un campement sur la Rive-Sud de
la rivière; puis en 1826, le colonel John By réalisa la
construction d’un site finalement appelé « Bytown » et
situé à la fin du canal Rideau. À peu près en même
temps en 1828, on construisit un cadran solaire en ce
lieu qui est le site actuel de la colline du Parlement. 9.
(Fig.3).
Au cours des premières années, la petite agglomération
comprenait quelque 6000 habitants et se composait de
colons de provenances diverses : l’Angleterre, l’Écosse, l’Irlande et la province de Québec. L’armée assurait la défense stratégique de ce cours d’eau, pendant
que des marins y construisaient le canal. Comme les
travailleurs en faisaient leur lieu préféré de rencontres,
l’endroit développa une réputation douteuse, à l’enseigne de conduites désordonnées et de batailles et de
querelles à caractère religieux et offensant.Mais l’ordre
n’y était pas assuré. En effet, l’omniprésence de l’alcool et l’absence de policiers expliquèrent le désordre
habituel qui y régnait. En somme, Bytown n’était pas
un lieu paisible pouvant favoriser l’établissement des
familles et ne constituait pas un endroit sécuritaire,
faute de construction d’écoles et d’hôpitaux. Finalement, c’est grâce à l’évêque de Kingston, Mgr Phélan,
et au pasteur de Bytown qu’une requête parvint à Mgr
Bourget, évêque de Montréal, lui demandant l’envoi de
prêtres Oblats et de sœurs grises de Montréal pour
s’occuper de l’évangélisation et des services sociaux à
la population.
Volume XVI numéro 1, mars 2009
Fig. 3 Cette photo
nous montre un cadran de la colline
parlementaire, non
pas le cadran original, mais celui de sa
reproduction datant
de 1919.
Le 20 février 1845
est une date à
retenir, car elle
coïncide avec l’arrivée de sœur Élisabeth Bruyère (de la
communauté des
Sœurs grises de
Montréal).
Elle emprunta un traîneau sur la Rivière des Outaouais et vint en compagnie de trois autres sœurs,
d’une postulante et d’une novice. Sœur Bruyère
n’avait que 26 ans quand elle devint la fondatrice
des sœurs grises de la ville d’Ottawa. En moins
d’un an, le petit groupe des des sœurs fonda une
école, un hôpital et leur résidence communautaire. On
raconte même, dans les archives officielles, qu’elles
furent très actives auprès des Irlandais, combattant l’épidémie de typhus, un résultat de la famine et de l’absence de pommes de terre, et que les sœurs y survécurent et la communauté se développa jusqu’au point
où, en 1850, la maison mère se détacha de celle des
sœurs grises de Montréal.
Roger Bailey
Fig. 4 Illustration du costume
traditionnel des
sœurs grises de
Montréal.
Le Gnomoniste
5
Pour sa part et en 1857, Bytown devient Ottawa, la capitale du pays, issu de l’union entre le Bas-Canada et
le Haut-Canada, et en reconnaissance de sa localisation
stratégique et sécuritaire. Enfin, en 1867, Ottawa devint la Capitale du Canada actuel, ce territoire avec ses
dix provinces et ses trois territoires, compris en trois
océans : l’Atlantique, le Pacifique et l’océan Arctique.
La réputation et la renommée des sœurs de la Charité
d’Ottawa sont connues d’un bout à l’autre du Canada.
On trouve même des œuvres de la communauté aux
États-Unis et dans différentes missions dans le monde.
Dans le cas de la communauté, un prêtre Oblat de
Marie Immaculée, le P. Jean-François Allard, devint
en 1850 son aumônier à la maison mère, située sur la
rue Bruyère, faisant le coin avec la rue Sussex Drive. Il
fut aussi le directeur spirituel des religieuses et enseigna les sciences dans la nouvelle école. Nous lui
devons les tracés des deux cadrans solaires, depuis
longtemps réputés très fidèles dans l’expression du
temps. La petite histoire nous dit que le P. Allard a
grandi près de Briançon en France, au cœur même de
la production des cadrans du célèbre cadranier Zarbula.
Par contre, les deux cadrans de la rue Bruyère d’Ottawa sont des cadrans très simples, très élégants et d’inspiration française, constituant les plus vieux exemples
de ce type de cadrans en Amérique du Nord.
Sauf erreur, il n’existe qu’une seule autre paire de cadrans érigés en coin sur un édifice en 1883. Il s’agit
des deux cadrans du Séminaire Saint-Joseph; ils sont
installés à la 858 de la rue Laviolette, à Trois-Rivières.
On peut remarquer que c’est un prêtre éducateur oeuvrant comme préfet des études, l’abbé Raymond
Caisse, qui est auteur et concepteur de ces cadrans.
Certes, on peut se demander si les tracés du P. Allard
sont exacts, pour le lieu et la déclinaison du mur. Donnent-ils le temps solaire correctement? Aux fins de vérification, j’ai donc utilisé des techniques modernes et
informatisées, dont le logiciel « Zon 2000 » de Fred de
Vries, et celui de « Delta CAD » pour en dessiner un
tracé moderne. Tous les résultats obtenus furent superposés sur les images des cadrans actuels. J’ai aussi obtenu, à partir des données du site Web Google Earth,
les déclinaisons de deux murs. Le mur du cadran d’après-midi aurait donc une déclinaison de 31 degrés S.
O. et celui du matin, selon une déclinaison de 59 degrés S.E. Je trouvais donc une quasi-concordance avec
l’information en provenance de S. Louise, pour
qui le dessin de l’architecte indiquait des déclinaisons de 31,8 degrés S.O. et de 58,2 degrés S.E.
Fig. 5 Photo du P. Jean-François Allard, Oblat de MarieImmaculée (O.M.I.), aumônier des religieuses, professeur de sciences, concepteur et cadranier des deux cadrans de la maison mère des religieuses.
6
Le Gnomoniste
Fig. 6 Le grand cadran de l’après-midi sur la façade de
la rue Sussex Drive. On peut y voir la superposition des
lignes d’analyse sur les tracés des lignes horaires du cadran.
Roger Bailey
Volume XVI numéro 1, mars 2009
Voici un complément d’information provenant de mon
analyse gnomonique. Le grand cadran de l’après-midi,
sur la rue Sussex Drive, (Fig. 6) est correctement construit. Mais la superposition des tracés des lignes horaires est meilleure pour une déclinaison de 59 degrés S.
E. que pour celle de 58,2 degrés. Le style est inhabituel, étant placé sur un plan de la méridienne. Et il est
d’ordinaire plus difficile à installer, et conséquemment
à conserver l’exactitude du temps. Et aussi plus difficile que dans l’utilisation d’un style normal et perpendiculaire, lorsque celui-ci est donné par la hauteur de
la sous-stylaire obtenue par le calcul de sa distance.
Par contre, le cadran du matin sur la rue Bruyère est
plus étroit et se révèle exact, bien qu’il soit mieux superposé sur une déclinaison de 31 degrés S.O. L’étroitesse du cadran s’explique par la position entre le coin
du mur et les fenêtres limitrophes. Un ovale remplace
le cercle du grand cadran. Vu de la rue Sussex Drive,
l’ovale du petit cadran ajoute à l’effet de perspective
créé par le grand cadran. Pour un spectateur ordinaire,
le tracé compense de manière artistique l’effet de perspective ainsi créé. Ici encore, le style est érigé sur le
plan de la méridienne, en parallèle avec celui du grand
cadran érigé sur la façade.
Les photos affichent le temps représentant l’heure de
la montre.
Ces photos furent prises le 3 janvier 2008 à 14 h 44 et
à 14 h 46. Pour faire les corrections et en vérifier
l’exactitude, il faut faire la lecture de l’équation du
temps. Celle-ci nous indique, à cette date précise, un
écart négatif de moins 4 minutes et 25 secondes, et une
correction de longitude pour 75,6978 degrés de moins
2 minutes et 47 secondes. Il en résulte un temps solaire
respectif de 14 h 38 et 14 h 40. Il y a donc une adéquation assez précise entre les ombres des cadrans et celles qui apparaissent sur les photos. Le cadran du matin
peut sembler un peu dénaturé, car les styles de deux
cadrans ne paraissent pas parfaitement parallèles. Ainsi
dressés sur le plan de la méridienne, les styles pourraient être facilement courbés, mais difficilement ajustables.
En conclusion, ces cadrans sont donc calculés et construits selon les règles de l’art. Et les techniques modernes n’apporteraient rien de plus dans la construction de
ce type de cadrans. Le Père Allard a montré un goût
artistique très sûr en limitant les couleurs des cadrans
et en s’abstenant de toute ornementation superflue,
compte tenu de la nature du bâtiment, un couvent habité par des religieuses. Le même commentaire s’applique au cadran plus étroit et au tracé de l’ovale dessiné
pour corriger l’effet de perspective. Voici un bel exemple d’un tracé de cadran alliant des données scientifiques et des notions artistiques, et faisant le lien avec le
développement historique, la culture et l’essor du Canada. L’information et les photos sur les cadrans auront été fournies par sœur Louise. C’est Stephen Blakeney qui a réalisé les belles photos récentes des cadrans. Roger Bailey a contribué à l’analyse technique
des cadrans, afin d’en organiser le contenu pour cet
article, en préparation d’une communication lors de la
rencontre annuelle de l’association, en août 2008. Et la
traduction de ce texte a été faite par André E. Bouchard de la CCSQ.
Références :
1 — R. Newton Mayall et Margaret W. Mayall,
« Sundials: Their Construction and Use », Ed. Dover,
2000, ISBN 048661146X.
2 — André E. Bouchard, « Les cadrans verticaux
déclinants du Québec », in LE GNOMONISTE,
mars 2001, en cliquant sur : http://
cadrans_solaires.scg.ulaval.ca/v08-08-04/pdf/
VIII-1-p2-7.pdf , sur le site Web de la commission
des cadrans solaires du Québec (CCSQ).
Fig. 7 Le cadran du matin sur la rue Bruyère, avec ses
lignes horaires originales et la superposition de ses tracés
modernes.
Volume XVI numéro 1, mars 2009
Roger Bailey
Le Gnomoniste
7