Une nouvelle génération de Taïwanais aux urnes

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Une nouvelle génération de Taïwanais aux urnes
Perspectives chinoises
2012/2 | 2012
Mao aujourd'hui : une icône politique pour une époque
prospère
Une nouvelle génération de Taïwanais aux urnes
Les jeunes électeurs et le scrutin présidentiel de janvier 2012
Tanguy Lepesant
Éditeur
Centre d'étude français sur la Chine
contemporaine
Édition électronique
URL : http://
perspectiveschinoises.revues.org/5749
ISSN : 1996-4609
Édition imprimée
Date de publication : 4 juin 2012
Pagination : 75-84
ISBN : 979-10-91019-03-3
Référence électronique
Tanguy Lepesant, « Une nouvelle génération de Taïwanais aux urnes », Perspectives chinoises [En
ligne], 2012/2 | 2012, mis en ligne le 30 juin 2015, consulté le 02 octobre 2016. URL : http://
perspectiveschinoises.revues.org/5749
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perspectives
c hinoi se s
Une nouvelle génération de
Taïwanais aux urnes
Les jeunes électeurs et le scrutin présidentiel de janvier 2012
TANGU Y LE PES ANT
RÉSUMÉ : La réélection de Ma Ying-jeou le 14 janvier 2012 ne s’est pas faite sur un score aussi serré qu’annoncé. Cela notamment parce qu’il a
réussi à capter une partie des jeunes électeurs qui soutenaient pourtant très majoritairement Tsai Ing-wen en début de campagne. Dans le but
de faire ressortir les raisons qui ont poussé les Taïwanais âgés de 20 à 29 ans à faire évoluer leur choix, cet article analyse leur perception des
deux candidats, leurs préoccupations majeures et leur positionnement vis-à-vis des thèmes qui ont structuré la campagne : situation
économique et sociale, identification à Taiwan, statut international de l’île, et relations avec la Chine.
MOTS-CLÉS : Taiwan, élections, jeunesse, génération, Tsai Ing-wen, Ma Ying-jeou, Chine.
Q
u’il ait pris une forme verbale ou visuelle, le discours produit par le
Kuomintang (KMT) et le Parti démocratique progressiste (PDP) durant la campagne pour les élections présidentielle et législatives
qui se sont tenues conjointement le 14 janvier 2012 reflète clairement la volonté de chacun des deux partis de convaincre les électeurs du
centre. En ce sens, ces élections s’inscrivent dans le prolongement de celles
de 2008. Parallèlement à la défense de son bilan et des retombées du rapprochement avec la Chine populaire, le Kuomintang a de nouveau mis en
avant son identification à Taiwan et son dévouement à la protection des intérêts de sa population (1). La fierté d’être taïwanais, l’affection portée à l’île
en tant que « chez soi » et la valorisation de « l’unité dans la diversité » –
autant de thèmes chers au PDP – ont été au cœur de la mise en scène symbolique des soirées électorales et des spots télévisés diffusés tout au long
de la campagne.
Mais la convergence des thématiques n’a pas été le seul fait des choix tactiques du Kuomintang. Sous la conduite de Tsai Ing-wen, le PDP a également
opté pour une approche misant sur la conquête des électeurs indécis et des
déçus de la présidence de Ma Ying-jeou. Conscient de l’impossibilité de revenir sur la libéralisation des échanges avec la Chine qui sont désormais
considérés par la majorité de la population comme indispensables au maintien de la prospérité (2), le PDP a centré sa campagne sur le creusement rapide des inégalités sociales et sur les moyens de parvenir à résoudre les
difficultés matérielles rencontrées par le commun des Taïwanais plutôt que
sur une rhétorique anti-chinoise et ouvertement indépendantiste. De plus,
hormis les vifs débats qui ont suivi la proposition lancée par Ma Ying-jeou
de signer un accord de paix avec la Chine dans les dix années qui suivraient
sa réélection, le thème de la menace militaire chinoise a été le grand absent
de cette campagne.
En somme, le KMT comme le PDP ont fait passer au second plan leurs objectifs à long terme – l’unification pour l’un, et pour l’autre la reconnaissance
internationale d’une réalité incontestable, l’indépendance de Taiwan. Mettant de côté leurs rhétoriques nationalistes pan-chinoise et taïwanaise, les
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deux partis ont construit leur campagne à partir de versions modulées des
mêmes thèmes : l’identification à Taiwan, le caractère primordial de la défense des intérêts économiques et de la dignité de la population taïwanaise,
les moyens d’assurer la pérennité du développement de l’île, et la définition
d’un modus vivendi avec l’incontournable Chine populaire. Néanmoins, il
faut aller au-delà de cette convergence pour dégager les facteurs qui ont
conduit d’une part à la réélection de Ma Ying-jeou, mais avec une avance
beaucoup moins confortable (51,6 % des voix contre 58,45 % en 2008), et
d’autre part au score relativement faible de Tsai Ing-wen, qui n’a remporté
que 45,63 % des suffrages, alors que bon nombre d’analystes annonçaient
une victoire sur le fil du rasoir de l’un ou l’autre des candidats (3).
Dans l’optique de contribuer à une analyse des résultats de ces élections,
cet article s’intéresse plus particulièrement à la frange de l’électorat qui
avait entre 20 et 29 ans au moment du scrutin. Ils constituaient près d’un
cinquième (19 %) des 18 millions d’électeurs et parmi eux, environ 1,2 million avaient la possibilité de voter pour la première fois (4). Perçus comme
l’une des clés de la victoire par la plupart des observateurs en raison de leur
faible identification partisane et de leur indécision, ces jeunes électeurs et
plus encore les « primo-votants » (shoutouzu, 首投族 ) ont été l’une des
principales cibles de la campagne menée par les deux camps. Cet article
1.
Le KMT renouait ainsi avec deux thèmes mis en avant lors de la campagne précédente, mais qui
avaient ensuite été abandonnés au profit d’une politique culturelle et éducative cherchant à « resiniser » Taiwan.
2.
La « plate-forme politique sur 10 ans » (shi nian zhenggang 十年政綱) établie par le PDP en vue
des élections traduit ce positionnement tout en affirmant que la Chine n’est qu’une partie du
monde. Pour le chapitre relatif aux « relations commerciales entre les deux rives » (liang an jingmao 兩岸經貿) voir : http://10.iing.tw/2011/08/blog-post_21.html (en mandarin ; consulté le 7
mai 2012).
3.
Le troisième candidat à l’élection présidentielle, Soong Chu-yu a obtenu seulement 2,77 % des
voix et son parti le Qinmindang (親民黨) 3 sièges sur les 113 que compte le Yuan législatif. Le
Kuomintang a quant à lui remporté 64 sièges et le camp « vert » 43 sièges, dont 40 sont allés au
PDP et 3 à l’Alliance pour l’Union de Taiwan. Compte tenu de ces très faibles résultats et du fait
que les élections législatives ont été largement occultées par la présidentielle, cet article portera
essentiellement sur les campagnes de Ma Ying-jeou et de Tsai Ing-wen.
4.
À Taiwan, l’âge légal pour voter est 20 ans.
75
Arti cle s
tentera d’expliquer pourquoi après avoir fait porter leurs espoirs sur la candidature de Tsai Ing-wen jusque dans les dernières semaines, les 20-29 ans
ont finalement décidé de voter majoritairement pour Ma Ying-jeou. Pour
cela, il analysera la perception que les jeunes électeurs avaient des deux
partis et de chacun de leurs candidats, ainsi que leur positionnement vis-àvis des thèmes qui ont structuré la campagne.
Méthodes d’enquête : tendances
structurantes et suivi de la campagne
Les analyses développées dans cet article sont le fruit du croisement d’enquêtes menées d’une part afin de faire ressortir les lignes structurantes du
vote des électeurs qui avaient entre 20 et 29 ans au moment du scrutin et
d’autre part dans le but d’assurer un suivi de l’opinion de cette frange de
l’électorat tout au long de la campagne. À partir des travaux de Karl Mannheim, il a été montré ailleurs que ces jeunes nés dans les années 1980 (ou
plus précisément entre 1982 et 1991) constituent une génération à part entière dans la mesure où ils ont été socialisés dans un environnement radicalement différent de celui connu par leurs aînés : un État – la « République de
Chine à Taiwan » – à l’identité certes hybride mais symboliquement recentrée sur le seul territoire de l’île ; une société prospère en voie de consolidation démocratique, de plus en plus ouverte aux échanges avec la Chine et à
l’influence du reste du monde sur ses valeurs et ses modes de consommation (5). Ce cadre de socialisation autorise à penser qu’il est possible de faire
ressortir un certain nombre de caractéristiques propres à cette génération
post-réformes susceptibles d’orienter les positionnements politiques et identitaires de ses membres, et par voie de conséquence leur vote. Mais il est
également indispensable de prendre en compte les facteurs conjoncturels
liés au déroulement de la campagne : les thèmes abordés, la mise en forme
symbolique des discours, les événements qui la jalonnent.
Deux enquêtes fournissent les données permettant de dégager les caractéristiques générales du positionnement des jeunes électeurs. La première
est une enquête d’opinion menée par l’auteur au printemps 2010 au moyen
d’un questionnaire papier composé de 82 questions (dont 23 ouvertes) distribué dans quinze établissements d’enseignement supérieur répartis sur
l’ensemble du territoire de Taiwan (6). L’échantillon a été construit à partir
des statistiques fournies par le Ministère de l’Education pour l’année universitaire 2009-2010. Les départements de chaque établissement ont été
choisis dans le cadre d’une méthode non probabiliste d’échantillonnage par
choix raisonnés, c’est-à-dire en ne procédant pas à un tirage aléatoire des
individus sondés, mais en établissant des quotas qui reflétaient la composition de la population étudiante selon trois critères : le sexe, la filière
d’études, et la répartition géographique. Ces critères ont été retenus au regard des thèmes abordés dans le questionnaire (ethnicité, identité nationale,
identification partisane, perception de la Chine, esprit de défense, valeurs)
et de l’influence qu’ils pouvaient avoir sur les réponses apportées. La répartition entre établissements publics et privés a également été prise en
compte, mais avec un degré de précision moindre, les étudiants inscrits dans
le public étant surreprésentés. Ils comptent pour la moitié (50,8 %) des personnes interrogées alors qu’ils ne forment qu’un tiers (32,2 %) des inscrits
pour l’année universitaire 2009-2010. En revanche l’ethnicité n’a pas été
retenue dans l’élaboration des quotas car l’un des objectifs principaux du
questionnaire était justement d’éviter l’effet injonctif de la catégorisation
habituellement en usage à Taiwan dans les enquêtes d’opinion. Cela afin de
savoir dans quelle mesure ces catégories identitaires étaient toujours per76
tinentes au niveau de cette génération. Au total, 575 réponses ont été exploitées. Afin d’assurer le taux de retour le plus élevé possible et le respect
des quotas, un professeur a été contacté dans chaque établissement visé
et s’est chargé de transmettre les questionnaires aux étudiants, ceux-ci pouvant, s’ils le souhaitaient retourner leurs réponses sous enveloppe afin d’en
garantir la confidentialité. Du point de vue de l’analyse du comportement
de l’ensemble des électeurs ayant entre 20 et 29 ans, les données fournies
présentent néanmoins un biais en faveur des jeunes bénéficiant d’une éducation supérieure qui doit être souligné. En effet, selon le Ministère de l’Education, en 2009-2010, un peu moins des deux tiers (64,5 %) de la tranche
d’âge considérée effectuaient des études supérieures.
Une seconde enquête de taille beaucoup plus réduite et menée durant le
printemps et l’été 2011 complète les résultats de ce questionnaire en se focalisant sur les questions économiques. Elle est constituée de vingt-sept témoignages de jeunes âgés de 24 à 30 ans et ayant déjà intégré le marché
du travail depuis au moins un an. Les individus interrogés ont été sélectionnés par l’intermédiaire de cinq assistants chargés de recruter chacun cinq
ou six personnes en fonction d’un petit nombre de critères : sexe, âge, secteur d’activité. Il leur était demandé de donner leur opinion par écrit en réponse à dix questions ouvertes qui portaient à la fois sur la santé de
l’économie taïwanaise (marché de l’emploi, conditions de travail, salaires,
pouvoirs d’achat, inégalités de revenus, etc.) et sur l’évolution des relations
économiques avec la Chine populaire.
À ces données permettant de faire apparaître les tendances structurantes
des choix de l’électorat considéré, s’ajoute une approche plus dynamique
de la campagne. Elle a d’abord consisté en une analyse du discours produit
par chacun des camps lors des soirées électorales et à travers les dizaines
de films publicitaires qu’ils ont diffusés à la télévision et sur l’internet. Au
total 77 vidéos ont été visionnées, dont 49 produites par le Kuomintang (7)
et 28 par le PDP (8). L’intérêt particulier porté à ces films se justifie par le fait
qu’ils forment des condensés rhétoriques et symboliques du discours de
chaque camp et qu’ils s’adressaient souvent aux jeunes.
Le suivi dynamique du positionnement des jeunes électeurs face à ce discours, mais aussi de leurs attentes, de l’opinion qu’ils se faisaient des partis,
des candidats et des programmes a été réalisé de deux façons. Grâce à des
entretiens conduits au fil de la campagne, notamment lors des soirées électorales, et au sein de trois groupes de réflexion organisés avec des étudiants
en novembre et décembre 2011, puis en mars 2012. Chacun d’eux comprenait entre quatre et six personnes déjà en âge de voter en 2008. L’un des
objectifs était de recueillir leur opinion tout en la plaçant dans une perspective comparative avec 2008.
L’image des candidats et de leur parti en
début de campagne
Dès sa victoire à la primaire organisée par le PDP fin avril 2011 et son entrée dans la course à la présidence, Tsai Ing-wen a semblé être en mesure
5.
Tanguy Le Pesant, « Generational Change and Ethnicity among 1980s-born Taiwanese », Journal
of Current Chinese Affairs, vol. 40, n° 1, 2011, p. 137-139.
6.
Pour une description plus détaillée de la méthode d’échantillonnage, ibid., p. 141-143.
7.
Quarante-six d’entre elles étaient en ligne, sur le lien Youtube du site de campagne du KMT, « Taiwanbravo », http://www.youtube.com/user/taiwanbravotw (consulté le 7 mai 2012).
8.
Bien que n’étant plus en ligne sur le site de campagne de Tsai Ing-wen (http://iing.tw/
video_index.aspx [consulté le 14 avril 2012]), elles peuvent être retrouvées sur Youtube ou ou à
partir du blog Letters from Taiwan, http://lettersfromtaiwan.tumblr.com/post/13637731738/taiwan-election-campaign-videos (consulté le 7 mai 2012).
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Tanguy Le Pesant – Une nouvelle génération de Taïwanais aux urnes
de battre Ma Ying-jeou. Plusieurs enquêtes d’opinion indiquaient qu’elle bénéficiait d’une forte cote de popularité se traduisant en intentions de vote.
Trois sondages effectués le 27 avril pour le compte de médias proches du
Kuomintang, le United Daily News (Lianhebao), le China Times (Zhongguo
shibao) et la chaîne de télévision câblée TVBS montraient que l’écart entre
les deux candidats (Soong Chu-yu n’avait alors pas encore déclaré sa candidature) était infime, Tsai l’emportant d’un et 0,4 point dans les deux premiers, et Ma d’un point dans le troisième (9). La campagne s’annonçait donc
difficile pour le président sortant. Le travail de refondation effectué par Tsai
Ing-wen depuis son accession à la présidence du PDP, trois ans plus tôt, avait
porté ses fruits, permis de tourner la page Chen Shui-bian et de reconquérir
une partie de l’électorat perdu en 2008 (10). Du moins, c’est ce que pouvaient
faire penser les succès remportés par le PDP aux élections législatives partielles et les bons résultats enregistrés par le parti lors des élections locales
de décembre 2010. Inversement, la popularité de Ma était au plus bas depuis
l’été 2009 (11).
La plupart des enquêtes menées durant les mois qui ont suivi l’investiture
des deux candidats ont montré que la crise rencontrée par Ma était particulièrement grave parmi les jeunes électeurs qui avaient pourtant largement
contribué à sa victoire en 2008. Selon le sondage TVBS évoqué plus haut,
fin avril 2011, Tsai Ing-wen recueillait 51 % des intentions de vote chez les
20-29 ans, contre 42 % pour Ma Ying-jeou. Mi septembre, l’écart était tout
aussi important, Tsai devançant Ma de 12 points (50 % contre 38 %) (12). Le
camp bleu a rapidement pris conscience de la crise qualifiée « d’extrême »
par l’un de ses députés, Wu Yu-sheng (吳育昇) (13). À l’occasion du troisième
anniversaire de l’investiture de Ma, le 20 mai 2011, les éditoriaux des journaux proches du gouvernement ne cachaient pas leur inquiétude quant aux
chances du président d’être réélu (14). Parmi les raisons invoquées par le Lianhebao : la perte de crédibilité d’un président manquant désormais de charisme et apparaissant comme usé face à la fraîcheur et au dynamisme de
la candidate du PDP.
Les entretiens conduits durant le printemps et l’automne 2011 et les discussions menées dans le cadre des groupes de réflexion confirment ces impressions et font ressortir deux tendances. D’une part, la remobilisation des
jeunes électeurs verts qui s’étaient abstenus en 2008, déçus par les affaires
de corruption impliquant Chen Shui-bian et son entourage et par un nationalisme jugé trop radical car fermant toute possibilité de dialogue avec la
Chine et reniant la composante chinoise de l’identité taïwanaise. D’autre
part, le profond doute dans lequel une partie des jeunes électeurs ayant
soutenu Ma en 2008 était plongée. Ceux-ci avaient souvent placé beaucoup
d’espoirs dans la candidature d’une personnalité politique à laquelle ils attribuaient de nombreuses qualités. Ils voyaient en lui un homme intègre,
dynamique et charismatique dont l’exemple tirait le Kuomintang vers le
haut ; modéré, ce qui lui permettrait de trouver un modus vivendi avec la
Chine tout en s’attirant les faveurs des États-Unis ; doté d’une formation et
d’un profil international (doctorat de droit de Harvard, très bon niveau d’anglais) qui lui permettraient certainement de porter haut les couleurs et la
souveraineté de Taiwan ; dynamique et fort d’une expérience à tous les niveaux administratifs (secrétaire de Chiang Ching-kuo, ministre, maire de Taipei de 1998 à 2006).
Mais ces entretiens et l’enquête statistique menée en 2010 font également ressortir la faiblesse de l’identification partisane des jeunes nés dans
les années 1980. Seuls 38,6 % des étudiants qui ont répondu au questionnaire soutenaient un parti : 19,5 % étaient favorables au KMT, 17,9 % au
PDP et 1,2 % à une autre formation politique. Cela a deux conséquences :
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un taux d’abstention très élevé, surtout chez les primo-votants (15), et des
reports de voix qui peuvent être massifs d’une élection à l’autre, mais également tout au long d’une campagne. La grande volatilité du vote de cette
tranche d’âge s’explique d’abord par leur rapport au politique. Il faut toutefois en préciser les caractéristiques et faire la distinction entre les comportements qui relèvent de facteurs générationnels et ceux qui doivent être
mis sur le compte d’un « effet classe d’âge. »
Il est souvent dit des Taïwanais nés à partir des années 1980 qu’ils ne manifestent aucun intérêt pour le politique. Pour certains observateurs, il s’agirait même d’une des caractéristiques principales de cette génération née
au sein de familles de taille réduite et relativement prospères, ayant grandi
dans une société de consommation démocratique et beaucoup plus permissive (16). Autrement dit, pour ses détracteurs, la jeunesse taïwanaise serait
gagnée par la « face sombre de l’individualisme » telle que Charles Taylor
la décrit dans le cas de l’Occident (17). Enfermée dans un relativisme destructeur, dans un souci de soi excessif, un repli narcissique, elle substituerait
aux préoccupations politiques, sociales, et dans une moindre mesure spirituelles, qui transcendent le moi une idéologie de l’accomplissement de soi
réduite à la plate jouissance consumériste.
Si ces critiques s’appliquent effectivement à une partie non négligeable
des jeunes Taïwanais, il est cependant abusif de les étendre à toute la génération post-réformes. Les réponses au questionnaire de 2010 font apparaître
une réalité beaucoup plus nuancée. Un tiers (34,6 %) seulement des étudiants interrogés disent n’avoir « absolument aucun intérêt » (15,8 %) ou
« très peu d’intérêt » (18,8 %) pour les affaires politiques, alors qu’un autre
gros tiers (37,7 %) s’y intéresse « modérément » tandis que 2,4 % n’ont
« pas d’avis » sur le sujet. Un quart d’entre eux (25,4 %) manifeste en revanche « de l’intérêt » (21,9 %) ou « beaucoup d’intérêt » (3,5 %) pour le
politique. Je l’ai montré ailleurs, le manque d’intérêt pour le politique doit
aussi être mis sur le compte d’un « effet classe d’âge » (18). La pression parentale, l’impératif de réussite, un emploi du temps surchargé, le bachotage
quotidien et le rythme effréné auxquels la plupart des collégiens et des lycéens sont soumis les enferment dans « une bulle scolaire » dont ils ne sortent qu’après les examens d’entrée à l’université. Cette bulle qui les
maintient hors des préoccupations du « monde réel » puis le choc existentiel provoqué par son éclatement engendrent une socialisation politique à
9.
Taipei Times, 29 avril 2011, p.1.
10. L’image du PDP a beaucoup souffert des accusations de détournements de fonds contre Chen
Shui-bian, et son entourage. Après un procès qui a soulevé beaucoup d’interrogations sur l’indépendance du système judiciaire, Chen a été condamné en novembre 2010 à 17 ans et demi de
prison. J. Bruce Jacobs, Democratizing Taiwan, Brill, Leiden, Boston, 2012, p. 261-266.
11. Frank Muyard, « Analyse de la présidence de Ma Ying-jeou à mi-mandat », Perspectives chinoises,
n° 2010/3, p. 14 et 19-20.
12. Enquête réalisée par le Centre de sondage de la chaîne TVBS ente le 20 et le 22 septembre 2011.
L’échantillon était constitué uniquement de personnes ayant au-dessus de 20 ans et qui déclaraient avoir l’intention de se rendre aux urnes le jour de l’élection. Les 12 % restants comptaient
donc voter mais ne savaient pas encore pour qui.
13. Taipei Times, 29 avril 2011, p. 1
14. Lienhebao, 20 mai 2011, p. A2 ; Wangbao, 20 mai 2011, p. A2.
15. Selon une enquête menée par le Groupe d’observation de la politique nationale des primo-votants
(shoutouzu guozheng guanchatuan 首投族國政觀察團) rendue publique fin décembre 2011, la
moitié des électeurs qui avaient la possibilité de voter pour la première fois à une élection présidentielle s’étaient abstenus en 2008.
16. Yvonne Chang et Joanne Chen, « Strawberries the Frame », Taiwan Review, vol. 57, n° 10, octobre
2007, http://taiwanreview.nat.gov.tw/ct.asp?xItem=24696&CtNode=128 (consulté le 30 mars
2011)
17. Charles Taylor, Le malaise de la modernité, Cerf, 2008 (1992), p. 12 et 21-24.
18. À ce sujet voir, Jean-Pierre Cabestan et Tanguy Le Pesant, L’esprit de défense de Taiwan face à la
Chine. La jeunesse taiwanaise face à la tentation de la Chine, L’Harmattan, 2009, p. 76-86.
77
Arti cle s
Tsai Ing-wen lors d’un rassemblement près de son siège de campagne. © Hubert Kilian
retardement et contribuent certainement à amplifier l’impression d’un repli
narcissique. Le suivi de nombreux jeunes au cours de leur cursus universitaire
et après leur entrée sur le marché du travail montre cependant que cette
génération est loin d’être tout entière abrutie par l’opium du consumérisme.
Parmi les étudiants dont j’ai pu suivre la trajectoire, ceux qui ont développé
une conscience citoyenne au fil des années ne sont pas rares. Mais leur intérêt croissant pour les affaires publiques s’exprime souvent sous une forme
désincarnée, par ordinateur interposé, et/ou très localisée. C’est pourquoi il
peut échapper à l’observateur dont le « radar sociologique » chercherait à
déceler des mouvements institutionnalisés, affiliés à un parti ou un camp
politique, inscrits dans la durée et occupant physiquement les rues et les
espaces publics.
Le refus de s’engager en faveur d’un camp politique tient par ailleurs au
profond dégoût que bon nombre de jeunes citoyens taïwanais manifestent
à l’égard de la scène politique telle qu’ils la perçoivent, c’est-à-dire faite
d’oppositions partisanes stériles, de coups bas et d’accusations réciproques
non fondées, de manipulations de toutes sortes, d’abus de pouvoir et de
corruption. Les trois quarts (74,4 %) des étudiants questionnés en 2010 sur
la qualité de l’environnement et des débats politiques taïwanais estimaient
qu’elle était « mauvaise » (46,2 %) ou « extrêmement mauvaise » (28,2 %).
Ils étaient quinze seulement (2,6 %) à penser le contraire.
En somme, compte tenu de la faible politisation de cette frange de l’électorat, de la difficulté fréquente à faire une distinction claire entre les deux
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camps et d’une méfiance très largement partagée à l’égard des partis, la décision de voter ou non et le choix du candidat se font moins en fonction de
l’adhésion d’un individu aux valeurs et aux objectifs de l’une des formations
politiques que sur l’image véhiculée par un candidat, sur sa capacité à
convaincre qu’il est différent, qu’il pourra non seulement donner un nouveau
cap à son parti, mais aussi insuffler un nouvel élan à Taiwan en matière économique et sur la scène internationale.
En 2008, l’équipe de campagne de Ma Ying-jeou a su tirer parti de sa « starisation » et du capital sympathie qu’il avait accumulé durant ses deux mandats de maire de Taipei. Conduite par King Pu-tsung (金溥聰), elle a cherché
à rompre avec les deux campagnes précédentes au cours desquelles Lien
Chan et le Kuomintang n’étaient jamais parvenus à se défaire d’une image
de « parti de vieux » sur la défensive. En 2008, le Kuomintang ne s’est pas
contenté de faire campagne sur les mêmes thèmes que le PDP. Il lui a aussi
emprunté ses codes esthétiques visuels et sonores (l’accent mis sur la diversité des paysages et des cultures de Taiwan, l’utilisation récurrente de la
forme de l’île pour symboliser la communauté politique taïwanaise, la reprise de plusieurs chansons autrefois utilisées par le PDP) à tel point qu’il
était parfois difficile de savoir lequel des deux partis était à l’origine de certains des spots publicitaires avant les dernières images (19). Parallèlement, le
19. Tanguy Le Pesant, « Chine-Taiwan : le retour du Kuomintang », Politique étrangère, 2008, n° 2,
p. 295-306.
perspectives chinoises • No 2012/2
Tanguy Le Pesant – Une nouvelle génération de Taïwanais aux urnes
rajeunissement de l’image du Kuomintang est passé par la mise en avant
du dynamisme de Ma Ying-jeou. Photogénique, sportif et à l’intégrité irréprochable, il incarnait le renouveau du Kuomintang et la possibilité, ou du
moins l’espoir, d’un nouveau souffle pour Taiwan, alors que le PDP s’enfonçait depuis plusieurs années dans les affaires de corruption.
Mais après quatre années passées à la tête de l’État, Ma Ying-jeou ne pouvait plus compter sur la fraîcheur de sa candidature pour convaincre les
jeunes électeurs. Usé physiquement, régulièrement critiqué pour son incompétence, ses volte-face et son hypocrisie, il avait en outre à défendre
un bilan économique très controversé et bien loin du slogan « 6-3-3 » qui
résumait la promesse faite en 2008 d’une croissance annuelle de 6 %,
30 000 dollars américains de PIB par habitant et un taux de chômage ramené en dessous de la barre des 3 %. Le Kuomintang se retrouvait pour
ainsi dire à la case départ. Ses efforts pour reconquérir les jeunes électeurs
ont été très visibles tout au long de la campagne. Ils se reflètent dans le
choix même du logo et du slogan en « mandarin de Taiwan » (Taiwan guoyu
台灣國語). Ils empruntent tous deux à la « culture jeune » : un pouce levé
ayant la forme de Taiwan et rappelant celui utilisé sur Facebook, accompagné de « Allez Taiwan » (台灣加油) ou « Allez Taiwan Super » (Taiwan jiayou
zan 台灣加油讚), le dernier caractère, zan, étant également celui utilisé sur
Facebook pour signifier qu’une personne apprécie un élément posté.
L’équipe de Ma Ying-jeou, de nouveau conduite par King Pu-tsung, nomma
aussi deux porte-parole de moins de trente ans : Yin Wei (殷瑋) et Ma Weikuo (馬瑋國). Le choix du premier était judicieux : il s’était fait remarquer
en 2010 pour son opposition à la signature de l’Accord cadre de coopération
économique (ECFA) avec la Chine avant de rallier le KMT. Leur engagement
en faveur de Ma fut mis en avant dans plusieurs séquences vidéo. Elles faisaient partie d’un éventail de films de campagne clairement destinés à toucher les jeunes électeurs comme par exemple le clip rock au titre en anglais
« We are one » et le court métrage en deux parties d’une dizaine de minutes
chacune « La fille au drapeau (guoqi nühai 國旗女孩) » sur lesquels nous
reviendrons plus loin, ou encore un montage des rencontres et des discussions de Ma Ying-jeou avec les étudiants de plusieurs universités. Enfin, le
Kuomintang mit en avant dix candidats aux législatives âgés de moins de
quarante ans.
Face à Ma, Tsai Ing-wen disposait de plusieurs atouts pour incarner un
nouvel élan. Agée de 55 ans, elle possédait un profil d’universitaire formée
à l’étranger relativement similaire à celui de son rival, la fraîcheur en plus.
Après des études de droit à l’université Cornell et à la London School of Economics, elle avait enseigné plusieurs années. Au cours des deux mandats de
Chen Shui-bian, elle avait ensuite occupé les fonctions de ministre des Affaires continentales de 2000 à 2004 puis de vice-premier ministre en 20062007. Après l’échec de la candidature du « ticket » PDP formé par Hsieh
Chang-ting et Su Tseng-chang qui n’avait réuni que 41,55 % des voix, elle
avait pris la direction d’un PDP en proie à une profonde crise en mai 2008.
Son association au gouvernement Chen aurait pu lui porter préjudice auprès de l’électorat du centre. Le Kuomintang a d’ailleurs cherché à plusieurs
reprises à la présenter comme une proche de l’ancien président, et donc
une indépendantiste extrémiste. Prenant le contre-pied de ces accusations
en posant au contraire sa candidature comme l’aboutissement de quatre
années de reconstruction et de repositionnement au centre de l’échiquier
politique après les cuisantes défaites subies par le PDP entre 2005 et 2008,
Tsai a clairement cherché à faire oublier les années noires du PDP en incarnant son nouveau visage, modéré et moderne, et sa capacité à gouverner
de nouveau le pays. L’équipe de campagne de Tsai opta pour une rupture
No 2012/2 • perspectives chinoises
profonde avec les codes visuels, les thèmes et le ton employés jusque-là.
Sur le plan visuel, la couleur verte utilisée d’ordinaire par le PDP en référence
au drapeau du parti fut remplacée par le jaune, le rose foncé et l’orange. Le
slogan en anglais « Taiwan Next » sur une flèche jaune inclinée vers le haut
et associé à la phrase « Décidons maintenant de notre futur (xianzai jueding
weilai 現在決定未來 ) » résumait quant à lui l’orientation générale de la
campagne voulue par Tsai : tournée vers le futur de l’île plutôt qu’appuyée
sur la légitimité que le PDP devrait tirer de ses combats passés pour la démocratie ; centrée sur Taiwan et les problèmes concrets rencontrés au quotidien par la population plutôt que sur une rhétorique indépendantiste, sur
une impossible accession aux Nations-Unies ou sur la dénonciation de la
menace chinoise. Enfin, le ton adopté fut maîtrisé, Tsai Ing-wen mettant à
profit son statut d’universitaire pour tenter d’apparaître proche du peuple
sans être populiste.
Le style adopté par Tsai Ing-wen lui aura sans doute coûté des voix parmi
les électeurs plus âgés du sud de Taiwan qui ne se seront pas reconnus dans
cette campagne très différente de celles de ses prédécesseurs. Les entretiens
effectués indiquent qu’il a en revanche certainement contribué à rassurer
et à éveiller l’intérêt des jeunes électeurs.
Les préoccupations des jeunes électeurs en
matière d’avenir
Le soutien dont a bénéficié Tsai en début de campagne chez les 20-29 ans
s’explique aussi par le fait que les critiques formulées contre le gouvernement Ma rejoignaient les inquiétudes de cette frange de l’électorat concernant son avenir. Le PDP a braqué le projecteur sur les problèmes intérieurs
de Taiwan et sur la nécessité de les résoudre en mettant en place une politique de développement durable entendue au sens large, c’est-à-dire une
croissance économique qui ne se ferait pas au détriment d’un environnement naturel déjà bien malmené mais qui serait aussi mise au service d’une
plus grande justice sociale et générationnelle.
Tsai Ing-wen et son équipe ont tenté de montrer que les choix de développement économique du gouvernement Ma impliquaient le sacrifice des
conditions d’existence actuelles et futures d’une grande partie de la population taïwanaise. Sur le plan environnemental, leurs attaques se sont
concentrées sur le nucléaire et la détermination de Ma Ying-jeou à poursuivre les travaux de la quatrième centrale en dépit des enseignements de la
catastrophe de Fukushima. Mais ce sont surtout les critiques d’ordre économique qui ont permis à Tsai de marquer des points auprès des jeunes
électeurs. Au coeur de ces critiques se trouvait d’ailleurs la détérioration de
leurs conditions de vie et de travail. Une série de cinq films très courts regroupés sous le thème « Président Ma, vous avez battu un record » (Ma
zongtong nin po jilu le 馬總統您破記錄了) évoquait par exemple les difficultés rencontrées par ceux qui intègrent le marché du travail ou souhaitent
construire une famille : le taux de chômage élevé chez les jeunes diplômés
(12,97 % des 20-24 ans en 2011) ; l’impossibilité d’accéder à la propriété à
Taipei ; le fait que contrairement au coût de la vie, les salaires n’augmentent
pas et que, en 2010, 3,6 millions d’employés gagnaient moins de 30 000
dollars taïwanais (NT$) par mois (environ 750 euros) ; l’accroissement des
inégalités de revenus ; l’endettement rapide de Taiwan qui pèse sur l’avenir
des futures générations.
Si les chiffres mis en avant par le PDP étaient parfois discutés, une majorité
écrasante des personnes interrogées tout au long de l’année 2011 adhérait
aussi à ces critiques. Il faut dire que la croissance du PIB (plus de 10 % en
79
Arti cle s
2010 et autour de 4 % en 2011) et les « gains de compétitivité » sur lesquels le gouvernement a beaucoup communiqué occultent la dégradation
des conditions réelles de travail de la majorité des Taïwanais, et plus particulièrement des jeunes dont les salaires continuent de régresser alors que
leurs journées s’allongent. Selon une enquête réalisée par l’agence d’emploi
104 Job Bank au printemps 2011, les 639 entreprises sondées étaient prêtes
à verser en moyenne un salaire mensuel de 26 432 NT$ à un employé venant d’obtenir une licence (20). Cinq ans plus tôt, selon les chiffres du gouvernement, le salaire moyen proposé lors de la première embauche était de
26 700 NT$, ce qui représentait déjà une baisse de 762 NT$ par rapport à
1998 (21).
Plus des trois quarts (77 %) des étudiants ayant répondu à une enquête
réalisée fin 2011 dans une vingtaine d’universités par le Groupe d’observation de la politique nationale des primo-votants étaient déçus par le
manque d’efforts du gouvernement pour résoudre le problème du chômage
et de la faiblesse des salaires des jeunes (22). La plupart des étudiants avec
lesquels je me suis entretenu tout au long de l’année 2011 et des vingtsept jeunes ayant déjà intégré le marché du travail considéraient également
que Ma Ying-jeou n’était pas parvenu à améliorer leur situation. Au contraire,
selon eux, plusieurs de ses initiatives avaient eu un effet pervers, comme
par exemple la politique de subventions offertes par le gouvernement, à
partir de 2009, aux entreprises recrutant un jeune diplômé pour un salaire
fixé à 22 000 NT$ et un contrat à durée déterminée d’un an. Cette politique
était à l’origine destinée à faire baisser le chômage des jeunes au moment
où la crise frappait de plein fouet l’économie taïwanaise. Mais dans bien des
cas, elle s’est finalement retournée contre eux puisqu’elle a fourni un alibi
aux employeurs qui en ont profité pour baisser les salaires au niveau de ce
qu’ils ont présenté comme étant la norme fixée par le gouvernement.
À la faiblesse des salaires viennent s’ajouter des journées de travail de plus
en plus longues (23). En 2010, les Taïwanais travaillaient en moyenne 181,2
heures par mois, soit 2 174 heures par an (24). Si Taiwan était membre de
l’OCDE, l’île serait le pays où les gens passent le plus grand nombre d’heures
au travail, juste derrière la Corée du Sud (2 193 heures par personne en
2010) (25). Mais il ne s’agit là que des heures déclarées par l’employeur. Une
enquête menée au printemps 2011 montre que plus des quatre cinquièmes
des employés de bureau taïwanais interrogés travaillaient entre 10 et 11
heures par jour (26). Or dans 70 % des cas, ils n’étaient pas payés pour les
heures supplémentaires effectuées.
Bien loin des promesses de campagne faites en 2008, la poursuite de la
détérioration des conditions de travail sous la présidence de Ma Ying-jeou
fait apparaître les limites de l’accélération sans précédent de la libéralisation
des échanges avec la Chine pourtant présentée par le gouvernement KMT
comme la solution à tous les maux de Taiwan. Lors de la signature de l’Accord cadre de coopération économique (ECFA) fin juin 2010, l’administration Ma affirmait ainsi qu’il garantirait à Taiwan d’échapper à la
marginalisation économique au moment où la Chine populaire poussait à
la constitution de vastes zones de libre-échange dans la région. Mais comme
le fait remarquer Philippe Chevalérias, alors que Taiwan n’est en réalité pas
aussi économiquement isolée que le gouvernement Ma voudrait le faire
croire, son économie est en revanche confrontée à des problèmes structurels
que l’ECFA et la libéralisation des échanges avec la Chine ne peuvent résoudre (27).
La levée de la plupart des restrictions pesant sur les investissements et les
transferts de technologies en Chine incite en effet les entreprises taïwanaises
à ne pas revoir un modèle de croissance qui date du début des années 1990
80
et qui est fondé sur une fuite en avant dans l’exploitation du faible coût de
la main d’œuvre chinoise (28). Or cette logique de la rentabilité à court terme
draine une grande partie des investissements et des cerveaux vers la recherche d’économies d’échelle par l’accroissement des capacités de production transférées en Chine, au détriment de stratégies d’accroissement
des marges par la création de produits innovants ou haut de gamme et le
développement de marques reconnues internationalement. Ainsi, à quelques
exceptions près (HTC, Acer, Asus), les entreprises taïwanaises restent prisonnières d’une chaîne de commande mondialisée dans laquelle elles occupent généralement la très inconfortable place de sous-traitant. Pour rester
compétitives, elles cherchent à maintenir le coût du travail le plus faible
possible en tirant les salaires vers le bas et en ayant recours aux heures supplémentaires non payées. Or les premières victimes de ce « modèle » de
développement sont les employés les moins qualifiés et donc souvent les
plus jeunes.
Les entretiens effectués font toutefois ressortir une vision nuancée de l’intégration économique des deux rives. Les personnes interrogées reconnaissent souvent l’impact négatif des délocalisations sur les conditions de travail
et les niveaux de salaires pratiqués à Taiwan en raison du transfert d’une
partie importante des postes à responsabilités de l’autre côté du détroit et
de la lourde pression exercée par la concurrence du marché de l’emploi chinois. Mais elles considèrent également que le développement des relations
avec la Chine est vital pour l’économie taïwanaise. C’est pourquoi le réchauffement des relations entre Taipei et Pékin ainsi que la signature de
quinze accords techniques sont généralement vus d’un bon œil. Les étudiants sont notamment très majoritairement favorables à la mise en place
de liaisons aériennes, maritimes et postales directes ainsi qu’à l’ouverture
au tourisme chinois. Quant à l’ECFA, bien qu’ils éprouvent plus de difficultés
à se prononcer nettement pour ou contre, l’accord n’est qu’assez rarement
rejeté en bloc et plus souvent considéré du point de vue mis en avant par
le gouvernement Kuomintang : il mettra en danger certains secteurs traditionnels de toute façon appelés à disparaître tôt ou tard, mais permettra en
définitive d’éviter la marginalisation et rendra l’économie plus compétitive.
Lors de l’enquête que j’ai réalisée en 2010, les trois cinquièmes (61,7 %)
des étudiants estimaient que d’un point de vue général, la Chine était une
source d’opportunités économiques pour Taiwan, alors que moins d’un quart
(23,8 %) percevaient une menace. Cette impression s’est encore renforcée
depuis. La campagne menée par le Kuomintang et les médias proches du
pouvoir sur la base des bonnes performances taïwanaises au milieu du marasme économique mondial a conforté l’idée que l’intégration économique
20. Taipei Times, 26 mai 2011.
21. Yvonne Chang et Joanne Chen, op. cit.
22. Taipei Times, 29 décembre 2011, p. 3.
23. Pour quelques exemples concrets, voir « Les jeunes pauvres : 29 000 NT$ par mois après avoir
étudié en Europe » (青貧一族/留歐月薪兩萬九), Lianhebao, édition en ligne, 28 août 2011.
22. Temps de travail moyen pour les secteurs de l’industrie et des services. Direction générale du budget, de la comptabilité et des statistiques (DGBAS) du Yuan exécutif de la République de Chine
(Taiwan), http://eng.dgbas.gov.tw/mp.asp?mp=2 (consulté le 7 mai 2012).
25. OCDE, « Average annual hours actually worked per worker 2000-2010 », http://stats.oecd.org/
Index.aspx?DataSetCode=ANHRS (consulté le 7 mai 2012).
26. Enquête menée par l’agence d’emploi Yes123 sur un échantillon de 2140 personnes. Taipei Times,
2 mai 2011.
27. Philippe Chevaliéras, « L’économie taiwanaise après le miracle », Perspectives chinoises, 2010/3,
p. 43 et 46.
28. À ce sujet, voir le dossier intitulé « Les espoirs et les peines de la poussée vers l’Ouest » (da xi jin
de xiwang yu aichou 大 西 進 的 希 望 與 哀 愁 ), CommonWealth (Tianxia, 天 下 ) n° 481,
21 septembre - 4 octobre 2011.
perspectives chinoises • No 2012/2
Tanguy Le Pesant – Une nouvelle génération de Taïwanais aux urnes
des deux rives comporte certes des aspects néfastes, mais que la situation
serait encore pire si Taiwan ne pouvait pas s’accrocher à la croissance chinoise. Face à cette situation, la plupart des jeunes interrogés adoptent une
attitude fataliste, considérant qu’ils ne peuvent rien face aux « forces du
marché » ou estimant qu’il revient à chacun de s’armer du mieux qu’il peut
pour gravir au plus vite les échelons de la hiérarchie et pouvoir sortir la tête
de l’eau.
En somme, Tsai Ing-wen pouvait souligner les souffrances endurées par la
génération accédant à la vie adulte et intégrant le marché du travail, elle
pouvait dénoncer l’incapacité du gouvernement Ma à endiguer la détérioration du marché de l’emploi et l’appauvrissement de la population, mais il
lui était difficile de faire porter ses attaques sur le cœur du problème – la
dépendance excessive de l’économie taïwanaise à l’égard de la Chine – sans
risquer le discrédit tant la poursuite du développement des relations entre
les deux rives est désormais perçue comme indispensable à la survie économique de Taiwan. Dans le domaine des relations Taiwan-Chine, Tsai Ingwen ne pouvait donc pas proposer un projet radicalement différent. Elle
était condamnée à faire campagne sur le terrain de prédilection du Kuomintang : la poursuite de bonnes relations avec Pékin.
L’identification à Taiwan et le statut
international de l’île
Quoique passées au second plan, derrière les questions économiques,
l’identification à Taiwan et le statut de l’île sur la scène internationale ont
été deux autres thèmes importants. Ce sont aussi deux sujets qui, en dépit
d’apparences trompeuses, préoccupent la jeunesse taïwanaise. Mais, de
même qu’en 2008, le PDP n’a pas été en mesure d’en tirer profit d’abord
parce que les jeunes électeurs se méfient de l’instrumentalisation des questions identitaires, ensuite parce qu’ils ne font pas une distinction nette entre
les valeurs et les objectifs défendus par le PDP et le KMT et enfin parce que
le Kuomintang n’a pas manqué d’insister sur son enracinement local ainsi
que sur la défense effective de l’existence internationale de Taiwan et de la
dignité des Taïwanais à travers sa politique de réconciliation avec Pékin.
Les jeunes taïwanais se disent souvent fatigués de l’accent constamment
mis sur les questions identitaires (29). S’ils montrent de la réticence à les aborder, ce n’est toutefois pas parce qu’elles sont sans importance à leurs yeux,
mais plutôt parce qu’ils considèrent que l’identification à Taiwan est acquise,
qu’elle est partagée par une majorité écrasante de la population et qu’ils
refusent par conséquent d’entrer dans le jeu des manipulations et des dichotomies identitaires utilisées par les deux camps. Ainsi, près des deux tiers
(63,7 %) des personnes interrogées dans le cadre de l’enquête que j’ai
menée au printemps 2010 « désapprouvaient fortement » (30,1 %) ou
« désapprouvaient » (33,6 %) lorsqu’il leur était demandé s’ils étaient
« d’accord avec l’idée défendue par certains que ‘‘aimer Taiwan, c’est soutenir un gouvernement de Taïwanais de souche’’ ». Pour eux, les accusations
fondées sur l’ethnicité sont déplacées. Le lieu de naissance d’une personne
ou de ses ancêtres ne devrait pas présumer de sa loyauté envers Taiwan. Ils
considèrent avant tout l’ethnicité comme une composante de l’édifice identitaire individuel et ne la perçoivent pas selon une logique d’opposition entre
un groupe de « Taïwanais de souche » (benshengren 本省人) qui serait historiquement légitime et un groupe de « continentaux » (waishengren 外省
人) le plus souvent nés à Taiwan mais qui devraient constamment tenter de
racheter le « péché originel » des circonstances de l’installation dans l’île
de leurs parents ou grands-parents (30).
No 2012/2 • perspectives chinoises
De même, les étudiants de la génération post-réformes marquent une certaine méfiance à l’égard de la question de l’identité nationale non parce
qu’ils n’en auraient cure ou parce qu’ils rejetteraient la division du monde
en États-nations, mais plutôt parce qu’ils ne se reconnaissent pas dans la
formulation réductrice du débat qui anime la scène politique et la sphère
médiatique. Pour eux, l’opposition binaire exclusive entre identité taïwanaise
et identité chinoise ne fait pas sens car leur identification à un État-nation
taïwanais s’accompagne le plus souvent du maintien de Taiwan dans la
sphère ethno-culturelle chinoise. Les données fournies par l’enquête
conduite en 2010 montrent que l’identification à Taiwan est très largement
partagée au sein de cette génération et qu’elle correspond bien à une identité nationale (31). Les trois quarts (74,8 %) des étudiants qui ont répondu
au questionnaire se disaient « Taïwanais » (40,9 %) ou à la fois « Taïwanais
et Chinois (Huaren) » (33,9 %). Or la quasi totalité d’entre eux (85,3 %) se
prononçait en faveur de l’indépendance de Taiwan dans le cas où celle-ci
pourrait être acquise tout en conservant de bonnes relations avec la Chine
populaire. Seuls 4 % s’y opposaient, alors que 10,7 % étaient sans opinion
sur la question (32). D’autres réponses qui ne pourront être détaillées ici faute
de place viennent renforcer la conclusion que la plupart du temps être « Taïwanais » pour ces jeunes signifie bien avoir le sentiment d’appartenir à une
communauté politique territorialisée limitée à Taiwan, aux Penghu et à
quelques dizaines d’îles plus petites : ils attendent du gouvernement qu’il
place les intérêts de Taiwan et de sa population avant toute autre considération ; ils revendiquent le droit à l’autodétermination et ils considèrent que
l’amélioration du statut international de Taiwan doit figurer au rang des
priorités de l’action du gouvernement.
Cependant, affranchie des tiraillements d’un nationalisme primordialiste
qui voudrait que le sentiment d’appartenance à Taiwan exclue toute forme
d’identification à la Chine, l’identité nationale de cette génération est caractérisée par une valorisation de l’hétérogénéité constitutive des fondements de la culture taïwanaise et une fierté d’être Taïwanais qui
n’impliquent pas mécaniquement le rejet du socle ethno-culturel chinois
de cette identité. Dans le cadre du questionnaire d’enquête distribué en
2010, seul un cinquième (20,5 %) des étudiants s’opposaient à l’idée avancée à plusieurs reprises par Ma Ying-jeou que « les peuples des deux rives
sont les descendants des empereurs Yan et Huang » alors que plus de la
moitié (51,9 %) se disaient « d’accord » ou « tout à fait d’accord » et
qu’un quart (26,4 %) étaient sans opinion sur la question (33). Mais ces
liens du sang et la reconnaissance de l’appartenance de Taiwan à la sphère
29. Shelley Rigger, « Taiwan’s Rising Nationalism: Generation, Politics, and “Taiwanese Nationalism” »,
Policy Studies, 26, East-West Center Washington, 2006, p. 52.
30. Tanguy Le Pesant, « Generational Change and Ethnicity among 1980s-born Taiwanese », art. cit.
31. Afin de comprendre la signification réelle des catégories identitaires « Taïwanais », « Chinois »
ou « Taïwanais et Chinois » pour les personnes qui répondent aux sondages régulièrement effectués à Taiwan, le questionnaire de 2010 élargissait les possibilités de réponses de deux manières.
D’une part, en distinguant entre « Huaren » (華人) et « Zhongguoren » (中國人) – alors que
bien souvent les enquêtes effectuées à Taiwan ne proposent que « Zhongguoren » pour la catégorie que le français traduit par un seul mot – « chinois ». C’est notamment le cas de celles effectuées tous les six mois par le Centre d’études des élections de Chengda qui sont très souvent
reprises par les analystes occidentaux. Dans le questionnaire que j’ai distribué, l’éventail de choix
se trouvait d’autre part élargi par la possibilité de placer l’un des trois termes (Taïwanais, Huaren
ou Zhongguoren), avant l’autre pour la catégorie identitaire duale. Au total, les personnes interrogées disposaient donc d’un ensemble de dix réponses dont une ouverte leur permettant d’échapper à la rigidité de ces catégories en répondant librement.
32. À très peu de choses près, les mêmes proportions sont retrouvées si les 195 personnes qui se disaient à la fois « Taïwanais et Huaren » sont prises séparément : 84,6 % soutenaient l’indépendance si elle pouvait être acquise tout en maintenant de bonnes relations avec la Chine, 3,6 % y
étaient opposés et 11,8 % ne se prononçaient pas.
33. Cette formule était notamment présente dans le discours de mi-mandat prononcé par Ma Yingjeou le 20 mai 2010.
81
Arti cle s
culturelle chinoise ne se traduisent pas en termes politiques. C’est pourquoi la plupart des jeunes qui souhaitent associer une dimension chinoise
à leur identité nationale taïwanaise préfèrent utiliser la catégorie « Huaren » (華人) plutôt que « Zhongguoren » (中國人), la première ayant une
dimension ethno-culturelle alors que la seconde revêt une signification
plus politique.
Dans cette optique, il n’y a pas de contradiction entre l’affirmation d’une
identité nationale taïwanaise et la mise en avant d’une ethnicité chinoise.
Il n’y a pas non plus de contradiction entre le sentiment d’appartenir à une
communauté politique taïwanaise qui se veut indépendante et la volonté
de préserver l’héritage culturel chinois, voire l’existence de la République
de Chine à Taiwan en tant que fusion de deux trajectoires historiques : celle
du passé propre à l’île et celle d’un État « né en Chine, mais ayant grandi
et atteint sa maturité démocratique à Taiwan ». Ainsi, aux yeux de la majorité des membres de cette génération, bien que Ma Ying-jeou et de nombreux cadres dirigeants du KMT soient des « Continentaux » et qu’ils
défendent l’héritage de la République de Chine, ce parti n’en est pour autant pas moins taïwanais que le PDP. Une infime minorité des étudiants
interrogés à ce sujet estimaient que le Kuomintang n’était pas un parti
local (34). La dimension politique de l’intégration économique des deux rives
ne leur apparaît pas évidente et ils ne voient pas dans le Kuomintang un
parti nationaliste chinois qui chercherait à « vendre Taiwan » à la Chine.
Au contraire, nombreux sont ceux qui le soutiennent parce qu’ils considèrent qu’il est le plus à même de rehausser le statut de Taiwan sur la scène
internationale. C’était la première raison avancée par les étudiants qui se
disaient favorables au KMT en réponse au questionnaire distribué en 2010,
devant « la promotion du développement économique » et l’ouverture de
discussions sur la paix.
Ma Ying-jeou et le Kuomintang ont fait beaucoup d’efforts pour conforter
les jeunes électeurs taïwanais dans leurs impressions. Ils ont constamment
souligné leur identification à Taiwan, associé la défense de la République de
Chine (RDC) à celle des intérêts et de la souveraineté de l’île et mis en avant
ce qu’ils estimaient être l’amélioration de la situation internationale de Taiwan grâce à la réouverture du dialogue avec Pékin. L’équipe de campagne du
KMT a produit quantité de films destinés à prouver l’attachement et l’identification de Ma à Taiwan, comme par exemple deux entretiens avec ses professeurs de langues hoklo et hakka. Tous ces films mettaient particulièrement
l’accent sur la pluralité des origines de la population taïwanaise et sur la richesse culturelle dont jouit Taiwan du fait de cette diversité. C’était par exemple le thème au centre du morceau de musique phare de la campagne du
Kuomintang dont le refrain, en mandarin et en anglais, est « sous un même
ciel, nous ne formons qu’un » (同一片天空, we are one). Il s’ouvre sur une
affiche du film Seediq Bale et met en scène deux jeunes musiciens qui partent faire le tour de Taiwan à moto, à la rencontre des « différentes voix »
des habitants de l’île qui leur remettent des ballons de toutes les couleurs,
symboles de la diversité ethnique et culturelle. Au fil de leurs étapes, le clip
nomme et souligne la beauté d’une vingtaine de régions, villes et villages de
Taiwan, il met l’accent sur son caractère insulaire, il passe en revue certains
des éléments généralement considérés au centre de « l’identité culturelle
taïwanaise » (baseball, marché de nuit, temple et pratiques religieuses) et
insiste sur la diversité des origines de la population taïwanaise en en présentant les deux extrémités : un groupe de femmes âgées en costume Paiwan
et un groupe de « nouvelles habitantes » (xin zhumin 新住民), catégorie administrative créée pour désigner les étrangers mariés à des Taïwanais et
ayant obtenu la naturalisation.
82
L’importance accordée aux étrangers installés à Taiwan, à leur « amour
pour l’île » et à leur naturalisation me semble particulièrement intéressante
car elle est révélatrice d’une nouvelle tentative de légitimer la place des
continentaux au sein de la population taïwanaise : ils ne seraient en définitive qu’une vague d’immigrants à Taiwan parmi d’autres, au sein d’une
chaîne qui a commencé longtemps avant eux et qui est appelée à se prolonger avec l’installation de non Han et le métissage consécutif de la population. Dans le clip « We are one », une rangée de « nouvelles
habitantes » montre des ballons sur lesquels est écrit « nous aimons Taiwan » en mandarin. Deux d’entre elles brandissent ensuite fièrement leur
carte d’identité taïwanaise. Cette séquence rappelle deux autres films de
campagne du Kuomintang. Il s’agit de témoignages en mandarin d’étrangers
naturalisés taïwanais. L’un est américain, installé à Taiwan depuis une vingtaine d’années, il y a fait deux ans de service militaire. L’autre est une femme
d’origine franco-dominicaine, mariée à un Hakka. Tous deux font l’éloge de
Taiwan et font comprendre qu’ils ne souhaitent vivre ailleurs. Les films se
terminent sur « je suis Taïwanais, je suis citoyen de la République de Chine. »
Ici apparaît une manœuvre tactique déjà utilisée par le Kuomintang en
2008, mais aussi à chaque fois qu’il a été critiqué sur la nature de ses liens
avec le Parti communiste chinois et la finalité de son action : masquer son
retour à une idéologie nationaliste pan-chinoise derrière la mise en avant
d’une relation d’équivalence entre la République de Chine et Taiwan. Pour y
parvenir le KMT a joué habilement de l’ambiguïté de la réunion de deux
marqueurs symboliques : le drapeau de la RDC et la forme de l’île de Taiwan.
Toute la campagne de Ma Ying-jeou s’est faite aux couleurs du drapeau, omniprésent lors des soirées électorales comme dans les spots publicitaires ou
sur tous les produits dérivés. Mais si l’utilisation surabondante du drapeau
permettait au Kuomintang de matérialiser le lien entre Taiwan et la Chine à
travers l’histoire de la République et donc de mobiliser l’électorat « bleu
foncé », son association très fréquente à la forme de l’île devait aussi rappeler son engagement à défendre la souveraineté de Taiwan, le drapeau
étant alors le symbole de l’existence d’un État taïwanais. La campagne du
Kuomintang regorgeait de combinaisons différentes entre le drapeau et la
forme de Taiwan. Lorsque les deux jeunes musiciens dont il a été question
partent faire le tour de Taiwan, un gros plan montre par exemple le drapeau
de la RDC découpé dans la forme de l’île sur le fond blanc de leur casque de
moto.
Il faut en outre souligner que dans les films de campagne ciblant les jeunes
électeurs, cet État était très rarement nommé « République de Chine » et
bien plus souvent « Taiwan ». Dans le court-métrage « La fille au drapeau »
évoqué plus haut, le pays au centre de l’histoire est Taiwan. La République
de Chine n’est pas mentionnée une seule fois. Et lorsque, à la fin du film, la
jeune héroïne est finalement en mesure de dire à quoi fait référence le drapeau de la RDC qui lui a été offert et avec lequel elle a parcouru Taiwan, elle
n’évoque que les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité. Pas un mot sur
ses origines historiques. Bien que cette vision soit en réalité très éloignée
de la sienne, le Kuomintang ne s’y est pas trompé. C’est ainsi que la jeunesse
taïwanaise perçoit et s’approprie ce drapeau : comme un symbole de l’existence d’un État taïwanais et des valeurs démocratiques qu’il porte, mais
évidé de toute référence à la Grande Chine et au nationalisme chinois. La
34. La question posée était : « Certains disent que “le Kuomintang n’est pas un parti local”. Êtes vous
d’accord avec ce point de vue ? » (有人說:「國民黨非本土政黨」,請問您同不同意這種
說法?). Parmi les étudiants qui ont répondu, 3,1 % étaient « tout à fait d’accord » et 10,4 %
« d’accord » alors que 38,6 % n’étaient « pas d’accord » et 12,3 % « absolument pas d’accord. »
Par ailleurs, 13 % estimaient que cela « dépendait de la situation » et 21 % étaient sans opinion.
perspectives chinoises • No 2012/2
Tanguy Le Pesant – Une nouvelle génération de Taïwanais aux urnes
disparition de la République de Chine derrière Taiwan est aussi frappante
dans le slogan du Kuomintang : « Allez Taiwan ».
Enfin, pour matérialiser les efforts de l’administration Ma quant à la défense de la souveraineté de Taiwan et de son existence sur la scène internationale, son équipe s’est appuyée sur ce qu’elle a présenté comme une
amélioration sans précédent du statut de Taiwan. En réalité, le Kuomintang
n’avait que très peu de réelles victoires à son actif. La « trêve diplomatique »
avec la Chine a certes permis à Taiwan de conserver ses 23 alliés, mais elle
n’a pas conduit à une diminution de la pression exercée par Pékin sur l’ensemble de la communauté internationale dans le but d’y éradiquer la présence de la RDC. Le Kuomintang s’est donc emparé de tout ce qui pouvait
faire croire à un succès, comme par exemple la signature d’accords autorisant les ressortissants taïwanais à voyager sans visa dans 124 pays, pour
donner corps à une vaste campagne de communication destinée d’une part
à montrer que la communauté internationale approuvait la politique de détente dans les relations Taiwan-Chine et d’autre part que les Taïwanais en
bénéficiaient directement. À ce titre il est certain que la décision des ÉtatsUnis, annoncée le 22 décembre, d’inscrire Taiwan sur la liste des pays candidats à une exemption de visa pour entrer sur le sol américain a joué en
faveur du président sortant. Elle matérialisait le soutien de l’administration
Obama à la réélection de Ma.
Le poids décisif des relations avec la Chine
Hormis les quelques semaines de vif débat qui ont suivi la proposition de
Ma Ying-jeou de signer un accord de paix avec la Chine dans les dix années
qui suivraient sa réélection, la question du futur politique de Taiwan, c’està-dire du choix entre indépendance et unification, est restée à l’arrière plan
de la campagne. Les deux partis savaient fort bien que pour remporter les
élections ils devaient mettre de côté leurs objectifs politiques à long terme
– l’unification de la Grande Chine pour le KMT et la reconnaissance formelle
de l’indépendance de Taiwan pour le PDP. Ma Ying-jeou s’est donc cantonné
à la formule des « trois non » (non à l’unification, non à l’indépendance et
non au recours à la force) et Tsai Ing-wen s’en est tenue à la Résolution sur
le futur de Taiwan adoptée par le PDP en 1999 et qui affirme qu’il n’est pas
nécessaire de déclarer l’indépendance, l’île étant déjà un État souverain
constitutionnellement nommé République de Chine.
Cependant, la proposition lancée le 17 octobre 2011 par Ma Ying-jeou
d’ouvrir des négociations de paix avec la Chine a forcé le PDP à réagir et à
concentrer ses attaques sur les dangers potentiellement mortels pour la
souveraineté de l’État taïwanais d’une telle initiative (35). Et cela pendant
plusieurs semaines. Très mal accueillie par la population, cette proposition
a provoqué la chute de Ma dans les sondages. Mais elle a aussi permis au
Kuomintang de recentrer la campagne sur l’importance vitale de bonnes
relations avec la Chine et sur les prérequis de la poursuite du dialogue avec
Pékin. Autrement dit, cette manœuvre risquée a débouché sur le transfert
du centre de gravité de la campagne. De la critique du bilan de Ma Yingjeou, il s’est reporté vers l’impérieuse nécessité de poursuivre l’institutionnalisation des relations avec la Chine pour éviter tout risque de dérapage
non contrôlé. Ce transfert a bien entendu grandement profité à Ma. Le PDP
a d’abord marqué des points en soulignant le fait que les négociateurs chinois exigeraient certainement que l’unification des deux rives du détroit
soit inscrite dans le texte de l’accord ce qui anéantirait toute marge de manœuvre dans la définition du futur politique de Taiwan. Mais le Kuomintang
a ensuite rapidement réussi a faire oublier ce projet controversé en marteNo 2012/2 • perspectives chinoises
lant qu’en attendant l’émergence de conditions propices à la résolution du
différend politique opposants les deux rives, il était néanmoins indispensable
de maintenir un cadre à l’intérieur duquel les discussions pourraient se poursuivre tout en préservant la paix et le « statu quo ». Or ce cadre, l’administration Ma était parvenue à l’établir sur la base du « consensus de 1992 »
(jiu er gongshi 九二共識) selon lequel Taipei et Pékin seraient arrivées cette
année-là à un accord oral reconnaissant l’existence d’une seule Chine,
chaque partie ayant sa propre interprétation de ce que signifie cette « Chine
unique. »
Durant les dernières semaines de campagne, le Kuomintang a pu compter
sur des moyens financiers sans commune mesure avec ceux dont disposaient le PDP, mais aussi sur le soutien d’une large partie des médias télévisés et de la presse écrite pour porter le « consensus de 1992 » sur le
devant de la scène. Il a aussi bénéficié du soutien massif du monde des affaires qui s’est prononcé en faveur de ce « consensus » ou, de façon moins
directe, pour « des relations entre les deux rives stables (36) ». La veille du
scrutin, un groupe réunissant cent vingt-sept entrepreneurs faisait par exemple passer une publicité dans le journal Apple Daily qui affirmait que « dans
les conditions économiques actuelles, celui qui soutient le consensus de
1992 maintient des relations entre les deux rives stables, ce qui nous permet
en retour de diriger sans crainte et de continuer à prendre soin de nos employés et de leurs familles (37) ».
Tsai Ing-wen n’a pas trouvé le moyen de se dégager de la trajectoire de ce
rouleau compresseur. Alors qu’elle était en position de force en début de
campagne lorsque le débat portait essentiellement sur la détérioration des
conditions de vie et de travail de la population taïwanaise, elle s’est retrouvée en difficulté à partir du moment ou les projecteurs ont été braqués sur
la manière dont chaque camp comptait poursuivre le dialogue avec Pékin
et ainsi garantir le maintien de la paix et de « ses dividendes », pour reprendre une expression du Kuomintang. Le PDP ne pouvait reconnaître le
« consensus de 1992 » – c’est-à-dire l’existence d’une Chine unique dont
Taiwan ferait partie – sans se trahir. Mais en même temps, il devait montrer
qu’une autre voie était possible. Tsai Ing-wen a bien cherché à donner des
garanties en affirmant qu’elle ne dénoncerait ni les quinze accords techniques signés par le gouvernement KMT ni même l’ECFA, bien que celui-ci
ferait l’objet d’un réexamen attentif. Elle n’a toutefois pas réussi à convaincre que son élection et le retour au pouvoir du PDP ne signifieraient pas la
rupture du dialogue avec Pékin et qu’elle ne compromettrait pas le développement des échanges avec la Chine. Elle n’est pas non plus parvenue à
expliquer comment elle surmonterait l’intransigeance de Pékin quant à la
reconnaissance du principe de Chine unique comme condition préalable à
toute discussion, ni à détailler la feuille de route qui devrait accompagner
le changement de paradigme qu’elle préconisait, à savoir « aller vers la Chine
avec le monde et non pas aller vers le monde avec la Chine ».
La série de sondages effectués environ toutes les deux semaines par le
centre d’enquête de la chaîne TVBS montre que chez les électeurs âgés de
20 à 29 ans ayant l’intention de voter, Ma Ying-jeou a « touché le fond »
mi novembre. Un sondage réalisé entre le 8 et le 10 novembre indiquait
que Tsai Ing-wen recueillait 54 % des intentions de vote contre seulement
28 % pour Ma Ying-jeou et 8 % pour le troisième candidat, Soong Chu-yu.
Ma a ensuite entamé une remontée progressive pour finalement passer de35. Tanguy Le Pesant, « Un accord qui rabaisserait Taiwan ? », China Analysis, n° 36, p. 40-45.
36. Tanguy Le Pesant, « Le monde des affaires se mobilise pour la réélection de Ma Ying-jeou », China
Analysis, n° 37.
37. Apple Daily, 13 janvier 2012, p. 13.
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Arti cle s
vant Tsai Ing-wen début janvier et conserver une faible avance sur sa rivale
jusqu’à l’élection. Un sondage terminé le 6 janvier donnait une avance de
deux points à Ma avec 41 % des voix contre 39 % pour Tsai et 9 % pour
Soong. Un autre, effectué deux jours après le scrutin, montrait que Ma Yingjeou avait conservé cette avance et très probablement bénéficié en plus du
report des voix qui allaient auparavant à Soong Chu-yu. 45 % des jeunes
sondés disaient avoir voté pour Ma Ying-jeou, 37 % pour Tsai Ing-wen, 3 %
pour Soong Chu-yu, les 5 % restant n’ayant pas donné de réponse.
Les entretiens et les discussions menées à l’occasion des groupes de
réflexion montrent que c’est bien sur sa capacité à dépasser le stade des
critiques pour convaincre qu’elle portait un projet alternatif viable que
Tsai Ing-wen a finalement perdu une partie importante des jeunes électeurs flottants. Ses attaques contre le bilan de Ma Ying-jeou étaient
certes fondées et efficaces en début de campagne, mais elles ont ensuite
cédé la place à une série de doutes : la candidate du PDP serait-elle en
mesure de réunir une équipe compétente derrière elle ; de quelle marge
de manœuvre disposerait-elle vis-à-vis de Pékin ; pourrait-elle vraiment
apporter des solutions aux problèmes économiques et sociaux dénoncés ? Son annonce, le 6 janvier 2012, à huit jours du scrutin, de la possibilité de former un gouvernement de coalition si elle était élue n’a pas
contribué à rassurer.
Conclusion
Outre les avantages structurels dont Ma Ying-jeou a bénéficié (moyens financiers du KMT, médias largement acquis, bastions d’électeurs indéfectibles), Frank Muyard et Stéphane Corcuff s’accordent à penser que sa
réélection est le résultat d’un choix par défaut (38). Selon eux, nombreux sont
ceux qui ont finalement voté pour Ma malgré le sentiment de déception,
voire la profonde antipathie, qu’il leur inspirait. Ces impressions se confirment chez les 20-29 ans. En début de campagne, le soutien dont bénéficiait
Tsai Ing-wen était fondé sur la déception provoquée par les promesses non
tenues de Ma Ying-jeou, sur les inquiétudes de la jeunesse quant à son avenir, sur l’adhésion aux critiques formulées par la candidate du PDP ainsi que
sur l’espoir d’une rupture et d’un projet alternatif pour Taiwan. Mais ce soutien n’était pas acquis d’avance. Contrairement à ce qui est souvent dit,
l’identification au PDP n’est pas plus forte chez les jeunes que dans le reste
de la population. S’il obtient régulièrement de bons scores dans cette frange
de l’électorat c’est avant tout de façon ponctuelle, grâce à certains de ses
candidats et grâce au style de ses campagnes. Mais dans ce domaine, le
Kuomintang a beaucoup appris de ses défaites. Il a également su neutraliser
la question de l’identification à Taiwan. Par conséquent, une grande partie
des jeunes électeurs qui soutenaient Tsai Ing-wen étaient susceptibles de
lui échapper à tout moment. C’est finalement ce qui s’est produit car Tsai
n’a pas réussi à convaincre de la viabilité de son projet face à la question
des modalités de la poursuite du développement des relations économiques
avec la Chine. En revanche, le soutien accordé à Ma par le monde des affaires
taïwanais, les États-Unis et bien entendu la Chine ont certainement contribué à associer sa réélection au maintien d’une certaine stabilité.
L’évolution des intentions de vote de cette génération traduit donc à la
fois un certain pragmatisme et une tension croissante entre la force d’attraction économique chinoise et la dynamique de renforcement de l’identité
nationale taïwanaise. Elle reflète aussi sa volonté de maintenir de bonnes
relations avec l’incontournable voisin chinois alors que le protecteur historique que sont les États-Unis lui apparaît sur le déclin. Mais, si la jeunesse
s’est finalement reportée sur Ma Ying-jeou et son « consensus de 1992 »,
c’est avant tout parce que faute de mieux, elle espère qu’ils pourront préserver le statu quo, la démocratie taïwanaise et la paix dans le détroit. Ce
n’est donc certainement pas un vote en faveur d’un rapprochement politique entre les deux rives, sans même parler d’unification.
z Tanguy Le Pesant est Maître de conférences à la National Central University (Chongli, Taiwan) et chercheur associé à l’antenne du CEFC à
Taipei.
38. Frank Muyard, « Les élections présidentielle et législatives de 2012. Analyses et perspectives »,
conférence donnée à l’antenne de Taipei du Centre d’études français sur la Chine contemporaine
(CEFC), 18 janvier 2012, http://www.cefc.com.hk/rubrique.php?id=74 (consulté le 7 mai 2012) ;
Stéphane Corcuff, « Taiwan au-delà des élections : identification plurielle, mais citoyenneté taiwanaise », Sens Public, mars 2012, http://www.sens-public.org/spip.php?article918&lang=fr
(consulté le 7 mai 2012).
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perspectives chinoises • No 2012/2