Loin de chez moi - lecture - Alternative libertaire Alsace

Transcription

Loin de chez moi - lecture - Alternative libertaire Alsace
Loin de chez moi ...
mais jusqu'ou ?
Pinar Selek, 2010
"La philosophie est le mal du pays.
C'est le souhait de se sentir chez soi partout."
Novalis Kehre.
J'ai aimé ma maison dès mon enfance. J'aimais le sentiment
dans cette maison. J‘aimais la solitude que j'éprouvais là-bas, comme
la compagnie de mes tendres en qui j'avais confiance et un grand
amour. J'aimais cuisiner et parler avec eux de nous et du monde en
général. J'aimais prendre et observer les objets et les souvenirs qui
m'étaient importants et ensuite préparer mon âme et mon corps pour
le jour suivant.
Mais aussi, je voyais les limites de cette maison. Je savais
également que les portes s'ouvraient différemment vers l'intérieur ou
vers l'extérieur... Que les murs qui nous tenaient à l'intérieur en
laissaient d'autres à l'extérieur. Je ne me suis jamais enfermée 1
là-bas. Je me suis familiarisée avec d'autres espaces, d'autres maisons, d'autres vies et existences. C’était une lutte contre les stéréotypes du patriarcat qui m’obligeait à me mettre dans ses moules.
Mais cela me fortifiait de retourner de temps en temps, dans
cette maison qui m'attendait avec toutes ces choses que moi-même et
les personnes qui me sont chères, avions rassemblées. M'y reposer à
nouveau et m'ouvrir à l'inconnu, en me remémorant les souvenirs, me
fortifiait.
Ensuite, j'ai établi de petites et temporaires demeures dans
diverses villes, pays et lieux pour les études et d‘autres occupations...
Peu à peu les frontières de ma « Maison » se sont élargies. J'ai
appris à parcourir, les yeux fermés et dans des lieux temporaires, un
terrain beaucoup plus vaste. J'ai expérimenté différentes manières
d'exister. Toujours avec des amies. Nous aimions répéter cette
expression de Virginia Wolf : « En tant que femme, je n'ai pas de
pays. En tant que femme, je ne désire aucun pays. Mon pays à moi,
femme, c'est le monde entier ».
À l'intérieur de différents processus de subjectivisation entrelacés, effondrés et reconstruits, j'ai étendu les frontières de mon
espace qui m'apparaissait toujours plus étroit qu'il n'était. Dans les
espaces qui ne portaient pas de trace de moi, j'ai aimé m'y perdre,
apprendre les différents rythmes et garder l'allure.
Oui, comme disait notre chère Virginia, je ne désirais aucun
pays. Mais tout en sachant qu'un jour j'allais m'asseoir, à nouveau
revenir vers moi-même, et comme le disait Levinas, que je reculerai
vers ma terre comme une réfugiée. Étant assurée que ma maison
m'attendait avec mes amours et mes souvenirs, je continuais à me
perdre dans Istanbul, dont je connaissais tous les endroits particuliers, les cafés secrets, les impasses et les coins cachés. Oui, je me
perdais, même en l'absence de brouillard, et je me jetais vers la
2 côte en glissant sur les vagues. En même temps, je maintenais
mon existence politique dans un pays dont je connaissais la langue et
les réflexes, et dont je pouvais utiliser les outils d'expression. Dans
ce contexte historique particulier, je savais ce que mes mots et mes
actes pouvaient signifier et également comment ils seraient compris
par d'autres.
Mais mes rêves n'ont pas cessé de me suivre. Parce que je
savais que la maison, excepté le confort qu'elle procurait, signifiait
également tracer des frontières. J'étais déroutée par les paroles de
Walter Benjamin qui définissaient le chez soi comme vivre dans un
endroit sûr, dans une boîte secrète. Sous l'influence de Deleuze, je ne
cessais pas de me poser la question de comment la déterritorialisation
pouvait être possible. C'est pour ces raisons que j'ai refusé le mariage
et les nécessités du quotidien en tant que mécanisme de domestication. J’avais décidé de ne pas faire un enfant qui va m’attacher aux
obligations institutionnelles. Etant une femme, je ne voulais pas vivre
dans une de ces maisons remplies de meubles identiques. Je ne voulais pas passer ma vie à regarder les programmes télévisés et à me
promener dans les parcs avec mes enfants. Vivre dans la rue à certaines périodes ou rester éveillée jusqu'au matin avec des personnes
sans abri dans différents endroits, avait des liens avec ma recherche
philosophique.
Mais même l'état de déterritorialisation avait sa place. Comme
ces nomades qui laissent leur empreinte de pas et qui attachent de
petits morceaux de tissu aux branches des arbres sur leurs routes, je
créais mon propre rythme et j'apprenais quels vents allaient m’accompagner pendant que je migrais entre les espaces. Et je le répète :
je me balançais les yeux fermés.
Je suis souvent tombée. Je tombais tout le temps. La domination masculine était brutale. Mon corps saignait de ça et de là et parfois je sentais que j'allais tomber sur la tête et mourir. Mais je m'étais
familiarisée aux tempêtes, mes amis étaient à côté de moi et bientôt je hissais de nouveau la voile.
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Au sein des frontières que j'étendais, je créais un endroit
ouvert et calme qui laissait de la place aux découvertes, aux miracles,
à des réunions spontanées et à des actions. J‘ai dit que je créais. Bien
sûr, je n'étais pas toute seule mais au travers de ce processus de création collective, je décidais moi-même et sur la base de mes propres
choix quelles frontières j'allais étendre et jusqu'à quel point ; selon
mon propre pouvoir, mes propres faiblesses et mes rêves.
Et puis soudain, on m’a arrachée de mon univers.
L’Etat masculin m’accusait d’être une sorcière.
Où était le pays des sorcières ? Je ne connaissais pas. Je me
suis retrouvée dans un espace dont je ne connaissais ni la langue ni
les réflexes et dont les tempêtes ne m'étaient pas habituelles. Ma maison était là-bas, loin de moi. Et elle m'était interdite.
L'espace dans lequel j'étais habituée à créer des choses et dans
lequel il y avait ma propre trace, m’était interdit. Lorsque j'ai laissé
derrière moi cette trace, je ne fus pas seulement séparée de ma maison mais également de moi-même. Je ne pouvais pas y retourner. Je
ne peux pas y retourner.
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traduction :
Justice pour Pinar Selek
Vide et sans limite
La question n'est pas seulement de connaître physiquement
les endroits où tu vis. Le sentiment du chez-soi est également de ne
pas se sentir étrangère aux dynamiques de ces lieux. Ai-je vraiment
maîtrisé toutes les dynamiques d'Istanbul ? Non. Parce que tout
endroit est globalement imprégné par des relations de domination.
Etant une femme, je ne pouvais pas maîtriser les gigantesques mécanismes qui m'encerclaient là où je suis née, ni dans les rues où je travaillais. Mais il y a une différence. Au moins je les connaissais
mieux. J'apprenais et je savais mieux avec qui et jusqu'où je pouvais
marcher, sur quelle pierre je pouvais poser mes pieds et quelles rues
étaient des impasses. Ceci augmentait certainement mon pouvoir de
résister.
Est-ce que cela me domiciliait pour autant ?
Peut-être qu'un jour j'aurais changé ma direction pour venir ici.
Si ce jour arrive, une personne peut quitter tout ce qu'elle possède. Mais c'est elle qui fixe le moment. On peut partir après avoir
décidé de ce qu'on allait laisser derrière soi, ou de quelle manière on
allait le faire, ce qu'il fallait achever ou non. De cette manière on peut
glisser hors de ses frontières.
Il y a une différence significative entre cette sorte de glissement et le fait d'être arraché.
Mes fleurs ont manqué d'eau, les oiseaux auxquels je donnais
du pain tous les matins, mes vieux amis auxquels j'apportais de la
nourriture, l'olivier que j'avais planté dans mon jardin... Le roman
que j'avais commencé à lire et l'article que j'étais en train d'écrire
sont restés sur la table. Les photos de ma mère, les cadeaux de 5
mes vieux amis, les lettres que je lisais fréquemment, la campagne
politique que nous avions récemment commencée et le discours que
j'allais prononcer lors de la manifestation... mes amis m'attendant au
coin de la rue...
Mon chez moi, ma maison c'était eux.
Je n'avais pas fini de construire ma maison. Je continuais...
Pourquoi maintenant ?
Cela peut arriver. La vie n’est pas constituée simplement de
notre propre monde. Les possibilités qui s'offrent à nous dans des
espaces limités ne se transforment-elles pas en même temps en chaînes qui nous entravent ? Nous ne sommes pas nées seulement dans
notre maison, notre ville ou notre pays ; nous sommes nées dans le
monde. « Mon pays à moi, femme, c'est le monde entier. » N’est-il
pas préférable de découvrir les miracles inconnus, les expériences,
les visages de cette vie très courte que nous allons vivre et que nous
pouvons perdre à chaque instant ?
Mais... S'il n'y avait pas eu de contraintes, je n’aurais pas facilement changé de direction vers ailleurs. Les oliviers, l'amie à qui
j'apporte à manger et les discours à prononcer allaient continuer pour
toujours.
Mais regarde maintenant, deux ans se sont écoulés. J'ai appris
à dire mes mots, à m'amuser, à pleurer, à faire l'amour et à établir des
liens à l'intérieur de ces vies que je ne connaissais pas auparavant. J'ai
rencontré des gens que j'ai envie d'embrasser et ne plus jamais quitter. En plus, j'ai pu hisser la voile avec de nouveaux vents et je ne me
suis pas renversée.
Je dois accepter. J'aime ces chemins. Ces rencontres dont je
n'avais même pas rêvé. Rencontrer des expériences qui me
6 paraissaient si éloignées dans le passé. Écouter. Expliquer. Être
stimulée par des gens qui m'étaient inconnus. Me déployer dans ce
monde non pas comme si j'étais une invitée, mais comme si j'étais
chez moi, dans ma maison.
Que disait St. Hugo qui vivait en pays saxon au 12ème siècle ?
« Celle qui admire son pays se trouve au début du chemin, celle qui
voit tout lieu comme chez elle est puissante, mais celle qui voit le
monde entier comme un pays étranger est parfaite. » Alors donc,
lorsqu'on est éloignée de sa maison, on comprend que l'on est exilée
dans le monde. Comprendre que l'on est une exilée, n'est-ce pas là un
état d'existence totalement différent ?
Lorsque j'ai perdu le sentiment de sécurité, je me suis sentie
également distante des symboles, des liens, des motifs et des habitudes qui m'apportaient cette sécurité jusqu'à ce moment-là. Et cette
distance me laisse dans le vide, mais les limites de mon regard et les
horizons de mes frontières s'élargissent. Je n'aurais pas été capable
d'apprendre cela si j'étais restée chez moi.
Où se trouve ma Maison ?
Lorsque je suis arrivée de Turquie, je n'avais pas de chez moi.
Je me déplaçais d'une maison à l'autre avec trois valises dans mes
mains. D'une ville à l'autre. Je disais : « Le monde est ma maison ».
Mais ce n'était pas forcément vrai.
Je lisais continuellement Adorno qui en tant que Juif allemand
avait réalisé qu'il n'aurait plus jamais de chez soi dans ce pays où il
pourrait retourner après la guerre. Adorno qui, comme réfugié, avait
vécu dans des hôtels et des pensions pendant de nombreuses années
et n'avait donc pas eu à porter la responsabilité d'avoir une résidence permanente avait dit : « Les maisons sont restées toutes 7
dans le passé... une vie fausse ne peut pas être vécue d'une façon correcte ». Mais qu’est-ce que cela signifie pour une femme ? Etant une
femme, est-ce que c’est possible pour moi de vivre dans des hôtels et
des pensions comme Adorno ? Même étant une sorcière ? Et alors ?
Où vivre ? Les femmes, ne sont-elles pas toujours en exil dans le
monde, même dans leur maison ? Et pour lutter contre ce sentiment
d’exil, ne se raccrochent-elles pas à leurs maisons, à leurs proches,
à leurs relations ?
Questions. Questions. Aussi bien à l'intérieur de leur chez soi
qu’à l'extérieur - pas seulement les femmes, tous les êtres humains de
la vie moderne - ne sont-ils pas tous des sans domicile fixe ? La vie
actuelle n'est-elle pas basée sur l'absence de racines, d'histoire et de
passé ? Les frontières du chez soi ne se sont-elles pas rétrécies de nos
jours, dans cette vie où tout est devenu à la fois si proche et si éloigné, et où chacun est devenu étranger à l'autre ? Nous ne connaissons
personne dans les rues, nous n'invitons plus facilement quelqu'un
chez nous. A l'intérieur de ces petites frontières et avec toutes ces
télévisions et ces affaires marchandes, nos maisons ne se sont-elles
pas transformées en « machines résidentielles » ? Alors quelle est la
nouvelle signification de se trouver loin de chez soi ?
Me souvenant de la recherche philosophique que je poursuivais encore, je me disais à moi-même : « Laisse l'existence déterritorialisée élargir ton horizon, tu es libérée de ces murs. Tu n'as pas
à prendre soin d'une maison ni à la gérer, tu n'as pas de maison qui
te ralentirait comme une tortue. Tu n'as pas de responsabilités accablantes. Tu es partout chez toi. Si tu apprends à vivre comme cela,
dans l'aisance d'être capable d'aller partout où tu le souhaites, ton
état d'existence gagnera un niveau différent de densité et de profondeur. Ne l'oublie pas, l'utopie se trouve loin de la maison. Etant une
femme, ta maison est le monde entier ».
Mais ça n'est pas ce qui est arrivé. Les trois valises dans mes
8 mains devenaient plus lourdes de jour en jour. Comme il n'y
avait pas d'armoire pour suspendre mes affaires dans les endroits où
j'allais, je me suis retrouvée à continuellement devoir faire et défaire
mes valises. Voila la déterritorialisation !
Non, ceci n'était pas ma théorie. Les millions de réfugiés que
la guerre et la violence ont appauvris... Ceux qui ont été condamnés
à une vie discontinue après les vies et les maisons qu'ils avaient perdues ; ceux qui ont laissé derrière eux un feu dans la cheminée ou qui
ont fui n'emportant que quelques menues affaires après que leur toit
se soit effondré sur leur tête ; ceux qui vivent comme des fugitifs
dans les pays où ils sont arrivés après avoir sauté par dessus les barrières des frontières parce qu'ils fuyaient la pauvreté... Les exilés de
la guerre et de la pauvreté ne profitent pas des avantages de la déterritorialisation ; mais ils font l'expérience de la pauvreté, de l'insécurité et du désespoir sans fin. Surtout les femmes exilées qui se trouvent plus ouvertes à toutes les violences de la domination masculine.
Amargi librairie féministe, Istanbul
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Les Juifs sont de ceux qui ont fait l'expérience de l'exil d'une
manière très lourde. Il y a un musée juif à Berlin avec un monument
dans la cour. Le Monument de l'Exil. Des routes qui sont séparées les
unes des autres par des murs, des routes qui arrivent les unes dans les
autres comme un couloir...Vous y entrez et vous avez le vertige. Vous
faites quelques pas et votre esprit devient flou. Son calcul mathématique est construit de telle manière que le sol est penché ; les murs
sont penchés... Lorsque vous commencez à marcher, vous perdez
votre équilibre. Vous ne pouvez pas sentir le sol sur lequel vous marchez et vous ne pouvez pas sentir les structures qui vous entourent.
Ceci peut être apparenté à l'inaccoutumance. Cette petite
expérience de vertige et de nausée peut très bien nous indiquer ce
qu'est la psychologie de l'exil. Vous ne maîtrisez pas le sol sur lequel
vous êtes debout, c'est comme s'il était penché. Vous ne savez pas ce
que vous pouvez faire avec les gens, les institutions et les structures
qui vous entourent. C'est comme si tout était incliné. C'est une mauvaise sensation.
La route est-elle
la maison de l'exilé ?
J'ai également fait l'expérience de cette nausée.
Maintenant elle a diminué mais elle n'a pas totalement disparue. Pourtant je ne me suis jamais sentie complètement en exil.
Même si les poèmes et les chants qui parlent de l'exil, de la maison
et du pays, m'amènent les larmes aux yeux ; la seule définition de
mon état d'existence n'est toujours pas l'exil. Au moins je ne me suis
pas enfoncée dans une émotion unidimensionnelle.
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Les perspectives, les limites, les problèmes et les fardeaux de
chaque lieu - chez soi ou en-dehors - sont différents. Soit on se sent
accablé, soit on trouve une issue de secours en jouant avec le vent.
Chez soi ou ailleurs, il est possible d'augmenter partout la profondeur et la longueur des limites. Comme le disait Heidegger, le
chez soi est une sorte d'intimité ; c'est notre connexion au monde et
notre coin dans le monde. Ce coin peut être établi sur les routes aussi.
J'ai établi ma maison lorsque j'ai appris à marcher dans les rues. Peutêtre que je n'ai pas établi qu'une seule maison ? Une personne peut
avoir plus d'une maison, plus d'un chez soi.
Etant une femme, l’expérience de l’exil est plus dure ; mais
moi, je vous avoue que j’ai vécu comme une chance d’être femme,
grâce a la solidarité internationale des féministes qui ont partagé avec
moi leur déterritorialisation. Avec elles, j’expérimente la force de
vivre sur les bords de toutes les institutions du monde entier.
Si vous me demandez encore, je tiens le gouvernail dans mes
mains, et j'ai appris à jouer avec les vents une fois de plus. Mais je
ne peux pas diriger mon gouvernail vers le lieu dont je parle, vers
mon pays qui me manque.
Mais rien n'est jamais certain. Peut-être que les directions du
vent vont changer et les eaux se calmer. Ce qui est important en mer,
c'est de hisser la voile.
En sachant que l'espace est infini.
Pinar Selek, 2010
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Pour en savoir plus :
actualité de Pinar Selek :
http://www.pinarselek.fr
association féministe turque “Amargi” :
http://amargigroupistanbul.wordpress.com/
Livret réalisé à l’occasion
de la 7ème édition du Festival
Strabourg Méditerranée
“Exils”
par le Comité français pour Pinar Selek
de Strasbourg
IPNS : ne pas jeter sur la voie publique, merci
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