La météorologie durant la Première Guerre

Transcription

La météorologie durant la Première Guerre
La météorologie durant la Première Guerre mondiale. Comment l’expérience de guerre a
radicalement transformé les pratiques de prévision du temps ?
Sylvain Di Manno
[email protected]
doctorant en histoire des
sciences et des techniques
à l’École des hautes études
en sciences sociales.
https://dimannosylvain.wordpress.com/
Intervention dans le cadre de l'exposition André des Gachons. Le ciel entre
guerre et paix
Musée des Beaux-arts et d'archéologie de Châlons-en-Champagne
Communication du jeudi 7 mai 2015.
Ce texte est libre de diffusion. Il peut donc être librement repris et partagé à des fins non
commerciales, à condition cependant de ne pas le modifier et de mentionner son auteur.
Résumé :
1- Introduction - Mobilisation scientifique pour la guerre
2- Histoire météorologie avant guerre
3- Mobilisation météorologie durant la guerre
4- Effets post-conflit
1
Introduction – Mobilisation scientifique pour la Guerre
Je souhaiterais tout d'abord remercier les différentes personnes ayant pris part à
l'organisation de cette conférence. C'est un honneur pour moi de venir vous présenter une partie de
mes travaux de recherche dans le cadre de cette exposition.
Cette exposition est une excellente occasion de revenir sur un aspect souvent méconnu de
la Grande Guerre : à savoir la mobilisation des sciences pendant le conflit. On a en effet souvent en
tête l'idée d'une guerre totale, ayant nécessité la mobilisation de l'ensemble de la société, tant sur le
front que dans les usines ; mais on oublie souvent qu'une des facettes ou bien le corollaire de cette
mobilisation totale fut la mobilisation des laboratoires universitaires. La météorologie, comme de
nombreuses autres sciences mobilisées pour la guerre (chimie, mécanique, etc), participa fortement
à modeler la forme du conflit.
Guerre qui s'inscrit dans la durée : au début du conflit, les états-majors des différents
camps en conflit envisagent une guerre courte de quelques mois.
Dans le plan français de mobilisation réalisé en 1912, la mobilisation industrielle n'était pas prévue :
le matériel préparé en temps de paix devait suffire pour l'ensemble de la guerre, et la production
courant suffirait à remplacer la consommation et les pertes de matériel -> pas de prise en charge de
la production industrielle en temps de guerre.
Progressivement, au bout de quelques mois, avec installation du conflit dans le temps et l'espace, la
mobilisation industrielle se met en place. L'ensemble de la Grande industrie (métallurgie,
construction mécanique, matières premières) est enrôlée pour la production de guerre. Dans
certaines usines on transforme radicalement les chaînes de production afin de produire des engins
de guerre. L'objectif était l'organisation rationnelle de la production à l'échelle du territoire, à la
demande de l’État : mais cela ne se réalisait pas à l'encontre des industriels bien au contraire : les
grands industriels de la métallurgie et de la mécanique tels que Citroën, Mercier ou Schneider
formaient les principales têtes pensantes, les têtes dirigeantes des comités de planification de la
production et du ravitaillement.
En aucun cas l’État n'avait un réel contrôle sur la production. Les prix étaient fixés en accord avec
les industriels eux-même. Les industries étaient divisées en « groupes de fabrication », dont chaque
grand industriel était un « chef de groupe » : il recevait les commandes de l’État (qu'il avait luimême participé à définir) et divisait les demandes entre ses différentes unités de production. La
2
mobilisation industrielle a apporté des bénéfices de guerre records aux grands industriels mobilisés,
et a aussi permis de renforcer la puissance monopolistique des grandes entreprises industrielles.
Le premier objectif de la mobilisation fut la production de 100.000 obus par jours : production
atteinte à l'été 1915. Mais rapidement les objectifs se diversifient avec l'installation de la
configuration de guerre des tranchées : toutes les productions : obus, artillerie, engins motorisés,
etc.
Avec l'installation de la guerre dans le temps et l'espace, et la stabilisation des fronts, les états
majors changent progressivement leur manière d'appréhender l'action militaire. Alors qu'au début du
conflit, la victoire devait résulter de la combinaison d'une supériorité numérique et de l'application
de tactiques et de stratégies, à partir de l'installation de la guerre de tranchées, le déterminant
stratégique devient progressivement la supériorité technique et de production industrielle.
Un des problèmes majeurs auxquels sont rapidement confrontés les différents Etats en conflit est
celui du manque de personnel présent dans les usines afin de répondre à la mobilisation industrielle.
2 solutions sont alors mises en place :
- employer de la « main d’œuvre auxiliaire » : à l'armistice, sur les 1,7 millions d'ouvriers de
l'armement, 500.000 sont des militaires, 430.000 des femmes, 425.000 civils, 133.000 enfants
mineurs, 60.000 coloniaux, 40.000 prisonniers de guerre.
- augmenter la productivité des ouvriers, via l'application des méthodes tayloristes d'organisation du
travail dans la métallurgie.
Dans l'ensemble de la grande industrie, les modalités de production sortent ainsi bouleversées du
conflit. Grâce aux commandes de l’État et à l'introduction des méthodes de production à la chaîne,
les capacités productives ont été multipliées par des facteurs allant de 2 à 5 en fonction des
domaines de production. Les industriels se retrouvent ainsi dotés de surcapacités productives à la
sortie du conflit, qui trouveront un débouché à travers la mise en place de nouveaux marchés de
masse.
Par exemple pour l'aviation : à l'entrée de la guerre, la production d'avions en France pouvait être
qualifiée d'artisanale. Un même appareil était réalisé du début à la fin au sein d'une même atelier. A
l'entrée du conflit, le principal fabricant aéronautique Bréguet ne pouvait guère dépasser une
production de 100 appareils à l'année. A la sortie du conflit, il dépasse les 10.000 avions produits
annuellement (différentes étapes de la production réparties selon les usines). Le conflit est
clairement au cœur du développement après la guerre du marché international du transport
3
aéronautique de personnes et de biens. Les avions de bombardement, inexistant à l'entrée de la
guerre, et pouvant transporter plusieurs tonnes de matériel, sont ainsi reconvertis à la sortie du
conflit en avions de transport de marchandise. La devise de Bréguet est d'ailleurs : « Hier sur tous
les fronts. Demain sur tous les mondes. »
Mais le corollaire de cette mobilisation industrielle pour la guerre fut la mobilisation de la
recherche scientifique, des laboratoires universitaires. La mobilisation des sciences durant la
Première Guerre mondiale a été «une composante essentielle du processus de totalisation du
conflit». En effet, la stratégies de la guerre totale n'était pas seulement de gagner sur l'ennemi en
terme de puissance industrielle destructrice, mais aussi de dépasser l'ennemi en terme d'innovation
technique et scientifique. En retour, cette mobilisation a fortement affecté le champ scientifique,
dans ses pratiques et ses savoirs.
Cette mobilisation s'est effectuée en deux temps : 1- Le premier temps, celui du début du conflit,
s'inscrit dans la place des scientifiques héritées des représentation du XIXème siècle : les
scientifiques doivent servir le progrès matériel et social, et la puissance nationale : le patriotisme en
est l'archétype. La place logique des scientifiques dans ce cadre est au sein de la mobilisation
combattante, sur le champ de combat. Ceci s'inscrit dans la conviction des acteurs de l'époque de
s'inscrire dans une guerre qui sera courte. Il n'y a pas encore, à ce moment, de mobilisation des
sciences en elles-même. Rasmussen parle « d'automobilisation ». : les scientifiques mobilisés ont
quitté leurs laboratoires pour le front, parfois ils sont combattants, d'autres fois ils offrent leurs
expertises techniques à des corps d'armée.
2- Le deuxième moment s'ouvre à partir du milieu des 1915. Les priorités scientifiques de la guerre
sont redistribuées, et la science doit maintenant pourvoir à de nouveaux outils qui permettent la
planification de la guerre, sa gestion dans le temps long, et le dépassement de l'ennemi sur le plan
scientifique.
Ceci débouche sur la création d'une nouvelle institution en novembre 1915, qui va progressivement
prendre un rôle de plus en plus central dans le déroulement de la Guerre : il s'agit de la Direction
des Inventions. La DdI s'insérait pleinement dans l'économie de guerre.
Les prérogatives de la DdI ciblaient trois axes : l'examen des propositions de la part de civils et de
militaires concernant des inventions pouvant servir au front, l'organisation de la production des
dispositifs retenus à l'échelle nationale, et des expertises scientifiques ponctuelles à la demande du
commandement militaire. Les questions traitées par la DdI concernaient directement la production
4
industrielle. Les dispositifs techniques retenus devaient pouvoir servir directement sur le front, et
s’intégrer à un processus de production à grande échelle. Une partie importante du travail des
scientifiques de ce service consistait donc à se rendre directement sur le front afin de réaliser des
essais et d'optimiser les inventions pour l'usage militaire, mais aussi dans les usines afin de planifier
leur production en accord avec les industriels concernés.
A l'intersection des mondes militaire, industriel et académique, la DdI était divisée en huit sections
techniques : Aéronautique, balistique et armement, chimie, guerre de tranchées, hygiène et
physiologie, marine, mécanique, physique et électricité. Ces sections étaient chargées de l'examen
des propositions/suggestions d'invention et de la répartition des sujets de recherche entre les
laboratoires universitaires de toute la France. Les meilleurs scientifiques de France étaient placés à
la tête de ces sections.
Ainsi, de novembre 1915 à novembre 1918, environ 35.000 propositions d'inventions furent
examinées par la Commission supérieure de la DdI. Sur ces dernières, 1654 furent envoyées aux
sections techniques, et 781 furent trouvèrent une application directe sur le front. Les industries
concernées, c'est à dire les grandes chaînes de production (mécanique, automobile, aéronautique)
qui avaient pu réorganiser leur production pour la guerre, ressortaient du conflit puissantes des
nombreuses innovations technologiques que la DdI avaient mises à leur disposition.
Reprenons l'exemple de l'aéronautique. Ce ne sont pas seulement les capacités productives des
ateliers de Bréguet et des autres constructeurs qui sont sortis transformés par le conflit, mais aussi la
nature même de leurs productions. Grâce aux recherches menées par les savants de la section
« Aéronautique » de la DdI, les capacités de vol des engins ont été transformées. Alors que les
avions d'avant 1914 ne pouvaient voler qu'à des altitudes ne dépassant guerre quelques centaines de
mètre et à des vitesses souvent inférieures aux vents en altitude, les avions de 1918 atteignaient
plusieurs kilomètres d'altitude et des vitesses dépassant les 100km/h.
La guerre a formé un catalyseur de la recherche aéronautique, principalement autour de deux axes :
la recherche de vitesses de plus en plus grandes et des plafonds d'altitude de plus en plus hauts.
Parmi les travaux importants réalisés par ces laboratoires : efforts pour consommer le moins de
puissance possible pour faire voler une certaine masse (amélioration des ailes, diminution des
frottements de l'air), efforts pour alléger les moteurs d'avion au maximum (utilisation d'alliages
métalliques légers).
Au delà des travaux concernant l'amélioration des engins volants (moteurs et aérodynmisme), la
section aéronautique de la DdI s'est aussi intéressée à des travaux concernant la conception de
projectiles explosifs et incendiaires embarqués en vol, et le repérage en vol de l'artillerie ennemie
5
terrestre. Plusieurs dispositifs de photographie aérienne, et de communication par TSF entre
aviateurs et artilleurs au sol furent aussi développés puis distribués sur l'ensemble du front, ainsi
que des appareils de détection acoustique des aéronefs de nuit. De vastes expériences de barrages
aériens furent entreprises. L'expérience la plus spectaculaire est probablement celle d'un barrage
constitué de fils d'aciers de 1 mm de diamètre et de 2 km de long et portés par des ballons, dont le
but était d'endommager des hélices de rotation des engins volants.
Mais la section aéronautique de la Direction des Inventions, prit rapidement en main au autre type
de recherches intéressant l'aviation : des recherches sur la météorologie. Mais pour comprendre
comment s'est effecutée la mobilisation de la météorologie pendant la guerre, il faut d'abord revenir
sur l'histoire de la météorologie avant le conflit.
Histoire de la météorologie
La météorologie prévisionnelle, la science de prévision du temps, prend ses racines au
milieu du XIXème siècle, avec l'expansion du télégraphe. Alors que les réseaux télégraphiques
terrestres se mettent progressivement en place apparaît la possibilité de centraliser de manière
quotidienne des données mesurées sur l'ensemble du territoire. Des services météorologiques
prennent ainsi progressivement naissance au sein des différents états européens. Les objectifs
prioritaires sont alors la Marine et l'Agriculture. Dans le cas Français, le personnage central de cette
histoire est Urbain Le Verrier.
Il accède en janvier 1854 à la direction de l'Observatoire de Paris. Il s'agit d'un soutien
politique de l'Empereur Napoléon III, qui lui offre cette place (l'ancien directeur Arago était un
fervent républicain). Dès son arrivée, Le Verrier met en place une nouvelle organisation de la
production de données astronomiques : modèle semi-industriel de Greenwich. Met en place une
division très stricte et hiérarchisée du travail : une armée de personnels subalternes travaillant pour
une élite de personnels scientifiques. Mais aussi en parallèle : mise en place de procédures de
mesures de plus en plus automatisées : importation de dispositifs techniques de mesures novateurs
issus de l'expérimentation physique (photographie et électricité) afin de standardiser les protocoles
de mesure des opérateurs et de limiter leur intervention.
Par ailleurs, Le Verrier fait partie d'un groupe influent d'intellectuels, de personnalités
politiques et économiques dénommé les « industrialistes » : dont le projet est le développement de
6
l'industrie française par une politique d’État combinant des investissements importants dans
l’infrastructure économique (rail, modernisation des routes, ports) et par une politique économique
relativement protectionniste. Le Verrier a en particulier été l'un des principaux soutiens de la
construction du réseau télégraphique français, persuadé que cet outil permettrait de démultiplier les
échanges économiques à l'échelle de la nation.
Le Verrier fut aussi le premier à entrevoir le rôle que pourrait jouer le réseau télégraphique
pour la météorologie. Le 14 Novembre 1854, alors que l'empire était engagé en pleine Guerre de
Crimée, une forte tempête causa la perte de 41 navires des troupes anglo-franco- otomanes en Mer
Noire. Le Verrier utilisa cet accident pour promouvoir auprès de l'Empereur l'élaboration d'un
service de prévisions météorologiques au sein de son observatoire astronomique.
Le Verrier élabora en quelques années un réseau opérationnel centré sur l'Observatoire de
Paris, et dont le fonctionnement régulier débuta en juin 1856. L’administration des télégraphes fut
mise à contribution, avec 13 postes effectuant quotidiennement des observations à heures fixes puis
les transmettant à Paris. Il en fut de même pour les écoles normales dès 1855. Les observations
centralisées et analysées à Paris étaient ensuite retranscrites sous la forme d'un bulletin, qui était
dans un premier temps communiqué par voie de presse, puis finalement transmis par télégraphe à
14 ports à partir de 1860.
L'aventure n'était pas seulement française, et des réseaux similaires se développèrent à la
même époque dans différents pays européens. De fait, la prédiction des conditions atmosphériques
nécessitait de cartographier l'atmosphère sur une étendue bien plus large que la seule taille des
États. Dès la fin des années 1850 commencèrent alors à apparaître des échanges informels de
données atmosphériques entre les nations européennes, sous la forme d'un réseau basé sur un
principe de réciprocité des échanges entre services nationaux. En 1864, dix ans après les débuts de
l'aventure, l'Observatoire de Paris recevait ainsi les dépêches quotidiennes de près d'une
cinquantaine de stations européennes.
Afin de réaliser les prévisions météorologiques, le bureau de Le Verrier développa une
méthode particulière, dénommée méthode synoptique, qui continua à être utilisée sans
modifications jusqu'à la Première Guerre mondiale. Cette tradition d'interprétation graphique des
cartes météorologiques consistait à identifier des « bourrasques » ou « dépressions » par le tracé de
courbes d'égale pression sur les cartes. Les météorologues faisaient ensuite appel à leur longue
expérience visuelle d'interprétation des cartes afin de prévoir l'évolution des dépressions en fonction
de la répartition des vents. Cette méthode reposait donc sur une forte incorporation mémorielle des
cartes météorologiques, et seules quelques personnes en France étaient capables de réaliser les
7
prévisions.
En 1878, le service météorologique de l'Observatoire de Paris prend son autonomie et
devient le Bureau Central Météorologique. Il se concentre désormais sur l'étude de l'atmosphère. La
discipline hiérarchique est réduite par rapport à la direction de Le Verrier, mais globalement le
fonctionnement de la météorologie française reste identique. Jusqu'en 1900, le principal travail du
Bureau va consister à étendre son réseau de stations. Afin de fonctionner au quotidien, le BCM
compta au meilleur de sa forme une trentaine de personnels : tout le reste des observateurs étaient
des bénévoles, ce qui nécessitait la mise en place de système d'incitation.
Mais à partir de 1900, le BCM connaît une stagnation dans ses budgets. Le service ayant
atteint un fonctionnement routinier, il peine à convaincre de la nécessité de l'augmentation de ses
budgets. Alors qu'un certain nombre de recherches scientifiques étaient poursuivies, celles-ci sont
abandonnées afin de se concentrer sur la seule activité de prévision.
A partir des premières années de 1910, la situation du BCM s'inversa soudainement avec
une hausse spectaculaire de ses financements grâce au soutien militaire, en lien avec le
développement de l'aéronautique militaire. De sa création jusqu’au milieu des années 1890, le BCM
faisait encore face à un nombre limité de demandes extérieures de renseignements météorologiques,
l'aviation n'étant pas encore développée. Mais la situation s'inversa au début du XXème siècle, avec
le développement de l'aviation civile, et surtout militaire. La pratique aérienne était alors encore
principalement une pratique bourgeoise, et les états-majors n'envisageaient pas clairement quel
serait le rôle de ces engins dans un conflit. Pour autant, à partir de 1910, le ministère de la Guerre
s'équipa lourdement en ballons de siège, cerfs-volants, dirigeables, avions et des postes de
ravitaillement pour l'aéronautique furent construits en plusieurs postes stratégiques du territoire,
principalement à la frontière est de la France. On dénonçait alors les « progrès considérables et
rapides » de l'aviation outre-Rhin. Ce développement si rapide de l'aviation à partir de 1910
bouleversa l'organisation de la météorologie en France, comme à l'étranger.
La multiplication des vols posait la question de la sécurisation des transports aériens, qui
passait notamment par une meilleure connaissance des conditions météorologiques durant le vol. Or
l'Armée ne disposait d'aucun service météorologique, ni des compétences lui permettant de s'en
constituer un. En 1912, un accord est donc passé entre le BCM et le Ministère de la Guerre : les
budgets du BCM sont sensiblement augmentés par un financement militaire, en échange de quoi le
BCM se voit dans l'obligation de former les cadres de l'Armée aux questions météorologiques, et de
8
se mettre au service de l'Armée en cas de conflit.
Mobilisation météorologique durant la Guerre
Comme convenu, en août 1914, les travaux du BCM furent donc orientés vers les besoins
militaires. Selon une organisation qui se mit progressivement en place durant les premiers mois du
conflit face aux besoins ressentis sur le front, le service civil formait désormais l'un des maillons du
Service météorologique des Armées (SMA) dédié aux prévisions locales sur le front. Le BCM
fournissait trois fois par jour des renseignements généraux sur l'état de l'atmosphère à l'échelle du
territoire français, et des prévisions de temps pour la journée suivante. Ces informations étaient
transmises à cinq stations fixes de météorologie militaire réparties le long du front. Munies de
postes de sondage, celles-ci affinaient les prévisions du BCM avec leurs observations locales. Elles
les communiquaient ensuite aux postes de commandement qui les intégraient à la planification de
leurs missions, ainsi qu'aux postes météorologiques mobiles de l'aéronautique, de l'artillerie et des
compagnies Z, qui combinaient ces données à leurs mesures locales afin de produire les prévisions
pour leurs armes. Par ailleurs, le personnel du BCM se chargeait de la formation des météorologues
militaires, de l'étalonnage des instruments météorologiques de l'armée, et il menait plusieurs
recherches scientifiques intéressant la guerre.
Les opérations terrestres de la guerre de tranchées s'articulaient avec un usage combiné de
trois armes distinctes : l'aviation, l'artillerie de longue portée, et les compagnies de gaz asphyxiants
(dites aussi compagnies Z). Alors que les avions et les dispositifs d'aérostation servaient à
cartographier la disposition du camp ennemi, l'artillerie lourde et les gaz asphyxiants étaient utilisés
afin d'immobiliser respectivement l'artillerie ennemie et les soldats des tranchées adverses durant
les attaques au sol. Or cette configuration particulière de combat fut rendue possible par un recours
massif aux sciences météorologiques, et ces trois armes se dotèrent progressivement dès 1914 de
services météorologiques propres afin de subvenir à leurs besoins.
Travaillant à partir de cartes précises réalisées par le Service géographique de l'Armée
(SGA), les aviateurs étaient chargés de localiser la position des tranchées et des batteries d'artillerie
ennemies. Ce travail se coordonna rapidement avec les services d'artillerie à terre : les aviateurs
indiquaient en temps réel les positions ennemies par télégraphie sans fil. Par ailleurs, les avions
9
furent eux-mêmes progressivement équipés d'artillerie. Cependant, afin de se repérer correctement
dans l'espace aérien, les aviateurs dépendaient de la science météorologique.
Lors du déclenchement du conflit la plupart des avions volaient en effet à des vitesses inférieures à
celles des vents en altitude. La navigation et le repérage « à l'estime » étaient impossibles car le vent
déroutait fortement les engins. Les opérations aériennes nécessitaient donc une connaissance précise
de l'orientation et de l'intensité des vents le long du trajet afin de corriger en continu l'orientation
des avions et les lâchers d'obus. Pour procéder à ces corrections d'orientation et de tir en plein vol,
les aviateurs utilisaient les prévisions de vent réalisées par le service météorologique de
l'aéronautique à partir de mesures locales, et ils disposaient de tables et de règles de calcul conçues
spécialement par les scientifiques de la section aéronautique de la Direction des inventions. Par
ailleurs, avant même le décollage, les prévisions de vents s'avéraient utiles afin de prévoir la
consommation d'essence de l'avion et donc le chargement des engins.
Le vent n'était cependant pas le seul facteur météorologique intéressant l'aéronautique. Les
conditions météorologiques générales (température, humidité, nuages, intempéries, etc.)
conditionnaient plus largement les possibilités de décollage et d'atterrissage des appareils, et donc la
réussite des opérations prévues. Les prévisions météorologiques nationales étaient par conséquent
utilisées par les postes de commandement afin de juger de l'opportunité atmosphérique des
opérations, et si nécessaire de les décaler de 24 heures.
L'évolution des conditions atmosphériques dans la périphérie des tranchées était aussi
déterminante pour l'artillerie terrestre. De manière identique aux avions, les paramètres
météorologiques aux différentes couches d'altitude influençaient sensiblement la trajectoire des
projectiles. Les postes météorologiques de l'artillerie réalisaient donc des sondages météorologiques
locaux avant chaque salve de tir, et les artilleurs disposaient de tables de calcul afin d’ajuster
l'orientation de leurs canons en fonction de la valeur des vent, température, pression et humidité aux
différentes altitudes. De multiples dispositifs, à base de cerfs-volants et de ballons auxquels étaient
suspendus des instruments, furent ainsi développés afin de sonder les paramètres atmosphériques à
différentes altitudes.
Pour les compagnies Z, les besoins en prévisions météorologiques concernaient avant tout
la force et la direction du vent à basse altitude et les risques de pluie durant l'assaut et les quelques
heures suivant. Il s'agissait en effet d'éviter une dispersion trop rapide des fumées asphyxiantes à
cause d'un vent fort, ou bien un retour vers les tranchées françaises suite à une inversion de souffle.
10
De la même manière, la pluie pouvait plaquer les gaz à terre et donc empêcher leur diffusion dans
l'atmosphère.
L'attaque allemande aux gaz chimiques du 21 février 1916 à Fouquescourt (40 km au sud-est
d'Amiens) donne un très bon exemple de l'importance de cette expertise météorologique pour les
compagnies Z. Cette opération fit environ un millier de victimes au sein des troupes françaises, et
l'odeur de chlore des gaz fut ressentie jusqu'à Amiens. Les conditions météorologiques avaient été
parfaitement déterminées par les militaires allemands afin de réaliser le plus de dégâts possibles :
durant les trois vagues de lancées successives de gaz d'environ 20 minutes, le vent soufflait en
provenance est/sud-est avec une vitesse de 5 à 6 mètres par seconde, soit la bonne direction et la
force parfaite afin de ne pas disperser trop rapidement les fumées asphyxiantes.
Un corollaire de cette mobilisation météorologique fut la formation massive des personnels
militaires aux bases de la météorologie prévisionnelle. Les cours se déroulaient au sein des divers
centres d'instruction de l'armée. En quelques semaines, artilleurs, aviateurs, et membres des
compagnies Z étaient formés à l'analyse et la rédaction de télégrammes météorologiques, à la
lecture et la représentation des cartes prévisionnelles, à l'identification de la nature des phénomènes
météorologiques et de leur dangerosité pour leurs armes, et réalisaient divers sondages et mesures
atmosphériques. Une fois cette formation passée, une partie de ces soldats étaient affectés aux
seules tâches météorologiques pour leurs corps. On estime ainsi que le service météorologique des
armées comptabilisait environ 2000 personnels à la fin du conflit.
Au début du conflit, le BCM jouissait d'une place privilégiée au sein de la météorologie de
guerre, car il s'agissait du seul service en relation avec les bureaux météorologiques des pays alliés,
et donc capable de produire des prévisions concernant l'ensemble du territoire. Mais l'installation de
la guerre de position décida le commandement militaire à se doter d'un service autonome. Un
Bureau météorologique du ministère de la guerre (BMMG) fut crée en octobre 1915 et rattaché au
Service géographique de l'Armée (SGA). Ce bureau disposait des mêmes prérogatives de prévisions
nationales que le BCM, mais sous commandement militaire. De sa création à mars 1918 – date
marquant l'unification des services météorologiques militaires autour du BMMG – ce dernier se
suppléa progressivement au bureau civil.
Le commandement militaire ordonna tout d'abord secrètement à l'administration des postes
et télégraphes de transmettre au commandant Émile Delcambre, chef du BMMG, les dépêches
11
météorologiques des pays alliés destinées au BCM. Par ailleurs, les crédits du bureau militaire, dix
fois plus élevés que ceux du BCM, lui permirent de disposer dès décembre 1916 d'un réseau de 80
stations indépendantes sur le territoire français. Au fur et à mesure que la météorologie militaire
gagna en autonomie, le BCM perdit aussi ses prérogatives de formation.
Pour subvenir à ses besoins techniques, le BMMG se mit en relation étroite avec la section
aéronautique de la DdI et ses deux directeurs. Ils développèrent notamment des tables de calcul et
des accessoires pour la correction des trajectoires d'avion, et furent à l'origine de plusieurs
innovations dans les techniques de sondage – amélioration des cerfs-volants et des ballons
météorologiques, fabrication de dispositifs de mesures automatisés dont l'« anémomètre Rothé »
diffusé sur l'ensemble du front. L'importance des travaux météorologiques au sein de la DdI était
telle que la mention d'une « section aéronautique et météorologique » revient régulièrement dans les
documents d'archive. La section aéronautique joua un rôle prépondérant dans la stratégie
d'affaiblissement du BCM engagée par le commandement militaire. Maurain et Rothé
développèrent en effet les dispositifs de sondage qui alimentèrent les stations météorologiques du
BMMG, et ils se substituèrent progressivement à l'expertise scientifique du BCM.
Mais c'est avant tout en terme de méthodes de mesure et de prévisions météorologiques
que le BMMG engagea des transformations radicales. Les pratiques prévisionnelles du BCM étaient
basées sur la méthode dite « synoptique », héritée du service météorologique de Le Verrier. Comme
je vous l'ai exposé auparavant, cette méthode reposait sur une longue expérience visuelle et
mémorielle des météorologues. Or celle-ci dérangeait le commandement militaire pour plusieurs
raisons : tout d'abord elle semblait de prime abord peu rationnelle (une bonne partie du
commandement militaire, dont le directeur du BMMG, provient de L'Ecole Polytechnique et
bénéficie donc d'une forte culture mathématique). Par ailleurs, étant peu routinisée, elle empêchait
qu'un nombre important de personnels militaires s'approprient cette méthode.
Mais surtout, la méthode synoptique était incapable de subvenir aux besoins ressentis sur le
front. En effet, pour leurs corrections de tir ou de trajectoire, les opérateurs militaires avaient besoin
de connaître l'évolution probable des éléments météorologiques de manière quantifiée. Par ailleurs,
l'artillerie et l'aviation avaient besoin d'une expertise météorologique qui ne se limite pas à des
données à la surface de la terre, mais qui prennent aussi en considération les évolutions en altitude.
A cette méthode graphique, Delcambre et son assistant Philippe Schereschewsky
substituèrent une nouvelle méthode de prévision météorologique, mathématisée et donc plus
12
aisément enseignable à un personnel militaire vierge de toute pratique météorologique. En
s'inspirant d'un procédé développé avant la guerre par un météorologiste amateur, Gabriel Guilbert,
ils substituèrent la notion de « dépression » par celle de « noyau de variations barométriques » dont
les lois de variation suivaient une formule mathématique simple, permettant « une évaluation
numérique rationnelle » des variations barométriques. Offrant des prévisions météorologiques à
court terme et surtout numériques, cette méthode de prévision à l'échelle du territoire s'avérait
mieux adaptée aux besoins militaires.Il s'agit donc d'une réelle révolution conceptuelle dans la
science météorologique : l'atmosphère devient un objet dont l'évolution n'est pas soumis à des lois
statistiques mais mathématiques.
Par ailleurs, cette transformation s'est combinée avec une seconde transformation
conceptuelle : celle de la prise en compte d'existence de couches atmosphériques.
En réalité, la météorologie académique s'était en réalité déjà intéressée à ce sujet auparavant. Dès
les premiers essais d'aérostation au XVIIème siècle, des savants placèrent à bord de leurs ballons
des thermomètres et des baromètres afin de sonder l'atmosphère. Mais les premiers ballons- sondes
embarquant des appareils enregistreurs avec cylindres tournant tels que ceux développés pas la
maison Richard ne s'envolèrent qu'à partir de 1892. Ce fut le début des sondages atmosphériques,
qui prirent rapidement une place importante au sein des pratiques météorologiques. Au BCM,
Teisserenc de Bort développa largement ces pratiques d'aérostation météorologique. Mais la
faiblesse des budgets du BCM empêchèrent le développement de ces recherches, qui furent
poursuivies en solitaire par Teisserence de Bort au sein de son domaine privé de Trappes.
Mais les besoins militaires de l'artillerie et l'aviation ont poussé à la reprise de ces études. Avec
l'aide de la section aéronautique de la DdI, de nombreux dispositifs de sondages aérologiques ont
ainsi pu être mis en place, ainsi que des études concernant la circulation atmosphérique et
l'évolution des paramètres météorologiques en altitude.
Effets post-conflit et conclusions
Ainsi, sous l'impulsion des besoins militaires, la météorologie connut donc de nombreuses
transformations durant le conflit. Sur le plan institutionnel : la météorologie était dorénavant
l'apanage exclusif des militaires. Le Bureau Central Météorologique sortait très affaibli du conflit. Il
avait perdu toutes ses prérogatives de prévision, et son rôle dans la météorologie nationale se
13
limitait dorénavant à de l'expertise scientifique et à des questions de métrologie.
Sur le plan des pratiques et des théories, on a assisté à un double mouvement de
mathématisation/quantification, et de prise en épaisseur de l'atmosphère. Ces évolutions ont
largement influencé l'évolution de la météorologie durant les années 1920 et 1930.
La nécessité de viabiliser l'aéronautique commerciale en sortie de conflit accéléra le
démantèlement du BCM. Les besoins météorologiques de l'aéronautique commerciale s'avéraient du
même type que ceux fournis par la météorologie militaire durant la guerre. En 1920, les services
militaires et civils furent finalement fusionnés au sein d'un nouvel Office national météorologique
(ONM) rattaché aux Travaux publics, mais sous la direction de l'ancienne météorologie militaire.
+ création des IPG
Au sein de l'ONM, l'approche des phénomènes météorologiques changea radicalement de
nature par rapport du BCM. Fort de la culture militaire et opérationnelle de ses dirigeants, et dans le
prolongement des transformations des techniques prévisionnelles initiées durant le conflit, on
assista à une importation des méthodes mathématisées de l'école norvégienne de Bergen,
fondatrices de la météorologie contemporaine. Dans les années 1920 et 1930, suite au conflit
mondial et dans l'ensemble des services météorologiques du monde occidental, on assista ainsi à
l'émergence d'une façon radicalement nouvelle de considérer l'atmosphère.
Avec des outils importés des mathématiques appliquées et de la mécanique des fluides,
l’atmosphère devient désormais un objet dont la circulation est modélisable à l'échelle globale,
selon les lois complexes de la physique des fluides. Ce qui rend son évolution prévisible pour peu
qu'on arrive à disposer de suffisamment de données sur son état initial et qu'on dispose des moyens
de calcul suffisants. Durant l'entre-deux-guerres, les bureaux météorologiques occidentaux se
mettent ainsi à employer des armées de calculatrices afin de réaliser leurs prévisions : la méthode
graphique, l'idée que ce qui fait la qualité d'une prévision repose dans l'expérience accumulée du
météorologue et dans sa mémoire, perd de sa validité. On met ainsi en place des procédures de
prévision météorologique qui connaîtront leur heure de gloire après la Seconde Guerre mondiale et
le développement d'un nouvel outil issu de la mobilisation scientifique pour la guerre : l'ordinateur
et les outils de modélisation informatique.
14
En guise de conclusion, il faut tout d'abord rappeler que ce que j'ai ici développé pour la
météorologie se retrouve en réalité pour toutes les sciences. En fonction des configurations, on
observe soit des dynamiques de catalyse de dynamiques institutionnelles ou bien disciplinaires ; ou
des dynamiques de rupture. La Première Guerre mondiale fut par exemple le moment de
développement de l'industrie chimique française. Plus largement, cet exemple soulève des
questionnements concernant les rapports entre développement technique et fait militaire. Il est
reconnu que les conflits ont historiquement joué le rôle de catalyseurs dans le développement
technique, mais la forme particulière qu'a pris la mobilisation de la science durant la Première
Guerre mondiale, et qui fut répétée par la suite, semble bien être caractéristique de l'expérience
historique nouvelle de « Guerre totale ».
Concernant la météorologie, sa mobilisation durant la Première Guerre mondiale ne doit
pas surprendre. La question de la maîtrise de l'environnement de combat est depuis toujours au
cœur des stratégies militaires. Le père de conception moderne des stratégies militaires, Clausewitz,
insistait notamment sur la prépondérance de l' « avantage du terrain » sur l'ennemi afin de gagner
un combat. La connaissance climatique forme ainsi depuis longtemps une classe centrale des
savoirs stratégiques utiles aux armées.
Pour autant la Première Guerre mondiale marque bien une rupture dans cette histoire des
rapports entre sciences de l'environnement et Guerre : pour la première fois, c'est bien la
météorologie, dans le sens de la prévision quotidienne de l'évolution du temps qui est incorporée
aux stratégies militaires. La configuration particulière de combat de la guerre de tranchées fut
déterminée par une mobilisation quotidienne, jusqu'ici inédite, de la science météorologique. La
Première Guerre a substitué au temps saisonnier et climatique, un temps quotidien et
météorologique de la prise en compte de l'atmosphère dans l'élaboration des stratégies. Les
opérations de la guerre de tranchées nécessitaient toutes un certain nombre de préparatifs, mais la
décision de leur réalisation pouvait se prendre dans les 24 heures avant leur effet, ce qui rendait
possible l'évaluation des conditions météorologiques précises grâce aux prévisions, nationales et
locales, à brève échéance.
15