Le dialogue entre les cours constitutionnelles et la Cour de justice
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Le dialogue entre les cours constitutionnelles et la Cour de justice
IXe Congrès mondial de droit constitutionnel - Oslo, 16-20 juin 2014 « Défis constitutionnels : globaux et locaux » Atelier n°5 : Dialogues sur la Constitution Le dialogue entre les cours constitutionnelles et la Cour de justice de l’Union européenne : vers une justice post-nationale ? par Marc VERDUSSEN Professeur à l’Université de Louvain - UCL Directeur du Centre de recherche sur l’Etat et la Constitution (Belgique) Peu ou prou, l’Union européenne a su trouver une place dans les Constitutions des Etats membres. En revanche, on peut difficilement créditer toutes les cours constitutionnelles nationales de la même ouverture. Bien qu’étant des « juridictions » au sens de l’article 267 du TFUE, la majorité d’entre elles ont longtemps éludé la question du renvoi préjudiciel à la Cour de justice1. Certes, elles n’ont jamais réchigné à prendre en compte la jurisprudence européenne, mais, si dialogue il y a, il est tout au plus indirect et informel. Certes encore, plus d’une cour constitutionnelle s’est récemment décidée à franchir le pas, mais de telles initiatives restent passablement isolées. Alors qu’en Europe, comme on vient de le souligner, « les juges constitutionnels accusent un très grand retard en la matière »2, la Cour constitutionnelle belge, depuis 1997, se révèle comme étant particulièrement encline à adresser des questions préjudicielles, en validité ou en interprétation, à la Cour de justice de l’Union européenne, qu’elle tient ainsi pour un partenaire dans la protection des droits fondamentaux3. De 2003 à 2013, elle a adressé 62 questions préjudicielles à la Cour de justice. Dans un contexte marqué par une pluralité croissante des sources du droit, une telle ouverture nous paraît de nature à favoriser un dialogue fertile entre les juges constitutionnels et communautaires. Comme l’a souligné le juge Koen Lenaerts, la procédure de renvoi préjudiciel à la Cour de justice « constitue très certainement un canal de premier ordre en vue d’un dialogue des juridictions nationales, dont les juridictions constitutionnelles, et la Cour » 4 . Indirectement, ce sont les juges constitutionnels eux-mêmes qui entrent en dialogue. * 1 M.-L. TRÉGUIER, « Cours constitutionnelles, Cour de justice des Communautés européennes et droits fondamentaux », in Les droits fondamentaux dans l’Union européenne – Dans le sillage de la Constitution européenne (dir. J. RIDEAU), Bruxelles, Bruylant, 2009, p. 260. 2 C. DE ARANJO, Justice constitutionnelle et justices européennes des droits de l’homme – Etude comparée : France-Allemagne, Bruxelles, Bruylant, 2009, p. 367. Voy. égal. G. MARTINICO, « Preliminary Reference and Constitutional Courts. Are You in the Mood for Dialogue ? », in Shaping Rule of Law Through Dialogue : International and Supranational Experiences (eds. F. FONTANELLI, G. MARTINICO et P. CARROZZA), Groningen, Europa Law Publishing, 2009, p. 223 ; J. KOMAREK, « The Place of Constitutional Courts in the EU », European Constitutional Law Review, 2013, vol. 9, p. 432. 3 M. VERDUSSEN, « La Cour constitutionnelle, partenaire de la Cour de justice de l’Union européenne », Revue belge de droit constitutionnel, 2011, pp. 81-109 ; ID., Justice constitutionnelle, Bruxelles, Larcier, 2012, pp. 111-115 et 121-138. Voy. égal. R. ERGEC, « La Cour constitutionnelle belge et le droit européen », in Mélanges en hommage à Georges Vandersanden – Promenades au sein du droit européen, Bruxelles, Bruylant, 2008, pp. 167-182. 4 K. LENAERTS, « Dialogues juridictionnels et traductions constitutionnelles dans l’Union européenne », in Traduction et droits européens : enjeux d'une rencontre – Hommage au recteur Michel van de Kerchove (dir. A. BAILLEUX, Y. CARTUYVELS, H. DUMONT et F. OST), Bruxelles, Publications des F.U.S.L., 2009, p. 645. I. LES RENVOIS PRÉJUDICIELS OPÉRÉS PAR LA COUR CONSTITUTIONNELLE BELGE La possibilité pour la Cour constitutionnelle d’adresser des questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne mérite d’être étudiée sous deux angles différents, selon qu’il y va d’une question en validité5 ou en interprétation6. A. LES QUESTIONS PRÉJUDICIELLES EN VALIDITÉ La Cour constitutionnelle est habilitée à exercer un contrôle de constitutionnalité à l’égard des normes législatives transposant des actes de droit communautaire dérivé. Il y a plus. Il arrive que ce contrôle l’amène à intégrer dans son champ le droit dérivé luimême. L’hypothèse visée est très classique. Un recours en annulation est dirigé contre une norme législative qui transpose fidèlement un acte de droit communautaire dérivé ou une question préjudicielle est posée à propos de la constitutionnalité d’une telle norme. En sanctionnant la loi de transposition, la Cour constitutionnelle condamnerait indirectement la norme européenne transposée, ce que normalement seule la Cour de justice de l’Union européenne peut faire7. Toutefois, la Cour constitutionnelle peut, et 5 La Cour constitutionnelle belge a rendu 6 arrêts par lesquels elle a posé une ou plusieurs questions préjudicielles en validité : C.C., arrêt n° 124/2005 du 13 juillet 2005 (C.J.C.E., 3 mai 2007, Advocaten voor de Wereld VZW c. Leden van de Ministerraad, aff. n° C303/05) ; C.C., arrêt n° 126/2005 du 13 juillet 2005 (C.J.C.E., 26 juin 2007, Ordre des barreaux francophones et germanophone e.a. c. Conseil des ministres, aff. 305/05) ; C.C., arrêt n° 103/2009 du 18 juin 2009 (C.J.C.E., 1er mars 2011, Association belge des consommateurs Test-Achats et autres c. Conseil des ministres, aff. n° 236/09) ; C.C., arrêt n° 128/2009 du 24 juillet 2009 (C.J.C.E., 21 octobre 2010, I.B., aff. C-306/09) ; C.C., arrêt n° 116/2012 du 10 octobre 2012 (C.J.U.E., 7 novembre 2013, Institut professionnel des agents immobiliers (IPI) c. Geoffrey Englebert, Immo 9 SPRL, Grégory Francotte, aff. n° C-473/12) ; C.C., arrêt n° 172/2013 du 19 décembre 2013 (C.J.U.E., affaire pendante). 6 La Cour constitutionnelle belge a rendu 20 arrêts par lesquels elle a posé une ou plusieurs questions préjudicielles en interprétation : C.C., arrêt n° 6/97 du 19 février 1997 (C.J.C.E., 16 juillet 1998, édération el e des cham res s ndicales de médecins ASBL et Gouvernement flamand, Gouvernement de la Communauté française, Conseil des ministres, aff. n° C-93/97) ; C.C., arrêt n° 139/2003 du 29 octobre 2003 (C.J.C.E., 1er octobre 2004, Hugo Clerens, b.v.b.a. Valkeniersgilde et Gouvernement wallon, Conseil des ministres, aff. n° C-480/03) ; C.C., arrêt n° 51/2006 du 19 avril 2006 (C.J.C.E., 1er avril 2008, Gouvernement de la Communauté française, Gouvernement wallon c. Gouvernement flamand, aff. n° C-212/06) ; C.C., arrêt n° 12/2008 du 14 février 2008 (C.J.C.E., 13 avril 2010, Nicolas Bressol e.a., Céline Chaverot e.a. c. Gouvernement de la Communauté française, aff. n° C-73/08) ; C.C., arrêt n° 131/2008 du 1er septembre 2008 (C.J.C.E., 6 octobre 2010, Base NV e.a. c. Ministerraad, aff. n° C-389/08) ; C.C., arrêt n° 128/2009 du 24 juillet 2009 (C.J.C.E., 21 octobre 2010, I.B., aff. C-306/09) ; C.C., arrêt n° 30/2010 du 30 mars 2010 (C.J.U.E., 16 février 2012, MarieNoëlle Solvay e.a. c. Région wallonne, aff. n°182/2010) ; C.C., arrêt n° 133/2010 du 25 novembre 2010 (C.J.U.E., 22 mars 2012, InterEnvironnement Bruxelles ASBL,Pétitions-Patrimoine ASBL, Atelier de Recherche et d’Action Ur aines ASBL c. Ré ion de BruxellesCapitale, aff. n° 567/10) ; C.C., arrêt n° 149/2010 du 22 décembre 2010 (C.J.U.E., 31 janvier 2013, Belgische Petroleum Unie VZW e.a. c. Belgische Staat, aff. n° C-26/11) ; C.C., arrêt n° 49/2011 du 6 avril 2011 (C.J.U.E., 8 mai 2013, Eric Libert e.a. c. Gouvernement flamand, et All Projects & Developments NV e.a c. Vlaamse Regering, aff. n° C-197/11 et C-203/11) ; C.C., arrêt n° 50/2011 du 6 avril 2011 (C.J.U.E., 8 mai 2013, Eric Libert e.a. c. Gouvernement flamand, et All Projects & Developments NV e.a c. Vlaamse Regering, aff. n° C197/11 et C-203/11) ; C.C., arrêt n° 110/2011 du 16 juin 2011 (C.J.U.E., 21 mars 2013, Belgacom SA, Mobistar SA, KPN Group Belgium SA c. Etat belge, aff. n° C-375/11) ; C.C., arrêt n° 10/2012 du 25 janvier 2012 (C.J.U.E., 11 juillet 2013, Fédération des maisons de repos privées de Belgique (Femarbel) ASBL c. Commission communautaire commune de Bruxelles-Capitale, aff. n° C-57/12) ; C.C., arrêt n° 54/2012 du 19 avril 2012 (C.J.U.E., 26 septembre 2013, Industrie du bois de Vielsalm & Cie (IBV) SA c. Région wallonne, aff. n° C195/12) ; C.C., arrêt n° 116/2012 du 10 octobre 2012 (C.J.U.E., 7 novembre 2013, Institut professionnel des agents immobiliers (IPI) c. Geoffrey Englebert, Immo 9 SPRL, Grégory Francotte, aff. n° C-473/12) ; C.C., arrêt n° 119/2012 du 18 octobre 2012 (C.J.U.E., affaire pendante) ; C.C., arrêt n° 18/2013 du 21 février 2013 (C.J.U.E., 15 juillet 2013, Guy Kleynen c. Conseil des ministres, aff. C-99/13) ; C.C., arrêt n° 68/2013 du 16 mai 2013 (C.J.U.E., affaire pendante) ; C.C., arrêt n° 124/2013 du 26 septembre 2013 (C.J.U.E., affaire pendante) ; C.C., arrêt n° 172/2013 du 19 décembre 2013 (C.J.U.E., affaire pendante). même parfois doit, emprunter une autre voie : transformer le conflit entre la loi et la Constitution en un conflit entre la directive et le droit primaire. En effet, les droits fondamentaux reconnus par la Constitution belge sont généralement consacrés de manière similaire ou analogue au niveau supranational et notamment par les dispositions applicables au niveau européen, telles la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et, subsidiairement, la Convention européenne des droits de l’homme. La juridiction constitutionnelle est alors en mesure – ce qui, dans le cas d’une saisine préjudicielle, suppose que le juge a quo ne l’aie pas fait lui-même8 – d’interroger la juridiction européenne sur la validité dans l’ordre juridique de l’Union européenne des normes transposées litigieuses. Cela diminue d’autant le risque que la Cour constitutionnelle mette la Belgique en difficulté avec l’Union européenne. A plusieurs reprises, la Cour constitutionnelle a adressé à la Cour de justice des questions préjudicielles portant sur la validité de directives européennes. Lorsque la Cour de justice invalide l’acte communautaire, la Cour constitutionnelle est normalement conduite à invalider la norme législative de transposition. Cette dernière doit alors être tenue pour médiatement inconstitutionnelle : le vice d’inconstitutionnalité la frappe de manière médiate, par la médiation de l’acte communautaire qu’elle transpose9. Par exemple, en 2008, un recours est dirigé contre une loi du 21 décembre 2007 qui, transposant la directive 2004/113/CE du Conseil du 13 décembre 2004 mettant en œuvre le principe de l’égalité de traitement entre les hommes et les femmes dans l’accès à des biens et services et la fourniture des biens et services, fait usage, pour les contrats d’assurance sur la vie, de la possibilité faite par l’article 5, § 2, de cette directive de décider « d’autoriser des différences proportionnelles en matière de primes et de prestations pour les assurés lorsque le sexe est un facteur déterminant dans l’évaluation des risques ». La Cour constitutionnelle rend un premier arrêt le 19 juin 2009. Selon elle10, « dès lors que la loi attaquée fait usage de la faculté offerte par l’article 5, § 2, de la directive du 13 décembre 2004 et que les critiques formulées par les parties requérantes, en leur premier moyen, à l’encontre de la loi valent dans la même mesure pour cet article 5, § 2, il est nécessaire, pour statuer sur le recours, de trancher préalablement la question de la validité de cette disposition de la directive précitée ». Or, il ne relève pas de la compétence de la Cour de se prononcer sur la question de savoir si cette disposition de la directive est compatible ou non avec l’interdiction de discrimination fondée sur le sexe, contenue entre autres dans l’article 6, § 2, du Traité sur l’Union européenne. En conséquence, la Cour estime qu’il 7 C.J.C.E., 22 octobre 1987, Foto-Frost et Hauptzollamt Lübeck-Ost, aff. 314/85, §§ 12-20. Pour d’autres arrêts daans le même sens, voy. not C.J.C.E., 21 février 1991, Zuckerfabrik Süderdithmarschen et Zuckerfabrik Soest, aff. n°143/88 et n°92/89, § 17 ; 10 décembre 2002, British American Tobacco Investments et Imperial Tobacco, aff. n° 491/01, § 39 ; 6 décembre 2005, Gaston Schul Douane-expediteur, aff. n° 461/03, § 17 ; 10 janvier 2006, IATA et ELFAA, aff. n° 344/04, § 27 ; 18 juillet 2007, Lucchini SpA, aff. n° 119/05, § 53. Voy. égal. C.J.U.E., 8 juillet 2010, Afton Chemical, aff. n° 343/09, § 18. 8 Voy. C.J.U.E., 22 juin 2010, Melki et Abdeli, aff. 188/10 et 189/10 : « les juridictions nationales, dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne, sont, en principe, tenues, en vertu de l’article 267, troisième alinéa, du TFUE, d’interroger la Cour de justice sur la validité de cette directive et, par la suite, de tirer les conséquences qui découlent de l’arrêt rendu par la Cour à titre préjudiciel, à moins que la juridiction déclenchant le contrôle incident de constitutionnalité n’ait elle-même saisi la Cour de justice de cette question sur la base du deuxième alinéa dudit article » (§ 56). Certes, il peut « être avantageux pour le juge a quo de se tourner vers la juridiction constitutionnelle, dès lors que celle-ci pourra à son tour saisir la Cour de justice et évaluer, une fois cette dernière réponse obtenue, la compatibilité de la norme interne tant au regard du droit interne que du droit de l’Union. Mais ce processus implique que la juridiction constitutionnelle accepte de se saisir du droit de l’Union comme norme de contrôle et qu’elle se montre encline à poser des questions préjudicielles à la Cour de justice. Si cette approche est remarquablement suivie par la Cour constitutionnelle belge, elle est loin d’être partagée par l’ensemble de ses homologues » (N. CARIAT, « Quelques réflexions quant à la compatibilité de la loi spéciale sur la Cour constitutionnelle avec le droit de l’Union européenne », Journal des tribunaux, 2011, p. 578). 9 On précisera que la Cour constitutionnelle conserve la possibilité d’invalider une norme par laquelle le législateur, transposant un acte de droit communautaire dérivé, fait un usage inconstitutionnel de la marge d’appréciation que cet acte laisse à l’Etat. Dans ce cas, la norme législative de transposition doit être tenue pour immédiatement – et non plus médiatement – inconstitutionnelle : le vice d’inconstitutionnalité la frappe de manière immédiate, sans la médiation de l’acte communautaire qu’elle transpose. Voy, par exemple, C.C., arrêt n° 95/2008 du 26 juin 2008. 10 C.C., arrêt n° 103/2009, précité. convient, préalablement à l’examen des moyens, de poser à la Cour de justice, notamment, la question préjudicielle suivante : « L’article 5, § 2, de la directive 2004/113/CE du Conseil du 13 décembre 2004 mettant en œuvre le principe de l’égalité de traitement entre les femmes et les hommes dans l’accès à des biens et services et la fourniture de biens et services est-il compatible avec l’article 6, § 2, du Traité sur l’Union européenne, et plus spécifiquement avec le principe d’égalité et de non-discrimination garanti par cette disposition ? ». La Cour de justice a répondu à la question préjudicielle par un arrêt du 1er mars 2011, dans lequel elle invalide l’article 5, § 2, de la directive, avec effet au 21 décembre 2012, et ce afin d’aménager une période de transition adéquate11. Dans son second arrêt, rendu le 30 juin 2011, la Cour constitutionnelle annule la loi du 21 décembre 2007 et, conformément à l’article 8, alinéa 2, de la loi spéciale du 6 janvier 1989, en maintient les effets jusqu’au 21 décembre 2012, date de l’échéance fixée par la Cour de justice12. Parfois, il advient que l’interprétation procurée au droit fondamental en cause par la Cour de justice de l’Union européenne, sur renvoi préjudiciel, ne corresponde pas à l’interprétation plus protectrice qu’en donne la Cour constitutionnelle dans sa jurisprudence. On en trouve un exemple bien connu dans une affaire dont a été saisie la Cour constitutionnelle en 2008, relativement à une loi transposant la directive 2001/97/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 décembre 2001 modifiant la directive 91/308/CEE du Conseil relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins de blanchiment de capitaux. Dans un premier arrêt, la Cour constitutionnelle interroge la Cour de justice sur la validité d’une disposition de cette directive13. Dans son arrêt, rendu le 26 juin 2007 14, la Cour de justice répond à la Cour constitutionnelle que le droit à un procès équitable, garanti par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme mais aussi par l’article 6 du Traité UE, n’est pas violé par les obligations faites aux avocats d’informer les autorités responsables de la lutte contre le blanchiment de capitaux et de coopérer avec elles, compte tenu des limites à ces obligations imposés ou permises par la directive de 2001. Dans un second arrêt15, rendu à la suite de cette réponse, la Cour constitutionnelle constate que, dans ses conclusions précédant l’arrêt de la Cour de justice, l’avocat général proposait « d’interpréter la directive en ce sens qu’elle exonère de toute obligation d’information les avocats exerçant une activité de conseil juridique ». Elle en conclut que l’avocat ne peut être soumis à l’obligation de communiquer aux autorités des informations dont il a connaissance que dans le cadre d’une activité qui va au-delà de sa mission spécifique de défense ou de représentation en justice et de conseil juridique. En revanche, les informations dont l’avocat a connaissance à l’occasion de l’exercice des activités essentielles de sa profession, y compris l’assistance et la défense en justice du client et le conseil juridique, demeurent couvertes par le secret professionnel et ne peuvent pas être portées à la connaissance des autorités, même si les activités en question se situent en dehors de toute procédure judiciaire. Ce faisant, la Cour constitutionnelle vide la loi, et partant la directive elle-même, d’une grande partie de sa portée. On précisera encore que, lorsque le grief dénoncé devant la Cour constitutionnelle ne trouve pas sa source dans la norme législative en cause, mais dans les dispositions d’un règlement de l’Union européenne, la Cour doit bien constater 11 C.J.U.E., 1er mars 2011, précité. 12 C.C., arrêt n° 116/2011 du 30 juin 2011. 13 C.C., arrêt n°126/2006, précité. 14 C.J.C.E., 26 juin 2007, précité. 15 C.C., arrêt n° 10/2008 du 10 octobre 2008. qu’elle est sans compétence pour exercer un contrôle à l’égard de ce règlement. Ce constat a été fait dans un arrêt rendu le 27 juillet 201116. B. LES QUESTIONS PRÉJUDICIELLES EN INTERPRÉTATION Les normes internationales font-elles partie des normes de référence utilisées par la Cour constitutionnelle dans l’exercice de sa mission de contrôle de la constitutionnalité des lois ? En d’autres termes, les litiges dont est saisie la Cour peuvent-ils trouver un règlement à travers des normes internationales ? A priori, l’utilisation des normes internationales, en ce compris les normes de l’Union européenne, comme mode de résolution des litiges constitutionnels peut emprunter deux voies différentes. En effet, l’application que fait une juridiction constitutionnelle de la norme internationale peut être « autonome » ou « auxiliaire »17. Dans les deux hypothèses, la norme internationale se voit réserver une certaine place dans le bloc de constitutionnalité. En Belgique, la Cour constitutionnelle n’est pas autorisée à opérer une application autonome de normes internationales pour résoudre les litiges dont elle est saisie. Elle peut, en revanche, recourir à la méthode de l’application auxiliaire. Dans le cas d’une application auxiliaire, la référence à la norme internationale s’opère par le truchement d’une norme constitutionnelle, celle-ci confinant celle-là dans un rôle complémentaire. En effet, si la vocation de toute juridiction constitutionnelle est d’appliquer des normes tirées de la Constitution, l’exercice de cette mission peut l’entraîner à appliquer, par la médiation des normes constitutionnelles, des normes internationales. De la sorte, ces dernières acquièrent une fonction auxiliaire, donc complémentaire, par rapport au contrôle de constitutionnalité. Une telle médiation peut apparaître sous deux configurations distinctes selon que la norme internationale est utilisée comme modèle d’interprétation ou comme valeur de référence des normes constitutionnelles. Ces deux herméneutiques ne peuvent être confondues : l’une vise à concilier, l’autre à combiner. A défaut de pouvoir recourir à la technique de l’application autonome, la Cour constitutionnelle belge s’est rabattue sur celle de l’application auxiliaire, dans ses deux configurations : l’application conciliatoire (1) et l’application combinatoire (2). Dans les deux cas, elle inclut le droit de l’Union européenne dans les considérants, voire le dispositif, des arrêts. 1. L’application conciliatoire du droit de l’Union européenne Lorsqu’elle est saisie d’une demande alléguant une violation d’une norme constitutionnelle, et spécialement d’un droit fondamental reconnu par la Constitution, une juridiction constitutionnelle se trouve immanquablement confrontée à la question 16 C.C., arrêt n° 142/2011 du 27 juillet 2011. 17 M. VERDUSSEN, « La Convention européenne des droits de l'homme et le juge constitutionnel », in La mise en oeuvre interne de la Convention européenne des droits de l'homme, Editions du Jeune Barreau de Bruxelles, 1994, pp. 17-63 ; ID., « L’application de la Convention européenne des droits de l’homme par les Cours constitutionnelles », in The Spanish Constitution in the European Constitutional Context (ed. F. FERNANDEZ SEGADO), Madrid, Dykinson, 2003, pp. 1555-1572. de savoir s’il lui revient d’interpréter ce droit à la lumière de droits similaires, reconnus au niveau international. L’utilisation du droit international conventionnel comme modèle d’interprétation de la Constitution peut être réalisée de deux manières. Soit la juridiction constitutionnelle inclut la norme internationale dans la ratio decidendi, en s’y référant expressément dans son arrêt. Soit elle l’inclut, mais ne s’y réfère pas expressément. Dans ce dernier cas, on parlera, selon l’expression du professeur Laurence Burgorgue-Larsen, d’application « furtive » des traités internationaux18. C’est l’idée que la juridiction constitutionnelle, tout en renvoyant formellement au seul référent constitutionnel, ne s’en inspire pas moins implicitement de normes tirées de traités internationaux relatifs aux droits de l’homme. Au travers de ces traités, c’est la jurisprudence des organes internationaux de contrôle – juridictionnels ou non – qui a vocation à guider les juges constitutionnels, toujours dans le même souci de congruence. La Cour constitutionnelle belge développe en ce sens, depuis 2004, une méthode conciliatoire, dite du « tout indissociable ». Selon cette méthode, lorsqu’une norme internationale conventionnelle liant la Belgique a une portée analogue à une ou plusieurs normes constitutionnelles, les garanties consacrées par la norme conventionnelle « constituent un ensemble indissociable avec les garanties inscrites dans les dispositions constitutionnelles en cause », de telle sorte que lorsqu’est alléguée la violation d’une norme constitutionnelle, « la Cour tient compte, dans son examen, des dispositions de droit international qui garantissent des droits ou libertés analogues »19. La Cour constitutionnelle utilise la méthode conciliatoire à l’égard du droit primaire de l’Union européenne et, spécialement, la Charte des droits fondamentaux. Dans le cadre de cette méthode, elle se réfère également à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne. Et lorsqu’un doute surgit sur la portée d’une norme tirée d’un traité communautaire que la Cour constitutionnelle entend soumettre à une application conciliatoire, il lui revient d’interroger la Cour de justice sur l’interprétation à donner à cette norme. Il y va d’un renvoi préjudiciel, non plus en validité, mais en interprétation. On retient ici un exemple20. Une taxe est adoptée sur la coïncinération des déchets. Un recours en annulation de cette taxe est introduit auprès de la Cour constitutionnelle. Les parties requérantes sont la fédération professionnelle qui défend les intérêts de l’industrie cimentière belge, des producteurs de ciment et une entreprise de traitement de déchets. Elles exposent que des déchets sont utilisés dans la production de ciment. Ils ne sont pas simplement incinérés, mais ils sont coïncinérés, dans des fours à ciment. Selon elles, cette utilisation doit être qualifiée de « valorisation » de déchets. Il est, en effet, question de valorisation lorsque des déchets remplacent d’autres matières, préservant ainsi les ressources naturelles. Dans le procédé de coïncinération des déchets, les déchets utilisés remplacent notamment des combustibles fossiles (houille). La taxe est attaquée en ce qu’elle est alignée sur la taxe frappant l’incinération des déchets, de telle manière que l’incitation à la valorisation des déchets par leur coïncinération disparaîtrait au profit de leur incinération. La violation de l’article 23 de la Constitution est invoquée, cette disposition consacrant le droit à la protection d’un environnement sain. A la demande des requérants, la Cour examine la compatibilité 18 L. BURGORGUE-LARSEN, « L’autonomie constitutionnelle aux prises avec la Convention européenne des droits de l’homme », Revue belge de droit constitutionnel, 2001, p. 51. 19 C.C., arrêt n° 136/2004 du 22 juillet 2004. 20 C.C., arrêt n° 121/2008 du 1er septembre 2008. Voy. égal. C.C., arrêt n° 145/2006 du 28 septembre 2006. de la taxe querellée avec l’article 23 précité, qu’elle interprète à la lumière d’un certain nombre de normes internationales et européennes, dont il découlerait que toutes les mesures politiques relatives au traitement des déchets doivent avoir pour but d’inciter à la valorisation de ceux-ci, de sorte que la quantité de déchets à éliminer soit en constante diminution. Le recours en annulation sera rejeté comme non fondé. A l’appui du constat selon lequel, en l’espèce, le législateur entend encourager d’autres formes de valorisation dont il considère qu’elles sont moins polluantes que la coïncinération des déchets, la Cour s’en remet à la jurisprudence de la Cour de justice, selon laquelle « parmi les différents modes de valorisation, le recyclage doit constituer une part importante de celle-ci et, avec la réutilisation, recevoir la préférence »21. 2. L’application combinatoire du droit de l’Union européenne Lorsqu’elle est saisie d’une demande alléguant une violation par la loi du principe constitutionnel d’égalité et de non-discrimination, une juridiction constitutionnelle met normalement en œuvre – sur un mode explicite ou implicite – quatre contrôles distincts : un contrôle de la comparabilité, un contrôle de l’objectivité, un contrôle de la pertinence et, enfin, un contrôle de la proportionnalité. A l’occasion de ce dernier contrôle, il s’agit de vérifier que la différence de traitement opérée par le législateur est « raisonnablement proportionnée » ou, inversement, n’est pas « manifestement disproportionnée ». Un « rapport raisonnable de proportionnalité » doit unir les moyens employés et le but visé par le législateur. Concrètement, une loi qui produit des effets disproportionnés est une loi qui cause une atteinte disproportionnée à une valeur de référence. La disproportion peut résulter de l’intensité de l’atteinte portée à cette valeur. Mais elle peut aussi découler de la « qualité » de cette valeur, lorsque celle-ci est considérée comme manifestement plus essentielle que le but poursuivi par le législateur à travers la loi litigieuse. En règle générale, la valeur de référence au regard de laquelle est évaluée la proportionnalité d’une norme différenciatrice est dégagée à partir de normes internationales et, plus particulièrement, de traités internationaux relatifs aux droits de l’homme. Une combinaison est ainsi réalisée entre le principe constitutionnel d’égalité et de non-discrimination et les droits fondamentaux consacrés par ces traités. Incontestablement, la Cour constitutionnelle belge est la juridiction constitutionnelle qui offre l’illustration la plus paradigmatique de la méthode combinatoire22. Le raisonnement de la Cour peut être schématisé de la manière suivante : dès le moment où elle est discriminatoire, toute violation d’un droit fondamental constitue une violation du droit à l’égalité et à la non-discrimination et relève donc de sa compétence. Cette méthode lui permet d’intégrer dans son contrôle des droits fondamentaux – et d’autres normes – non intégrés dans le bloc de constitutionnalité ou non reconnus par la Constitution, mais consacrés par des traités internationaux liant la Belgique. La Cour constitutionnelle utilise la méthode combinatoire à l’égard du droit primaire de l’Union européenne, ce qui l’amène, ici encore, à se référer à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne23. Il arrive également à la 21 C.J.C.E., 19 juin 2003, The Queen c. Environment Agency and Secretary of State for the Environment, Transport and the Regions, aff. n° C-444/00, § 72. 22 Voy. A. RASSON-ROLAND et M. VERDUSSEN, « Le juge constitutionnel et la proportionnalité. Rapport belge », Annuaoire international de justice constitutionnelle, 2009, vol. XXV, pp. 123-143. Cour constitutionnelle de combiner le droit à l’égalité et à la non-discrimination avec, non plus des normes de droit primaire, mais des normes tirées du droit dérivé de l’Union européenne. La Cour peut ainsi sanctionner une loi qui viole, de manière discriminatoire, un règlement ou une directive européene 24 . Parfois, la Cour constitutionnelle est invitée à combiner le droit à l’égalité et à la non-discrimination avec à la fois des normes de droit primaire et des normes de droit dérivé, et ce dans l’examen du même moyen25. Si un doute surgit sur la portée de la norme européenne, primaire ou dérivée, il revient à la Cour constitutionnelle d’interroger la Cour de justice de l’Union européenne sur l’interprétation à donner à cette norme. A plusieurs reprises, la Cour constitutionnelle a ainsi adressé des questions préjudicielles en interprétation à la Cour de Luxembourg. Il arrive aussi que la Cour constitutionnelle considère qu’ « il ne peut raisonnablement y avoir de doute » quant à la compatibilité des normes législatives en cause avec le droit de l’Union européenne26. II. LES RENVOIS PRÉJUDICIELS OPÉRÉS PAR LES COURS CONSTITUTIONNELLES EN GÉNÉRAL Force est de constater que, dans les autres Etats membres de l’Union européenne, les cours constitutionnelles ne s’adressent que de manière sporadique à la Cour de justice. Quelques questions préjudicielles ont été posées par les juges constitutionnels d’Autriche, de Lituanie, d’Espagne, de France et d’Allemagne. Le 10 mars 1999, la Cour constitutionnelle autrichienne a posé à la Cour de justice une question préjudicielle relative à l’interprrétation de l’article 87 du Traité CE, à laquele la Cour a répondu le 8 novembre 200127. D’autres questions ont étét posées par la Cour constitutionnelle28. Le 8 mai 2007, la Cour constitutionnelle lituanienne a posé une questiion préjudicielle à la Cour de justice, relative à l’interprétation de l’article 20 de la directive 2003/54/CE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2003 concernant des règles comunes pour le marché intérieur de l’électricité. La Cour y a répondu le 9 octobre 200829. 23 Voy. not. C.C., arrêt n° 150/2006 du 11 octobre 2006, B.6.8 à B.6.10 ; arrêt n° 40/2008 du 4 mars 2008, B.3. à B.14 ; arrêt n° 53/2008 du 13 mars 2008, B.14 à B.16 ; arrêt n° 108/2008 du 17 juillet 2008, B.14 à B.20 ; arrêt n° 120/2008 du 1 septembre 2008, B.8.1 à B.8.4 ; arrêt n° 139/2008 du 22 octobre 2008, B.13 à B.16.5 ; arrêt n° 11/2009 du 21 janvier 2009, B.2.1. à B.10.3 ; arrêt n° 140/2009 du 17 septembre 2009 ; arrêt n° 99/2010 du 16 septembre 2010, B.4.8. et B.4.9 ; arrêt n° 90/2011 du 31 mai 2011, B.13.1 à B.13.9. 24 Voy. not. C.C., arrêt n° 120/2008 du 1er septembre 2008, B.9.1. à B.9.4 ; arrêt n° 84/2010 du 8 juillet 2010, B.16 à B.19.9 ; arrêt n° 55/2011 du 6 avril 2011 ; arrêt n° 90/2011 du 31 mai 2011, B.12.1 à B.12.4 et B.14.1 à B.14.4 ; arrêt n° 97/2011 du 31 mai 2011, B.7.1 à B.9.7 (moyen soulevé d’office par la Cour). 25 C.C., arrêt n° 139/2006 du 14 septembre 2006, B.30 à B.35. 26 C.C., arrêt n° 180/2011 du 24 novembre 2011, B.16.2. Voy. égal. B.13.9. 27 C.J.C.E., 8 novembre 2001, Adria-Wien Pipeline GmbH, Wietersdorfer & Peggauer Zementwerke GmbH c. Finanzlmandesdirektion für Kärnten, aff. C-143/99. 28 C.J.C.E., 8 mai 2003, ahlergruppe « emeinsam ajedno/Birli te Alternative und rune e er - schafterlnnen/UG », aff. n° 171/01 ; 20 mai 2003, Rechnungshof et al., aff. n° C-465/00, n° C-138/01 et n° C-139/01. 29 C.J.C.E., 9 octobre 2008, Julius Sabatauskas e.a., aff. C-239/07. Le 13 février 2008, la Cour constitutionnelle italienne, après avoir opposé plusieurs refus de renvoi préjudiciel à la Cour de justice, a posé une question sur l’interprétation des articles 49 et 87 du Traité CE30. La Cour y a répondu le 17 novembre 200931. Le 3 juillet 2013, la même Cour, saisie cette fois par voie incidente, pose une seconde question préjudicielle à la Cour de justice, relative à la directive 1999/70/CE du Conseil du 28 juin 1999 concernant l'accord-cadre CES, UNICE et CEEP sur le travail à durée déterminée. Le 9 juin 2011, le Tribunal constitutionnel espagnol a posé, pour la première et unique fois, trois questions préjudicielles à la Cour de justice32. La demande portait sur l’interprétation et, le cas échéant, la validité de l’article 4bis, § 1er, de la décision-cadre 2002/584/JAI du Conseil du 13 juin 2002 relative au mandat d’arrêt européen et aux procédures de remise entre Etats membres, telle que modifiée par la décision-cadre 2009/299/JAI du Conseil du 26 février 2009. La Cour a répondu aux questions par un arrêt du 26 février 2013 33. Le 4 avril 2013, le Conseil constitutionnel français a pôsé à la Cour de justice une question préjudicielle relative à l’interprétation des articles 27 et 28 de la décision-cadre 2002/584/JAI, citée ci-avant34. La Cour de justice a rendu un arêt de réponse le 30 mai 2013 35. Le 7 février 2014, la Cour constitutionnelle fédérale allemande a posé une question préjudicielle à la Cour de justice dans l’affaire, très controversée, des rachats d’obligations souveraines par la Banque centrale européenne (« Opération monétaire sur titres – OMT »). L’affaire est pendante devant la Cour. Une réticence mal justifiée par les cours constitutionnelles. En dehors de ces Etats et hormis ces quelques affaires, la plupart des cours constitutionnelles sont, de toute évidence, réticentes à s’adresser à la Cour de justice. Malheureusement, les raisons invoquées pour refuser d’activer le mécanisme de renvoi préjudiciel ne sont pas toujours très rationnelles. On relève ici, et de manière non exhaustive, trois arguments. Le premier argument reporte la responsabilité sur les juridictions ordinaires qui seules pourraient, voire devraient, renvoyer des questions préjudicielles à Luxembourg. Quant aux cours constitutionnelles, la spécificité de leur rôle les démarquerait des juridictions ordinaires avec lesquelles elles ne sauraient donc être confondues. L’argument ne résiste pas à un examen sérieux. Il n’est pas contestable, et n’est d’ailleurs plus contesté, que les cours constitutionnelles sont bien des « juridictions » au sens de l’article 267 du TFUE36. Le mode de saisine n’a ici aucune espèce d’incidence : qu’elle soit 30 Voy. F. FONTANELLI et G. MARTINICO, « Between Procedural Impermeability and Constitutional Openness : The Italian Constitutional Court and Preliminary References to the European Court of Justice », European Law Journal, 2010, vol. 16, pp. 345364. 31 C.J.C.E., 17 novembre 2009, Presidente del Consiglio dei Ministri c. Regione Sardegna, aff. C-169/08. 32 Voy. P. TENORIO, « A Contribution from the Spanish Constitutional Court to the European Construction Process : Requesting Preliminary Ruling », Creighton International and Comparative Law Journal, 2011, vol. 1er, pp. 30-54. 33 C.J.U.E., 26 février 2013, Stefano Melloni. c. Ministerio Fiscal, aff. C-399/11. 34 Voy. X. MAGNON, « La révolution continue : le Conseil constitutionnel est une juridiction… au sens de l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne », Revue française de droit constitutionnel, 2013, pp. 917-940. 35 C.J.U.E., 30 mai 2013, Jeremy F. c. Premier ministre, aff. C-168/13 PPU-F. 36 Voy. D. RITLENG, « Cours constitutionnelles nationales et renvoi préjudiciel », in Mélanges en l’honneur du Professeur Joël Moliner, Bruxelles, L.G.D.J., 2012, pp. 589-595. Pour autant que de besoin, on rappellera que, lorsqu’une telle question est soulevée dans une affaire pendante devant une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne, cette juridiction est tenue de saisir la Cour de justice, en vertu de l’article 267, troisième alinéa, du TFUE, à moins saisie d’un recours en inconstitutionnalité formé par une autorité politique ou une collectivité publique, d’un recours individuel introduit par une personne privée ou d’une question préjudicielle posée par une juridiction ordinaire, une cour constitutionnelle est bien une juridiction, au regard du faisceau d’indices, tant organiques que fonctionnels, dégagés par la Cour de justice dans l’arrêt Vaassen-Göbbels37. N’a pas davantage d’incidence la nature reconnue en droit interne à la cour constitutionnelle, la notion de « juridiction » de l’article 267 du TFUE étant autonome. Le deuxième argument procède de la crainte des cours constitutionnelles de se soumettre à l’autorité hiérarchique d’une juridiction supranationale et de perdre ainsi une partie de leur suprême autonomie dans l’interprétation des normes constitutionnelles. L’argument relève de l’ordre de la psychologie judiciaire davantage que de la rationnalité juridique. Dans la pensée juridique contemporaine, le cadre d’entendement des modes de production du droit a donné lieu à une construction théorique originale, illustrée par la métaphore du « réseau », selon laquelle la réalité juridique n’est plus réductible à une structure hiérarchique, linéaire et arborescente : « sans disparaître, la hiérarchie révèle ses limites – discontinuité, inachèvement, alternance – où la subordination cède partiellement la place à la coordination et à la collaboration ; sans perdre toute vigueur, la linéarité se relativise et s’accompagne fréquemment de phénomènes de bouclage ou d’inversion dans l’ordre des relations ; l’arborescence se dilue, dans la mesure où la multiplicité des foyers de création du droit ne peut pas toujours être dérivée d’un point unique et souverain »38. Ce changement de paradigme n’est pas sans incidence sur la place et le rôle des cours constitutionnelles qui n’ont pas le pouvoir du dernier mot dans l’interprétation de la Constitution, ce pouvoir du dernier mot n’appartenant à personne. Comme l’observe Paul Martens, « l’idée d’un dernier mot sur la chose juridique évoque la nostalgie d’un pouvoir absolu qui ne peut concevoir une cohérence juridique sans une autorité qui serait le ‘patron du droit’ »39. On est ici au cœur de la démocratie, dont la spécificité est de laisser toujours ouverte la question des droits, et spécialement des droits constitutionnels, « puisque sa logique est précisément de ne reconnaître aucun pouvoir, aucune autorité dont la légitimité ne puisse être discutée »40. En somme, dans son travail d’interprétation de la Constitution, les cours constitutionnelles sont prises dans un mouvement de circularité, dans l’ordre interne, mais également dans l’ordre international. Le troisième argument est procédural. La plupart des cours constitutionnelles sont, en effet, tenues de statuer dans un délai déterminé qui leur est imposé par la législation organique interne. Le respect de ce délai justifierait ainsi qu’il faille renoncer à renvoyer des questions préjudicielles à la Cour de justice. L’argument est fallacieux. qu’elle ne constate « que la question soulevée n’est pas pertinente ou que la disposition communautaire en cause a déjà fait l’objet d’une interprétation de la part de la Cour de justice ou que l’application correcte du droit communautaire s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable » (C.J.C.E., 6 octobre 1982, SRL CILFIT et autres c. Ministère italien de la Santé, aff. 283/81). Les cours constitutionnelles doivent être rangées dans la catégorie des juridictions « dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne. 37 C.J.C.E., 30 juin 1966, Vaassen-Göbbels, aff. C-61/65. 38 F. OST et M. VAN DE KERCHOVE, De la pyramide au réseau ? – Pour une théorie dialectique du droit, Bruxelles, Publications des F.U.S.L., 2002, p. 50. 39 P. MARTENS, « L’égalité et le droit privé », Revue de droit de l’ULB, 2002, vol. 25, p. 327. 40 D. ROUSSEAU, Droit du contentieux constitutionnel, 7e éd., Paris, Montchrestien, 2006, p. 513. Les délais impartis sont généralement des délais d’ordre, et non des délais de rigueur, de telle sorte que le dépassement du délai n’entraine, en principe, aucune conséquence juridique particulière. Par la force des choses, les cours constitutionnelle font preuve de pragmatisme. Par exemple, la Cour constitutionnelle belge accepte que l’instance se prolonge inévitablement audelà du délai légal lorsqu’elle pose une question préjudicielle à la Cour de justice 41. En France, dans l’affaire citée ci-dessus, le Conseil constitutionnel avait sollicité de cette dernière le bénéfice de la procédure d’urgence prévue aux articles 23bis du statut de la Cour et 107 du règlement de procédure, en arguant, d’une part, du délai de trois mois dans lequel il est tenu de statuer et, d’autre part, de la privation de liberté dont le requérant au principal faisait l’objet dans la procédure a quo. La Cour de justice s’est fondée sur ce second élément, et lui uniquement, pour faire droit à la demande du Conseil constitutionnel. Quant au délai de trois mois, in fine, il n’a quand même pas pu être respecté. En Pologne, le Tribunal constitutionnel a décidé, dans un arrêt du 18 février 2009, que « si les justiciables ont effectivement le droit à ce que leur cause soit entendue avec célérité, ils ont également le droit à ce que justice soit rendue à bon escient, i.e. sans que cela se fasse au détriment de l’interprétation et de l’application correcte des normes juridiques »42. La prise en compte de la diversité des contextes nationaux. Quoi que l’on puisse penser de la pertinence de ces arguments, la plus ou moins grande inclinaison des cours constitutionnelles à renvoyer des questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne – mais aussi à accueillir loyalement les réponses de cette dernière – est, en réalité, tributaire de données spécifiquement nationales. Si l’on veut « avoir une vision aussi exacte que possible de leur signification », il est nécessaire d’opérer une « mise en contexte des renvois préjudiciels en provenance des cours constitutionnelles »43. Pour ce qui concerne la Belgique, le contexte est celui d’une société biculturelle mue par une dynamique centrifuge et donc par un mouvement de fragmentation. En faisant preuve d’un loyalisme particulièrement fort à l’égard de l’Union européenne, de ses institutions et de ses règles, les autorités belges, en ce compris juridictionnelles, témoignent sans doute d’une volonté de rattachement à des valeurs supranationales qu’ils ne reconnaissent plus nécessairement à l’échelle nationale. Le contexte belge est aussi celui d’une Constitution très ancienne. Dans la rédaction que lui a donnée le Constituant de 1831, le Titre II de la Constitution belge – et les droits fondamentaux qui s’y agrègent – est devenu très largement inadapté. Lorsqu'on le compare avec certaines Constitutions européennes adoptées après 1945 (Allemagne, Italie, Espagne, Portugal, etc.), on doit bien constater que celles-ci offrent des catalogues de droits fondamentaux plus précis et plus contemporains. Au cours des dernières législatures, le Constituant belge a montré qu'il était conscient de la nécessité de procéder à une actualisation du Titre II, puisqu'il a entrepris d'en combler quelques lacunes. Les modifications apportées sont pourtant occasionnelles et donc isolées, trahissant dans le chef du Constituant un inquiétant manque d’ambition. Ceci explique peut-être, en partie, la propension des juges constitutionnels à s’en remettre facilement aux solutions procurées par les juges européens, qu’il s’agisse de la Cour de justice de l’Union européenne ou de la Cour européenne des droits de l’homme. Comment ne pas voir, en outre, que cette propension est favorisée par les singularités du contentieux constitutionnel belge et de ses métamorphoses progressives, qui ont offert à la Cour 41 M. VERDUSSEN, Justice constitutionnelle, op. cit., p. 350. 42 L. BURGORGUE-LARSEN, « Chronique de jurisprudence européenne comparée (2009) », Revue du droit public et de la science politique, 2010, pp. 1837-1838. 43 L. BURGORGUE-LARSEN, « Cour de justice et cours consitutionnelles ou le temps complexe du dialogue », in Le droit pénal de l’Union européene au lendemain du Traité de Lis onne (dir. G. GIUDICELLI-DELAGE et C. LAZERGES), Paris, Société de législation comparée, 2012, p. 282. constitutionnelle l’occasion d’imaginer des raisonnements intégrant avec commodité le droit européen dans le bloc de constitutionnalité ? Le rôle intermédiateur de la Cour de justice dans le dialogue entre les cours constitutionnelles. Quelles que soient les disparités existant entre les cours constitutionnelles des Etats membres de l’Union européenne, il nous paraît que le renvoi par ces cours de questions préjudicielles à la Cour de justice permet de favoriser un rapprochement des systèmes constitutionnels nationaux par une voie originale, celle d’un dialogue qui a lieu, non pas immédiatement entre les juges constitutionnels euxmêmes, mais entre ceux–ci et les juges européens. En effet, lorsqu’elle répond à une question préjudicielle, la Cour de justice donne une interprétation du droit communautaire en s’inspirant des traditions constitutionnelles communes aux Etats membres, traditions que les juges constitutionnels eux-mêmes ont contribué à façonner. « The bright side of the moon is that the preliminary ruling is a great chance for national judges to take part in the building up of the European Constitution. If the constitutional courts refuse direct dialogue with the European Court of Justice, they miss the opportunity to have any influence on the European decisions. Indeed, the European Court of Justice is open to take into account all the national constitutional traditions coming from the member states. But these traditions need to be introduced before the Court, by means of the legal documents of the process. Otherwise how could the European Court be aware of a particular constitutional principle ? In a way a constitutional court usin the preliminar rulin could e considered as a qualified “amicus curiae” of the Court, bringing arguments useful for the decision »44. Le rôle « intermédiateur » des juges européens dans le dialogue constitutionnel – qui est renforcé par l’incorporation dans le droit primaire de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – contribue à institutionnaliser, mais aussi à objectiver, les influences entre ordres constitutionnels : lorsqu’elle s’approprie une règle constitutionnelle ou un principe constitutionnel, la Cour le décontextualise des ordres juridiques nationaux pour le recontextualiser dans l’ordre juridique communautaire. Les jeux d’influence entre les ordres constitutionnels internes n’en sont que plus subtils. En veillant à donner à ses arrêts préjudiciels « un enracinement profond et sans cesse renouvelé dans les courants dominants des diverses cultures juridiques nationales » – selon la belle expression de Koen Lenaerts45 –, il ne s’ agit pas seulement, pour la Cour de justice, d’augmenter le capital confiance des ordres juridiques internes à l’égard de la jurisprudence européenne, mais également – et c’est ce qui nous intéresse ici – de favoriser la « circularité »46 entre l’ordre juridique communautaire et les ordres juridiques nationaux et, partant, de participer à la construction d’un droit constitutionnel européen. 44 M. CARTABIA, « Taking Dialogue Seriously : The Renewed Need for a Judicial Dialogue at the Time of Constitutional Activism in the European Union », Jean Monnet Working Paper 12/07, 2007 (http://www.jeanmonnetprogram.org/papers/07/071201.pdf), p. 36. 45 K. LENAERTS, « Le droit comparé dans l’interprétation et l’application de la norme européenne », in L’utilisation de la méthode comparative en droit européen (dir. F.R. VAN DER MENSBRUGGHE), Travaux de la Faculté de droit de Namur, 2003, p. 124. 46 M. VERDUSSEN, « La protection des droits fondamentaux en Europe : subsidiarité et circularité », in Le principe de subsidiarité (dir. F. DELPÉRÉE), Bruxelles, Bruylant, Paris, L.G.D.J., 2002, spéc. pp. 325-326; ID., « Interactions normatives et jurisprudentielles dans la protection des droits fondamentaux en Belgique : subsidiarité et circularité », in La conciliation des droits et libertés dans les ordres juridiques européens (dir. L. POTVIN-SOLIS), Dixièmes Journées du Pôle européen Jean Monnet, Bruxelles, Bruylant, 2012, spéc. pp. 496-497. Plus encore que le dialogue entre les cours constitutionnelles elles-mêmes, le dialogue entre les cours constitutionnelles et la Cour de justice de l’Union européenne – on parle ici du dialogue direct généré par le mécanisme du renvoi préjudiciel – est de nature à forger un idéal européen des droits de la personne humaine, en permettant de dégager des « lignes fortes sur des problématiques qui affectent toutes les sociétés », pour reprendre les termes de Laurence Burgorgue-Larsen47. En forçant les juges à ne pas sombrer dans un très archaïque nombrilisme national, le renvoi préjudiciel contribue ainsi à l’émergence d’un fond européen de valeurs partagées. On se risque à y voir un premier pas vers « une justice postnationale » qui, bien sûr, « reste à inventer »48. Les conditions d’un dialogue direct des cours constitutionnelles avec la Cour de justice. Tout cela étant dit, la capacité des cours constitutionnelles à s’engager dans un dialogue constitutionnel direct avec la Cour de justice est liée à trois facteurs au moins. Le premier facteur concerne la manière dont les cours constitutionnelles perçoivent leur rôle dans la communauté juridique. Un dialogue constitutionnel suppose un mode vivant d’interprétation constitutionnelle, qui préserve au profit des juges constitutionnels une marge discrétionnaire d’appréciation dans la spécification des règles et principes constitutionnels. Dans cette interprétation vivante de la Constitution, les cours constitutionnelles doivent être attentives aux interprétations constitutionnelles procurées dans d’autres cénacles, afin de nourrir leurs propres interprétations et contribuer ainsi au dialogue constitutionnel. Mais elles ne peuvent se contenter de cela. Il leur revient également de susciter le dialogue constitutionnel. Chaque cour constitutionnelle étant au centre d’un réseau de relations avec les branches politiques du pouvoir et avec les autres juridictions, nationales et internationales, elle est sans doute l’institution la mieux placée pour engager ce dialogue. Le second facteur est lié au mouvement de globalisation. La mondialisation des marchés – des produits, du capital et du travail – contraint les professionnels du droit à se mouvoir dans un espace juridique de plus en plus globalisé. En effet, la circulation des personnes et des biens entre les Etats génère inévitablement des flux entre les ordres juridiques, de telle sorte que le juriste contemporain ne peut plus se replier sur son seul droit national. Il doit se transporter vers d’autres ordres juridiques et de se familiariser avec d’autres règles de droit. Les cours constitutionnelles n’échappent pas à cette exigence. En se retranchant derrière le dogme de la souveraineté de l’Etat, comme beaucoup l’ont fait jusqu’il y a peu, elles se marginalisent, sur le plan mondial, mais aussi à l’échelle européenne, au risque de voir s’effriter leur légitimité. Le troisième facteur tient à la jurisprudence de la Cour de justice elle-même. Les juges européens doivent être attentifs à préserver les spécificités constitutionnelles de chaque Etat membre et à évaluer l’impact potentiel de leurs décisions dans tous les ordres juridiques internes. Occulter certains particularismes nationaux, c’est se détourner d’une approche pragmatique des réalités culturelles et sociales et, partant, 47 L. BURGORGUE-LARSEN, « De l’internationalisation du dialogue des juges », in Le dialogue des juges, Bruxelles, Bruylant, Les Cahiers de l’Institut d’études sur la justice, 2007, pp. 125 et 128. 48 D. SALAS, Les 100 mots de la justice, Paris, P.U.F., 2011, p. 46. remettre en cause l’existence d’un très vital pluralisme constitutionnel. Tout système constitutionnel a ses propres sensibilités. Les nier, c’est dénier tout dialogue.