L`Histoire et la philologie, facteurs d`intégration du judaïsme

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L`Histoire et la philologie, facteurs d`intégration du judaïsme
L’Histoire et la philologie, facteurs d’intégration du
judaïsme
à l’Europe « éclairée » du XIXe siècle
Stéphane ENCEL
Université de Paris-Sud, Sceaux)
Réunir, dans une même étude, le judaïsme, la Pologne et l’Antiquité grecque,
comme Joseph Mélèze a réussi à le faire dans bien de ses travaux, pendant des
décennies, est une gageure à laquelle j’ai raisonnablement renoncé. Pourtant, il est
une période qui marqua la rencontre du judaïsme avec l’Europe moderne, et dont les
érudits, pour beaucoup, avaient travaillé sur l’Antiquité grecque : le XIXe siècle, où
une génération d’intellectuels juifs jeta les bases de l’étude du judaïsme comme objet
scientifique, afin de le faire entrer dans la culture européenne.
La place centrale de l’Histoire
L’Europe des Lumières, de l’Aufklärung ou de l’Enlightement, porte la
Raison comme référent et le Progrès comme vecteur de l’évolution de l’Histoire et
du monde. Dans cette perspective, qui vit de fréquentes et violentes attaques contre
les monothéismes1, surtout en France, l’Émancipation des Juifs fut également un
imposant défi qui leur était lancé : pouvaient-ils s’insérer dans la modernité redéfinie
par des penseurs prônant l’abandon des scories de la religion, étant eux-mêmes issus
de l’esprit du christianisme ?
1
Des écrits se réclamant de l’esprit de Spinoza eurent un succès considérable, comme le Traité des
trois imposteurs, Moïse, Jésus, Mahomet (Paris, Max Milo Editions, 2002) datant de la fin du XVIe
siècle, et réapparut au XVIIIe. Il s’agit d’une attaque en règle contre la religion, qui, selon l’auteur, est
née de la crainte face à l’hostilité de la nature. Cette crainte éprouvée par la masse « ignorante » est
instrumentalisée par des pseudo prophètes, qui se révèlent être de grands imposteurs. L’auteur
poursuit sur une audacieuse diatribe contre les trois instigateurs des monothéismes, réservant à Jésus
l’essentiel de son analyse ; L’esprit de Spinoza. Traité des trois imposteurs, Moïse, Jésus, Mahomet ;
pourtant, il ne s’agit pas d’une remise en question de l’existence de Dieu, qui est « un être absolument
infini », alors que l’ « on veut un Dieu juste et vengeur, qui punisse et récompense à la façon des
rois » (p. 47 et 48). L’éditeur conclut sa préface en soulignant que le Traité « apparaît comme une
anthologie collective de la résistance à la religion dans l’Europe des Lumières » (p. 13).
204
Si les sciences sont un puissant vecteur de cette Raison, « La philologie est,
au moment où elle se réforme sous l’emprise de Wolf, Schleiermacher et Boeckh, la
discipline allemande par excellence. Elle oppose à l’esprit des lumières françaises,
nourri de civilisation latine, l’héritage grec, dont le génie allemand serait seul
dépositaire »1. Elle partage avec l’histoire et la philosophie une importance
considérable, qui ont l’Antiquité grecque et romaine comme point focal, où l’on
cherche des modèles, des typologies, des systèmes applicables à la situation
allemande et européenne contemporaine. La philologie donne une grille de lecture et
une méthodologie utilisées par l’histoire et la philosophie.
Histoire, instrument politique
J.-Y. Calvez2 a montré le lien très fort de l’histoire avec la politique et
l’intérêt pour la cité, dans cette Allemagne qui redéfinit son identité : des figures
scientifiques majeures, comme Von Ranke, Droysen ou Mommsen, seront les acteurs
d’une construction d’une pensée également politique, tout comme Hegel ou Fichte.
P. Simon-Nahum a rappelé, dans le même sens, le caractère politique et
national de la philologie : « Paradigme de toute science au XIX e siècle, la philologie
est une science allemande »3, qui s’oppose à la rhétorique dominant les études
françaises. « Discipline nationale, considérée comme la mieux à même d’exprimer le
génie allemand, elle participait à une opération de nationalisation du savoir,
célébrant, à l’encontre du classicisme français, le grec comme la langue la plus
accomplie, dont l’allemand était l’un des rameaux »4. Le lien est ainsi établi avec la
Grèce antique. Les puissantes relations judéo-germaniques, forts complexes,
s’éclairent à cette lumière : les Juifs étaient à même d’adhérer aux sciences
allemandes, principalement à la philologie, car leur rapport au texte est une constante
de l’identité juive. La plupart des érudits juifs allemands étaient ainsi issus de
familles orthodoxes, alors que la Grèce constituait le modèle par excellence de
l’interpénétrabilité de deux cultures. Philon d’Alexandrie fut, de façon
caractéristique, prit comme exemple, et les études sur lui se multiplièrent. Avant des
théories raciales qui distingueront l’aryanité du sémitisme, l’Orient pouvait ainsi
1
P. SIMON-NAHUM, « Exégèse traditionnelle et philologie : La Wissenschaft des Judentums »,
Pardès, 20, 1994, p. 145.
2
J.-Y. CALVEZ, Politique et histoire en Allemagne au XIXe siècle, Puf, Paris, 2001.
3
P. SIMON-NAHUM, La cité investie, Paris, Cerf, 1991, p. 41.
4
Ibid., p. 44 ; ce qui explique d’ailleurs l’intérêt particulier porté à l’œuvre homérique sous l’angle
philologique, initié par F. A. Wolf dès 1795, et l’importance du grec à l’Université, parallèlement à la
primauté du latin en France, Ibid., pp. 70-71.
205
apparaître, entre le XVIIIe siècle et le début du
réalité indivise opérante »1.
XIX
e
siècle, comme un tout, « une
Moïse Mendelssohn, l’un des instigateurs du mouvement des Lumières dans
sa spécificité juive, avait déjà tissé un lien puissant entre germanité et judaïsme, entre
philosophie et tradition halakhique2. Comme son ancêtre alexandrin Philon ou plus
récemment Maïmonide, qu’il lut très jeune3, il tenta de concilier la pensée
dominante, ici les Lumières allemandes – en défendant avec acharnement la langue
et la culture de son pays –, et la tradition juive, se servant en définitive de l’une pour
affirmer l’autre. Il traduisit le Phédon de Platon, en y mettant de forts accents
personnels, signe de la grande influence du philosophe grec sur les Juifs, même
pieux, et sur ces temps, puisqu’il « fait partie intégrante du dispositif de combat de
l’Aufklärung »4.
Pourtant, les relations entre judaïsme et germanité, à l’orée de la formation
d’un fort sentiment national, étaient compliquées, « surchargées » de représentations.
Les Lumières germaniques plongeaient dans l’obscurité une antique alliance trahie,
fossilisée, au nom de la Raison, de la Science, en reprenant pourtant presque mot
pour mot les attaques déjà portées contre les Juifs par le Nouveau Testament et les
Pères de l’Église5. Certains auteurs ont parlé « d’annexion » d’un cadre juif,
notamment dans la vision d’un sens à l’histoire par les philosophes allemands ; ce fut
peut-être la raison du rejet du judaïsme par une volonté de substitution6 : « il [ce
détournement] trouve son origine dans une aspiration de l’Allemagne à dérober à
Israël son statut qui fonde également son identité, en s’arrogeant le privilège de
l’élection »7.
1
Cf. le chapitre « L’esprit de l’Orient et le judaïsme » de M. BUBER, dans Judaïsme, Paris, 1982
(conférences prononcées entre 1912 et 1914), pp. 67-91, p. 67 pour la citation.
2
L’ouvrage le plus complet sur lui est la thèse de doctorat remaniée de D. BOUREL, Moses
Mendelssohn. La naissance du judaïsme moderne, Paris, Gallimard, 2004.
3
Sur l’influence de Maïmonide, dont une réédition du Guide parut en 1742, au temps de
Mendelssohn, BOUREL, pp. 62-65.
4
Ibid., p. 182 ; Mendelssohn adapte le texte de Platon à sa croyance, notamment en traduisant theoïs
par Gott ; Bourel note que le philosophe ne trancha pas entre Athènes et Jérusalem (ibid. p. 223), à
l’instar, jadis, des juifs d’Egypte, et notamment d’Alexandrie, comme le montrent les nombreux
travaux de Joseph Mélèze.
5
A. LEROUSSEAU, Le judaïsme dans la philosophie allemande, 1770-1850, Paris, Puf, 2001, p. 101.
6
Peut-être peut-on citer la concurrence du communisme russe et de l’orthodoxie ; N. Berdiaev voyait
dans le communisme une religion, qui « veut être (…) apte à remplacer le christianisme, (…) [et]
prétend répondre aux aspirations religieuses de l’âme humaine, donner un sens à la vie (…). Le
communisme est exclusif parce qu’il est une croyance », Les sources et le sens du communisme russe,
Paris, Gallimard, 1951 (1ère éd. 1938), pp. 316-317.
7
A. LEROUSSEAU, p. 26.
206
La situation de l’après Émancipation
L’immigration en France des érudits juifs allemands, dont la carrière était,
dans leur patrie, fortement compromise en raison des lois leur fermant l’accès à
l’Université, permit la formation d’une science du judaïsme française, sans avoir
l’unité et l’importance qu’elle aura en Allemagne1. La seconde génération, qui
grandit sous la IIIe République, « fera de la philologie une politique »2.
Pourtant, le judaïsme sortit du Ghetto, libéré par Napoléon, gardera
longtemps les yeux fixés vers cette patrie culturelle3. L’Émancipation mit les Juifs
devant un choix, que tous durent faire, un choix pourtant biaisé 4. Cette nouvelle
liberté pouvait être acceptée, utilisée pour vivre pleinement son judaïsme, ou au
contraire pour tenter de se débarrasser de ce fardeau. Certains choisirent de garder les
anciennes traditions, refusant les Lumières pour s’arcbouter autour de la Tora et de la
Halakha, interprétées strictement. Un autre facteur intervint rapidement, et
conditionna plusieurs de ces choix : les blocages institutionnels et sociaux qui
maintenaient les Juifs hors de la société, s’accompagnant d’un antisémitisme
populaire, chrétien ou « scientifique », qui prit plus d’ampleur à mesure de l’avancée
dans le siècle.
La réappropriation de son histoire
Face à ces transformations rapides de la société, le judaïsme devait
impérativement se redéfinir, précisément en réaction à ces changements ; les néoorthodoxes, emmenés par la figure charismatique de S.R. Hirsch, utilisèrent, par
exemple, les nouveaux acquis scientifiques, pour renforcer leur foi. L’injonction de
Hirsch, « maîtrisons notre temps », est particulièrement significative 5. Elle peut
1
S. SCHWARZFUCHS, « Les débuts de la Science du judaïsme en France », Pardès, 20, 1994, pp. 204215.
2
Selon la formule de P. SIMON-NAHUM, La cité investie, p. 81.
3
L’attitude de Victor Klemperer est à ce titre significative de l’intégration totale à la société et aux
valeurs de l’Allemagne, y compris après l’événement tragique de la Shoah : il refusa de partir,
estimant qu’il faisait partie de la grande patrie allemande, et que les criminels nazis, en la trahissant,
s’en étaient excluent de facto : « Il est resté allemand. Aux Allemands de le redevenir », S. COMBE et
A. BROSSAT, dans la préface à LTI, La langue du IIIe Reich, Paris, Albin Michel, 1996 (1ère éd. 1975),
p. 19.
4
« Le paradoxe français veut que les crises d’identité juive furent implicitement inscrites dans les
textes qui proclamaient leur affranchissement », L. POLIAKOV, L’impossible choix, Paris, Austral,
1994, p. 59.
5
Dix-neuf épîtres sur le judaïsme, Paris, Cerf, 1987, p. 187 (dix huitième épître) ; « Ce qui frappe le
plus dans l’œuvre de Samson Raphaël Hirsch (on devrait plutôt parler d’action tans ses écrits sont de
nature circonstantielle), c’est le rendez-vous qu’une personnalité semble avoir convenu avec
l’Histoire », M.-R. HAYOUN, préface aux Dix-neuf épîtres sur le judaïsme, p. 18.
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d’ailleurs caractériser l’attitude des érudits et chercheurs juifs qui voulurent se
réapproprier le judaïsme : « maîtrisons notre histoire », auraient-ils pu proclamer. En
effet comme l’avait souligné J.Yerushalmi1, les Juifs n’avaient pas écrit leur histoire
depuis Flavius Josèphe, pour de multiples raisons, et, selon la formule de Hanna
Arendt, s’étaient déchargés de cette lourde tâche. La Tora, accompagnée
d’interprétations et d’actualisations constantes, pouvait tenir lieu d’histoire
théologique2 et de typologie intemporelle ; l’histoire juive fut conséquemment
l’apanage de non juifs, principalement de protestants3. Or, les préjugés théologiques
et idéologiques empêchaient le plus fréquemment les études impartiales qui tenaient
compte de la réalité. Même les amis et défenseurs des Juifs, comme l’abbé Grégoire,
véhiculaient une image biaisée du judaïsme4 ; la réponse ironique de Zalkind
Hourwitz à l’Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs (1787)
de l’abbé, est sans appel : « Tant qu’il ne sera pas prouvé que les Juifs sont vraiment
dégénérés, je ne vois point la nécessité, ni même la possibilité de les régénérer »5.
Seuls les Prophètes trouvaient grâce aux yeux des chrétiens, en tant qu’annonçant le
message christique, et moralisant la religion du dieu jaloux.
Ce n’est donc pas un hasard si une génération de juifs choisit l’histoire et la
philologie, pour les mettre au service du judaïsme, et une période, l’Antiquité,
grecque et juive.
L’hellénisme chez les érudits juifs
La Grèce exerça un fort attrait sur le judaïsme, jusque dans les rangs des
orthodoxes6. Plus largement, « dans le paradigme historiographique qui se met en
place au début du XIXe siècle, la construction de l’Antiquité fait figure de moment
1
J. YEROUSHALMI, Zahkor, 1984.
Idée développée par H.-I. MARROU, Théologie de l’histoire, Paris, Seuil, 1968.
3
P.H. REILL, The German Enlightenment and the Rise of Historicism, L-A, 1975.
4
P. BIRNBAUM, Destins juifs. De la Révolution française à Carpentras, Paris, Calmann-Lévy, 1995,
pp. 15-33, adopte une attitude particulièrement sévère envers lui : « En forçant à peine la caricature,
on pourrait presque dire que le constat de l’abbé Grégoire, l’émancipateur, et celui de Drumont,
l’antisémite acharné, sont presque identiques : seules les solutions qu’ils préconisent diffèrent », p.
21 ; pour un constat plus nuancé, R. HERMON-BELOT, « L’abbé Grégoire et la conversion des juifs »,
dans Les juifs et la Révolution française. Histoire et mentalités, Actes du Colloque tenu au Collège de
France et à l’Ecole Normale Supérieure les 16, 17 et 18 mai 1989, M. HADAS-LEBEL/E. OLIELGRAUSZ (éd.), pp. 21-27.
5
Apologie des Juifs (1789), Editions Syllepse, 2002, p. 79.
6
C’est dans cette esprit que la revue ultra orthodoxe Kountrass affirmait que « si le monothéisme juif
a un ennemi, c’est bien la ‘sagesse grecque’ et non la ‘force romaine’ », n°12, déc. 1988, p. 50 ; le
philosophe et talmudiste Benny Levy déclarait, quant à lui, que la philosophie grecque est la seule
digne d’intérêt, en dehors de l’étude de la Tora.
2
208
essentiel » et « la Grèce, souvent érigée en son centre [de la vision de l’Antiquité],
sera tantôt considérée comme le chantre de la raison triomphante tantôt comme le
lieu où l’accomplissement des mystères panthéistes célèbre l’union de l’homme et du
cosmos »1. L’image de la Grèce qu’élaborent les historiens et philologues juifs est
également une relecture de l’Antiquité, en tenant compte de l’apport du judaïsme. P.
Simon-Nahum souligne ce lien, qui permit à ces chercheurs « d’être d’une certaine
façon à la fois grecs et juifs. Grecs parce que juifs, (…) mais grecs à leur manière,
différentes de celle des autres érudits »2.
Certains érudits substituèrent la Grèce au judaïsme comme source du
christianisme. Droysen privilégia la « piste » hellénistique pour étudier les origines
du christianisme3. Cette démarche sera également celle des antisémites, plus ou
moins déclarés4.
La naissance de l’historiographie juive et ses ambiguïtés
Si les érudits juifs, dans la lignée de la science du judaïsme, calquèrent leur
entreprise sur la philologie classique, telle que définie notamment par Wolf, un
obstacle demeurait sur la voie de l’intégration du judaïsme comme objet de science :
son contenu lui-même. En tant que religion révélée, ses textes ne peuvent subir une
critique totale et impartiale, ce qui demeurera une faiblesse de l’historiographie juive
moderne5. « Le sens n’est plus à restituer grâce à l’interprétation mais à compléter
par la pratique »6. Il faut souligner un élément caractéristique de cette période : les
érudits juifs, qu’ils se nomment Gans, Zunz, Graetz, ont, certes, poursuivi un cursus
1
P. SIMON-NAHUM, « Entre hellénisme et judaïsme : la vision de l’Antiquité chez les philologues et
historiens juifs du XIXe siècle », dans Ecriture de l’histoire et identité juive. L’Europe ashkénaze
XIXe-XXe siècle, D. BECHTEL, E. PATLAGEAN, J.-C. SZUREK, P. ZAWADZKI (dir.), Les Belles Lettres,
2003, p. 230.
2
Ibid, p. 231 ; Joseph Mélèze n’a-t-il pas lui-même posé cette question, concernant Alexandrie, en
répondant par l’affirmative ?
3
A. MOMIGLIANO, « J.G. Droysen entre les Grecs et les Juifs », dans Problèmes d’historiographie
ancienne et moderne, Paris, Gallimard, 1983 pp. 383-401 (tiré d’un article de 1970). Voir à présent J.
MELEZE MODRZEJEWSKI, « Greeks and Jews, Prejudice and Illusion. ‘Mixed civilization’ and JudeoChristian Tradition », dans M. CORINALDI, M.D. HERR, R. HORWITZ, Y.D. SILAN, Eds., Studies in
Memory of Professor Ze’ev Falk, Jérusalem, Mesharim. Schechter Institute of Jewish Studies, 2005,
pp. XXV-XXXIX
4
Citons un opuscule de Paul LE COUR, ésotériste, en date de 1943, qui entreprit de « déjudaïser le
christianisme », Hellénisme et christianisme, Editions Bière, Bordeaux.
5
On retrouve ces ambiguïtés dans les travaux de M. BUBER (Moïse, Paris, PUF, 1986 [1ère éd. 1957]),
des NEHER (Histoire biblique du peuple d’Israël, Paris, Adrien Maisonneuve, 1996 [1ère éd. 1988]), et
même dans le manuel scolaire de M. PICARD (Juifs et judaïsme, t.1, Paris, Pacej, 1987).
6
P. SIMON-NAHUM, « Entre hellénisme et judaïsme : la vision de l’Antiquité chez les philologues et
historiens juifs du XIXe siècle », p. 241.
209
historique ou philologique, mais sont également baignés dans la tradition, ont suivi
des séminaires théologiques menés par Geiger, Frankel ou Hirsch, et en sont devenus
professeurs, ou directeurs d’écoles orthodoxes ; certains ont failli être rabbins. Ceci
implique que la connaissance scientifique de son patrimoine fut complétée par une
pratique et un vécu au quotidien. La plupart des travaux de cette génération de juifs
concernent l’époque talmudique et non l’époque biblique. Il s’agit en effet de tisser
un lien entre la Révélation du Sinaï, l’ère postexilique, et la période talmudique 1.
L’un des arguments les plus utilisés contre le judaïsme au XIXe siècle est précisément
la rupture avec ce passé glorieux, et la régression provoquée ou illustrée par le
Talmud, considéré comme une œuvre informe, véhiculant des règles antisociales et
séparatistes.
Le judaïsme dans les philosophies de l’histoire
Dans la pensée des philosophes de l’histoire, celle-ci est considérée comme
un tout, dont on peut extraire un mécanisme, des postulats, un moteur, lui donnant un
commencement et une fin. Il s’agit d’une sécularisation des concepts monothéistes
comme l’avait montré K. Lowïth2.
H. Védrine avait tenté de définir cette conception de la philosophie de
l’histoire : « Pour saisir le sens du développement, il faut trouver le point focal où
s’abolissent les événements dans leur singularité et où ils deviennent significatifs
selon une grille qui permet de les interpréter. Dans sa totalisation, le système produit
un concept de son objet tel que l’objet devienne rationnel et échappe par là à
l’imprévu et à une temporalité où le hasard pourrait jouer son rôle »3. Dans cette
optique, l’histoire évolue, progresse, grâce à un moteur que l’on nomme Raison,
Science ou Humanité. Or, le judaïsme, comme le constatait déjà Léon Poliakov, est
« un défi qui exclut l’indifférence ». Les deux péricopes sont importantes pour notre
sujet : par son exceptionnelle longévité, ses facultés d’adaptation et d’acculturation,
ses forces profondes tirées de la tradition, et sa stupéfiante vitalité, le « défi juif »
empêche toute systématisation, contrecarre les tentatives évolutionnistes. En raison
de ces éléments, en plus de l’importance du judaïsme pour la civilisation occidentale,
et de l’inévitabilité de l’aborder pour étudier le christianisme, il exclut
l’indifférence : les historiens, philologues et philosophes du XIXe siècle s’y penchent,
1
Ibid, p. 238s.
2
K. LÖWITH, Histoire et salut. Les présupposés théologiques de la philosophie de l’histoire,
Gallimard, 2002 (1ère éd. 1949).
3
Les philosophies de l’histoire. Déclin ou crise ? Paris, Payot, 1975, p. 21.
210
en dépit de la relativité numérique des représentants de cette religion1, tout du moins
dans la partie occidentale de l’Europe.
Ainsi, dans un système organique, prenant comme modèle l’évolution de
l’homme, de l’enfance à la maturité, le judaïsme apparaît comme le stade infantile,
d’où émerge le christianisme : le Dieu jaloux, possessif et guerrier de l’Ancien
Testament s’oppose en tout au Dieu d’amour, de paix et de miséricorde des
Évangiles. La vertu d’une civilisation est de permettre de donner le relais à son
successeur, avant de s’éteindre. Le paradoxe de l’histoire juive, et le défi qu’elle
lance, résident dans la survie du judaïsme, et sa revendication à l’accès de l’Europe
des Lumières et de l’Aufklärung2.
Le cas de Hegel est à ce titre significatif, par les silences sur le judaïsme du
début de son œuvre, mis en lumière par Y. Yovel3. « Le judaïsme fut pour Hegel une
ténébreuse énigme qui eut pour lui autant d’attrait que de répulsion », comme
l’affirmait l’un de ses biographes. On a pu souligner que Hegel soutenait
l’émancipation politique des Juifs, et que cela montrait qu’il leur était favorable, ce
qu’atteste l’amitié qui le liait à Eduard Gans ; mais Yovel a raison d’affirmer qu’ « il
ne savait pas quoi faire des Juifs en tant que Juifs dans la modernité, pas plus qu’il ne
pouvait expliquer leur survie dans son système »4.
Les Juifs et leurs modèles
Il est incontestable que le lien unissant la génération de Juifs qui connut
l’Émancipation à leurs modèles, surtout philosophiques, a été la source de bien des
ambiguïtés. Comme nous l’avons souligné, les prises de positions, courageuses, de
l’abbé Grégoire, ne cachent pas l’image théologique chrétienne qu’il portait sur le
judaïsme. Kant, qui influença de nombreux intellectuels juifs5, notamment Salomon
Maïmon, Lazarus Bendavid et, plus tard, Hermann Cohen, considérait le judaïsme
comme une non-religion. Pour lui, une religion se caractérise par son noyau moral,
alors qu’il ne voyait dans le judaïsme qu’un corpus légaliste. Cela ne l’empêchait pas
d’avoir des amis juifs (Mendelssohn ou Lazarus Bendavid, par exemple), mais
1
La grande majorité des Juifs se trouvent à l’Est, en Russie et dans les frontières larges de l’ancienne
Pologne. Il n’y a que 40 000 mille juifs en France, sur les 2 000 000 de juifs d’Europe.
2
A. LEROUSSEAU, not. pp. 27-73.
3
Les juifs selon Hegel et Nietzsche, Paris, Seuil, 2001 (1ère éd. 1996), not. pp. 53-94.
4
Ibid, p. 59.
5
« Lorsque l’on tente de comprendre l’histoire du kantisme, on est frappé par la surreprésentation des
juifs », D. BOUREL, « A l’origine du kantisme juif : Lazarus Bendavid », dans La philosophie
allemande dans la pensée juive, G. BENSUSSAN (dir.), Puf, 1997, pp. 67-79 ; également M-R.
HAYOUN, « Salomon Maïmon, Moïse Maïmonide et Kant », ibid., pp. 15-65.
211
biaisait sa réflexion générale et globalisante. A la fin de sa vie, il aura d’ailleurs des
mots très durs et bien peu philosophiques envers les Juifs : parlant dans une lettre de
Maïmon, il écrit que « les Juifs entreprennent volontiers [ce genre d’ouvrage] pour se
donner de l’importance aux dépens d’autrui », puis, dans L’Anthropologie d’un point
de vue pragmatique, quatre ans plus tard, il qualifie les Juifs de « nations de
trompeurs », parasitant les sociétés au sein desquelles ils résident. Il préconise ainsi
la conversion à la « religion de Jésus », entraînant « l’euthanasie du peuple juif »1.
On n’oublie pas, à ce propos, la position hésitante de Hegel, tentant d’incorporer le
judaïsme dans son système.
L’hospitalité européenne
Inversons la problématique : qu’avait à proposer cette Europe éclairée et
raisonnée aux Juifs ? Alain Finkielkraut dit qu’« il n’y a pas pire hospitalité que celle
qui n’a que son ouverture à offrir » ; mais avait-elle même cette volonté
d’intégration, de partage, de compréhension de l’Autre ?
A l’image théologique chrétienne du Juif, qui le maintenait religieusement et
ethniquement séparé – les Juifs, selon saint Matthieu, s’étaient couverts du sang de
Jésus en appelant la malédiction sur leurs enfants (Math. 27, 25) – succédèrent, sans
les remplacer, les théories raciales, d’un Chamberlain ou d’un Gobineau mal lu, qui
les infériorisaient encore intrinsèquement, sans aucune chance de rémission : la
maladie juive était héréditaire et débilitante, voire contagieuse ; la lèpre des Juifs est
un thème très ancien2. De façon caractéristique, Hegel dira de Jésus qu’il « était libre
de la maladie contagieuse de son époque et de sa nation »3. Ailleurs, le même
philosophe comparera les Juifs de l’Exode aux « voleurs de Marseille », durant la
peste de 1720, qui avaient pillé une cargaison alimentaire infectée propageant ainsi la
maladie parmi leur famille et leur village : « les uns comme les autres avaient profité
de l’agonie d’un autre peuple et tirèrent profit d’une action dont ils n’étaient pas à
l’origine ; la liberté est tombée du ciel pour les juifs, tout comme le butin pour les
1
YOVEL, Ibid., pp. 42-51.
2
Le philosophe et historien Hécatée d’Abdère, dans le premier quart du III e siècle avant n.è., dans son
Histoire d’Egypte, dont il ne nous reste que quelques fragments, évoquait l’épisode égyptien des
Hébreux comme une expulsion : le pharaon dut chasser des indigènes porteurs d’une maladie
pestilentielle, dont les Hébreux, avec à leur tête « Mosès » (Diodore, XL, 3). Reconstruction de
l’Exode reprit par Manéthon, à la même époque, et que combattit Flavius Josèphe (Contre Apion, 1,
26-27). De même, Posidonios d’Apamée, à la fin du IInd siècle avant n.è., pour qui les Juifs avaient été
chassés « comme des êtres maudits », « couverts de lèpre et de dartres » (Diodore, XXXIV). Cf. T.
REINACH, Textes d’auteurs grecs et romains relatifs au Judaïsme, Zürich-New-York, 1983 (1ère éd.
1895)., n° 9.
3
La positivité de la religion chrétienne, Paris, PUF, 1983, p. 30, cité par YOVEL, p. 63.
212
voleurs »1. La « maladie juive » ressortira encore de façon étonnante en 1920
lorsqu’une étrange épidémie menaça Paris. Baptisée « maladie n°9 », elle sembla se
répandre rapidement, comme la peste, et l’on accusa alors, jusqu’au Sénat, les
immigrés juifs de l’Est qui en auraient été porteurs. Certains les comparèrent alors à
des rats ou des puces, des êtres inassimilables2, dialectique que l’on retrouvera
notamment dans Mein Kampf, écrit en 1924. Cette rhétorique fut si puissante que
nombre de Juifs eux-mêmes y souscrivirent, se lamentant de leur « état »3.
Nietzsche, philologue de formation, fut probablement le premier à inverser le
système en faisant de l’antisémitisme lui-même la maladie, sans que ce
« déconstructeur » ne soit lui-même exempt des tous les préjugés antisémites de son
époque4.
L’échec de l’intégration, culturelle, politique et sociale, se concrétisa
progressivement : pogroms à l’Est, blocages institutionnels et universitaires en
Allemagne, poussées antisémites en France. Le sionisme apparut alors une réponse
inévitable, une « contre idéologie », comme le définissait Arendt, émergeant en
réaction directe à l’idéologie antisémite. Pourtant, même après la catastrophe
européenne, qui engloutit presque entièrement une culture, les liens ne furent pas
rompus avec le judaïsme. Joseph Mélèze témoigne, par son œuvre et sa vie, que le
judaïsme a un rôle à jouer dans la construction de l’Europe, qui passe par la
connaissance des différentes identités et cultures. La Pologne, membre désormais
actif de cette construction, a fait un grand pas dans cette direction depuis plusieurs
années.
1
2
Dans L’esprit du christianisme et son destin ; le commentaire est de YOVEL, p. 78.
M. PRAZAN, T. MENDES FRANCE, La maladie n° 9, Paris, Berg International, 2001.
3
Rahel Varnhagen, à laquelle H. Arendt consacra l’un de ses premiers travaux, vivait, ou survivait,
dans une attitude de honte de son statut : « Je m’imagine qu’un être extraterrestre, au moment où j’ai
été projetée dans ce monde, m’a enfoncé, à coups de poignard, ces mots dans le cœur : ‘Oui, sois
sensible, vois le monde comme peu d’hommes le voient, sois grande et noble, et je ne puis non plus te
priver d’une faculté de pensé éternelle’. Mais on n’a oublié qu’une chose : ‘sois une Juive !’, et
maintenant ma vie entière n’est qu’une hémorragie : je puis la prolonger si je me tiens tranquille ;
chaque mouvement que je fais pour l’étancher est une mort nouvelle », Rahel Varnhagen. La vie
d’une juive allemande à l’époque du romantisme, Paris, Tierce, 1986 (l’essentiel fut rédigé par Arendt
en 1930).
4
H. CANCIK et H. CANCIK-LINDEMAIER, « Philhellénisme et antisémitisme en Allemagne : le cas
Nietzsche », dans De Sils-Maria à Jérusalem, Nietzche et le judaïsme, D. Bourel, J. le Rider (éd.),
Paris, Cerf, 1991, pp. 21-46.
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