Extraits de "L`histoire de Pat O`Leary", par Vincent Brome
Transcription
Extraits de "L`histoire de Pat O`Leary", par Vincent Brome
Extraits de "L'histoire de Pat O'Leary", par Vincent Brome: Dans la nuit du 25 avril 1941, un homme débarqua d'un canot sur une plage de sable non loin de Collioure. Au large s'estompait la silhouette d'un vieux cargo français: le Rhône, qui devait devenir sous le nom de H.M.S. Fidelity l'un des plus célèbres bateaux mystères de la dernière guerre. Quelques heures après l'homme était en prison. Quelques jours plus tard il s'était évadé. Ainsi commençait une des plus étonnantes aventures de la « guerre dans l'ombre » qui se soit déroulée sur le sol français durant les années d'occupation. Pendant plus de deux ans, le réseau PAT O'LEARY créé par le Dr. GUÉRISSE, dont les ramifications s'étendaient de Bruxelles à Marseille, devait recueillir, héberger, soigner et faire évader plus de six cents aviateurs alliés ou résistants français. Aucun écrivain de suspense ne saurait imaginer une telle variété de péripéties, une telle intensité dramatique. Des mansardes d'hôtels aux terrains de parachutage nocturne, des gorges pyrénéennes aux dunes solitaires, des chambres de torture de la Gestapo aux crématoires des camps de la mort lente, cette épopée clandestine inscrit une à une ses pages au livre de l'histoire des hommes qui luttèrent pour la liberté. *** De l'avant-propos: Le docteur Albert-Marie Guérisse — alias Patrick O'Leary — dit Pat — est un homme de taille moyenne. A certains de ses mouvements, on sent qu'une violence redoutable couve en lui, prête à bondir. Chacun de ses traits trahit l'énergie et la détermination. Sur son visage tendu, discipliné, à la bouche résolue, courent deux rides profondes; les cheveux s'éclaircissent aux tempes. Des empreintes lourdes sous les yeux et une certaine pâleur générale de la face sont les derniers stigmates visibles de Dachau. Sa parole lui ressemble. Tantôt elle s'écoule impétueuse comme un torrent, charriant des idées et des souvenirs, tantôt elle s'éteint. Alors, calme, attentif, Pat devient mystérieux comme il sied à un agent secret. Il fume, boit, n'aime pas danser, ne va jamais au cinéma, apprécie Chopin et Mozart et les livres d'histoire. Belge de naissance, il émane de lui un charme que nombre de gens, au cours de sa vie aventureuse, ont trouvé irrésistible. Les quarante-cinq années de son existence ont été employées à remplir brillamment trois carrières: soldat, médecin et agent secret. Quand il consent à porter ses décorations diverses, sa poitrine est plus constellée que celle d'un général: George Cross et Distinguished Service Order conférés par la Grande-Bretagne, Légion d'honneur et Croix de Guerre par la France, tous les grands ordres nationaux par la Belgique, Médaille de la Liberté par les Etats-Unis, Distinguished Service Cross par la république de Corée, et beaucoup d'autres encore... C'est un soir d'automne allemand, sur la terrasse éclairée d'un club de campagne, aux portes de Cologne, que le docteur Albert-Marie Guérisse me conta son histoire. Le dîner achevé, nous avions commandé des whiskys et les renouvelions, cependant que, avec la nuit, la salle se vidait. A nos pieds, dans le lac, les lumières des bungalows voisins s'éteignaient l'une après l'autre. Quand la dernière mourut, la plaine autour de Cologne sombra toute entière dans les ténèbres et le silence. Du même coup le visage de mon compagnon fut perdu dans les souvenirs recouvrés d'un autre monde. A une heure du matin, un petit vent glacé se leva, et nous réclamâmes un dernier whisky. Deux heures plus tard, nous étions encore sur notre terrasse. O'Leary, infatigable, parlait toujours. Notre rencontre s'inscrivait dans un long pèlerinage qui, de Menton à Nice, à Marseille, aux Saintes-Maries-de-la-Mer, en Arles, à Perpignan, me conduisit sur les traces encore chaudes de ce " chemin du retour ", organisé par Pat en d'autres temps et qui, maintenant, m'était devenu si familier. De là, il me faudrait encore le poursuivre en Angleterre auprès de Paula et Francis Blanchain, Costa Dimpoglou, Léoni Savinos, Whitney Straight et le wing-commander Higginson; et à Paris dans la compagnie de vingtcinq hommes et femmes qui avaient été membres du réseau d'évasions O'Leary. Je dois beaucoup à Jacques Wattebled, Robert Leycuras, Jean de la Olla, Fabien de Cortes, Bernard Gohon, Norbert Fillerin et sa famille indomptable, Paulette Gastou. Il me faut aussi 1 remercier Airey Neave et ses éditeurs, Hodder et Stoughton, qui m'ont autorisé à puiser dans les chapitres IX à XIII de They have their Exits et dire ma reconnaissance à Sylvia Guérisse — la femme de Pat — qui, parlant couramment trois langues, déroula à tout instant le fil d'Ariane qui me permit de sortir des plus ardus labyrinthes. Un livre entier aurait pu être écrit sur chacune des deux cents personnes de l'organisation O'Leary, et foi dû me borner, pour certaines d'entre elles, à simplement les approcher. Il est triste de ne pouvoir leur rendre davantage justice. Je pense notamment à Robert Leycuras, auprès duquel je m'excuse pour l'insuffisante attention qu'il reçoit, lorsqu'on se souvient de son rôle magnifique. Ceci est avant tout l'histoire de Pat O'Leary. Une histoire dont, pour des raisons variées, j'ai dû modifier certains noms, lieux et identités. Si elle néglige tant d'autres individus, j'espère qu'ils comprendront mes difficultés et sauront me pardonner. *** Pat O'Leary et Fabien de Cortès avaient été interceptés et arrêtés par la Gestapo. Pat était interrogé à Marseille par Dunker Delage, usant des sévices violents de la Gestapo. Nous demanderions à ce petit salopard de Fabien de nous la servir ?... Bien que... il ne soit guère en état de le faire...Coriace, le petit Fabien... très coriace. Mais il finira par parler... Tout le monde devient bavard, tôt ou tard... Bensi a été plus compréhensif... il s'est mis à table, tout de suite. Brave Bensi... Nous lui sommes très reconnaissants... Dunker accumulait ainsi les informations propres à décourager Pat, mais ce luxe même de renseignements et la manière indolente avec laquelle ils étaient donnés avaient mis le Belge en éveil. Soigné, manucure, le cou long et étroit, les gestes affectés, Dunker devait avoir des mœurs spéciales. O'Leary n'en douta plus lorsque pénétra dans la pièce un extraordinaire personnage. Nonchalant, veule, des lambeaux de tabac pendant à ses lèvres, l'haleine empestant l'alcool, un éphèbe ravissamment habillé vint s'asseoir sur le bureau. Sans s'occuper de Pat, il attrapa une cigarette, l'alluma et se mit à parler tout bas a Dunker. Au bout de quelques instants, il se leva, parut voir le prisonnier pour la première fois, le salua et, roulant des hanches, sortit. — Ce gentleman est un Juif, dit Delage. Il a vendu un grand nombre de ses compatriotes. Quand il ne trouvera plus personne à dénoncer, ce sera son tour. Pat fut conduit à la prison Saint-Pierre à la fin de l'après-midi. Paillasse où couraient des poux, tinette infecte et solitude l'y attendaient. Par chance, la cellule était éclairée, et le prisonnier en profita pour mettre de l'ordre dans ses idées. Sans nul doute, la torture allait reprendre et, tôt ou tard, il lui faudrait parler. La conversation du Juif et de Dunker lui suggéra un système de défense. Il subirait les coups encore une fois ou deux et, un matin, déclarerait qu'il était résolu à dire la vérité. Seulement, cette vérité devait être bien classée dans son esprit, plausible et longue à vérifier. Nantis de toutes ces caractéristiques et venant après des tourments répétés, les aveux imaginaires de Pat O'Leary seraient tenus pour vrais par ses adversaires. Le temps qu'ils les contrôlent, et leur victime bénéficierait d'un répit. Réconforté par cette perspective, le Belge échafauda durant toute la journée son plan d'attaque et, le soir, s'endormit moins angoissé que les jours précédents. Quand on l'appela pour l'interrogatoire, l'anxiété le reprit. Marcheraient-ils ? Goberaient-ils ses prétendues révélations ? L'entretien avec Dunker fut si courtois que le prisonnier n'eut pas à expérimenter sa machination. L'Allemand s'enquit poliment de l'identité des représentants britanniques en Espagne et en Suisse, et Pat se borna à inventer des noms et des caractères ne manquant pas de vraisemblance. Mais, dans l'après midi, les choses se gâtèrent. Lassé par l'inutilité de ses questions, Dunker s'énerva: 2 — Vous devez me dire ce que je veux savoir... Sinon.., Pendant toute la nuit, O'Leary se tourna et se retourna sur sa paillasse. — Cela va recommencer ! Cela va recommencer ! Au souvenir des tourments endurés, il semblait que les vieilles blessures s'ouvraient. Pourtant, Pat devait les subir à nouveau, s'il voulait donner de la crédibilité aux déclarations qu'il ferait ensuite. Sa ruse devait se payer d'avance et au prix du sang. Et il paya. Durement. Pendant trois épouvantables journées. Le matin du quatrième jour, le malheureux s'éveilla envahi de poux, les vêtements tachés, la barbe rêche, le visage boursouflé et tous les membres écorchés à vif. Insensible, le gardien ouvrit la porte, déposa la tranche de pain et l'ersatz de café. Pat mangea, but, et une curieuse euphorie le gagna. Aujourd'hui, il parlerait. Aujourd'hui, il piperait les dés dans la cruelle partie de poker qui l'opposait à l'ennemi. Aujourd'hui, il achèterait en fausse monnaie quelques heures de paix. Dans le bureau du deuxième étage, une immonde grenouille humaine remplaçait Dunker. Les yeux hors de la tête, le bourreau s'approcha de sa proie: — Vous allez parler tout de suite. Je suis là pour vous faire parler... Aussitôt, les trois soldats se resserrèrent vers le prisonnier; la grenouille saisit les doigts de Pat et les tordit en arrière. Bien que la douleur ait été modérée, le Belge hurla: — Ce n'est rien ! fit l'autre. Tu vas voir... Alors, O'Leary s'effondra: — Je n'en peux plus. Je parlerai. Et il parla. Une longue histoire compliquée et sombre que Dunker, appelé en hâte, écoutait en souriant, et qu'une secrétaire tapait à la machine. Toute l'organisation britannique en France reposait sur un principe de sécurité intangible. Seuls six agents envoyés d' Angleterre connaissaient les rouages de la machine, et encore ne leur livraiton que leur propre part; chacun ignorait l'identité et la zone d'influence de l'autre. On nous l'avait dit quand nous sommes partis de Londres. Les hommes les plus courageux peuvent être amenés à livrer des secrets. Si vous ne savez rien les uns des autres, vous serez plus forts... Paraissant ainsi admettre son relâchement, montrant d'autre part quel rôle important il tenait dans l'activité secrète anglaise, Pat sentait bien que ses interlocuteurs l'écoutaient avec intérêt; il continuait: — Chaque agent a la charge d'une cellule. L'un est responsable de la radio, l'autre des finances, le troisième des guides espagnols... Le cloisonnement est très strict. La, il fallait introduire une notion de regret et de colère. O'Leary fignola le scénario: — Ah ! Si j'avais respecté les consignes ! Je ne serais pas là, entre vos mains... — Où rencontriez-vous vos collègues ? — Dans des cafés. — Lesquels ? — Quelquefois le Super-Bar, quelquefois le café de la Paix; mais il est inutile de vous y rendre. — Pourquoi ? — Ils n'y viennent plus. Ils savent que j'ai été arrêté. — Comment le savent-ils ? — Si je ne me rendais pas à trois rendez-vous consécutifs, c'est que j'avais été arrêté. — Où habitent-ils ? — Je ne sais pas. — Vous mentez... — Non... — Salaud ! Vous mentez ! — Non. L'on se rencontrait dans des cafés, jamais ailleurs. Nous n'avions pas le droit de 3 nous donner nos adresses les uns aux autres... — Vous savez pourtant à quoi ils ressemblaient? — Bien sûr. — Décrivez-moi Albert. Le système élaboré dans le silence de la cellule était d'une merveilleuse simplicité: Pat évoquait le personnage dont on lui demandait de faire le portrait et fournissait un signalement systématiquement opposé. Le brun devenait blond, le maigre gras, et le petit très grand. Impassible, la secrétaire notait tout. A la fin de la séance, Dunker reprit un feuillet: — Répétez vos balivernes sur Albert ! Le piège classique. Si Pat s'était contenté d'inventer sans règle précise, il se coupait. Très calme, il entreprit de décrire un individu qui eût été, en quelque sorte, le négatif d'Albert.. Ses réponses durent satisfaire Delage, car l'interrogatoire cessa. Le lendemain, la porte de la cellule s'ouvrit sur un nouveau personnage. Sanglé dans son uniforme vert de capitaine de la Wehrmacht, distingué, petit mais fortement charpenté, l'inconnu posa sur Pat un regard clair et légèrement ennuyé. — Cela ne devrait pas arriver... jeta-t-il en considérant le visage meurtri. Mon nom est Hans. O'Leary ignora la main tendue. — Vous avez besoin d'un rasoir, de savon, de serviettes et de chemises, poursuivit-il; Ces accessoires vont vous être apportés... De fait, une heure plus tard, le prisonnier éprouvait la jouissance de se sentir propre et habillé de neuf. Il en mesurait tout le prix mais appréhendait les minutes qui allaient suivre. Cette brusque humanité pouvait, elle aussi, s'inscrire dans un plan destiné à briser sa résistance; après avoir goûté au mieux-être, le détenu souffrirait peut-être moins bien la torture. L'officier aristocratique revint: — Venez avec moi... En voiture, ils gagnèrent le boulevard Rodocanachi. — Je suis arrivé de Paris par le train de nuit, expliqua Hans, tout en conduisant. Vous savez que nous vous connaissons très bien. Depuis des mois nous vous pourchassons à travers la France. Vous voilà pris. C'est l'infortune du sort... On ne peut pas toujours gagner. Pat comprit à ce changement de manières qu'il avait affaire à un officier des Services secrets de l'armée allemande. Arrivé au bureau, Hans rencontra Dunker qui le salua avec beaucoup de respect, et aussitôt l'interrogatoire commença. A la première question de Delage, O'Leary biaisa; — Il m'est difficile de répondre... — Difficile ? Le policier rugit. Que voulez-vous dire avec difficile ? Je vous somme de répondre... — Ce n'est pas si facile de se rappeler... hasarda le prisonnier. — Schweinhund ! Une voix calme se mêla à la conversation: — Vous permettez ? Ce monsieur a raison. Il s'agit là d'une question très délicate. Puisje en poser une autre ? Insidieusement, Hans se mêla au débat; bientôt il le dirigea. Cette transformation, bénéfique pour Pat, rendit Dunker maussade. O'Leary comprit alors quel fossé séparait les deux services ennemis. L'Abwehr méprisait les tueurs de la Gestapo; et ces derniers tenaient les officiers de renseignements pour des spécialistes de la guerre secrète peu à leur aise dans les interrogatoires d'espions. Une autre barrière se dressait entre les deux Allemands qui, dans ce bureau surchauffé de Marseille, tentaient d'arracher la vérité à leur prisonnier. Hans semblait déplorer l'intrusion du parti nazi dans les affaires militaires; il réagissait comme un soldat de métier devait le faire, sous la Convention, devant un représentant du Comité de Salut public en mission. 4 Pendant les six jours qui suivirent, Pat se sentit un pion sur l'échiquier d'une rivalité qui le dépassait. La secrétaire s'obstinait à taper des pages; Hans et Dunker se relayaient pour lui poser des questions; et leur animosité réciproque allait croissant. Au matin du septième jour, Dunker était seul. Bien carré dans son fauteuil, il toisa sa victime avec une lueur de meurtre dans le regard: — Maintenant que votre ami n'est plus là, nous allons pouvoir reprendre notre travail. Plus de balivernes en gants de peau ! jeta-t-il. Venons-en aux affaires sérieuses ! Les questions reprirent, mais aucun coup ne les accompagnait. Au terme de plusieurs jours de déposition, soixante-quinze pages dactylographiées s'amoncelaient sur le bureau de Dunker. Alors, Pat ne fut plus appelé au siège de la Gestapo; on le laissa croupir dans sa cellule de la prison Saint-Pierre. Un matin, il perçut la voix qui l'appelait. Faible, assourdie, elle lui parvenait à travers les murs comme une lamentation: — Pat... Pat... mon cher Pat... où es-tu ? D'abord, il crut à une hallucination, mais la plainte obsédante continuait sur le même rythme: — Pat... où es-tu ?... Pat ? Tout à coup, il reconnut la voix: c'était celle de Françoise Dissart. La vieille femme digne devait arpenter la rue, le long du fort, ses cheveux gris serrés dans son chignon, et il l'imaginait répétant inlassablement contre les parois: — Pat... où es-tu ? Un instant, il faillit se jeter contre la muraille et répondre. Mais il comprit la vanité de son geste et le risque qu'il ferait courir à son amie. Les gardiens pouvaient ne l'avoir pas entendue et, si ses cris leur parvenaient, peut-être ne feraient-ils pas le rapprochement entre ce "Pat" qu'on appelait et le "Pat O'Leary" dont ils avaient la garde. D'autres personnes, folles de chagrin, avaient pu murmurer ainsi des phrases sans grande signification au pied de la prison... De longues minutes passèrent. — Pat... Mon cher Pat... où es-tu ? Et puis la supplication cessa (1). *** Pat O'Leary, Fabien de Cortès et Paulette Gastou sont amenés en train à Paris Le train roulait vers Paris. De son coin, Pat observait les visages de Paulette Gastou et de Fabien. La jeune femme n'était plus qu'une appréhension muette, un mélange de résignation et d'effroi (2). Quant à Fabien, les tortures semblaient l'avoir encore affiné. Svelte, brun, il était plus Espagnol et plus Fabien de Cortès que jamais. Une moue de mépris aux lèvres, il se laissait bercer par le roulement du wagon. Dans le couloir, trois hommes de la Gestapo déambulaient. A intervalles réguliers, ils venaient s'assurer de la placidité de leurs prisonniers. Profitant du vacarme d'un tunnel, Pat s'adressa à Fabien. En quelques mots, il lui conta la trahison de Roger, puis il ajouta: — L'un d'entre nous doit pouvoir s'évader et prévenir les autres. Ce sera toi... Depuis quelques minutes, O'Leary avait tout échafaudé. D'abord le choix du fuyard: ce ne pouvait être lui; il était le chef et devait subir lui-même les inévitables représailles des Allemands; ce ne pouvait être Paulette; elle serait aussitôt reprise. Donc, ce serait Fabien. Ensuite, le moyen. — Quand le train ralentira pour entrer en gare... Le tunnel était passé, et il fallut attendre une nouvelle occasion pour poursuivre: — ...je prendrai mon manteau. Ce sera le signal. Paulette ouvrira la vitre, et tu sauteras dehors. Moi, je m'arrangerai pour boucher la vue du couloir en feignant de ne pas trouver ma manche... Toujours interrompues, les directives étaient données par bribes, au hasard des moments favorables. Enfin, Pat questionna son agent: 5 — Compris ? — Compris. Dès lors, le voyage leur parut interminable. Soif, faim, fatigue et anxiété se disputaient les trois prisonniers, apparemment plongés dans une somnolence qui rassurait leurs gardiens. On approchait. Les rails s'écartaient, se rejoignaient. Des postes d'aiguillage portant la mention Paris et un numéro d'ordre surgissaient de chaque côté du convoi. Les maisons se pressaient les unes contre les autres. Enfin, les freins grincèrent. Alors, Pat se leva et attrapa son pardessus. On aurait dit qu'il se battait avec le vêtement, encombrant ainsi toute la porte. Un déclic, la fenêtre descendit. Un choc: le mince Fabien avait sauté. Un second déclic: Paulette refermait la vitre Pat n'avait toujours pas trouvé la manche de son manteau. La porte coulissante du couloir s'ouvrit brusquement. — Où est passé le petit gars ? jeta l'Allemand. — Je ne sais pas, répondit O'Leary. — Qu'est-ce que vous chantez là ? Où est-il ? Deux minutes ! Il fallait donner encore deux minutes à Fabien. — Il a dû aller aux toilettes, affirma Pat. Un policier courut à l'extrémité du wagon, le troisième s'écria: — Impossible, je l'aurais vu passer... Le train frémit, s'arrêta. Le Belge se sentit brutalement agrippé par les revers de son manteau: — Vous ! Venez ici ! Où est l'autre ? Où est-il ? Le gardien écumait (3). O'Leary fut éveillé par un bruit de wagonnets circulant sur des rails. Il était dans une cellule de Fresnes et le grondement provenait du petit convoi qui, le matin, distribuait le déjeuner aux détenus. Une pâle lumière filtrait par une vitre de verre givrée et éclairait la pièce. Pat vit un lit de fer avec paillasse, un lavabo-W.C., une planche servant de table le long du mur et une chaise. Après les prisons de Toulouse et de Marseille, cela lui parut du luxe. (1) Françoise Dissart ne fut pas arrêtée. Avec une amère détermination, elle prit le commandement de l'organisation. Ce ne fut qu'à la mort de Mifouf, son chat, que son courage vacilla, mais l'heure de lu libération approchait et quelque six cents aviateurs et soldats alliés avaient déjà trouvé le chemin du retour. (2) Déportée en Allemagne, Paulette Gastou connaîtra l'horreur des camps de femmes: malheureuses parquées dans des baraques, empêchées d'aller aux toilettes et se souillant, avec des larmes dans les yeux. Lorsque l'une d'entre elles, honteuse, tentait-elle de sortir, la gardienne S.S. surnommée la Panthère se jetait sur elle, la renversait et sautait sur son ventre jusqu'à ce que le sang jaillît de la bouche. Paulette Gastou survécut. (3) Les Allemands ne retrouvèrent pas Fabien cette fois-là. Un cheminot lui indiqua le moyen de sortir de la gare sans être vu. Il gagna l'appartement d'amis. Un coiffeur teignit sa chevelure, il se changea et rejoignit Françoise Dissart à Toulouse. De là, il alla à Genève rendre compte à M. Farrell de l'arrestation de O'Leary. La nouvelle fut transmise à Londres. *** De l'épilogue: PAT reposa son verre de whisky. La ride qui creusait son front s'effaça et je ne vis plus que l'humour qui dansait dans ses yeux. — Et ensuite, lui demandai-je, qu'avez-vous fait ? — Rien. O'Leary se tourna vers sa femme. Je sentis au regard qu'ils échangèrent qu'il s'était pourtant passé quelque chose: — Demandez-lui ce qu'il est allé faire en Corée, fit Sylvia: 6 Pat éclata de rire: — Le bataillon des volontaires belges avait besoin d'un médecin.:. J'étais médecin, j'étais Belge... — Tu étais volontaire, termina Sylvia: J'appris ainsi quel rôle avait joué, en avril 1951, le docteur Albert-Marie Guérisse, médecin-major au bataillon belge rattaché à la 29e brigade britannique. Après un engagement, un soldat belge blessé était resté entre les lignes, non loin d'un lit de rivière asséché:O'Leary demanda l'autorisation d'aller l'y chercher. — Non, dit le colonel. Vous êtes le médecin-chef du bataillon, vous n'avez pas le droit de vous exposer. Pat insista tellement qu'on le laissa partir dans un tank chargé de couvrir sa manœuvre. La plaine était silencieuse. Pas un coup de feu. Pas un chant d.oiseau. Quelque part, vers la rivière, une tache sombre immobile. Le tank s'en approchait lorsque l'enfer se déchaîna. De toutes parts, les balles miaulèrent, ricochant sur le blindage, égratignant la terre tout autour du mastodonte. Tandis que le chef de poste faisait pivoter sa tourelle et ripostait, O'Leary se glissa à l'extérieur et commença à, ramper vers le blessé. Abandonnant l'énorme cible métallique, les tireurs communistes s'acharnèrent sur les deux hommes aplatis sur le sol et qui cherchaient à se rejoindre.Tête rentrée dans les épaules, Pat creusa avec ses mains et ses pieds un trou pour s'y tapir. Autour de lui, les projectiles dansaient comme un essaim de guêpes. Conscient du danger que courait le médecin, le tankiste avança pour lui servir d'écran. Sous la protection du char, O'Leary courut vers le Belge; le commandant du char profita d'un moment d'accalmie pour sortir de son engin et venir à la rescousse. Ensemble, les deux hommes hissèrent le blessé jusqu'à la tourelle. Un membre de l'équipage à demi sorti empoigna le corps, mais un coup de feu bien ajusté l'atteignit aussitôt et l'obligea à rentrer dans le tank. Enfin, tout le monde se trouva à l'abri et put regagner les lignes. Le docteur Albert-Marie Guérisse fut fait officier de l'ordre de Léopold II avec palme et reçut du Gouvernement coréen le Chung Mu, l'équivalent de la D.S.O. britannique. — Décidément, vous ne pouvez rester en place, fis-je à Pat: — Ce sont les hommes qui sont incorrigibles, répondit-il en baissant les yeux, avec un pli de malice aux coins des lèvres. Regardez, quand ils se tiennent tranquilles, quand aucune tyrannie n'est triomphante, je redeviens le plus casanier des majors belges. J'avais commencé ma vie ainsi, comme médecin militaire dans mon pays. Le cercle est fermé. J'ai tout simplement repris ma place: — Et les autres ? dis-je: — Les autres ? La voix d'O'Leary se fit plus basse, comme si un voile de tendresse l'assourdissait: — Louis Nouveau a repris ses occupations à Marseille. Toujours impeccablement mis, il circule en Bentley sur la Canebière et son activité commerciale s'étend dans le monde entier. Il a beaucoup aidé ceux qui revenaient de captivité et a offert un poste dans ses affaires à Fabien de Cortès. Jean de la Olla, la main gauche mutilée, un seul poumon valide, a retrouvé Marinette et vit avec elle à la campagne, grâce à une pension servie par le gouvernement français. Jacques Wattebled dirige à Paris une librairie-agence de location pour les théâtres. Robert Leycuras a un grade important dans la police, quelque part dans la banlieue parisienne. Norbert Fillerin et sa famille continuent à gérer leur ferme dans le nord. Léoni Savinos et Costa Dimpoglou vivent à Londres. Paula a épousé Francis Blanchain qui est devenu un photographe réputé; Postel-Vinay occupe une importante situation bancaire à Paris: — Et Gaston Nègre ? — Ah ! Gaston ! Il tient un hôtel-restaurant à Marseille. Il n'a pas changé. Toujours la cigarette vissée au coin de la bouche, le visage mobile, la panse rebondie, il s'offre à payer sa tournée..: — Et Françoise Dissart ? Cette fois, c'est Sylvia Guérisse qui répondit: — Quand nous sommes allés la voir, Pat et moi, elle était malade. Paulette Gastou et Chouquette se trouvaient auprès d'elle. Elle s'est tournée vers moi et m'a dit: «Si j' avais eu quelques années de moins, vous n'auriez pas eu Pat. Je l' aurais gardé pour moi ! » Une dernière question me brûlait les lèvres: — Et Roger ? A nouveau, l' ombre descendit sur le visage d'O'Leary. — A en croire Gaston Nègre, qui le tenait de maquisards, Roger aurait été pris et on lui aurait fait payer très cruellement sa trahison avant de l'achever..: Je levais la main pour commander un dernier verre. Pat sourit: — Une autre fois. Maintenant, on m'attend à l'hôpital. Mais n'ayez crainte, nous nous reverrons. Comme disent tous les anciens de mon organisation: « Nous gardons le contact ! » ********* 7