Gabriel Desplanque
Transcription
Gabriel Desplanque
Gabriel Desplanque Une étrange inquiétude décembre 2008 , par Camille Paulhan « Est-ce que nous n’étions pas sous une cloche de verre d’où l’on pompait l’air lentement, mais sans interruption ? Et nous nous agitions, haletants, non par excès de vitalité, mais par manque d’air. » [1] Sous l’eau Dans les quelques photographies sur lesquelles il apparaît, Gabriel Desplanque a arrêté de respirer. Juste le temps de la prise, une apnée de quelques secondes. Il dit être fasciné par la piscine, ce lieu hors du monde, cloîtré, moite, où les corps disparaissent derrière l’uniformité des maillots et bonnets de bain. Un endroit à la fois hygiénique, blanc et carrelé, et sale, envahi par les cheveux des nageurs. Et c’est bien cette image ambivalente de la piscine qui semble parcourir son travail, ses photos d’espaces confinés, petits appartements décrépits par la moisissure et l’humidité (Sans titre, 2008), face à des espaces d’un blanc immaculé (vidéo Les uniformes, 2008), euxmêmes en regard de cheveux envahissants (Portrait au masque, 2005). De ses œuvres, images muettes, semble sourdre une violence contenue. Ce sont des mèches de cheveux qui dépassent d’un casier verrouillé, des corps coupés au cadrage, dont il ne reste plus que des membres flottants. Des visages qui disparaissent sous des masques de loup noirs, rappelant sans nul doute les inquiétantes photographies de Ralph Eugene Meatyard. Tension Et pourtant, Gabriel Desplanque dit être ennuyé, être un photographe ennuyé à l’idée de prendre ses photos. Alors, pourquoi ces photographies ? Parce qu’on ne peut pas l’écrire, dit-il. Comment dire, en effet, la tension, sujet principal d’une majorité des œuvres de Desplanque. Alors il faut l’imaginer, en faire des synopsis, des dessins, avant enfin de la photographier. La tension, c’est à la fois le nerf gonflé du pied prêt à bondir, le bras tendu émergeant au-dessus de l’eau (Sans titre, 2004), mais aussi la mouche engluée prête à tomber, un personnage scotché à un arbre. Les photographies ici semblent illustrer un « ça-a-été », le « ça-a-été un souvenir », mais un souvenir inventé, rêvé, détourné, distordu. Les scénarios sont issus pour la plupart de scènes vues par l’artiste, dans la rue, la piscine ou le bus, et choisies pour leur étrangeté, leur tension, la plupart du temps camouflée. Un souvenir d’enfance de… Cependant, cette tension, disséminée dans la vie de tous les jours, et que Desplanque a choisi d’exposer, de révéler, semble trouver sa source dans l’enfance. Arrêter de respirer pour un caprice, provoquer une apnée, ou encore s’affronter au jeu de la tomate sont des pratiques enfantines s’avérant faire écho aux photographies de l’artiste. Car de fait, l’enfance est latente dans ces photographies, quand bien même l’enfant n’y est pas (ou peu) représenté, quand bien même on n’y voit pas ce qui a pu faire le bonheur des commissaires de l’exposition "Présumés innocents" en 2000 : ni poupées, ni ours en peluche, pas même des bougies d’anniversaire ou des gamines en socquettes. Pour le photographe, l’enfance est avant tout le berceau de nos tensions d’adultes : les dizaines de bouts de papier pliés et tordus ne rappellent-ils pas nos dessins compulsifs au téléphone ? Les pensées magiques qui rythmaient notre vie à l’époque ne sont-elles pas les échos lointains de certaines manies adultes ? La vidéo 45’ (2007) noie une tempête de pensées magiques dans un verre d’eau, nous replongeant dans un univers où marcher sur les lignes du carrelage pouvait nous conduire à des drames incommensurables. Gabriel Desplanque parle de son enfance sans nostalgie, cette période où les interrogations existentielles étaient pensées avec une gravité dénuée de toute ironie, où l’ennui était la principale source de l’imagination. L’inquiétude donc, aussi bien que l’ennui, se retrouvent dans nombre de ses œuvres. La seule photographie sur laquelle figurent deux enfants (Sans titre, 2008) les montre dans un état non de mélancolie, mais de recherche de ce qui pourrait les extirper de cet ennui. La langue française propose comme synonymes au terme ennui de nombreux mots, comme mélancolie, emmerdement, morosité… Tout autant d’états qui ne se manifestent pas dans le monde de l’enfance, tant celui-ci est marqué par le simple ennui, qui pousse justement à triturer des papiers, à aligner des jouets de plastique les uns derrière les autres (Sans titre, 2006) ou encore à inventer de nouveaux jeux. Ces petits jeux, que la plupart d’entre nous ont oubliés aujourd’hui, et qu’on se rappelle par bribes : écraser la tête du serpent à la corde à sauter, tricher à la main blanche à la marelle, compter les jours de la semaine à l’élastique et faire des torsions aux scoubidous. Certaines photographies contribuent à ce ressouvenir : sur l’une d’entre elles, un jeune homme semble perdu dans la contemplation du jeu de l’élastique, qui nous permettait de construire à la fois des bols et des tours Eiffel (Sans titre, 2006). Une autre, Dents de lait (2005) fait revivre la préciosité que pouvait avoir à nos yeux la dernière relique de notre corps d’enfant, les petites dents de lait conservées dans une boîte d’allumettes. Aucune mélancolie cependant chez l’artiste, mais plus une remise à nu de l’inquiétude enfantine. Décrire le monde enfantin non par le cliché paradisiaque ou encore par celui de la perversion, mais par le souvenir proche. Contrairement à un grand artiste de l’enfance comme Christian Boltanski, qui en reconstituant son enfance (fantasmée) reconstituait l’enfance de « tout le monde », Gabriel Desplanque cherche non à reconstituer son enfance, mais à donner des pistes de celle-ci. Qu’elle ne soit plus l’enfance de « tout le monde » (un préconçu sur l’idée de l’enfance, une construction adulte), mais l’enfance un peu désabusée de « chacun ». Se souvenir, non de ce que les adultes aiment, les ballons de baudruche, les bols de cacao ou les bougies d’anniversaire, mais notre incroyable tension, notre étrange inquiétude, nos vives émotions. Un corps qui pleut Enfin, il y a dans la production du photographe, un travail patent sur le corps adolescent, sous-jacent mais terriblement présent. Ni un corps de nymphette à la Paul-Armand Gette, ni un corps violent et hypersexué à la Larry Clark, mais ce corps qu’ont connu de nombreux adolescents, simplement mal d’être là, mal d’avoir brusquement changé. Cependant, contrairement à la photographe Rineke Dijkstra, qui a donné à voir le fameux « mal-être adolescent » par le biais de séries saisissantes, le corps adolescent n’est à vrai dire pas visible dans les œuvres de Desplanque. Mais insinué, suggéré par les photographies de corps dont les membres finissent par pleuvoir (Sans titre, 2007), rappelant cette sensation étrange que l’on pouvait éprouver adolescent, cette idée que tout le monde nous regarde et que l’on finit comme un rideau de pluie, à la fois transparent et opaque, immatériel et compact. Il est également présent dans cette obsession de l’hygiénique, perturbé par les poils et cheveux, dans les jeux oubliés de l’enfance, remplacés à l’adolescence par d’autres, tout autant cruels ou dangereux : Desplanque évoque notamment le jeu du « Fermier dans son pré », tabassage en règle du plus faible de la bande à l’enfance, et du jeu de la bouteille, rejet automatique des plus repoussants à l’âge adolescent. Ce corps qui joue à se faire peur, qui fait semblant de se noyer (Noyée n°1, 2007), et qui dans le même temps paraît englué en lui-même, ce que montrent les volumes de l’artiste, pieds et mains de cire jaillissant des murs (Derrière les murs, 2007). S’enfuir enfin, rapetisser (Les ambulances, 2006), s’aplatir (La patineuse, 2007) et disparaître dans l’image. Site Internet de Gabriel Desplanque 1. in Erich Kästner, Fabian : Histoire d’un moraliste, 1931 (1983, tr. M-F Demet) Notes [1] 1