THÉÂTRE NÔ ET DÉPENDANCES

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THÉÂTRE NÔ ET DÉPENDANCES
JAPON
THÉÂTRE NÔ ET DÉPENDANCES
Par Jean-Marie Mersch et Patrick Nothomb (tous deux ads 52)
Jean-Marie Mersch : Tu as vécu plus de treize ans au Japon,
d’abord, de 1967 à 1972, comme consul général à Osaka, ensuite,
de 1988 à 1997, comme ambassadeur à Tokyo. Et tu t’y es révélé un
admirable défenseur des intérêts de la Belgique. Pourtant, si tu es
devenu - et restes encore aujourd’hui - célèbre dans tout l’empire du
Soleil-Levant, ce n’est pas du tout pour cette raison, mais, paradoxalement, parce que, à la suite de circonstances tout à fait fortuites et
sans que tu l’aies, tout au moins au départ, expressément voulu, tu
t’es fait connaître comme « le chanteur de nô aux yeux bleus ». Nous
n’allons pas entrer ici dans le détail de cette aventure aux péripéties
parfois rocambolesques que tu racontes par le menu dans « Intolérance
ZERO », le livre « à quatre mains »
que nous avons écrit ensemble et qui,
en 350 pages, retrace l’ensemble de ta
carrière de diplomate1. Mais, comme,
d’une part, le nô est un art théâtral
des plus mystérieux et que, d’autre
part, tu as eu l’idée originale de l’ajouter à la panoplie des instruments dont
les diplomates disposent pour exercer
efficacement leur métier, il serait bon
que tu en dises tout de même quelques
mots.
Masque nô
Patrick Nothomb : Tu fais bien de rappeler que le nô est
un art éminemment mystérieux et difficile d’accès.
D’ailleurs, je te l’ai dit, la première fois que j’ai assisté à
l’une de ses représentations, je me suis tellement
ennuyé que… je me suis endormi ! Mais aujourd’hui, je
l’adore. Les masques et les costumes des acteurs sont
absolument splendides ; la musique, principalement
chantée est, elle aussi, très belle, bien qu’elle soit très
simple, puisque, du point de vue instrumental, elle ne
requiert que deux sortes de tambours et une flûte. Mais
je n’aurais jamais pu l’apprécier vraiment si je n’avais
pas eu la chance d’y être initié, puis formé par un des
plus grands maîtres du Japon, que j’avais effectivement
rencontré par le plus grand des hasards. Certes, je suis
resté un simple amateur et, dans la hiérarchie des interprètes, j’occupe une modeste place au sein du chœur.
Mais comment, alors, ai-je pu devenir, pour tous les
Japonais, « le chanteur de nô aux yeux bleus » ?
Eh bien, tu le sais, c’est parce que j’ai les yeux bleus et
que je chante juste. Mais c’est surtout parce que mon
maître, qui montait des spectacles où il permettait à ses
élèves de se produire, y invitait parfois la presse et qu’à
l’une de ces occasions, après avoir remarqué ma présence insolite dans le chœur, un journaliste en veine
d’inspiration à inventé cette formule. Laquelle a telle1
ment bien fait mouche que, de proche en proche et
assez rapidement, tous ses confrères du pays l’ont reprise à leur compte, me propulsant du même coup au
rang, sinon de star, tout au moins de phénomène.
Comme quoi , l’exotisme et l’insolite peuvent avoir du
bon, quand ils sont montés en épingle…
Jean-Marie Mersch : C’est vraiment étonnant !
D’abord, parce que, comme tu viens de le dire, tu n’étais pas la vedette du spectacle, puisque tu étais « perdu » dans l’anonymat du
chœur. Ensuite, parce que le nô est un spectacle très austère, notamment du fait que, comme il est écrit en vieux japonais, les Nippons
eux-mêmes n’en comprennent presque rien. En outre, il est extrêmement statique, long et il ne s’y passe presque rien…
Patrick Nothomb : C’est vrai. Le répertoire entier, qui
compte quelque 200 pièces (écrites du XIVe au début du
XVIIe siècles), tiendrait aisément dans un livre de la taille
du bréviaire d’un curé car les thèmes sont en général des
plus simples. Pour preuve, voici l’argument de la pièce
qui, à ma connaissance, est la plus complexe de toutes.
Intitulée « Hagoromo », ce qui signifie « Habit de plumes »,
elle nous conte l’histoire de deux pêcheurs qui, un beau
matin, découvrent sur une plage un superbe manteau de
plumes. Et, bien sûr, la tentation leur vient de s’en emparer. Mais, au moment où ils y cèdent, un ange surgit brusquement de la mer et leur dit : « Ce manteau m’appartient.
Ce sont mes ailes. Si vous me les rendez, je danserai pour
Patrick Nothomb chantant le nô (Théâtre de Nagata, Kobe, 1969)
Jean-Marie Mersch et Patrick Nothomb : « Intolérance ZERO » - Editions Racine
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vous ». Alors les deux pêcheurs les lui rendent et l’ange
danse pour eux. Voilà, c’est tout. Certes, les aspects négatifs du nô que tu as soulignés sont indéniables et c’est
sans doute pour cela qu’un pour-cent seulement des
Japonais s’y intéressent. Mais ils le font pour la plupart
avec passion car, quand on pénètre dans son univers, on
est émerveillé et on ne s’en détache plus.
influents, industriels, businessmen, responsables politiques, etc. Et c’est ce qui s’est passé : en mettant cette idée
en pratique, non seulement je me suis fait beaucoup de
nouveaux amis, mais, en plus, j’ai plus d’une fois réussi à
décrocher de juteux contrats au bénéfice de la Belgique !
Jean-Marie Mersch : Voilà pour le nô et ses multiples mérites, dont
certains, on vient de le voir, sont parfois insoupçonnés…
Si nous envisageons à présent la culture des Japonais dans son
ensemble, que pourrais-tu en dire en quelques mots, toi qui as eu la
chance de les fréquenter si longtemps ?
Patrick Nothomb : Je dirais qu’elle est exceptionnelle,
notamment quand on la compare à la nôtre. En effet, ceux
d’entre nous qui sont cultivés connaissent, c’est normal,
assez bien et même parfois, sinon souvent, fort bien celle
qui fleurit chez nous en Occident. En revanche, à quelques
exceptions près, ils n’ont en général qu’une connaissance
superficielle de la culture asiatique et donc, fatalement, de
la japonaise, quand ils n’en ignorent pas à peu près tout.
Costume nô
Jean-Marie Mersch : Indépendamment de ses beautés sublimes, le
nô t’a révélé qu’il possédait d’autres qualités, certes plus prosaïques,
mais qui, dans la pratique de ton métier de diplomate, se sont avérées
particulièrement utiles…
Patrick Nothomb : C’est vrai. Mais, pour le comprendre, il
faut savoir qu’au Japon, il est en général inconcevable de
se marier sans qu’un chanteur de nô vienne participer à la
cérémonie en interprétant un chant propitiatoire pour que
l’union des époux se déroule sous les meilleurs auspices.
Ce chant, intitulé Takasago, célèbre tout le bonheur qu’un
vieil homme et une vieille femme ont eu à vivre ensemble
de longues années. Le hic, c’est que, comme les chanteurs
de nô ne sont généralement pas très bien payés lors de
leurs prestations théâtrales, ils se rattrapent en demandant des cachets assez élevés lorsqu’ils sont invités à se
produire lors d’un mariage. Je n’ai, bien sûr, pas tardé à
prendre conscience de cette disparité, notamment du fait
que, comme j’étais moi aussi chanteur de nô, certains de
mes amis m’ont demandé de chanter Takasago à leur
mariage ou à celui de leurs enfants et que, bien sûr, amitié oblige, je l’ai fait à titre gracieux. Il m’a sauté alors aux
yeux que, si j’acceptais de chanter gratuitement à tous les
mariages et plus seulement à ceux de mes amis, je pourrais en tirer un profit professionnel considérable, surtout
si les bénéficiaires de mes services étaient des Japonais
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Les citoyens du pays du Soleil-Levant, eux, se chauffent
d’un tout autre bois : non seulement ils connaissent à
fond leur propre culture, mais ils connaissent aussi très
bien la culture européenne. Ainsi, chaque semaine leurs
journaux, qui tirent à des millions d’exemplaires, sont
remplis de pages qui traitent, non seulement de leurs
créateurs, mais aussi - et souvent tout autant - des nôtres!
Les Japonais, en effet, sont un peuple que je pourrais qualifier de « scolaire », en entendant le mot dans le sens de
« qui veut apprendre ». En plus, leur pays est un pays
riche. Ils ont donc les moyens d’inviter chez eux les plus
grands artistes occidentaux, quelles que soient leurs disciplines respectives, ou encore d’organiser des expositions prestigieuses consacrées aux plus grands peintres
ou aux plus grands sculpteurs de chez nous. Et ces manifestations connaissent toujours un immense succès de
foule. Ainsi, par exemple, qu’il s’agisse d’un concert, d’un
opéra, d’une pièce de théâtre, ou d’une conférence, les
salles sont toujours pleines à craquer. Et au vernissage
des expositions, il y a généralement autant de monde que
chez nous un jour de grande affluence. En outre, les gens
qui assistent à ces manifestations n’y viennent pas la tête
vide : ils ont pris soin auparavant de se documenter
sérieusement sur elles afin d’en tirer tout le miel.
Par ailleurs, les Japonais ne se contentent pas de recevoir
chez eux à bras ouverts notre culture: ils n’hésitent pas,
nous l’avons tous remarqué maintes fois, à se précipiter
aussi chez nous en masse pour la découvrir et la savourer
sur place.
Jean-Marie Mersch : Pour terminer cet entretien, je te propose
d’élargir encore le débat en évoquant une question que tu soulèves
souvent lors de nos conférences, à savoir l’aveuglement qui, avec une
régularité préoccupante, pousse l’immense majorité des Européens à
se tromper totalement dans les jugements contradictoires qu’ils por-
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tent sur la Chine et le Japon, surtout quand ils les comparent l’un à
l’autre. Il faut dire que tu es idéalement placé pour dénoncer cet aveuglement, parce que, contrairement à la plupart de ceux qui en sont
victimes, du fait surtout qu’ils n’ont jamais mis les pieds dans ces
deux pays ou, qu’au mieux, ils n’y ont fait que de très brefs séjours,
tu y as, quant à toi, vécu très longtemps (plus de 13 ans au Japon et
quelque 2 ans et demi en Chine) et tu sais donc très concrètement où
se trouve la vérité pour ce qui les concerne. D’autant que tu viens
encore de te rendre en Chine en tant que conseiller du gouverneur de
la Province de Luxembourg.
Patrick Nothomb et Hubert Durt
Patrick Nothomb : Effectivement, j’ai toujours été ahuri de
voir que, d’une part, les Européens manifestent en général la plus grande méfiance vis-à-vis du Japon et que, par
contre, ils ont en la Chine une confiance incroyable !
Comme je l’ai dit dans « Intolérance ZERO », c’était déjà
flagrant au début des années 70, à l’époque où l’épouvantable Révolution culturelle - que Mao Tsé-toung vieillissant avait instaurée dans l’unique but de garder le pouvoir
- avait, certes, cessé en grande partie de faire des ravages,
mais où sévissait encore la sinistre bande des quatre. Le
monde entier - et pas seulement les intellectuels de gauche - continuait toujours à tresser des couronnes de
louanges au Grand Timonier, mais moi, qui étais en poste
à Pékin, j’ai pu constater avec désolation, comme du reste
tous les autres diplomates qui étaient sur place, que, non
seulement la Chine entière était devenue un gigantesque
bagne et un désert culturel, mais aussi que tout le monde
était maoïste sauf… la quasi totalité de l’immense peuple
chinois !
Eh bien, cela n’a pas empêché les businessmen occidentaux, surtout de droite, de se précipiter en foule dans cette
prison à la taille d’un sous-continent pour y faire des affaires dont ils étaient sûrs qu’elles seraient juteuses et, au
passage, de nous dire, la main sur le cœur, que nous
avions une chance inouïe de vivre dans un tel paradis !
En contrepartie, en vertu, si j’ose dire, d’une autre aberration, depuis des décennies l’Occident se méfie du Japon.
Or, ne l’oublions pas, en 1945, à la veille d’être anéanti, il
est passé en une nuit du militarisme le plus sauvage au
pacifisme le plus profond et il a cessé d’être une autocratie de droit divin pour devenir un exemple de démocratie.
En outre, quelques années à peine après la fin de la
deuxième guerre mondiale, il s’est hissé au deuxième rang
des puissances mondiales. Nos hommes politiques et nos
hommes d’affaires ont donc tout intérêt à nouer des relations étroites et suivies avec lui.
Certes, au départ, il est très difficile de faire des affaires
avec les Japonais mais, quand on y réussit, on est riche
pour toujours. Malgré cela, nous n’avons cessé, pendant
des décennies, de nous méfier d’eux et nous continuons
inlassablement à le faire. Ainsi, par exemple, alors que des
liens très étroits et très chaleureux se sont noués entre
notre famille royale et leur famille impériale, au cours des
neuf ans et un mois que j’ai passés à Tokyo en tant qu’ambassadeur, pas une seule fois je ne suis parvenu à obtenir
que notre Premier ministre s’y rende en visite officielle
bilatérale !
Certes, pour en revenir à la Chine, elle a beaucoup changé
aujourd’hui, puisqu’elle s’est lancée à corps perdu dans le
capitalisme. Mais cela ne doit pas nous illusionner car, si
elle n’est plus communiste, elle est restée un Etat totalitaire gouverné par un millier seulement de personnes, ce
qui fait d’elle un géant aux pieds d’argile. En effet, que survienne chez elle une crise politique sérieuse et tout, du
jour au lendemain, pourrait s’écrouler car, lorsqu’il se produit, ce genre de séisme institutionnel est beaucoup plus
dangereux dans une dictature que dans une démocratie.
Par ailleurs, si, avec le boom économique qu’elle connaît
depuis la fin du communisme, elle compte aujourd’hui
quelque cinquante millions de riches, elle compte aussi
toujours, ne l’oublions pas, un milliard trois cent cinquante millions de pauvres. Eh bien, malgré cette précarité
endémique qui la différencie radicalement du Japon,
deuxième puissance mondiale et pays démocratique et
stable par excellence, nos hommes d’affaires continuent à
se laisser fasciner par la Chine et à croire mordicus qu’il
est infiniment plus intéressant et sûr de traiter avec ses
citoyens qu’avec ceux du « pays du Soleil-Levant » !
Au fond, si je devais comparer ces deux pays asiatiques
avec deux de nos pays occidentaux, je dirais que les
Japonais, comme les Belges, sont d’excellents industriels
mais d’assez piètres commerçants, alors que, si les
Chinois, comme les Hollandais, ne peuvent certainement
pas s’enorgueillir d’être les meilleurs industriels du
monde, ils sont, par contre, d’exceptionnels commerçants.
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