Avron Cachez ce tag que je ne saurais voir

Transcription

Avron Cachez ce tag que je ne saurais voir
Avron
Cachez ce tag
que je ne saurais voir
Un matin, comme d’habitude en dégarant mon train
en début de service, je visite celui-ci. Surprise : un
splendide graffiti, tout frais, me saute aux yeux. Je le
signale illico au chef de manœuvre, qui reporte au
sous-chef de terminus ; celui-ci va jusqu’au train pour
constater les dégâts. Comme le graffiti est à la fois très
visible et insultant (non, je ne dirai pas ce qu’il était
écrit), le sous-chef prévient le service qui s’occupe des
graffitis. Un agent vient photographier le tag.
Les tags, naturellement, sont signés ; les graffeurs sont
des artistes urbains, ils ont des pseudos, des styles, des
détails qu’ils apposent systématiquement afin de se
reconnaître les uns les autres – en courant peut-être
après l’espoir d’un jour rencontrer la célébrité et devenir
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un artiste reconnu publiquement. Un service centralise
les clichés et constitue un catalogue.
Le tag de ce matin-là est donc venu grossir
la collection…
Pendant que je prends mon service sur un autre
train, le premier est conduit en position de dégraffitage
afin d’être nettoyé dans la nuit.
❋
La RATP est en guerre contre les tagueurs. Des
agents sont d’ailleurs spécialisés dans la lutte contre
les tags.
Les stations – sièges, murs –, comme les trains
– intérieur et extérieur – sont autant de cibles qu’ils
affectionnent. Un reportage au JT a ainsi annoncé
200 tagueurs sévissant en région parisienne. Ces
individus, des jeunes le plus souvent, prennent de plus
en plus de risques pour réaliser leurs tags. Il arrive
même qu’ils taguent, en pleine journée, un métro en
circulation, ou les vitres d’un guichet en station.
Voyageurs comme agents sont alors impuissants. Les
tagueurs diffusent ensuite leurs exploits, filmés avec
leur téléphone portable, sur la Toile. C’est la raison
d’être de ce qu’ils font : il leur faut une preuve de la
prestation réalisée, pour la gloire, pour les potes ou
pour le book que se constituent certains.
L’un d’eux, qui a fait un blog de ses exploits,
explique, malgré les nombreuses courses-poursuites
pour échapper aux agents de la RATP et aux policiers,
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Je vous emmène au bout de la ligne
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que la seule fois où il n’a pas pu finir un graff, c’est…
parce que toutes ses bombes étaient vides.
Si les dégradations, souvent plus proches du
vandalisme que de l’art de rue, coûtent cher à
l’entreprise (quelques dizaines de millions d’euros par
an), elles coûtent également la vie à quelques-uns de
ces jeunes, qui meurent chaque année suite à une
chute ou une électrocution.
Lorsqu’un tagueur est pris sur le fait quelque part sur
le réseau, la Régie porte plainte contre lui, et, pour étayer
sa plainte, ressort tous les graffitis portant sa patte et
demande un dédommagement en conséquence.
Un jeune tagueur récemment intercepté – en fait, un
cadre d’une grande entreprise ! – a ainsi écopé de cinq
ans d’emprisonnement ; le montant des dégradations
qu’il a causées sur les trois années précédant son
arrestation a été estimé à 600 000 euros.
Dès qu’un nouveau matériel est mis en service, c’est
à qui parviendra le premier à laisser sa marque.
Lorsque les premiers trains MF 2000 ont commencé à
rouler sur la ligne 2, nous l’avons à nouveau constaté.
Une nuit, deux voitures d’un train ont été entièrement
recouvertes, sur toute leur hauteur, de bombe ; du gris
remplaçait les habituels vert et blanc à l’extérieur du
train, on ne voyait même plus au travers des vitres,
pourtant plus grandes que sur les anciens matériels.
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Naturellement, quand les premiers voyageurs sont
montés à bord, le train avait été entièrement nettoyé.
Les tagueurs, regroupés en crews, aiment aussi les
tunnels du métro. Nous, conducteurs, nous rendons
bien compte que les graffitis évoluent. Un nouveau
tag se repère aisément : les couleurs sont vives, la
poussière et la crasse apparaissant avec les allées et
venues des trains ne les ont pas encore recouvertes. Les
tunnels du métro en sont remplis : d’Avron à Victor
Hugo, ils sont innombrables. Et d’autant plus visibles
qu’ils ne sont pas nettoyés, à moins d’être sur
des panneaux de signalisation ou quand ils sont
particulièrement vulgaires. Dans l’ensemble, ils ne sont
pas franchement beaux ; mais ils sont la preuve qu’il
doit y avoir un sérieux remue-ménage, et de la vie, la
nuit, dans les galeries.
J’aime les tags quand ils sont bien faits, intéressants
et aboutis. J’ai ainsi assisté avec fascination à l’action
des graffeurs sur le centre bus de Lagny, près de
Nation, avant sa destruction. Dès sa fermeture, les
premiers dessins sont apparus. Et les tagueurs s’en
sont donné à cœur joie. Tous les murs ont très vite été
recouverts. Et puis, cela changeait chaque jour, de
nouveaux tags se superposaient à ceux en place,
s’imbriquant avec plus ou moins de bonheur et de
symbolique. Ici, le génie de la lampe d’Aladin, là une
vieille mamie très en colère ; un peu plus loin,
une petite fille armée jusqu’aux dents, une rue en
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perspective, un chien tout rond en train d’uriner sur le
tag voisin, des graffeurs assis à califourchon sur leurs
bombes devenues moyens de locomotion, un chat à
l’air très méchant, un visage qui me faisait penser à
ma femme.
J’ai photographié ce spectacle presque vivant, en
tout cas toujours en changement, sans jamais croiser
un seul des auteurs.
Pour moi, c’est de l’art, même s’il est de rue.
En revanche, opacifier la vitre d’un train, bomber
une porte juste pour le geste, ce n’est pas de l’art mais
du pur vandalisme, comme lacérer une banquette à
coups de canif.
Et là, je n’aime plus.
Comment les tagueurs parviennent-ils à se faufiler
sous terre, vous demandez-vous ?
Quand ils ne se laissent pas enfermer dans le métro
ou ne se glissent pas dans certains passages, les
graffeurs ouvrent le plus simplement du monde les
accès réservés aux agents. Avec des clés. L’une d’entre
elles notamment, la clé 11-01, sésame des visiteurs
nocturnes. Les clés ont au préalable été volées ou
achetées au marché noir…
Alors même si les entrées des stations sont
cadenassées, le réseau est loin d’être impossible
d’accès pour tout le monde…
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