DU SENTIMENT SACRE A L`EXPRESSION PROFANE : L

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DU SENTIMENT SACRE A L`EXPRESSION PROFANE : L
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Pierre-Albert CASTANET
Université de Rouen, [email protected]
DU SENTIMENT SACRE A L’EXPRESSION PROFANE :
L’EXEMPLE DU REQUIEM AU VINGTIEME SIECLE
À Jeanne-Martine Vacher,
pour avoir suscité en nous
cet intérêt pour les musiques religieuses
« à la mémoire de »...
« Depuis le concile Vatican II, l’office des morts
a presque partout perdu son unité, et rien de valable
sur le plan musical ne semble encore être sorti
d’essais multiples sans cohérence visible ».
Jacques Chailley, « Requiem »,
Larousse de la musique (Ed. de 1982).
De tout temps et en tout lieu, le culte de la mort a favorisé hymnes, cérémonies,
protocoles, symboles , prières et offrandes diverses. Dès le premier siècle du
christianisme, l’homme a pris en main le culte de ses martyrs et de ses morts, préparant
grâce au truchement de la musique, les âmes au passage, à la résurrection, à la nouvelle
vie promise. Les religions, les métaphysiques, la culture humaine se sont vouées à
l’outrepassement solennel de la mort. Car, comme le relève Jean-Yves Hameline, il
fallait « jouer dans le passage même, comme on l’entend dans la musique et dans le
chant, comme si la traversée avait rendu possible d’entendre le chant perdu une fois sur
l’autre rive ».
1
2
Les rites funéraires comme les éloges funèbres sont devenus des médiums
identitaires, instaurant de nouvelles formes de sociabilité . Dans ce cadre codé de la
désolation et de l’espérance, la puissance de solennité a donc exigé des fruits de
« musique portante » comme de silence impossible : « Silence autour du cénotaphe :
musique, murmures, nuances, parfums. Nos aïeux embaumaient les momies : une ombre
odorante ainsi flottait autour de la statue vide », analyse Michel Serres. De plus, de
Platon à Hegel, les canons de la philosophie occidentale ont affirmé que c’est dans
l’exercice même de la pensée que la perte de vie et le complexe de finitude se sont vus
3
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5
1
Cf. CHAUVET, Louis-Marie, Du symbolisme au symbole – Essai sur les sacrements, Paris, Cerf, 1979.
Jean-Yves Hameline, « Du sacré ou d’une expression et de son emploi », La Maison-Dieu n°233, 7-42,
Paris, Cerf, 2003, p. 35.
3
Cf REBILLARD, Eric, « La formation du culte chrétien des morts s’accompagne-t-elle de nouvelles
formes de sociabilité ? », Autour des Morts – Mémoire et Identité, Mont Saint Aignan, Presses
Universitaires de Rouen n°296, 2001, p. 155-159.
4
« La liturgie, dans son déroulement syntagmatique, ses actes de langage diversifiés en « sites
ollocutoires », ses compositions de lieu, ses actions rituelles, ses phases de focalisation et de
défocalisation, peut à bon droit être considérée comme une « musique portante ». » (Jean-Yves Hameline,
Une Poétique du rituel, Paris, Cerf, 1997, p. 199).
5
SERRES, Michel, « Mort », Les Cinq sens, Paris, Hachette Littératures, 1985, p. 263.
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surmontés. Dans ce sillage spirituel, Françoise Dastur a même estimé que le deuil était à
l’« origine de la culture ».
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« Comme je mêle la Mort à la Vie
- un pont de douceur les relie. »
Léopold Sédar Senghor, Ethiopiques.
Ainsi que l’a mis en pratique saint Augustin, la musique peut servir de
« technique auxiliaire de la vie spirituelle ». L’histoire de la musique occidentale est
alors jonchée de partitions à caractère funèbre, « la véritable musique sacrée, celle qui
accompagne le culte ou qui, plutôt, est elle-même le culte, est une musique surnaturelle
– langage céleste », remarque Ernst-Theodor-Amadeus Hoffmann. Chacun sait que
conçu comme un « culte intérieur formel », vécu comme une conduite rituelle intimiste
et parfois paradoxale , le besoin de prière artistique a consisté le plus souvent en une
humble demande salvatrice ; la quête spirituelle tentant d’assouvir le désir à la fois
gourmand et perfectionniste « d’être agréable à Dieu ». C’est à ce titre qu’à travers le
prisme de la purification éternelle et de l’élévation continuelle, Emmanuel Kant a tenu à
libérer les sens de l’introspection méditative afin que la littéralité et la primarité puissent
enfin disparaître : car, dit le philosophe dans La Religion dans les limites de la simple
raison (en 1793), « la lettre affaiblit plutôt, comme tout ce qui est dirigé indirectement
vers un certain but, l’effet de l’idée morale (qui, considérée subjectivement, se nomme
recueillement) ».
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« Proclamer à la face du monde
l’intangible primauté de la
musique d’église ».
André Hodeir, « Mon Requiem », Le Rire de Swann.
En analyste psychologue, le philosophe Alain a écrit à son tour que la plus
ancienne idée de Dieu, comme la plus raffinée, vient toujours de ce que les hommes se
sentent jugés et condamnés. « Ils ont cru, pendant la longue enfance de l’humanité, que
leurs passions venaient des dieux, comme aussi leurs rêves ». Pour l’anecdote, Georges
Aperghis a écrit en 1998 un Requiem furtif (à Serge Daval) pour violon et hyoshigi,
duo hybride qui à l’origine est venu de l’inconscient d’un rêve. A posteriori, Peter
12
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6
Cf. DASTUR, Françoise, La Mort – Essai sur la finitude , Paris, Presses Universitaires de France, 2007,
p. 25-32.
7
DAVENSON, Henri, Traité de la musique selon l’esprit de saint Augustin, Les Cahiers du Rhône
,
Neuchatel, La Baconnière, 1942, p. 113-140.
8
HOFFMANN, Ernst-Theodor-Amadeus, Kreisleriana, Paris, Gallimard, 1949, p. 961.
9
Cf . MAISONNEUVE, Jean, Les Conduites rituelles , Paris, Presses Universitaires de France, coll. Que
sais-je ? n°2425, 1995.
10
Cf. PIETTE, André, « Les rituels : du principe de l’ordre à la logique paradoxale – Points de repère
théoriques », Cahiers internationaux de sociologie , XCII, 1992, p. 163-179.
11
KANT, Emmanuel, La Religion dans les limites de la simple raison (1793), Paris, Vrin, 1965, p. 253257, pour l’édition française.
12
ALAIN, « Prières », Propos sur le bonheur, Paris, Gallimard, Folio Essais, 1928, p. 51.
13
En dehors d’un « Requiem coloré » intégré aux Récitations (1978), Georges Aperghis a écrit en 1971
une Oraison funèbre pour baryton, basse, acreice, 2 bassons, 2 trombones, tuba, contrebasse et bande
magnétique.
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Szendy a présenté cette partition comme une étude sur « l’activité et le vide ». Dans un
autre texte sur « Les arts et les dieux », Alain poursuit en donnant une définition de la
prière, comme médium à « effet favorable » : « Expression d’un désir honorable avec
l’espoir d’être entendu (…). Par la prière, je sais ce que je veux, et je juge ce que je
veux. Un homme est jugé par sa prière et par ses dieux », conclut-il.
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« La voie la plus directe pour vous rapprocher de Dieu
est la musique et le chant ».
Rabbi Nahman de Braslav, La Chaise vide.
Il est alors troublant de constater qu’au XXe siècle et plus particulièrement après
la seconde guerre mondiale, aux côtés de pièces proches du déroulement ancestral de la
Missa pro defunctis (Maurice Duruflé , Alfred Désenclos, Henri Tomasi, Krzysztof
Penderecki , Manfred Trojahn, Olivier Greif, Jean-Luc Darbellay, Enrique Muñoz...) et
d’opus émanant d’artistes « mystiques », des compositeurs ont désiré quitter cet
« esprit de prière » accueillant la bienveillante intention qui accompagne toutes les
actions à accomplir – pour prendre les mots de Kant – « comme si elles s'exécutaient
pour le service de Dieu ».
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« Une messe, des matines, des vêpres
bien sonnées sont à demi dites. »
François Rabelais, Vie inestimable du grand Gargantua.
En outre, Jean-Yves Hameline tient à mettre en garde contre les « actions
musicales, simples ou élaborées, si le régime général de l’entendre est défaillant, et s’il
est rendu défaillant précisément par des productions sonores inadéquates, et plus
fondamentalement par une insensibilité chronique à cette dimension de la scène
rituelle ». Or, avec un sentiment de célébration et de commémoration – parfois entre
larmes et respect – le terme « Requiem » va être utilisé pour n’importe quelle
composition en rapport avec l’idée de funérailles – qu’elles soient sacrées ou non, qu’il
y ait une relation rationnelle ou non avec l’idée générique du divin . Déjà, les Requiem
allemands composés au XVIe siècle par Heinrich Schütz (Musikalische Exequien) ou
Michael Praetorius avaient émancipé le modèle ancestral en latin, réalisant des
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SZENDY, Peter, « En-tête (pour Georges Aperghis) », livret du CD, La nuit en Tête, Paris, Zig – Zag
Territoires, ZZT 020501, 2002, p. 3.
15
ALAIN, « Les arts et les dieux », coll. La pléiade, Paris, Gallimard, 1958.
16
Ecrit pour chœur mixte, solistes, orchestre et orgue, le
Requiem (1947) de Maurice Duruflé est
« entièrement composé sur les thèmes grégoriens de la Messe des morts », a avoué le compositeur. Prévue
à l’origine comme une suite de paraphrases pour orgue, la partition voulait rendre hommage à un défunt
proche de l’auteur.
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Requiem polonais mêlant le polonais au latin (un hymne ancien
Swiety Bozr est inséré dans le
Recordare) - idem pour le Requiem de Zbigniew Preisner.
18
« Par mystiques, nous entendons les tentatives musicales en direction du mystère sacré ( mustikos) : à la
fois la quête de sens caché des nombres, des figures, des gestes et le désir par la musique de vivre et de
transmettre une expérience, un vécu, une extase » (Nicolas Darbon, Musica muiltiplex – Dialogique du
simple et du complexe en musique contemporaine, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 177). Le musicologue
range parmi les musiciens « mystiques » : Olivier Messiaen, Karlheinz Stockhausen, Giacinto Scelsi,
Krzysztof Penderecki, Arvo Pärt...
19
HAMELINE, Jean-Yves, Une Poétique du rituel, op. cit., p. 199.
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Cf. OTTO, Rudolf, Le Sacré – L’élément non-rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le
rationnel, Paris, Payot, 1949.
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adaptations luthériennes du Requiem catholique. Ils ont servi par exemple d’inspiration
pour le célèbre Requiem allemand de Johannes Brahms. Et puis, si la M i s s a
defunctorum est à la base un service liturgique de l’Eglise catholique romaine, on la
trouve également transposée dans d’autres contextes anglicans ou orthodoxes.
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« Seul mérite un hommage
celui qui est capable de rendre un hommage à autrui. »
Arnold Schoenberg, Le Style et l’idée.
Au sujet des opus religieux avec textes transposés, parmi moult cas, nous
évoquerons juste le Requiem de Mikis Theodorakis écrit en 1983-1984 (révisé en 1995)
qui est bâti sur un livret hymnique du VIe siècle, rédigé par Johannes Damaskinos. Ce
support textuel tente de sonder l’ordre profond du monde et de trouver la « lumière
brûlante ». Chantée en grec à la manière byzantine (avec voix solistes et chœur
d’enfants), l’œuvre qui est pensée comme une entité relatant le cycle de la vie et de la
mort se réfère aux événements de la guerre civile grecque. Ordonnancée en douze
mouvements libres se concluant sur un triple Amin (Amen), la partition religieuse
évoque en filigrane le souvenir des funérailles du père du compositeur. In fine, elle
concourt à un rituel favorisant la dimension atemporelle de l’immortalité.
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Par ailleurs, gardant uniquement le terme générique de Requiem, des musiciens
vont introduire ou substituer sans complexe des textes hétérodoxes (Dimitri
Kabalevsky, Sandor Balassa, Geoffrey Burgon, Herbert Howells, Jon Leifs, Jacques
Rebotier, Sandro Gorli, Toshio Hosokawa, Anthony Girard, Karl Jenkins, Xavier
Benguerel, Howard Goodall...) et même concevoir des Requiem pour non croyants
(Kurt Weill, Benjamin Britten, Sylvano Bussotti, Bernd Alois Zimmermann, Leonardo
Balada...). En dehors du Gloria et du Credo qui sont traditionnellement supprimés dans
la « Messe de Requiem » , les nouveaux opus devenus uniquement pièces de concert
vont alors dénigrer les Dies irae, Pie Jesu, Tuba mirum, Lux Aeterna et autres In
paradisum qui font le charme des plus beaux Requiem classiques.
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« Or tout discours sur les morts
fonde les vivants. »
Jean-Claude Bonnet, Les Morts illustres.
21
Ecrite pour 12 chanteurs solistes, Sombras « Espacios para un Requiem » (1999) d’Enrique Muñoz (né
en 1957) doit beaucoup à la Misa de Difuntos extaite de l’Agenda Defunctorum du compositeur de la
Renaissance Juan Vásquez (au point où cette partition se retrouve citée et traitée par endroits en tant que
cantus firmus). La messe des morts muñozienne fait par ailleurs référence à une attirance circonstanciée
du musicien espagnol pour le noir, la mort, l’obscur, l’espace, la relation image/son...
22
Un peu comme dans le Requiem d’Elena Firsova qui utilise un texte russe signé par Anna Akhmatova
pour évoquer le royaume des morts.
23
On trouve néanmoins un extrait du Credo dans le Requiem (1975) d’Alfred Schnittke. Héritière d’un
fond russe-hortodoxe, cette musique de concert sur des textes en latin – qui provient curieusement d’une
musique de scène pour le Don Carlos de Friedrich Schillerse – se compose de 14 mouvements : Requiem,
Kyrie, Dies Irae, Tuba Mirum, Rex Tremendae, Recordare, Lacrimosa, Domine Jesu, Hostias, Sanctus,
Benedictus, Agnus Dei, Credo, Requiem. La partition rend hommage à la mère du compositeur.
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Si le Requiem électroacoustique (1973) de Michel Chion a gardé l’ordonnance
classique de la Messe des morts en ritualisant solennellement la gestion temporelle de
l’ouvrage, il se détache du convenu en multipliant les sources sonores : matériaux
concrets, citations classiques, bruits urbains ou rumeur d’église, mouvements de foule,
interviews radiophoniques, cris et chuchotements, voix entendues au téléphone, langues
latine, grecque et française.
24
Le Requiem a été composé en pensant moins à cette majorité silencieuse que sont les
morts qu’à cette minorité agitée que sont les vivants ; pour l’auditeur, il se propose
comme un parcours dramatique accidenté dont les courbes et les soubresauts
traduisent une incertitude fondamentale devant la vie, la mort et la foi (...) je n’ai pas
voulu livrer de message, de manifeste pro- ou anti-religieux25.
À ce propos, Régis Debray n’affirme-t-il pas qu’il faut « renoncer au mot de
religion, pour y voir un peu plus clair dans le monde toujours opaque des croyances » ?
26
« Montez, saintes rumeurs, paroles surhumaines,
Entretien lent et doux de la terre et du ciel !
Montez, et demandez aux étoiles sereines
S’il est pour les atteindre un chemin éternel »
Charles Leconte de Lisle, Poèmes antiques.
Certains musiciens, comme Giacinto Scelsi, vont travailler uniquement sur les
premières paroles symboliques du Requiem (Requiem aeternam dona eis Domine –
Donnez-leur Seigneur, le repos éternel) en offrant une matière vocale organisée
rituellement, d’une spasmophilie rythmique et intervallique affirmée, faisant intervenir
dans son Introït les voix féminines dans le grave ainsi que les basses muettes jusque
lors . Entouré d’un Angelus et d’un Gloria, le Requiem de Scelsi figure la deuxième
pièce d’un triptyque intitulé Tre canti sacri – 1958 – pour huit voix mixtes usant parfois
de quarts de ton. « Sombre et pathétique, l’Introït déploie une trame sonore presque
immobile, faisant apparaître la parole silencieuse et informulée », analyse Aurélie
Allain.
27
28
24
Il ajoutera néanmoins quelques mouvements : Epître, Evangile, Notre Père et Pater Noster.
Cf. Livret du CD Empreintes digitales IMED 9312, 1993, p. 6 et 7. A cet égard, voir également le
Requiem pour les vivants (1960) d’Erna Voll.
26
Cf . DEBRAY, Régis, Les Communions humaines – Pour en finir avec « la religion », Paris, Fayard,
2005.
27
CASTANET, Pierre Albert, « L’esprit de l’ouïe. Le souffle, la prière et le rituel, bases de la ‘religion
flottante’ de Giacinto Scelsi », Giacinto Scelsi, aujourd’hui, Paris, CDMC, 2008, p. 89.
28
ALLAIN, Aurélie, « Giacinto Scelsi, une méditation rituelle du son », Giacinto Scelsi, aujourd’hui , op.
cit., p. 76.
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Exemple musical A : Requiem de G. Scelsi
(Ed. Salabert, Paris)
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D’autres, comme György Ligeti, vont structurer leur partition de Requiem
(1963-1965) en seulement quatre parties polyphoniques : Introïtus, Kyrie , De die
judicii sequentia et Lacrimosa. Servie par deux grands chœurs mixtes (dont un à 20
parties réelles), deux solistes féminines et un orchestre, la partition – qui a été intégrée
aux images d’Odyssée de l’espace, film de Stanley Kubrick – verse parfois dans
l’agitation « hyperdramatique » et même théâtrale . Non attachée à la figure de la mort
individuelle et singulière, la partition qui se réfère aux modèles légués par Pérotin et
Ockeghem désire embrassée l’aura du malheur à l’échelle de l’humanité toute entière.
Par ailleurs, Célestin Deliège remarque qu’« une œuvre comme le Requiem de Ligeti
sonne au centre d’un carrefour où les références de l’auditeur restent multiples ». Il est
vrai que dans cette fresque contemporaine, le topos reste étranger à tout lieu commun.
Ainsi, par exemple, il est souvent difficile de distinguer les chœurs de l’orchestre dans
les parties mélismatiques ; le texte de la Messe des morts étant quasiment
incompréhensible (sauf par endroits ). Selon ses propres confidences, Ligeti disait être
agnostique mais avoir un grand respect envers les gens qui croyaient. Comme le
souligne Mircea Eliade,
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31
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la majorité des hommes “sans religion” partagent encore des pseudo-religions et des
mythologies dégradées. Ce qui n’a rien pour nous étonner, du moment que l’homme
profane est le descendant de l’homo religiosus et ne peut pas annuler sa propre
histoire, c’est-à-dire les comportements de ses ancêtres religieux, qui l’ont constitué
tel qu’il est aujourd’hui33.
« Chaque musique a quelque chose à voir
avec quelqu’un que nous avons perdu ».
Pascal Quignard, Boutès.
Pour sa part, Pascal Dusapin va intituler Requiem un ensemble d’opus vocaux
(parfois accompagnés d’instruments) sanctifiant « le temps du verbe », l’avènement de
la lumière . Ainsi, en 2000, un disque est paru sous le nom de Requiem(s), insérant
Granum sinapis (1992 – texte de Maître Eckhart), Umbrae mortis (1997 – texte
elliptique emprunté au Requiem d’Ockeghem) et Dona eis (texte d’après la messe et
l’œuvre d’Olivier Cadiot) .
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Remarqué par la critique internationale, le Kyrie a été utilisé judicieusement par Stanley Kubrick pour
la bande sonore du film 2001 Odyssée de l’espace.
30
En provenance directe de l’esthétique d’ Aventures (1962), voir le cri de la colère de Dieu qui gronde et
se déchire dans l’avant-dernier mouvement du Requiem ligetien. A propos de ce Dies Irae, le compositeur
dira : « ce mouvement est exalté, hyperdramatique et effréné » (cf. livret du CD Teldec Classics 857388263-2, coll. The Ligeti Project IV). L’idée d’un tel souffle de terreur avait été également convoqué par
Hector Berlioz ou Giuseppe Verdi, il sera repris par Krzysztof Penderecki dans son Requiem polonais en
1980-1984 (sur la dramaturgie du Requiem de Penderecki, lire de Regina Chlopicka, Krzysztof Penderecki
– Musica sacra – Musica profana, Warsaw, Adam Mickiewicz Institute, 2003, p. 118-120).
31
DELIEGE, Célestin, Cinquante ans de modernité musicale : de Darmstadt à l’IRCAM
, Liège,
Mardaga, 2003, p. 507.
32
Voir le Lacrimosa (cf. Pierre Michel, György Ligeti, Paris, Minerve, 1995, chapitre 5).
33
ELIADE, Mircea, Le Sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1965, p. 177.
34
Cf. CASTANET, Pierre-Albert, « Les passeurs d’ombre de la musique contemporaine »,
La Manière
noire, Paris, Michel de Maule, 2002, p. 72.
35
CD Naïve, MO 782116.
36
Dans ce sillage, voir également Requiem(s) for the Party Girl de Robert Murray Schafer (extrait de
Loving - Toi - 1966).
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Exemple musical B : Umbrae mortis de P. Dusapin
(Ed. Salabert, Paris)
Ce compositeur français écrira en 1998 un concerto pour flûte et orchestre à
cordes intitulé Galim et sous-titré « requies plena oblectationnis ». Dans cette courte
pièce concertante, le musicien s’est attaché à la signification du titre qui veut dire
« onde » en hébreu, le sens global étant complété par la citation latine de Cicéron
cernant un « repos plein de charme ». Dédiée à la mémoire d’Annie, la seconde épouse
de son père, l’œuvre est une fois de plus liée à l’idée de mort et de l’éternel
endormissement. Harry Halbreich pense que « son caractère et son instrumentation
(flûte et cordes) en font une espèce d’équivalent moderne de la célèbre Danse des
ombres heureuses de l’Orfeo et Euridice de Gluck ».
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37
Cf . texte du livret du CD Naïve MO 782153, 2003, p. 10. Par association d’idées, car se référant
également à la danse, voir le Kleines Requiem für eine Polka (1976) du compositeur polonais Henrik
Mikolai Gorecki.
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« La mort
rôdait dans les parages. »
Luc Fivet, Requiem.
Nous ne traiterons pas de la part de fidélité qui épouse le modèle de la Messe des
morts des anciens, nous tâcherons juste de montrer les nombreuses déviances des
multiples mutations contemporaines du Requiem – qu’il soit in fine purement
instrumental (Einojuhani Rautavaara, Toru Takemitsu, Hans Werner Henze, Bechara
El-Khoury, Karlheinz Stockhausen) ou même de confection électroacoustique (Bernd
Alois Zimmermann, Jacques Lejeune, Michel Chion, Leonardo Balada, Toshio
Hosokawa, Yves Jamet), qu’il s’écarte de l’ordonnancement traditionnel de la Missa
defunctis ou qu’il joue sans scrupule dans le registre hybride de la « profanation des
dispositifs ».
38
a) Le fond : l’ajout de textes en d’autres langues
« La mort est plus abjecte, plus languissante,
et pénible dans un lit qu’en un combat. »
Michel de Montaigne, Essais.
Le genre « Requiem de guerre » a passablement évolué au
XXe siècle,
introduisant souvent des poèmes non liturgiques ou pacifistes. Écrit la même année que
le Psalm 120 composé pour voix d’enfants et ensemble instrumental, le War Requiem
(1962) de Benjamin Britten, qui est peut-être le plus célèbre, juxtapose le texte latin
avec des poésies de Wilfred Owen (un soldat de la première guerre mondiale mort la
veille de l’Armistice). Dédiée à la mémoire de quatre militaires anglais morts au
combat, l’œuvre désire néanmoins honorer toutes les victimes de toutes les guerres.
D’autres comme Alfred Désenclos ou Edison Denisov mêleront dans leur Requiem des
sources littéraires française, anglaise, allemande et latine.
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40
Comme le Requiem für Mignon (1849) de Robert Schumann est écrit d’après le
Wihelm Meister de Goethe, le Requiem (1914 - opus 144 b) de Max Reger sur un poème
de Friedrich Hebbel ou le Requiem des vanités du monde (1938) d’Henri Gagnebin sur
des textes de Jules Baillod, le Requiem (1980) d’Edison Denisov est fondé sur cinq
courts poèmes de Francisco Tanzer. Le premier traite de la naissance, le deuxième de
l’enfance, le troisième de l’amour, le quatrième de la famille et le dernier de la mort. En
dehors de cette ossature littéraire, il est aisé de remarquer aussi des extraits de la Bible,
du Psaume 32, des mots isolés (Licht, light), quelques fragments liturgiques et les
incontournables Requiem æternam et Lux eternae.
Réaliser un montage de mots dans des langues différentes m’a particulièrement attiré –
avoue le compositeur russe. Pour moi, c’était la possibilité d’élargir l’espace musical
de l’œuvre, mais quand j’ai travaillé le texte, j’ai fait quelques coupures et j’ai
introduit des textes complémentaires, par exemple dans la première partie, la phrase
38
Cf AGAMBEN, Giorgio, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Payot & Rivages, 2007, p. 50.
Cf. FOULDS, John Herbert, A World Requiem, opus 60 (1918-1921)
40
À noter que ce compositeur est également l’auteur d’un opus symbolique intitulé
Des ténèbres à la
lumière pour accordéon (1995). Cf. CASTANET, Pierre Albert, « Le Requiem d’Edison Denisov : un
chemin original vers la lumière », journée d’études Edison Denisov, compositeur de la lumière, Paris,
Centre de Documentation de la Musique Contemporaine (CDMC), 9 avril 2009.
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du Christ : “Je suis la lumière du monde et celui qui marche à ma suite aura la lumière
de la vie41”.
« Compositeurs, nous rêvons tous
du temps qui s’arrête, de la note qui tue,
de la musique dont on ne se relève pas ».
Jacques Rebotier, A propos de son Requiem.
L’ajout d’un texte non religieux se voit dans le Requiem (1993-1995) de Jacques
Rebotier avec au cœur du Benedictus la présence de Secrète de Valère Novarina : un
texte lu par un enfant qui narre les vicissitudes de l’épopée humaine. « Cadavre de moi
ici présent en pensée, te voici face à Dieu, je te dis : je suis un homme qui vient apporter
sa mort et son cadavre au Dieu vivant (...) Seigneur, libère-moi du séjour des morts ! »
De même, dans le Requiem : Le Chant du cygne (1989) pour quatre chœurs et orchestres
de chambre spatialisés de Robert Moran, le matériau verbal est tiré d’extraits de phrases
en allemand que Mozart aurait prononcées le jour de sa mort (des choses terrifiantes sur
sa musique, des regards glauques sur sa vie...). « Comme dans un texte de Gertrude
Stein, j’ai fait de ces fragments de plus petits fragments encore pour les répartir entre les
chœurs », avoue le compositeur américain.
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44
Évoquons également le Requiem de la Vierge, opus 7 (1986-1988) de Jean-Louis
Florentz appelé par la suite Asùn . Afin de renouer avec l’esprit des Mystères du Moyen
Âge, le compositeur a désiré échafauder un conte liturgique portant sur l’Assomption de
Marie. Pour arriver à ses fins, il a écrit lui-même un livret nourri d’anecdotes.
Apollinaire Anakésa note :
45
Ce scénario comporte une poésie reprenant d’une part les événements connus sur les
apparitions de Marie, notamment ceux de Fatima, de La Salette, de Lorette, de
Medjugorje, de Kibeho, de Zeïtoun, et d’autre part les dogmes mariaux de la liturgie
éthiopienne, la cosmologie égyptienne, les extraits des textes bibliques, les références
aux paysages africains46.
« L’humain n’est authentiquement l’humain
que là où il est soutenu par l’armature incorruptible du sacré ».
Gabriel Marcel
Élève d’Olivier Messiaen, Jean-Louis Florentz nous avait dit qu’il désirait
utiliser le terme « requiem » dans son sens étymologique, à savoir vouloir traiter « le
repos de la Vierge, qui retrouve son Fils et son Seigneur dans la gloire céleste ».
Faisant se juxtaposer des extraits du plain-chant, du Coran, des textes juifs Falacha, des
47
41
DENISOV, Edison / ARMENGAUD, Jean-Pierre, Entretiens avec Denisov – Un compositeur sous le
régime soviétique, Paris, Plume, 1993, p. 197.
42
Écrit pour 7 clarinettes, accordéon, cymbalum, 7 voix, 7 morts, chœur d’enfants et soprano solo.
43
Valère Novarina cité dans le texte du livret du disque MFA 216008, 1996, p. 14.
44
Cf LELONG, Stéphane, Nouvelle musique, Paris, Balland, 1996, p. 281-282.
45
Cf . FLORENTZ, Jean-Louis, Enchantements et merveilles – Aux sources de mon œuvre,
Lyon,
Symétrie, 2008, p. 35-44.
46
Cf. ANAKESA, Apollinaire, Florentz ...sur les marches du soleil, Lillebonne, Millénaire III, 1998,
p. 89.
47
D’où le titre, car il s’agit bien du Requiem de la Vierge et non du « Requiem à la vierge ».
Religiosité et Musique au XXe siècle, sous la responsabilité de Nathalie Ruget –
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apocryphes grecs, des versets attribués aux rituels éthiopiens, de prières rwandaises la
partition se fonde sur les idées de progression dramatique et liturgique des églises
orientales. Jouant sur la pluralité des confessions, l’opus qui ne suit aucunement la
forme traditionnelle d’un Requiem classique, se découpe en sept tableaux . Enfin, citons
dans ce cadre plurilinguistes Yizkor Requiem (1994) de Thomas Beveridge qui se
comporte comme une cantate œcuménique incluant des éléments verbaux en plusieurs
langues extrait des livres sacrés du judaïsme et du christianisme (souvent de source
commune). Si les Readear’s Kaddish et Mourners Kaddish ouvrent et ferment l’œuvre,
la partition fait entendre par ailleurs des mouvements intitulés « Requiem Aeternam » et
Lux Aeterna, Remember ! et El male rahamis, Justorum Animae et Psaume 23...
48
b) La forme : l’apport de nouveaux mouvements
Dans ces contextes d’ordre émancipateur, les compositeurs du XXe siècle vont
se sentir assez libres tant avec le genre qu’avec le nombre de mouvements ou avec
l’instrumentation. Ainsi, le Belge Pierre Bartholomée ne conçoit-il pas un Requiem, en
2006, pourvu d’un « Prélude » en ouverture et d’un « Epilogue » en pièce caudale.
Écrite pour chœur mixte et ensemble instrumental, la partition intègre naturellement
trois saxophones et un accordéon.
Claude Ballif a composé, de 1953 à 1973, un opus magnum pour huit voix
solistes, deux chœurs mixtes, un chœur masculin et orchestre. Paradoxalement, cette
œuvre qui se présente comme Première symphonie mystique – La vie du monde qui
vient : Requiem est un « oratorio » en neuf parties bâties sur le texte de l’Officium
defunctorum catholique. Cet opus 11 se compose des mouvements suivants : Requiem,
De profundis, Rorate coeli, Rosa mystica et hora mortis, Dies irae, Sanctus, Ne cadant
in obscurum, Agnus dei et Lux aeterna. Le compositeur a toujours eu une tendresse pour
les œuvres composées « par des croyants en recherche, et qui n’ont pas reçu les prix
académiques, mais qui osent et désirent qu’unanimement toute l’assemblée des fidèles
puisse participer à la cérémonie ».
49
Nous l’avons entrevu, le Requiem moderne peut montrer des contenus
pluritextuels (comme le « motet » le faisait au XIIIe siècle) et donc revêtir une macro
forme hybride. L’auditeur trouve par exemple des récits de psaumes en anglais dans Out
of the Deep (Psaume 130) ou dans The Lord is My Shepherd (Psaume 23) ou des mots
extraits du Book of Common Prayer de 1662 (pour le Lux Aeterna) inclus dans le
Requiem (1985) de l’Anglais John Rutter. Il en est de même pour le Requiem du Gallois
Karl Jenkins (dédié à son père) qui intercale entre les mouvements traditionnels en latin
des haïku en japonais portant sur le thème de la mort, signés par Gozan, Issho, Hosukai,
Kaga-no-Chiyo ou Banzan. Mélangeant techniques vocales et instrumentales de l’Orient
et de l’Occident, la partition post-moderne fait également référence à la vie grâce à la
métaphore poétique du cycle de l’eau.
50
51
48
« L’Aube sur le lac Tana », « L’Ange à la Palme », « La Forêt des Arcanes », « L’Autel de l’Eau »,
« L’Arche de Miséricorde », « Colonnes de Soleil », « Porte de la Lumière ».
49
BALLIF, Claude, Musique et Religion , texte inédit d’une conférence prononcée à Hiroshima en 1990
(remerciements à Gabriel Ballif).
50
Avec le Psaume 121 , ce Psaume 23 figure dans le Requiem d’Herbert Howells qui débute par un
Salvator mundi et se termine par I heard a voice from heaven.
51
Ex membre du groupe rock Soft Machine.
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40
Le Requiem pour Tchernobyl (2006) de Bruno Letort montre aussi un rapport à
l’existence terrestre. L’ouvrage entend être « plus spirituel que religieux, plus humaniste
que communautaire, plus universel que régional ». C’est la portée morale d’un
événement qui aura finalement concerné tous les hommes que cette célèbre déploration.
« Jusque dans ses tensions, jusque dans son refus de pathos, elle nous rappelle que la
mémoire des morts est avant tout, et peut-être surtout, une célébration des vivants – du
vivant », énonce le compositeur. De l’ Introit au Lux Aeterna , l’œuvre suit le cours
liturgique en insérant trois interpolations réservées à la prière « Tu es béni, Seigneur ».
52
« L’au-delà est-il un avenir ? »
Vladimir Jankélévitch, La Mort.
Parfois l’ordonnancement classique est foncièrement revisité. Par exemple, écrit
à la mémoire du cinéaste Krzysztof Kieslowski, le Requiem for my Friend (1998) du
Polonais Zbigniew Preisner se compose de deux grandes parties. La première qui se
termine par un Epitaphium est intitulée « Requiem », elle comprend les moments
traditionnels de la Messe des morts (Officium, Kyrie, Dies Irae, Offertorium, Sanctus,
Agnus dei, Lux Aeterna, Lacrimosa...). S’achevant sur une prière polonaise offerte en
Post scriptum, la seconde partie est baptisée « Vie ». Elle traite du « début » de
l’existence, de la « découverte du monde », de l’« amour », du « destin » et de
l’« Apocalypse ». Conçue comme une méditation sur la mort et l’espérance chrétienne
en l’au-delà, cette œuvre s’inspire autant des traditions de la musique occidentale que
des pratiques spirituelles orientales. Dans la Théologie de l’Espérance, Jürgen
Moltmann écrit que « l’espérance chrétienne n’a de sens que si le monde peut être
transformé par en qui espère cette espérance, donc s’il est ouvert à ce qu’espère cette
espérance, s’il est plein de tout le possible (possible pour Dieu) et ouvert à la
résurrection des morts. »
53
En 1967-1969, Bernd Alois Zimmermann insère dans la bande magnétique du
Requiem pour un jeune poète des discours politiques de Mao Tsé Toung (extraits lus de
la Constitution et des Ecrits révolutionnaires). Divisé en quatre grandes parties, ce
« lingual » (mot formé de « lingua » et de « ritual ») échafaudé pour récitants, voix,
instruments et sons électroniques fera entendre également des textes de Vladimir
Maïakovski, Ezra Pound, Essenine, Konrad Bayer ainsi que de brèves citations de
Joyce, Benn, Brecht, Dostoïevski, von Nyssa, Camus, H.H. Jahnn, Weöres, Schwitters,
Wittgenstein, Ribbentrop, Staline, Churchill, Freisler, Schiller… Hormis le discours
d’Alexandre Dubcek lié au Printemps de Prague (automne 1968), nous pouvons tenter
de reconnaître la consignation d’une des dernières interventions du pape Jean XXIII
prononcée lors du concile de Vatican II à Rome. Au sein de cette fresque colorée
s’inscrivent également la célèbre déclaration de Goebbels lue au Sportpalast ainsi que le
discours d’Hitler rédigé à l’occasion de l’entrée des troupes allemandes en
Tchécoslovaquie en vue d’une annexion immédiate. Au sein de ce reportage sonore
54
55
52
Cf. texte de présentation du Requiem (http://www.qobuz.com).
MOLTMANN, Jürgen, Théologie de l’Espérance, Paris, Le Cerf – Mame, 1970, p. 97.
54
Cf . KONOLD, Wolf, Bernd Alois Zimmermann , Paris, Michel de Maule, 1998, p. 324 (pour la
traduction en français ).
55
Élu premier secrétaire du parti communiste tchécoslovaque en janvier, Dubcek a été capturé puis
envoyé à Moscou dès le mois d’août 1968.
53
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41
plurisémantique figurent aussi des annonces circonstanciées de Joseph Chamberlain,
Imre Nagy et Andreas Papandreou. Outre une chanson des Beatles (Hey Jude en 1968),
sont citées des œuvres de Beethoven, Wagner, Milhaud, Messiaen et Zimmermann luimême. Ce long Requiem est dédié à la mémoire de trois poètes qui se suicidèrent dans
leur jeunesse : Vladimir Vladimirovitch Maïakovski, Sergheï Aleksandrovitch Essenine
et Konrad Bayer.
56
De même, Hiroshima Requiem (1989 – augmenté en 1992 et révisé en 2001 ) du
Japonais Toshio Hosokawa se présente comme une prière personnelle composée d’un
long prélude intitulé « Nuit » (d’après la Théogonie d’Hésiode et du Psaume de David)
et d’une suite nommée « Mort et Résurrection » (écrit sur un texte d’Arasta Osada
parlant des « Enfants d’Hiroshima » et sur quelques mots symboliques tels Kyrie
eleison). La partition est dédiée à la mémoire des victimes de la bombe atomique qui
s’est abattue sur Hiroshima le 6 août 1945. Si l’introduction orchestrale évoque le
chaos (le compositeur parle du « vortex du déluge »), la grande partie suivante fait
entendre, par le truchement d’une bande magnétique des discours d’Hitler et de Tojo,
enregistrements émaillés de sons de bombes qui explosent et de bruits de provenance
militaire. L’œuvre se termine par un volet baptisé « Aube », symbole d’une nouvelle
naissance...
57
58
59
c) De l’instrumental
L’œuvre qui annonce le genre du Requiem purement instrumental est sans doute
la Troisième symphonie en si bémol mineur (1933) de Dimitri Kabalevsky intitulée
Requiem pour Lénine . Son premier mouvement pour orchestre débute par un Allegro
impetuoso auquel viendront s’ajouter des épisodes plus ou moins martiaux. Lugubre à
bien des égards, le second mouvement demandera un chœur mixte supplémentaire qui
chantera, dans une langue à la fois poétique et patriotique un texte en prose du poète
révolutionnaire Nicolaï Asseïev . L’ouvrage imposant qui se comporte plutôt comme un
hymne funéraire au rituel profane s’achève dans un tempo di marcia funebre e
trionfale . Vers la fin de la symphonie, le texte asseïevien dit en substance : « Lève-toi,
60
61
62
63
56
Bernd Alois Zimmermann se suicidera un an après la création de son Requiem, en 1970, près de Köln.
Dans sa dernière version, la partition s’intitule Voiceless voice in Hiroshima . Au sujet de Hiroshima
Requiem, prière de consulter : Luciana Galliano, Yogaku – Japanese Music in the Twentieth Century,
Lanham, Maryland, London, The Scarecrow Press, 2002.
58
Pour solistes, récitants, chœur mixte, chœur d’enfants, orchestre et bande magnétique.
59
De même, l’ Introït du Requiem de Jacques Rebotier débute par l’évocation du « chaos de la
naissance ».
60
La partition a été créée à Moscou à l’occasion des cérémonies du dixième anniversaire de la mort de
Vladimir Ilyitch Lénine en 1934.
61
Ce scénariste avait signé en 1925 les intertitres du Cuirassé Potemkine de Sergueï Eisendstein, un des
classiques légendaires de l’histoire du cinéma soviétique.
62
Cf. RIVIERE, Claude, Les Rites profanes, Paris, Presses Universitaires de France, 1995.
63
Kabalevsky écrira plus tard (en 1962) une vaste œuvre pour chœur et orchestre sur des vers de Robert
Rozhdestvensky, partition intitulée Requiem pour ceux qui moururent au cours de la guerre contre le
fascisme. A noter dans ce contexte la Symphonie funèbre et triomphale écrite par Hector Berlioz en 1840
pour orchestre d’harmonie avec chœurs et cordes ad libitum. A l’occasion de l’installation de la colonne
de la Bastille à Paris, cette partition majestueuse provenait d’une commande pour la célébration du 10ème
anniversaire de la révolution de juillet 1830 et pour le rapatriement en grandes pompes des restes des
victimes des « Trois Glorieuses ».
57
Religiosité et Musique au XXe siècle, sous la responsabilité de Nathalie Ruget –
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sentinelle, afin qu’aucun ennemi ne vienne jusqu’à notre tombeau… » On notera aussi
que dans le Requiem Canticles (1965-66) d’Igor Stravinsky qui n’utilise que
fragmentairement les paroles de la Messe de Requiem traditionnelle, trois mouvements
sur neuf sont instrumentaux. (« Prélude » au début, « Interlude » au centre et
« Postlude » à la fin). Arrangées pour chœur et orchestre, les autres pièces s’intitulent :
Exausi, Dies Irae, Tuba Mirum, Rex tremendae, Lacrimosa, Libera me.
64
Comme il existe des Messes pour orgue (de Couperin à Messiaen), des Requiem
sans texte vont alors voir le jour. En effet, en 1953, Einojuhani Rautavaara compose A
Requiem in Our Time à la mémoire de sa mère morte durant la guerre. Ecrit pour
cuivres et percussion, l’ensemble se compose de quatre panneaux : Hymnus, Credo et
dubitro, Dies Irae, Lacrymosa. En 1980, Bechara El-Khoury va aussi composer un
Requiem pour orchestre dédié « aux martyrs libanais de la guerre ». Afin d’accuser le
caractère douloureux de la lamentation funèbre, le compositeur va user de traits de
figuralisme pertinents comme l’usage des registres graves (contrebasses à cordes,
trombones et tuba, grosse caisse, timbales), de chromatismes dramatiques ou de
scansions rythmiques processionnelles...
En dehors de la Sinfonia da Requiem (1940) de Benjamin Britten
, nous
approcherons l’Urban Requiem (1995) de l’ex batteur de jazz américain Michael
Colgrass, écrit pour quatuor de saxophones et orchestre, le Requiem for Strings (1957)
de Toru Takemitsu, le Requiem por la libertad imaginada (1971) de Cristobal Hallfter
ou la longue deuxième scène de « Samedi de Lumière » (1982-83) intégrée à Licht de
Karlheinz Stockhausen. Intitulée Katinkas Gesang als Luzifers Requiem, cette page du
compositeur allemand peut se jouer dans une version pour flûte et six percussionnistes,
pour flûte et musique électronique ou alors pour flûte solo. Remarquons aussi la Sonate
de Requiem (1979-1993) pour violoncelle et piano d’Olivier Greif, écrite à la suite de la
mort de sa mère. « Cette sonate m’a été dictée par la double volonté de traduire, d’une
part, la déploration qui accompagne la perte d’un être aimé, et de l’autre, l’ascension
céleste de son âme vers la Paix de l’âme. Ma mort ne marque pas la fin d’une vie, elle
est un des épisodes qui jalonnent l’évolution humaine », dira le compositeur En dehors
d’In paradisum (1969) pour voix de femme et quatre instruments, Olivier Greif écrira
en 1999 un Requiem en latin intégrant, outre les textes de la liturgie, quelques
comptines et berceuses en anglais (à noter que ce mélange de textes sacrés et profanes
65
66
67
68
64
Cf. le texte du livret du double disque CPO 999 833-2, 2008, p. 36.
Ce concept se retrouve également dans le catalogue de Nicolas Bacri qui a sous-titré sa Symphonie n°3
(1988-1994) pour grand orchestre, soliste et chœurs « Sinfonia Da Requiem ».
66
Frappé par un deuil personnel, Britten est âgé de 27 ans lorsqu’il compose cette
Sinfonia da Requiem .
« La protestation véhémente du ‘Lacrymosa’ et du ‘Dies Irae’ ne trompe pas sur la sincérité de sa
douleur », écrit Jacques Michon dans son livre sur La Musique anglaise (Paris, Armand Colin, 1970,
p. 337).
67
Cf. le livret du CD Triton TRI 331119, 2001, p. 8.
68
Lorsque le Requiem ne s’achève pas sur la reprise traditionnelle des paroles initiales (
Requiem
aeternam), l’In Paradisium clot l’œuvre (comme dans Cadman Requiem – 1989-1997 – de Gavin Brayars
ou dans Eternal Light : A Requiem – 2008 – d’Howard Goodall). Ecoutez aussi les Finale des Requiem de
Gabriel Fauré ou de Joseph-Guy Ropartz. Ce mouvement terminal désire en fait illustrer l’âme du défunt
entrant dans la Jérusalem céleste. Dans le Requiem (1937-38) de Ropartz, le compositeur « s’efforce de
rendre cette ascension parmi les anges et les martyrs avec toute la conviction du croyant » (Gérard Condé,
livret du CD Adda 581266, 1991, p. 5).
65
Religiosité et Musique au XXe siècle, sous la responsabilité de Nathalie Ruget –
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43
était déjà présent dans deux partitions de 1980 : Le Livre du Pèlerin et La Petite Messe
Noire).
« Accordez-moi, Seigneur, force et joyeux amour ;
Il m’en faut pour gravir la pente de ce jour. »
Jorge Luis Borges, Eloge de l’ombre.
Dans cette sphère instrumentale, une mention spéciale sera donnée au Requiem
de Hans Werner Henze dédié à Michael Vyner, nom qui – en dehors de celui de l’ami
chéri – veut symboliser « tous ceux qui dans le monde entier, sont morts
prématurément » et dont la musique de Henze « pleure les souffrances et les
disparitions ». Faisant partie de la quête d’une « nouvelle clef ouvrant la porte des
chambres obscures qu’il nous faut traverser pour trouver notre chemin et nous trouver
nous-mêmes », ce cycle monumental débuté en 1990 se compose de neuf « concertos
spirituels. »
« La prière est
la sœur tremblante de l’amour. »
Victor Hugo, L’Amour.
Écrites pour piano, trompette et orchestre de chambre, ces partitions allant
comme il se doit du dramatique au radieux sont associées à neuf titres d’aura religieuse :
Introitus, Dies Irae, Ave Verum, Lux Aeterna, Rex Tremendae, Agnus Dei, Tuba Mirum,
Lacrimosa, Sanctus.
69
« Ces neuf pièces instrumentales sont en rapport avec les angoisses de l’être humain et
les problèmes de notre époque, avec la maladie et la mort, l’amour et la solitude [...].
L’esprit de cette musique peut-être expliqué par de tels événements [...], avec ses
horreurs et ses passions, sa beauté et sa dynamique70 »
d) Du sacré au profane
« La musique religieuse n’existe pas :
toute belle musique est religieuse. »
Claude Ballif, Notes pour un portrait.
Si le Requiem est passé de l’exclusivement vocal (Requiem en 1932 d’Herbert
Howells, Requiem en 1999 d’Olivier Greif, Sombras « Espacios para un Requiem » en
1999 d’Enrique Muñoz) à l’exclusivement instrumental, il a également glissé du sacré
vers le profane . Datant de 1928-29, le Berliner Requiem de Kurt Weill a été conçu
comme un hommage profane urbain à la mémoire de Rosa Luxembourg . Pascal Huynh
remarque que cette œuvre « s’affirme comme l’une des productions clés de la
71
72
69
« Les différents mouvements peuvent être joués séparément ou combinés à loisir », note le
compositeur.
70
HENZE, Hans Werner, texte du livret du DVD Memoirs of an Outsider , Arthaus Musik 100 36, 2001,
p. 8. Dans cet ordre d’idée concertante, consulter également le Requiem pour alto et orchestre de
chambre (1987-1988) de Nicolas Bacri écrit en hommage à la mémoire de Dimitri Chostakovitch.
71
Dans son ouvrage sur Le Feu sacré – Fonctions du religieux , Regis Debray considère « le sacré comme
voie d’accès au profane » (Paris, Fayard, 2003). Prière de lire également de Claude Rivière et André
Piette, Nouvelles idoles, nouveaux cultes – Dérives de la sacralité, Paris, L’Harmattan, 1990.
72
En fait, ce faux Requiem a été écrit pour le 10 ème anniversaire de la mort de la socialiste allemande
assassinée à la suite de la révolution spartakiste.
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44
République de Weimar ». Sur des textes de Bertolt Brecht, Vom ertrunkenen Mädchen
se présente comme une simple chanson accompagnée à la guitare, une douce ballade
tandis que Zu Postdam unter den Eichen contraste en prenant des allures martiales avec
tambours et trompettes.
73
En 1975, le compositeur catalan Leonardo Balada écrit No-res (« Rien ») soustitré Un Requiem agnostique à la mémoire de sa mère. Cette « symphonie tragique » en
deux parties pour récitant, chœur, orchestre et bande magnétique utilise plusieurs
langues recueillies dans un texte du poète Jean Paris, pour protester contre la mort de
l’amour (chacun sait que « les diables parlent les langues de la confusion »). Ainsi, peu
après le début de l’ouvrage, l’ensemble vocal chante : « L’oiseau vole, il passe, il meurt.
El vuela passa y muere », suivi de questionnements émis par le narrateur : « Piu mi
trema il cor. Hab’ Ich noch Augen ? Echo. Dans le désert des bruits. Did you hear ? »
Revendicatrice, la seconde partie dont la philosophie générale considère toute
métaphysique ontologique comme futile, se terminera (un peu comme elle a commencé)
par « I will not yield. Non serviam ! Never ! » (« Je ne me rendrai jamais »).
74
75
« L’absence de Dieu
est meilleure que sa présence. »
Emmanuel Levinas, De la phénoménologie à l’éthique.
Pensons également à György Ligeti qui nous disait (en 1992) que son opéra Le
Grand Macabre (1978) faisait office de second Requiem. Un peu à la manière de Belà
Bartók qui a composé le 3ème Concerto pour piano en incluant un choral dans son
Adagio religioso, Ligeti a inséré également dans ses concertos (pour violon et pour cor)
des « chorals » aux couleurs méditatives et religieuses. En fait, en dehors du Rara
Requiem (1969) de Sylvano Bussotti qui rend hommage à un ami vivant et qui désire se
profiler comme un « Requiem d’amour », ce qui relie les différentes partitions
évoquées lors de cet exposé – confondant il est vrai liturgie et funérailles , prière
religieuse et offrande païenne – reste le rapport à la mort et à la vie éternelle. Comme
l’énonçait Wassily Kandinsky : « Tous les procédés sont sacrés, s’ils sont
intérieurement nécessaires ».
76
77
78
« Je n’écrirai
que pour les morts ».
Charles Baudelaire, Les Paradis artificiels.
73
HUYNH, Pascal, La Musique sous la République de Weimar, Paris, Fayard, 1998, p. 196.
ECO, Umberto, La Recherche de la langue parfaite dans la culture européenne,
Paris, Seuil, 1994,
p. 55.
75
Cf. le livret du CD Naxos 8.557343, 2005 p. 9 et 11.
76
Cf. LUCIOLI, Alessandra, Sylvano Bussotti , Milano, Targa Italiana Editore, 1988, p. 52. Pluri-textuel,
le Rara Requiem de Bussotti repose sur de nombreux écrits empruntés au Tasse, Homère, Léonard de
Vinci, Racine, Heine, Baudelaire, Mallarmé, Proust, Rilke, Braibanti, Adorno...
77
Cf. ESCUDERO, Francisco, Illeta (1953) pour soliste, chœur et orchestre, sous-titré Funeral oratorio.
78
KANDINSKY, Wassily, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier,
Paris, DenoëlGonthier, 1969, p. 114.
74
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45
e) Des berges de la mort aux rives de la vie éternelle
Concernant la mort, et en dehors des nombreux tombeaux ou des
In
memoriam , reportons nous à celle massive des soldats ou des civils ou à celle isolée
mais tout aussi pénible d’un être cher (Requiem - 1984 - d’Andrew Lloyd Webber - à la
mémoire de son père ; Requiem for Larissa - 1997-1999 - de Valentin Silvestrov ;
Requiem for my Friend - 1998 - de Zbigniew Preisner, Requiem de Noël in memoriam
du poète Alain Bouchez - 2008 - d’Yves Jamet ...) ou d’un collègue ( Quintette à la
mémoire d’Anton Webern - 1955 - d’Henri Pousseur, In memoriam Bertolt Brecht pour
orchestre – 1957 - de Paul Dessau, Adieu - 1966 - de Karlheinz Stockhausen à la
mémoire de son ami organiste Wolfgang Sebastian Meyer, Canon en mémoire d’Igor
Stravinsky - 1971 - d’Edison Denisov, Rituel in memoriam Bruno Maderna - 1974-1975
- de Pierre Boulez, Atome de Requiem d’Alain Louvier pour piano en 1/6 de ton et
chœur mixte - 1990 - à la mémoire du compositeur Jean-Etienne Marie, New York
Requiem (« Blues for Tom ») - 1993 - de Meredith Monk, Umbrae mortis de Pascal
Dusapin - 1997 - écrit à la mémoire du compositeur Francisco Guerrero ou Stèle à la
mémoire de Pierre Froidebise - 2008 - d’Henri Pousseur...). Dans le Requiem a la
memoria de Salvator Espriu (1989), Xavier Beneguerel insérera des textes poétiques
catalans d’Espriu comme autant de mouvements réservés à un baryton soliste incarnant
d’une certaine manière « la voix de Dieu » (dont une ode à « Thanatos » qui est placée
avant le Dies irae et une « Danse grotesque de la mort » figurant avant le Lux aeterna.
79
80
81
82
83
79
Cf . Tombeau (1971) d’André Boucourechliev, duo écrit à la mémoire du compositeur Jean-Pierre
Guézec, Le Tombeau d’Olivier Messiaen (1992) pour deux pianos de Jean-François Zygel, Tombeau de
Messiaen (1994) de Jonathan Harvey pour piano et bande, Tombeau in memoriam Gérard Grisey pour
piano et percussion de Philippe Hurel ou TombeauX (2001) de Pierre Albert Castanet, pièce électroacoustique en hommage aux victimes des événements tragiques du 11 septembre 2001 perpétrés sur les
tours jumelles du World Trade Center à New York.
80
Cf. In Memoriam J.-P. Guézec –
1971 - d’Alain Louvier pour violoncelliste jouant tam-tams et
cymbales. A la mort du compositeur, Claude Samuel a demandé à Alain Louvier, Olivier Messiaen,
Iannis Xenakis, Betsy Jolas, André Boucourechliev, Nguyen Thien Dao, Gilbert Amy et Georges
Couroupos d’écrire chacun une pièce qui sera donnée lors du Festival de Royan en avril 1971 (Cf. Pierre
Albert Castanet, Louvier ...les claviers de Lumière, Notre Dame de Bliquetuit, Millénaire III, 2002, p.
143-144). Voir également : In Memoriam... pour orchestre - 1978 - d’Alfred Schnittke faisant référence à
la mort de sa mère ou Aura (In memoriam Witold Lutoslawski) - 1993-1994 - pour orchestre de Magnus
Linberg...
81
Fondé essentiellement sur des poésies d’Alain Bouchez, ce
Requiem profane pour mezzo soprano,
récitant et électronique intègre, à la fin, des références au Kaddish (prière juive en araméen, récitée lors
de la conclusion de chaque partie de l’office synagogal).
82
Cf. CASTANET, Pierre Albert, Louvier ...les claviers de Lumière, op. cit., p. 272.
83
Cf . GEERTZ, Clifford, « The Impact of the Concept of Culture on the Concept of Man »,
The
Interpretation of Cultures, New York, Basic Books, 1973, p. 126-141.
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Exemple musical C : Atome de Requiem d’A. Louvier
(manuscrit du compositeur – partition inédite)
En 1969, Jean Guillou a improvisé un Requiem pour les morts de l’espace sur
les grandes orgues de Saint-Eustache à Paris, improvisation nocturne dédiée à
l’équipage de la fusée Apollo 8.
Exercice rituel, explique l’organiste, il évoquera dans le monde sonore cet ternel
bouleversement et cette infatigable exhibition des forces de la nature se détruisant
l’une par l’autre, l’une dans l’autre s’absorbant pour se désagréger et se reconstituer de
nouveau, à la recherche d’un équilibre mouvant dont la perpétuelle remise en cause
sera la raison même pour l’improvisation achevée d’exister encore et de poursuivre
une évolution secrète dans l’esprit de l’auditeur.84
Quant au versant lumineux, sans évoquer Licht (1977-2003) de Karlheinz
Stockhausen , penchons-nous vers l’œuvre d’Antony Girard. Ce musicien est l’auteur
d’un Prélude à la vie éternelle (1990) ainsi que d’un Requiem sous-titré Comes lovely
and soothing Death (1993). Trouvant que les textes latins du Dies Irae ou du
Lacrymosa ne correspondaient pas à ses aspirations, ce compositeur s’est penché sur un
poème de Walt Whitman (que Paul Hindemith avait utilisé dans A Requiem for those we
love en 1946 ). Anthony Girard avoue que les versets de la poésie whitmanienne se sont
imposés comme les divers moments d’une Messe de requiem, parce qu’il lui semblait
que
85
86
chaque mot devait prendre sa véritable signification [...]. Ce poème parle de mort en
des termes totalement irrecevables si l’on se place dans une optique réflexive,
rationnelle et courante [...]. Chez Whitman, le verbe est d’un tel lyrisme qu’on ressent
84
GUILLOU, Jean, « Improvisations, Visions Cosmiques », livret du CD Philips 446 644-2, 1995, p. 3.
À noter que pour l’avant dernière pièce de l’
Alphabet pour Liège (1972), Stockhausen demandera
d’« appeler les esprits des défunts avec des sons » (cf. STOCKHAUSEN, Karlheinz, Texte zur Musik
1970-1977, Am Himmel wandre ich..., Cologne, Dumont Buchverlag, 1978, p. 201).
86
Le texte de cette poésie anglaise est reproduit dans l’ouvrage de Luc Voirin, Un historique du Requiem,
Paris, L’Harmattan, 2001, p. 359-367.
85
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une immense énergie. Il y a là quelque chose qui doit pouvoir se traduire d’une
manière idéale par la musique, puisqu’il s’agit d’un sentiment qui nous dépasse
totalement 87
« N’as-tu donc pas, Seigneur,
assez d’anges aux cieux ? »
Victor Hugo, Odes et Ballades.
Mentionnons aussi La lumière n’a pas de bras pour nous porter (1994) de
Gérard Pesson empruntant un vers de la poésie de Pierre-Albert Jourdan extrait des
Sandales de paille. Dans cette pièce pour piano amplifié écrite à la mémoire du
compositeur Dominique Troncin , le caractère est volontairement « allègre et
mystérieux, allant et contenu ». Dans le courant du post-trépas, nous mentionnerons
After the Requiem (1990) de Gavin Bryars pour guitare électrique et trio à cordes. Cette
partition instrumentale se réfère à un opus précédent qui était en rapport avec
l’ingénieur du son du compositeur anglais, décédé dans un accident d’avion.
88
89
Sa disparition m’a beaucoup affecté. J’ai écrit ce Requiem pour honorer sa mémoire et
me libérer de la souffrance que sa mort m’avait infligée. Je n’ai gardé du Requiem que
trois ou quatre textes, les autres me paraissant tout à fait hors de propos. On ne pouvait
pas demander pardon de mourir dans ces conditions. J’ai donc écarté tout ce qui dans
les textes avait trait à l’enfer et à la supplication. En ce sens, l’œuvre est plus
spirituelle que religieuse au sens strict 90, a expliqué Bryars.
Bien entendu, les thèmes corollaires aborderont le sujet de la paix (Requiem
pour la paix - 1944 - d’Henri Tomasi , Requiem Messa di Pace - 1988 - de Volker
David Kirchner, par exemple), voire de la concorde (Requiem de la Réconciliation 1995 - œuvre collective ), sans oublier le contexte des catastrophes et des conflits sociopolitiques (Requiem pour les temps atomiques - 1974 - de Jean Daetwyler, Requiem
91
92
93
87
Cf. LELONG, Stéphane, Nouvelle musique, op. cit., p. 154.
Après la disparition du jeune compositeur, un CD intitulé Hommage à Dominique Troncin a été édité
en décembre 1995 avec des opus de circonstances signés par Philippe Fénelon (Nit), Joshua Fineberg (Till
human voices wake us), Alain Louvier (Clamavi), Frédéric Durieux (Départ), Gérard Grisey (Stèle),
Tristan Murail (Unanswered questions), Frédérick Martin (Sticen), Eric Tanguy (Elégie), Jacques Lenot
(Là eussent dû être des roses), Betsy Jolas (Music to go), Philippe Manoury (Epitaphe)... Cf. Disque
MFA 216007.
89
PESSON, Gérard, livret du CD Accord Una Corda 204682, 1996, p.8.
90
Cf. LELONG, Stéphane, Nouvelle musique, op. cit., p. 77.
91
Composé en 1945, le Requiem d’Henri Tomasi est dédié « à tous les Martyrs de la Résistance et à tous
ceux qui sont morts pour la France ».
92
Écrit pour commémorer le 50 ème anniversaire de la fin de la seconde guerre mondiale et formé de 14
sections, ce Requiem pour orchestre symphonique, dispositif électronique et chœur de 12 voix a été
réalisé par différents compositeurs de pays ayant vécu le conflit armé : Prolog par L. Berio, Introitus,
Kyrie par F. Cerha, Dies Irae par P.-H. Dittrich, Judex ergo par M. Kopelent, Juste judex par J. Harbison,
Confutatis par A. Nordheim, Interludium par B. Rands, Offertorium par M.-A. Dalbavie, Sanctus par J.
Weir, Agnus dei par K. Penderecki, Communio I par W. Rihm, Communio II par A. Schnittke - complété
par G. Rozhdestvensky, Responsorium par J. Yuasa, Epilog par G. Kurtag.
93
Voir le Requiem pour un massacre filmé par Elen Klimov qui prend comme musique de fond le
premier mouvement de la Troisième symphonie d’Enryk Gorecki.
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pour la mafia - 1993 - de Marco Tutino , Requiem pour Tchernobyl - 2006 - de Bruno
Letort...).
94
95
« Les gens qui prient
perdent du temps. »
Gustave Courbet, En 1871.
Cette communication a permis de voir qu’au travers du siècle de la modernité, le
Requiem est passé de l’office liturgique au concert profane, du respect de l’entité
liturgique à l’audace de l’esthétique fragmentaire ou collective mais encore indicielle.
Ainsi, du texte au prétexte, du support chanté à l’expression instrumentale, de la prière
collective à l’hommage confraternel, de Jésus-Christ à Hitler, du Pape Jean XXIII à
Mao Tse Toung, de Lénine à Lennon, le Requiem induit à l’évidence un principe
génétique et une activité réceptrice orientés vers l’écoute du monde.
« Seul mérite un hommage
celui qui est capable
de rendre hommage à autrui. »
Arnold Schoenberg, Le Style et l’Idée.
Comme le relève Hans Robert Jauss, « la réflexion esthétique adhère à un
jugement requis par l’œuvre ou s’identifie à des normes d’action qu’elle ébauche et dont
il appartient à ses destinataires de poursuivre la définition » Entre l’intelligible et le
sensible, chaque conscience honorera à sa manière le départ pour l’autre rive. « Mais
c’est l’œuvre elle-même qui doit rendre cette analyse possible – reconnaît Sigmund
Freud – si elle est l’expression, qui fait effet sur nous, des intentions et des émotions de
l’artiste ».
96
97
« La mort,
nous n’y sommes pas habitués ».
Maurice Blanchot, Le Pas au-delà.
Hormis quelques musiques pour le ballet – voire quelques performances –,
quelques chansons qui se réfèrent également au genre du Requiem (Serge Gainsbourg,
Johnny Hallyday, Pink Floyd, Koram Wat, Weepers Circus ...) ainsi que diverses
« musiques du monde », mentionnons, pour conclure, deux créations prochaines
98
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100
101
94
CASTANET, Pierre-Albert, Tout est bruit pour qui a peur – Pour une histoire sociale du son sale
,
Paris, Michel de Maule, 1999, rééd. 2007, p. 24-25. Lire aussi « L’Italie chante la corruption », Paris, Le
Monde, 2 avril 1993.
95
Écrit à l’occasion des vingt années de la catastrophe écologique russe.
96
JAUSS, Hans Robert, Petite apologie de l’expérience esthétique, Paris, Allia, 2007, p. 22.
97
FREUD, Sigmund, « Le Moïse de Michel-ange »,
L’inquiétante étrangeté et autres essais , Paris,
Gallimard, 1985, p. 88.
98
Requiem (1989) de Bruno Letort pour un ballet de la compagnie Eurythmie ou
Requiem pour
Srebrenica (1997) d’Olivier Py (9 scènes et un épilogue).
99
Comme Guadalcanal Requiem - 1977-1979 - de Nam June Paik (avec Charlotte Moorman).
100
Groupe rock français ayant composé un
Requiem en 1992 fondé sur des textes traditionnels du
XIIIème siècle.
101
Requiem - The Song of the Murdered Jewish People
de Zlata Razdolina (en 10 parties d’après un
poème de Itzhak Katzenelson), Graduel Requiem (1982) de Ingram Marshall (en 5 parties), Requiem cantata delle cinque stanze (1985) de Giovanna Marini, Requiem de Jethro Tull, Requiem (1999) de
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(curieusement le même jour : le 25 novembre 2008) : celle d’Ernst Reijseger intitulée
Requiem for a Dying Planet sur des images de Werner Herzog qui sera donnée lors du
festival des 38e Rugissants de Grenoble et celle sans doute plus insolite de Jean-Charles
François baptisée REQUIsitoire d’EMplumé éternel qui sera présentée lors des Inouies
#2 de Bordeaux. Comme l’analyse Jean-Yves Hameline dans un texte intitulé Il n’y a
pas de musique sacrée : « il n’est pas rare de rencontrer chez des musiciens et des
musicographes une véritable répulsion à voir ainsi blasphémer à l’envers par une
intentionnalité confessante la sacralité originaire et pure, qu’ils ont investie dans la
musique ».
102
William Harper, Requiem Mess (2001) de Bill Lyerly, Requiem (2004) de Philip Rice (textes en latin et
anglais), Requiem de Pier Carlo Liva (metal), Requiem of December (2005) de Beatrik (black metal)...
102
Cf. Musique et sacré, Ambronay, Ambronay Editions, 2005, p. 137.
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