DOSSIER 54.qxp - Institut de l`entreprise

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DOSSIER 54.qxp - Institut de l`entreprise
4REPÈRES ET TENDANCES
4CONJONCTURES
6DOSSIER
4 LIVRES ET IDÉES
DIX ANS DE SOCIÉTAL
GÉRARD DRÉAN
*
Les rôles sociaux
des économistes
Retour sur le numéro 50 de Sociétal et
son dossier « Le rôle social de l’économiste »
Le numéro sur le rôle des économistes a suscité la
réaction suivante de Gérard Dréan, qui fut l’un des
rédacteurs du premier numéro de Sociétal. Plutôt
q
u
e
de revenir sur le thème qu’il abordait à l’époque – l’informatique – et qui reste un des thèmes majeurs
des réflexions actuelles, Gérard Dréan a préféré
réagir sur le sujet toujours actuel de ce que la
société attend des économistes, sujet abordé dans
le dossier du numéro 50 de Sociétal, tout en évoquant les théories de l’école autrichienne auxquelles le numéro 53 de sociétal a consacré un article
« Ce que les gens attendent des
économistes est au-delà du pouvoir
de tout homme mortel. »
(Ludwig von Mises, L’Action humaine)
L
e dossier « Le rôle social de l’économiste » du numéro 50 de Sociétal
posait deux questions : quelle est la
responsabilité sociale de l’économiste ?
L’économie est-elle une science ? Pour y
répondre, plusieurs articles utilisaient un
parallèle avec les sciences physiques, que
l’économie dominante a pris pour
modèle depuis la fin du XIXe siècle. En
poursuivant ce parallèle, je souhaite ici
proposer des réponses qui reposent
non pas sur une analogie entre l’écono-
* Rédacteur d’un article dans le numéro 1 de Sociétal.
mie et les sciences physiques, mais sur
les différences irréductibles entre ces
disciplines.
CHERCHEUR, INGÉNIEUR,
CONSTRUCTEUR
J
ean-Marc Daniel écrit : « La société
attend de l’économiste qu’il fournisse
les moyens de résoudre certains problèmes. » On peut dire la même chose de
tous les scientifiques : seule la nature des
problèmes diffère. Mais de quel moyens
est-il question, et à qui faut-il les fournir ?
Dans les disciplines physiques, il existe
des rôles séparés et clairement définis.
On y distingue les sciences des technologies, les théoriciens des techniciens. Ce
n’est pas le physicien qui construit les
ponts, et quand un pont s’écroule, on
n’accuse pas Newton. Les rôles de chercheur, d’ingénieur et de constructeur
sont séparés. Le rôle du chercheur est de
découvrir et de formuler les lois de la
nature ; celui de l’ingénieur de dresser des
plans d’ouvrages destinés à résoudre des
problèmes concrets dans des conditions
particulières ; celui du constructeur est
de réaliser concrètement ces ouvrages.
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Des trois, le constructeur est le seul qui
agit sur le monde. C’est lui qui porte la
responsabilité première des ouvrages
qu’il réalise. à l’opposé, la seule responsabilité du chercheur est de découvrir
les lois qui régissent les phénomènes,
sans préjuger de leur application pratique. Il n’agit pas sur le monde, il se
contente de l’observer et de tenter de
l’expliquer. Il recherche des relations
vraies en tout temps, en tous lieux et en
toutes circonstances, sans s’occuper de
savoir si elles conviennent aux ingénieurs, aux constructeurs et aux utilisateurs de leurs ouvrages.
théorie et politique sont intimement
liées. Les politiques refusent a priori
l’idée qu’ils doivent se plier à des lois
immuables et préfèrent penser que puisque les phénomènes économiques sont
le résultat de l’action des hommes, ceuxci peuvent les modeler à leur guise. Ils
n’adoptent que les théories qui conviennent à leurs desseins.
Or, même et surtout si l’économiste
veut jouer un rôle d’ingénieur social
parce que sa motivation est de contribuer à résoudre les problèmes concrets
de la société, il devrait vouloir s’assurer
que ses préconisations reposent sur une
De leur côté, l’ingénieur et le construcconnaissance des faits indépendante
teur conçoivent et réalisent leurs ouvrades propres options idéologiques des
ges en respectant scrupuleusement
uns comme des autres. Le meilleur
les lois formulées par les
moyen d’y parvenir serait de
chercheurs, sans les remetdistinguer clairement les
tre en cause. Ce n’est qu’à
rôles de chercheur et d’ingéLes économistes
cette condition qu’ils peunieur, comme dans les scienthéoriciens ne
vent garantir leur bon foncces physiques.
devraient pas
tionnement. En résumé, le
chercheur fournit à l’ingéAu rôle de chercheur dans
plus faire de
nieur des lois générales,
les sciences de la nature
« choix
l’ingénieur fournit au consdevrait correspondre l’écoéconomiques »
tructeur des plans d’ouvranomiste théoricien, qui
ges reposant sur ces lois, et
recherche les lois générales
que le physicien
c’est le constructeur qui
du fonctionnement des
n’intervient
« résout certains problèsociétés humaines dans le
dans les choix
mes » en construisant ces
domaine particulier de la
ouvrages.
production et des échanges,
technologiques
et dont la seule responsabipour la
Dans le domaine de l’éconolité est de certifier que les
construction
mie, ces trois rôles ne sont
lois qu’il affirme sont vraies
pas aussi clairement définis.
car confirmées par la réalité
d’un ouvrage.
Celui qui agit sur le monde,
historique. Il devrait être
l’équivalent du « construcindifférent aux usages qu’on
teur » des disciplines physiques, c’est ici
peut faire de sa science, de même que le
l’homme de pouvoir : le responsable en
physicien recherche la vérité indépenentreprise ou l’homme politique, qui en
damment des usages que d’autres en
règle générale ne sont ni l’un ni l’autre
feront.
économistes. Pour l’un, l’équivalent de
l’ingénieur est l’économiste d’entreprise,
Il devrait également être indifférent aux
bien décrit par Albert Merlin dans le
préférences de ses concitoyens. Le phydossier du numéro 50 ; pour l’autre,
sicien n’invente pas une théorie qui nie
c’est l’expert agissant comme conseiller
la gravitation universelle sous prétexte
économique du pouvoir politique.
que les hommes voudraient bien voler
comme les oiseaux. Ce n’est pas parce
Si le rôle d’économiste d’entreprise est
que les hommes rêvent d’une société
clairement distinct de celui de théorid’abondance que l’économiste doit parcien, il n’en va pas de même du rôle de
ler de la « distribution des richesses »
conseiller du pouvoir politique. Pour lui,
indépendamment de leur production. Ce
comme le soulignent Jacques Bichot et
n’est pas parce que les gouvernements
Bernard Salanié dans ce même dossier,
voudraient bien contrôler l’économie
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qu’il doit leur dire qu’ils en ont le pouvoir. Mais dans un domaine qui concerne
le bien-être des hommes et dans un
métier où l’essentiel des récompenses
vient de l’état, une telle attitude « valuefree » exige une ascèse intellectuelle car
elle n’attire aucune reconnaissance, si
bien que peu en sont capables.
Quant aux « ingénieurs économistes », ils
ne devraient pas plus avoir le choix entre
plusieurs théories de la monnaie que les
constructeurs de ponts n’en ont entre
plusieurs théories de la gravitation universelle. Les économistes théoriciens ne
devraient pas plus faire de « choix économiques » que le physicien n’intervient
dans les choix technologiques pour la
construction d’un ouvrage. Comme la
théorie physique, la théorie économique
devrait être universellement considérée
comme représentant assez bien la réalité
du monde pour servir de base fiable
à toutes les constructions concrètes.
Comme dans les sciences de la nature,
le désintéressement et l’impartialité de
l’économiste théoricien devraient être
les garants de l’efficacité de l’économiste
ingénieur et de l’homme de pouvoir.
L’ÉCONOMIE EST-ELLE
UNE SCIENCE ?
O
r que constatons-nous ? Qu’il n’y
a pas une théorie économique
universellement admise. à moins de
se limiter arbitrairement au cadre de
l’orthodoxie mainstream, c’est-à-dire la
description de l’économie de marché
concurrentielle au travers des théories
néoclassiques nées des travaux de
Walras et de Marshall, tout un chacun a
à sa disposition une mosaïque de théories où il peut puiser les arguments qui
soutiennent ses préférences idéologiques. Pourquoi ? Comment juge-t-on si
une théorie est vraie ou fausse ?
Pourquoi fait-on confiance aux théories
physiques et non aux théories économiques ? La réponse tient à une différence
épistémologique radicale entre les sciences de la nature et les sciences humaines.
Si les conclusions des sciences physiques
sont considérées comme incontestables,
c’est parce qu’elles sont réputées prou-
LES RÔLES SOCIAUX DES ÉCONOMISTES
vées par des voies « scientifiques ». Dans
un premier temps, les théoriciens
gagnent la confiance de leurs pairs par
l’expérimentation contrôlée systématique. Ce faisant, ils gagnent aussi la
confiance de quelques « ingénieurs », ou
entreprennent eux-mêmes la construction d’ouvrages. Dans un deuxième
temps, la validation pragmatique par
l’observation des ouvrages conformes à
ces lois engendre la confiance des autres
ingénieurs et du public.
Or il se trouve qu’en économie, l’expérimentation contrôlée est impossible, sauf
dans quelques domaines qui relèvent
plus de la psychologie que de l’économie. De plus, l’observation y est insuffisante pour prouver une proposition
théorique, car chaque phénomène
observable est le résultat d’une infinité
de causes dont les effets individuels ne
sont pas mesurables. Toute proposition
théorique qui repose sur la simple observation de régularités est donc contestable et bien entendu contestée, sans
qu’il existe un critère permettant d’en
déterminer la valeur de vérité.
Ces particularités de l’économie sont
loin d’être une découverte récente ou
les élucubrations d’esprits dérangés.
Elles étaient reconnues par les économistes dits classiques, notamment par
Jean-Baptiste Say, qui les énonce dans le
Discours préliminaire de son Traité d’économie politique (1803), et par John Stuart
Mill dans le chapitre VII du livre VI de
son System of Logic (1843). Elles sont à la
base de la réflexion de John Elliott
Cairnes dans The Character and Logical
Method of Political Economy (1857), et
sont aussi vraies aujourd’hui qu’elles
l’étaient alors.
Ces limitations de fait posent l’éternelle
question : l’économie est-elle une
science ?
On définit généralement le caractère
scientifique d’une théorie par le critère
de Popper : une théorie est scientifique
si elle est réfutable, c’est-à-dire s’il est
possible d’en déduire des énoncés testables qui ne sont pas nécessairement
vrais ; et elle peut être admise comme
vraie tant que les tests effectivement
réalisés ont donné des résultats conformes à ces énoncés.
à cette aune, puisque l’expérimentation
est impossible en économie, et que l’observation ne peut pas fournir de résultats probants, il faut bien admettre non
seulement que l’économie n’est pas une
science, mais qu’elle ne peut pas l’être, et
cela quel que soit le raffinement des
méthodes qu’elle utilise.
de sens que si on admet la vérité des
mathématiques et de la logique, qui ne
sont pourtant pas réfutables. Les sciences physiques ne reposent pas seulement sur l’expérimentation contrôlée,
qui permet la validation a posteriori de
leurs assertions, mais aussi sur des axiomes logiques admis sans discussion, qui
ont donc le statut de vérités a priori.
unE sciEncE A Priori ?
P
Mais rassurons-nous, cela n’est pas bien
uisqu’en économie l’expérimentation
grave : selon ce critère, les mathématiques
est impossible, peut-on construire
ne sont pas une science non plus, ni la
toute sa théorie sur des axiomes a priori ?
logique, et pourtant leurs assertions sont
Est-il possible d’établir des vérités
plus certaines que celles des sciences
incontestables de cette façon et à partir
physiques. C’est que,
de quelles prémisses ?
fort heureusement, il
Ces vérités sont-elles
Il est possible d’établir
y a d’autres sources
empiriquement intéresde certitude que
santes ou ne sont-elles
des lois incontestables
l’expérimentation.
que des tautologies trides phénomènes
Si on vous montre
viales ?
économiques par la seule
deux boules, qu’on y
ajoute deux boules, et
Si la réponse est négadéduction logique à partir
que vous n’en voyez
tive, il ne reste rien aux
de prémisses nécessairement
plus que trois, peréconomistes pour valivraies. C’est ce que disaient
sonne, et tous cas
der leurs assertions ; il
pas un scientifique,
faut se résigner à ce
déjà Say, Mill et Cairnes.
n’en conclut que les
que l’économie ne soit
C’est encore le débat
lois de l’arithmétique
pas une discipline
fondamental des années
sont réfutées et qu’il
« scientifique ». C’est la
faut développer une
position historiciste
1880 entre Schmoller
nouvelle théorie des
– celle que défendit ce
et Menger.
nombres. Vous en
qu’on appelait l’école
concluez au contraire
historique allemande,
que vous avez affaire à un habile manipuladont le penseur le plus représentatif fut
teur et qu’il y a « un truc ».
Schmoller –, position selon laquelle il
n’existe pas de lois immuables en écoDe même, toutes les propriétés des trinomie ; c’est évidemment celle qui satisangles, même les moins évidentes, se
fait le mieux les politiques car elle leur
déduisent de la définition du triangle par
donne un sentiment d’omnipotence.
la simple logique. On aurait beau mesurer mille fois les côtés d’un triangle recL’autre réponse claire est celle de la tratangle et trouver quelquefois une petite
dition « autrichienne », elle-même issue
différence entre le carré de l’hypoténuse
d’Aristote et de Kant. Oui, il est possible
et la somme des carrés des deux autres
d’établir des lois incontestables des phécôtés, ce n’est pas le théorème de
nomènes économiques par la seule
Pythagore qui serait mis en cause, mais
déduction logique à partir de prémisses
l’habileté de celui qui a pris les mesures
nécessairement vraies. C’est ce que diset la précision de ses instruments.
aient déjà Say, Mill et Cairnes. C’est
encore le débat fondamental des années
Les vérités logiques et mathématiques
1880 entre Schmoller et Menger, connu
sont logiquement antérieures à toute
sous le nom de Methodenstreit, que les
expérimentation, et aucune expérience
auteurs néoclassiques, à la suite de
ne peut les réfuter. Plus encore, les
Walras, ont soigneusement évité en se
assertions des sciences physiques n’ont
réfugiant dans les mathématiques.
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Au départ, il y a cette remarque de
Cairnes : « Si l’économiste était désavantagé par rapport aux chercheurs
en sciences physiques en étant exclu
de l’expérimentation, il avait aussi pour
lui quelques avantages compensateurs :
l’économiste commence avec une
connaissance des causes ultimes. Il est,
dès le début de son entreprise, dans la
position que le physicien n’atteint qu’après des âges de recherche laborieuse1. »
Il appartenait à Carl Menger de le réaffirmer, et à Ludwig von Mises, dans son
maître livre L’Action humaine, traité
d’économie de 1949, d’identifier ces
« causes ultimes » et d’en déduire logiquement les lois fondamentales de l’action humaine (la praxéologie), dont
celles de l’économie. De même que
Descartes déduisait toute sa philosophie du « cogito, ergo sum », Mises construit tout un édifice de théorie
économique sur cet axiome irréfutable : « l’être humain agit », c’est-à-dire
se fixe des buts et choisit des moyens
pour les atteindre. Je renvoie les sceptiques à la lecture de L’Action humaine2,
où Mises démontre la faisabilité et la
fertilité de cette approche de la
meilleure façon qui soit : en l’appliquant.
Donc, selon cette conception, il existe
bien une théorie économique formée de
lois universelles et immuables. Mais cette
théorie est de même nature que la logique et les mathématiques, et fondamentalement différente de la physique ou de
la mécanique. Les lois qui la composent
sont des vérités a priori qui ne peuvent
en aucun cas être réfutées par l’expérience, mais qui au contraire sont nécessaires à la compréhension de toute
expérience. Il va sans dire que ces « lois »
ne sont pas celles que propose le courant actuellement dominant ; par exemple, elles sont purement qualitatives.
Est-ce une science ? Simple affaire de
définition. Ou bien on admet d’appeler
« sciences » la logique et les mathématiques, et alors l’économie « autrichienne » est aussi une science ; ou bien
on refuse de considérer l’économie
comme une science au motif que ses
assertions ne sont pas réfutables au
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sens de Popper, et alors la logique et les
mathématiques ne sont pas non plus
des sciences. Mais ces arguties sémantiques ne changent rien à la vérité des lois
logiques, mathématiques… et économiques.
La raison de cette différence est que l’objet dont s’occupe la discipline économique
est d’une nature radicalement différente
de celui des sciences naturelles. Dans les
enchaînements de phénomènes dont les
sciences de la nature recherchent les lois,
l’homme n’intervient pas par hypothèse,
alors qu’en économie, comme dans touL’ÉCONOMIE
tes
les sciences sociales, l’action humaine
MAINSTREAM
est la substance même des phénomènes
roblème : cette conception de
étudiés. Les différences entre les sciences
l’économie comme une science
physiques et l’économie résident très
est devenue ultraminoriprécisément dans ce qui
taire, alors qu’elle allait
distingue l’action humaine
L’économie ne pourra
de soi pour tous les
de l’action des forces
classiques jusqu’à la fin
naturelles : le libre arbitre,
redevenir scientifique
du XIXe siècle. Comment
l’intentionnalité, l’absence
que dans la mesure où
juger alors la pratique
de relations constantes. Il
elle se dépouillera des
actuelle de la discipline
est aussi absurde d’ignoéconomique, qui se pare
rer la finalité en économie
oripeaux de la
du titre de « sciences
que de la supposer dans
scientificité qu’elle
économiques » sous préles sciences physiques,
a empruntés à
texte qu’elle se présente
aussi absurde de représous la forme de raisonsenter les êtres humains
la mécanique
nements mathématiques
par
une simple fonction
rationnelle et utilisera
rigoureux ? D’une part,
de préférence que de
des méthodes
que les économistes en
prêter des intentions et
soient conscients ou
des raisonnements aux
appropriées à l’étude
non, le critère de Popper
particules élémentaires,
de l’action humaine.
l’exclut des sciences ; et
aussi absurde de chercher
d’autre part elle refuse
à mesurer la satisfaction
l’autre source de « scientificité » qu’est
humaine que de prétendre que la lonl’« apriorisme » autrichien sans d’ailleurs
gueur d’une barre métallique n’est pas
s’apercevoir qu’elle-même, comme toumesurable.
tes les sciences, repose aussi sur les
axiomes a priori de la logique et des
Or, si l’économie a ainsi divorcé de son
mathématiques.
objet réel, c’est pour pouvoir utiliser
le raisonnement mathématique dans
Force est donc de conclure que le prol’espoir de gagner son certificat de
blème essentiel réside dans le fait que
scientificité grâce aux méthodes qu’elle
l’économie mainstream n’est pas à proutilise. Le recours obligé aux mathématiprement parler scientifique, et de consques en est à la fois un symptôme et une
tater que paradoxalement ce problème
cause. L’économie ne pourra redevenir
vient du choix qu’elle a fait de singer les
scientifique que dans la mesure où elle
sciences physiques dans le but vain de
se dépouillera des oripeaux de la scientimériter le nom de science. D’une part
ficité qu’elle a empruntés à la mécanises hypothèses constitutives (notamment son ontologie dominée par l’homo
economicus omniscient et infaillible)
1. « If the economist was at a disadvantage as
ne sont pas compatibles avec la réalité
compared with the physical investigator in being
qu’elle prétend étudier : si c’est une
excluded from experiment, he had also some
science, c’est la science de quelque
compensating circumstances on his side. … The
economist starts with a knowledge of ultimate
chose qui n’existe pas. D’autre part ses
causes. He is already, at the outset of his enterprise,
méthodes, appropriées à l’étude du
in the position which the physicist only attains after
monde physique, ne sont pas approages of laborious research. »
priées à l’étude de l’action humaine, qui
2. Ou de mon abrégé (Les Belles Lettres, 2004).
est l’objet de l’économie.
P
LES RÔLES SOCIAUX DES ÉCONOMISTES
que rationnelle et utilisera des méthodes appropriées à l’étude de l’action
humaine. Jusque-là, tout son « progrès »
n’est qu’une progression aveugle dans
une impasse ; plus on y avance, plus il
faudra tôt ou tard reculer pour revenir
sur le bon chemin, et plus ce sera difficile.
RÔLES
ET RESPONSABILITÉS
S
i on accepte de dissocier les rôles
sociaux que jouent les économistes,
comme le font les sciences physiques et
comme les classiques le faisaient pour
l’économie, il devient possible de répondre à la question initiale « quelle est la
responsabilité sociale de l’économiste »
en admettant qu’il existe différents
rôles, à la fois incompatibles et complémentaires, avec chacun ses propres
objectifs et ses propres règles méthodologiques et déontologiques.
Les chercheurs doivent se donner
comme seule responsabilité de découvrir les lois qui régissent les phénomènes économiques, sans préjuger de leur
application pratique, et en utilisant pour
cela des méthodes appropriées à l’objet
qu’ils étudient. Pour cela, en même
temps que la discipline économique
s’inspirera des disciplines physiques là où
elle ne le fait pas – la répartition des
rôles –, elle devra cesser de s’en inspirer
là où elle le fait – ses méthodes de
recherche de la vérité. Au lieu de considérer les mathématiques comme son
outil quasi obligatoire et le garant de sa
« scientificité », elle devra les utiliser
avant tout comme modèle de sa propre
méthodologie.
La véritable science économique respectera alors ce que disait Cairnes de ce
qui s’appelait à l’époque économie politique : « L’économie politique se tient à
part de tous les systèmes particuliers
sociaux ou industriels. Elle n’a rien à voir
avec le laisser-faire non plus qu’avec le
communisme ; avec la liberté de contracter pas plus qu’avec le gouvernement
paternaliste, ou avec les systèmes de
statut. Elle se tient à part de tous les systèmes particuliers, et est, de plus, absolument neutre par rapport à tous.3 »
Sur ces fondements solides, les entrepreneurs, mais surtout les politiques et
leurs conseillers, pourront alors tenter
de résoudre les problèmes de la société
par des moyens qui auront quelque
chance de donner les résultats qu’ils
recherchent, au lieu de toujours échouer
en prétendant soit qu’ils ne sont pas
soumis à des lois nécessaires, soit qu’ils
peuvent modeler ces lois à leur guise ou
choisir entre celles que leur proposent
les différentes écoles. Et quand ils
échoueront, c’est leur responsabilité
d’entrepreneur qui sera en cause et non
celle des théoriciens. g
3. Political Economy stands apart from all particular
systems of social or industrial existence. It has
nothing to do with laissez-faire any more than with
communism; with freedom of contract any more
than with paternal government, or with systems of
status. It stands apart from all particular systems,
and is, moreover, absolutely neutral as between all…
Economic science has no more connection with our
present industrial system than the science of
mechanics has with our present system of railways.
Our existing railway lines have been laid down
according to the best extant mechanical knowledge;
but we do not think it necessary on this account, as
a preliminary to improving our railways, to denounce
mechanical science. (The Character and Logical
Method of Political Economy)
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