Lire un extrait - Editions Contre-Ciel

Transcription

Lire un extrait - Editions Contre-Ciel
3
À Sainte-Thérèse, il y avait aussi un arbre de Noël, qu'il
fallait décorer nous-mêmes avec les bibelots qu'on avait en
trop à la maison. C'était un arbre dépouillé, le même depuis
vingt ans, les épines ne piquaient même plus, d'ailleurs il ne
restait pratiquement que les branches. Et l'on se pressait par
groupes de deux ou trois, à remplir le sapin d'anges de bois,
de petites boules de papier brillant, « T'as pas de la
ficelle ? » je demandais toujours, parce qu'il fallait les
accrocher ces merdes. Pis on se flinguait les doigts sur les
picots de plastiques des petites guirlandes lumineuses.
Les cours ont lieu dans un vieil amphithéâtre mal chauffé
où j'entre à reculons : ma vie est un long moonwalk.
Je claque la porte et déambule dans la classe avec le
même entrain que ces types qui marchent dans le couloir de
la mort – ma chaise électrique étant un strapontin de bois
avec des Malabar collés en dessous. Des discussions
transpirent des travées : il y est question d'une épidémie de
peste bubonique à Bellevue.
Le bois grince, les murs se lézardent et un froid glacial
traverse le vitrage branlant de la fenêtre.
De la vapeur sort de nos bouches lorsque nous nous
disons bonjour, comment ça va, bien et toi. Bonjour à Kaplan,
bonjour à Blanche, serrage de mains à Quatresous le
mythomane. Tu vas bien ? Tu vas bien ? Tu vas bien ? Il
paraît qu'un rôdeur traîne dans le quartier, tu le savais ? Le
nouveau clip de Corona ? Une claque !
Lorsque les yeux de Sophie se posent sur moi, sa bouche
hurle « V'là le plus beau. »
Elle se jette sur moi, m'enlace, me couvre d'amour : « Bon
dieu, ce que tu m'as manquée.
— J'fais cet effet à pas mal de filles, tu sais. » dis-je sur
un ton volontairement effacé.
Ma remarque ne la fait pas rire, je rabats une mèche de
cheveux derrière son oreille.
« Hier, j'ai vu le chanteur de Take That », me dit-elle,
triomphante. « Il est passé en voiture, je l'ai reconnu tout de
suite, il est beaucoup moins beau qu'à la télé. J'suis déçue.
— Comment peux-tu être sûre que c'était lui ? »
Elle affirme d'un trait « C'était lui », il n'y a pas d'autre
issue. « Faudrait quand même que je te parle Alex.
— Me parler de quoi ?
— D'un truc.
— De quel truc ?
— On en parlera plus tard, pas ici », dit-elle en désignant
les autres du regard.
Sophie est la plus jolie des filles de la classe, mais cela
n'a plus grande importance pour moi depuis qu'elle est ma
petite amie. Sa beauté est standard, on ne la remarque plus.
Et je suis navré de cela parce que je sais que c'est une fille
superbe, en plus d'être très intelligente, mais il existe comme
un frein à mon attachement pour elle, quelque chose contre
lequel je ne peux rien. Elle me sourit et je lui renvoie son
sourire car je n'en veux pas.
Sophie attache en chignon ses cheveux couleur chocolat
au lait, ses mèches perdues tombent sur son visage et sa
nuque. Elle a l'odeur de la réglisse.
Sophie est née en hiver, je ne saurais être plus précis
concernant sa date de naissance. Il le faudrait car Sophie et
moi sortons ensemble depuis un an ; elle porte un collier de
perles de la même couleur que sa chemise dont le col
claudine dépasse de son pull en laine, c'est aussi le genre de
fille à porter des bérets, mais pas aujourd'hui, du moins pas
maintenant, dans cette salle de classe.
Elle demande « Alors, ta tante va mieux ?
— Ma tante ?
— Tu devais passer le week-end chez ta tante qui est
malade, c'est même la raison pour laquelle on a annulé notre
sortie à Paris. »
Sophie me lance un regard accusateur, je feins de me
rappeler et me frappe le crâne de la paume de la main, « Oui !
Ma tante ! Elle va mieux. »
Je ne suis pas sûr qu'elle soit convaincue ; dans le fond de
la classe Marty mime une branlette et je ne me souvenais
plus de ça, de cette histoire de tante prétendument malade
que j'avais inventée pour fuir ces samedis interminables avec
Sophie, les bisous lancinants, les embrassades sous la Tour
Eiffel, notre trente-huitième cadenas accroché sur le Pont des
Arts.
Dans les faits, j'ai passé le week-end à regarder des films,
dont trois avaient pour premier rôle Whoopi Goldberg.
Elle passe à autre chose, parle trop vite « Je t'ai appelé
hier, trois fois, tu n'as pas répondu » dit-elle en boudant mais
je la reprends immédiatement, car je sais être ferme.
Premièrement, elle m'a appelé quinze fois, et
deuxièmement, il était trois heures et demie du matin. Elle a
même réveillé mes parents. « Sinon, elle fait, t'es au
courant pour Timothée ?
— Ouais...triste. Vraiment triste.
— Paraît qu'il s'est noyé dans son sang. Tu le savais ça ?
— Ouais, j'en ai entendu parler. »
Elle me fait un sourire plein de dents blanches et retourne
s'asseoir en secouant ses mains pour faire sécher le vernis
transparent qu'elle vient de s'étaler sur les ongles. Léonie et
Gabrielle parlent d'un concert à Boulogne auquel elles
n'assisteront pas ; elles arrêtent de parler lorsque Sophie
revient s'asseoir entre elles.
Je prends place aux côtés de Peujat.
Gabrielle se retourne vers moi et me fait un signe de la
main en émettant un timide « Salut » auquel je réponds par
un petit signe de tête. Elle est assise à côté d'une plante
minable, dans un pot en fonte et je me demande qui des deux
est la plus désirable.
« Cette gueule qu'elle se paye, quand même, murmure
Peujat en lui envoyant un grand sourire hypocrite et un signe
de la main. Nan mais, regarde sa gueule !
— Elle est encore vierge, tu le sais ?
— Tu m'étonnes.
— Paraît qu'elle a déjà son bac avant même de l'avoir
passé.
— Comment c'est possible ?
— Il paraît qu'elle a déjà assez de points pour le valider,
mais il paraît aussi que ses parents bossent au rectorat, je te
fais un dessin ? »
Je tourne la tête, mon attention se porte sur des petites
commodes dans le fond. Dessus sont posés des bocaux où
des chiens flottent dans le formol, en position fœtale. Le
temps a rendu leur peau translucide et l'on peut voir les
vaisseaux et les veines rouges qui traversent leur corps mou
et orange comme une sorte de sushi, avec d'énormes globes
violets à l'endroit où, d'ordinaire, il y a des yeux.
Marty porte une cigarette entamée à sa bouche avant de se
souvenir qu'il se trouve en salle de classe et de l'éteindre
aussitôt.
Il pose sur la table son Candide de Voltaire, que j'ai oublié.
Antoine Lapoële, assis deux rangs devant nous, me
demande si je suis au courant. Je dis, encore, que oui, que
c'est triste, que c'est la vie, toutes ces conneries.
Il me regarde, amusé : « Je te parle pas de Timothée.
— De quoi alors ?
— De ce soir...
— Quoi ce soir ? Qu'est-ce qu'il y a ce soir ? »
Le professeur nous interrompt, il revient dans la salle en
défonçant presque la porte et Gabrielle et Lapoële et tout le
monde se retourne immédiatement.
Il porte une vieille veste croisée Pierre Cardin, une veste
de plouc.
Il se met à gueuler : « Messieurs Neville (c'est moi) et
Lippi (c'est Marty), vous n'avez rien à me montrer ? Je sais
que c'est Noël mais, comme vous pouvez le constater, je n'ai
ni costume rouge, ni barbe blanche, alors apportez-moi vos
justificatifs de retard, s'il vous plaît...on se dépêche, hop hop
hop... »
Nous apportons nos mots d'excuse sur son bureau, il ne
nous regarde même pas, ni nous ni les mots d'excuse et sur le
chemin du retour qui mène à ma table, je reçois deux boules
de papiers sur la tête que je ramasse ensuite.
L'une vient de ce connard de Guillaume Migliorini qui se
plie de rire comme un abruti, l'autre de Gabrielle qui me fait
un sourire.
Sur son papier est écrit en lettres rondes et appliquées qui
sentent la fraise :
CE SOIR ON SORT, fais passer.
4
Sous les arcades, je déambule avec mes livres sous le bras
sans croiser personne. Je ralentis ma marche, parce que
j'aime me promener là et voir le soleil filtrer à travers les
arches de pierre.
Il n'y a pas de soleil mais il y en a eu à une époque, avec
les arches et tout.
Dans le temps, ici, c'était des dizaines de chanoines en
soutane qui marchaient tête basse pour aller sonner les vêpres,
se lamenter des heures dans la petite chapelle et se suicider
parfois.
D'ailleurs, tous les ans, il y a toujours un gusse – à cette
période de l'année où la nuit tombe à seize heures – qui croit
voir le spectre d'un moine qui se serait pendu.
Au détour de l'aile Henri Neveu – du nom d'un donateur –
je rencontre Salomon, un mec cool, du genre « redoublant
devant l'éternel » dont les ascendances juives ne font aucun
doute pour beaucoup de gens du quartier, et Roger, que je
connais moins : maigre, chiant, moitié pédé.
Il n'a pas changé le Salomon, toujours aussi grand, avec
les cheveux longs, propres et des lunettes à monture fine.
J'observe sa croix en or, qui brille autour de son cou.
« Qu’est-ce qu’on ferait pas pour paraître Français, je dis.
— Ta gueule vieux pédé, il dit.
— Tu me prêtes ta mère ?
— Rends-moi d'abord ta sœur ! »
Je lui donne un coup de poing dans l'épaule qui ne le
désarçonne pas d'un pouce puis il me serre la main sans
même ôter son gant en cuir. Un corbeau se pose devant nous,
tourne la tête par petits soubresauts puis repart en hurlant.
« Comment va ? je dis, toujours aussi bronzé. »
Salomon est toujours bronzé, même en décembre, parce
qu'il passe sa vie dans les instituts de bronzage, même s'il dit
que non.
Au printemps dernier, il s'est pointé un matin, orange
maronnasse, avec des taches foncées un peu partout, on
aurait dit qu'il avait le cancer. Il disait que c'était naturel, que
c'était chez lui qu'il avait bronzé comme ça, sur son bain de
soleil. Que c'était les pigments de sa peau qui prenaient bien.
La mère de Peujat dit que personne ne bronze orange, à
moins de vivre sur Jupiter – mais Salomon est assez loin de
Jupiter, d'autant qu'il vit à Vaucresson.
« Alors la 1B ? » demande Salomon. Je réponds que ça va,
machinalement. Il m'aurait dit « Et la tumeur de ta mère, elle
se porte bien ? », j'aurais répondu tout pareil.
« Tu te tapes la petite Anceaume, à ce qu'on m'a dit,
veinard. »
Je souris, fier de moi, il parle de Sophie.
Je joue au modeste en lui tapant dans le dos et je lui dis
que, oui, je ne suis pas trop mal loti.
Je fais souvent le fier quand je parle de Sophie, je fais le
mec. Je souris comme un con, prends un air assuré du type
qui lève des tas de nanas et je finis toujours par proposer de
parler d'autre chose. « Tiens, dit-il en fourrant ses mains au
fond de ses poches, je sais plus qui j'ai vu qui m'a dit de te
dire bonjour.
— Ah bah, ça m'avance ! »
Il ouvre grand sa bouche et rejette un panache de vapeur.
« Une fille.
— Une fille ? Quelle fille ?
— Une brune il dit comme autre chose. Ou une blonde,
j'sais plus.
— La vache, t'as le sens du détail ! Grande ? Petite ? Elle
était comment ?
— J'sais plus il dit – bref, on s'en fout, je parlais avec elle
de choses et d'autres, des cours et tout ça puis avant de partir,
elle m'a dit « Tu diras bonjour à Alexandre », si tu le vois.
Donc bah voilà, je te dis bonjour. »
Dehors, la neige a recouvert la cour principale et
d'épaisses nappes de neige se sont posées sur les aiguilles de
l'horloge figées sur sept heures.
Quelques étudiants, dont nous faisons partie, tardent dans
les couloirs ouverts qui mènent aux différentes salles de
classe.
« T'as appris pour Timothée ? demande-t-il. Il paraît qu'il
avait un genre de merde qui pendouillait de son rétroviseur,
un genre de petit pendentif en or, une croix. Que dans le choc
de l'impact, la croix s'est plantée dans son crâne. »
Je dis oui, que c'est moche et lui déplie le petit mot sous
les yeux en disant « Et t'as entendu parler de ça ? »
Ce soir on sort.
Il acquiesce, abaisse mes deux mains comme pour ne plus
voir le petit bout de papier et m'enlace l'épaule. Il demande à
son pote moitié pédé d'attendre deux secondes et m'amène
plus loin, sous les arcades. « T'es déjà sorti, avant ? »
Je réfléchis. « Oui. Enfin, pas vraiment.
— Je veux dire, avec toute ta classe ?
— Bah...
— Ouais bon, soupire-t-il, tu sais pas ce que c'est. »
Un type, sûrement en retard, cavale dans le couloir, sa
cravate passée par dessus l'épaule et il me frôle, laissant dans
son sillage un appel d'air glacial. Salomon revient à moi.
« Déconne pas mec.
— Comment ça ? dis-je en retirant son bras, tu joues le
père la pudeur maintenant ? »
Je sens qu'il s'agace. « Mais non crétin ! Moi j'ai du
coffre, de l'ancienneté, j'ai deux ans de plus que toi et ça
suffit pour te dire qu'il faut jamais rien organiser avec les
gens de ta classe. Tout le monde sait ça ! Tiens si je te disais
que j'ai failli me faire virer une fois ! »
Je regarde derrière nous et note que nous avons déjà
marché beaucoup, j'aperçois Roger cent mètres derrière qui
n'est plus qu'une toute petite silhouette. « Te faire virer de
Notre-Dame ? Pourquoi ? T'as fait la fête dans le bureau du
principal ?
— Parce qu'y a un des nôtres qu'est tombé dans le coma
mon vieux ! C'est ça la vérité ! C'est bien beau de mener une
vie de moine, devoirs à dix-huit heures, pater noster et au
dodo. Ça aide peut-être à la réussite scolaire mais pas à tenir
l'alcool !
— Qu'est-ce que ça peut leur foutre du moment que ça se
passe pas dans l'école ? »
Sal redescend d'un cran, il dit « J'sais pas. Toujours est-il
que le lendemain on a tous été convoqués dans le bureau du
dirlo, et ça a chié, crois-moi. Je m'en suis tiré avec quinze
heures de colle. » Il donne un coup de pied dans un caillou et
pousse un soupir las.
« J'en ai ma claque de ce bahut. Pas toi ?
— J'sais pas, j'y ai jamais pensé. Je viens, c'est tout.
— C'est tout, comme tu dis, fait Salomon en souriant. Tu
te lèves aux aurores, tu bûches ici toute la sainte journée et
quand tu ressors, il est trop tard pour faire quoi que ce soit,
t'es claqué, tu manges ta soupe et tu t'endors. »
Je ramasse un tas de neige sur l'allège d'une fenêtre, la
compacte très fort et la garde dans mes mains. Salomon ne
me regarde pas et continue « Ça te chagrine pas de jamais
voir personne en dehors du lycée ? On vit tous dans le même
quartier et pourtant on se voit jamais. C'est pas dingue ?
— J'en sais rien je dis en compactant mon tas de neige un
peu plus, je m'en fous je crois. Ils me gonflent tous, alors ça
me fait du bien de pas les voir. Mon père, il dit qu'il faut
avoir une vie privée, sans quoi tu deviens dingue. »
Le pion, tout en feutre noir à l'autre bout de la cour, il a le
don d'avoir les yeux partout. « Neville, lâche ça tout de
suite ! » il hurle, faisant s'envoler un groupe de perdreaux
nichés dans les toits.
Je balance la neige devant moi et lui montre mes mains
vides.
Salomon est toujours là, prostré, déblatérant son mal de
vivre. « Le mien de père, il dit que c'est pas sain de jamais
s'amuser.
— Il est alcoolique ton père.
— Ouais mais même. J'suis sûr qu'ils nous surveillent, ces
cons. Regarde-les, dit-il en me montrant une fenêtre aux
étages où une silhouette tapie dans l'ombre observe. Tu vas
pas me dire que tu les vois pas.
— Ouais, c'est sûrement un des profs. J'arrive pas à
distinguer lequel. »
Salomon me saisit les deux épaules, me regarde dans le
blanc des yeux pour ajouter du mélodramatique dans son jeu :
« Je serais toi, je me garderais bien d'y aller ce soir. Ils nous
surveillent et puisqu'on est allé loin dans la conversation, je
peux bien te dire ce que je pense, ma conviction c'est qu'ils
sont de mèche avec les parents. Pas possible autrement.
— Possible je dis, mais encore une fois je m'en fous. »
Il abdique et nous regagnons le couloir en pierre ou Roger
attend en faisant semblant de ne pas s'ennuyer, il se retourne,
comme surpris et s'exclame « Ah c'est vous ! ».
Rangeant soigneusement ma cravate à l'intérieur de mon
cardigan, je m'attarde quelques secondes sur un type de
l'autre côté, sous les arcades, qui me ressemble étrangement.
Je ne sais pas qui c'est, je ne pense même pas l'avoir déjà vu
à l'intérieur de l'école, peut-être un nouveau.
Salomon me donne une tape sur l'épaule en me disant qu'il
va devoir y aller, il me lâche une anecdote sur un réseau
islamiste qui sévirait à Vélizy et nous nous serrons la main,
cordialement avant de repartir en sens inverse.
Quand je regarde à nouveau sous les arcades, le type qui
me ressemble n'est plus là.
5
« Hier soir, un jeune homme du quartier, que bon nombre
d'entre vous connaissaient bien, est parti.
Timothée avait dix-neuf ans. Nous sommes ici pour
honorer sa mémoire, nous recueillir en son nom et penser à
ses proches, sa mère, son père et tous ceux qui l'aimaient.
La perte d'un être cher est toujours une étape difficile,
que l'on pense bien souvent insurmontable.
Mais je vais vous dire une chose : le malheur de l'avoir
perdu ne doit pas nous faire oublier le bonheur de l'avoir
connu.
Aussi, pour saluer une dernière fois sa mémoire, nous
allons respecter une minute de silence.
Repose en paix Timothée. »