ENTRE RELIGION MONARCHIQUE ET CULTE CIVIQUE

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ENTRE RELIGION MONARCHIQUE ET CULTE CIVIQUE
ENTRE RELIGION MONARCHIQUE ET
CULTE CIVIQUE :
L’INAUGURATION DES STATUES
PUBLIQUES DES ROIS DE FRANCE
AUX 17e ET 18e SIECLES
Nostalgique des temps où les rois vivaient en familiarité
avec leur noblesse, Saint-Simon railla les pratiques par où Louis
XIV marqua, au contraire, sa distance et son éminence : « Ce
n’est point trop de dire que, sans la crainte du Diable, que Dieu
lui laissa jusque dans ses plus grands désordres, il se serait fait
adorer, et aurait trouvé des adorateurs ; témoin, entre autres, ces
monuments si outrés, pour en parler même sobrement, sa statue
de la place des Victoire et sa païenne dédicace… » Le duc
entend par là « l’apothéose que le maréchal de la Feuillade fit
du roi de son vivant, le scandale de la place des Victoires et
l’impiété de la pompeuse cérémonie de sa dédicace », soit,
comme l’écrivit l’abbé de Choisy, « toutes les prosternations
que les païens faisaient autrefois devant les statues de leurs
empereurs »1. Le rituel de dédicace à la romaine pour une statue
royale française n’était cependant pas une innovation due à la
mégalomanie de Louis XIV. Il avait déjà eut lieu pour
l’inauguration des monuments équestres de Henri IV sur le Pont
Neuf en 1614 et de Louis XIII sur la Place Royale du Marais en
1639. Mais le souvenir s’en était éloigné, sinon perdu, et dans le
premier cas, la cérémonie ne s’était pas faite du vivant du roi.
Quant au Louis XIV pédestre de Gilles Guérin installé en 1654
dans la cour de l’Hôtel de Ville en expiation de la Fronde, il
avait été inauguré par les échevins furtivement et à huis clos. Il
en allait tout autrement dans les années 80. La statue de la place
des Victoires, son dispositif d’accompagnement, le cortège et
les rites dédicatoires semblaient inaugurer un véritable culte
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royal public, tandis que l’étiquette portait à son achèvement, à
l’intérieur du château de Versailles où la cour s’était installée en
mai 1682, la mise en scène de la personne royale.
Quelques statues publiques de Louis XIV avaient fait
leur apparition dans le royaume, ainsi à Arles dans l’hôtel de
ville en 1677. Mais à partir de 1685 une véritable campagne des
statues fut lancée, la spontanéité des villes ou des Etats
provinciaux manifestant leur désir d’un monument masquant en
fait une initiative coordonnée du pouvoir royal au niveau central
(ministères) ou local (gouverneurs, intendants). On vit s’élever
sur les places des villes de province des statues pédestres de
marbre ou de pierre peu onéreuses, ainsi à Caen, à Poitiers, à
Issoire, mais aussi en bronze (Pau, 1692) ou l’imitant (en plâtre
vernis, au Havre, 1685). A Paris, pour la place des Victoires, le
maréchal de la Feuillade commanda à Desjardins une première
statue de marbre, remplacée par une seconde en bronze. Mais le
modèle standard, mis au point par les sculpteurs de l’Académie,
devait être le groupe équestre en bronze destiné à une place
royale spécialement aménagée pour sa mise en valeur et le
déploiement du cérémonial. Cinq groupes furent fondus entre
1689 et 1692, mais leur installation et leur inauguration furent
bien postérieures, retardées par la guerre d’abord, ainsi pour
Paris (place Vendôme 1699) et Lyon (place Bellecour 1713),
puis par des problèmes techniques et surtout une conjoncture
qui avait bien changé. Ainsi les Louis XIV équestres de
Montpellier, Dijon ou Rennes furent-ils inaugurés sous Louis
XV, en 1718, 1725 et 1726. Alors que la campagne de 1685, les
inaugurations des statues parisiennes en 1686 (place des
Victoires) et 1689 (Hôtel de Ville, en remplacement de la statue
de 1653) s’étaient produites dans un contexte guerrier et
triomphaliste, ce n’était plus le cas dans l’ère de paix qui
caractérisa la Régence et les débuts de Louis XV. L’érection de
statues royales continua sous son règne, de pierre ou de marbre
mais de bronze surtout, pédestres ou équestres, à Paris encore
(1763, sur la place Louis XV), mais en province surtout :
Bapaume 1723, Bordeaux 1743, Valenciennes 1752, Rennes
1754, Nancy 1755, Reims 1765. Le rituel de la dédicace de
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1686 était à chaque fois réitéré, et nul n’y trouvait désormais à
redire, le reproche d’idolâtrie ne pouvant être adressé à Louis
XV. Cela tenait à la force d’inertie propre à tout cérémonial,
l’identique répétition du même étant la norme en la matière.
Cela tenait aussi à la fonction sociale et politique, assumée par
le rituel, et répondant à un besoin des différentes catégories de
la population. C’est cette fonction que l’on se propose
d’examiner ici. Que se jouait-il lors de l’inauguration des
statues royales ? Quel rapport s’y exprimait entre le roi et ses
sujets ? Quelle était la place de la dédicace parmi les autres
rituels royaux, et, plus généralement, quelle étape marquait-elle
parmi les rituels politiques ?
L’inauguration proprement dite pouvait être précédée
de plusieurs opérations. Si la statue était en bronze, la coulée introduction dans le moule du métal en fusion - pouvait se faire
en présence de quelques personnalités. Ainsi à Paris le 6 mai
1758 le directeur des Bâtiments, le secrétaire d’Etat à la Maison
du roi, le gouverneur de Paris et quelques personnes de la cour,
le prévôt des marchands et le bureau de la ville furent témoins
de l’ouverture du fourneau. Les cris de «Vive le roi » saluèrent
la réussite de l’opération. Les invités se virent offrir des
cylindres faits du métal de la statue, et embrassèrent l’artiste et
le fondeur. Puis, avertie par la décharge de boîtes d’artillerie, la
population fut autorisée à venir voir la statue dans l’atelier
jusqu’à son transport. La pose de la première pierre du
piédestal, qui pouvait intervenir avant ou après la coulée de la
statue, était une cérémonie anticipatrice de la dédicace. Un
cortège se formait à partir de l’hôtel de ville, composé des
officiers municipaux et du représentant du roi, l’intendant en
général, des milices urbaines, des tailleurs de pierre, marbriers
et autres ouvriers, et précédé de musiciens. Dans la fondation
du bloc de maçonnerie était déposé un coffret de plomb,
contenant un autre de bois précieux, lequel renfermait des
médailles d’or et d’argent, des monnaies et une plaque de cuivre
gravée. Les médailles représentaient la place royale et ses
accompagnements projetés, la statue royale sur son piédestal et
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en exergue des dédicaces en latin et la date. Sur la plaque de
cuivre étaient inscrits, en latin parfois, plus souvent en français,
les noms, titres et fonctions des personnalités à qui était dû le
monument. Selon leur rang, les participants mettaient ensuite un
peu de mortier avec une truelle d’argent sur la cavité contenant
le coffret de plomb et donnaient quelques coups de marteau, au
son des instruments, des salves de mousqueteries et d’artillerie,
et des « Vive le roi » de la foule. On fermait ensuite la cavité
avec une pierre scellée, elle-même portait parfois une
inscription redoublant celle de la plaque de cuivre du coffret. La
cérémonie achevée, tous les corps se retiraient dans l’ordre
d’arrivée. On allumait des feux de joie sur les places, on donnait
de l’argent au peuple, les officiels retournaient à l’hôtel de ville
pour un repas solennel, parfois un concert. Un feu d’artifice
pouvait clôturer la journée.
L’arrivée de la statue sur le lieu de son érection se
faisait aussi avec cérémonie. Elle était saluée par des salves des
compagnies d’arquebusiers ou du guet, de l’artillerie de ville, et
les « Vive le roi ». Les autorités municipales, les milices
bourgeoises, des corps de métiers pouvaient venir à sa
rencontre, et l’escorter en musique jusqu’à la place royale. A
Paris en 1763, le gouverneur, le prévôt des marchands et les
échevins accompagnèrent la statue dès sa sortie des ateliers du
Roule, faisant tirer une décharge d’artillerie devant la maison
du sculpteur E. Bouchardon afin d’honorer sa mémoire,
s’installent même durant les trois jours du transport dans des
tentes en compagnie de la marquise de Pompadour, du duc de
Choiseul (principal ministre), du maréchal-prince de Soubise et
d’autres hautes personnalités. Arrivée à son emplacement, la
statue royale recevait une garde d’honneur jusqu’au jour de son
érection. Cette dernière opération se faisait grâce à un
échafaudage mobile permettant l’élévation et le placement de la
statue sur son piédestal, sans solennité particulière. A Paris
cependant en 1763 les personnalités présentes au moment de la
coulée en 1758 y assistèrent, en présence d’une foule
considérable.
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Les dates des inaugurations n’obéissaient pas à un
déterminisme particulier. Elles avaient lieu généralement en été,
de juin à septembre, pour d’évidentes considérations
météorologiques. Certaines se produisirent cependant en
novembre (Rennes 1754, Nancy 1755), décembre (Lyon 1713),
février (Montpellier 1718) ou mars (Paris 1686, Dijon 1725).
Une logique plus monarchique avait fait choisir le jour
anniversaire de Louis XIII à Paris (27 septembre 1639) ou de
Louis XIV à Caen (5 septembre 1685) et la fête de la SaintLouis (25 août) à Poitiers (1687) et Reims (1765). La
manifestation était réglée par des ordonnances municipales. Le
trajet du cortège, de l'hôtel de ville à la place royale, suivait un
itinéraire privilégiant le passage devant les lieux symboliques
de l’identité et du pouvoir urbains (places publiques, rues
principales, résidences des magistrats, nobles illustres,
personnes royales). Rues, places et édifices étaient richement
décorés. A Poitiers quatre arcs de triomphe ornaient les quatre
voies aboutissant à la place du marché vieux, avec les bustes de
Louis XIV, du dauphin, de la dauphine, et enfin de leurs trois
fils, Bourgogne, Anjou et Berry. La composition et l’ordre de
marche du cortège furent formellement établis dès
l’inauguration du groupe équestre de Louis XIII en 1639,
associant magistrats et bourgeois de la ville et gens du roi
(notamment le gouverneur) avec leurs gardes et leurs musiques,
tous à cheval. Les officiers municipaux quittaient l’hôtel de
ville, se rendaient à la résidence du gouverneur (ou de
l’intendant) pour le prier de se joindre à eux. Le 28 mars 1686
le dispositif présenta une forme optimale qui ne devait plus
changer : en tête venaient trois cents archers de ville avec leur
colonel et officiers à cheval, les gardes du gouverneur à pied,
ses gentilshommes, huit trompettes de la chambre du roi avec
des timbales, les huissiers de la ville, le greffier, le gouverneur
avec le prévôt des marchands à sa gauche, le corps de ville, les
conseillers de ville, les quarteniers et les bourgeois mandés, un
corps d’archers, les plus hauts dignitaires venaient en tête,
ajoutant l’intendant au gouverneur et au maire. Les cortèges
atteignirent au 18e siècle une très grande somptuosité par l’éclat
des costumes et des équipages, la multiplication des gardes,
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valets, compagnies urbaines, musiques, détachements de
cavalerie de maréchaussées, carrosses à la suite… Les corps des
milices bourgeoises et, dans les villes de garnison, des
détachements de régiments d’infanterie étaient rangés en haie le
long des rues et autour de la place royale, contenant la foule,
assurant la sécurité du cortège, des invités installés sur des
estrades dressées sur la place, et des officiants parvenus auprès
de la statue.
C’était alors le moment de l’inauguration proprement
dite. En 1614 et 1639, la cérémonie avait lieu le jour où le
cavalier était installé sur le cheval (le groupe équestre étant
composé de deux éléments fondus séparément). Mais depuis
1686, lorsque, pédestre ou équestre, la statue était obtenue par
une seule coulée, l’érection avait lieu, on l’a dit, avant
l’inauguration, pour éviter alors des retards ou des incidents
techniques. La charpente mobile restait en place et une bâche
cachait aux regards le monument. La cérémonie commençait
par le dévoilement, au bruit des fanfares et des salves
d’artillerie. Puis l’on procédait suivant ce qui avait été fait en
1686 place des Victoires. Ce jour là « Mr le duc de Créqui
(gouverneur de Paris) ayant devant luy ses gardes à pieds, et
Mrs de ville deux à deux (…) firent le tour de la statue, passant
entre les capitaines qui environnaient la balustrade, et le rang
des officiers et drapeaux. Ce premier tour fait, Mr le gouverneur
et Mr le prévost des marchands s’arrestèrent devant la statue, et
après s’estre découverts et fait une profonde inclination, ils
firent faire une chamade par leurs tambours et trompettes et sur
un signal que fit le major du régiment des Gardes (dont le duc
de la Feuillade, mécène du monument, était le colonel), les
autres tambours, trompettes, fifres, hautbois et musettes
répondirent aussitost. Les mousquetaires postés tout autour hors
de la place firent une décharge qui fut suivie d’une quantité de
cris de Vive le Roy. Ensuite, sur un second signal du major, tout
le bruit cessa à la réserve des violons et hautbois qui
continuèrent de jouer, tandis que la Ville fit encore le tour de la
statue, devant laquelle Mr le gouverneur et Mr le prévost des
marchands s’arrestèrent de nouveau avec les mesmes
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inclinations. Ils firent faire une seconde chamade, à laquelle on
répondit comme la première fois, et elle fut réitérée d’une
troisième »2. Ce qui fut résumé, lors de l’inauguration de 1743 à
Bordeaux : « Le cérémonial qui s’observe en pareille occasion
consiste à passer trois fois devant la statue du roi et à la saluer à
chaque fois par une acclamation de Vive le roi ! » 3.
Suivaient ensuite les réjouissances traditionnelles :
réception à l’hôtel de ville, discours en l’honneur du roi, dîner,
concert et bal pour les notables, fontaines de vin (ou de bière à
Valenciennes), distribution d’aliments, notamment viandes
rôties, pains et cervelas, aumône générale pour le peuple, joutes
à Paris et à Lyon, comédies et bals, et enfin feu d’artifice.
Quelle est la place de l’inauguration de la statue parmi
les autres rituels monarchiques ? Le plus ancien, celui du sacre,
se raréfie et tend à perdre de son importance depuis
l’avènement des Bourbons. En deux siècles, il ne se produisit
que cinq fois, les 27 février 1594 pour Henri IV, 17 octobre
1610 pour Louis XIII, 7 juin 1654 pour Louis XIV, 25 octobre
1722 pour Louis XV et 11 juin 1775 pour Louis XVI, avec des
intervalles respectivement de 16 ans 8 mois, 42 ans 9 mois, 68
ans 4 mois et 54 ans 8 mois. Si Louis XIII et Louis XVI furent
sacrés peu de temps après leur avènement (5 et 13 mois),
l’intervalle fut bien plus grand pour Louis XIV (11 ans) et
Louis XV (7 ans). Depuis la mort tragique d’Henri IV,
l’immédiateté de la transmission du pouvoir était devenue la
norme, et le sacre tendait à n’être plus qu’une cérémonie
mondaine, se produisant deux fois par siècle. Le lien entre le roi
et ses sujets ne pouvait passer par là. Il en était de même des
funérailles. Dépendant, comme précédemment les sacres, de la
longévité des rois, elles s’étaient raréfiées. Elles avaient par
ailleurs perdu leur caractère de cérémonies publiques, depuis
que les personnes royales décédaient à Versailles, et que leur
dépouille, transportée de nuit à Saint-Denis (adoption de cet
usage espagnol avec Anne d’Autriche en 1666), évitait Paris. Le
déplacement du faste funéraire du cortège urbain à la cérémonie
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dans l’église-nécropole signifiait la privatisation du rite dont les
seuls spectateurs étaient désormais une élite politique mais
surtout courtisane et mondaine. Là aussi, un lien s’était rompu.
Enfin les entrées dans les villes, qui jalonnaient les voyages des
rois au temps des « tours de France » de François 1er ou
Charles IX, ou des expéditions politico-militaires d’Henri IV,
de Louis XIII, et encore de Louis XIV jeune, procédé le plus
habituel par où s’opérait le contact physique entre le roi et ses
sujets non seulement parisiens ou d’Ile de France mais aussi des
provinces les plus périphériques. Ces entrées solennelles
avaient cessé depuis celle du 26 août 1660, cérémonie
expiatoire d’un luxe inouï où le Paris d’après Fronde s’était vu
arpenté de la porte Saint-Antoine au Louvre par le cortège
triomphal du roi et de sa jeune épouse. Après quoi, comme s’il
avait voulu refuser d’associer Paris - et toute autre ville du
royaume - à l’éclat de la monarchie, Louis XIV avait mis fin
aux pratiques migratoires, abandonné la capitale, et s’était retiré
dans ses châteaux, en dernière instance à Versailles (mai 1682),
quitté uniquement (et pour pas plus de dix ans) pour se rendre
aux armées. Là, dans un espace privé, s’organisait la rencontre
entre le corps du roi et la nation, réduite à sa seule élite
nobiliaire et courtisane, le public pouvant être admis dans
certains lieux et à certains moments, lors des repas du roi
notamment, afin de maintenir cette fiction dont se targue Louis
XIV dans ses Mémoires : « le caractère singulier (de) cette
monarchie, l’accès libre et facile des sujets au prince (…),
égalité de justice entre lui et eux, qui les tient pour ainsi dire
dans une société douce et honnête… ». Mais le retrait du roi
avant inversé la relation : c’était désormais aux sujets de se
déplacer, et pour le royaume, le roi était devenu désormais une
abstraction. Le caractère secret de Louis XV, sa répulsion
envers l’étiquette et la vie officielle, ses fréquentes disparitions
pour ses chasses et ses plaisirs, ne firent que renforcer la
tendance vers la privatisation du prince et l’abandon par la
monarchie de l’espace public.
Des mécanismes compensatoires se mirent alors en
place, pour rétablir un lien politique entre le roi et ses sujets, et
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un lien social entre les différents segments de la société que
l’absence du roi avait privé de moments où se donnait à voir
l’être ensemble. On vit se multiplier au 18e siècle les fêtes et
cérémonies monarchiques, au moments des mariages, des
naissances, des décès et des grands événements comme les
victoires et les paix, célébrés non comme des succès nationaux
mais des triomphes personnels de la monarchie auxquels
s’associaient des sujets admiratifs et reconnaissants. En
l’absence d’autre cadre, l’Eglise, comme institution mais aussi
comme pourvoyeur d’un espace public, fournit un recours. Ce
fut le temps, selon les cas, des Te Deum ou des messes de
funérailles. Pour les élites, l’hôtel de ville, annexant
éventuellement les espaces proches où étaient installées
temporairement salles de bal, de concert, de théâtre ou de festin,
était le lieu où se retrouver et pratiquer des rituels de sociabilité
ségrégative. Pour le peuple, c’étaient les jeux traditionnels issus
des tréfonds de la culture populaire auxquels le pouvoir ajoutait
les distributions d’argent, de vin et de vivres. Et par-dessus tout,
le bruit et la lumière, délicate musique instrumentale et
martiales sonneries militaires, décharges de mousqueterie,
explosions des « boîtes » et salves d’artillerie, feux de joie et
illumination des rues, places et bâtiments officiels et en
conclusion la magie des feux d’artifice, toujours plus
sophistiqués, tirés de barques sur l’eau, de temples ou de
montagnes éphémères. Mais à ces fêtes monarchiques manquait
le corps du prince, sans lequel la monarchie risquait de n’être
qu’un principe. La religion catholique connaissait bien le
problème, elle qui par définition, célébrait in absentia et y avait
pallié par le recours aux images, et notamment aux statues. In
absentia principis, il en fut de même dans le domaine politique.
Que la statue fût un tenant-lieu du corps du roi et
l’inauguration un succédané d’entrée royale est une évidence.
La coulée, en présence des autorités, s’apparentait à la
naissance devant la cour, et comme elle, elle était annoncée à
coup de canon. Comme le nouveau-né (et l’enfant Jésus dans la
crèche), la statue était visitée dans l’atelier du fondeur. L’artiste
était remercié pour avoir rendu le souverain effectivement
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présent. Ainsi le 26 août 1765, l’intendant s’adressant à
Pigalle : « Quel moment flatteur pour vous, Monsieur ; vous
avez comblé tous nos vœux dans le monument que la ville de
Reims vient d’élever dans ses murs, en y rendant avec toute la
vérité possible les traits d’un maître que nous adorons ; vous
avez contribué vous-même au bonheur de ses sujets en leur
faisant trouver dans le plaisir de le voir sans cesse, un
dédommagement de l’éloignement de son séjour ». Des
imprimeurs de la ville publièrent des couplets pseudopopulaires dans le même sens. Ainsi, sur l’air « De Pantin ».
C’est-là qu’il fait biau le voir,
Morguienne qu’il a bonne mine,
C’est-là qu’il fait biau le voir,
Pour nous quel heureux espoir ;
Je l’voyons dans notre ville,
Morbleu qu’eu Luron habile,
Pour avoir représenté
Un morciau si bien planté :
C’est-là qu’il fait biau le voir…etc.
Accourons tertous Enfans,
Pour voir cette magnificence ;
Accourons tertous Enfans,
V’là le plus biau de nos ans :
Après ç’là j’pouvons mouris
J’possédons le Grand Louis :
Il est cheu nous, je l’tenons
C’étoit là que j’demandions :
Accourons tertous Enfans… etc.
Et sur l’air, « Reçois dans ton
galetas » :
Je faisons des veux tretous
Pour voir Louis dans not’ville,
Mais il est bien loin d’cheux nous,
Et puis il n’quitte pas sa Famille ;
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Grace au bon Monsieur Pigal
Je l’varrons du moins en Métal. (bis)
Morbeu ! C’est un fiar Luron
Pour ç’qui est en cas d’Esculpture,
Il nous a fait un Bourbon
C’est comme si c’étoit par nature,
A Versailles on n’voit pas mieux
Sa belle Ame dans ses beaux yeux. (bis)4
Comme lors d’une entrée royale, l’inauguration de la statue
était une affaire essentiellement municipale : cortège composé
des magistrats et des délégations des quartiers, troupes de
milice bourgeoise dans le cortège et en haie le long des rues,
départ de et retour à l’hôtel de ville, trajet dans les rues
principales et passage devant les bâtiments édilitaires. Présence,
certes, des gens du roi : détachements de troupes et salves
d’artillerie royales dans les villes de garnison, et surtout
présence du gouverneur, et de l’intendant le cas échéant, mais
associés aux magistrats municipaux. Et c’est bien là un aspect
essentiel des rituels d’inauguration de statue. Au moment même
où cessent les entrées royales et où s’instaure par là une rupture
entre la monarchie et les villes, l’inauguration de statue
fonctionne comme un rituel compensatoire, constitue une autre
modalité du faire-valoir de la ville. La réalisation du monument
monarchique était souvent concomitante d’une opération
d’urbanisme, l’aménagement d’une place royale (Paris,
Montpellier, Dijon, Bordeaux, Reims, Nancy), voire de plus
grande ampleur comme la reconstruction de Rennes après son
incendie. Les inscriptions sur les médailles et la plaque de
cuivre déposées dans le coffret scellé dans la première pierre,
ainsi que sur le piédestal, devaient immortaliser la mémoire des
édiles urbaines autant que la personne du prince. La publicité
donnée à la cérémonie par les gravures, les relations imprimées,
les annonces dans une presse nationale lue dans tout le pays et à
l’étranger, tout concourt à faire voir les rituels d’inauguration
de statue non seulement comme opération de réappropriation du
roi par les villes, mais aussi d’affirmation des villes - et de leurs
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élites bourgeoises - dans un espace politique dont la monarchie
louis-quatorzienne avait voulu les bannir.
Enfin cette cérémonie, toute monarchique certes dans
son intentionnalité, présente, par la réappropriation d’un rituel
romain, les caractères d’un culte civique introducteur aux
grands rituels politiques de l’âge démocratique. En 1614, le
rituel d’inauguration, et la statue elle-même, étaient un legs
italien. Marie de Médicis avait été témoin à Florence de la
réalisation et de l’érection des groupes équestres en bronze des
Grands ducs Cosme 1er et Ferdinand 1er. Elle était cousine du
Grand duc Cosme II, lequel offrit à Louis XIII pour sa majorité
le cheval de bronze fondu jadis en Toscane pour un Henri II
équestre et qui y était resté. C’est le sculpteur des monuments
florentins qui réalisa le cavalier Henri IV, comme eux revêtu
d’une armure à la moderne. La reine avait dû participer - ou
assister - aux cérémonies florentines, et le récit en était connu à
la cour de France. Dans la capitale de l’humanisme, la reprise
du rituel romain était allée de soi. En 1639, le paradigme
antique fut redoublé par l’adoption, pour le royal cavalier, de
l’armure à la romaine. La concomitance entre l’abandon, lors
des funérailles de Louis XIII en 1643, des pratiques qui
faisaient ressembler les funérailles des rois de France à celles
des empereurs romains - l’effigie et les repas qu’on lui servait et l’inauguration en 1639 d’une statue royale à la romaine selon
un rituel romain, n’est sûrement pas fortuite. Ce que la piété
d’un roi adepte de la contre réforme catholique refusait pour les
funérailles de son corps physique restait légitime pour
l’exaltation de son corps mystique : c’était, dans la statue, la
monarchie qui était représentée. L’habillage, et le rituel à la
romaine, lui conféraient l’aura d’éternité convenant au roi -quine-meurt-jamais. L’antique exerçait alors une fascination
s’exerçant sur le pouvoir comme sur la société cultivée tout
entière. Entre 45 et 55 ouvrages concernant l’antiquité (éditions
de textes, traductions, études historiques…) sont imprimés en
moyenne chaque décennie durant un siècle de 1650/59 à
1750/59 (Ch. Grell). Au moment de l’érection de la statue sur la
place des Victoires paraissent deux publications qu’on pourait
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qualifier d’accompagnement : en 1686 Le nouveau panthéon,
ou le rapport des divinitez du paganisme, des héros de
l’antiquité et des princes surnommez Grands aux vertus et aux
actions de Louis-le-Grand, par Claude Charles Guyonnet de
Vertron, et surtout en 1687 le Traité des statues de François
Lemée, dédié au duc de la Feuillade, exposant les convenances
et pratiques à propos des statues romaines et la ressemblance du
monument à Louis XIV avec ces dernières. En 1719 le
bénédictin Bernard de Montfaucon publia en cinq in folio
(chacun en deux parties) l’Antiquité expliquée et représentée en
figures, auxquels s’ajouteront en 1724 cinq autres volumes de
supplément. Vers le milieu du siècle, alors que les villes
rivalisent pour élever des statues à Louis XV, les écrits
s’accumulent ; en 1739, Lefebvre de Morsan : Des mœurs et
des usages des Romains ; en 1741, l’abbé Desfontaines :
Explication abrégée des coûtumes et cérémonies observées chez
les Romains ; en 1745, André de Claustre : Dictionnaire de
mythologie pour l’intelligence des poëtes, de l’histoire
fabuleuse, des monuments historiques… en trois volumes ; en
1754 : M. Bridault : Mœurs et coûtumes des Romains ; et
surtout en 1765, Pierre Patte : Monumens érigés en France à la
gloire de Louis XV avec gravures, étude des statues,
reproduction des inscriptions et relation des cérémonies, en
1775, l’abbé de Lubersac Discours sur les monumens publics de
tous les ages et de tous les peuples connus et en 1778, Octavien
de Guasco De l’usage des statues chez les anciens. Essai
historique. Cette curiosité scientifique allait de pair avec la
pratique des collectionneurs, telle que l’ont étudiée F. Haskell et
N. Penny (Pour l’amour de l’antique, la statuaire grécoromaine et le gout européen, 1981).
Pour honorer leur roi, les contemporains de Louis XIV
et de Louis XV ne manquaient donc pas de référence. Les
places royales suivirent de près les préceptes du De
Architectura, de Vitruve concernant les dimensions du forum,
les voies d’accès, la liaison tangentielle ou perpendiculaire avec
le réseau des rues de la cité, l’homogénéité des édifices, le
placement central du monument et sa mise en perspective. La
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pose de la première pierre, l’usage des inscriptions gravées sur
une lame de bronze étaient aussi d’origine romaine. De même
que l’habitude d’orner les maisons de feuillage, de contourner
la statue en tournant le corps vers la droite, de se découvrir la
tête en sa présence, de prononcer des panégyriques, de donner
des jeux, pièces de théâtre et autres spectacles, de distribuer au
peuple pain et vin, voire davantage, de lui jeter des pièces de
monnaie. Il y a cependant une différence fondamentale entre les
pratiques romaines et celles du 17e siècle, que Saint-Simon a
bien notée, à propos de l’inauguration de la statue de la place
Vendôme en 1699 : « Le duc de Gesvres, gouverneur de Paris, à
cheval à la tête du corps de ville, y fit les tours, les révérences et
les autres cérémonies tirées et imitées de la consécration de
celles des empereurs romains. Il n’y eut, à la vérité, ni encens ni
victimes : il fallut bien donner quelque chose au titre de roi très
chrétien ». Contrairement à l’inauguration antique, le clergé ne
joue ici aucun rôle. Certes les cloches sonnent à la volée, mais
la pratique est en l’occurrence plus citadine que religieuse. Les
inaugurations ont un caractère laïc. Point d’ecclésiastiques dans
le cortège, ni autour de la statue. Nulle bénédiction. Certes il
peut y avoir, avant, après la cérémonie, messe ou Te Deum,
avec participation des autorités. Mais les deux genres sont bien
distincts. A Rome, la statue était l’objet d’une consécration : on
pratiquait un sacrifice animal, on brûlait de l’encens, des
interdits y étaient attachés, comme de la toucher ; sa proximité
constituait un espace d’asile inviolable ; elle était censée
exercer un pouvoir tutélaire : on lui offrait des couronnes de
laurier, d’olivier, de fleurs, des bijoux. De tels comportements
existaient dans le royaume du Très Chrétien à propos des
images ou statues religieuses (sacrifices animaliers exceptés),
mais pas envers celles du roi. Elles ne possédaient pas de vertu
propre. Contrairement à la personne du roi, elles n’étaient pas
thaumaturges et on ne les touchait pas en quête de guérison. Le
monument de la place des Victoires fut bien protégé par une
grille et gardé par des sentinelles, mais c’était pour le garantir
contre les colleurs d’affiche, dispositifs qui furent d’ailleurs
supprimés à la mort de la Feuillade en 1691. Quarante lampes
de quatre lumières chacune devaient brûler en permanence
200
devant la statue. Louis XIV, embarrassé « retrancha le jour » au
dire de Saint-Simon. Un éclairage de nuit fut cependant réalisé,
moyennant quatre énormes fanaux de marine de trois mètres de
haut supportés par des colonnes de marbre de huit mètres,
éclairage supprimé en 1699 par l’héritier du duc soucieux
d’économies. Cette unique tentative de traiter l’image du roi
comme une image pieuse fit donc long feu.
Si la statue royale n’était donc pas en soi un objet sacré,
elle fonctionnait néanmoins au religieux, si l’on veut entendre
par là que, quoiqu’objet profane, elle induisait un
comportement du type religieux. Cette signification fut
parfaitement perçue par les contemporains, comme en
témoignent ces « réflexions de la société des conciliateurs sur
les divers usages des termes de dédicace et de l’inauguration »
publiées dans le Mercure de France du mois d’août 1763
quelques semaines après l’inauguration de la statue de Louis
XV à Paris :
Sous le règne précédent, on a érigé avec
solennité des Monuments publics à l’honneur de
Louis XIV & l’on s’est servi du terme de
« Dédicace » pour signifier l’offrande qu’on en
faisoit. Ce mot a été employé de même dans la
description des Fêtes données à Rennes, à
Valenciennes & à Bordeaux (…) en faisant
élever la Statue du Monarque Bien-Aimé (…).
La ville de Paris, dans les dernières Fêtes a eu
pour objet de célébrer le même événement qui lui
étoit propre & pour le désigner, elle a fait l’usage
du terme d’ »Inauguration » dont plusieurs
personnes ont demandé la signification précise
(…). Les Auteurs qui ont écrit dans cette Langue
se sont servis du mot inaugurare (consacrer,
sacrer) en sorte qu’inauguration seroit synonyme
à consécration que l’on dit ne pouvoir être
employé au propre pour exprimer une cérémonie
religieuse dans l’ordre le plus relevé (…) Pour
201
trouver la première origine de ce mot (dédicace),
il faut remonter à l’antiquité la plus reculée.
Judas Machabée fit repurger le temple, on appela
cette cérémonie encoenia qui signifie Dedicace
ou le renouvellement d’une chose détruite, il
ordonna que l’ont feroit des réjouissances
publiques, tous les ans, au même jour que la
dédicace auroit été faite. (…) Le mot de
Dédicace (…) s’applique à trop de choses d’un
rang inférieur dans l’ordre civil, comme la
dédicace d’un livre, d’une estampe, (…)
Inaugurer, disent les partisans du terme de
dédicace, c’est consacrer, (…) Eh bien ! La
Dédicace de la statue n’est-elle pas une vraie
consécration civile ? La statue du Roi, n’est-elle
pas comme le porte l’inscription, Pietatis
publicae Monumentum. Un témoignage public de
l’amour du Peuple pour un Prince qui en est si
digne. Nous ne pouvons pas dire dans le sens
propre, la consécration de la Statue du Roi, ce
seroit une apothéose, nous ne sommes pas
payens. Le mot de Dédicace n’est pas assez
noble, celui d’inauguration détourné de sa
signification primitive, ne désigne plus une
cérémonie religieuse, mais il exprime un culte
civil, & en perdant sa relation au culte divin, il
conserve quelque chose d’auguste, fort
convenable à la circonstance, où il vient d’être
employé.
L’inauguration des statues royales pendant le dernier
siècle de l’Ancien Régime peut être considérée comme une
étape vers une conception non incarnée de l’Etat. Le roi n’est
plus qu’un nom, sa statue et son portrait ne sont plus son corps,
mais une figure allégorique des vertus de gouvernement
(codage des postures, gestes, vêtements, attributs). Seule sa tête
lui appartient (jusqu’au 21 janvier 1793, rupture du processus
202
d’appropriation du corps de l’Etat). Mais cette substitution du
corps par sa représentation ne change rien aux rituels ayant pour
fonction de le constituer en objet sacral. Issus des traditions
religieuses (l'image pieuse illuminée), antiques (dédicace de la
statue) et germaniques (l’acclamation, les honneurs guerriers),
les protocoles réservés à l’image du pouvoir continueront à
conférer à ce dernier un statut religieux. Les pratiques
ségrégatives de l’élite excluant les éléments populaires étaient
au dernier siècle de la monarchie autant de freins à
l’unanimisme, autant de limites à la religion civique. Ces
entraves tomberont avec la République, la nation englobant tout
le corps social, l’objet du culte étant la représentation de ses
propres vertus.
Gérard SABATIER
Université Pierre Mendès France
Grenoble
1
Cité par BOISLISLE, A. (de), dans La place des Victoires et la place de
Vendôme. Notice historique sur les monuments élevés à la gloire de Louis
XIV. Mémoires de la Société de l’Histoire de Paris et de l’Ile de France. Paris
1889, p. 62. On utilisera pour cette étude - et on y renvoie pour les références
- la thèse de GARDES, G. : Le monument public français, l’exemple de Lyon
Paris I Sorbonne, 1986, et les mémoires de maîtrise soutenues à l’Université
Pierre Mendès France/Grenoble II sous la direction de G. Sabatier par
BRUYERE, R., Les manifestations du culte royal sous Louis XV, 1996 et
CLEMENT-GUY, A., Les statues royales publiques en France aux XVIIème
et XVIIIème siècles, 2001.
2
Mercure Galant, avril 1686, pp.287-289.
3
Mercure de France, décembre 1743, p.2602.
4
Archives nationales, O1 3259.
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