14 champs libresdébats - Ouvrons-la

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14 champs libresdébats - Ouvrons-la
vendredi 9 janvier 2015 LE FIGARO
14
CHAMPS LIBRES
DÉBATS
émotion submerge
Paris, la France, le
monde. Nous savions
depuis longtemps que,
renaissant sans cesse
de ses cendres,
la barbarie était à l’œuvre. Nous avions
vu des images insoutenables de cruauté
et de folie.
Une compassion,
encore lointaine, nous
avait tous emportés.
La sauvagerie, cette
fois, nous frappe au
L’
JEAN D’ORMESSON
POUR « LE FIGARO »
ont dénoncé et condamné cette
horreur. Il faut leur être
reconnaissants.
La force des terroristes, c’est qu’ils
n’ont pas peur de mourir. Nous vivions
tous, même les plus malheureux
d’entre nous, dans une trompeuse
sécurité. Nous voilà contraints au
courage.
L’union se fait autour des martyrs
libertaires d’un journal défendant
des positions qui n’étaient pas toujours
les nôtres. Des journalistes sont morts
pour la liberté de la presse. Ils nous
laissent un exemple et une leçon. Loin
de tous les lieux communs et de toutes
les bassesses dont nous sommes
abreuvés, nos yeux s’ouvrent soudain
sous la violence du coup. Nous sommes
tous des républicains et des démocrates
attachés à leurs libertés. Mieux vaut
rester debout dans la dignité et la
liberté que vivre dans la peur et dans le
renoncement. Devant la violence et la
férocité, nous sommes tous des Charlie
Hebdo.
son passage, les rêves et les pétitions
de principe. L’attentat contre Charlie
Hebdo est de ce point de vue un choc
planétaire.
Avec Soumission, on pouvait espérer
voir s’enclencher d’utiles débats
autour de l’islamisation réelle ou
fantasmée de la France et notamment
des thèmes suivants : le financement
des mouvements islamiques, le rôle
de l’Arabie, du Qatar et de l’Iran,
qui ont beaucoup à voir avec
l’expansion de l’islam politique,
le soutien direct-indirect des pays
arabes, de la Chine et de la Russie,
le mode d’élaboration et d’adoption
de la fatwa dans une république
française laïque gouvernée par des
islamistes, la
place de l’islam
Le fait est que l’islam sous
dans la future
ses différentes formes, douce,
Constitution
modérée, radicale, avance dans le monde (sera-t-il religion
d’État comme
comme un train dans la pampa
dans les pays
musulmans ?),
la probable radicalisation de ce
ne sait trop comment les appeler)
gouvernement islamique sous l’effet
se constituer en parti politique
de la crise et des revendications
puissant et déterminé, et partir, contre
identitaires et communautaristes
tous, à l’assaut du pouvoir par la voie
des chrétiens et des juifs, les droits
des urnes. Et le gagner en 2022.
des femmes, des enfants et des
Le livre a été bien annoncé, avec
minorités, la réaction de l’Union
tout le suspens voulu pour provoquer
européenne (exclura-t-elle la
un choc de réception, pour utiliser
France ?), des États-Unis et celle très
une expression à la mode – on parle
symbolique du Pape… Mais tel ne
beaucoup ces dernières années
semble pas être le cas, on préfère
de choc de compétitivité, de choc
regarder ailleurs et parler de
de confiance, de choc de
Houellebecq, de ses provocations,
simplification, etc –, pendant que la
de ses manies, on s’offusque,
réalité, doucement mais sûrement,
on applaudit, on joue l’indifférent.
et parfois tragiquement, balaie tout sur
Il y a comme un culte de la
personnalité qui ne dit pas son nom
autour de lui.
Un gouvernement musulman dans
un pays comme la France n’est certes
pas pour demain, mais comme la chose
est plausible, en tout cas des gens
déterminés y travaillent sérieusement,
notamment en muselant la parole par
le tabou et le politiquement correct,
il est bon de se préparer ne serait-ce
que par le débat.
Oublions donc Houellebecq,
le sujet n’est pas sa personne mais
l’islamisation de la France.
Est-elle réelle ? On ne sait pas, le fait
est que l’islam sous ses différentes
formes, douce, modérée, radicale,
avance dans le monde comme un train
dans la pampa. L’islamisation menacet-elle la France ? On ne sait trop, le fait
est que les islamistes radicaux et les
djihadistes font beaucoup de dégâts
dans le monde et que parmi eux les
convertis français commencent à bien
remplir les rangs. La France saura-elle
se rénover autrement que par
l’islamisation ? Sans doute, mais peutêtre est-il trop tard. C’est toujours
hier que commence le futur, mais la
France continue de penser que tout
commence demain.
Voilà les thèmes à débattre. Il faut le
tenir, ce débat, pour Charlie Hebdo, qui
n’a jamais hésité à parler vrai et libre,
même face à la barbarie islamiste.
cœur. Douze morts, peut-être plus
encore. Des journalistes massacrés dans
l’exercice de leur métier. Des policiers
blessés et froidement assassinés. La
guerre est parmi nous. Chacun de nous
désormais, sur les marchés, dans les
transports, au spectacle, à son travail,
est un soldat désarmé.
Nous avions des adversaires.
Désormais, nous avons un ennemi.
L’ennemi n’est pas l’islam. L’ennemi,
c’est la barbarie se servant d’un islam
qu’elle déshonore et trahit. Les plus
hauts responsables de l’islam en France
* De l’Académie française.
abominable attentat
islamiste qui a
décimé la rédaction
de Charlie Hebdo
a occasionné à la
France, et au-delà
au monde, une blessure qui ne se
refermera pas de sitôt. Le crime a
touché ce que les Français considèrent
comme leur bien le plus précieux,
la liberté de parole. Ce crime va
certainement relancer, et de manière
très clivée, le débat sur l’islamisation
de la France amorcé dans les médias
au moment de la sortie du dernier opus
de Michel Houellebecq.
Les Français savent déjà beaucoup
sur l’islam, son histoire, son contenu
et les mécanismes par lesquels il assure
sa formidable expansion dans un
monde qui a beaucoup perdu de son
âme. Les livres pour parfaire leur
information ne manquent pas. J’ai
moi-même apporté ma petite pierre à
l’œuvre de sensibilisation et de mise en
garde avec un modeste opuscule publié
en 2013 sous le titre Gouverner au nom
d’Allah. Le titre dit ce qu’il veut dire, à
savoir que la vocation de l’islam est de
convertir et de gouverner, but que les
islamistes modérés cherchent à
atteindre par la prédication, l’action
sociale et le grignotage politique et les
islamistes radicaux
par la terreur
et la destruction.
Le vrai islam,
l’islam de paix et
L’écrivain algérien* réagit à l’attentat
de tolérance, hélas
contre « Charlie Hebdo » et regrette l’absence
très silencieux,
de vrais débats en France sur l’islamisme radical.
aspire lui aussi
L’
BOUALEM SANSAL
à gouverner mais à petite échelle,
dans le cercle familial, la communauté,
le quartier, le clan.
Le fait est là, l’islam est devenu le
sujet d’inquiétude numéro un des
Français, au même niveau que la crise
économique, le chômage, la pollution
et les impôts de François Hollande.
Avec tant de sujets anxiogènes, les
Français se sentent cernés, humiliés.
Houellebecq avait là tous les
ingrédients d’un bon roman, il s’en est
saisi et il l’a écrit avec l’art macabre et
poétique qu’on lui connaît. Soumission
est un livre de circonstance, il dit ce
qu’il veut dire. Le contexte étant ce
qu’il est, il imagine les musulmans de
France (ou les Français musulmans, on
* Dernier ouvrage: «Gouverner
au nom d’Allah. Islamisation et soif de
pouvoir dans le monde arabe,»
Éditions Gallimard.
Entretien
PROPOS RECUEILLIS PAR
DESSINS DOBRITZ
ALEXANDRE DEVECCHIO
JEAN-FRANÇOIS
KAHN
L’essayiste
et fondateur de
l’hebdomadaire
« Marianne » appelle
à poursuivre le combat
pour la liberté
d’expression
des journalistes
de « Charlie Hebdo ».
LE FIGARO. – En tant que défenseur de
la liberté d’expression, que vous inspire
l’attentat qui a visé Charlie Hebdo ?
Jean-François KAHN. - Les journalistes
de Charlie Hebdo sont morts au champ
d’honneur. La seule manière d’être fidèle
à leur combat et de manifester réellement
notre solidarité, sans rester dans
l’indignation incantatoire, c’est de
reprendre à notre compte cette strophe
du chant des partisans que je trouve
formidable : « Ami, si tu tombes, un ami
sort de l’ombre à ta place. » Si certains
sont encore dans l’ombre, ils doivent en
sortir pour prendre la place de ceux qui
sont tombés mercredi. Il faut être clair :
si nous ne sommes pas capables de
prendre le risque qu’ils ont pris, alors ce
n’est pas la peine de singer un deuil
absolu. Il faut avoir la force de les relever
au front, de continuer le combat. Et
comment le continuer ? En publiant tous
les dessins qu’ils ont faits pour justement
combattre le fanatisme et l’intolérance.
Et pourtant, je précise que je n’étais pas
favorable à certaines caricatures publiées
par Charlie Hebdo. Je n’aime pas la
provocation gratuite, et surtout je n’aime
pas le blasphème, qui est pour moi un pur
enfantillage. Mais à partir du moment
où on est confronté à une monstruosité
mentale qui consiste à transformer toute
critique d’une croyance en blasphème,
je suis même prêt à assumer celui-ci.
Il ne faut pas oublier que la bataille contre
l’obscurantisme a été symbolisée par
le combat de Voltaire pour défendre le
chevalier de La Barre, décapité et jeté
au bûcher, après avoir été accusé, à tort
d’ailleurs, d’avoir mutilé un crucifix.
Vous avez regretté que le FN ait été
le premier à avoir parlé de « terrorisme
islamiste ». Pourquoi ?
Dans l’heure qui a suivi l’attentat, il y a eu
une cataracte de réactions indignées,
nécessaires mais vagues. Cette horreur,
cette barbarie que l’on dénonçait, d’où
venait-elle ? Il a malheureusement fallu
attendre un communiqué d’un des
responsables du Front national pour que
les coupables, de toute évidence les
terroristes islamistes, soient désignés.
N’importe qui d’autre aurait pu le dire.
On se doutait bien que ce n’était pas un
mari jaloux qui avait tué ces douze
journalistes. Ce déni du réel est
terriblement contre-productif.
Comment pouvons-nous nous battre si
nous intériorisons la peur de désigner
l’adversaire ? Les islamistes veulent nous
terroriser. Or, si on accepte la moindre
prudence, la moindre compromission,
on intègre leur stratégie de la terreur. Il y
a une montée du radicalisme islamiste.
Ce n’est pas la peine de le dissimuler,
de le cacher. Il faut regarder la vérité
en face, et l’affronter. Comme l’ont fait
courageusement les journalistes
de Charlie Hebdo.
Sommes-nous justement en train
de payer aujourd’hui une forme de
politiquement correct face à l’islamisme
radical ? Ce fameux « déni du réel »
dont vous parliez ?
Si le déni est une dérive, l’amalgame
en est une autre. Je déteste l’islamisme,
mais ce n’est pas l’islam. Il faut rappeler
qui sont les victimes de cette idéologie :
les journalistes qui sont morts, dont
quatre m’étaient très proches, les
policiers abattus dans l’exercice de leurs
fonctions, mais aussi, ne l’oublions pas,
des centaines de milliers de musulmans
un peu partout dans le monde arabe.
Ces derniers se battent pour les mêmes
valeurs que nous, et ce serait une folie
que de les rejeter dans les bras de
l’ennemi. Nous devons nous battre
aussi avec eux !
Par ailleurs, il faut se méfier du réflexe
de l’autoculpabilisation. S’interroger
sur notre part de responsabilité, c’est
faire le jeu des agresseurs. Il y a une
barbarie, point final.
Ceux qui défendent aujourd’hui la liberté
d’expression sont parfois les mêmes qui
hier réclamaient la tête d’Éric Zemmour.
N’est-ce pas un peu paradoxal ?
Il est évident qu’on ne peut pas plaider
le droit au blasphème et en même temps
considérer que certains blasphèmes
doivent être soumis à toutes les
répressions. Si le droit à l’opinion est
aussi un droit au blasphème, c’est un
droit à tous les blasphèmes. Que ces
derniers horrifient la droite ou la gauche.
Que pensez-vous de la polémique
naissante autour de l’unité nationale ?
Faut-il inviter le FN à se joindre
à celle-ci ?
Pour commencer, je n’ai pas compris
pourquoi le PS avait dans un premier
temps appelé uniquement les partis
de gauche à manifester de République
à Nation, comme s’il s’agissait d’une
manifestation syndicale de plus.
Ce drame n’appartient à personne : pas
plus au Parti socialiste qu’à l’UMP. Si on
considère que la réponse au défi posé
par le terrorisme islamique est l’union
nationale, comme beaucoup l’ont dit
avec courage, alors il fallait aller jusqu’au
bout et faire corps : appeler d’emblée
toutes les sensibilités républicaines à se
rassembler à la Concorde.
Pour ce qui est du Front national, c’est un
faux problème, car personne ne pourra
empêcher ses représentants de se joindre
au cortège s’ils le souhaitent. Mais il est
vrai qu’il est compliqué pour des
formations qui appellent à faire front
républicain contre le FN de le convier
à une manifestation pour la défense
de la République. Reste à démontrer
que le FN, qui n’est pas interdit, n’est
pas un parti républicain. Enfin, invoquer
la République dans ce cas précis ne me
paraît pas forcément approprié.
Dieu sait si je suis attaché à ses principes,
mais il ne faut pas la mettre à toutes
les sauces. On peut très bien être
monarchiste et être choqué par
cet attentat. C’est l’humanisme, la
tolérance, la lutte contre la barbarie,
contre le fanatisme et l’obscurantisme,
qui sont en cause. Cela dépasse
la République. ■
éclairages | 19
0123
SAMEDI 10 JANVIER 2015
« Nous
ne sommes pas
comme eux »
Pour « Charlie » | par adria fruitos
L’
POLITIQUE | CHRONIQUE
par fr ançoi se fr es s oz
La redoutable ambiguïté du front républicain
N’
en déplaise aux prophètes de malheur
pour qui « la République est morte », ce
qui se passe aujourd’hui dans le pays ressemble à un cinglant démenti. Le peuple d’ordinaire
chamailleur fait bloc. Il est grave, digne, ému, rassemblé, recueilli pour dire non à la barbarie, défendre la liberté d’expression, clamer : « Nous sommes
tous des Charlie. » Cabu, Wolinski, Charb, Tignous,
Honoré, Maris, lâchement assassinés mercredi
7 janvier aux côtés de six autres innocents, pour
avoir défendu par leurs dessins et leurs écrits le
droit de rire de tout et la libre-pensée, sont devenus
une partie de lui-même. Charlie Hebdo n’est pas
mort. Comme Voltaire il survivra, car le peuple l’a
fait sien. La République n’est pas morte. Elle se régénère dans les manifestations, le deuil national et
l’union qui s’est imposée comme une évidence, accouchant de l’improbable scénario d’un Nicolas
Sarkozy gravissant, jeudi 8 janvier, les marches de
l’Elysée pour s’entretenir avec « le président Hollande ». Le patron de l’UMP, en grande vigilance sé-
curitaire, est prêt à participer, dimanche 11 janvier,
avec ses troupes à « une marche républicaine » qui
s’annonce comme une grande vague populaire contre « la barbarie », mais, à présent que le tripartisme
est installé, se pose la question du Front national.
Les organisateurs ne souhaitent pas sa présence.
LE SEUL BOUCLIER QUI VAILLE
Marine Le Pen redoute, quant à elle, de voir accoler
l’étiquette FN à celles de l’UMP et du PS, dont elle dénonce la collusion à longueur de colonnes. Si elle
pouvait dire non comme le faisait son père, cela arrangerait tout le monde. Mais elle ne dit pas non, elle
se revendique républicaine, elle veut en être, renvoie
sur les autres la responsabilité d’une exclusion
qu’elle dit « politicienne ». Et tout cela complique la
nature et l’interprétation du sursaut républicain qui
est en train de se produire.
Dans un pays en guerre contre le terrorisme, où
chaque individu, civil et militaire, est exposé à un
possible tir de mitrailles, l’union nationale, habile-
ment encouragée par le président de la République,
est le seul bouclier qui vaille. Il n’est pas seulement le
rappel de tout ce qui fonde le modèle français – liberté, égalité, fraternité, laïcité –, il est un acte de résistance, un geste de légitime défense, le peuple considéré comme un seul bloc, rempart contre la division et les peurs recherchées par les terroristes. Celui
qui la fissure prend un risque.
Marine Le Pen l’a compris. Elle a tout fait pour rester dans le jeu, en limitant la surenchère, en rappelant son combat contre « l’islamisme radical », mais
en récusant l’amalgame avec la population musulmane, elle qui, naguère, menait une lourde charge
contre les minarets. Et à présent qu’elle est exclue de
la marche républicaine, elle se pose en victime en
faisant le pari que l’acte barbare qui vient de se produire lui donnera raison d’avoir dénoncé plus tôt,
plus haut et plus fort que les autres les dangers de
l’islam radical. C’est toute l’ambiguïté de ce moment
républicain : tout le monde veut en être mais pas
pour la même cause. p
attentat contre Charlie Hebdo,
mercredi 7 janvier à Paris, et
l’assassinat odieux de nos collègues, farouches défenseurs
de la libre pensée, ne sont pas seulement
une attaque contre la liberté de la presse
et la liberté d’opinion. C’est une attaque
contre les valeurs fondamentales de nos
sociétés démocratiques européennes.
C’était déjà la liberté de penser et d’informer qui était visée, ces derniers mois,
par la décapitation d’autres journalistes,
américains, européens ou de pays arabes,
enlevés et tués par l’organisation Etat islamique. Quelle que soit son idéologie, le
terrorisme refuse la recherche de la vérité
et récuse l’indépendance d’esprit. Le terrorisme islamique, plus encore.
Refusant de céder à la menace après la
publication, il y a près de dix ans, des caricatures de Mahomet, le magazine Charlie
Hebdo n’avait rien changé à sa culture de
l’irrévérence. De même, nous, journaux
européens, qui travaillons ensemble régulièrement au sein du groupe Europa,
continuerons à faire vivre les valeurs de
liberté et d’indépendance qui sont le fondement de notre identité et que nous partageons.
Nous continuerons à informer, à enquêter, à interviewer, à éditorialiser, à publier et à dessiner sur tous les sujets qui
nous paraissent légitimes, dans un esprit
d’ouverture, d’enrichissement intellectuel et de débat démocratique. Nous le
devons à nos lecteurs. Nous le devons à la
mémoire de tous nos collègues assassinés. Nous le devons à l’Europe. Nous le
devons à la démocratie. « Nous ne sommes pas comme eux », disait l’écrivain
tchécoslovaque Vaclav Havel, opposant
victorieux du totalitarisme devenu président. C’est notre force. p
le monde, the guardian,
süddeutsche zeitung,
el pais, la stampa, gazeta wyborcza
On a tué « Charlie », et la gauche antiraciste avec
jean birnbaum
Le Monde des Livres
E
COMMENT FAIRE
FACE À LA RÉALITÉ
DE L’INTÉGRISME
ISLAMIQUE TOUT
EN DÉNONÇANT
LA HAINE
DE L’ISLAM ?
n 2006, dans un livre intitulé On a tué
Theo Van Gogh (Flammarion), l’essayiste Ian Buruma s’interrogeait sur le
massacre du cinéaste hollandais, « enfant provocateur » des années 1960, par un jeune islamiste, en plein cœur d’Amsterdam. Qualifiant
cet acte de « meurtre à principes », Buruma
avait sous-titré son ouvrage Enquête sur la fin
de l’Europe des Lumières. Près de dix ans plus
tard, le carnage qui a eu lieu dans les locaux de
Charlie Hebdo, autre « enfant provocateur » de
l’après-68, apparaît également comme un
crime à principes, qui pourrait bien menacer
de mort, en France, la gauche antiraciste.
Autrefois consensuelle, sûre de ses repères,
cette tradition antiraciste est en crise depuis le
début des années 1990. Au lendemain de la
première « affaire du foulard », en 1989, les militants qui la portent commencent à se diviser
sur la question du voile islamique et de sa signification pour les femmes. « Nous sommes
entrés dans une zone d’ambiguïté », prévient
en 1991 le politologue Pierre-André Taguieff,
soulignant que le nouveau racisme n’invoque
plus l’inégalité biologique mais la différence
culturelle et l’incompatibilité des mœurs.
Par la suite, de controverses sur les « émeutes de banlieue » en polémiques sur l’inconscient « postcolonial » de la République, les
choses se seront déjà beaucoup dégradées
quand surgira le traumatisme du 11 septembre 2001. Les associations traditionnelles de la
gauche antiraciste, à commencer par la Ligue
des droits de l’homme, la Licra, le MRAP ou encore SOS Racisme, sont alors en proie à de violents débats autour de l’islam, d’autant plus
douloureux qu’ils mettent en lumière des
points aveugles au cœur de la tradition antiraciste, mais aussi féministe, de la gauche française. « Universalistes » contre « Indigènes »,
partisans du « droit à l’indifférence » contre
militants du « droit à la différence », tout le
monde se déchire, les uns accusant les autres
de relativisme et de complaisance à l’égard de
l’islamisme, les autres rétorquant que leurs
adversaires instrumentalisent la défense des
femmes pour instiller l’islamophobie.
C’est à la lumière de ces batailles intestines au
sein de la gauche que s’éclaire le destin de Charlie Hebdo. Comme toute la sphère antiraciste,
l’hebdomadaire satirique a dû affronter un
double péril : à droite, la pression du Front national et le retour de flamme de la pensée réactionnaire fragilisaient le discours antiraciste,
sans cesse fustigé comme une idéologie bienpensante, « politiquement correcte », bref
dangereuse ; et à gauche, donc, ce même antiracisme était de plus en plus souvent accusé de
dérive islamophobe. Parce qu’il a poussé très
loin sa ligne « anticléricale », et surtout parce
qu’après les attentats du 11 Septembre il a
tendu à concentrer sur l’intégrisme musul-
man l’essentiel de ses sarcasmes, Charlie
Hebdo s’est retrouvé au milieu du front.
« Non, Charlie Hebdo n’est pas raciste ! », proclamaient Charb, le directeur du journal, qui
vient de mourir sous les balles, et son confrère Fabrice Nicolino. Dans une tribune publiée le 21 novembre 2013 par Le Monde, ils tenaient à réaffirmer : « Nous sommes des antiracistes de toujours. » Ce texte témoignait de
la violence des attaques dont le journal avait
fait continuellement l’objet, de la part de
toute une partie de la gauche. Etaient particulièrement visés l’ancien directeur, Philippe
Val, et Caroline Fourest, longtemps chroniqueuse à Charlie.
HAINE TENACE
En 2012, celle-ci fut gratifiée d’un « Y’a bon
award », distinction infamante attribuée par
Rokhaya Diallo et ses amis des « Indivisibles »,
censée « couronner » une figure du racisme
contemporain. La même année, à la Fête de
L’Humanité, des militants sabotèrent un débat auquel la journaliste avait été conviée en
scandant « Fourest, raciste, dégage ! » Mais
bien au-delà, c’est tout le collectif Charlie
Hebdo qui s’est attiré la haine tenace de quelques blogueurs d’extrême gauche, jusqu’à devenir l’une de leurs cibles prioritaires.
En témoignent deux épisodes emblématiques : en novembre 2011, quand un cocktail
Molotov mit le feu aux locaux du journal, un
groupe de militants se réclamant de l’antira-
cisme lança une pétition intitulée « Pour la défense de la liberté d’expression, contre le soutien à Charlie Hebdo ! »… Deux ans plus tard,
et alors que la France commémorait les 30 ans
de la Marche contre le racisme et pour l’égalité, le rappeur Nekfeu réclamait « un autodafé
pour ces chiens de Charlie Hebdo » dans la
bande-annonce du film intitulé, justement,
La Marche.
Autant d’épisodes qui montrent l’état de division et de confusion qui est désormais celui
de la conscience antiraciste. Depuis des années maintenant, les femmes et les hommes
qui persistent à se dire de gauche, et pour lesquels l’antiracisme fut longtemps l’un des rares repères solides, se posent la question :
quand on se réclame de l’universalisme et de
l’émancipation sociale, comment faire face à
la réalité de l’intégrisme islamique tout en dénonçant la haine de l’islam ? Comment lutter
à la fois contre la terreur islamiste et contre
l’islamophobie ?
Cette question, l’hebdomadaire satirique l’a
prise en charge, dans son style propre, avec
courage et outrance, pour le pire et pour le
meilleur. Charlie Hebdo vivant, son équipe a
voulu se maintenir sur la ligne de crête,
quitte à s’exposer dangereusement. Si le journal ne s’en relevait pas, alors demeurerait
seulement la trace sanglante d’une espérance assassinée. p
[email protected]
débats | 19
0123
DIMANCHE 11 - LUNDI 12 JANVIER 2015
Et maintenant,
qu’est-ce qu’on fait ?
Aucune balle ne
tuera la lumière
par caroline fourest
Un collectif composé
de personnalités comme
Jamel Debbouze
et Rachid Taha, appelle
à défendre les valeurs
portées par la France
collectif
E
t maintenant, qu’est-ce qu’on
fait ? On regarde la télévision, en
attendant que le temps passe ?
On pense à autre chose jusqu’à ce qu’on
ne pense à rien ? On se lève, on se couche ? On répète encore mille fois que ces
furieux n’ont rien à voir avec nous ? Et
maintenant, qu’est-ce qu’on fait alors ?
On s’énerve, on se tait ?
Nous sommes Rachid, Melissa,
Ramdane, Faiza, Bernard, Alice, Mohamed, Mouna, Philippe, Mouloud, Brigitte, Mehdi et Badrou, Mustapha et
d’autres. Nous sommes artiste, galeriste, entrepreneur, chômeur, vendeur,
étudiant, journaliste, en galère ou en
réussite. Nous sommes nous tous. Français, chrétiens ou bouddhistes, musulmans ou juifs, shintoïstes ou athées.
Terrifiés.
Mais prêts à la mobilisation citoyenne
contre les esprits sombres. Prêts aussi à
apporter de la lumière, de la beauté, de
l’amour, dans un pays où tout ça n’était
pas forcément évident ces derniers
temps. Prêts à résister, à se battre s’il le
faut, par les mots, par la pensée, par
l’art, par le travail.
Nous avons chacun notre destin, nés
ici ou arrivés de loin, en France. Nos parents ont aidé à reconstruire notre pays.
Entretenons leurs rêves. Nous savons
chacun que ce pays a contribué à nous
construire, qu’il a nourri nos imaginai-
res, nos fantasmes, nos possibilités, nos
réussites. La France, notre pays, a été le
moteur, nous avons fait le reste : écrire,
créer, penser, vivre. Nous défendons son
esprit, nous le portons. Nous contribuons à faire vivre la France
d’aujourd’hui, à créer la France de demain avec nos idées, nos envies et nos
passions. Nous continuerons.
Ces assassinats sont l’expression du
pire. Ces morts sont les nôtres. Mais
nous ne devons pas pleurer dans notre
coin, nous devons unifier nos larmes
pour qu’elles deviennent un flux, une
force. Et maintenant, qu’est-ce qu’on
fait ? Ensemble, soyons solidaires. Restons debout ! p
¶
Les signataires de ce texte sont :
Elena Amalou, étudiante ; Mouloud
Achour, journaliste ; Mourad Belkeddar,
producteur ; Malik Bentalha, humoriste ;
Mustapha Bouhayati, directeur de centre
culturel ; Abdel Bounane, éditeur ;
Youness Bourimech, entrepreneur ;
Alice Diop, cinéaste ; Jamel Debbouze,
artiste ; Ihab Djaé, étudiant ; Hana El
Hjeri, vendeuse ; Faiza Guène, écrivain ;
Mohamed Hamidi, cinéaste ;
Karim Idir, entrepreneur ; Rabih
Kayrouz, créateur de mode ; Lyna
Khoudri, étudiante ; Tariq Krim, entrepreneur ; Ladj Ly, cinéaste ; Laïla Marrakchi,
cinéaste ; Mourad Mazouz, restaurateur ;
Mehdi Meklat, journaliste ; Mouna
Mekouar, commissaire d’exposition ; Ali
Mrabet, entrepreneur ; Nordine Nabili,
journaliste ; Philippe Parreno,
artiste ; Djamila Said, comptable ;
Badroudine Said Abdallah, journaliste ;
Rachid Taha, musicien ; Melissa Theuriau, journaliste ; Ramdane Touhami, entrepreneur ; Bernard Zekri-Ouddir, journaliste.
Ils ont tiré sur des clowns.
Ils ont tiré sur l’humour.
Ils ont tiré sur des poètes.
Ils ont tiré sur la beauté.
Ils ont tiré sur des journalistes.
Ils ont tiré sur la démocratie.
Ils ont tiré sur des policiers.
Ils ont tiré sur la République.
Ils ont tiré sur de grands enfants.
Ils ont tiré sur notre enfance.
Ils ont tiré sur des blasphémateurs.
Ils ont tiré sur la laïcité.
Ils ont tiré sur des antiracistes.
Ils ont tiré sur l’égalité.
Ils ont tiré sur des Juifs.
Ils ont tiré sur la fraternité.
Ils ont tiré au nom de l’islam.
Ils ont tiré sur l’islam.
C’est le Mahomet de Cabu qui avait
raison… Ces obscurantistes sont vraiment des cons.
Ils ont tué nos amis, nos compatriotes, mais aucune balle ne peut tuer la
lumière.
Pour un qu’ils tueront, nous serons
cent à renaître pour la maintenir allumée. p
¶
Caroline Fourest est essayiste
et ancienne collaboratrice
à « Charlie Hebdo »
Nous sommes tous
des charlots
Réparons l’injustice
faite à la jeunesse
Pour convaincre les
déshérités de nos cités
de ne pas verser dans
le terrorisme, nous
devons à tout prix
les aider à s’intégrer.
L’action doit prendre
la place du racisme
et de la cupidité
par luc besson
M
on frère, si tu savais
combien j’ai mal pour
toi aujourd’hui, toi et
ta belle religion ainsi souillée, humiliée, montrée du doigt. Oubliés
ta force, ton énergie, ton humour,
ton cœur, ta fraternité. C’est injuste et l’on va ensemble réparer
cette injustice. On est des millions à t’aimer et on va tous
t’aider. Commençons par le commencement. Quelle est la société
que l’on te propose ?
Basée sur l’argent, le profit, la
ségrégation, le racisme. Dans certaines banlieues, le chômage des
moins de 25 ans atteint 50 %. On
t’écarte pour ta couleur ou ton
prénom. On te contrôle dix fois
par jour, on t’entasse dans des
barres d’immeubles et personne
ne te représente. Qui peut vivre et
s’épanouir dans de telles conditions ?
On fait passer le profit
avant toute chose. On
coupe et vend le bois
du pommier, et
après, on s’étonne
de ne plus avoir de
fruits. Le vrai problème est là, et c’est
à nous tous de le résoudre.
J’en appelle aux puissants, aux grands patrons, à tous les dirigeants. Aidez cette jeu-
Si chacun s’empresse aujourd’hui de clamer « Je suis
Charlie », qui aura le courage demain de dessiner comme
le faisaient les artistes de « Charlie Hebdo » ?
par nicolas-jean brehon
N
ous sommes tous des Charlie ?
Ah oui, vraiment ? Personne
n’est Charlie. Charlie avait une
audace, une irrévérence, une liberté dont
j’use et abuse aujourd’hui, mais dont personne n’est à la hauteur. Car si c’était le
cas, toute la presse, nationale, européenne, mondiale, devrait publier les fameuses caricatures qui, sans nul doute,
ont été à l’origine de la vengeance meurtrière. Mais qui osera ?
Certes, on va tous se réunir pour une minute de silence, on va tous porter notre
badge « Je suis Charlie ». Le fameux soir,
des textos circulaient pour mettre des
bougies aux fenêtres. Même les Américains sont des Parisiens, pour l’heure, et
les symboles de cette bonne conscience
hypocrite, en publiant des dessins floutés.
Ces gestes de compassion ne doivent pas
faire illusion. Non seulement Charlie a été
lâché par de nombreux politiques, en son
temps, mais, demain, qui osera dire,
écrire, dessiner comme ces assassinés ?
Maintenant que tout le monde sait que le
premier qui le fait sera buté. Un jour.
Même dix ans après.
Ce n’est pas faire d’amalgame que dire
qu’il existe un terrorisme islamique. C’est
au contraire faire le partage entre le bon
grain et l’ivraie, entre les hommes de
bonne volonté et l’ivresse religieuse. J’espère être des premiers. Mais j’ai peur.
Peur de la terreur bien sûr, mais peur de
nos faiblesses surtout. Tellement limpides à l’examen des propos convenus des
officiels. « Acte terroriste », « Neutraliser
les criminels », qui relèvent de la psychiatrie, ajoutent même certains. L’affaire est
traitée comme s’il s’agissait d’une attaque
de bijouterie ou d’un attentat dans la rue,
voire d’une maladie mentale. Alors qu’il
s’agit d’une explosion d’un pilier de la démocratie. Il faut voir les choses en face.
Seul Philippe Val, l’ancien patron de Charlie Hebdo, a eu les mots justes sur BFM :
« Il faut apprendre à ne plus parler de la
même façon de tout ça. »
LA TERREUR IMPOSÉE DANS NOS TÊTES
Mais qui dira les mots ? Qui redessinera ?
Puisque la terreur, ou pire, l’autocontrôle,
s’est imposée dans nos têtes. Il y a deux façons de lire cet événement. L’intellectuelle et la déjantée.
La liberté de la presse est au fronton de
la Déclaration des droits de l’homme de
1789. Elle a été assassinée en 2015. Le
7 janvier 2015 à 11 h 28. A cette heure, des
Français ont tué ce que la France de 1789
avait su créer. Les auteurs du massacre
avaient sans doute d’autres lumières en
tête et avaient pour ressort un sens du sacré qui fait leur folie mais aussi leur force.
Face à une société qui n’en a plus.
Et puis, il y a la façon Charlie. Cette tuerie
a été commise par des Pieds Nickelés grotesques qui n’ont aucune idée de ce que
veut dire la liberté de la presse. Grotesques – qui perdent leur carte d’identité !
d’identité ? – mais armés. Rien à faire ce
matin, tiens, si on allait buter Cabu ?
Une idée pour conclure : changer le
nom de la rue Nicolas-Appert en rue Cabu
ou en rue Charlie-Hebdo. Un nom de rue,
ça conserve. p
¶
Nicolas-Jean Brehon est initiateur du
parcours du Paris arabe historique, créé à
la demande de l’Institut du monde arabe
nesse, humiliée qui ne demande
qu’à faire partie de la société.
Faire du bien est le plus beau des
profits. Chers puissants, vous
avez des enfants ? Vous les
aimez ? Que voulez-vous leur
laisser ? Du pognon ? Pourquoi
pas un monde plus juste ? C’est ce
qui rendrait vos enfants les plus
fiers de vous.
On ne peut pas construire son
bonheur sur le malheur des
autres. Ce n’est ni chrétien, ni juif,
ni musulman. C’est juste égoïste,
et ça entraîne notre société et notre planète droit dans le mur.
Voilà le travail que nous avons à
faire dès aujourd’hui pour honorer nos morts.
Et toi mon frère, tu as aussi du
boulot. Comment changer cette
société qu’on te propose ? En bossant, en étudiant, en prenant un
crayon plutôt qu’une kalachnikov. La démocratie a ça de bien
qu’elle t’offre des outils nobles
pour te défendre. Prends ton destin en main, prends le pouvoir.
JOUE AVEC LES RÈGLES
Ça coûte 250 euros d’acheter une
kalachnikov mais à peine 3 euros
pour acheter un stylo, et ta réponse peut avoir mille fois plus
d’impact. Prends le pouvoir et
joue avec les règles.
Prends le pouvoir démocratiquement, aide tous tes frères. Le
terrorisme ne gagnera jamais.
L’histoire est là pour le prouver.
Et la belle image du martyr marche dans les deux sens.
Aujourd’hui il y a mille Cabu et
mille Wolinski qui viennent de
naître.
Prends le pouvoir, et ne laisse
personne prendre le pouvoir sur
toi. Sache que ces deux frères sanglants ne sont pas les tiens, et
nous le savons tous. Ce n’était
tout au plus que deux faibles d’esprit, abandonnés par la société
puis abusés par un prédicateur
qui leur a vendu l’éternité…
Les prédicateurs radicaux qui
font leur business et jouent de
ton malheur n’ont aucune bonne
intention. Ils se servent de ta religion à leur seul avantage. C’est
leur business, leur petite entreprise. Demain, mon frère, nous
serons plus forts, plus liés, plus
solidaires. Je te le promets. Mais
aujourd’hui, mon frère, je pleure
avec toi. p
¶
Luc Besson est réalisateur, producteur et scénariste français.
GILLES RAPAPORT
Intellectuels, l’heure du réveil a sonné
Trop silencieux,
les chercheurs doivent
redonner enfin de la voix
par aurélie quentin
et stéphanie vermeersch
L
es manifestations un peu partout en France et dans le monde
montrent que des milliers de citoyens se sont endormis et réveillés
meurtris par cette tentative de repousser plus loin les limites de la connerie
humaine si ardemment combattue par
Charlie Hebdo. Ce carnage nous interpelle au même titre que bien des êtres
humains et citoyens.
Mais c’est en tant qu’intellectuelles
travaillant au sein du système académique français que nous réagissons
aujourd’hui. Ces faits sont une gifle qui
nous punit de notre disparition collective. Ils nous montrent cruellement à
quel point le rôle qui devrait être le nôtre dans la société n’a pas été tenu depuis plus de dix ans, quand les caricaturistes, eux, tenaient le terrain.
Nous n’avons pas su prendre notre
place dans le débat public. Elle nous a
simultanément été déniée par les sphères médiatique et politique ainsi que
par la destruction méthodique du système d’enseignement et de recherche à
travers ses réformes successives.
L’URGENCE D’UNE RÉACTION
L’acte de barbarie commis à la rédaction de Charlie Hebdo et certaines réactions haineuses qu’il a suscitées sont
aussi le produit d’une démocratie et
d’une société qui dysfonctionnent. Ils
viennent s’ajouter à la longue liste de
propos et d’actes nauséabonds. Ils révèlent notre incapacité à former des citoyens tolérants et convaincus de l’égalité de toutes et de tous. Notre rôle n’est
pas de pointer des coupables mais bien
de dire l’urgence d’une réaction collective pour comprendre comment un climat aussi délétère a pu se banaliser. Il
faut reconstruire un projet de société.
Les événements du 7 janvier nous
rappellent que la démocratie n’est pas
seulement un régime politique, c’est un
défi, une lutte, un bien public qui doit
être défendu. Non pas contre des ennemis fantasmés mais contre nos propres
faiblesses, nos propres limites, notre ré-
signation. L’abandon de certaines thématiques ou plutôt leur circonscription
à des cercles académiques fermés parce
que trop polémiques, trop complexes,
ou nécessitant trop de temps d’explication ont contribué au développement
de l’intolérance, à la simplification et à
la radicalisation des opinions.
C’est pourquoi nous appelons les intellectuels français et plus spécifiquement les membres de la communauté
universitaire, de recherche et d’éducation à tous les niveaux à prendre leurs
responsabilités pour imaginer les conditions de notre redéploiement afin de
retrouver une véritable utilité sociale.
Notre mission et notre engagement
personnel consistent à éduquer et à réfléchir sur le monde. Réinvestissons le
débat public. Mettons cette pédagogie
et cette capacité d’analyse au service de
la société tout entière. Réagissons et organisons-nous. Imaginons. p
¶
Aurélie Quentin est maître de conférences à l’université de Nanterre
Stéphanie Vermeersch est chargée
de recherche au CNRS
N¡ 5624
mardi 13 janvier 2015
Page 105
1181 mots
OPINIONS
La dŽmocratie fran•aise et rien d'autre
Les mouvements citoyens montrent que la France reste profondŽment attachŽe aux valeurs de la
RŽpublique. Pourtant, m•me les moments de communion et de cŽlŽbration massifs et rapides ne
suffisent pas ˆ nous rassurer pour demain. par Bernard Cohen-Hadad, PrŽsident du Think Tank
Etienne Marcel
L
es odieux attentats commis dans
les locaux de Charlie Hebdo,
dans la superette Casher, les sauvages assassinats ˆ l'encontre de civils et des personnels de police, sont
un choc indicible et une vŽritable
peine. Et les mots pour exprimer,
sans passion, ce que nous ressentons
ensemble et en paix sans nous attacher ˆ la la•citŽ, lutter contre
des mots, la simplification extr•me
des enjeux, la disparition de la notion
l'antisŽmitisme et garantir durable-
d'humanisme, le conservatisme de la
ment la sŽcuritŽ de tous.
pensŽe et la montŽe des violences
physiques font que le principe de la•citŽ, fondement de notre vivre ensemble, est devenu une peau de cha-
Nous ne sommes pas arrivŽs ˆ un tel
degrŽ d'obscurantisme par hasard.
Depuis des annŽes une partie de
notre sociŽtŽ a perdu ses rep•res. Le
grin voire une caricature. La France
d'espoir, quand il n'y a plus d'espoir
s'appelle l'espŽrance È Žcrivait JeanFran•ois Deniau. Les premi•res pen-
monde est ˆ l'envers. La notion de
doit retrouver, dans son espace public, les conditions du respect par
bien commun, le sentiment de
l'intŽr•t gŽnŽral sont devenus sus-
chacun d'une la•citŽ partagŽe, condition de l'ŽgalitŽ.
sŽes sont pour les victimes et leurs
familles. Dans un sursaut salutaire,
pects ou brocardŽs. Les partis politiques ont leur responsabilitŽ. Le res-
Le cancer de l'antisŽmitisme
tous les rassemblements du weekend ont su rŽunir l'Europe, la France,
pect des valeurs religieuses, philoso-
difficiles
ˆ
venir.
Ç La
volontŽ
une partie du monde, en un hom-
phiques ou morales ont ŽtŽ discrŽditŽs. Au nom de la tolŽrance, en rŽa-
mage Žmouvant, sinc•re et rŽconfor-
litŽ du laisser-faire, on assiste rŽgu-
tant. L'immense majoritŽ des
hommes et des femmes de notre
pays, quelles que soient leur origines,
leur religion ou leur philosophie,
quels que soient leurs engagements
li•rement ˆ un effondrement de pans
entiers de ce qui fait de la France une
terre de paix et d'Žpanouissement.
partisans ont voulu exprimer le refus
Les
des intŽgrismes destructeurs.
leurs r•gles moyen‰geuses
Une partie de notre sociŽtŽ a per-
Dans la mondialisation des rŽseaux,
les communautarismes dictent leurs
r•gles moyen‰geuses du repli sur soi
du ses rep•res
Les mouvements citoyens montrent
que la France reste profondŽment
attachŽe aux valeurs de la RŽpublique : la libertŽ, l'EgalitŽ, la FraternitŽ et la SolidaritŽ. Pourtant, m•me
les moments de communion et de cŽlŽbration massifs et rapides ne suffisent pas ˆ nous rassurer pour demain. Nous devons dŽsormais affirmer, avec force, avec vigueur, que
nous ne voulons pas vivre pas vivre
C'est-ˆ-dire une sociŽtŽ de progr•s.
communautarismes
dictent
et du jugement d'un Dieu exterminateur sur la terre. Ils grippent tous les
niveaux de l'espace public, national
ou territorial, mais aussi la vie associative et le monde de l'entreprise. Ce
qui Žtait, hier, cantonnŽ au domaine
intime ou privŽ est dŽsormais exhibŽ ou revendiquŽ au nom du droit ˆ
la diffŽrence et de la libertŽ. La crise
Žconomique n'explique pas tout. La
violence permanente des attitudes et
La lutte contre l'antisŽmitisme est
devenu une cause nationale. Le dire
est, dŽjˆ, reconna”tre un Žchec. Umberto Ecco avait cette belle formule
Ç la limite de la tolŽrance est
l'intolŽrable È. Depuis des si•cles
juifs et musulmans, les gens du Livre,
ont su se comprendre. Comment en
est-on arrivŽ lˆ ? Au moindre grippage d'une situation, dans nos villes
ou en dehors de nos fronti•res, le
cancer de l'antisŽmitisme ressurgit
au grand jour ou de mani•re rampante. Sur nos familles, nos enfants,
dans les rues, dans les Žchanges commerciaux, m•me dans la reconnaissance de ce que nous faisons pour
1
justifier promotions, mŽrites ou les
Les politiques carcŽrales aussi. Tous
Ensuite, nous ne lutterons pas seuls
bloquer.
les professionnels mettent en Žvi-
contre le terrorisme, qui cherche
dence que les prisons ne sont plus
avant toute chose ˆ dŽtruire. C'est-
l'Žcole du crime mais celle du fanatisme religieux. Au lieu de s'ouvrir,
les esprits se radicalisent et se
chargent de haine. Ç La libertŽ com-
ˆ-dire sans renforcer urgemment les
dispositifs d'informations et de renseignements avec nos partenaires
europŽens. Et en multipliant nos
Žchanges avec nos partenaires mon-
Comment peut-on encore accepter,
en France, la dŽlocalisation permanente de conflits armŽs qui nous sont
Žtrangers et qui se dŽroulent tr•s loin
de nous. Juifs pratiquants ou non,
militants ou non, nous ne pouvons
plus tolŽrer de voir remis en cause
mence o• l'ignorance finit È Žcrit
Victor Hugo.
notre attachement ˆ notre identitŽ,
Personne ne souhaite vivre dans un
ˆ notre pays la France, ˆ notre reli-
Etat policier. Mais quelle vie peut-on
gion celle de nos p•res. L'Islam n'a
jamais enseignŽ de torturer un jeune
avoir, en temps de paix, dans un pays
homme dans une cave, tuer des enfants ˆ la sortie d'une Žcole, sŽquestrer une famille parce qu'ils sont
juifs. Ces actions visent en rŽalitŽ ˆ
Žbranler nos principes dŽmocratiques et enterrer l'esprit des Lumi•res. Les rŽponses adaptŽes
existent. Elles passent par le dialogue, l'Žducation, l'instruction et la
connaissance. Et elles ne peuvent pas
faire l'impasse de la fermetŽ et d'une
soumis ˆ la loi de groupuscules terroristes ? Non, tirer sur des civils, des
gendarmes ou des policiers ne va pas
de soi. C'est pourquoi, il faut d'abord
valoriser l'action des personnels de
Police et de Gendarmerie. En terme
image, de formations, en moyens
matŽriels, humains et financiers.
Leur permettre d'exercer pleinement
leur mission c'est faire respecter
diaux. Enfin, quand arr•terons-nous
de crier ˆ la bavure, de souffler le
chaud et le froid, ˆ l'occasion de la
moindre arrestation de ceux qui bafouent nos lois et r•glements. La RŽpublique ne doit pas devenir une coquille vide. Sans la confiance en nos
institutions, tout combat est perdu
d'avance. Nous ne retrouverons pas
notre tranquillitŽ en multipliant les
lois de circonstances face ˆ ceux qui
veulent nous emmener sur le chemin
de la terreur, mais en affirmant avec
courage le seul choix qui vaille : la
dŽmocratie fran•aise.
Bernard COHEN-HADAD
lutte efficace contre l'insŽcuritŽ.
l'ordre rŽpublicain. Ces derniers jours
leur action, comme leur sacrifice, ont
ŽtŽ exemplaires, on ne l'a pas assez
Quelle vie dans un pays soumis ˆ
dit. D'autant qu'ils ont subi, ces derniers mois, des pertes dans la dignitŽ
PrŽsident du Think Tank Etienne
Marcel
la loi de groupuscules terroristes ?
et dans une indiffŽrence quasi gŽnŽrale.
par Bernard Cohen-Hadad
Les politiques de sŽcuritŽ, pŽriodiquement au centre du dŽbat public,
viennent de montrer leurs limites.
Parution : Quotidienne
Nous ne lutterons pas seuls contre
le terrorisme
Tous droits rŽservŽs La Tribune 2015
6E6A27758F60B90EB0110311B50DE10A7D457089056F0903CC51EFF
2
20 | les rassemblements du 11 janvier
0123
MARDI 13 JANVIER 2015
Qui est ciblé par le terrorisme ?
Déjouer l’idéologie meurtrière des djihadistes
impose de saisir les ressorts du fanatisme
« C’est un 11-Septembre culturel »
Selon le politologue Gilles Kepel,
ces attaques montrent que
nous sommes passés de l’ère
d’Al-Qaida à celle de l’Etat islamique
ENTRETIEN
D
eux jours après la Marche républicaine, qui a réuni plus de 4 millions
de personnes en France en hommage aux victimes des attentats
contre Charlie Hebdo le 7 janvier, à
Paris, et en région parisienne les 8
et 9 janvier, Gilles Kepel, professeur à Sciences Po et
auteur notamment de Passion française. Les voix des
cités (Gallimard, 2014), analyse le sens des manifestations de solidarité organisées en France contre le
terrorisme et pour la liberté d’expression, et décrypte la représentation du monde des djihadistes.
Que vous inspire la marche républicaine organisée ce week-end à Paris et en France ?
La marche est un sursaut vital de la société française, et de tous les peuples qui l’ont soutenue en envoyant défiler leurs dirigeants, contre un nouveau
type de terrorisme djihadiste, celui de Daech [organisation Etat islamique; EI], qui s’est infiltré par les
réseaux sociaux au cœur de l’Europe pour la détruire en déclenchant la guerre civile entre ses citoyens et résidents musulmans et non musulmans.
Dessinateurs « blasphématoires », musulmans
« apostats », policiers, juifs, sont les cibles de prédilection. La marche a senti ce défi mortel et a explicité un premier réflexe, massif, de résistance. Mais
Daech a identifié précisément des clivages culturels,
religieux et politiques, et s’est donné pour objectif
d’en faire des lignes de faille. Et il ne faudrait pas
sous-estimer le danger : une bataille a été gagnée
hier, mais il reste beaucoup à faire.
Comment reconstruit-on en France un pacte social après le 7 janvier ?
Si une large majorité de nos concitoyens de confession musulmane sont convaincus de la nécessité du
pacte républicain, d’intégration de l’islam à la culture
française, de même que juifs, chrétiens ou libres-penseurs ont construit ce processus historiquement, il
existe aujourd’hui un pôle d’attraction djihadiste
hostile à ce pacte. Toute la difficulté est de relativiser
les choses, sans amalgame, mais sans se dissimuler la
réalité. Et dans ce cadre-là, l’enjeu de dire les normes
sur ce que sont nos valeurs communes et ce qui est
inacceptable est essentiel. C’était le grand défi des manifestations du week-end : car si la société civile ne dit
ni ne fait rien, ce consensus peut s’effriter. La logique
du clivage civilisationnel structure la vision du
monde de Daech.
Français et Européens, mais aussi les musulmans,
doivent en avoir conscience, car ils sont les premiers
concernés. Et le véritable débat est de savoir comment renforcer un pacte social qui identifie ce clivage
comme un danger mortel et parvient à le contrer.
C’est la seule manière de surmonter une situation où
il faut le reconnaître, c’est l’Etat islamique et sa culture qui mènent le jeu – comme Al-Qaida le menait au
soir du 11-Septembre, avant d’être vaincue quelques
années plus tard. La tuerie de Charlie Hebdo, et de l’hypermarché casher de Vincennes, représente un remake culturel du 11-Septembre, selon les modes opérationnels qui sont désormais ceux de EI. Après le 11Septembre, il y a eu aux Etats-Unis une sorte de réar-
LE PROBLÈME DU
BLASPHÈME EST CENTRAL,
SURTOUT QUAND IL PORTE
SUR LA PERSONNE DU
PROPHÈTE, INCARNATION
DES VERTUS ISLAMIQUES
FAITES HOMME
mement moral au sens noble du terme : un nouveau
consensus sur les valeurs, mais aussi des dérives. Il
importe d’en tirer les leçons.
Ce « réarmement moral » a tout de même conduit
à des situations désastreuses (Irak, Guantanamo,
etc.) de la part des Etats-Unis. Quel peut être le risque négatif pour notre société ?
Justement, le défi, c’est d’éviter que la réponse maladroite à EI aboutisse à une polarisation de nos sociétés entre, d’un côté, la mouvance identitaire et
d’extrême droite qui apparaîtrait comme le défenseur de valeurs menacées et, de l’autre côté, une
prise en otage de type communautaire par des mouvements salafistes qui basculent vers le djihadisme.
La morale commune, c’est d’arriver à faire vivre ensemble des gens qui ont des cultures et des références différentes, mais pour lesquelles ce qui est commun l’emporte sur ce qui est clivant. Aux Etats-Unis,
on a vu que la projection de cette affaire s’est traduite par la « guerre contre la terreur ». Notre enjeu
est de ne pas tomber là-dedans.
L’émotion et l’horreur suscitées par le massacre
de Charlie Hebdo et la prise d’otages porte de Vincennes nous empêchent d’entrer dans la logique
des djihadistes. Pouvez-vous la reconstituer ?
La Weltanschauung (« vision du monde ») du djihadisme de l’ère Daech, qui tire les leçons de l’échec
politique d’Al-Qaida, a été formalisée dès la fin de
2004 par l’idéologue syrien Abou Moussab Al-Souri.
A l’époque d’Al-Qaida, un corpus complexe, peu diffusé, faisait le lien entre action armée djihadiste et
réinterprétation littéraliste des textes de l’islam.
Avec Daech, on passe au domaine de la source
ouverte et à la diffusion massive des manuels pour
l’action sur les réseaux sociaux, avec la volonté
d’inscrire celle-ci dans la lettre des textes sacrés. On
l’a vu avec la persécution des yézidis d’Irak dont les
hommes se sont retrouvés désignés comme des impies et massacrés ipso facto, et les femmes comme
des captives (esclaves sexuelles). La protestation que
cette pratique a suscitée jusque dans le monde musulman a contraint EI à recourir à l’un de ses « muftis on line » pour confectionner à partir du corpus
médiéval un recueil juridique fondé sur la charia
pour affirmer l’islamité de pareilles pratiques.
L’attentat contre l’hebdomadaire satirique commis par Chérif et Saïd Kouachi a été revendiqué
par Al-Qaida dans la péninsule Arabique (AQPA) et
le terroriste Amédy Coulibaly se réclamait de l’organisation Etat islamique, selon les sources. Y at-il des différences de méthode entre Al-Qaida et
EI ?
On est passé de l’ère Al-Qaida à l’ère Daech. Il y a une
concurrence entre des individus qui se réclament des
deux groupes, mais cela n’a globalement pas d’importance. La vidéo en ligne où Coulibaly justifie son
action est placée par lui-même sous les auspices d’EI.
On n’est plus dans l’ère d’Al-Qaida qui procédait selon
une structure pyramidale, avec un état-major planifiant et finançant dans le détail des attentats lointains
dont il missionnait les exécutants. Aujourd’hui, l’enjeu est l’« inspiration » en Irak ou en Syrie, voire au Yémen ou en Libye – et réinjectés dans l’espace européen. Le théoricien du djihadisme, Abou Moussab AlSouri l’avait prescrit il y a dix ans : mais ce qui l’a
rendu possible aujourd’hui, c’est le développement
massif des réseaux sociaux depuis lors, et des compagnies aériennes low cost qui mettent le champ de bataille djihadiste à portée de la bourse du tout-venant,
via Istanbul, en Turquie.
L’égorgement des pilotes syriens prisonniers, tout
comme l’attaque de Charlie Hebdo, le meurtre de la
policière de Montrouge ou la tuerie de l’hypermarché
procèdent de la même scénographie : on y retrouve le
noir de la voiture volée, la tenue blanche de Coulibaly
censée le faire ressembler à un combattant de l’époque du Prophète. Dans cette mise en scène, la distinction classique faite par les oulémas entre Dar al-islam
et Dar al-kufr (« territoire de l’islam » et « territoire des
infidèles ») est abolie. Le monde entier devient pour
EI le domaine de la guerre, Dar al-harb. Notre société,
Paris, sont maintenant autant de prolongations du
champ de bataille syrien… Wolinski et ses amis sont
des impies pour les djihadistes. Ils ont blasphémé le
Prophète. Al-Souri avait précisé, parmi les cibles à viser, les juifs – mais en dehors des synagogues – et les
SILIO DURT
apostats qui revêtent l’uniforme des impies. D’où les
meurtres de soldats, notamment d’origine maghrébine, perpétrés à Montauban par Mohamed Merah
avant qu’il s’en prenne à des écoliers juifs d’Ozar Hatorah. De même, l’assassinat délibéré du brigadier vététiste Ahmed Merabet boulevard Richard-Lenoir : terroriser tous les musulmans qui ne suivraient pas leur
voie.
La plupart des autorités et des pays musulmans
ont condamné la tuerie. Sur quoi se fonde le radicalisme qui, selon vous, caractérise l’ère de l’Etat
islamique ?
Dans la logique d’EI, l’« autre » se réduit au statut
d’impie ou d’apostat. L’espace de la cohabitation
complexe de l’islam traditionnel avec les « religions
du Livre » – le christianisme et le judaïsme, le zoroastrisme – s’est réduit dans la mentalité des djihadistes à l’affrontement contre les kuffar [« impies »]
d’autant plus qu’ils proclament que les pays occidentaux sont déchristianisés et ne peuvent plus
être comptés comme ressortissant des « religions
du Livre ». Pour eux, soit on est musulman à leur
manière, soit on mérite la mort. Leur salafisme absolu est en concurrence avec celui des Saoudiens qui
vendent à l’Occident le pétrole dont celui-ci fait la
base de sa puissance industrielle. Eux veulent détruire l’Occident hic et nunc.
Les autorités traditionnelles de l’islam sunnite
n’en imposent plus comme avant. Sont-elles en
perte de vitesse et d’influence ?
Dans l’islam sunnite, il y a une grande plasticité,
car il n’y a pas de hiérarchie cléricale qui autorise des
interprétations, contrairement à l’islam chiite. Chez
les sunnites, toute personne qui peut s’autoriser
d’une congrégation qui le reconnaît édicte de la
norme. Et elle le fera d’autant plus facilement à l’ère
de Twitter qu’elle se réfère littéralement et de manière simpliste aux injonctions des textes sacrés en
140 signes. C’est l’aboutissement paradoxal de la logique du salafisme. Là où le prédicateur Farid
Benyettou agissait en 2003 dans le 19 arrondissement de Paris en réunissant des individus à la sortie
de la mosquée dans un garage, aujourd’hui
l’oumma est virtuelle, universelle.
e
La violence djihadiste n’est-elle pas aussi réactive
à celle de l’Occident, aux attaques aveugles des
drones, à la torture pratiquée par les Américains
après le 11 septembre 2001 ?
Il est certain que le discours djihadiste se nourrit des
restes d’anti-impérialisme, de réactions aux interventions armées occidentales. A cet égard, il est significatif que les condamnés à mort de l’Etat islamique
soient revêtus des mêmes uniformes orange que les
détenus de Guantanamo. Mais, pour élargir la base de
recrutement du djihad, les islamistes doivent identifier l’adversaire comme le mal absolu. Ces groupes
djihadistes sont très minoritaires dans le monde musulman. Mais si ces dizaines de milliers de personnes,
face à plus d’un milliard d’individus, sont endoctrinées et armées, cela devient extrêmement efficace.
Beaucoup de commentateurs insistent sur les risques d’amalgame entre les islamistes et les musulmans en général. Vous dites pourtant que, sur
certains sujets, la sensibilité ne peut être que différente. Pensez-vous que les islamistes de l’ère
Daech puissent en profiter ?
Ces groupes ont besoin de frapper des cibles qui suscitent le plus de soutien. Il est certain que les caricatures du Prophète publiées dans Charlie Hebdo ont suscité dans le monde musulman une vague de protestation. C’est un fait social et culturel. Dans l’assassinat
des caricaturistes de Charlie Hebdo, nous voyons celui
de la culture française contemporaine. Mais, dans le
monde musulman, il est indéniable que le malaise
existe : certes, on y manifeste de la compassion pour
les victimes ; mais le problème du blasphème est central, surtout quand il porte sur la personne du Prophète, incarnation des vertus islamiques faites
homme. Celui qui s’est montré capable d’exécuter
ceux qui ont été désignés comme des blasphémateurs est donc susceptible d’attirer un courant de
sympathie plus large que celui qui commet un attentat aveugle dans une gare dont les victimes sont
« collatérales ». Là encore, la différence entre l’ère AlQaida et l’ère de l’Etat islamique est patente.
Il faut bien voir que, dans la pensée de Moussab AlSouri, l’objectif, c’est d’ouvrir un front en Europe
avec des guerres d’enclaves islamiques radicalisées
qui s’identifient à leurs héros et leurs défenseurs, et
face à cela une société qui surréagit. On se retrouve
ainsi dans une situation où nous avons des identitaires de chaque côté, qui ont la même grammaire,
mais dont le vocabulaire est différent. C’est ce qu’a
assez bien vu Michel Houellebecq dans son dernier
roman Soumission. p
propos recueillis par
gaïdz minassian et nicolas weill
¶
Gilles Kepel Politologue, professeur
à Sciences Po, spécialiste de l’islam.
Dernier ouvrage paru : « Passion arabe ;
Journal 2011-2013 » (Gallimard 2014).
N¡ 40087
jeudi 15 janvier 2015
1037 mots
FRANCE
ENTRETIEN. P. Christian Delorme, spŽcialiste du dialogue islamo-chrŽtien et
pr•tre du Prado dans le dioc•se de Lyon (1) : Ç Nous n'avons pas ŽtŽ ˆ la hauteur
du dŽfi de l'intŽgration È
EngagŽ de longue date dans le dialogue islamo-chrŽtien, le P. Christian Delorme constate que
les Fran•ais de confession musulmane se sont tenus ˆ l'Žcart de la manifestation nationale de
dimanche. Pour lui, le fossŽ s'agrandit dans la sociŽtŽ fran•aise.
Comment les ŽvŽnements de la
semaine derni•re retentissent-ils
chez les musulmans que vous
d'antisŽmitisme. De plus en plus de
juifs ont peur et pensent ˆ partir. Ce
Ce sentiment de ne pas •tre aimŽ est
prŽsent depuis longtemps. Jusqu'au
malentendu
connaissez ?
tragique. Il y a, de fait, un antisŽmitisme des banlieues qui enfle. Il faut
milieu des annŽes 1990, cette part de
la population fran•aise se dŽfinissait
judŽo-musulman
est
P. Christian Delorme : J'ai ŽtŽ frappŽ
qu'on accepte que nous ayons des
par la quasi-absence de nos conci-
sensibilitŽs diffŽrentes, des solidari-
toyens d'origine maghrŽbine dans le
formidable rassemblement de Lyon,
malgrŽ l'appel des responsables mu-
tŽs diffŽrentes. Le drame israŽloarabe ne doit pas dŽchirer la sociŽtŽ
sulmans. Les Žchos que j'ai eus venant de Paris sont semblables. Ma-
plexitŽ de ce conflit qui n'est pas aussi schŽmatique qu'on le dit. Il y a en
joritairement, la France musulmane
n'a pas rejoint la manifestation. Cela
Isra‘l plus de juifs qu'on le croit qui
sont solidaires des Palestiniens.
pose de graves questions. Plusieurs
m'ont fait part de leur peur de sortir :
ætes-vous inquiet ?
fran•aise. Il faut montrer la com-
plus comme maghrŽbine que musulmane ; l'islam Žtait peu visible, sans
revendication d'identitŽ. Depuis les
annŽes 1990, les courants musulmans vindicatifs, en rupture avec
l'Occident, atteignent notre population maghrŽbine. Sans les courants
du wahhabisme ou des Fr•res musulmans, la recherche d'une identitŽ
digne ne serait pas forcŽment passŽe
par l'islam.
L'incomprŽhension se situe aussi sur
Ç On est regardŽs de travers, on est
stigmatisŽs. È Beaucoup m'ont dit
aussi : Ç On ne se sent pas concer-
P. C. D. : Je suis inquiet parce que le
le registre culturel, et c'est le
fossŽ s'approfondit dans la sociŽtŽ
deuxi•me dŽfi. Nous n'avons pas per-
nŽs. Cette sociŽtŽ est hypocrite. Elle
fran•aise. Beaucoup de choses ont
•u que les populations qui ont grandi
avance en permanence des idŽaux de
fraternitŽ, de dŽmocratie, or nous
sommes sans cesse stigmatisŽs. On
doit toujours montrer qu'on est plus
rŽpublicains que les autres È, etc.
ŽtŽ rŽalisŽes depuis trente ans en
dans l'islam sont tr•s soucieuses de
pudeur, une valeur centrale dans
Il y a encore un sentiment tr•s fort Ð
et c'est tr•s inquiŽtant Ð d'inŽgalitŽ
de traitement en ce qui concerne les
musulmans et les juifs de France.
Plusieurs m'ont dit : Ç On transforme les journalistes de Charlie
Hebdo en hŽros de la libertŽ mais
mati•re de politique d'intŽgration, de
politique de la ville, mais nous
n'avons pas ŽtŽ ˆ la hauteur du dŽfi.
Rattraper cela sera tr•s difficile. Je
vois deux prioritŽs. La premi•re :
construire en France un rŽcit national o• chacun a sa place.
La France maghrŽbo-musulmane, qui
reprŽsente environ 10 % de la population, doit pouvoir dire : Ç Nous
l'islam. Elle fa•onne les mentalitŽs de
mani•re tr•s profonde. Or l'Occident
tient de son hŽritage grŽco-romain
d'•tre une sociŽtŽ du dŽvoilement
des corps. Beaucoup de jeunes de la
troisi•me gŽnŽration ont le sentiment de vivre dans une sociŽtŽ impudique.
Les dŽbats sur les caricatures du pro-
DieudonnŽ est un pestifŽrŽ. On peut
la passe par l'Žducation. Il faut
caricaturer les musulmans et les
mettre en valeur les grandes figures
ph•te sont un autre point important
d'incomprŽhension entre nous. Les
sociŽtŽs musulmanes sont des sociŽ-
chrŽtiens, on ne peut pas caricaturer
les juifs. È
maghrŽbines, les hŽros de l'histoire
du Maghreb qui ont un lien avec la
tŽs de la non-reprŽsentation, ˆ
l'inverse des sociŽtŽs d'Occident.
FranceÉ Les grands mŽdias ont un
r™le ˆ jouer.
Pour nous, les caricatures font partie
de l'histoire de nos libertŽs depuis le
Depuis 20 ans, je vois s'accentuer le
ressentiment ˆ l'encontre des juifs,
qui
aboutit
ˆ
des
actes
sommes de la nation fran•aise. È Ce-
XIX e si•cle. Elles ont contribuŽ ˆ la
dŽfense de nos libertŽs. Les musul-
1
mans, m•me quand ils ne sont pas
il y a eu un barrage. On ne peut plus
pratiquants, s'identifient ˆ leur reli-
en faire l'Žconomie. L'enseignement
gion. Ils ont une relation fusionnelle
du fait religieux, c'est justement une
prise de distance critique et intelli-
avec elle. Des soutiens actifs des rŽseaux terroristes soutenant les fr•res
Kouachi avaient un bon niveau
gente. C'est la seule mani•re de se
prŽmunir contre le fanatisme reli-
d'Žtude.
gieux. Malheureusement, une partie
Comment analysez-vous cela ?
de la classe politique est analphab•te
au plan religieux et habitŽe d'un fort
anticlŽricalisme qui n'est pas en
P. C. D. : Les connaissances ne suffisent pas ˆ dŽfinir un humanisme.
Nous avons besoin de remettre au
centre de l'Žducation notre culture
humaniste. Voilˆ plus de trente ans
qu'on dit que le fait religieux doit
•tre enseignŽ ˆ l'Žcole Ð RŽgis Debray
a fait un livre sur la question Ð, mais
phase avec la rŽalitŽ de la sociŽtŽ. Le
chantier est immense. La sociŽtŽ
fran•aise est conservatrice, elle
bouge difficilement. Mais quand il y
a des drames, elle est capable de sur-
par Chaland Christophe
saut. On l'a vu ce dimanche, m•me
si toute la France n'Žtait pas dans la
rue.
Parution : Quotidienne
Tous droits rŽservŽs La Croix 2015
Diffusion : 93 668 ex. (Diff. payŽe Fr.) - © OJD DSH 2013/
2014
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2
jeudi 15 janvier 2015 LE FIGARO
2
L'ÉVÉNEMENT
littéraire
LE CONTEXTE
L’attentat contre Charlie Hebdo mercredi 7 janvier
a reposé en France la question du droit à la satire
et de la liberté d’expression. Un débat dans lequel
Voltaire fait figure de précurseur. L’auteur
du Traité sur la tolérance, actuel best-seller
en librairies, s’est aussi illustré en prenant fait
et cause contre les injustices de son temps.
Ses biographies révèlent cependant que l’homme
avait aussi ses contradictions et ses petitesses.
Je ne suis pas
d’accord avec
ce que vous dites,
mais je me battrai
jusqu’au bout pour
que vous puissiez
le dire
Cette formule célèbre, longtemps attribuée à Voltaire,
n’a jamais été écrite ni prononcée par lui. L’Anglaise Evelyn Beatrice
Hall avoua au conservateur du Musée Voltaire de Genève
qu’elle en était l’auteur mais que cette phrase n’aurait jamais dû être
mise entre guillemets dans la biographie qu’elle consacra à Voltaire,
en 1906. Cette phrase était censée résumer la pensée de Voltaire
au moment de sa prise de position dans l’affaire Helvétius,
philosophe qu’il exécrait mais défendit pourtant au moment
de la parution de son livre De l’esprit , violemment attaqué à l’époque.
JACQUES DE SAINT VICTOR
G
AVROCHE avait beau
dire que si le peuple
français est ce qu’il
est, « c’est la faute à
Voltaire, c’est la faute
à Rousseau », le fait est que depuis
les récents attentats, c’est Voltaire
et non Rousseau qui triomphe. On
s’arrache depuis jeudi son Traité
sur la tolérance. 2015, année
Voltaire ? Ce ne sera pas la première fois que le philosophe de Ferney
incarne le combat contre l’obscurantisme. Un siècle avant le J’accuse de Zola, en faveur de Dreyfus,
Voltaire a symbolisé le pouvoir de
l’écrivain qui, par sa plume, s’est
levé contre ceux qui tentaient de
faire triompher les préjugés. Église
catholique, monarques absolus,
religion juive ou musulmane, il n’a
épargné aucun pouvoir établi. La
même raison qui en a fait le
premier « panthéonisé » de la
Révolution après Mirabeau explique pourquoi on se tourne aujourd’hui vers lui.
L’islamisme radical nous replonge dans un monde qu’on
aurait pu croire disparu en Occident depuis « le siècle de Voltaire ». Or, dès la révolution iranienne de 1979, il n’a pas fallu attendre
longtemps pour que l’esprit soit à
nouveau objet d’inquisition ; que la
religion l’emporte sur la liberté. La
fatwa lancée par les mollahs contre
Les Versets sataniques de Salman
Rushdie, à la fin des années 1980, a
d’abord surpris. En Europe, ce
genre de « condamnations judiciaires » émanant « d’autorités »
religieuses était oublié depuis les
pires heures de l’Inquisition espagnole. Bien avant que Voltaire ne
voie le jour. On s’interrogea. Fallait-il prendre vraiment au sérieux
cette fatwa improbable en Occident ? Par peur du « choc des civilisations », beaucoup, tout en soutenant l’auteur des Versets
sataniques, suggéraient de ne pas
« provoquer » les islamistes. On
espérait que les choses s’arrangent. Du respect des consciences à
l’acceptation du pire…
Car les « condamnations judiciaires » lancées par quelques
autorités religieuses, ici ou ailleurs,
n’ont cessé de se multiplier. Il y a
eu l’interdiction de la pièce de Voltaire, Mahomet, à Genève en 1993,
puis l’affaire Redecker, en 2006, où
il a fallu cacher un professeur de
lycée pour une tribune sur l’islam
parue dans Le Figaro, et maintenant l’atroce massacre contre
Charlie Hebdo, après un attentat au
cocktail Molotov en novembre
2011. À cette époque, certains bons
esprits étaient très loin de se
déclarer « Je suis Charlie ». Un
comique célèbre déclarait que
« “Charlie Hebdo”, ce n’est pas mes
copains » ; et certaines pétitions refusaient de s’apitoyer sur le sort du
journal, en considérant qu’il participait « en publiant des dessins
antimusulmans, à la confusion
générale », voire « à la lepénisation
des esprits ».
Trop d’aveuglement, de déni...
Il semble que, cette fois-ci, après
le bilan macabre des tueries, une
étape majeure soit franchie. Le
voile se déchire sur les menaces
de l’islamisme radical, et l’opinion ne veut plus céder aux intimidations univoques de certains.
Dans ce contexte, Voltaire redevient une boussole. Face à l’intolérance ouverte ou larvée, celui
qui préfigure « l’intellectuel »
avant la lettre a fixé la route :
l’ironie, la dérision, la remise en
cause du sacré sont les seules réponses à tous ceux qui brandissent les foudres du « blasphème »
ou de l’anathème.
Plus de deux siècles après la mort
de Voltaire, il n’y a plus de despotes
éclairés, ni de monarques absolus,
ni la Sainte Inquisition, ni, bien sûr,
les totalitarismes effrayants du
« court XXe siècle ». La tradition
s’était prise en Occident de respecter les œuvres de l’esprit, plus ou
moins raffinées, là n’est pas la
question. On connaît le mot du général de Gaulle, lorsque des serviteurs zélés lui proposèrent de poursuivre Sartre après le Manifeste des
121 en faveur de l’insoumission durant la guerre d’Algérie. De Gaulle
écarta cette intimidation judiciaire
en affirmant : « On n’emprisonne
pas Voltaire. » Mais notre société
procédurière a oublié cette évidence. Et l’intolérance est de retour.
Voltaire, ce « grand libérateur de
l’esprit », comme disait Nietzsche,
s’impose à nouveau.
Plus que tout autre, il symbolise
avec Zola la liberté d’opinion.
C’est peut-être même son premier
titre de gloire. On connaît le mot
cruel de Paul Valéry : si Voltaire
était mort à soixante ans, il serait à
peu près oublié aujourd’hui. Il n’a
ni la profondeur politique de
CHRONOLOGIE
21 NOVEMBRE 1694
Naissance à Paris
de François Marie
Arouet, dit Voltaire.
1734
Parution des Lettres
philosophiques.
1750-1753
Il s’installe à la cour
de Prusse.
Conseille Frédéric II.
1762
Affaire Calas.
Il réside alors
au château de Ferney.
1764
Affaire Sirven.
Parution
du Dictionnaire
philosophique.
1778
Retour à Paris
après vingt-huit ans
d’absence.
Meurt le 30 mai.
1791
Entre au Panthéon.
Il est le deuxième
après Mirabeau.
Bibliographie express
DE VOLTAIRE
Autodictionnaire Voltaire,
édité par André Versaille,
Omnibus, 621 p., 28 €.
Œuvres d’humour
(contes, théâtre, textes
philosophiques) de Voltaire,
présenté par Clémentine
Pradère-Ascione, Omnibus,
1 024 p., 26 €.
Traité sur la tolérance, de
Voltaire, « Folio », 143 p., 2 €.
Le Fanatisme, ou Mahomet
le prophète, tragédie
de Voltaire, Mille et une nuits,
142 p., 3,60 €.
Correspondance
de Voltaire,
13 volumes dans
la « Bibliothèque
de la Pléiade ».
Mélanges,
de Voltaire,
« Bibliothèque de la Pléiade »,
1 588 p., 50,50 €.
SUR VOLTAIRE
Romans et Contes,
de Voltaire, « Bibliothèque
de la Pléiade », 1 316 p., 52 €.
Voltaire, d’André Maurois,
« Cahiers rouges »,
Grasset, 245 p., 8,75 €.
Œuvres historiques,
de Voltaire, « Bibliothèque de
la Pléiade », 1 816 p., 60,50 €.
Voltaire en son temps,
de René Pomeau, Fayard,
2 vol., 1920 p., 110 €.
Portrait de Voltaire (1718). Copie d’après le tableau de Nicolas de Largillière.
COLL. MUSÉE DU CHATEAUDEVERSAILLES/RUE DES ARCHIVES/RDA
Rousseau ou de Montesquieu, ni la
puissance philosophique de Kant,
ni le génie romanesque de Laclos.
C’est avant tout un styliste hors
pair, comme en témoigne son immense correspondance qui a inspiré la plupart de nos grands écrivains, de Stendhal à Anatole
France, en passant par Flaubert.
Mais, à l’exception de quelques
contes philosophiques, comme
Candide ou Zadig, il faut bien dire
qu’on le délaissait. Il n’est ni Balzac, ni Stendhal. Qui consulte encore ses hagiographies du Roi-Soleil (Le Siècle de Louis XIV) ou
d’Henri IV avec son épopée en dix
chants à la gloire de la tolérance
(La Henriade) ? Et que dire de ses
pièces de théâtre, dont il était si
fier et qui sont presque toutes
tombées dans l’oubli, à l’exception
bien sûr de son Mahomet qui suscite un engouement biaisé.
En réalité, le philosophe de Ferney a forgé sa statue de commandeur en se lançant, sur le tard, à
près de soixante-dix ans, dans la
défense de victimes d’erreurs judiciaires, avec l’avocat Élie
de Beaumont. Il se mobilisa
d’abord pour le protestant Calas,
accusé par le parlement de Toulouse d’avoir assassiné son fils
parce qu’il s’était converti au
catholicisme. Il inondera l’Europe
de courriers pour sensibiliser les
grands au sort de cette famille de
protestants qu’il tenait, en privé,
pour des « imbéciles ». Et, miracle,
cette frénésie littéraire portera ses
fruits. Voltaire obtiendra de
Louis XV une pension pour la
veuve de Calas. Il récidivera avec
Sirven, le chevalier de La Barre, le
comte de Lally, etc. Courageux et
clairvoyant, il deviendra le symbole du combat de la raison contre
la barbarie. Et son message est
d’une très grande lucidité. Ne partageant nullement l’optimisme de
ses disciples comme Condorcet, il
est obsédé par la fragilité du processus de civilisation. Il sait,
comme il l’écrit dans ses Lettres
philosophiques, que « toutes les
académies de l’univers ne changeront rien à la croyance du peuple ».
Et il n’a pas pour la « vile populace » beaucoup d’estime. La gauche a même longtemps eu du mal
avec cet auteur qui fit l’éloge du
luxe (contre la frugalité spartiate
et républicaine de Rousseau) et
spécula dans le trafic d’esclaves.
Mais son combat pour la liberté
d’opinion lui vaut d’être entièrement pardonné. Il entendait
« écraser l’infâme », « Écrinf’ »,
comme il disait à propos des dog-
piétiné Le Franc de Pompignan, le
père naturel d’Olympe de Gouges.
Il utilisait l’abbé Morellet pour ses
croisades. « Mords-les » ! Musset a
parlé du « sourire hideux » de
Voltaire car le poète romantique
n’appréciait pas ce ton caustique
d’une star d’aujourd’hui - tout
sourire sur scène et impitoyable en
privé - qui a, selon lui, gâté l’esprit
français, jadis plutôt franc et généreux. Et lorsqu’un étranger lance :
« c’est un trait très français », notre
orgueil national croit y percevoir
un compliment. C’est au contraire
souvent une pique contre notre légendaire mépris « voltairien ».
Baudelaire écrivait dans Le Spleen
de Paris : « Je m’ennuie en France
car tout le monde y ressemble à
Voltaire. » Tout le monde ? Peutêtre ne faudrait-il pas confondre les
fils de Voltaire
avec ses « bâtards » à la HoOn entend aujourd’hui
mais. En 1992,
par fanatisme une folie religieuse,
l’écrivain John
sombre et cruelle. C’est une maladie Saul faisait paraître un livre
de l’esprit qui se gagne comme
intitulé Les Bâla petite vérole. Les livres
tards de Voltaire, dans lela communiquent beaucoup moins
quel il dénonçait
que les assemblées et les discours.
la dictature de la
VOLTAIRE, ARTICLE « FANATISME »
raison en OcciDANS QUESTIONS SUR L’ENCYCLOPÉDIE, 1771.
dent à travers le
triomphe d’une pensée managériames. Et il le reconnaît : « Je fais la
le déshumanisée. Il y voyait le fruit
guerre. » Dans ces conditions,
des héritiers abâtardis de la sèche
qu’importe qu’il n’ait jamais proraison voltairienne. Il n’avait pas
noncé la phrase fameuse laissant
entièrement tort. Triste époque,
croire qu’il se ferait tuer pour laisconfrontée aux derniers attentats
ser à son adversaire le droit de s’exislamistes, qui nous ramène à des
primer. La belle blague !
questions hélas trop simplistes.
Voltaire était à l’opposé de ce
Faut-il aujourd’hui se résigner à
beau procédé libéral. Il était prêt à
n’avoir d’autre choix que d’être les
tous les mauvais tours pour pourbâtards de Voltaire ou ceux de la
fendre ses adversaires. Il a persébarbarie ? ■
cuté Rousseau, humilié Fréron,
LE FIGARO
jeudi 15 janvier 2015
CHAMPS
LIBRES
IDÉES
15
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UN CANDIDE
À SA FENÊTRE.
Régis Debray.
Gallimard, 391 p., 21 €.
CHRONIQUE
Éric Zemmour
[email protected]
R
égis Debray file un mauvais coton. Déjà, il y a
quelques semaines, il
avouait dans un texte bref
mais saignant son incompatibilité farouche avec le
libéralisme et l’économisme de la gauche au pouvoir. Il récidive en ce début
d’année nouvelle avec un texte plus ample, plus charnu, chroniques jetées dans
un savant désordre, qui lui permettent
de revenir, au gré de l’actualité, de ses
voyages, ou de ses lectures, sur la France
qui s’affaisse et s’efface dans un monde
qui le hérisse. Jeune homme, il fut un
héros de Stendhal, ou plutôt d’Alejo
Carpentier, fringant révolutionnaire rêvant de renverser l’ordre établi ; il
vieillit en personnage de Flaubert, revenu de tout et surtout de ses illusions romantiques, regrettant moins ce qu’il
avait fait que ce qu’il n’avait pas fait,
rencontrer ses contemporains les plus
brillants par exemple, de Pompidou à
Malraux, en passant par Romain Gary ou
Jean Giono, pour des mauvaises raisons,
c’est-à-dire pour de trop bonnes,
croyait alors le jeune homme dogmatique et un brin sectaire qu’il était :
« Quand je fais la liste, et elle est longue,
des personnes que je ne me pardonne pas
de n’avoir pas voulu côtoyer, interroger,
fréquenter – idéologie oblige -, je m’entends dire, in petto, que j’aurai été, le plus
clair de ma vie, un sacré con. »
Le jeune con a grandi, mûri, compris.
L’échec des révolutions exotiques l’a ramené à la France. Une France qu’il aime
à l’ancienne, comme on ne sait plus :
de la Réaction les maîtres à penser de la
gauche divine : « Conseil aux apprentis
Spartacus : commencez par vous tenir
sous la couette. Gardez-vous pour vos
vieux jours. Faites-vous d’abord titulariser. Voyez comment Sartre, Foucault,
Bourdieu, Blanchot et tant d’autres phares de l’intelligence sont venus à l’extrême
gauche comme au démon de midi. Pour
rattraper le temps perdu, ils ont mis les
bouchées doubles. » Il ose brocarder
l’exploitation à outrance de l’image de
Mandela, « remarquable chef terroriste,
devenu sur le tard grand-papa gâteau »,
à la fois par les dirigeants occidentaux
Debray lit les anciens, se délecte
(« destin final de ce
grand Noir à la redes plus sulfureux, reconnaît
traite : laver plus
la prescience prophétique
blanc les vilains ped’un Arnold Toynbee sur la révolte du
tits Blancs du premonde »),
« panislamisme » ou le génie littéraire des mier
autant que par la cavieilles canailles Morand et Chardonne
marilla noire au
pouvoir en Afrique
du Sud (« maffia de malandrins, avec ses
on assiste en Europe même où se dire cibidonvilles à vau-l’eau et ses mineurs sutoyen commence à faire vieux jeu ?... » Et
rexploités »). Il ne lâche pas ses cibles
puis, quelques pages plus loin : « Les
habituelles, « le journalisme épiscoFrères musulmans vont bientôt mettre
pal », qui passe son temps à prêcher plus
l’intelligentsia occidentale devant la
qu’à informer, et l’avilissement du pou“réalité rugueuse à étreindre” (Hegel),
voir sous Sarkozy, « la République en
mais, en attendant, notre petit monde
marcel », offrant et désacralisant son
s’en donne à cœur joie dans Shéhérazade
corps de roi dans la souffrance du sportif
et le tapis volant. Il devra bien toucher
en maillot.
terre un jour. »
Bien sûr, Debray ne renie pas tout ce
C’est dans les vieux pots qu’on fait les
qu’il a aimé ; ne brûle pas tous ses vaismeilleures soupes. Debray lit les anseaux. Il a encore des amis dans la liciens, se délecte des plus sulfureux, regne, qui le rattrapent par la manche
connaît la prescience prophétique d’un
dans le « camp du bien », vivants comArnold Toynbee sur la révolte du « pame Christiane Taubira ou défunts comnislamisme » ou le génie littéraire des
me Jorge Semprun. Sa sincérité n’est
vieilles canailles Morand et Chardonne :
nullement en cause, mais ses dilections
« très goûteux et très dégoûtant… le
maintenues paraissent désormais sauculot, le sans-gêne des deux moralistes
grenues, comme des queues de comète
joyeusement immoraux… ». Il brocarde
d’une planète disparue. L’ancien révomême avec des audaces de fieffé hussard
« Pour aimer la France, disait Simone
Weil, il faut sentir qu’elle a un passé. »
Debray a fait le chemin inverse de nos
éminences bien pensantes qui ont fini, à
force de bons sentiments, par ramener
en France des révolutions exotiques.
« Et si la condition libanaise était la
condition humaine de demain chauffée à
blanc ? (…) Et si ce qu’on avait cru derrière nous était en réalité devant : le clan, le
fief, la famille ? Et si la tribu était la glissade du post-moderne ? La glissade de
l’État-nation à l’ethnie, de la citoyenneté
à la communauté, n’est-ce pas ce à quoi
lutionnaire est devenu depuis longtemps une des plus hautes et brillantes
figures de réac magnifique. Il en a les
convictions, la culture, le style, et
même ce brin d’aigreur d’atrabilaire
qui couronne le tout. Mais il ne l’assumera jamais tout à fait. C’est sa coquetterie, son clin d’œil à sa jeunesse. Son
goût ultime pour les compromis, venu
au radical-socialisme sur le tard. Il a
encore des prudences matoises de jeune ambitieux qui craint la puissance de
feu du qu’en dira-t-on médiatique :
« Entre le nouveau matriarcat d’Occident et la remontée du pouvoir mâle à
l’Orient (pas un ministre femme dans le
gouvernement du Hamas), celui ou celle
qui rêve de marier l’Occident à l’Orient
ne peut s’empêcher de rêver à un point
d’équilibre… une transaction sur le fil…
Incorrect. Changeons de sujet. »
On a envie de lui murmurer à
l’oreille : cher Régis, ce point d’équilibre
a existé ; il s’appelait le patriarcat d’Occident. Patriarcat hérité de Rome, mais
adouci, féminisé, par le christianisme.
Autorité du père, mais sans enfermement des femmes, avec monogamie et
égalité des héritages. Mais ce patriarcat
mesuré a été saccagé et est désormais
objet d’opprobre. Mais comme dirait
Debray : incorrect. Changeons de sujet.
Un véritable écrivain écrit toujours le
même livre et jamais le même. Un candide à sa fenêtre est une nouvelle pierre
dans son superbe chemin de Damas. Régis Debray est trop lucide pour ne pas
voir que la gauche est morte, et plus
profondément que le monde accouché
par les progressistes depuis deux siècles
est cul par-dessus tête ; mais il se croit
trop vieux pour assumer les nouveaux
affrontements à venir, qui lui feraient
coudoyer d’anciens ennemis héréditaires. Il reste ainsi entre deux eaux, immobile sur son gué, spectateur désengagé. ■
' !&
TÊTE À TÊTE
Charles Jaigu
[email protected]
C
et homme a l’œil rieur,
même si les temps sont
endeuillés. Ces jours-ci,
il court de médias en médias en costume cravate.
Car il est de ces musulmans des lumières qu’on s’arrache entre le Flore et le Café de la Paix. À lui
seul un condensé de cet islam de France
qui reste pour l’essentiel un islam en
chambre. Il a publié récemment un gros
livre intitulé L’Érotisme arabe, où il affirme que les préliminaires ont été inventés en terre musulmane. On est
d’emblée bien prédisposé à son égard.
Même si cet Islam de Shéhérazade
n’existe pour le moment que dans les
rêves iconoclastes des trop peu nombreux lecteurs d’Averroès.
Malek Chebel est né en 1953, dans
une Algérie encore française. Il a été
élevé par les instituteurs. « Ma vraie religion, c’est l’école républicaine », nous
dit-il. Chebel n’est pas un croyant fervent. « Je garde mon libre arbitre », nous
confie-t-il. Il fait partie de ces personnalités qui ont grandi au croisement de
l’islam et des lumières. D’autres sont
sortis de ce moule hybride, à la jointure
de la présence française et des premières indépendances. Nous les avons
croisés dans cette chronique : le Séné-
galais Souleymane Bachir Diagne, remarquable philosophe, qui démontre
texte à l’appui que le Coran n’est pas un
système clos, ou Faouzia Charfi, qui enseigne la physique théorique en Tunisie
et a participé au premier gouvernement
de la révolution dite « de jasmin ». Elle
nous avait annoncé avec courage la résistible ascension des fondamentalistes
dans son pays. Malek Chebel, lui, a
d’abord étudié en arabe à l’université
de Constantine, puis il s’est transporté à
Paris. « Je suis un francophone accidentel
et un arabophone contrarié », résume-til. Il a étudié la psychanalyse avec Jean
Laplanche – grand ponte du freudisme – et multiplié les thèses, jonglant
avec les « ismes » et les sciences humaines. Non sans parfois verser dans un sabir analytique compris de lui seul. Mais,
depuis quinze ans, il est avant tout
laïque de combat. En 2004, lors du débat sur le voile, il militait pour cette loi,
affirmant « entre le voile et l’école, je
préfère l’école ».
« Je n’ai jamais cherché à occuper une
place à l’intérieur de l’islam : ce qui m’intéresse, c’est la marche des idées. Je suis
avant tout un militant fou de la raison »,
nous annonce-t-il. Un fou de la raison
en accepte les excès, et cette passion
française pour le blasphème – rage rentrée à l’égard d’une institution ecclésiastique dont on ne se souvient plus
aujourd’hui combien elle pesait sur tous
les aspects de la vie. « Je défends le droit
au blasphème en France, je n’en parle pas
dans les pays musulmans, ce n’est pas la
peine de créer de désordres inutiles », re-
F. BOUCHON/LE FIGARO
veut
Chebel
« fendre la mer
gelée en nous »
et entreprendre
« la déconstruction
de l’être-arabe ».
Car un pays
qui « n’accepte pas
la transgression
ne peut pas
évoluer »
connaît-il. Un propos roué, qui montre
une partie de son embarras. « La liberté
d’expression est absolue, mais cela n’exclut pas le talent qui trouve le moyen de
provoquer sans heurter », nuance Chebel. Est-ce à dire que le talent suppose
une dose d’autocensure ? Chebel s’en
tire par une habile pirouette : « On
s’autocensure tout le temps ! Regardez la
psychanalyse, elle nous montre qu’il n’y a
pas de civilisation sans censure, sans refoulement de nos désirs. » C’est vrai,
mais en France le blasphème est
consubstantiel à la liberté d’expression.
Ainsi, pour illustrer la définition du
mot, Le Petit Robert, vénérable institution de la langue française, cite cette
phrase de Renan : « Le blasphème des
grands esprits est plus agréable à Dieu
que la prière intéressée de l’homme vulgaire. » Chebel, lui aussi irrévérencieux, s’en accommode : n’a-t-il pas été
l’un des premiers à soutenir le philosophe Robert Redeker qui a fait l’objet
d’une quasi-fatwa pour une tribune publiée en 2006 dans Le Figaro ?
Reste que la solitude du musulman
voltairien est grande. Pour qu’un islam
de France émerge, il faudrait que ceux
qui le représentent osent pointer du
doigt les intégristes de leur camp. « Les
imams sont ainsi car ils n’ont pas
confiance en eux. Et cette confiance leur
manque car ils n’ont pas de légitimité.
C’est pour cette raison que je me bats
pour faire émerger une autorité démocratiquement élue, comme le consistoire
juif. C’est l’élection qui donne le charisme », avance Chebel. Une idée à laquelle s’était attelé Nicolas Sarkozy, en
2003. Pour finalement échouer. « J’ai
suivi de près la grande épopée des ministres de l’Intérieur, depuis Joxe jusqu’à
Sarkozy, se souvient-il, elle s’est fracassée sur la communauté musulmane ! »
Il y a quelques années, il a publié une
traduction du Coran, « un travail de dix
ans ». Depuis, ses propos sont mieux
acceptés dans les milieux religieux.
L’Arabie saoudite l’a même très officiellement invité à un pèlerinage à
La Mecque. « Je suis traduit en quinze
langues, j’ai de l’influence partout, y
compris dans les pays arabes », fanfaronne-t-il gentiment, en ajoutant que
« les jeunes filles viennent me baiser la
main pour me remercier de ce que je dis
sur la femme musulmane ».
C’est en effet la spécialité de Chebel.
Il l’aborde dans un livre intitulé L’In-
conscient de l’islam, où il traite en érudit de la structure du harem. Son
grand-père était bigame. Son père ne
l’était déjà plus. Mais il se souvient
d’avoir été, jeune homme, entouré
d’une noria féminine le comblant d’affection. Il évoque avec émotion « toutes ces poitrines de femmes, leur chair,
leur peau, leur tendresse ». Selon lui,
cette hypervalorisation du garçon est
la cause du machisme pathologique de
l’homme et de la femme arabes. La société patriarcale européenne, aujourd’hui démantelée, était en effet du jus
de chaussette face au modèle musulman, beaucoup plus épicé. Citons ce
passage surprenant : « Tout-puissant,
le petit enfant arabe ? Tous les indices le
laissent entendre, à commencer par la
valorisation excessive de son pénis, tantôt embrassé, mordu, titillé, sucé, caressé, ou happé par l’amour incandescent des femmes » ! Chebel nous
regarde, rieur, et nous confirme que
cela faisait partie des mœurs. On comprend qu’il ne reste après tout ça que
l’illusion d’une « toute-puissance masculine », une « addiction au paradis de
l’enfance, et une immaturité affective ».
L’histoire ne dit pas si les djihadistes
ont, d’une façon ou d’une autre, été
imprégnés de ce machisme-là.
Peu orthodoxe, cette psychanalyse
du mâle musulman a pour ambition de
rompre avec le « harem mental » qui cadenasse, selon l’auteur, « l’inconscient
culturel de l’islam ». Chebel veut « fendre la mer gelée en nous » et entreprendre « la déconstruction de l’être-arabe ».
Car un pays qui « n’accepte pas la transgression ne peut pas évoluer ». Rien de
moins. Un milliard huit cents millions
de musulmans à transformer du tout au
tout. Les révolutions arabes ont mis en
mouvement quelque chose. Il a une
chance : à Tunis et au Caire, certains
l’écoutent. ■
L’INCONSCIENT
DE L’ISLAM
Malek Chebel
CNRS Éditions,
120 p., 15,90 euros.
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4 | france
0123
JEUDI 15 JANVIER 2015
Pourquoi un Patriot Act à la française est impossible
Une bonne partie de la sécurité de la France ne dépend plus de Paris mais de Bruxelles
Q
uelques heures, à
peine, après la tuerie
perpétrée, mercredi
7 janvier, dans les locaux de Charlie Hebdo,
le mot « Patriot act » apparaissait
déjà dans les échanges informels
entre certains conseillers présidentiels et ministériels sur les
conséquences politiques d’une
telle violence pour le pays. Cette
loi, votée aux Etats-Unis, dans la
foulée des attentats du 11 septembre 2001, donnait, notamment,
tout pouvoir au monde du renseignement face au judiciaire. Le
deuxième pilier du « Patriot act »
consistait à réviser en profondeur
le contrôle des frontières de manière à empêcher la menace de
rentrer sur le sol américain.
Quatre jours après le dénouement d’une crise qui a fait vingt
morts (dont les trois terroristes),
Manuel Valls a livré, mardi 13 janvier, devant les députés, une première réponse visant à mieux protéger le pays du terrorisme. Son intervention a montré que la France
n’était pas en mesure de dupliquer
une forme de « Patriot act » à
l’américaine car une bonne partie
de sa sécurité ne dépend plus de
Paris mais de Bruxelles et de ses
partenaires occidentaux.
M. Valls a ainsi prié, avec insistance, les parlementaires européens d’adopter le système sur les
échanges de données des passagers européens dit « PNR » (Passenger name record). « J’appelle solennellement le Parlement européen à prendre enfin toute la mesure de ces enjeux, et à voter,
comme nous le lui demandons depuis deux ans, avec l’ensemble des
gouvernements, ce dispositif qui est
indispensable », a-t-il lancé avant
d’en souligner l’urgence, « nous ne
pouvons plus perdre de temps ».
« Droits fondamentaux »
Fin novembre, le Parlement européen a gelé l’accord conclu avec le
Canada dans l’attente d’un avis de
la justice européenne, montrant
ainsi sa défiance envers cet instrument réclamé pour lutter contre les djihadistes. Il a été accepté,
sous conditions, en 2012, avec les
Etats-Unis. Les données « PNR »
comportent des informations sur
les passagers aériens, noms, dates
et itinéraire du voyage, adresses,
numéros de téléphone, moyens
de paiement, numéro de carte de
crédit et de siège ainsi que des éléments sur les bagages.
La commission des libertés civiles, de la justice et des affaires in-
LES CHIFFRES
30
voix contre le « PNR »
En avril 2013, au sein de la commission des libertés civiles du
Parlement européen, la proposition de création d’un fichier
commun des données des passagers aériens (PNR, pour « passenger name record »), présentée en 2011 par la Commission
européenne, a reçu 30 voix contre et 25 pour.
500 000
inscrits sur la « no fly list »
Un demi-million de personnes
du monde entier sont inscrites
par les autorités américaines sur
la liste d’interdiction de séjour
sur le sol américain, appelée la
« no fly list ».
une lutte plus efficace contre le terrorisme aurait dû mentionner la
question centrale du renseignement. Le silence du premier ministre illustre la situation de porte-àfaux dans lequel se trouvent les
Etats-membres. Si le président du
conseil italien Matteo Renzi a souhaité, vendredi 9 janvier, la « création d’une agence européenne du
renseignement », ses partenaires
ne veulent pas en entendre parler.
Ils ont fait inscrire, en 2007, dans le
Traité de Lisbonne, que cette matière relevait de la stricte souveraineté nationale.
térieures du Parlement européen
a expliqué, le 21 février 2014, les
raisons de cette méfiance dans
son rapport d’enquête sur « l’incidence des programmes de surveillance de la NSA et des Etats
membres sur les droits fondamentaux des citoyens européens ». Selon elle, « les mesures de sécurité,
notamment dans le cadre de la
lutte contre le terrorisme, doivent
s’inscrire dans l’Etat de droit et respecter les obligations en matière
de droits de l’homme, y compris
celles qui ont trait à la vie privée et
à la protection des données ».
Les traités relatifs aux transferts
de données personnelles ou financières européennes vers les
Etats-Unis sont jugés « dépassés »
par la commission. « Le cadre juridique des Etats-Unis en matière de
protection des données, dit-elle, ne
garantit pas à un niveau adéquat
les citoyens de l’Union européenne ». Pour cette commission,
souvent en pointe sur le terrain
des libertés, les quinze dernières
années d’antiterrorisme ont vu
surgir des « programmes de surveillance [qui] constituent une
nouvelle étape vers la mise en
place d’un Etat ultra-préventif
s’éloignant du modèle du droit pénal en vigueur dans les sociétés démocratiques ». Pour les rapporteurs de l’enquête, « un mélange
d’activités de répression et de renseignement avec des garanties juridiques floues et affaiblies allant
bien souvent à l’encontre des freins
et contrepoids démocratiques se
substitue à la loi ».
De dépit, M. Valls a annoncé que
la France lancerait son propre système « PNR » en septembre avant
d’appeler aussi l’Europe « à une
plus forte contribution aux opéra-
« Schengen
est une affaire
européenne,
ce n’est pas un
problème, c’est
la solution »
GILLES DE KERCHOVE
coordinateur européen
de la lutte antiterroriste
tions militaires menées par la
France contre le djihadisme au Sahel ». Interrogé par Le Monde,
Gilles de Kerchove, coordinateur
européen de la lutte contre le terrorisme, a soutenu la demande de
M. Valls sur le « PNR » mais rappelé que « l’Europe fait déjà beaucoup pour le Sahel avec des centai-
nes de millions d’euros pour le développement » qui ont un impact
sur la sécurité des pays en les stabilisant. Bruxelles dépense aussi,
dit-il, « des dizaines de millions
d’euros pour soutenir les polices et
les armées régionales ».
Enfin, si le Premier ministre ne
l’a pas évoqué directement, le contrôle des entrées et sorties dans
l’espace Schengen, au sein duquel
26 Etats européens ont déclaré la
totale liberté de circulation, soustend le débat. Paris reproche aux
frontières extérieures d’être poreuses. « Schengen est une affaire
européenne, ce n’est pas un problème, c’est la solution, répond M.
de Kerchove. C’est le cadre dans lequel on doit bâtir cette sécurité
européenne en harmonisant tout
d’abord les indicateurs de risque. »
Pour être complète, la liste de
M. Valls des moyens nécessaires à
« Renforcer l’existant »
Interrogé par Le Monde, Jean-Paul
Laborde, directeur du Comité contre le terrorisme au Conseil de sécurité des Nations unies, constate
également que « les Etats ont chacun leurs méthodes et privilégient
la coopération bilatérale » en matière de renseignement. Ce qui
compte, ajoute-t-il, « c’est qu’ils
mettent cette menace au premier
rang de leur travail national de
renseignement. Ne serait-il donc
pas plus judicieux, si cela est nécessaire, de renforcer les structures
existantes plutôt que d’en créer de
nouvelles et d’ajuster leurs méthodes de travail aux menaces actuelles. (…) Personne n’a le monopole
de la lutte contre le terrorisme,
mais tout le monde doit faire face
à ses responsabilités ». p
jacques follorou
et franck johannès
« L’islam doit s’imprégner de la réalité de la société »
Le socialiste Julien Dray regrette qu’une partie de la population des quartiers ne soit pas descendue dans la rue dimanche
ENTRETIEN
J
ulien Dray, vice-président PS
du conseil régional d’Ile-deFrance et proche de François
Hollande, appelle la gauche à
mener une « bataille idéologique » pour promouvoir les valeurs républicaines.
Vous avez fondé SOS-Racisme
et organisé beaucoup de manifestations. Qu’est ce qui était
différent dimanche ?
Ce qui est fort, c’est que ceux qui
doutaient de la France républicaine capable de se mobiliser, ceux
qui, commercialement ou intellectuellement, menaient le débat politique sur le déclin, ont eu une réponse qui dépassait les espérances. Le monde a été surpris de la façon dont la France s’est ressaisie.
Avez-vous trouvé le cortège représentatif de la société ?
C’est difficile d’avoir une vision
globale. D’abord une remarque :
on a tellement décrié les jeunes,
soi-disant peu intéressés par la
chose publique. Et là d’un coup, on
a retrouvé la jeunesse que j’aime,
mobilisée, concernée, fraternelle.
L’avenir du pays se joue là. En revanche, on n’a pas vu dans la manifestation l’ampleur de la diversité de la société.
J’ai le sentiment qu’il y a des gens
qui, au dernier moment, n’ont pas
franchi le pas en allant jusqu’au
bout de leur dénonciation et en
descendant dans la rue. Ceux qui
dans les dernières heures ont fait
campagne sur le thème « Nous ne
sommes pas Charlie » ont pesé sur
cette hésitation. Il faut qu’on combatte pied à pied les arguments qui
ont creusé cette hésitation.
Quels sont-ils selon vous ?
Il y a deux personnes qui ont dit
ça en premier : Jean-Marie Le Pen
et Tariq Ramadan. Le premier
n’avait de toute façon pas sa place
dans cette manifestation. Le second a donné le sentiment à un
certain nombre de familles, dans
les cités notamment, qu’elles ne
devaient pas se mélanger, qu’elles
ne devaient pas être là. On a vu
cette argumentation sur Internet
puis dans certaines classes : « Ils
nous ont provoqués » ; « Ils ont caricaturé notre Prophète » ; ou,
plus grave encore : « Puisqu’ils
font les caricatures, on a le droit de
faire nos quenelles. » Là, il y a une
bataille idéologique qui doit se
mener. Sans ultimatum mais
sans complaisance.
La gauche a-t-elle les armes
pour mener ce débat ?
Nous avons un joyau qui s’appelle la laïcité. La laïcité, c’est la séparation de la sphère publique et
de la sphère privée, et la volonté
que la religion reste dans la seconde. Mais la République discute
avec les cultes et ne peut pas les
ignorer. Quand une religion
comme l’islam apparaît comme
une composante majeure de la République, elle doit s’imprégner de
la réalité de la société française. Il y
a un dialogue respectueux mais
nécessaire pour moderniser et
faire évoluer cette religion. Si l’islam reste dans une théologie du
prosélytisme dans un monde qui
ne peut pas le supporter, il y aura
conflit. Ce n’est pas faire injure à
l’islam ou la désigner à la vindicte
populaire que de lui demander de
mener ces débats nécessaires.
On a aussi beaucoup entendu
« la crainte de l’amalgame »…
Il y a besoin de lever l’ambiguïté
qui se crée autour de cette formule. Evidemment, il ne faut pas
d’amalgame, ni d’injonction à
l’égard des uns plus que des
autres. Nous sommes tous les
égaux les uns des autres. Mais il
ne faut pas non plus que la notion
d’amalgame soit un prétexte
pour rester à part et ne pas se mé-
langer. Attention à l’argumentaire spontanément victimaire.
Le dialogue n’a pas été suffisant
avec cette partie de la société ?
On pourra avoir tous les systèmes de répression mais si on veut
éradiquer cette violence djihadiste, on a besoin d’une société totalement mobilisée. Une part importante de la bataille se joue dans
un certain nombre de cités. Il faut
éviter les mots qui blessent et qui
empêchent la discussion, servant
d’alibis pour ne pas répondre aux
questions posées. Mais il faut dire
la vérité. Il y a par exemple un antisémitisme nouveau qui existe. Et
ceux qui ont expliqué qu’ils ne venaient pas dimanche à cause de la
présence de Benyamin Nétanyahou en tête de la manifestation,
ont oublié qu’il y avait au même
moment Mahmoud Abbas. Ils
étaient plus palestiniens que les
Palestiniens eux-mêmes. En ce
sens, quelle belle leçon ont donné
nos amis kurdes en descendant
dans la rue, malgré la présence du
premier ministre turc.
Quelles réponses la gauche
peut-elle apporter dans les
quartiers ?
On est confronté à une crise sociale qui a généré une ghettoïsation et des discriminations qui
sont autant de blessures qui ne se
cicatriseront pas d’un coup de baguette magique. Il faut bien cibler
les personnages-clés. Il y a les mères, qui restent des personnages
centraux et à qui nous n’avons pas
assez parlé ces dernières années, il
y a les professeurs et les travailleurs associatifs. On a abandonné le tissu associatif en lui appliquant une logique comptable.
Travailleurs sociaux et enseignants, sont les héros de notre
temps. Ils n’ont pas besoin de
mots. Ils ont besoin de moyens. p
propos recueillis par
nicolas chapuis
vendredi 16 janvier 2015
Page 2
1876 mots
FRANCE
Ç L'Žcole ne peut pas rŽsoudre tous les probl•mes de la sociŽtŽ È
Se sentant mis en cause, ayant le sentiment que leurs Žl•ves ont ŽtŽ pointŽs du doigt, des
professeurs racontent dŽbats et contestations
Tous les enseignants se souviennent
de ce qu'ils faisaient, jeudi 8 janvier
ˆ midi, vingt-quatre heures apr•s
vent, mais pas uniquement. Dans un
lycŽe parisien, on a vu des Žl•ves porter un badge Ç Je suis Sa•d È.
l'attentat contre Charlie Hebdo. Dans
sa classe de coll•ge ˆ Montreuil
(Seine-Saint-Denis), Benjamin Marol
a Žcrit quelques mots au tableau :
Ç Les offenses commises vis-ˆ-vis des
contre
heures
apr•s
Charlie
Hebdo,
l'institution Žtait mise en accusation.
Ç Comment avons-nous pu laisser nos
Žl•ves devenir des assassins ? È,
s'interrogeaient quatre professeurs
les enseignants qui les relatent.
Quelques minutes avant midi, Isa-
d'Aubervilliers dans Le Monde datŽ
premier si•cle de notre •re. " Pour
moi, •a correspondait bien au dessin de
vert les grilles de l'Žtablissement. "
Tignous : celui o• Dieu dit ˆ un djiha-
Je voulais que cette minute de silence
diste : ÒAllah est assez grand pour dŽ-
soit sinc•re, ŽclairŽe et solennelle,
fendre Mahomet tout seulÓ ", explique
l'enseignant.Le dessinateur Tignous,
explique-t-elle.
phrase de Tacite, historien romain du
quelques
l'attentat
Tous les souvenirs ne sont pas aussi
durs. Certains bouleversent encore
belle Lagadec, la proviseure du lycŽe
professionnel Jean-Moulin de Portde-Bouc (Bouches-du-Rh™ne), a ou-
dieux sont l'affaire des dieux. È Une
peine
Les
Žl•ves
qui
du 14 janvier.
Une telle question blesse beaucoup
d'enseignants, prompts ˆ dŽnoncer,
sur les forums de discussion, une
stigmatisation de leurs Žl•ves et des
territoires o• ils sont engagŽs.
Prompts, aussi, ˆ rappeler que
devait l'entendre, ils pouvaient partir.
Ç l'immŽdiate compassion Èn'est pas
un exercice aisŽ.Sans compter que
Ils n'ont ŽtŽ qu'une dizaine ˆ le faire. "
Ç les Žl•ves ne sont face ˆ leurs profs
Beaucoup moins que ce que redoutait
l'Žquipe.
que 10 % du temps, les 90 % restants
qui est tombŽ. È
L'institution en accusation
Six jours sont passŽs depuis que ce
quartier, les rŽseaux sociaux È, relativise Benjamin Marol.
A Saint-Denis, l'Žmotion a ŽtŽ tout
moment national de recueillement a
aussi forte ; les dŽbats, parfois, vifs.
ŽtŽ entachŽ de rŽticence, voire dans
Ç L'Žcole ne peut rŽsoudre tous les pro-
" J'Žtais ŽpuisŽ nerveusement, se rappelle Iannis Roder, professeur
certains cas de franche opposition.
bl•mes de la sociŽtŽ È : le constat fait
l'unanimitŽ des personnels interro-
l'une des douze victimes de l'attaque
du 7 janvier, Žtait connu de tous ˆ
Montreuil, poursuit, Žmu, M. Marol.
Ç Pour mes collŽgiens, c'est un proche
d'histoire-gŽographie en coll•ge. Jeudi au petit matin, le principal nous
avait tenu un discours de combat en
n'Žtaient pas dans cette dŽmarche, on
Combien ? O• ? Le dŽcompte officiel
est en cours. De 70 incidents annoncŽs le 12 janvier, le minist•re de
l'Žducation nationale Žtait passŽ,
sont consacrŽs ˆ la famille, les amis, le
gŽs. Une petite musique reprise ˆ
l'unisson
par
les
syndicats
d'enseignants, convoquŽs en urgence
le 12 janvier par la ministre, pour
bl•mes, mais il faudrait accepter le dŽ-
mercredi 14, au chiffre de 200. Ce
m•me jour, la ministre de l'Žducation
bat. Des gamins de 11-12 ans, qui me-
nationale, Najat Vallaud-Belkacem, a
sation de l'Žcole pour les valeurs de la
na•aient de ne pas faire la minute de
dŽclarŽ ˆ l'AssemblŽe qu'" une qua-
RŽpublique È. Et pourtant, des voix se
silence, ont ŽtŽ convoquŽs dans le bu-
rantaine - d'incidents - ont ŽtŽ trans-
font entendre pour dŽnoncer Ç une
reau du principal. " Iannis Roder
compte parmi les enseignants qui
mis aux services de police, de gendar-
instrumentalisation de l'Žcole dans un
merie, de justice, parce que pour cer-
dŽbat qui n'est pas le sien È, comme
confient avoir entendu le pire : "
tains, il s'agissait m•me d'apologie du
l'Žcrit Bernard Girard, professeur
Charlie Hebdo l'a bien cherchŽ " ; les
terrorisme ".
d'histoire en coll•ge, sur son blog le 8
salle des profs. On allait avoir des pro-
une tr•s mŽdiatique Ç grande mobili-
janvier.
caricaturistes Ç n'Žtaient pas tout
sure, mais pas les dessinateursÉ È.
Quoi qu'il en soit, la contestation ne
concerne qu'une minoritŽ. Mais que
MobilisŽs, tous ne l'ont pas ŽtŽ.
Des propos entendus en ZEP, sou-
dit-elle, cette minoritŽ, de l'Žcole ? A
Ç Moi, ce sont les sciences physiques
blancs È ; Ç DieudonnŽ, lui, on le cen-
1
que j'enseigne, pas les sujets de sociŽ-
chantant les louanges de Ben Laden.
pour nous ! È
tŽ È, confie sous couvert d'anonymat
un enseignant de N”mes. Dans son
Aujourd'hui, ce sont leurs petits fr•res
ThŽorie du complot
Ç Mes Žl•ves sont en vase clos, mais la
lycŽe de centre-ville, Ç plusieurs di-
qui partent faire le djihad. È En 2004,
M. Obin a rŽdigŽ un rapport Ð lui
zaines d'Žl•ves ont quittŽ les lieux jeudi
aussi critiquŽ Ð sur les signes
la dŽcrŽter È, soupire Benjamin Marol.
pour ne pas avoir ˆ faire la minute de
d'appartenance
religieuse
dans
l'Žcole. RestŽ plusieurs mois dans les
tiroirs du ministre, il mettait en Žvi-
Pour l'enseignant de Montreuil, ce
dence la montŽe des communauta-
faillite du langage. Ils n'arrivent pas ˆ
silence È. Il n'a pas ouvert le dŽbat
pour autant.
Ç Comme si de rien n'Žtait È
mixitŽ, ce n'est pas nous qui pouvons
n'est peut-•tre pas le plus grave : Ç Le
probl•me central, le nÏud, c'est la
D'autres ont visiblement reculŽ de-
rismes.
dŽcoder, ˆ ma”triser les concepts, faire
vant la difficultŽ. " Ce jeudi matin-lˆ,
Le dŽfi du vivre-ensemble
la diffŽrence entre blasph•me et ra-
de nombreux coll•gues sont venus voir
Comment relever le dŽfi du vivre-en-
cisme, entre offense et prŽjudice ou
la principale pour lui dire qu'ils
entre
peur que •a se passe mal en classe ou
semble en l'absence de mixitŽ sociale
et scolaire ? Dans le coll•ge des quartiers nord de Marseille o• Seta Kilnd-
que ce soit mal interprŽtŽ, raconte
jian enseigne depuis quinze ans, 95
l•ge un contingent d'Žl•ves qui se dŽ-
Ç Monsieur Le Prof È, qui tŽmoigne
quotidiennement Ð et anonymement
% des Žl•ves sont musulmans. Plus
battent avec 500 mots. Sur eux, tout
de la moitiŽ sont des Comoriens. "
C'est tr•s difficile de les dŽtacher du
glisse. Ils sont incapables d'abstraction
Ð sur Twitter de sa vie de jeune enseignant dans un coll•ge de l'Ouest
seul rapport avec le quartier, explique
et manichŽen qui n'est pas celui dans
parisien. L'Žtablissement n'a donc rien
la jeune femme. Ils y frŽquentent les
lequel ils vivent. È
organisŽ. Chacun des profs faisait
associations, les Žcoles coraniques, les
comme il voulait. Beaucoup ont fait
mosquŽesÉ Je ne porte aucun juge-
Mais comme ils sont aussi Ç hyper-
comme si de rien n'Žtait. C'Žtait assez
ment, mais la difficultŽ, pour nous en-
connectŽs È, ils se nourrissent de ce
dŽprimant. "
seignants, c'est que nous ne savons pas
que Benjamin Marol appelleÇ une
comment nous y associer. Avec les fa-
sous-littŽrature È laissant libre cours
n'avaient pas les mots, qu'ils avaient
opinion
et
dŽlitÉ È
M•me
constat chez Iannis Roder, ˆ SaintDenis : Ç Nous avons dans notre col-
et ils se construisent un monde simple
Ce renoncement, m•me s'il n'Žtait le
fait que de quelques-uns, Barbara Le-
milles, la communication est souvent
aux thŽories les plus fumeuses. Celle
g•nŽe par le barrage de la langue.
du complot fait des ravages. Ç Lutter
febvre ne s'y rŽsout pas. Ç Quand un
Quand on pose une question aux
contre le complotisme est l'un des dŽfis
Žl•ve vous dit que la loi sacrŽe est supŽ-
Žl•ves, ils rŽpondent ÒOui, MadameÓ,
ˆ relever È, estime M. Marol.
rieure ˆ la loi de la RŽpublique, le r™le
mais on a parfois l'impression que cela
d'un fonctionnaire, de n'importe quel
glisse sur eux, qu'on n'a pas de prise
Il y en a bien d'autres, ˆ commencer
enseignant, est de lui rŽpondre È,
sur ce qu'ils pensent. "
s'indigne
cette
enseignante
d'histoire-gŽographie dans un coll•ge des Hauts-de-Seine, coauteure
par la formation des professeurs,
auxquels on demande d'enseigner la
Lundi 12 janvier, Seta Kilndjian en a
fait l'am•re expŽrience. Apr•s un jeu-
la•citŽ et le fait religieux mais aussi
(avec Iannis Roder, notamment) des
di tr•s difficile Ð Ç la minute de si-
Territoires
RŽpu-
lence avait ŽtŽ contestŽe dans toutes
blique(Mille et une nuits, 2002). A sa
les classes du coll•ge È, dit-elle Ð,
sortie, l'ouvrage collectif, qui dŽnon•ait la montŽe de l'antisŽmitisme, du
l'enseignante avait eu le sentiment,
vendredi, de parvenir ˆ faire passer
l'utilisation d'Internet, les mŽdiasÉ
Tous le reconnaissent : c'est une rŽponse prŽcise, argumentŽe, documentŽe, tenant l'Žmotion ˆ distance,
sexisme et de l'homophobie ˆ l'Žcole,
ˆ sa classe le sens d'une caricature.
a fait polŽmique, dans les rangs de la
gauche notamment. Douze ans apr•s,
Ç Mais lundi, ces m•mes Žl•ves sont arrivŽs les poings serrŽs. Avant m•me de
Apr•s une nuit blanche suite ˆ
Barbara Lefebvre ne constate Ç au-
me dire bonjour, ils m'ont signifiŽ qu'ils
cune amŽlioration sur le terrain È.
n'Žtaient pas d'accord, que les images
l'attaque de Charlie Hebdo, passŽe ˆ
relire l'histoire de la RŽpublique,
Zimba Benguigui, enseignante d'arts
appliquŽs dans le 20e arrondisse-
perdus
de
la
des
attentats
Žtaient
un
mon-
d'•tre
incollables
sur
le
droit,
qui fait avancer le dŽbat et permet
aux jeunes de s'Žlever.
Jean-Pierre Obin, inspecteur gŽnŽral
honoraire de l'Žducation nationale,
tageÉ ÈUne rŽunion de toute l'Žquipe
a ŽtŽ convoquŽe en urgence pour
dŽplore, lui, Ç une aggravation, car, au
passer Ç du constat ˆ l'action È, pour-
ment de Paris, est arrivŽe dans son
Žtablissement avec une conviction :
niveau international, •a c'est aggra-
suit Mme Kilndjian : Ç Faire le lien
la nŽcessitŽ de se donner du temps
vŽ È.Ç Il y a dix ans, on m'a racontŽ que
avec les familles, sortir les jeunes du
Ç pour Žcouter les Žl•ves È. Ç Et c'est
des Žl•ves Žtaient arrivŽs au coll•ge en
quartier, c'est vital autant pour eux que
eux qui ont pris l'initiative de se re-
2
cueillir. È Dans cet Žtablissement
chargŽ de prendre en charge des adolescents en grande difficultŽ scolaire
et sociale, parfois handicapŽs, le
temps est, depuis, comme suspendu.
" Impossible de faire cours depuis mer-
d'Žloquence. Je suis Žblouie. "
credi, raconte Mme Benguigui. Les
jeunes ont besoin de parler, ils oublient
Mattea Battaglia et Beno”t Floc'h
la rŽcrŽÉ La prise de conscience a
jailli. On fr™le parfois le concours
Parution : Quotidienne
Tous droits rŽservŽs Le Monde 2015
Diffusion : 274 887 ex. (Diff. payŽe Fr.) - © OJD DSH 2013/
2014
3F6667398CD07B02B07A0021FF00D1B37A05858645A109F7C59E8DB
Audience : 2 023 000 lect. - © AudiPresse One 2013/2014
3
N¡ 21857
vendredi 16 janvier 2015
Page 3
851 mots
FRANCEÑLE DƒBAT SUR LA LAìCITƒ EN FRANCE
PHILIPPE WATRELOT (PRƒSIDENT DES CAHIERS PƒDAGOGIQUES, ENSEIGNANT DANS UN LYCƒE DE SAVIGNY-SUR-ORGE
(ESSONNE) )
Philippe Watrelot : Ç L'Žcole n'a pas su prendre la mesure de ce que sont les
Žl•ves d'aujourd'hui È
Question : Parleriez-vous d'un Žchec
de l'Žcole, apr•s les difficultŽs survenues dans les Žtablissements suite
les valeurs, il faut les faire vivre. C'est
le plus important. La pŽdagogie, ce
Il faut construire l'Žcole d'apr•s.
sont des valeurs mises en action.
rŽunissant tous les mouvements
complŽmentaires de l'Žcole, la ministre, Najat Vallaud-Belkacem,
montre qu'elle a compris qu'il fallait
faire Žvoluer l'Žcole.
aux attentats ?
C'est une dŽfaite Žducative, quand on
Question : Sur le papier, la France est
exemplaire pour l'enseignement ci-
pense au refus de certains Žl•ves de
vique, mais c'est une Ç fa•ade È, dit le
faire la minute de silence. L'Žcole
n'est pas seule responsable, mais la
responsabilitŽ existe. Elle n'a pas ŽtŽ
suffisamment ˆ la hauteur des en-
Cnesco (1)É
L'Žcole
doit
•tre
amŽliorŽe.
En
Question : Apr•s les attentats de
1995, on avait dit aussi qu'il fallait
que l'Žcole changeÉ Qu'est-ce que
jeux, ni permis ˆ certains Žl•ves de se
Oui, car l'Žducation civique a ŽtŽ dŽvoyŽe, pour rattraper des heures
d'histoire-gŽographie ou d'autres
sentir intŽgrŽs.
disciplines. Or il faut des cours
Question : L'Žcole produit elle-m•me
d'Žducation civique et sociale fondŽs
sur le dŽbat et la confrontation des
L'Žcole a toujours ŽtŽ ˆ la recherche
d'un Žl•ve idŽal qui n'existe plus ou
des discriminationsÉ
idŽes. Plus on am•nera les Žl•ves ˆ
faire des dŽmarches actives, plus on
n'a jamais existŽ. Elle n'a pas su
prendre la mesure de ce que sont les
L'Žchec de l'Žcole fran•aise est bien
leur permettra de se sentir entendus,
Žl•ves d'aujourd'hui. Et la formation
celui-lˆ. Les inŽgalitŽs existent dans
reconnus, et mieux on Žvitera les
phŽnom•nes de rejet et de stigmati-
des enseignants manque singuli•rement de connaissances sociolo-
sation vŽcus par certains. L'Žcole doit
giques. Quand j'entends des enseignants s'Žtonner que des Žl•ves ne
connaissaient pas Ç Charlie Hebdo È,
c'est pour moi un choc culturel. Cela
la sociŽtŽ, mais sont renforcŽes ˆ
l'Žcole, qui en produit d'autres. On
a le triste record d'•tre le pays o•
l'origine sociale joue le plus dans
l'acc•s aux dipl™mes. Certains Žl•ves
se sentent exclus. Pour eux, l'Žcole
ne fait pas sens.
Question : Que faire contre cela ?
retrouver sa fonction et la promesse
dŽmocratique, car elle est lˆ pour intŽgrer et faire rŽussir tous les Žl•ves.
Si on n'a plus confiance dans l'Žcole,
alors Žvidemment il ne faut pas
veut dire qu'ils n'ont pas intŽgrŽ que
s'Žtonner qu'on ne respecte pas ce
les Žl•ves n'Žtaient pas comme eux,
qu'ils n'ont pas les m•mes rŽfŽ-
que l'Žcole propose, y compris les mi-
rences. L'Žcole a continuŽ avec un
nutes de silence.
mod•le d'enseignants qui n'a gu•re
ŽvoluŽ. Je vois aussi le dŽsarroi
L'Žcole doit d'abord arr•ter de produire de l'Žchec ! Et l'instruction fait
d'enseignants rencontrŽ au moment
partie de nos missions. Les thŽories
du complot sont tr•s en vogue chez
de la minute de silence comme le
signe d'un enseignant centrŽ sur
l'approche individuelle du mŽtier et
sur sa discipline. On n'a pas su rŽflŽchir collectivement sur la pŽdagogie,
certains de nos Žl•ves, elles rendent
encore plus nŽcessaire la formation
ˆ l'esprit critique, le travail sur la
presse, l'enseignement moral et civiqueÉ Tous ces ŽlŽments doivent
l'Žcole a ratŽ ?
Question : L'Žcole est-elle crŽdible
sur ce que cela veut dire de gŽrer une
reposer sur une pŽdagogie active qui
pour transmettre les valeurs de la RŽpublique, alors qu'elle-m•me n'est
fasse que l'Žl•ve se sente reconnu, et
qu'il ne re•oive pas une parole des-
pas exemplaire ?
classe et des conflits. Et la formation
actuelle dans les Žcoles supŽrieures
du professorat et de l'Žducation
(Espe) n'est pas ˆ la hauteur.
cendante. Il ne suffit pas d'Žnoncer
1
Question : Les annonces ministŽ-
par Marie-Christine Corbier
rielles vont-elles dans le bon sens ?
Je l'esp•re. Mais elles sont un peu
cosmŽtiquesÉ J'ai surtout entendu
des grandes dŽclarations de principe.
Il faut aller plus loin, Il faut une vraie
PrŽsident des Cahiers pŽdagogiques, enseignant dans un lycŽe
(1) Conseil national d'Žvaluation
du syst•me scolaire (Cnesco)
de Savigny-sur-Orge (Essonne)
Philippe Watrelot
refondation de l'Žcole.
Parution : Quotidienne
Tous droits rŽservŽs Les Echos 2015
Diffusion : 124 422 ex. (Diff. payŽe Fr.) - © OJD DSH 2013/
2014
596A67908A405A0020D70E718D08917F72B53A87A5820C0FB6B3436
Audience : 558 000 lect. - © AudiPresse One 2013/2014
2
samedi 17 - dimanche 18 janvier 2015 LE FIGARO
16
CHAMPS LIBRES
DÉBATS
ENTRETIEN
Le philosophe* explique
ce qu’est la notion
de blasphème dans
les différentes religions.
Il s’interroge sur les limites
de la liberté d’expression
et sur ce qu’il reste
de sacré dans nos sociétés
modernes.
PROPOS RECUEILLIS PAR
MARIE-LAETITIA BONAVITA @mlbo
LE FIGARO. - L’attentat contre
Charlie Hebdo prétend prendre appui
sur des motifs religieux. Y a-t-il
une violence inhérente à la religion
en général ?
Rémi BRAGUE. - Le mot de « religion »
est déjà trompeur en soi. Notre idée
d’une religion est calquée, même chez
le bouffeur de curés le plus recuit, sur
celle que nous nous faisons du christianisme. Nous allons donc dire : dans l’islam, il y a du religieux (les prières, le
jeûne, le pèlerinage, etc.) et du non-religieux, la charia, dont les règles vestimentaires, alimentaires, etc. Et nous
avons le culot de dire aux musulmans :
renoncez à la charia et nous acceptons
votre religion ! Mais ils ne voient pas les
choses comme nous ; pour eux, la charia sous ses différentes formes, et avec
toutes ses règles, fait partie intégrante
de la religion. La mystique, elle, est certes permise, mais facultative. Tout le
système de l’islam, si l’on peut dire, repose sur la révélation faite à Mahomet.
Attaquer le Prophète, c’est mettre en
danger tout l’édifice. Allah est de toute
façon bien au-dessus de tous les blasphèmes, c’est pourquoi le nier est presque moins grave…
La violence, inhérente à une religion ? Il
faut distinguer les adhérents à une religion qui ont pu se laisser aller à des violences. Ils ont même pu les justifier au
nom de leur religion. Ainsi Charlemagne
convertissant de force les Saxons ou,
bien sûr, ceux dont on parle toujours, les
croisés et les inquisiteurs. Mais aussi les
généraux japonais de la Seconde Guerre,
bouddhistes zen. Ou Tamerlan, qui
s’appuya au début sur les soufis de la
confrérie des naqchbandis, dont les
massacres, au XIVe siècle, surpassèrent
ceux de Gengis Khan. Et rappelons que
le plus grand pogrom antichrétien de
notre siècle, en 2008, à Kandhamal
(Odisha), a été le fait d’hindouistes, qui
ne sont pas tendres envers les musulmans non plus.
Ceci dit, reste à se demander si l’on peut
attribuer des actes de violence au fondateur d’une religion, à celui qui en reste le
modèle et à son enseignement. Pour Jésus et Bouddha, on a du mal. Or, malheureusement, nous avons les recueils
de déclarations attribuées à Mahomet (le
hadith) et ses biographies anciennes, et
avant tout celle d’Ibn Ishaq-Ibn Hicham
(vers 830). Il faut la lire et se méfier des
adaptations romancées et édulcorées.
Or, ce qu’on y raconte comme hauts
faits du Prophète et de ses compagnons
ressemble beaucoup à ce que l’on a vu
chez nous et à ce qui se passe à une bien
plus grande échelle au Nigeria, sur le
territoire de l’État islamique, ou ailleurs.
Mahomet a en effet fait décapiter quelques centaines de prisonniers, torturer
le trésorier d’une tribu juive vaincue
pour lui faire avouer où est caché le magot (on pense au sort d’Ilan Halimi) et,
ce qui ressemble fort à notre affaire,
commandité les assassinats de trois
chansonniers qui s’étaient moqués de
lui. Il ne sert de rien de répéter « contextualiser ! contextualiser ! » Un crime
reste un crime.
Comment a évolué la notion
de blasphème en France ?
La dernière condamnation pour sacrilège, chez nous, a été celle du chevalier de
La Barre, en 1766. Je rappelle d’ailleurs
qu’il avait été condamné par des tribunaux civils, les parlements d’Abbeville,
puis de Paris, alors que les gens d’Église
avaient essayé de le sauver… Nul doute
que c’est en reconnaissance de ces efforts que l’on a donné son nom à la rue
qui longe la basilique de Montmartre !
Une loi sur le sacrilège, votée en 1825 au
début du règne de Charles X, a été abrogée dès 1830, au début de la monarchie
de Juillet. Depuis lors, on pense davantage à des délits verbaux ou picturaux
qu’à des profanations d’objets considérés comme sacrés. Ce qui n’empêche pas
des crétins de combiner le verbal et le
matériel en taguant des insultes sur des
églises ou des synagogues et aujourd’hui
sur des mosquées.
LOUIS WITTER POUR LE FIGARO
La représentation de Dieu n’est pas
autorisée par toutes les religions.
La figuration de Dieu permet-elle
plus facilement sa caricature ?
La figuration de Dieu dans le christianisme repose elle-même sur l’idée d’incarnation. Le Dieu chrétien n’est pas
enfermé dans sa transcendance. On ne
peut monter vers lui, mais il a voulu
descendre vers nous. Il est d’une liberté
tellement absolue qu’il peut, pour ainsi
dire, transcender sa propre transcendance et se donner lui-même une figure
visible en Jésus-Christ. Les icônes, ta-
Ceci dit, reste
à se demander
si l’on peut attribuer
des actes de violence
au fondateur
d’une religion, à celui
qui en reste le modèle
et à son enseignement.
Pour Jésus et Bouddha,
on a du mal
RÉMI BRAGUE
Aucune croyance
ne mérite le respect,
même pas les miennes.
C’est que les croyances
sont des choses,
alors que le respect
ne peut avoir
pour objet que
des personnes.
Et ce dernier respect,
le seul qui mérite
ce nom,
est sans limite
RÉMI BRAGUE
bleaux, fresques, statues, etc., bref les
neuf dixièmes de l’art plastique européen, sont, en divers styles, la petite
monnaie de cette première entrée dans
la visibilité.
Quant à se moquer de lui une fois qu’il a
pris le risque de prendre une figure humaine, cela a été fait depuis longtemps,
et en abondance. Les caricatures de
Charlie, et les autres, ne sont rien à côté
de ce qu’a dû subir, en vrai, le Crucifié.
Leurs tentatives pour blasphémer sont
donc moins du scandaleux que du réchauffé. Il est en tout cas intéressant que
l’on se moque dans ce cas, non des tortionnaires, mais de leur victime…
Peut-on dire que « l’esprit Charlie »
est héritier de Voltaire ?
« Esprit » me semble un bien grand mot
pour qualifier ce genre de ricanement et
cette manie systématique, un peu obsessionnelle, de représenter, dans les
dessins, des gens qui s’enculent… Voltaire savait au moins être léger quand il
voulait être drôle.
Ceci dit, Voltaire est pour moi, outre
l’un des plus enragés antisémites qui fut,
celui qui a fait deux fois embastiller La
Beaumelle, qui avait osé critiquer son
Siècle de Louis XIV. Plus que ses tragédies, c’est l’affaire Calas qui lui a permis
de devenir un de nos totems. Elle n’était
pas la seule erreur judiciaire de l’époque. Pourquoi Voltaire a-t-il choisi de
s’y consacrer ? Ses premières lettres, au
moment où il apprend l’histoire, fin
mars 1762, le montrent à l’évidence :
parce qu’il voulait avant tout attaquer le
christianisme. On se souvient du cas :
un père protestant soupçonné d’avoir
tué son fils qui aurait voulu se faire catholique. On pouvait donc gagner à
coup sûr. Si le père Calas était coupable,
honte au fanatisme protestant ; s’il était
innocent, haro sur le fanatisme catholique… Mais attaquer les vrais puissants,
les riches fermiers généraux ou les souverains, comme le régent ou le roi, pas
question.
Donc, en ce sens, oui, il y a bien une filiation. Et n’avons-nous rien d’autre à
offrir à nos concitoyens, et en particulier aux musulmans, qu’« être Charlie » ? Leur proposer, que dis-je, les
sommer de s’identifier à cet irrespect
crasseux comme résumant la France,
n’est-ce pas les encourager dans le mépris de notre pays et dans le repli identitaire ? J’aurais préféré qu’on défilât en
scandant : « Je suis Descartes », « Je
suis Cézanne », « Je suis Proust », « Je
suis Ravel »…
La liberté d’expression étant inhérente à
la démocratie, peut-on imaginer
un islam modéré qui en accepte la règle,
au point d’accepter la représentation
de Mahomet ?
Je préférerais parler des musulmans de
chair et d’os, non de l’« islam », mot
ambigu qui désigne à la fois une religion,
une civilisation millénaire et des hommes. Il est clair que bon nombre d’entre
eux s’accommodent très bien de la démocratie et de la liberté d’expression
qu’elle permet en France, liberté qui est
plus limitée dans leurs pays d’origine.
D’ailleurs, même les extrémistes en profitent, à leur façon, pour répandre leur
propagande.
Parler d’islam « modéré » me semble de
toute façon insultant pour les musulmans. Car enfin, si l’islam est une bonne
chose, alors aucune dose ne sera trop
forte. Il y a des musulmans que je ne dirais pas « modérés », mais tout simplement, pour employer un mot qui fera
sourire, « vertueux »…
N’y a-t-il pas, en France,
une contradiction entre les usages
du politiquement correct, la novlangue
qui l’accompagne et l’affirmation
que l’on a le droit de tout dire ?
Elle est manifeste, et pas seulement en
France. On a effectivement le droit de
tout dire, sauf ce qui fâche… Appeler un
chat un chat est devenu difficile. On
préfère des euphémismes, au moyen de
divers procédés, les sigles par exemple.
On dira IVG pour ne pas dire « avortement », et GPA pour ne pas dire « location d’utérus », etc. Ou alors, on dilue
en passant au pluriel : on dira « les religions » alors que tout le monde pense
« l’islam ». Ce n’est pas d’hier : on disait
naguère « les idéologies » pour ne pas
dire « le marxisme-léninisme ».
En Allemagne, en Autriche, en Irlande,
les lois proscrivent les atteintes au sacré.
En France, le principe de laïcité,
âprement défendu, les autorise.
Comment concilier l’irrespect, le droit
de ridiculiser, avec le respect des
croyances ?
Les lois dont vous parlez sont très variées
selon les pays. Et elles visent avant tout à
protéger non les croyances, mais les personnes concrètes qui les professent. Elles
ne se distinguent guère de lois contre la
diffamation en général. En tout cas, les
règles qui régissent notre chère laïcité
n’autorisent pas les atteintes au sacré, au
sens où elles les recommanderaient ; je
préférerais dire qu’elles les tolèrent.
Le christianisme n’est pas une religion
du sacré, mais de la sainteté. Un objet
peut être sacré : un « lieu où souffle l’esprit », un monument, un arbre vert, une
source, un animal – une vache par
exemple -, mais il ne peut en aucun cas
être saint. Seule une personne peut être
sainte et, en elle, ce qu’elle a de plus personnel, sa volonté libre. Pour le christianisme, Dieu seul est saint. Ceux que nous
appelons des saints ne le sont que par
participation, par reflet.
Aucune croyance ne mérite le respect,
même pas les miennes. C’est que les
croyances sont des choses, alors que le
respect ne peut avoir pour objet que des
personnes. Et ce dernier respect, le seul
qui mérite ce nom, est sans limite. Souhaitons qu’il soit réciproque…
« Nous vivons un temps de profanation
généralisée », disait Alain Finkielkraut
au mois de janvier 2013, au moment
de l’affaire Dieudonné. Que reste-t-il de
sacré dans nos sociétés modernes ?
Nous payons le prix d’une vision des
choses selon laquelle « ce qui est juste,
c’est ce que dit la loi, voilà, c’est tout »,
comme l’a rappelé le 14 février 2013 le
sénateur Jean-Pierre Michel, faisant
d’ailleurs écho, sans le savoir, au système de défense des accusés du procès de
Nuremberg. La conséquence de cette façon de voir est que ce que les hommes
font, ils peuvent le défaire. En conséquence, ce qui sera solennellement décrété « inviolable et sacré » à un moment donné pourra très bien devenir
par la suite un « tabou » qu’il faudra
« dépasser ». Rien n’est donc à l’abri de
la profanation.
Bon nombre de gens font de la profanation leur fonds de commerce. Je ne les
envie pas, car leur tâche devient de plus
en plus difficile. Sans parler du « politiquement correct » déjà mentionné, ils
ont à affronter une baisse tendancielle
du taux du profit, car il ne reste plus
beaucoup de choses à profaner, faute de
sacré encore capable de servir de cible.
On a déjà dégommé tant de baudruches… Et à la longue, on s’ennuie à tirer
sur des ambulances. On ne peut plus,
par exemple, se moquer des gens qui se
croient distingués, collet monté, comme
on le faisait encore dans les films
d’avant-guerre, car tout le monde, et
surtout les grands bourgeois, a adopté
des mœurs cool, décontract, etc.
Bien des symboles n’ayant pas ou plus de
divisions blindées pour les défendre, on
pourra donc cracher dessus sans danger.
Mais alors, « on triomphe sans gloire ».
Quand on persiste à s’en prendre à eux,
il faudra constamment renchérir sur le
blasphème précédent, aller de plus en
loin, par exemple dans le scatologique.
En revanche, on voit apparaître de nouvelles idoles, que l’on reconnaît à une
sorte d’interdiction d’en rire. ■
* Dernier ouvrage paru : « Modérément
moderne. Les temps modernes
ou l’invention d’une supercherie »,
Flammarion, mars 2014.
8 | france
0123
SAMEDI 17 JANVIER 2015
« C’est à chaque citoyen de protéger la démocratie »
Joël Mergui, le président du Consistoire central, appelle les musulmans à dénoncer l’islamisme radical
ENTRETIEN
L
es quatre assassinats
commis dans l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes, à Paris, par
Amedy Coulibaly, vendredi 9 janvier, ont ravivé l’inquiétude déjà
lancinante de beaucoup de Français juifs, qui pousse un nombre
croissant d’entre eux à faire leur
« alya » – s’installer en Israël. Joël
Mergui, le président du Consistoire central, appelle la France à
« briser l’indifférence ».
Pourquoi les victimes de l’Hyper Cacher ont-elles été enterrées en Israël ?
D’abord en raison du lien spirituel très fort avec Jérusalem. Ensuite, en Israël, le repos est éternel,
les concessions aussi. Ce n’est pas
le cas en France dans les carrés
confessionnels, où les sépultures
sont exhumées à échéance de la
concession. En outre, les familles
des victimes du terrorisme s’inquiètent du risque de profanation
des tombes en France.
Comment expliquez-vous la
forte progression du nombre
de Français juifs vers Israël ?
Nous sentons ce mouvement
prendre de l’ampleur depuis plusieurs années. Il y a l’antisémitisme, mais il y a aussi, ce qu’on
oublie un peu en ce moment :
une laïcité plus rigide. Les concours et les examens programmés les jours de fête et de shabbat,
le débat sur l’abattage casher ou
sur la circoncision sont pour des
juifs pratiquants des raisons de
partir vivre ailleurs leur judaïsme.
L’alya a concerné les familles les
plus impliquées dans la communauté, celles qui se sont senties les
plus menacées dans leur vie religieuse et aussi par l’antisémitisme, parce qu’ils mettent leurs
enfants à l’école juive, vont à la synagogue, achètent casher. Ces
personnes se sont senties d’abord
mal comprises, puis mal écoutées, finalement inquiètes et indignées par l’augmentation continue des actes antisémites.
C’est donc d’abord cette partie
de la communauté qui est tentée par l’alya ?
« Depuis juillet
2014, j’ai vu des
juifs moins
impliqués [dans
la communauté]
s’interroger sur
leur avenir
en France »
Au départ, oui. Mais je sens un
changement depuis juillet 2014,
quand des synagogues ont été attaquées et que l’on a crié « mort
aux juifs » dans les rues de Paris
en présence de certains élus dans
la quasi-indifférence de la société.
Les 4 millions de personnes qui
ont marché dimanche, on ne les a
hélas pas vues à ce moment-là, ni
après l’assassinat de soldats à
Montauban et de quatre personnes – dont trois enfants – dans une
école juive à Toulouse en 2012. Le
pic de départs de 2014 correspond
à l’après Toulouse car c’est le
temps nécessaire pour préparer
une alya. Depuis juillet 2014, j’ai vu
des juifs beaucoup moins impliqués [dans la communauté] s’interroger également sur leur avenir
en France. Cette interrogation s’est
étendue à une très grande partie
de la communauté juive, mais fait
aussi partie d’un mouvement de
migration plus vaste motivé par
un manque de perspectives.
Que dites-vous à ceux qui s’interrogent sur un départ ?
On ne peut pas juger des parents
qui s’inquiètent pour leurs enfants. Quand un enfant à mal au
ventre car il a peur d’aller à l’école,
peur de mourir, qui ne serait pas
bouleversé ? N’importe quel citoyen du monde a envie de mettre sa famille en sécurité. C’est à
nous, représentants de la communauté juive avec l’Etat, de faire
en sorte, avec des mesures concrètes, que les citoyens de confession juive aient plus confiance en
l’avenir. Ils savent pouvoir compter sur moi pour dire les choses
telles qu’elles sont. A l’inverse,
certains disent : on ne va pas laisser les terroristes nous faire peur
et transformer cette belle démo-
7 000
Français juifs qui ont immigré en Israël en 2014
Selon l’Agence juive, l’organisme mandaté par l’Etat d’Israël pour organiser les retours vers le pays (l’alya), plus de 7 000 Français juifs ont
immigré en Israël en 2014 (3 293 en 2013). La France est devant la
Russie pour la première fois (4 830) et devant les Etats-Unis (3 870).
Les retours d’Israël en France ne sont pas comptabilisés. Au total, en
2014, Israël a accueilli 26 500 nouveaux immigrants.
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avec
IVAN GUILBERT/COSMOS
cratie qu’est la France. Nous sommes attachés à notre pays, nous
avons contribué à son histoire. Il y
a un mélange d’émotion entre la
protection des enfants et l’esprit
de résistance face aux terroristes.
Dimanche, les manifestants disaient « je suis Charlie » mais
aussi « je suis juif » comme « je
suis policier ». La communauté
ne s’est-elle pas sentie soutenue cette fois ?
Oui et non. Beaucoup de juifs se
sont posé la question : s’il n’y
avait eu que l’attentat de l’Hyper
Cacher, y aurait-il eu 4 millions de
personnes dans la rue ? On a
beaucoup vu « je suis Charlie »,
on a beaucoup moins vu « je suis
juif », il faut être honnête. Cela
étant, il y a eu un réveil rassurant
de la société.
Je veux penser que la mobilisation intégrait toutes nos valeurs, y
compris la lutte contre l’antisémitisme. L’histoire a donné aux juifs
des réflexes rapides. Nous avons
compris qu’il se passait quelque
chose de grave depuis le début des
années 2000, avec la montée de
l’antisémitisme, de l’islam radical
et de l’antisionisme. Mais nous
n’étions pas entendus et c’est ce
qui nous mettait en rage. Il faut
maintenant qu’on retrouve en
France les valeurs des justes, capables de briser l’indifférence dans
laquelle s’enfonçait notre pays et
qui conduisait certains à se dire :
« on s’attaque à des juifs, à des soldats, cela ne me concerne pas »,
comme après Montauban et Toulouse. Il faut maintenant que ce
qui arrive à l’autre préoccupe chacun. C’est ce qui doit surgir du
moment que nous traversons.
Avez-vous eu des témoignages
en ce sens depuis l’attentat à
l’Hyper Cacher ?
Plus qu’avant. Quelqu’un m’a
dit : « Si vous partez, c’est qu’il n’y a
plus de démocratie. » Les gens
sentent que si beaucoup de juifs
partent, cela veut dire qu’eux-mêmes ne sont plus en sécurité non
plus. Je sens aussi comme une responsabilité de ne pas donner la
victoire à la haine et au terrorisme. Nous avons contribué à ce
pays et aussi longtemps qu’on
nous en donnera les moyens,
nous continuerons à y contribuer. La démocratie nous a protégés. Aujourd’hui, c’est à chaque citoyen de protéger la démocratie.
Qu’attendez-vous concrètement ?
Le seul espoir qui naît de ces drames, c’est la mobilisation internationale contre l’islamisme radical.
Enfin on entend les mots justes :
islamisme radical, et non plus
seulement « terrorisme » ou
« barbarie ». Il faut appeler les
choses par leur nom. C’est l’espoir
d’un réveil des consciences, d’une
mobilisation de la société.
Ce qu’on n’entend pas assez, en
revanche, c’est le lien entre ce terrorisme et la volonté de détruire
l’Etat d’Israël. Pourtant, c’est la
même chose, la même haine qui
refuse l’existence d’un Etat juif et
qui, ailleurs, attaque les juifs et la
démocratie. Il faut que le droit à
l’existence de l’Etat d’Israël fasse
partie intégrante de la lutte contre l’islamisme radical. Si on ne
fait pas ce lien, on ne pourra pas
gagner ce type de combat contre
ce terrorisme.
Les mesures annoncées par
Manuel Valls sont-elles à la
hauteur ?
Oui, les mesures vont dans le
bon sens. Elles doivent maintenant être accompagnées des
« Je répète
depuis des
années qu’il faut
s’occuper de
la prison. C’est
une école de
terrorisme »
Le pape n’est pas « Charlie »
ans l’avion qui le conduisait du Sri Lanka aux Philippines, jeudi 15 janvier,
le pape François a exposé sa conception de la liberté d’expression
dans le contexte de l’attentat
commis contre Charlie Hebdo
mercredi 7 janvier. Si la liberté religieuse et la liberté d’expression
sont « deux droits humains fondamentaux », a-t-il dit en réponse à
une question, « on ne peut provoquer, insulter la foi de l’autre » ni
« la tourner en dérision ».
Le pape a condamné les meurtres commis au nom de la religion, au siège du journal satirique
qui ne s’est jamais privé de caricaturer le pape et le clergé catholique : « Tuer au nom de Dieu est une
aberration », a-t-il dit. Mais il a
aussi affirmé que la liberté d’expression n’autorise pas tout et
doit s’exercer « sans offenser ». Le
pape a illustré son propos par un
exemple inattendu. « Il est vrai
qu’il ne faut pas réagir violemment mais si M. Gasbarri [l’organisateur du voyage en Asie au Vatican, présent à côté de lui] parle
mal de ma mère, il peut s’attendre
à un coup de poing, et c’est normal.
On ne peut provoquer, on ne peut
insulter la foi des autres, on ne peut
la tourner en dérision ! »
Le pape a profité de cette question pour reconnaître que l’Eglise
catholique est loin d’avoir été toujours exemplaire sur le respect de
la liberté religieuse. « Ce qui se
Qu’avez-vous pensé des réactions dans la communauté musulmane ?
Il est important que la partie culturellement musulmane de notre
société soit à l’unisson de la communauté nationale et dénonce
l’islamisme radical. Si elle le dénonce de façon massive, il n’y aura
pas d’amalgame, au contraire.
Mais il faut que la dénonciation
vienne de partout, pas seulement
de quelques responsables qui ne
sont pas forcément écoutés par les
jeunes. J’appelle les autorités musulmanes à faire en sorte que la parole des responsables soit relayée
à divers niveaux (imams, artistes,
intellectuels, sportifs). Je sens qu’il
y a un frémissement. p
propos recueillis par
cécile chambraud
ATTEN TATS
Douze interpellés pour
« soutien logistique »
Pour François, la liberté d’expression doit s’exercer « sans offenser »
D
moyens concrets pour être à la
hauteur des enjeux. Depuis des
années, je répète qu’il faut s’occuper de la prison. C’est une école
de terrorisme. Il y a donc un travail essentiel à y faire, comme
pour l’éducation nationale, Internet et les réseaux sociaux. Certes,
il faut de très gros moyens mais
c’est indispensable. Ces terroristes sont nés et ont grandi en
France, ont été éduqués dans les
écoles, sont passés par les prisons. On ne peut plus se contenter de discours.
passe actuellement [avec les attentats] nous étonne, mais pensons à
notre histoire : combien de guerres
de religion nous avons eues ! Pensons à la Nuit de la Saint-Barthélémy [le massacre déclenché par
les catholiques contre les protestants en France en 1572]. Nous
avons été aussi pécheurs. »
Ce second périple du pape argentin en Asie après son voyage
en Corée du Sud est destiné à encourager une région perçue
comme une terre d’avenir pour
l’Eglise catholique. 80 % des
100 millions d’habitants des Philippines, ancienne colonie espagnole, pratiquent un catholicisme
extrêmement fervent. p
cé. c.
Douze personnes ont été interpellées dans la nuit du 15
au 16 janvier en région parisienne pour « soutien logistique » dans le cadre de l’enquête sur les attentats de
Paris et Montrouge (Hautsde-Seine). Ces neuf hommes
et trois femmes ont été placés en garde à vue. Des perquisitions étaient en cours
vendredi matin. Les interpellations se sont notamment
déroulées à Montrouge, Fleury-Mérogis et Grigny (Essonne), Epinay-sur-Seine (Seine-Saint-Denis) et ChâtenayMalabry (Hauts-de-Seine).
D’après une source judiciaire,
il s’agirait de personnes
« gravitant dans l’entourage
d’Amedy Coulibaly » et suspectées notamment d’avoir
fourni des armes et des véhicules au terroriste.
culture | 17
0123
SAMEDI 17 JANVIER 2015
A l’IMA, répondre à la terreur par la culture
L’institut organise deux jours de débats sur les Renouveaux du monde arabe
REPORTAGE
Fleur Pellerin, ministre
de la culture,
et Jack Lang, président
de l’IMA, jeudi
15 janvier, à l’Institut
du monde arabe.
J
Des tensions policées
Les tensions, bien que policées, se
sont exprimées avec force. Dans
l’équipe de la fondation qatarie
World International Summit for
Education (Wise), une étudiante
voilée s’est dite choquée par les
caricatures : « Je choisis de vivre en
France, avec la loi française. Mais
pourquoi la caricature des juifs est
interdite et pas celle des musulmans ? [Ce qui est faux selon la loi
française] Je suis une avocate de la
liberté d’expression, dans la responsabilité de chacun. »
Si le président
de la République
a été ovationné,
dans les couloirs
de l’IMA,
les avis restaient
partagés
Jack Lang, le président de l’IMA,
tempère : « Il y a des confusions,
un amalgame. La mission est de
tenter d’introduire intelligence, raison, compréhension, analyse, dans
un univers où la passion, l’ignorance, l’immédiateté, l’emportent.
Les pays arabes m’ont apporté leur
soutien, une solidarité antiterroristes, antidjihadistes, antifanatisme.
La question de la représentation du
Prophète, qui n’est pas acceptée
dans
le
monde
arabe
d’aujourd’hui, a été occultée par les
actes de barbarie. Charlie Hebdo,
c’est son droit, sa tradition », rappelle l’ancien ministre de la culture qui plaide pour la singularité
du pays de Rabelais, des Lumières : « On devrait un peu plus souvent rappeler la violence de Voltaire contre les clercs catholiques. »
De la même manière, Aïcha EchChenna, présidente et fondatrice
de l’association Solidarité féminine, avoue sans détour : « On ne
peut pas rire de tout au Maroc.
Nous sommes dans l’étape de la
chouma [la honte], ne pas regarder l’homme dans les yeux, ne pas
montrer ses atours. Dans les années 1970, j’ai connu un Maroc, où
on sortait tranquillement. On
commence à voir venir les enseignements de l’arabisation. On ne
peut pas dessiner le Prophète, il est
sacré. »
« Aujourd’hui, on est dans une
approche monolithique du modèle
dont on ne doit pas sortir, se désole Jamal Belahrach, président
de la Fondation Zakoura Education. La philosophie n’est plus enseignée dans tout le monde arabe.
La philosophie, c’est réfléchir sur le
rapport à l’autre. Il n’y a pas de démocratie sans éducation, sans liberté d’expression. Charlie Hebdo
est la cristallisation de tout cela. »
Un seul dessein
Du Maghreb aux Emirats, le constat est mêlé d’inquiétude, « face à
l’ignorance et à l’obscurantisme
qui détournent religion et culture
avec un seul dessein, vindicatif,
violent, nihiliste. Il faut reprendre
possession de nos propres valeurs… c’est la responsabilité la
plus urgente de notre génération,
plaide Zaki Nusseibeh, conseiller
culturel à la présidence des Emirats à Abou Dhabi. Nous n’avons
rien à faire de ce qui est publié dans
la presse française », ajoute-t-il.
Dans le Golfe, les femmes investissent avec beaucoup d’inventivité la sphère artistique, espace
prometteur de liberté : le secteur
des galeries d’art, florissant à Dubaï (on en compte quarante),
comme les foires et biennales, à
Dubaï, Chardja ou à Abou Dhabi,
les musées en devenir (Louvre,
Guggenheim et Al Zayed) ou encore la Fondation consacrée à la
musique et aux arts d’Hoda Al
Khamis-Kanoo.
Ne pas être dans la confrontation, mais dans la nuance, savoir
que les radars de la censure sont
braqués sur des standards, opter
pour des modules légers, tel est le
credo de Lina Lazaar, 31 ans, qui a
fait ses classes chez Sotheby’s. A
Djedda, près de La Mecque, en
Arabie saoudite, la Tunisienne a
fait « travailler les invisibles » –
gardiens, chauffeurs, nounous,
philippins – dont elle avait repéré
les talents de photographes. Elle
leur demanda comment ils
voyaient la ville.
L’opération baptisée « Jaou »
(« la fête »), dans une galerie
éphémère, fut un succès : 5 000
visiteurs, la royauté, l’élite, les ar-
tistes philippins, des ouvriers.
Hommes et femmes mêlés sous
la bannière de la culture, une exception. Même la police religieuse
fut de la partie, photographiée dégustant des glaces.
Agir contre le fanatisme est un
véritable défi de civilisation des
deux côtés de la Méditerranée.
Pour le politologue Gilles Kepel
et pour Bassma Kodmani, directrice du Centre pour une initiative arabe de réforme, qui introduisaient le débat, explorer le
champ de la culture est prioritaire. En France, « il vaut mieux
articuler recherche, éducation et
action publique. Il y a l’impérieuse
nécessité de permettre l’étude de
la langue arabe, pour renforcer la
connaissance des savoirs, comme
on le fait pour l’espagnol, l’anglais
ou l’allemand », insiste le spécialiste, qui va remettre au premier
ministre un rapport sur le sujet.
Le temps de l’action presse. L’exposition de l’IMA consacrée au
Maroc contemporain, montrant
des œuvres d’artistes qui travaillent loin des regards, porte
l’espoir. p
florence evin
D’APRÈS PHOTO MICHAEL CROTTO - CRÉDITS NON CONTRACTUELS
eudi 15 janvier, à Paris. Sur la
façade irisée de l’Institut du
monde arabe (IMA) rayonne
un monumental « Nous
sommes tous Charlie », lettres rouges, en arabe et en français. Cette déclaration choc des
vingt et un pays arabes qui siègent
à l’IMA accueille la centaine de
personnalités – ministres, économistes, intellectuels, chercheurs,
universitaires, écrivains… venus
des Emirats arabes unis, d’Arabie
saoudite, du Koweït, du Maghreb,
du Proche-Orient… –, invités à participer à deux jours de débats sur
les « Renouveaux du monde
arabe ». Un forum prévu de longue date, revu à la lumière d’une
actualité douloureuse.
La scène est d’autant plus incongrue que, derrière ce message
d’union sacrée face au terrorisme
qui a endeuillé la France, la fracture culturelle reste à vif entre les
deux rives de la Méditerranée. Du
Maroc au Liban, à l’Egypte, jusqu’en Jordanie ou en Iran, les manifestants ont fait entendre leur
fureur contre Charlie Hebdo qui a
réitéré, dans son édition de mercredi 14 janvier, la publication de
caricatures de Mahomet.
François Hollande, qui inaugurait ce forum, a rappelé, dans son
discours – placé sous le signe
d’une « renaissance possible »,
portée par les entrepreneurs et les
artistes –, que « la France est un
pays qui a des règles, des principes,
des valeurs, dont l’une n’est pas négociable, la liberté ». Si le président de la République a été ovationné, dans les couloirs de l’IMA,
les avis restaient partagés.
MUSIQUE ORIGINALE NICK CAVE ET WARREN ELLIS
LIBREMENT INSPIRÉ DE LA NOUVELLE «L’HÔTE» ISSUE DU RECUEIL «L’EXIL ET LE ROYAUME» D’ALBERT CAMUS ÉDITIONS GALLIMARD©1957
WWW.PATHEFILMS.COM
ACTUELLEMENT AU CINÉMA
•
IDÉES GRAND FORMAT
IDÉES
26
Recueilli par MARC SEMO
Dessin YANN LEGENDRE
vec le mouvement planétaire «Je suis Charlie» et la manifestation
historique du 11 janvier
contre les attentats
qui ont touché Paris, la
France est redevenue,
un temps, et aux yeux
du monde, la patrie des droits de l’homme et
de la République. Jeune historien, rattaché
au Conservatoire national des arts et métiers,
Samuel Hayat a particulièrement travaillé sur
la révolution de 1848 qui fut un moment d’affrontements sur la citoyenneté, la représentation, le social. Autant de sujets aujourd’hui
au cœur des débats sur la République.
A l’automne dernier, Samuel Hayat a publié 1848 : Quand la République était révolutionnaire (Seuil, 2014).
Face au défi jihadiste, la France se mobilise au
nom de la République. Pourquoi?
Avec la manifestation du 11 janvier, il y a bien
eu une communion autour de la République
sur un mode clairement fraternel. Les craintes que l’on aurait pu avoir d’un possible rassemblement haineux d’une partie de la société contre une autre n’a pas eu lieu. On a
vu dans ces jours tragiques l’attachement des
Français aux valeurs républicaines. Cela fait
écho aux grandes proclamations unanimes
de 1848. Mais aujourd’hui, comme alors,
cette unité se fait sur l’oubli des profondes
divisions de la société et sur une mésentente
à propos du sens des mots dont, en premier
lieu, celui même de République. Les slogans
qui ont réuni des millions de manifestants
– «Je suis Charlie», «Vive la République»,
«Vive la liberté d’expression», etc. – ne veulent pas dire la même chose pour les uns et
les autres. Ces grandes manifestations
d’union risquent d’être éphémères et les dé-
A
LIBÉRATION SAMEDI 17 ET DIMANCHE 18 JANVIER 2015
Historien
spécialiste des
représentations
politiques et
des mouvements
ouvriers, Samuel
Hayat réévalue
le sens du mot
«République»
à travers
la révolution
de 1848.
saccords qui vont suivre risquent d’être
d’autant plus difficiles à accepter que l’unanimité précédente se fondait sur le refoulement des différences. A cet égard aussi,
l’exemple de 1848 est à méditer : en février,
le peuple célébrait la République fraternelle,
en juin, c’était la guerre civile.
La révolution de 1848 fascina Marx comme
Tocqueville, puis elle fut longtemps négligée.
Pourquoi?
Sous la IIIe République, la révolution de 1848
est volontiers présentée comme une simple
étape entre 1789 et l’instauration définitive
en France du système républicain. C’est «la
révolution oubliée». Jules Ferry ou Gambetta, comme tant d’autres, étaient gênés
par cette révolution, notamment les événe-
ments de juin 1848 où, pour le dire crûment,
la République massacra ses enfants, ces républicains qui, quatre mois plus tôt, étaient
sur les barricades la portant au pouvoir. Mais
la fascination que cette révolution exerça
pour des raisons opposées, aussi bien sur le
jeune Karl Marx, alors journaliste, que sur
Tocqueville ou Flaubert, s’explique avant
tout par son caractère social. Pour la première fois, la classe ouvrière fait irruption
en tant que telle dans l’histoire. Il ne s’agit
plus, comme en 1793, du peuple comme une
masse indistincte. Les révolutionnaires
de 1848 ouvrent la question sociale et ils
veulent changer le fonctionnement même
de la société. Et cette révolution fascine
d’autant plus que les troubles ont secoué
l’Europe entière.
Dans les débats de 1848 se retrouvent déjà les
grands thèmes des décennies suivantes ?
C’est justement ce qui m’a intéressé dans ces
événements. La question était, et reste, de
dépasser l’alternative entre, d’un côté, la démocratie représentative, dont on voit
aujourd’hui toutes les limites, voire les impasses, et, de l’autre, une démocratie directe
en gestation, mais alors finalement non advenue. Pendant ces mois de tumulte, on voit
en effet apparaître une conception de ce
qu’est la politique, la représentation, la citoyenneté qui n’existait pas avant et qui, ensuite, après l’écrasement du mouvement,
sera portée en avant par des acteurs hors du
champ politique.
Au début, ces deux conceptions marchaient
ensemble. Pour ceux qui se disaient républicains sous la monarchie de juillet, la République était synonyme d’émancipation sociale.
La révolution en février 1848 les met au pouvoir. L’idée républicaine est ainsi mise à
l’épreuve de faits. Il y a ceux pour qui la République c’est le suffrage universel, un point
c’est tout. Et ceux qui disent que la République, c’est la République démocratique et so-
«En février 1848,
le peuple célébrait
la République, en juin,
c’était la guerre civile»
LIBÉRATION SAMEDI 17 ET DIMANCHE 18 JANVIER 2015
ciale avec le droit au travail.
Ces deux conceptions deviennent vite inconciliables. Pourquoi ?
Victor Hugo écrit par exemple dans une
profession de foi électorale: «Deux Républiques sont possibles. L’une abattra le drapeau
tricolore sous le drapeau rouge […], ajoutera
à l’auguste devise –liberté, égalité, fraternité–
l’option sinistre –ou la mort, fera banqueroute,
ruinera les riches sans enrichir les pauvres
[…], abolira la propriété et la famille, promènera des têtes sur des piques.» Le reste du
texte est à l’avenant. Il est d’autant plus
significatif que Victor Hugo, même s’il
n’était pas encore à l’époque le grand écrivain engagé qu’il deviendra ensuite, n’est
pas un obscurantiste haïssant le peuple. Les
gens qui, face à lui, défendent la République
démocratique et sociale lui semblent incompréhensibles: ils ont le suffrage universel, que peuvent-ils vouloir de plus ? Et la
plupart des leaders du mouvement
partagent ce point de vue.
Cette opposition entre les deux conceptions de la République continue tout au long du XIXe siècle ?
La commune de Paris est
la résurgence de la République démocratique et sociale. Elle
trouve en face
d’elle les mêmes
forces, parfois les
mêmes hommes, que ceux
qui ont écrasé le
peuple
en
juin 1848. Il y a
aussi tous ceux
qui,
depuis 1848, tel
Ledru-Rollin,
étaient restés
dans l’ambiguïté, et qui seront à l’origine de
la gauche politique. Ils parlent de la République démocratique et sociale, ils en font un
argument de campagne électorale, mais ils
acceptent les institutions de la République
modérée contre laquelle les ouvriers s’étaient
levés, demandant un autre usage des institutions. Pour les partisans de la République sociale, la République modérée détruit le sens
même du mot «République» et les promesses
dont il était porteur depuis 1830.
Le débat en 1848 porte aussi sur le gouvernement du peuple et ses modalités ?
C’est en effet la grande question. Les partisans de la République démocratique et sociale
se satisfont des institutions républicaines,
mais en veulent une autre interprétation.
Leur problème n’est pas qu’il y ait une Assemblée nationale élue, mais que cette dernière puisse se permettre de ne tenir aucun
compte de ce que disent les citoyens et
qu’elle
GRAND FORMAT IDÉES
agisse comme si elle était souveraine alors
que, pour eux, le seul véritable souverain est
le peuple. Ils veulent une autre représentation, une représentation «inclusive» où les
députés soient leurs serviteurs et non leurs
maîtres. Dans les débats de l’époque, il y a
aussi des propositions un peu folles comme
une convention nationale réunissant les clubs
pour contrôler l’Assemblée nationale. La
question du tirage au sort pour désigner les
représentants n’est pourtant abordée que
marginalement. Les révolutions du
XVIIIe siècle, dont les révolutionnaires de
1848 sont les héritiers, ont mis en avant le
principe: tout pouvoir doit faire l’objet d’un
consentement de la part des gouvernés. Pour
cela, l’élection –malgré ses défauts, car elle
est moins démocratique et moins égalitaire
que le tirage au sort– permet l’expression du
choix. Pouvoir choisir, c’est aussi pouvoir
démettre. Il ne faut pas oublier que, pendant
la révolution de 1848, on n’élit pas seulement
les députés, mais aussi les officiers de la garde
nationale, les juges de paix. Certains proposent même d’élire les artistes dont
les œuvres doivent être exposées
aux divers salons afin d’éviter
toute forme d’élitisme. La
volonté de choisir est au
cœur même de l’idée
républicaine.
Il y a aujourd’hui
une redécouverte
de ces débats ?
Oui, justement à
cause de la crise
générale des formes de la représentation et des
modalités de
choix des gouvernants. Le
système actuel
ne fonctionne
•
27
plus. Il y a une évidente désaffection vis-àvis du gouvernement représentatif né d’une
tradition monarchique constitutionnelle et
républicanisé en 1848. Là où on voit une vigueur démocratique à gauche et dans le camp
progressiste en général, comme en Amérique
latine, cela passe par l’expérience de formes
alternatives de représentation donnant notamment de l’importance aux diverses minorités. L’inventivité démocratique se fait
aujourd’hui contre le gouvernement représentatif. Ce dernier se fonde sur le refoulement et l’empêchement de la participation
populaire. Il se crée contre la démocratie et
l’élection sert avant tout à une monopolisation du pouvoir par les gouvernants. Ces réalités ont été longtemps masquées par l’émergence puis l’affirmation des grands partis de
masse. La participation populaire était réelle
dans de telles structures politiques tout en
étant canalisée dans la lutte pour le pouvoir
des élites dirigeantes. Ces partis n’en représentaient pas moins un outil de formation du
citoyen. Je ne suis pas nostalgique de cette
époque même si ces partis de masse permettaient au système représentatif de fonctionner sous perfusion grâce à cette illusion. Par
la suite, ces structures, pour diverses raisons,
ont perdu leur pouvoir de mobilisation, notamment avec l’effondrement du communisme. Le voile a été levé. Aujourd’hui la démystification de tout l’édifice construit
en 1848 par la républicanisation du gouvernement représentatif et l’écrasement de la
démocratie sociale est totale. La dénonciation
de l’oligarchie politique est devenue un lieu
commun.
Comment répondre à cette crise actuelle ?
L’une des leçons de 1848 est que les institutions existent avant tout par leur pratique,
au-delà des normes juridiques. Ni le tirage au
sort, ni l’instauration d’une VIe République
dont le concept reste flou, ni tout autre réforme institutionnelle ne suffisent en euxmêmes à résoudre cette crise de la représentation. Changer les institutions sans changer
la société ne règle rien. Mais les espoirs
de 1848 et de la République sociale nous ont
aussi laissé un héritage auquel nous référer.
Il nous faut aujourd’hui retisser les fils épars
d’une tradition qui avait essaimé dans des
mouvements syndicaux, autogestionnaires
et associatifs. Les vaincus de 1848 ont compris qu’il était impossible de s’emparer de
l’appareil de l’Etat et qu’il était nécessaire de
travailler à l’émancipation autrement, en
commençant ici et maintenant à impulser
des changements. Cela a débuté sous le Second Empire, malgré la répression avec les
associations de producteurs et les coopératives. Puis cela a donné la Première Internationale et l’émergence du mouvement ouvrier.
Cette grande leçon de 1848 reste vraie. Nous
devons, nous aussi, mettre en avant un
«anarchisme stratégique». L’arène du pouvoir
reste aujourd’hui verrouillée par les partis
malgré la crise qui les traverse alors que la
catastrophe guette. Mais, à la différence
de 1848, on ne peut s’appuyer seulement sur
le monde du travail, même si son rôle reste
central. Des mouvements comme les Indignés ou les zadistes sont emblématiques. Ou
les mouvements féministes qui ont montré
qu’il était possible de changer tout une vision
du monde sans devoir s’emparer des leviers
du pouvoir de l’Etat. •
Revue de presse
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© Dna, Lundi le 19 Janvier 2015
Droits de reproduction et de diffusion réservés
Strasbourg Après les attentats, le colonel Aziz Meliani veut nourrir le débat
La République pour horizon
Aziz Meliani est l'élu chargé entre autre de la mémoire et du monde combattant au sein de la
municipalité strasbourgeoise. En cette période d'inquiétude, il rappelle l'apport à la nation
des Algériens, Marocains et Tunisiens. Et plaide pour une nouvelle politique de la ville et un
retour de la République dans les quartiers, via un service civil universel par exemple.
Pendant la guerre d'Algérie, Aziz Meliani a commandé
un « commando de chasse » du 3e régiment de tirailleurs
algériens. Il est l'arrière-petit-fils d'un militaire venu
d'Algérie combattre à Woerth, durant la guerre de 1870.
Aujourd'hui, il est soucieux. « En trois jours, après les
attentats des 7 et 9 janvier, il y a eu plus de soixante-dix
actes anti-musulmans en France », commence-t-il. « Le
pays souffre, il a besoin d'apaisement », considère le
colonel. « Notre belle France, pour laquelle ces
« La France souffre, elle a besoin
tirailleurs se sont battus, est traversée par la confusion. Il
d'apaisement », considère Aziz
faut rappeler que des Maghrébins ont franchi à trois
Meliani.
reprises la Méditerranée [lors des trois guerres contre
l'Allemagne, N.D.L.R.], pour contribuer à défendre, puis libérer la France ».
« Des moments difficiles »
Souligner les sacrifices des soldats de l'empire colonial pour la France pourrait contribuer à « éviter
l'amalgame », le fameux amalgame. « Les musulmans français vivent des moments difficiles ; une
peur s'installe », note l'élu.
Que la population de confession musulmane qui vit en France soit stigmatisée, c'est justement ce
que souhaitent les auteurs des actes terroristes, considère Aziz Meliani. « Les musulmans sont aussi
divers que le reste des Français. Je n'aime pas beaucoup le terme de communauté musulmane »,
ajoute-t-il.
En guise de contribution à la future conférence citoyenne suscitée par le maire, Aziz Meliani
distingue plusieurs domaines de réflexion et d'action. « Il faut une nouvelle politique de la ville. Il
nous faut réintégrer la République dans les quartiers. » Pour que les valeurs républicaines soient
mieux diffusées, Aziz Meliani soutient la mise en place d'un service civil universel ou le
rétablissement d'un service militaire court.
Aziz Meliani souhaite clairement que la croyance religieuse reste dans le domaine privé. « Il y a le
culte et la culture », souligne l'élu. Il plaide en faveur d'une séparation entre les instances
représentatives de l'islam en France, entre celles qui traitent de la vie en société et de la politique et
celles qui se préoccupent des questions religieuses. D'autre part, « il faut réfléchir à la formation
des religieux. Actuellement, 50 % des imams parlent mal ou pas du tout le français ».
Sans angélisme, l'ancien militaire considère qu'il faut conduire « une réflexion sur les raisons qui
font que des enfants de France s'attaquent à ses valeurs ». Conduire cette réflexion incombe à la
classe politique, souligne-t-il.
http://arpro3.sdv.fr/cgi/idxlist_seek?a=art&aaaammjj=201501&num=10433&journal...
19/01/2015
Revue de presse
Page 2 sur 2
« Les réseaux djihadistes veulent nous enfermer dans une rhétorique guerrière. Il n'y a pas de
guerre des religions, ni de guerre des civilisations », avance l'élu strasbourgeois.
Propos recueillis par P. Séjournet
http://arpro3.sdv.fr/cgi/idxlist_seek?a=art&aaaammjj=201501&num=10433&journal...
19/01/2015
N¡ 2253
lundi 19 au dimanche 25 janvier 2015
Page 3
449 mots
EDITORIAL
Pour que vive lÕesprit du 11 janvier
Apr•s lÕattentat contre Ç Charlie
rement
lÕAmŽrique
r™le au service de lÕintŽr•t gŽnŽral et
Hebdo È et lÕexceptionnelle mobilisation du 11 janvier, il est difficile pour
chacun dÕentre nous de reprendre
une vie normale. La rŽaction ˆ de tels
post-11-Septembre, Žvitons le pi•ge
dÕun Ç Patriot Act È ˆ la fran•aise, qui
doterait lÕEtat de trop larges moyens
de la dŽfense des principes rŽpublicains. Ç Oui, les politiques publiques
mises en Ïuvre par les collectivitŽs
ŽvŽnements ne peut pas se limiter au
de surveillance, sans transparence.
DÕautres leviers existent, quÕil nous
ont le pouvoir de faire Žvoluer les
choses, lance-t-elle. Elles ont cette
seul sursaut citoyen, aussi fort et em-
faut mobiliser. La rŽponse ˆ la haine
capacitŽ dÕamener les citoyens ˆ se
blŽmatique
de
passe forcŽment par une lutte renfor-
construire une identitŽ et des opi-
conscience doit se poursuivre, pour
redonner du sens au fameux vivre-
cŽe contre la radicalisation, en prison mais pas seulement. La premi•re
prioritŽ est celle de lÕŽcole, avec la
nions. È Un constat dÕautant plus vrai
dans les quartiers, comme le souligne
dŽlicate t‰che dÕapprendre aux Žl•ves
plaide notamment pour dŽvelopper
la participation des citoyens et don-
soit-il.
La
prise
ensemble. Une fois lÕŽmotion retombŽe, il faut la transformer en actions
de fond, durables et ˆ la hauteur des
ˆ
lÕassociation Ville et banlieue, qui
de
lÕart difficile du dŽbat et du respect
de lÕautre. Les actions de prŽvention
sÕengager au plus vite, tout le monde
et de civisme, lÕinsertion et lÕemploi,
doit y participer. Et il y a urgence,
afin que la pŽriode qui sÕannonce
nÕattise pas les peurs, ne nourrisse
lÕŽducation populaire, les projets autour de la mŽmoire, la culture et le
dialogue, la politique de la ville sont
La ville de Strasbourg va par exemple
organiser une Ç confŽrence citoyenne È chargŽe dÕŽlaborer des
propositions concr•tes pour Žviter
pas les exclusions et ne fasse pas
lÕamalgame inacceptable entre terro-
indispensables pour amŽliorer le
vivre-ensemble. R™le des collectivi-
que la prise de conscience ne
sÕessouffle. LÕesprit du 11 janvier doit
risme et islam.
tŽs. Les collectivitŽs sont en premi•re
perdurer.
LÕart difficile du dŽbat. Attention
ligne de ces diffŽrents combats. Dans
une tribune publiŽe cette semaine
toutefois ˆ ce que la rŽponse ne soit
pas uniquement sŽcuritaire, m•me si
dans Ç La Gazette È (lire p. 106), une
fonctionnaire territoriale les appelle
ce volet est indispensable. Contrai-
avec raison ˆ sÕinterroger sur leur
enjeux.
Le
dŽbat
a
besoin
Parution : Hebdomadaire
Diffusion : 26 294 ex. (Diff. payŽe Fr.) - © OJD DSH 2013/
2014
ner les moyens de Ç faire ensemble È.
par Philippe PottiŽe-Sperry, RŽdacteur En Chef
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12 | débats
0123
MARDI 20 JANVIER 2015
Un islam
à réformer ?
Comment forger une théologie islamique qui,
tout en restant fidèle à l’esprit de la foi,
offrira un contre-modèle convaincant
face au djihadisme et autres interprétations
violentes des textes sacrés ? Des intellectuels
musulmans ou non musulmans s’interrogent
La vraie sagesse de l’imam
Le djihadisme dissimule
la véritable apocalypse
de notre temps : la mutation
écologique
par bruno latour
L
es artistes donnent parfois
d’avance la clé de l’actualité. Je ne
fais pas allusion au roman de qui
vous savez, mais au film Timbuktu, d’Abderrahmane Sissako.
On y voit un imam local s’opposer aux djihadistes d’importation. Islam contre islam ? Non, un très vieil islam confronté
à des étrangers incapables de comprendre les
mœurs du pays sur lequel ils mettent la
main. Si cela vous rappelle quelque chose,
c’est que les djihadistes agissent contre la cité
vénérable comme les colonisateurs de jadis.
Au nom de l’autorité indiscutable des modernisateurs : « Il faut changer votre vie, radicalement, et tout de suite. » Pauvres habitants,
moulinés par la colonisation et remoulinés
par les djihadistes.
Avec deux différences, il est vrai capitales.
Ce que les colonisateurs détruisaient, c’était
au nom d’un futur imaginaire, alors que les
terroristes actuels le font pour revenir à un
passé lui aussi utopique. Mais surtout, il y
avait encore parmi les modernisateurs de jadis des conflits entre les différentes instances. Les djihadistes qui occupent Timbuktu
ont unifié en une seule certitude ce que demande le droit, le pouvoir, Dieu et le profit.
Pour eux le jugement et l’exécution sont dans
la même main : celle de Dieu, à savoir la leur.
Les efforts du vieil imam pour différencier les
sources d’autorité échouent parce que les djihadistes les ont toutes télescopées en un seul
fléau qu’ils manient sans trembler. Ne leur
parlez pas de pluralisme. Ils savent, ils décident, et ils tuent. Tout en un.
ARCHAÏQUES ET SANGUINAIRES
L’imam permet de tirer deux leçons sur les
événements récents. Contre ce genre d’assassins, impossible d’en appeler à une « guerre de
civilisation » : c’est notre civilisation, ce sont
nos enfants, ils nous appartiennent. Il faut s’y
faire : les tueurs sont de « bons Français ». Oui,
c’est une plaie, mais elle ne nous est pas étrangère. Ceux qui défilent avec raison contre les
crimes des assassins n’ont-ils jamais célébré
les « sacrifices indiscutables » auxquels il faut
tous nous soumettre au nom de « l’inévitable
modernisation », au besoin par la violence ?
Certains s’arrogent le droit au nom de l’utopie d’un paradis sur terre de créer l’enfer pour
ceux qui doutent ou n’obéissent pas. On ne
pourra pas lutter contre les nouveaux criminels tant qu’on ne comprend pas que, derrière
leur archaïsme de façade, ce sont avant tout
des modernisateurs forcenés.
On objectera qu’on ne doit pas comparer
l’idéal de modernisation toujours renaissant
avec ces militants archaïques et sanguinaires
puisqu’ils agissent au nom de Dieu et que la
religion est une affaire terminée. Oui, la religion joue un rôle. Il est possible que l’idée d’un
Dieu unique pousse à télescoper les sources
d’autorité. Pourtant, plus que la quantité de religion, ce serait plus utile de considérer la différenciation dont une civilisation est capable.
Le vieil imam est bien plus religieux que ceux
qu’il combat mais il est surtout plus articulé.
S’il est lui aussi dans la main de Dieu, il ne la
confond pas avec la sienne. C’est toute la différence. Le djihad, explique-t-il, c’est sur lui qu’il
le fait sans lui apporter aucune certitude. Au
contraire, ça le fait trembler.
La modernité commence quand la religion
perd son incertitude et devient la réalisation
sur terre de ce qui doit rester dans l’au-delà. Le
modernisateur devient certain de pouvoir
achever les fins de la religion par la politique.
Et plus tard, on oubliera tout à fait la religion ;
il ne restera que le droit de faire de la politique
au nom d’une certitude absolue empruntée à
tort au sentiment religieux.
D’où notre stupéfaction de voir revenir le religieux dans l’assassinat politique. En fait, il ne
nous avait pas quittés ; les antireligieux modernisateurs ou révolutionnaires sont religieux de part en part puisqu’ils connaissent le
sens de l’Histoire et par quels violents arrachements il faut y mener les rétifs ou les infidèles.
Le vieil imam de Timbuktu insiste en dodelinant de la tête que Dieu peut-être le sait, mais
pas lui ; et qu’il ne veut donc pas risquer de
commettre le crime juridique, le péché religieux, la faute politique, de confondre les
deux.
Au fond, sa leçon revient à découvrir comment extirper le religieux de la politique, mais
c’est un devoir d’examen de conscience, qui
s’adresse à tous, aussi bien aux djihadistes
bien de chez nous. Il faut redifférencier les
sources d’autorité ; ce qui revient à attendre
moins de la politique. Contre le nihilisme, il
faut apprendre à dire « non ». Non, la politique
ne peut pas faire le paradis sur terre. Non, ce
n’est pas à l’Etat de procurer une identité protectrice. Non, la religion n’est pas là pour apporter des certitudes. Non, il n’y a pas un front
de modernisation. Non, il n’y a pas de sens de
l’Histoire. Déceptions nécessaires pour redonner du sens au mot civilisation, un simple modus vivendi. Ce n’est pas assez ? En voulant
plus, on a toujours fait pire.
Ce que l’imam ne dit pas, c’est à quel point
ces décharges de violence sont inintéressantes. Au chagrin de pleurer les morts, s’ajoute le
désespoir de voir des actions survenir à contretemps. Car enfin, quand les djihadistes
nous menacent de l’apocalypse, ils ne semblent pas s’apercevoir qu’une autre apocalypse nous menace pour laquelle, pas plus que
leurs prédécesseurs, ils n’ont le plus petit début de réponse. S’il faut défiler en masse, ce
devrait être aussi pour affronter la mutation
écologique dont tous les modernisateurs sont
cette fois directement responsables. Avonsnous pour cela une civilisation assez articulée,
au sens du vieil imam ? p
¶
Bruno Latour est sociologue,
anthropologue et philosophe des
sciences. Il est directeur adjoint et
directeur scientifique de Sciences Po
ALINE BUREAU
Aux élites musulmanes de créer
une alternative libérale crédible
Le débat intellectuel
sur l’islam brille par
son indigence. Il faut
renouveler l’étude des
textes traditionnels
de la foi islamique
en les confrontant au
monde contemporain
par zafer şenocak
A
ujourd’hui, le public ne
perçoit
pratiquement
plus l’islam que comme
une alerte au terrorisme. C’est
l’élite musulmane dans son ensemble qui en porte la responsabilité. Depuis plus d’un siècle, elle
n’est pas parvenue à concilier les
sources traditionnelles de la foi islamique et le monde contemporain, elle n’est même pas arrivée à
les engager dans un face-à-face qui
aurait entraîné un débat fécond.
De nos jours, dans ses traits les
plus aimables, la culture islamique a plutôt des airs de Disneyland. Des fragments de la philosophie occidentale, des textes anciens de maîtres soufis musulmans, de rationalistes et de
métaphysiciens traversent les
sphères intellectuelles musulmanes en vol désordonné et, le plus
souvent, sans aucun lien les uns
avec les autres. Ces exercices intellectuels sont aussi dénués de confrontation créative et originale
avec les défis de notre temps que
d’examen critique des sources.
Un islam du pamphlet s’est imposé : il emploie une langue réduite à sa plus simple expression
pour résoudre les conflits mondiaux, définit l’ordre des relations
entre l’homme et la femme, règle
les rapports avec les adeptes
d’autres croyances. Le langage des
représentants d’associations et
des religieux musulmans ressemble à un message en morse
sur un navire qui coule.
Un tel édifice confessionnel ne
pèse d’aucun poids face à un islam paria qui assume ouvertement son inculture. L’écriture
brute de la terreur pèse lourdement sur les proclamations bien
intentionnées.
Le gouvernement turc, d’inspiration islamique, a récemment
supprimé l’enseignement de la
philosophie dans les écoles destinées aux futurs imams. Les responsables de cet extrême amaigrissement de la culture islamique ne sont pas moins dangereux
que ceux qui transforment leur
foi en arme à feu. Car ils doivent
leur supériorité à l’ignorance et à
la paresse intellectuelle des musulmans paisibles et modérés. Ce
que nous vivons est aussi un étiolement de la doctrine islamique.
Que sont devenus les théologiens islamiques à l’université
d’Ankara, ceux qui développaient
des approches stimulantes afin de
porter une lumière historique et
critique sur les sources de la religion islamique ? Une nouvelle génération de scientifiques très qualifiés existe bien, mais elle travaille
dans le plus grand silence, souvent
reléguée dans l’isolement, loin des
regards de l’opinion.
MASSES INCULTES
Là où le discours universitaire est
faible, là où les ressources spirituelles et intellectuelles sont chiches, la puissance supérieure du
langage des réseaux sociaux, un
langage victime de l’abrutissement et au mieux porteur d’une
fausse culture, devient le véritable foyer du conflit. Les terroristes
ne cessent de recruter dans une
communauté de plus en plus
nombreuse, formée de masses
musulmanes incultes qui attendent en permanence de pouvoir
convertir leur frustration en une
cause jugée supérieure.
Voilà longtemps qu’il ne suffit
plus aux musulmans de condamner la terreur exercée en leur nom.
Il est temps que les questions portant sur les valeurs de la civilisation, sur l’avenir de la coexistence
dans un monde globalisé, bref sur
le temps présent, entrent dans les
univers existentiels musulmans.
Nous avons besoin pour cela de
fonder une institution qui mènera
son action dans le monde entier.
Une institution qui n’entravera
pas la pensée, mais l’encouragera.
Un centre d’études qui remémore
les penseurs à l’esprit libre de la civilisation islamique et renoue
avec leur travail. Une scène accueillant l’échange, le discours interculturel et interreligieux.
On pourrait imaginer une école
de pensée, un collège international de musulmans, un conseil des
érudits dont la tâche serait aussi
de surmonter la querelle entre
sunnites et chiites. Cette institution pourrait travailler à une
charte musulmane pour les
temps modernes. En n’utilisant
pas la langue du pamphlet, en se
situant au contraire à un niveau
intellectuel qui fermerait la porte
à toute barbarie. Le travail d’une
institution de ce type pourrait remettre la culture islamique et la
foi musulmane à la place qui leur
revient : dans le patrimoine culturel de l’humanité. p
Traduit de l’allemand
par Olivier Mannoni
¶
Zafer Şenocak est écrivain. Il est
l’auteur, avec Colette Strauss-Hiva,
de « Parenté dangereuse »
(L’esprit des péninsules, 2000)
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MARDI 20 JANVIER 2015
Le Coran est un texte
à repenser
Il faut que les musulmans éclairés s’unissent pour délivrer
l’islam de la déformation congénitale du djihadisme
par waleed al-husseini,
E
n analysant les événements qui
ont endeuillé la France, il est aisé
de comprendre que ceux qui ont
attaqué Charlie Hebdo sont idéologiquement liés à ceux qui m’ont emprisonné et
torturé pour outrage à la religion en Cisjordanie, à ceux qui ont condamné Raëf
Badawi en Arabie saoudite et à ceux qui
ont condamné à la peine capitale Mohamed Al-Cheïk en Mauritanie. Les tueurs
des attentats du 7 au 9 janvier à Paris ont
puisé leur idéologie radicale à la même
source qui nourrit mes tortionnaires et
tous les autres oppresseurs de la librepensée.
Tous confisquent la liberté, combattent
la libre-pensée, interdisent la liberté d’expression. Ils veulent briser nos stylos,
plus percutants que leurs armes. Ils veulent soumettre l’humanité et ramener les
hommes et les femmes à l’état de brebis
dociles. Ces oppresseurs n’ont pas seulement visé Charlie Hebdo, ils ont ciblé le
concept et la valeur même de la liberté.
Paradoxalement, ils s’octroient la liberté
de juger et d’exécuter quiconque ose les
critiquer.
Ce qui a été moins dit, c’est que les extrémistes puisent leur idéologie dans certains passages du texte coranique qui véhiculent la haine et prônent l’assassinat
de l’autre. Ils s’appuient sur une kyrielle
de fatwas, elles-mêmes inspirées du Coran ou présentées comme son interpréta-
tion. Ils disent appliquer les enseignements des oulémas.
Il est dangereux de continuer à caresser
le monstre dans le sens du poil pour éviter de le provoquer. Il est temps d’abandonner le politiquement correct qui ne
fait que renforcer ces ultras. Il est de notre
devoir d’ouvrir les yeux, de retrouver les
textes violents qui répandent cet extrémisme, d’en débattre et d’engager une
profonde réforme de l’islam. A défaut de
les interdire, il est indispensable d’étudier
ces textes et de prouver qu’ils permettent
plusieurs interprétations.
A l’instar de la traduction œcuménique
de la Bible, il est urgent de procéder à une
traduction œcuménique du Coran pour
le rendre conforme à la laïcité et aux libertés. C’est un travail qui incombe aux musulmans éclairés, pourvu qu’ils osent affirmer leur laïcité, la vivre et respecter le
droit à la différence d’autrui et son droit à
la vie. Il est urgent que les musulmans
cessent leur double langage qui consiste à
présenter uniquement les versets « révélés » à La Mecque pour prôner un islam
pacifique, une religion d’amour et de miséricorde, et à omettre sciemment les versets de Médine, guerriers et violents, qui
appellent à tuer les mécréants.
DU PROSÉLYTISME À L’ÉPÉE
En réalité, le prophète Mahomet a une
double personnalité. Pendant son séjour
à La Mecque, il était en position de faiblesse, persécuté par les tribus athées. Il a
fait profil bas et utilisé sa docilité comme
N’ignorons pas la violence
dans les textes sacrés
Dirigeants et chercheurs ont
créé une religion qui n’existe
pas à force de répéter que
l’islam est synonyme de paix
par edward n. luttwak
U
n nombre toujours croissant des
immigrés de culture musulmane
qui vivent aujourd’hui en Amérique du Nord et en Europe refusent d’empoisonner l’esprit de leurs enfants avec les
idées intolérantes, voire fanatiques, qui ont
cours dans leurs villes et villages d’origine.
Ils le font pour permettre à la nouvelle génération de se saisir des opportunités qu’offre
la liberté individuelle. Sans répudier l’islam,
la plupart des parents qui s’engagent dans la
modernité veillent à tenir leurs enfants éloignés de toute éducation religieuse, laquelle
est le plus souvent prodiguée par des immigrés récents, moins intégrés.
Beaucoup ont déjà effectué la transition
– on rencontre très souvent des individus
parfaitement modernes portant des noms
musulmans, mais dépourvus de tout ressentiment ou préjugés violents liés à l’islam.
TRAHISON DE LA LIBERTÉ
Ces parents attentionnés et droits se voient
aujourd’hui déstabilisés, voire discrédités
par des présidents, premiers ministres,
professeurs et prêtres qui s’entêtent à affirmer que l’islam est une magnifique religion de paix, et qui vont répétant que les
moros du Mindanao aux Philippines, les
djihadistes de la province thaïlandaise du
Jala, les conglomérats pakistanais de la terreur, les talibans afghans, les différentes variantes djihadistes syriennes, l’ex-EIIL devenu Etat islamique, le Hezbollah libanais,
le Hamas, les filiales d’Al-Quaida au Yémen,
en Afrique du Nord et au Niger, ou encore
Boko Haram au Nigeria ne représentent
pas le « véritable islam ». Mais non ! le vrai
islam, c’est cet élégant imam à la voix
douce et à la barbe bien taillée qui ne rate
aucune rencontre inter-religieuse, où il
embrasse juifs et chrétiens (et même
bouddhistes ou hindous) tout en décla-
mant des vertus pacifiques de l’islam.
Quant aux professeurs, ils ont créé aux
Etats-Unis une religion toute neuve que
l’on pourrait baptiser « islam universitaire
américain » dans laquelle on a supprimé
du Coran tous les passages appelant à décapiter les apostats et les incroyants et à réduire leurs femmes en esclavage.
Alors que ces présidents, premiers ministres, professeurs et prêtres s’enfoncent de
plus en plus dans le ridicule en tressant,
après chaque nouvel acte de violence islamiste, de nouveaux lauriers à la gloire de la
« beauté » de l’islam et de sa nature si profondément pacifique, l’effet de ces déclarations sur ces parents qui souhaitent l’intégration de leurs enfants est beaucoup
moins réjouissant. Lorsqu’ils énumèrent
les raisons qui les ont poussés à immigrer
– attentats, décapitations, tueries de masse
et enlèvements, des Philippines au Nigeria,
de Boston à Paris –, ils se voient contredits
par leurs propres enfants qui refusent de
voir l’islam imaginaire autrement que ne le
décrivent ces présidents, premiers ministres, professeurs et prêtres.
C’est une trahison de la liberté. Laissons
aux prêcheurs musulmans le soin de défendre leur religion, même s’ils feraient
œuvre plus utile en expurgeant le Coran de
ses appels au crime et en supprimant de
leurs propres sermons toute approbation
de la violence. Les personnalités non musulmanes doivent cesser de légitimer l’islam tel qu’il est, car cela signifie légitimer la
violence islamique. p
Traduit de l’anglais par Gilles Berton
¶
Edward N. Luttwak est
chercheur associé au think
tank américain Center for
Strategic and International Studies. Il a notamment été conseillé de Newt
gingrich, figure de proue
de la droite conservatrice
américaine
vecteur de prosélytisme pour répandre
une religion de paix. Mais après sa migration vers Médine et le début des conquêtes, sa puissance l’a transformé. Il a alors
troqué la docilité pour la violence et le
prosélytisme pour l’épée. Il a fait décapiter les poètes qui osaient le critiquer par le
verbe, tout en encourageant d’autres poètes à dénigrer ses adversaires. A l’image de
son auteur, Mahomet, le Coran contient
beaucoup d’appels au meurtre, à la destruction et à l’exclusion.
Cette violence, enseignée depuis quatorze siècles, a accompagné toutes les
conquêtes islamiques et marqué des générations entières de fidèles. Evidemment, tous les musulmans ne sont pas
des terroristes, même s’ils sont trop nombreux à ne pas s’en désolidariser. Mais
presque tous les terroristes de la foi sont
des musulmans. Il devient urgent que les
musulmans éclairés s’unissent pour délivrer l’islam de cette déformation congénitale. Nous sommes tous invités à nous
unir contre l’extrémisme et à défendre la
liberté.
Tous les pays musulmans sont invités à
défendre la liberté chez eux et à abandonner la schizophrénie héritée du double
langage du Coran. Car comment tolérer
que Mahmoud Abbas puisse défiler à Paris contre le terrorisme qui a frappé Charlie Hebdo alors qu’il m’a fait emprisonner,
torturer et juger par une cour martiale au
nom de l’islam ? Comment accepter la
présence du premier ministre turc Ahmet
Davutoglu à la manifestation parisienne
alors que la Turquie nourrit la haine contre les caricaturistes danois ? Comment
supporter la participation de l’ambassadeur saoudien à la marche pour Charlie
alors que son pays vient de condamner à
1 000 coups de fouets Raëf Badawi, accusé
d’avoir manqué de respect à l’islam ?
Comment prendre au sérieux les condamnations de la tuerie formulées par
l’Iran, la Syrie et le Hezbollah, en sachant
que Téhéran a été le premier à avoir émis
une fatwa contre Salman Rushdie en 1989
pour son livre Les Versets sataniques, qu’il
renouvelle périodiquement cette fatwa,
et qu’il vient de traduire un journal devant la justice ?
Les condamnations syriennes sont
aussi intéressées, Damas tentant une récupération politique des attentats à Paris
pour diaboliser l’islam sunnite et réhabiliter son propre régime au nom de la lutte
contre le terrorisme, en dépit des crimes
commis contre son peuple. Les condamnations par le Hezbollah, qui représente
le pendant chiite de l’extrémisme sunnite, sont motivées par les mêmes considérations géopolitiques.
Il est urgent d’unifier nos discours à
l’échelle internationale et d’unir nos efforts pour assécher cette idéologie qui favorise la barbarie. Il faut une vraie réforme profonde de l’islam, telle que préconisée par le président égyptien
Abdelfattah Al-Sissi, pour sauver l’islam
d’abord, et épargner à l’humanité tout entière les dérives haineuses de cette idéologie. Les récalcitrants seront alors placés
sur la liste des organisations terroristes et
combattus à ce titre.
Ces mesures doivent aussi comprendre
la gestion des mosquées et autres institutions islamiques et la surveillance des
prêches, afin que les lieux de culte restent
voués à la prière et que les institutions islamiques cessent d’être des foyers d’endoctrinement et d’enrôlement de terroristes. Il faut veiller à ce que la démocratie
ne profite pas aux théocrates, par définition ennemis de la démocratie. « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté », disait
Saint-Just. Soyons unis pour mener à
bien notre prochain combat pour la liberté, et cessons de nous cacher la tête
dans le sable. p
¶
Waleed Al-Husseini, fondateur du
Conseil des ex-musulmans de France,
vient de publier « Blasphémateur !
Les prisons d’Allah », Grasset, 240 p.,
18 euros.
Le Prophète, lui, avait de l’humour
Les djihadistes se
trompent de religion,
car Dieu n’a nul besoin
de martyr
par malek chebel
P
eut-on encore mourir
pour une image ? Au
XXIe siècle, la guerre des
iconoclasmes fait encore rage.
Comment expliquer que les musulmans
s’interdisent
aujourd’hui les images du Prophète et de Dieu, alors même
qu’aucun texte interne à la doctrine ne le prescrit ? Durant des
siècles, les créateurs musulmans
ont réussi, grâce à la calligraphie,
à détourner cette clause en se refusant consciemment ou inconsciemment à figurer des êtres humains.
Un déplacement significatif
s’est produit entre deux visions,
deux doctrines : la saine compréhension du Coran et d’hadith [dits
du Prophète non retenus dans le
Coran], d’un côté ; l’instance du
fiqh (jurisprudence islamique) de
l’autre, qui a posé un magistère
particulier et une règle de droit.
Ce déplacement est le nœud du
blocage actuel.
Aujourd’hui nous devons défendre notre amour des images, notre définition des notions de liberté individuelle et la séparation
des prérogatives religieuses et publiques. Ce combat, qui se poursuit depuis la chute du califat
en 1923, tient en quelques lignes :
le créateur musulman ne veut
plus s’agenouiller devant l’imam
qui n’est pas, contrairement à ce
qu’il prétend, dépositaire d’une
légitimité religieuse supra humaine, car la religion ne conduit
plus les nations comme par le
passé et ne confie son destin qu’à
des cœurs purs, sans ancrage
dans le réel.
Concrètement, il y a dans le
monde arabe des écrivains, des cinéastes, des dramaturges, des
plasticiens et d’autres créateurs
qui doivent restreindre la puissance de leur talent de peur d’être
jetés dans les enfers. Il y a encore
des écrivains qui sont l’objet de fatwas malveillantes et venimeuses
issues de cerveaux ensauvagés
par l’émergence du fondamentalisme religieux et guidés à distance par des idéologues arrogants. L’islam est-il donc devenu
l’otage des images diffractées et
coupables que chacun dans sa vision intime, dans sa représentation assumée ou dans son délire
se fait de lui ?
MISÈRE PHILOSOPHIQUE
Ce que les censeurs ne savent pas,
c’est que Dieu est plus subtil que
leur « ministère du culte et de la
vertu ». Parce que c’est Dieu, tout
simplement, et qu’il n’a pas besoin de porte-étendards ni de thuriféraires, et pas même de martyrs. S’agit-il seulement d’une fusion entre le réel et l’irréel, ou
d’un monde courant plus vite que
le temps qu’il secrète, d’une dérision de la dérision ou d’une obscure histoire qui bégaie ? Que
pouvons-nous attendre pour demain, un progrès ou une régression ?
Cette quête de sens est un manifeste du non-sens absolu auquel
se nourrit aujourd’hui l’islam.
L’islam est désormais le déversoir
de la misère philosophique, il est
le réceptacle de tous les réprouvés
de la terre. L’islam est le bouc
émissaire de toutes les exaspérations, mais les jeunes embrigadés
au nom de promesses paradisiaques ne savent pas qu’ils profanent la religion pour laquelle ils
se battent.
En vérité, Mahomet, le Prophète, avait de l’humour, ce sont
ses zélateurs qui n’en n’ont pas.
L’islam est formel, il récuse le titre
de martyr à celui qui assassine
des civils, car si tous les tueurs
sont admis dans la bénédiction
d’Allah, cela signifie tout simple-
ment que le paradis est plein d’assassins. La morale commune réprouve le meurtre et l’assassinat,
elle ne peut être complice de la lâcheté de ceux qui acquièrent une
quelconque
réputation
en
s’adonnant à de si sales pratiques.
Le refus de l’image laisse de
nombreuses victimes sur le carreau. Or la réforme de l’islam à laquelle tant de penseurs musulmans s’adonnent exige d’emblée
que la question de la représentation des puissances divines soit libérée du carcan de l’invisibilité.
Ne pas représenter le Prophète,
c’est faire de lui une idole
païenne, un Anti-Dieu. Les chiites
représentent déjà leur saints tutélaires, les mystiques musulmans
en font de même. On fait de la
non-représentation du Prophète
un secret mais si nous lisons les
traités de théologie, Mohamed
est décrit avec force détails.
Au fond, l’interdit de la représentation du Prophète est une façon détournée de laisser chacun
libre de se faire sa cuisine individuelle. Ne pas accepter le Prophète de tous les musulmans
pour mieux se construire son
panthéon personnel, sa mosquée,
ses rites déambulatoires, ses satisfactions coupables et autant
d’arrangements possibles.
Libérer l’image est une nécessité
devant la prolifération maligne
des images individuelles, forcément solipsistes. Dans tous les cas
de figure, la question d’associer un
petit dieu à un grand ne se pose
plus depuis que d’autres dieux
plus matérialistes, l’argent, le pouvoir, la vitesse des rotatives, les
tweets ont pris le pas sur le Dieu de
compassion qu’est Allah. p
¶
Malek Chebel anthropologue des religions et psychanalyste. Il vient de publier
aux Editions du CNRS
« L’Inconscient de l’islam »,
124 p., 15,90 €
mardi 20 janvier 2015
Page 8
845 mots
FRANCE
Ç Il faut prŽserver les principes rŽpublicains tout en s'adressant aux minoritŽs È
Benjamin Stora, historien spŽcialiste du Maghreb, Žvoque la Ç fracture È avec les jeunes des
banlieues issus de l'immigration
Benjamin Stora est historien,
spŽcialiste du Maghreb contempo-
sociŽtŽs de culture musulmane prises
entre des Etats autoritaires et des op-
celle de la France et des Ç pays du
Sud È. C'est une bataille longue, dif-
rain. Auteur de nombreux ouvrages,
il a rŽcemment publiŽ, avec Abdel-
positions islamistes, la tragŽdie ter-
ficile, complexe, mais il n'y a pas
rible des ŽvŽnements algŽriens des
annŽes 1990 juste apr•s la chute du
mur de Berlin, etc. Ajoutons la montŽe
de
l'antisŽmitisme
et
d'autre choix. Sinon, existe le risque
l'aggravation de la crise Žconomique,
C'est lˆ le grand probl•me. Les ensei-
Vous avez participŽ, dimanche 11
avec pr•s de 4 millions de ch™meursÉ
janvier, ˆ la marche rŽpublicaine
Vous Žvoquez un Ç risque de prise
ˆ Paris en hommage aux victimes
de distance È au sein de la population fran•aise. Comment le prŽve-
gnants ne sont pas assez formŽs en
la mati•re. Il y a de fa•on gŽnŽrale
un dŽficit de connaissance des pays
du Maghreb chez nos Žlites intellec-
wahab Meddeb, une Histoire des relations entre juifs et musulmans(Albin
Michel, 2013). Il prŽside depuis aožt
2014 le conseil d'orientation du MusŽe de l'histoire de l'immigration.
des attentats des fr•res Kouachi et
d'Amedy Coulibaly. Que retenezvous de cette mobilisation ?
La force du nombre et la volontŽ de
se retrouver ensemble dans l'Žpreuve
nir ?
L'aspect dŽcisif, c'est la crise de la
transmission culturelle dans une partie importante des immigrations
ont masquŽ une dimension essentielle : la faible prŽsence dans la
d'origine maghrŽbine. Toute la richesse d'une histoire islamique antŽ-
marche des jeunes de banlieues, des
rieure (langue, cultures, civilisation)
populations issues des immigrations
maghrŽbines.
Certains
groupes
Žtaient prŽsents place de la RŽpu-
reste peu connue dans les nouvelles
gŽnŽrations. Ne survivent que des
blique, mais j'ai ŽtŽ surpris : j'ai vu lˆ
un risque de prise de distance nette
ˆ l'intŽrieur m•me de la population
fran•aise.
Comment l'expliquez-vous ?
Cette faible prŽsence nous dit plusieurs choses. D'abord, la crise du
lien rŽpublicain, crise installŽe depuis plus de dix ans. Et dix ans tr•s
exactement apr•s les Žmeutes de
2005, la fracture ne s'est pas rŽsorbŽe. On en conna”t l'origine :
l'effondrement des idŽologies collectives, le refuge dans le religieux
comme idŽologie de substitution aux
engagements nagu•re menŽs par les
gauches (politiques ou syndicales),
les retards pris dans le regard portŽ
sur le passŽ colonial, les crises des
de l'enfermement, de la sŽparation.
Selon vous, les enseignants sontils armŽs pour cela ?
tuelles. Ce dŽsarmement fait que les
Žl•ves et les Žtudiants d'origine
maghrŽbine ont parfois le sentiment
qu'ils connaissent mieux leur histoire
que leurs ma”tres. C'est une alternative rŽpublicaine ˆ cette histoire
communautarisŽe, qui depuis trente
ans fait la part de plus en plus belle
aux aspects religieux, qu'il faut proposer.
bribes de connaissances religieuses,
apprises sous l'angle du combat ˆ li-
Vous •tes un homme de gauche.
vrer contre l'autre, entretenues
comme des slogans, diffusŽes par Internet avec une extraordinaire rapi-
moyens de relever ce dŽfi ?
ditŽ.
Il faut ˆ ce propos souligner que cette
connaissance par Internet se fait bien
souvent individuellement, en rupture
avec les traditions familiales et religieuses. La fabrication identitaire de
ces jeunes se construit par bricolage
idŽologique, fascination pour la violence, mise en accusation des autres
sans concevoir sa propre responsabilitŽ. A cela, il y a une alternative :
si l'on ne veut pas d'une guerre des
mŽmoires, il faut mener une bataille
culturelle pour conna”tre l'histoire,
La gauche au pouvoir a-t-elle les
L'aspect sŽcuritaire est une rŽponse ˆ
apporter dans l'immŽdiat ˆ une opinion publique inqui•te. Mais le vŽritable chantier, dans la longue durŽe, a pour objet le renforcement du
mod•le rŽpublicain, ce qui passe par
sa redŽfinition. Or, pour cela, il faut
reconna”tre que les partis de gauche
ne sont pas armŽs idŽologiquement.
L'enjeu est de prŽserver les principes
rŽpublicains, comme la la•citŽ, tout
en s'adressant aux minoritŽs. C'est
une question d'Žquilibre, mais il faut
tenir les deux bouts d'une m•me histoire : on ne peut ignorer la diversitŽ
des communautŽs, mais on ne peut
pas non plus basculer dans le com-
1
munautarisme. C'est tout l'objet de la
moires qui l'emportera. Ce qu'il faut
Propos recueillis par Thomas Wie-
bataille culturelle qui est ˆ mener. Si
Žviter.
der
on y renonce, c'est la guerre des mŽ-
Parution : Quotidienne
Tous droits rŽservŽs Le Monde 2015
Diffusion : 274 887 ex. (Diff. payŽe Fr.) - © OJD DSH 2013/
2014
6769B7968F705506A07A01117709017D75E7646B83F35D31B72A7BD
Audience : 2 023 000 lect. - © AudiPresse One 2013/2014
2
N¡ 10473
mardi 20 janvier 2015
Page 22
907 mots
REBONDS
Quelle la•citŽ ˆ l'Žgard de l'islam ?
C
ertaines voix ont rŽcemment
imputŽ
aux
journalistes
deCharlie Hebdo une attitude Ç imprudente È dans leur traitement de
l'islam. Mais la verve de Charlie Hebdo s'est exercŽe contre toutes les religions, sans en Žpargner aucune. Soit
on estime qu'ils ont ŽtŽ imprudents
ou provocateurs aussi par rapport au
christianisme et au juda•sme, soit on
leur accorde la m•me libertŽ ˆ l'Žgard
de l'islam. La premi•re posture est
sans doute dŽfendable, et alors il faut
l'expliciter et l'argumenter. Mais demander plus de Ç prudence È spŽcialement ˆ l'Žgard de l'islam rel•ve
d'une dangereuse singularisation et
Žquivaut ˆ considŽrer que ce n'est pas
une religion Ç comme les n™tres È, ce
qui est exactement la position de
ceux qui stigmatisent l'islam en tant
que tel - m•me si c'est parfois avec de
bonnes intentions (de la Ç stigmatisation positive È ?). Il faut certes
prendre en compte le sentiment
d'humiliation et de sŽgrŽgation
ŽprouvŽ dans notre pays par des millions d'hommes et de femmes
d'origine arabo-musulmane. Pour
autant, il importe de rappeler que la
plupart d'entre eux n'ont, de longtemps, ni ŽprouvŽ ni exprimŽ ce sentiment sur le mode religieux, mais
d'abord, ˆ juste titre, sur le mode politique. La lutte nationale du peuple
algŽrien ni aucune des luttes anticoloniales ne s'est menŽe fondamentalement en tant que revendication religieuse. Et le conflit israŽlo-palestinien n'a rien d'une guerre de religion.
RŽciproquement, c'est sous-estimer
le racisme anti-arabe et anti-africain
que de l'identifier ˆ un anti-islamisme. L'islamophobie est un terme
trop commode qui sert souvent ˆ voi-
ler un racisme pur et simple. C'est
une rŽgression relativement rŽcente,
liŽe bien sžr aux avatars des politiques nŽo-impŽrialistes, mais aussi
aux formes de domination des pŽtrooligarchies arabes, que d'avoir fini
par dŽporter les conflits sociaux, Žconomiques et politiques sur leur dimension religieuse. Nous devons rŽcuser ce rabattement plut™t que d'y
cŽder. Oui, ces peuples, comme ces
gamins de banlieue, ont bien des raisons de se rŽvolter, mais pas au nom
de l'islam. Ce serait une forme de paternalisme que de faire en leur faveur
des entorses ˆ notre la•citŽ fondamentale. La RŽpublique (fran•aise)
doit garantir la libertŽ des cultes (et,
certes, elle est, ˆ cet Žgard, coupable
de graves nŽgligences vis-ˆ-vis des
musulmans), mais elle garantit aussi
la libertŽ de l'athŽisme et de la critique antireligieuse, tant que celle-ci
reste sur le plan des idŽes. Les libertins du XVIIe et les philosophes des
Lumi•res, dans la violence de leur expression, qui a certainement ŽtŽ vŽcue comme une provocation par bien
des chrŽtiens du bon peuple, ont-ils
l'affaire de la sociŽtŽ fran•aise en
tant que telle, ni de son Etat. La critique thŽologique et la rŽforme religieuse ne peuvent •tre menŽes que
par des croyants de l'intŽrieur de la
communautŽ. Notre t‰che comme citoyens n'est nullement de dŽbattre
des moyens d'un aggiornamento de
l'islam, mais de faire en sorte que
nous n'en dŽpendions pas. Concr•tement, cela veut dire qu'il faut clairement sŽparer le culturel du cultuel,
ce qui est le fondement m•me d'une
la•citŽ ˆ la fois ferme et ouverte. Oui,
il existe une ancienne et prestigieuse
culture arabo-islamique, ˆ laquelle
nous devons beaucoup, et que nous
ne reconnaissons pas assez (en particulier au sein du syst•me Žducatif,
dans nos cours d'histoire, de philosophie et de sciences, ce qu'illustre aussi la pathŽtique insuffisance de notre
enseignement de la langue arabe).
Que historiquement cette culture ait
eu partie liŽe avec l'islam ne nous
oblige nullement, aujourd'hui, ˆ tolŽrer les formes insupportables, anciennes ou nouvelles, de cette religion. Ayons tout simplement la
ŽtŽ imprudents ?
m•me attitude par rapport ˆ l'islam
que par rapport aux christianismes :
C'est dans la m•me perspective qu'on
ne doit pas exiger ni attendre que
l'islam fasse preuve de sa capacitŽ de
rŽforme, voire en venir ˆ affirmer que
que la culture fran•aise soit largement marquŽe par le catholicisme, y
compris dans ses plus nobles rŽalisations, n'oblige aucunement ˆ excu-
Ç notre sort est entre les mains des
musulmans È. Car, si nous croyons
que nos valeurs (libertŽ, ŽgalitŽ, fra-
ser pour autant les persŽcutions et
oppressions passŽes de l'Eglise, ni ˆ
tolŽrer de la part de ses intŽgristes
ternitŽ), toutes abstraites qu'elles
soient et trop peu effectives (surtout
les deux derni•res) ont quelque force,
une quelconque infraction au prin-
ce n'est pas en liant leur maintien ˆ
l'Žvolution de l'islam que nous les dŽfendrons. Certes, cette rŽforme est
souhaitable,
mais
ce
n'est
pas
cipe moderne de la•citŽ. C'est pourquoi, de m•me, plut™t que de mettre
sur le m•me plan la religion et la
culture (au demeurant multiple) des
musulmans, il est essentiel de les sŽparer : on peut, on doit, reconna”tre
1
et partager les apports de cette
par Jean-Marc LŽvy-Leblond Par
culture, sans que cela implique
Jean-Marc LŽvy-Leblond Physicien,
quelque attitude que ce soit ˆ l'Žgard
essayiste
de cette religion : ni rejet ni faveur.
Parution : Quotidienne
Tous droits rŽservŽs LibŽration 2015
Diffusion : 96 834 ex. (Diff. payŽe Fr.) - © OJD DSH 2013/
2014
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Audience : 896 000 lect. - © AudiPresse One 2013/2014
2
mardi 20 janvier 2015
1064 mots
Arr•tons de laisser les intŽgrismes gagner du terrain en France
culturelles. Et le trafic des armes
dans les quartiers ? La mis•re et le
Par Nadia Hamour, historienne
ch™mage, ˆ coup sžr Dormez-en paix
braves gens.
des hommes et enfin, l'effacement de
la dŽmocratie.
Or, au non de la paix sociale, on a
prŽservŽ le silence, on a ŽtouffŽ les
Le 11 janvier, quelques jours apr•s le
carnage que la France a vŽcu, un for-
Non ! Ce qui est arrivŽ ne rel•ve pas
cris, on a laissŽ les intŽgrismes ga-
midable Žlan de solidaritŽ a rassemblŽ plus de deux millions de Fran•ais.
uniquement de conditions sociales et
Žconomiques difficiles. Les discours
A Paris, j'ai vu des gens de tous ho-
de haine et d'appel au meurtre ne
sont pas nourris par les difficultŽs so-
gner du terrain pour ne pas froisser
les susceptibilitŽs. Pire, ici et lˆ, on a
composŽ avec lui et on lui a fait des
concessions, ˆ l'Žcole ou encore ˆ la
rizons, dans leurs diversitŽs religieuses, sociales et politiques sinc•rement ŽprouvŽs et dŽterminŽs ˆ
faire bloc contre la b•te immonde qui
menace le pays tout entier.
Alors oui, cela fait chaud au cur. Mais
l'indignitŽ et la solidaritŽ, aussi
ciales. Je suis issue de parents ouvriers immigrŽs algŽriens, venus en
piscine
France pour trouver du travail et
donner une chance ˆ leurs enfants.
Aujourd'hui, il est temps d'en finir
Les difficultŽs sociales n'ont pas fait
de moi une terroriste en puissance et
voir-avec-l'islam È. A un moment
donnŽ, il faut prendre ses responsa-
ne m'ont pas emp•chŽe de faire de
bilitŽs et appeler un chat un chat. Si,
comme disait Voltaire, l'intolŽrance
fut la maladie du catholicisme, si le
nazisme
fut
la
maladie
de
fortes soient-elles, ne doivent pas
nous emp•cher de rŽflŽchir enfin,
hautes Žtudes.
sans fausse pudeur, pour rŽpondre ˆ
la question : comment en est-on ar-
Oui ! Ce qui s'est passŽ a un lien avec
l'islam. La trame idŽologique des terroristes est bien religieuse. Ces massacres portent la signature de
Ç l'islam È, mais d'un islam dŽvoyŽ
par des terroristes pour justifier
l'injustifiable. Ce qui s'est passŽ porte
rivŽ lˆ ? Il est grand temps aujourd'hui, sinon urgent, de se poser
les vraies questions. C'est une condition de l'efficacitŽ du combat contre
l'obscurantisme.
avec cette litanie du Ç •a-n'a-rien-ˆ-
l'Allemagne, l'intŽgrisme est bien,
comme l'a dŽmontrŽ feu Abdelwahab
Meddeb, la maladie de l'islam.
COMBATTRE L'IGNORANCE
le sceau de ces pr•cheurs du Moyen-
J'entends •a et lˆ que l'islam doit ac-
CE QUI S'EST PASSƒ A UN LIEN
åge qui prennent en otage la foi et
AVEC L'ISLAM
la mis•re des gens, en distillant une
idŽologie mortif•re faite de bric et de
La vague de terreur qui s'est abattue
sur notre pays en quelques jours a
fait voler en Žclat tout un courant de
pensŽe installŽ confortablement
broc. Ces discours ouvrent la voie ˆ la
radicalisation intŽgriste et font le lit
complir son Ç ijtihad È (Ç effort de
rŽflexion È) et son aggiornamento.
Sans doute. Mais laissons ce travail
aux thŽologiens et aux spŽcialistes de
l'exŽg•se coranique. Le devoir de nos
d'actes barbares pensŽs par des cerveaux contaminŽs.
gouvernants aujourd'hui est d'abord
de cesser de culpabiliser l'opinion
LES INTƒGRISMES GAGNENT DU
TERRAIN
publique et d'arr•ter de penser qu'ˆ
chaque fois qu'une personne dans
notre pays dŽclare son rejet du voile
Depuis des annŽes, des associations
ou de la burqa, elle est nŽcessairement islamophobe ou raciste.
comme Ç Ni Putes ni Soumises È
n'ont cessŽ d'alerter contre ce venin
rampant de l'islamisme qui dŽjˆ in-
Cessons d'avoir honte d'Žvoquer ce
qui nous spŽcifie comme nation,
dans l'angŽlisme et la bienveillance
coupable. Depuis quelques annŽes, la
place de ces analyses et de ces discours, qui collent si bien ˆ la bienpensance parigo-parisienne n'a fait
que grandir.
Les incivilitŽs dans les Žcoles ? Une
manifestation symptomatique des
difficultŽs sociales, pourtant rŽelles,
rencontrŽes par les familles. Le prosŽlytisme religieux et la diabolisation
des femmes dans les quartiers ? Une
histoire de coutumes et de traditions
fectait notre sociŽtŽ malade. Elles
n'ont eu de cesse de dŽnoncer les discours qui portent un projet politique
pr™nant d'abord l'inŽgalitŽ des sexes
comme projet France et comme hŽritage politique et culturel. Faisons
de nos Žcoles, lieu de la transmission
et l'effacement des femmes en tant
qu'entitŽ politique, puis l'effacement
pect de l'ŽgalitŽ entre le sexe et de
celui du droit des femmes, le bras ar-
de la tolŽrance, de la la•citŽ, du res-
1
de dŽnigrer une bonne fois pour
mŽ de la reconqu•te rŽpublicaine de
nos territoires perdus ! Comment
Faisons de la la•citŽ, qui Ç forme les
toutes ce qui fonde nos valeurs et nos
peut-on accepter que des enfants
puissent donner raison ˆ ceux qui ont
assassinŽ des journalistes ? RŽintroduisons l'apprentissage du respect
esprits sans les conformer, les enrichit sans les endoctriner, les arme
sans les enr™ler È, comme le disait
idŽaux rŽpublicains, au nom d'une
des r•gles et de l'autoritŽ, de notre
Histoire, celle de la Nation, de ses
institutions comme le respect de
Jean Rostand, une la•citŽ de combat
pour faire reculer l'inf‰me. RŽquisitionnons les crŽneaux dŽgagŽs par la
notre hymne et de notre drapeau !
Contre l'ignorance, gŽnŽralisons
rŽforme des rythmes scolaires pour
expliquer et inculquer aux enfants le
sens de nos valeurs et un esprit ci-
l'histoire du fait religieux dans les
vique et citoyen.
programmes, afin de dŽcrisper et dŽpassionner le sujet.
L'urgence aujourd'hui est de cesser
idŽologie communautaire qui lamine
notre pacte social. Contre le communautarisme,
m•re
de
l'obscurantisme, notre idŽal rŽpublicain, universaliste et Žmancipateur
doit •tre rappelŽ et expliquŽ avec
force, en de•ˆ comme au-delˆ du pŽriphŽrique.
Parution : Continue
Tous droits rŽservŽs Le Monde.fr 2015
Diffusion : 65 446 588 visites (France) - © OJD Internet oct.
2014
2061B76988A01107D03D02A1390E31D855502C38B2AB38C8EABF338
2
jeudi 22 janvier 2015
1222 mots
LÕislam critique dÕAbdennour Bidar
Mondialement diffusŽe depuis les attentats de Paris, une Ç Lettre ouverte au monde musulman È
appelle lÕislam ˆ •tre Ç au niveau des dŽfis de lÕŽpoque È.Rencontre avec son auteur, le philosophe
Abdennour Bidar
L
delˆ lÕimpensable. Et lui, encore
mieux que les autres, puisquÕil a
boucler une page pour Le Figaro. En
dŽbut dÕannŽe, il critiquait le dernier
lÕoriginalitŽ dÕavoir un pied dans cha-
Houellebecq dans LibŽration. ÇJÕai ri-
braises et de sang qui a vu lÕEtat islamique dŽployer son empire du mal
cun des deux mondes qui se regardent en chiens de fa•ence, lÕislam
golŽ, mais sa reprŽsentation de
lÕislam Ç modŽrŽ È, femmes voilŽes et
sur lÕIrak et la Syrie. CÕest dÕabord
et lÕOccident, et que sa pensŽe a ŽtŽ
fa•onnŽe ˆ la rigueur de deux Žcoles
que tout oppose, celle de la rationalitŽ, la philosophie, et celle de
polygamie, me reste en travers de la
lÕintuition, le soufisme. Ç Je consid•re quÕil est de ma responsabilitŽ
dÕintervenir pour apaiser les esprits,
condamnent pas plus vigoureusement Ç le cap de barbarie È franchi
haut la main par lÕEtat islamique. ÇIl
y a eu de lÕindignation, certains se
Õimpulsion lui est venue par un
Ç effet de trop-plein È, un hautle-cÏur provoquŽ par cet ŽtŽ de
pour
lui,
Ç comme
•a È,
quÕAbdennour Bidar couche par Žcrit
les rŽflexions tirŽes de son malaise
dans une Ç Lettre ouverte au monde
musulman È. Il nÕy va pas de main
morte : ÇDÕo• viennent les crimes de
ce soi-disant Ç Etat islamique È ? Je
vais te le dire, mon ami [le monde
musulman, ndlr]. [É] Les racines de
ce mal qui te vole aujourdÕhui ton visage sont en toi-m•me, le monstre
est sorti de ton propre ventre, le cancer est dans ton propre corps.È Mioctobre, le magazine Marianne est le
premier ˆ repŽrer ce texte plein de
souffle, le Hufftington Post QuŽbec
le publie ˆ son tour sur son site. La
lettre fait parler dÕelle, mais rien ˆ
voir, alors, avec lÕengouement quÕelle
sÕest mise ˆ susciter apr•s lÕŽquipŽe
terroriste des fr•res Kouachi et
dÕAmŽdy Coulibaly ˆ Paris. Depuis le
7 janvier, elle a enregistrŽ des centaines de milliers de clics ; elle
sÕaffiche partout sur Facebook et rebondit de bo”te mail en bo”te mail.
Elle est dorŽnavant en cours de traduction en anglais, en italien et en
arabe et son auteur a prŽvu de
lÕenrichir. Ç CÕest une Žnorme sur-
et Žviter que se perpŽtue cette logique dÕaccusation rŽciproque entre
la France et ses musulmans. Elle est
gorge.È
Comme il nÕa pas digŽrŽ que les musulmans
du
monde
entier
ne
sont ŽlevŽs pour dire Ç #NotInMyName È. CÕŽtait bien, mais pas assez.
mortif•re. È
CÕest
Le Temps lÕa rencontrŽ au Minist•re
de lÕŽducation nationale, ˆ Paris, o•
il est chargŽ de mission sur la pŽda-
membre de sa famille en vrille sans
gogie de la la•citŽ. Bureau vaste, lumi•re bl•me. Il nÕy a quÕune seule
tache de couleur au mur, la couverture du Charlie Hebdo dÕavant la tuerie, celle qui croque Michel Houel-
vaillŽe par des annŽes de soufisme,
lebecq en mage sarcastique. Cette
pi•ce est son Ç havre de tranquillitŽ È, o• il reprend ses esprits apr•s
tant que philosophe de culture musulmane, il se fait un devoir dÕ•tre
Ç dans une rŽflexion critique È. Cri-
lÕeffervescence des jours prŽcŽdents.
Co•ncidence sinistre, au moment
m•me o• lÕHyper Cacher Žtait pris en
tique, cÕest peu dire. DÕapr•s lui,
lÕislam est Ç tr•s malade È, prisonnier
de ses archa•smes et bouffi de certi-
otage, il animait en direct sur France
tudes quÕil est incapable de remettre
en cause pour se rŽinventer. En deux
mots : Ç Pas du tout au niveau de sa
Culture son premier numŽro de
Cultures dÕislam, Žmission hebdomadaire quÕil a hŽritŽe dÕAbdelwahab
Meddeb, lÕessayiste et po•te dŽcŽdŽ
lÕan passŽ. On lÕa vu aussi sur les pla-
comme
laisser
partir
un
prendre ses responsabilitŽs.È En tant
que croyant, sa force intŽrieure, tralÕemp•che de cŽder au doute : Ç Je
suis certain que les choses peuvent
sÕarranger, m•me si les signaux extŽrieurs sont tous dŽcourageants. È En
propre histoire et des dŽfis de
prise, jÕŽtais ˆ mille lieues de
mÕattendre ˆ une telle rŽaction È,
teaux, la rage au ventre et le front
lÕŽpoque. È
Sous dÕautres plumes et dans
dÕautres bouches, de telles admones-
contractŽ, vomir les bourreaux de
tations vaudraient a minima ˆ leurs
confesse Abdennour Bidar.Plume
alerte, verbe clair et physique tŽlŽgŽnique, ce normalien de 44 ans est
lÕintellectuel fran•ais que les mŽdias
sÕarrachent ces jours, de ceux dont on
attend quÕils trouvent du sens par-
Charlie Hebdo et leurs consorts, ces
Ç voleurs de lÕidentitŽ musulmane
auteurs
de
sŽrieux
soup•ons
dÕislamophobie. Abdennour Bidar
l‰che un sourire crispŽ : ÇLe r™le du
quÕils ne mŽritent pas È.
Ç Fini, maintenant je filtre les sollicitations. JÕai besoin de rŽflŽchir et
de me remettre ˆ Žcrire. È Il vient de
philosophe, cÕest dÕ•tre un poil ˆ
gratter. Socrate a ŽtŽ condamnŽ ˆ
boire la cigu‘, Spinoza a ŽtŽ Ç excom-
1
muniŽ È. Ce que je tiens ˆ dire, cÕest
que
lÕislam
doit
sortir
de
lÕautosatisfaction. Sinon, on stagne,
puis on rŽgresse.È A ce titre, il assume son rapport de Ç fidŽlitŽ infid•le È par rapport ˆ sa religion. Et il
Lahore auquel il a consacrŽ sa th•se,
dŽfend livre apr•s livre* sa vision
dÕun islam sans soumission et fraternel. Ç CÕest bien beau, dit-il des musulmans de France, de rŽclamer la libertŽ de pratiquer sa religion. Encore
rant littŽraliste aux antipodes du
soufisme. Ç CÕŽtait une situation tr•s
difficile. Pour mes copains fran•ais,
jÕŽtais Abdennour, donc Arabe. Pour
les Arabes, je ne pouvais pas •tre musulman, puisque je nÕen avais pas la
culture. Mes tentatives dÕexplication
commentaires
faut-il se donner ˆ soi le droit dÕ•tre
libre vis-ˆ-vis de sa religion. È
Lui-m•me a bataillŽ dur pour trouver
le point de conciliation entre ses diffŽrents univers. Il y est parvenu ˆ ses
acerbes, sa lettre ouverte ne lui a pas
30 ans, au moment m•me o• les dŽ-
week-end, il rejoint son grand-p•re,
un ancien rŽsistant communiste, fa-
attirŽ de menaces. Ç Je ne suis ni dans
la haine, ni dans lÕagressivitŽ.
bats sur lÕislam se sont enflammŽs
sous le souffle des attentats du
rouchement athŽe et cultivateur de
vignes. Ç Gr‰ce ˆ lui, je nÕai jamais eu
JÕaimerais croire que cela me prot•ge È, dit-il, en concŽdant une certaine na•vetŽ. Ce dernier texte, qui
rŽsonne si fort avec lÕactualitŽ, nÕa
rien dÕun coming out. Cela fait une
11-Septembre. Abdennour Bidar est
nŽ musulman, ˆ Clermont-Ferrand,
dÕune m•re auvergnate, une intellec-
les pieds dans le m•me sabot, ou, si
jÕose dire, dans la m•me babouche. È
* Dernier ouvrage publiŽ : Ç Histoire
tuelle catholique qui sÕŽtait tournŽe
vers le soufisme. Il doit son nom de
famille ˆ lÕŽpoux marocain de sa
m•re, un adepte du tabligh, un cou-
de lÕhumanisme en Occident È, Armand Colin, 2014.
rappelle quÕil a toujours menŽ ses critiques sur un double front, les dŽrives
de lÕislam et celles de la modernitŽ
occidentale.
SÕil a ŽcopŽ
de
dŽcennie que ce spŽcialiste de Mohamed Iqbal, le penseur rŽformiste de
Parution : Quotidienne
Žtaient perdues dÕavance. È Tous les
vendredis, il se rend ˆ la mosquŽe,
sa petite djellaba dans un sac. Et le
Tous droits rŽservŽs Le Temps 2015
AF61D7AB83D07E0ED0690CB1580EC11253F0393662EA39C2BB9CC16
2
N¡ 21861
jeudi 22 janvier 2015
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671 mots
FRANCEÑLE PLAN ANTITERRORISME
RENAUD EPSTEIN (SOCIOLOGUE, MAëTRE DE CONFƒRENCES EN SCIENCES POLITIQUES Ë L'UNIVERSITƒ DE NANTES)
Renaud Epstein : Ç On n'a jamais vraiment cherchŽ ˆ lutter contre les
discriminations È
Question : Le mot apartheid qu'a
utilisŽ Manuel Valls pour dŽcrire
quartiers. A Paris et dans certaines
communes limitrophes, on assiste ˆ
tectionniste vis-ˆ-vis de la politique
de la ville. Elle a dŽveloppŽ ses pro-
l'Žtat des banlieues est-il juste ?
des processus de gentrification qui
grammes d'Žducation prioritaire ˆ
contribuent ˆ la mixitŽ sociale re-
l'Žcart de cette politique portŽe par
les autres acteurs, mairies, minist•re
Cela n'a aucun sens. L'apartheid est
un rŽgime politique, un syst•me de
racisme institutionnalisŽ inscrit dans
le droit. Il n'y a rien de tel en France,
o• les discriminations sont de fait et
non de droit. M•me si d'autres l'ont
fait avant lui, je suis extr•mement
choquŽ d'entendre ce mot prononcŽ
par celui qui, ˆ la t•te du minist•re
de l'IntŽrieur, avait rŽussi ˆ faire capoter la seule mesure antidiscrimination proposŽe par le candidat Fran•ois Hollande. Je parle des rŽcŽpissŽs
cherchŽe, mais au prix de l'Žviction
des pauvres. Plus encore, la question
de la Ville.
de la mixitŽ ne devrait pas •tre posŽe
ˆ partir des citŽs, qui regroupent des
populations d'origines et de conditions tr•s diverses, mais des quartiers
Question : Qu'est-ce qui n'a pas encore ŽtŽ tentŽ ?
riches. Les vrais ghettos, ceux o• on
La France n'a toujours pas engagŽ de
ne fait pas l'expŽrience de l'altŽritŽ,
sont les quartiers riches. Enfin, il faut
rŽelle politique de lutte contre les
rappeler que les vertus de la mixitŽ
qu'on se dote d'instruments spŽci-
sociale sont loin d'•tre Žtablies scientifiquement, sauf ˆ l'Žcole o• c'est un
enjeu fort.
fiques, comme les statistiques ethniques. En les refusant, on s'oblige ˆ
faire un dŽtour territorial tr•s gros-
discriminations. Le faire supposerait
sier, en ciblant les quartiers de mino-
pour lutter contre les contr™les au faci•s.
Question : L'Žcole a-t-elle ŽchouŽ ?
ritŽs. L'autre option qui mŽrite d'•tre
approfondie
est
celle
de
Question : Pour votre part, quel
Il n'y a pas faillite de l'Žcole, mais de
la sociŽtŽ dans son ensemble. Nous
l'empowerment, qui n'a ŽtŽ que timidement envisagŽe au dŽbut des an-
sommes tous collectivement responsables. Qui ne cherche pas ˆ scolari-
nŽes 1980. Il s'agit de s'appuyer sur
la mobilisation des forces vives et des
ser ses enfants dans le meilleur Žtablissement ? Nos comportements in-
communautŽs des quartiers pour dŽ-
constat faites-vous ?
Tout d'abord que le dŽbat sur les
quartiers populaires s'engage de la
pire des mani•res, en partant de la
dŽrive mortif•re de trois individus.
L'amalgame est d'autant plus absurde que les fr•res Kouachi ont passŽ leur adolescence en Corr•ze !
S'agissant de la politique de la ville,
dividuels produisent des situations
que nous dŽnon•ons ensuite collectivement dans la rueÉ
l'assistanat. Jusqu'ˆ prŽsent, on a fait
l'inverse, en cassant les mobilisations collectives des quartiers populaires toujours suspectŽes de communautarisme.
toutes les donnŽes disponibles indiquent que l'objectif de mixitŽ sociale qui lui est assignŽ depuis les annŽes 1990, et plus nettement encore
depuis 2003, n'a pas ŽtŽ atteint. La
spŽcialisation sociale et ethno-raciale des quartiers n'a cessŽ de se
renforcer. Mais cette dynamique nationale s'accompagne de fortes variations en fonction des villes et des
finir et mettre en oeuvre des solutions qui ne rel•vent pas que de
par Jo‘l Cossardeaux
Question :
L'Žcole
a-t-elle
assez
Renaud Epstein
comptŽ dans la politique de la ville ?
Sociologue, ma”tre de confŽrences
en
sciences
politiques
ˆ
L'Education nationale a toujours eu
l'universitŽ de Nantes
un comportement extr•mement pro-
Parution : Quotidienne
Tous droits rŽservŽs Les Echos 2015
Diffusion : 124 422 ex. (Diff. payŽe Fr.) - © OJD DSH 2013/
2014
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Audience : 558 000 lect. - © AudiPresse One 2013/2014
1
Revue de presse
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© L'alsace, Vendredi le 23 Janvier 2015
Droits de reproduction et de diffusion réservés
Onfray : « On a cassé la République »
Recueilli par Olivier Brégeard Sollicité par de
nombreux médias après les attentats du 7 janvier, vous
vous êtes démarqué du « compassionnel » dominant :
pourquoi ?
Michel Onfray, hier à Mulhouse. Photo
L'Alsace/Darek Szuster
Cela faisait des années que je m'attendais à ce que le
monde musulman se défende un jour. Depuis 1991, on le
bombarde partout sur la planète, en Irak, en Afghanistan,
en Lybie, au Mali... Sous prétexte de lutter contre le
terroris-me, la France mène une politique étrangère
islamophobe qui crée le terrorisme. On monte les
populations musulmanes contre nous, on peut
comprendre qu'elles en aient assez.
Mais les auteurs des attentats du 7 janvier étaient des Français, pas des Arabes ou des Africains
venus se venger...
C'est la vengeance de « l'oumma ». Les musulmans pensent en terme de communauté planétaire.
Pour un musulman, le monde se sépare entre musulmans et non-musulmans. En regard des juifs,
avec la question d'Israël, et des chrétiens, avec la question de l'Europe et des États-Unis qui leur
balancent des bombes en permanen-ce, les terroristes musulmans activent la riposte du faible au
fort. Il ne faut pas mépriser l'islam en considérant que les musulmans seraient des barbares et nous
des civilisés.
Vous ne croyez pas à l'interventionnisme pour des raisons morales, de soutien aux populations
locales...
Si la morale faisait la loi, pourquoi n'interviendrions-nous pas à Cuba, en Corée du Nord, en Chine,
au Pakistan, au Venezuela, voire aux États-Unis, où les armes à feu tuent chaque année 30 000
personnes ? Le néocolonialisme nourrit la haine des musulmans contre les Occidentaux. La France
paie aujourd'hui le prix de deux erreurs paradoxales : d'un côté, cette politique extérieure
islamophobe ; de l'autre, une politique intérieure islamophile. Car à l'intérieur de nos frontières, nos
gouvernants nous disent que l'islam est une religion de tolérance, de paix et d'amour. On ment. Il
existe un certain nombre de musulmans toxiques et dangereux sur le territoire français, dans les
prisons, dans les banlieues, mais on s'empresse de dire que ça n'a rien à voir avec l'islam, qu'il ne
faut pas faire d'amalgames. Il aurait fallu depuis très longtemps que la République interdise que
l'islam fasse la loi dans certains quartiers, mélangé aux trafics de drogue et d'armes.
Pourquoi cette « islamophilie » à usage domestique, selon vous ?
Les raisons sont multiples. Il existe depuis très longtemps un antisémitisme latent à gauche,
l'opposition à l'argent, au capital, qu'on associe fautivement à Israël et aux États-Unis. Il y a
toujours une tentation de l'islam à gauche. Plus généralement, on ne veut pas d'ennuis avec la
communauté musulmane dans sa totalité. On fait donc silence sur sa frange délinquante et
terroriste. Quand on nous dit que toute la France était dans la rue le 11 janvier, ce n'est pas vrai :
Benjamin Stora et Alain Finkielkraut ont souligné qu'elle n'était pas très « black-blanc-beur ». Et
quand le ministère de l'Éducation nationale affirme qu'il y aurait eu 200 « incidents » dans les
http://arpro3.sdv.fr/cgi/idxlist_seek?a=art&aaaammjj=201501&num=10045&journal...
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Revue de presse
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écoles lors des hommages aux victimes du 7 janvier, on peut douter du nombre. Ce délire
généralisé de la gauche qui refuse la réalité qui contrarie son idéologie a laissé de côté la
République en abandonnant sa défense à Marine Le Pen.
Vous qui avez écrit en 2005 un « Traité d'athéologie », pensez-vous qu'au lieu de vouloir enseigner
« le fait religieux », la République serait plus fidèle à ses valeurs en portant un athéisme actif ?
Je suis athée, l'idéal serait que les autres le soient aussi, mais il ne faut pas rêver. Je défends donc la
laïcité. Si les gens ont besoin de religion, ils doivent comprendre que, sur le territoire national, la
souveraineté est populaire : en France, depuis 1789, la démocratie fait la loi, plus la théocratie. Ça
vaut ce que ça vaut, ça ne fonctionne pas toujours bien, mais la volonté générale fait la loi. Au
contraire, l'islam non républicain croit à la loi du Coran, à la charia, à la théocratie. Ce sont deux
visions du monde radicalement différentes. Si cette religion est pratiquée intégralement, elle est
incompatible avec la République, puisqu'il y a dans le Coran des propos antisémites, bellicistes,
misogynes, phallocrates, homophobes, des invitations à égorger les gens, à les massacrer... À un
moment donné, il faut donc se demander ce que l'on fait avec ce texte. Il faut un islam républicain,
en liaison avec l'État : le ministre de l'Intérieur, qui est aussi en charge des cultes, devrait envisager
la formation des imams, leur paiement, éventuellement aussi le financement des mosquées par
l'État, avec un droit de regard sur les prêches. Chaque fois qu'un imam se ferait remarquer par des
propos incompatibles avec la République, le gouvernement réagirait en conséquence.
Vous avez démissionné de l'Éducation nationale en 2002 : quel rôle peut encore jouer l'école dans
le contexte actuel ?
L'école, c'est fini ! En 1983, Mitterrand s'est converti au libéralisme, on nous a dit que le marché
devait faire la loi partout. C'est le cas à l'école depuis un quart de siècle. Les enfants ne savent plus
ni lire, ni écrire, ni compter, ni penser. Ils sont formatés par les médias de masse. Et depuis des
années, les enseignants sont désavoués chaque fois qu'ils mettent une mauvaise note à un élève et
que les parents se plaignent. On ne rétablira pas leur autorité du jour au lendemain...
Vous semblez bien pessimiste...
En effet, je n'y crois plus. Depuis 1983, la gauche a renoncé à être de gauche, tous les gens
responsables de la situation actuelle évitent soigneusement toute autocritique et renvoient la
responsabilité à Houellebecq et à Zemmour. Ils ont cassé la République. C'est même notre
civilisation tout entière qui s'effondre. C'est un mouvement, que l'on pouvait accélérer ou ralentir,
et on a tout fait pour l'accélérer depuis 25 ans.
« Il n'y a pas de liberté d'expression en France, estime Michel Onfray.
Minute et Charlie Hebdo ne sont pas traités sur un pied d'égalité. La liberté d'expression, c'est pour
tout le monde. Si la rédaction de Minute avait été ravagée par des tueurs, je ne suis pas sûr que la
mobilisation aurait été comparable. Toutefois, je ne pense pas que la liberté d'expression soit le
pouvoir de dire tout ce qu'on veut, quand on veut. Je suis athée, mais je ne crois pas que le
blasphème soit la meilleure façon de lutter contre les religions. Il faut défendre la satire, l'ironie,
mais le propre de la liberté, c'est qu'elle n'est pas illimitée. A-t-on la liberté de violer ? De
massacrer ? De mentir ? Nous vivons dans une société d'irresponsables, où n'importe qui fait
n'importe quoi, sans souci des conséquences. Charlie Hebdo, c'était la tyrannie de l'enfant-roi : je
dessine ce que je veux, comme je veux, quand je veux, avec force scatologie. Mais si votre dessin
met le feu à tous les pays musulmans de la planète, si à cause de lui on brûle des chrétiens et leurs
églises, faut-il continuer comme si de rien n'était ? Certains dessins et certains propos tuent. La
responsabilité n'est pas un vain mot. »
http://arpro3.sdv.fr/cgi/idxlist_seek?a=art&aaaammjj=201501&num=10045&journal...
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•
REBONDS
LIBÉRATION VENDREDI 23 JANVIER 2015
L’antisémitisme chrétien de droite nourrit
indirectement l’antisémitisme islamiste
Par AVRAHAM
B. YEHOSHUA
Ecrivain
es propos adressés, à Paris, aux
juifs de France par Benyamin
Nétanyahou ont provoqué une
controverse non seulement en
France, mais aussi en Israël, et je voudrais essayer de réfléchir ici à leur
caractère complexe.
La teneur de son discours se résume à
ceci: l’antisémitisme que certains musulmans fanatiques manifestent à votre
égard en France, par des actes meurtriers et de terreur, doit vous inciter à
venir dans votre véritable pays, Israël.
Ce n’est que là que vous vous sentirez
en sécurité…
Cette affirmation recèle une part de
vérité qu’on ne peut occulter. En effet,
une partie des juifs de France, et sans
doute une part non négligeable d’entre
eux, sont repérables aujourd’hui non
seulement par leurs caractéristiques
religieuses, calotte, chapeau noir, barbes et papillotes, mais surtout à cause de
leurs institutions visibles à l’œil nu: synagogues, écoles, magasins spécialisés,
centres communautaires et, parfois, cités ou quartiers d’habitations communs.
Des fanatiques musulmans bénéficiant
de la pleine citoyenneté française, maîtrisant la langue et les coutumes françaises, sont ainsi en mesure, facilement,
de perpétrer leurs desseins diaboliques
presque sans entraves. Car, après tout,
il est impossible d’affecter un policier à
chaque juif, et ce serait sans effet sur un
terrorisme dont l’auteur est prêt à mourir et dont la puissante destructrice est
L
énorme. C’est pourquoi cet appel de
Nétanyahou aux juifs pour assurer leur
propre sûreté peut paraître assez réaliste.
Certes, la sécurité des Israéliens est loin
d’être parfaite, que ce soit pour les individus (surtout dans les territoires occupés) ou que ce soit au plan collectif, avec
les attaques de missiles de pays ennemis,
mais, grosso modo, le cadre général de
la défense nationale demeure plus solide
et plus appliqué.
A rebours, un tel discours fustige la
France comme un pays incapable de dé-
au retour ou à la délivrance en terre
d’Israël. «L’an prochain à Jérusalem»
n’est pas qu’un vain mot. Aussi, quand
Nétanyahou tient ces propos, il n’a pas
en tête, me semble-t-il, uniquement le
problème sécuritaire, mais aussi la
question identitaire. Et son discours
reflète ces deux préoccupations.
Cependant, il nous faut reconnaître,
hélas, que la motivation profonde et
flagrante du retour des juifs en terre
d’Israël et de la création de l’Etat d’Israël
tirait son origine de l’antisémitisme,
en particulier l’antisémitisme séculier et
Le sionisme de la fuite et de la peur
nationaliste né au midemeure plus fort que le sionisme mû
lieu du XIXe siècle en
par l’identité, la spiritualité
Europe. Sans cet antiou la religion.
sémitisme ravageur,
qui atteignit son point
fendre convenablement ses citoyens, ce d’orgue avec la Shoah, on peut douter
qui revient à infliger un affront à la que Theodor Herzl (1860-1904), le vidémocratie française. Et c’est pourquoi sionnaire de l’Etat juif et fondateur du
Daniel Shek, ancien ambassadeur Congrès sioniste, se serait employé à
d’Israël en France, a eu raison d’opposer populariser ses idées.
que si, au cours de la dernière campagne C’est pourquoi le sionisme de la fuite et
à Gaza, le Premier ministre français de la peur demeure plus fort que le sioavait conseillé aux Israéliens citoyens nisme mû par l’identité, la spiritualité
français demeurant à Ashdod ou à Ash- ou la religion. Et c’est pourquoi, aussi,
kelon de revenir en France pour échap- si le Premier ministre français, Manuel
per à la menace des missiles tirés depuis Valls, avec une grande générosité d’esGaza, ce qui pourrait sembler non moins prit, a proclamé que le départ de cent
logique, cette proposition aurait suscité mille juifs infligerait un coup plus dur
à la France que celui de cent mille chréun tollé en Israël…
Néanmoins, il existe une certaine diffé- tiens, il a le devoir, ainsi que son gourence entre ces deux affirmations. Car, vernement, de lutter non seulement
au long de l’histoire, les juifs ont aspiré contre les fanatiques islamistes, mais
aussi contre les dérives antisémites qui
ont cours parmi les ennemis jurés de
ces fanatiques, c’est-à-dire l’extrême
droite française. Car l’antisémitisme
chrétien de droite nourrit indirectement l’antisémitisme islamiste.
Mais Benyamin Nétanyahou ne doit pas
être exempté d’un examen de conscience politique. Car il ne fait aucun
doute que le conflit prolongé avec les
Palestiniens alimente la flamme de l’antisémitisme. Aussi, parallèlement à ses
conseils aux juifs de France, il est de
son devoir d’assurer la sécurité des
Israéliens et des juifs en déployant un
effort sérieux pour mettre fin à l’occupation et à la colonisation, et pour parvenir à la résolution du problème palestinien, tout en garantissant la sécurité
d’Israël, selon la formule bien connue et
acceptée par le monde entier, y compris
par une grande partie du monde arabe.
Traduit de l’hébreu par Jean-Luc Allouche.
•
SUR LIBÉRATION.FR
Après les attentats de Paris,
des intellectuels et des écrivains
réagissent, parmi lesquels
Etienne Balibar, Dalibor Frioux,
Pierre Nora, Didier Fassin, Marc
Weitzmann, David Grossmann,
Roberto Saviano…
La France est mon foyer
epuis quelques années, la migration des juifs
de France vers Israël est un phénomène en
constante augmentation. Tant et si bien
qu’en 2014, l’Hexagone fut le premier pays
de départ pour ce que l’on nomme l’alyah, le voyage
sans retour vers la Terre promise.
Ces derniers jours, après l’attaque contre l’Hyper
Cacher de Vincennes, la question se pose avec plus de
force encore. La peur et le sentiment d’abandon par
la nation rendent pour certains plus vive la tentation
du départ. Benyamin Nétanyahou ne s’y est pas
trompé, qui a rappelé dans la foulée qu’Israël serait
notre «foyer», à nous, juifs de France. Oui, je dis «serait», car ce qui est
Non, Israël n’est pas le foyer de tous les présenté par cercomme une
juifs. Ce n’est pas ancré dans nos gènes. tains
évidence est pour
C’est un choix personnel, moral, moi une hérésie.
politique et, pour beaucoup, religieux. Non, Israël n’est
pas le foyer de tous
les juifs. Ce n’est pas ancré dans nos gènes. C’est un
choix personnel, moral, politique et, pour beaucoup,
religieux. Ce n’est pas mon choix. Juive de famille et
de cœur, je suis laïque, républicaine et française jusqu’au fond de mes tripes. Je refuse l’ostracisme dans
lequel notre supposé lien à Israël nous entraîne. Et je
me sens presque insultée lorsque j’entends dire que
là est mon foyer. Comme si je n’étais finalement
Par CORALIE
MILLER Auteure
D
qu’une étrangère dans mon propre pays. Comme si
cette France que je chéris ne m’était pas totalement
acquise, bien que ma famille y ait déposé ses bagages
voilà près de quatre-vingts ans. Comme si planait toujours sur moi la menace d’en être un jour expulsée.
Si nous, juifs de France, considérons qu’Israël est notre vrai foyer, alors comment empêcher ceux qui nous
haïssent de nous renvoyer à notre statut d’étrangers
de l’intérieur? De nous envisager comme des traîtres
potentiels? Nous portons, nous aussi, la responsabilité
du vivre-ensemble.
Ce n’est pas parce qu’une part infime de la population
française ressent à notre encontre une abjecte détestation que nous devons remettre en cause notre appartenance à la communauté nationale. Ce n’est pas la
France qui est antisémite, ce sont certains de ses
membres, certes bruyants, certes violents, mais minoritaires. Ne les laissons pas gagner. Nous sommes plus
forts que ça. Je suis plus forte que ça. Je suis française,
que cela leur plaise ou non. Je suis française et je ne
tolérerai jamais que quiconque puisse remettre cette
évidence en question. Je suis française avant d’être
juive, résolument, fondamentalement, envers et contre tout. Je suis fille des Lumières et de la Révolution,
je suis l’héritière de Voltaire et de Victor Hugo, je suis
l’enfant de Mai 68 et de la Libération, je suis le produit
de mes écoles et de tous mes professeurs, et chaque
jour, par mon métier, je célèbre la langue et la culture
qui m’ont été inculquées… Ma terre est celle qui a accueilli mon grand-père venu de sa Pologne natale pour
devenir le médecin qu’il n’avait pas le droit d’être dans
son pays. Celle pour qui il a combattu, membre de la
Résistance, et qui a déposé sur son cercueil un drapeau
bleu-blanc-rouge, symbole de la patrie reconnaissante. Celle qui a aidé ma famille à se construire, celle
qui m’a vue naître et grandir, et qui désormais couve
mon fils de sa main chaleureuse. Mon fils qui, du haut
de ses 4 ans, n’a eu de cesse ces derniers jours de me
dire que les méchants avaient attaqué son pays, et qu’il
fallait le protéger –allant jusqu’à organiser un plan de
bataille avec ses jouets, protégeant une tour Eiffel par
des bonshommes «Transformers»…
N’oublions pas que, de Charlie Hebdo à l’Hyper Cacher, en passant par Montrouge, c’est la France sous
toutes ses couleurs que l’on a voulu réduire au silence.
La France dans son intégralité, avec ses grandes gueules blasphématoires, ses policiers, ses Blacks, ses
Blancs, ses Beurs et ses Juifs. Alors, si hier nous nous
sommes parfois sentis abandonnés face aux antisémites de tous bords, levons-nous aujourd’hui avec nos
compatriotes pour que cela ne se reproduise plus.
Marchons ensemble vers notre idéal. C’est assez de
fuir, assez de se cacher et de se laisser exclure. L’heure
est venue de se redresser et de dire à ceux qui en douteraient encore: «Je suis français et fier de l’être. Dans
mon pays, je suis, je reste.»
REBONDS
LIBÉRATION VENDREDI 23 JANVIER 2015
Vu du
Kurdistan
Par NORELDIN WAISY Journaliste kurde
basé dans le Kurdistan irakien, directeur
général de Kurdistan 24, chaîne de
télévision kurde qui sera lancée dans les
mois qui viennent avec l’aide de France 24
es réactions à l’attentat terroriste
contre Charlie Hebdo ont été différentes au Kurdistan irakien. La
majorité des gens l’ont fermement
condamné et témoigné leur soutien à la
France, ainsi que leur compassion vis-àvis des victimes. Massoud Barzani, le président de la région autonome du Kurdistan
irakien, a vivement dénoncé cet attentat.
Dans un message adressé au président
François Hollande, il a présenté ses condoléances au peuple français et aux familles
des victimes, et qualifié cette attaque
d’«acte inhumain et lâche».
Par ailleurs, des journalistes kurdes se sont
rassemblés dans plusieurs villes de la région pour afficher leur solidarité avec le
peuple français et dénoncer cet attentat.
De nombreux militants kurdes ont rappelé
l’éditorial signé par Stéphane Charbonnier, directeur de la publication de Charlie
Hebdo, paru dans le numéro du 22 octobre 2014, qui chante les louanges des Kurdes. Stéphane Charbonnier y salue la résistance kurde et déclare : «Je ne suis pas
kurde, je ne connais pas un mot de kurde, je
serais incapable de citer un nom d’auteur
kurde. La culture kurde m’est totalement
étrangère. Ah, si ! Il m’est arrivé de manger
kurde… Passons. Aujourd’hui, je suis kurde.
Je pense kurde, je parle kurde, je chante
kurde, je pleure kurde.» Les Kurdes ont largement diffusé cet article sur les réseaux
sociaux, accompagné d’une photo de la rédaction de Charlie Hebdo brandissant un
drapeau kurde.
Cependant, certains Kurdes ont reproché
à l’hebdomadaire satirique d’avoir «insulté
le Prophète de l’islam», et certains accusent
également les autorités françaises de ne pas
s’être donné beaucoup de mal pour retrouver les auteurs présumés du meurtre de
trois militantes du PKK commis le 9 janvier 2013 à Paris. Les responsables de cet
homicide courent toujours et, bien que la
police française ait appréhendé deux suspects, peu après l’assassinat, l’un d’eux a
prétendu avoir des liens avec les services
de renseignement turcs.
A mon humble avis, l’attentat contre Charlie Hebdo puis les fusillades perpétrées à
Paris constituent un échec total pour les
extrémistes islamiques, car ces atrocités ne
feront qu’exacerber la haine à l’encontre
des musulmans dans le monde entier. Si
les musulmans ne joignent pas leur voix à
celles qui appellent à mettre un terme à
cette folie, le terrorisme gagnera du terrain
et les premières victimes en seront les musulmans. Malheureusement, le silence de
nombreux musulmans face à ces crimes
vaut approbation car, en pareil cas, il peut
être considéré comme de la complicité.
L
Traduit de l’anglais par Architexte, Paris
(Marie-Paule Bonnafous, Martine Delibie
et Marielle Santoni).
•
27
Comment dire Charlie en turc
Par AHMET INSEL Professeur émérite
à l’université Galatasaray (Istanbul)
a Turquie certes n’est pas l’Iran où
un journal a été interdit simplement
pour avoir mis sur sa couverture la
photo de George Clooney déclarant
«Je suis Charlie». Ce n’est pas non plus le
Pakistan, le Niger ou la Tchétchénie, où les
manifestations anti-Charlie Hebdo se sont
transformées parfois en émeutes visant la
France et faisant des morts. Mais…
Les camions sortant d’une grande imprimerie à Istanbul ont été bloqués par la
police mercredi 14 janvier, à 2 heures du
matin. Les policiers, sans mandat de perquisition, ont ouvert les paquets et se
sont jetés sur les exemplaires du journal
Cumhuriyet. Depuis la veille, on savait que
ce vieux journal mythique du kémalisme
allait publier en supplément la traduction
du dernier numéro de Charlie Hebdo. Les
policiers scrutent toutes les pages du supplément, les photographient et les envoient à leur donneur d’ordre. Non, il n’y a
pas de représentation du Prophète. Ouf, les
camions peuvent partir. La direction du
journal Cumhuriyet avait au dernier moment décidé de ne publier qu’une large
sélection du numéro de Charlie Hebdo, sans
sa couverture.
Le gouvernement AKP a justifié cette violation manifeste de la liberté de la presse par
l’urgence de l’action préventive en vue
d’empêcher, «au nom de la responsabilité sociale», qu’un crime ne soit commis. Ainsi,
il reconnaît implicitement que si la couverture avait été publiée, il avait la ferme intention de faire saisir les exemplaires du journal, sans attendre une quelconque décision
de justice. Un aveu en bonne et due forme
de l’état de la liberté de la presse et de la liberté d’expression dans la Turquie d’Erdogan, et qui vient en confirmation du très sévère rapport portant sur ce sujet, accepté au
Parlement européen il y a quelques jours.
Entre-temps, c’est l’agitation dans les milieux islamistes de Turquie. Et on découvre
avec horreur que deux journalistes ont
incorporé dans leurs colonnes la vignette
de cette fâcheuse couverture. Le procureur
ouvre immédiatement une enquête contre
les impétrants pour incitation à la haine et
blasphème. Depuis ce jour, le siège du journal est sous la protection de la police. Les
manifestations se multiplient, il est vrai
avec peu de participants, mais avec partout
l’apologie publique et sans ambiguïté des
crimes commis à Paris et sans que leurs
auteurs soient inquiétés par la justice. Ragaillardis par cette impunité, certains manifestants annoncent devant la presse internationale que, «désormais, les musulmans
prendront leur vengeance de n’importe quel
mécréant»! Sur les réseaux sociaux, les menaces et les injures fusent évidemment.
Si les procureurs, d’ordinaire si prompts en
Turquie pour ouvrir des enquêtes contre le
moindre mot de travers prononcé contre le
chef de l’Etat, ne bougent pas devant ces
apologies du crime et des criminels, et les
menaces ouvertement proférées, c’est
parce que le président de la République,
comme le Premier ministre, accusent les
survivants de Charlie Hebdo et les journalis-
L
tes de Cumhuriyet de provoquer délibérément ces réactions, qu’ils évitent bien sûr
de condamner. «C’est vous qui ouvrez la
porte de la provocation, affirme Tayyip Erdogan contre les journalistes de Cumhuriyet.
Votre démarche vise à détruire l’unité nationale.» Et grand amateur des théories du
complot, il affirme que «les positions prises
après l’attentat, le fait que les caricatures
soient imprimées en millions d’exemplaires ne
sont pas en rapport avec la liberté de pensée.
rupture en Turquie. Un de plus après les
événements du parc Gezi, mais qui révèle
une évolution bien plus profonde. Au lieu
d’alimenter un débat tout à fait légitime sur
les limites de la liberté d’expression, Tayyip
Erdogan, le gouvernement et leurs médias
ont porté le débat sur un terrain théologique et proclamé, comme des théologiens,
ce que l’islam ne peut tolérer. Or, leur maître à penser, le théologien Hayrettin Karaman, avait proposé la solution dans une de
ses chroniques au journal proL’affaire Charlie Hebdo est un nouveau gouvernemental Yeni Safak, il y a
plus d’un an : «A mon avis, dans
moment de rupture en Turquie.
cette société presque cent pour cent
Un de plus après les événements
musulmane, la première solution
du parc Gezi, mais elle révèle
serait de mettre en place une démocratie qui accepte comme réféune évolution bien plus profonde.
rence fondamentale l’islam. Mais
Certains jouent ici des jeux dangereux». Ah- si l’on insiste à maintenir une démocratie libémet Davutoglu, le Premier ministre, ne rale, dans ce cas, les gouvernements ne doipeut que surenchérir: «Nous ne pouvons ac- vent pas prendre des décisions contraires à un
cepter les insultes faites au Prophète et nous tel régime, mais les individus doivent aussi,
ne resterons pas inactifs contre celles-ci, ni en pour respecter la majorité dont ils sont dépenTurquie ni dans le monde !» Et d’accuser dants, ne pas utiliser volontairement certaines
ceux qui publient des caricatures infaman- de leur liberté.» C’est grosso modo ce que
tes exprès pour qu’on les attaque. Entre- propose aujourd’hui le pouvoir de l’AKP.
temps, les tribunaux ont déjà interdit l’ac- Une démocratie dont les libertés sont délicès à tous les sites internet qui ont reproduit mitées selon les desiderata de la majorité
cette couverture devenue célèbre. L’affaire sociologique du pays, les Turcs mâles et
Charlie Hebdo est un nouveau moment de pratiquants sunnites.
DEMAINENKIOSQUE
WEEK-END
avec
IDÉES Crise: James K. Galbraith prône
l’Etat-providence plutôt que l’austérité
CULTURE Catherine Baÿ: il était dix fois
Blanche-Neige au centre Pompidou
NEXT Riccardo Tisci se donne corps et hommes
chez Givenchy
FOOD Le ramequin, un fromage aussi bon cru
que fondu, qui l’eût cru?
VOYAGES Quand Senlis s'éveille
avec Séraphine Louis
GRAND ANGLE Les écodétectives de Londres
...ettoutel’actu!
I D É E S
•
D É B A T S
•
O P I N I O N S
•
E S S A I S
•
D O C U M E N T S
e
Parallèlement à l’action politique, « l’après-Charlie » doit conduire à une
réflexion philosophique sur les rapports entre l’islam et la République.
Spécialiste du monde musulman, Abdennour Bidar inaugure pour nous
cette voie.
omment le philosophe que vous
êtes analyse-t-il l’escalade de
la violence que nous venons de
vivre ?
Abdennour Bidar – Je tiens
d’abord à dire que la violence terroriste qui vient de
nous frapper a violenté non
seulement la liberté d’expression et nos valeurs,
aussi bien républicaines
qu’humanistes, que l’islam comme culture et civilisation. C’est pour cela que les musulmans doivent
aujourd’hui se mobiliser pour manifester leur indignation ; ils doivent le faire non seulement en tant que citoyens français ou membres de la société française, mais
aussi pour affirmer l’islam comme civilisation, c’est-àdire comme matrice culturelle de femmes et d’hommes
civilisés, et comme tels attachés sans aucun « oui mais »
à la liberté d’expression, à la tolérance, à une fraternité
qui ne se limite pas seulement aux frontières d’une communauté. Je pense en disant cela au livre de Michel
Houellebecq, qui imagine un Président musulman arriver
au pouvoir en France en 2022, à la tête d’un parti que
Houellebecq appelle la « Fraternité musulmane ». Or il n’y
a rien de plus terrible qu’une fraternité qui ne serait que
« musulmane » ! Nous n’avons pas besoin de fraternités
communautaires mais d’une fraternité universelle…
C’est « l’amour du genre humain » que réclamait déjà
Henri Bergson au début du XXe siècle, et notre civilisation humaine n’a fait aucun progrès de ce côté-là. On
continue d’écouter à ce sujet les cyniques qui ricanent,
les soi-disant réalistes qui se moquent de cela comme
d’une utopie ! Et on continue de faire comme si la fraternité universelle devait rester perpétuellement un bel
idéal de fronton, alors qu’elle devrait être au cœur !"#$"$%!" &
de nos enfants. Cette fraternité reste, au fin fond de notre
devise républicaine, la grande oubliée, et nous n’avons
toujours pas compris qu’elle ne reste abstraite, irréalisable,
qu’aussi longtemps seulement que nous n’y éduquons
pas nos enfants dès le plus jeune âge. C’était l’une des
grandes intuitions de nos humanistes classiques : Erasme
disait, au tout début du XVIe siècle, qu’« on ne naît pas
homme, mais on le devient ». C’est exactement ce type
d’héritage que nous n’assumons plus aujourd’hui et le
prix que nous payons est celui de cette infidélité : nous
n’assumons plus que l’homme puisse et doive s’humaniser
en cultivant sa capacité de fraternité, sa capacité à considérer tout être humain comme son frère ou sa sœur,
comme son semblable, comme son prochain, sans
aucune distinction de couleur ou d’origine.
Souvenons-nous aussi – c’est le moment – de l’évêque de
Digne dans Les Misérables : à Jean Valjean qui s’étonne et
s’émeut d’être aussi bien accueilli en disant à l’évêque :
« Vous me recevez chez vous avec cette confiance alors que
vous ne me connaissez même pas », l’évêque répond : « Si,
je te connais, tu t’appelles mon frère. » Et, il faut le dire
aussi, cette culture de la fraternité sans frontières n’est
plus un héritage assez vivant du côté de l’islam et des familles musulmanes. Combien éduquent leurs enfants selon
ce principe ? Combien éduquent à considérer le juif, le
chrétien, l’athée, etc., comme frères tout autant que leurs
frères en religion ? Combien ont une culture de l’islam
assez solide pour savoir que la fraternité est une vertu infiniment plus importante que le fait de respecter mécaniquement des règles alimentaires ou de porter tel ou tel
vêtement ? Combien de temps encore, dans l’islam, des
musulmans vont-ils ainsi choisir l’extérieur au lieu de
l’intérieur, la règle au lieu de la vertu, la loi au lieu du
cœur ? On me dira que la fraternité ne fait pas partie de
l’histoire de l’islam. Mais je répondrai, comme Paul Valéry,
que « l’histoire donne des exemples de tout », du meilleur et
du pire dans chaque civilisation : celle de l’islam comme
celle de l’Occident. C’est aux musulmans, en l’occurrence,
de choisir dans le Coran et la sunna l’exemple du Prophète,
et dans toute l’histoire de l’islam ce qui exalte cette fraternité, et de rompre définitivement avec ce qui la nie. Mais les
musulmans sont-ils prêts à cette relecture critique de leurs
sources et de leur histoire ? J’insiste bien ici sur le fait que
nous avons tous – non-musulmans et musulmans – la
même responsabilité aujourd’hui : retrouver l’inspiration
de nos héritages humanistes. L’escalade de la violence nous
met d’urgence, et de façon décisive pour l’avenir, face à ce
rendez-vous avec le passé. Il y a, des deux côtés, des héritages qui dorment et qu’il faut mettre en partage.
Quels sont les enjeux de la nation, en ces heures où certains craignent l’amorce d’une guerre civile ?
Je ne me risquerai pas à ce type de pronostic ! Un adage
romain dit « Si vis pacem, para bellum », si tu veux la paix,
prépare la guerre. Je crois que ce type de devise est à
LEA CRESPI/PASCO
- de notre projet de civilisation et de l’éducation morale
consommer avec modération. Oui,
il faut une politique de sécurité exceptionnelle face à la réalité de la
menace terroriste, dont nous venons de prendre conscience. Mais
il faut aussi un discours et une action politiques qui dépassent cette
indispensable réaction sécuritaire.
Abdennour Bidar,
Celle-ci est nécessaire mais pas
agrégé de philosophie,
suffisante en soi. « Si tu veux la
membre de l’Observatoire paix, prépare la paix », voilà me
de la laïcité, initiateur
semble-t-il ce qu’il faut ajouter à
du groupe Facebook
l’adage romain. Cela veut dire en
l’occurrence qu’il ne faut pas seu« Repenser l’islam avec
lement « lutter contre » mais
Abdennour Bidar »,
« lutter pour », non pas seulement
est l’auteur, notamment,
se défendre contre les terroristes
de « L’islam sans
mais recommencer à promouvoir
soumission. Pour
nos valeurs de façon beaucoup plus
un existentialisme
forte. La laïcité, la liberté d’expresmusulman »
sion, la fraternité dont j’ai parlé
(Albin Michel, 2008),
précédemment. Ce sont des outils
et de « Histoire
de paix qui requièrent maintenant
de l’humanisme
– cela devrait enfin être devenu
en Occident »
évident pour tous – notre engagement maximal et collectif. Il faut
(Armand Colin, 2014).
en finir avec les « oui mais », avec
les renoncements, avec les atermoiements.
Si nous voulons éviter cette guerre civile dont vous parlez,
il faut d’urgence nous remobiliser tous, nous solidariser
tous, dans le combat pour ces valeurs et la fermeté dans
leur mise en œuvre. C’est le rôle de l’Etat et celui de chacun des citoyens que nous sommes. N’est-il pas temps de
créer un ministère de la Fraternité constitué, autour d’un
ministre, d’un collège dans lequel siégera un représentant de chacune des familles philosophiques et spirituelles qui composent notre société ? Ce ministère ayant
pour fonction prioritaire de mettre en place le service
civique dont a parlé récemment François Hollande, et
d’aider toutes les initiatives citoyennes en faveur de cette
fraternité dans les relations au travail, dans l’enseignement moral et civique transmis par l’école, entre les
communautés culturelles et religieuses, entre les classes
sociales et les territoires… Car, dans cette question de la
fraternité, il y a non seulement celle de l’amitié entre les
cultures, mais aussi celle de la solidarité entre ceux qui
ont beaucoup et ceux qui n’ont pas assez – que ce soit en
termes de capital économique ou culturel. Le vrai enjeu
pour notre nation, dans ce qui vient de se passer, est là :
allons-nous savoir nous saisir de cet événement comme
d’un électrochoc suffisant pour nous ressaisir ? Pour
être à la hauteur de nos défis de fond ? Lesquels sont tous
relatifs au vivre-ensemble – menacé aussi bien par les
« guerres culturelles » que nous avons laissées se développer que par l’accroissement prodigieux et scandaleux
des inégalités sociales ?
Quelles sont les réflexions à tenir pour les musulmans eux-mêmes ?
Je voudrais, pour commencer, insister sur la laïcité. Nous
avons trop laissé se développer à son sujet deux contrevérités absolument désastreuses. Première contre-vérité :
la laïcité serait « l’ennemie de la religion », elle serait
« liberticide et stigmatisante » à l’égard de l’islam. C’est
faux, car elle est ce principe d’organisation politique
et sociale qui permet aux non-croyants comme aux
croyants de toutes confessions de jouir des mêmes droits
et d’être astreints aux mêmes devoirs – fixés par la loi. On
peut donc parfaitement être croyant et laïque. Les musulmans, qui sont trop nombreux à avoir intériorisé une
image fausse de la laïcité, par ignorance, devraient tout
autant que les autres en reconnaître enfin le prix au moment où dans le monde musulman, depuis les Printemps
arabes de 2011, c’est justement une forme de laïcité qui se
cherche vis-à-vis de tous les autoritarismes politiques et
religieux. Je ne voudrais donc pas que les musulmans de
France, qui ici ont la chance d’être dans un pays laïque
qui respecte leurs droits, commettent un immense
contresens historique en étant à contre-courant de
l’évolution qui se joue dans le monde musulman ! Ce qui
me paraît particulièrement ruineux, stérile et contreproductif, c’est la logique d’accusation de la France que
j’entends trop souvent : la France qui n’aimerait pas les
musulmans, qui serait raciste, islamophobe, etc. Oui il
y a des actes anti-musulmans inquiétants, mais notre
fermeté vis-à-vis d’eux doit aller de pair avec notre fermeté sur la laïcité. A l’inverse, je constate les ravages de
cette même logique d’accusation de l’autre côté par tous
ceux qui voudraient faire de l’islam le bouc émissaire
désigné de tous nos problèmes de société. Quand donc
allons-nous, là encore, nous ressaisir collectivement, en
passant d’une logique d’accusation de l’autre à une logique de responsabilité ? Responsabilité pour les musulmans de penser leur foi et leur pratique dans le cadre de
la laïcité, ce qui en réalité ne leur impose rien du tout de
liberticide mais qui, tout au contraire, donne ici aux musulmans une chance formidable, peut-être unique, de
repenser leur culture en rééquilibrant son extérieur et
son intérieur, en trouvant l’intelligence de l’adapter, etc.
Responsabilité pour la France de voir que le « problème
de l’islam » n’est pas seulement celui d’une religion et
d’une culture qui ont encore tout à apprendre de leur inscription dans une société multiculturelle, mais aussi le
problème propre d’une société tout entière, la nôtre, qui
doit lutter beaucoup plus énergiquement contre les discriminations, la formation de ghettos sociaux où n’existe
plus de mixité culturelle, et aussi contre le détournement
de sa laïcité par une extrême droite qui voudrait en faire
une arme de destruction massive de la diversité.
Un mot encore sur le sujet : je suis toujours stupéfait par
ces intellectuels qui prennent la défense des musulmans
« stigmatisés » mais qui ne connaissent pas grand-chose
aux questions d’islam… Leur sentiment est bon, mais
leur ignorance est grande. Car aujourd’hui, en France, la
stigmatisation et les actes anti-musulmans sont le résultat de deux facteurs conjugués : d’une part les préjugés et
les fantasmes sur l’islam – que certains confondent toujours avec l’islamisme –, mais d’autre part aussi l’incapacité ou la réticence d’un certain nombre de musulmans à adapter leurs pratiques à une société française
dont ils ne maîtrisent toujours pas la culture et les valeurs.
C’est le choc des ignorances.
Toutes choses que vous avez développées dans votre « Lettre
ouverte au monde musulman »… *
Oui, une lettre où je lui dis notamment : je te vois en train
d’enfanter un monstre qui prétend se nommer Etat islamique et auquel certains préfèrent donner un nom de
démon : Daech. Mais le pire est que je te vois te perdre –
perdre ton temps et ton honneur – dans le refus de reconnaître que ce monstre est né de toi, de tes errances, de
tes contradictions, de ton écartèlement entre passé et
présent, de ton incapacité trop durable à trouver ta place
dans la civilisation humaine. « LA » grande question est
celle-ci : pourquoi ce monstre t’a-t-il volé ton visage ?
Pourquoi ce monstre ignoble a-t-il choisi ton visage et
pas un autre ?
En tant que philosophe de l’islam, ma contribution plus
spécifique à nos débats me conduit à alerter les musulmans sur le travail d’autocritique qui les attend toujours, du côté d’une culture gangrenée par de trop
nombreux maux : dogmatisme, intolérance, antisémitisme, littéralisme, formalisme, machisme, et tous les
« ismes » d’un obscurantisme dont la religion islamique n’a certes pas le monopole, mais vis-à-vis duquel
il lui reste à faire l’effort civilisationnel d’un aggiornamento radical. En faisant attention au piège de tous
ceux qui, comme Tariq Ramadan – avec lequel nous
avons perdu beaucoup de temps et d’énergie en vain –,
parlent de « réforme radicale » en détournant méthodiquement et habilement de leur sens tous les concepts de
la modernité (démocratie, liberté de conscience, etc.)
au service d’une pure et simple réaffirmation du système de l’orthodoxie islamique, ou bien en prétendant
retourner vers une supposée « pureté des origines », ce
qui est le vice du salafisme.
■ PROPOS RECUEILLIS PAR PATRICE DE MÉRITENS
* Publiée le 13 octobre 2014. Consultable sur le site de Marianne, rubrique « Agora »
(http://www.marianne.net/Lettre-ouverte-au-monde-musulman_a241765.html).
Revue de presse
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© Dna, Lundi le 26 Janvier 2015
Droits de reproduction et de diffusion réservés
STRASBOURG Charlie Hebdo, et maintenant ?
Débat Vivre ensemble, au Neuhof
« Je suis de Strasbourg, j'habite au Neuhof, je suis indigné ». Ce slogan annonçait la soirée de
partage et de discussion de mercredi dernier, sur le thème des attentats terroristes.
Musique, chant, danse, la soirée était
rythmée par des performances
artistiques pluriculturelles.
L'événement était organisé par un collectif
d'associations, oeuvrant au Neuhof. Vers 21 h, ils étaient
plus d'une soixantaine à franchir les portes de l'Espace
culturel Django-Reinhardt, pour venir écouter les
allocutions d'une dizaine d'intervenants issus de
différents milieux : religieux, associatifs, habitants,
acteurs du quartier. « Le but de cette manifestation est de
rendre hommage aux 17 victimes, mais aussi de
condamner la violence », souligne Khoutir Khechab, le
directeur du centre socioculturel du Neuhof.
Des messages de solidarité et d'union
Et pour défendre la liberté d'expression, l'art a aussi son mot à dire : musique, chant, danse, la
soirée était rythmée par des performances artistiques pluriculturelles, véhiculant des messages de
solidarité et d'union.
« En affirmant Nous sommes tous Charlie, nous refusons la barbarie », entend-on clamer sur scène.
Mais ce n'est pas le seul message que souhaite porter l'ensemble des associations présentes. C'est
aussi la bêtise et l'obscurantisme qu'il faut combattre, tout comme les amalgames, et les idéologies
qui stigmatisent certaines populations.
« Nous souhaitons exprimer notre profonde indignation », déclare Habiba Douai Alabkari, venue
représenter la mosquée du Neuhof,
« Nous condamnons ces actes barbares et inqualifiables qui ne peuvent se réclamer d'aucune
religion, et d'aucune autre cause ! En tant que musulmans, nous suivons notre prophète Mahomet,
qui a fait un pacte de vivre ensemble avec toutes les autres confessions ». Elle ajoute que le Coran
invite au pardon, à la miséricorde et à l'amour, au même titre que la Bible. À sa droite, le prêtre
Jean-Paul Wihlm approuve son message : « Personne ne peut se prévaloir de Dieu pour tuer » !
Pour lui, une question devient cruciale : quelle société voulons-nous bâtir ensemble ? : « Si nous
voulons que la solidarité soit plus forte que la violence, nous devons créer des lieux de rencontre et
de dialogue, pour apprendre à se connaître ».
Au terme de la soirée, un débat d'une vingtaine de minutes a permis aux habitants d'exprimer leur
ressenti, mais aussi leurs interrogations et leurs craintes. Comment éviter les amalgames ?
Comment sensibiliser les jeunes et empêcher l'endoctrinement ? Comme l'a souligné Jacques
Schweitzer, le principal du collège Solignac, « la vraie victoire du terrorisme serait qu'on ne fasse
rien ».
Bientôt un collectif oecuménique
Agir, donc. Multiplier les échanges et les débats pacifiques. Au Neuhof, un collectif est sur le point
http://arpro3.sdv.fr/cgi/idxlist_seek?a=art&aaaammjj=201501&num=14999&journal...
26/01/2015
Revue de presse
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de se former. Il réunira la paroisse catholique et protestante, ainsi que des associations
musulmanes. Le but : construire une société qui renoue le dialogue interreligieux, et où la
différence est une richesse.
J.W
http://arpro3.sdv.fr/cgi/idxlist_seek?a=art&aaaammjj=201501&num=14999&journal...
26/01/2015
REBONDS
LIBÉRATION VENDREDI 30 JANVIER 2015
L’enseignement
supérieur se mobilise
après les attentats
25
Le poids des mots,
la faiblesse des idées
Par ABDEL YASSINE
Conseiller municipal de FleuryMérogis et ULYSSE RABATÉ
Conseiller municipal
de Corbeil-Essonnes
Par SOPHIE BÉJEAN Ex-présidente
de l’université de Bourgogne et présidente
du comité pour la Stratégie nationale
de l’enseignement supérieur et BERTRAND
MONTHUBERT Président de l’université
Toulouse-III Paul-Sabatier et rapporteur général
de la Stranes.
crise consiste justement dans le fait que l’ancien
meurt et que le nouveau ne peut pas naître: pendant
cet interrègne, on observe les phénomènes morbides
les plus variés.» Il nous semble, de notre côté,
pouvoir nourrir le débat et apporter des réponses, au moins pour ce qui concerne l’enseignement supérieur, puisque nous allons remettre
notre rapport sur la stratégie nationale de l’enseit après? Quatre millions de personnes qui gnement supérieur. Nos propositions placent en
marchent dans les rues après les événe- premier lieu le besoin d’une élévation du niveau
ments tragiques que l’on sait, et après? La de qualification et de compétences dans notre
nation tout entière qui se mobilise après pays et d’un nouvel élan pour l’égalité, alors que
ces attentats sanglants pour dire, mais quoi au trop de nos concitoyens voient leur horizon lijuste ? Au-delà du nécessaire rassemblement, mité aux portes de leur quartier. Il s’agit de sortir
quelles actions ?
du désespoir ceux qui vivent la relégation, l’abCette question, ces questions, combien sommes- sence d’avenir, le sentiment d’injustice, tout ce
nous à nous les poser ? En tant que citoyens, en dont se nourrissent ceux qui sont en guerre contant qu’universitaires, en tant que responsables tre nous.
institutionnels, nous avons été choqués, inquiets, Nos propositions s’inscrivent également dans la
et nous nous sommes dit qu’il n’est pas possible notion de responsabilité sociale des universités,
de continuer à travailler comme si de rien n’était. comme le reconnaît pour la première fois la loi
En quoi l’enseignement supérieur est-il concerné du 22 juillet 2013. A ce titre, le développement du
par ces attentats ? En quoi peut-il apporter des service civique, pouvant peut-être même aller
réponses pour que cesse la barbarie ? Il est trop jusqu’à une généralisation et être renommé «sertôt pour donner des réponses largement étayées, vice républicain», pourrait être piloté par le miil faudra prendre plus de recul. Il serait également nistère de l’Education nationale, de l’Enseigneabsurde de considérer que l’enseignement supé- ment supérieur et de la Recherche afin de porter
rieur détient seul la solution : ce sont de vérita- une composante importante d’éducation au sens
large, de développer un sentiment de
Les universités doivent jouer un rôle majeur fraternité, de contribuer à la consde la citoyenneté. Les unidans le déploiement du service civique par truction
versités doivent jouer un rôle majeur
l’accueil sur les campus de jeunes engagés dans dans le déploiement du service civicette mission et en accompagnant ce dispositif. que par l’accueil sur les campus de
jeunes engagés dans cette mission et
bles actes de guerre qui ont été commis. Mais par l’accompagnement du dispositif. En tant
nous devons, et nous devrons, apporter notre qu’établissements publics, garants de neutralité,
contribution à la mobilisation pour une société de respect de la laïcité, en tant que symbole fort
rassemblée, contre l’obscurantisme et la haine. de la connaissance et de l’élévation intellectuelle,
La liberté d’expression a été visée. En ce sens, elles constituent un véritable creuset permettant
l’enseignement supérieur est aussi une cible pour le brassage social, culturel, générationnel, nécesles fondamentalistes qui ne respectent que leur saire à la réussite d’un projet de renforcement du
façon de penser, qui disqualifient celle des autres lien républicain.
et, de fait, récusent les fondements de la science. Proposer un avenir collectif, s’attaquer aux raciLes derniers événements doivent donc nous nes de la misère et de la reproduction sociale,
pousser à la vigilance contre toutes les tentatives poursuivre l’effort d’éducation à tous les nid’atteinte à l’expression dans les établissements veaux, ne sont certes pas les seules réponses face
d’enseignement supérieur. La construction du aux actes de guerre que nous subissons. Mais
savoir et sa transmission ne sauraient avoir l’enseignement supérieur et la recherche doivent
d’autres limites que celles des règles épistémolo- prendre part à la «grande mobilisation de l’école
giques et de l’éthique scientifique.
pour les valeurs de la République», que, sans attenMais nous devons aussi tenter de comprendre dre, la ministre de l’Education, de l’Enseignecomment nous en sommes arrivés à une telle si- ment supérieur et de la Recherche a lancée lundi.
tuation. A cet égard, l’impact de la crise dans le La question de l’éducation est au centre de la pomonde, qu’elle soit économique, sociale ou poli- litique républicaine, désormais la stratégie de
tique, doit être pris en compte. Une célèbre cita- l’enseignement supérieur doit y prendre une
tion de Gramsci est d’une actualité terrible: «La place de premier plan.
ans la suite des événements
tragiques des 7, 8 et 9 janvier,
notre Premier ministre s’est
fendu d’une déclaration
choc, que l’on aurait pu considérer
comme un simple coup de communication, si elle n’en disait pas beaucoup
sur les intentions du pouvoir et sur
son analyse de la situation dans nos
banlieues. C’est ainsi que, dans un
contexte de grande inquiétude de la
société française, Manuel Valls a proclamé l’existence en France d´un
«apartheid territorial, social, ethnique».
A alors débuté le film que les habitants
des quartiers connaissent par cœur :
les opposants politiques affirment que
c’est une honte de comparer la République à l’apartheid, et monsieur Valls
leur rétorquera qu’il faut regarder la
réalité en face… Bref, le débat s’emballe et on oublie le sujet de départ,
pour la simple et bonne raison que les
premiers intéressés ne sont pas appelés à y participer. Tout roule. Sauf qu’il
dépend de nous de ne pas changer
tout de suite de sujet.
Entendons-nous. Comme beaucoup,
nous avons plutôt bien accueilli la sortie du Premier ministre. Qui, en banlieue, ne peut accueillir avec une
forme de soulagement ces constats
enfin à la hauteur de l’urgence de la
situation de nombre de quartiers ?
Nous ne pouvons qu’aller dans le sens
de ces chocs sémantiques qui ont pour
mérite d’alerter l’opinion sur la vie
quotidienne dans ces territoires pauvres, stigmatisés, et dont les habitants
font l’objet d’une ségrégation manifeste. Ceux qui disent que ce discours
met en danger la République n’ont pas
arpenté les trottoirs de nos quartiers
depuis bien longtemps. Manuel Valls
utilise le mot d’«apartheid», suggérant que cette situation dramatique est
le résultat d’une politique délibérée,
dont est responsable l’ensemble de la
classe politique qui se partage le pouvoir d’Etat. Là encore, de notre point
de vue, on ne peut qu’acquiescer.
Mais il y a un os. Puis un cadavre. En
choisissant de pointer de cette
manière la situation dans les ban-
D
E
FLORIAN
•
lieues, dix jours après les attentats,
Manuel Valls accentue le coup de projecteur médiatique blafard sur leurs
habitants. En utilisant un terme fort
et connoté négativement, il entretient
autour de cette question un climat
d’inquiétude et de séparation, justement au moment où notre société a
besoin de dirigeants qui en prennent
le contre-pied.
Oui, jeunes élus de banlieue, nous
avons été marqués non par l’absence
des populations colorées de banlieues
dans les cortèges, mais par l’aveuglement général des participants à
l’égard de cette absence; un aveuglement que nous interprétons comme
une forme de rejet tacite et inconscient. La magnifique marche pour la liberté, l’union de tout un pays, s’est
donc faite sans ces populations. Si les
habitants des banlieues n’étaient pas
dans les cortèges, ce n’est pas parce
qu’ils ne condamnaient pas les actes
terroristes. C’est simplement que les
manifs font partie d’un package républicain discrédité depuis longtemps
dans les quartiers. Pour manifester,
encore faut-il avoir une place et une
légitimité dans le corps social.
Oui, sur nos territoires, nous ressentons la présence du cocktail explosif
de la misère sociale et affective qui
rend possibles des passages à l’acte effrayants. Si les événements récents
mettent dramatiquement en lumière
la dérive intégriste, ils n’effacent pas
les autres formes et épisodes de violence extrême qui jalonnent les parcours individuels d’autres «écorchés
vifs» – près de sombrer, à leur manière, dans l’illusion héroïque.
Oui, que le mot d’apartheid soit le bon
ou non, nous affirmons que la violence qui nous a accablés en ce début
du mois de janvier trouve ses causes
dans une violence sociale et institutionnelle profonde, qui s’exprime
dans et contre les quartiers populaires
de France.
Et maintenant que les mots sont lâchés, place aux actes. Manuel Valls a
choisi : ce seront, pour l’instant,
736 millions pour la sécurité. Curieuse
manière de lutter contre les maux
qu’il a jetés à la vindicte populaire :
dans les exemples historiques récents
que nous connaissons, la surenchère
sécuritaire n’a jamais été, loin de là,
le signal d’un recul de l’apartheid.
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Un appel à inscrire la fraternité dans les agendas politiques
Vie citoyenne
Publié le vendredi 30 janvier 2015
Le collectif Appel à la fraternité souhaite prolonger l'"immense élan collectif" qui s'est manifesté le 11 janvier dernier, suite aux attentats. "Ce mouvement, pour être durable, doit
s'organiser et impliquer chacun d'entre nous", interpelle ce collectif qui, depuis un premier "appel" signé en 1999 par quelque 500 personnalités de sensibilités politiques
différentes, s'attache à revaloriser le concept de fraternité. En 2004, suite à la désignation de la fraternité comme "grande cause nationale", l'Association des maires de France, de
grandes associations nationales de solidarité et près de 700 communes avaient rejoint la démarche.
"La fraternité n'est pas gravée au fronton des mairies de France par hasard mais parce qu'elle a vocation à imprégner la réalité de la vie locale," peut-on lire dans ce nouvel appel.
Pour cela, il est nécessaire que les responsables publics nationaux et locaux inscrivent "le volet fraternité de la République dans leurs toutes premières priorités", élaborent "sans
attendre des plans d'action ambitieux sur le terrain éducatif, culturel, social, économique" et s'attachent à "favoriser toutes les dynamiques individuelles, associatives ou
institutionnelles aptes à construire de nouvelles relations d'écoute, d'entraide et de respect entre les cultures, les âges et les territoires".
"Il pourrait, par exemple, être organisé dès cette année une semaine nationale de la Fraternité", proposent les premiers signataires de cet appel, dont Ghaleb Bencheikh
(Conférence mondiale des religions pour la paix), Jean-Baptiste de Foucauld (Pacte civique), Jérôme Vignon (Onpes et Semaines sociales de France), Dominique Balmary
(Uniopss), Louis Gallois (Fnars) et Atanase Périfan (Fête des voisins). Coordonné par Jean-Louis Sanchez, également délégué général de l'Observatoire national de l'action
sociale décentralisée, le Collectif appel à la Fraternité anime notamment la démarche des "Ateliers du vivre ensemble". Déjà organisées dans une dizaine de territoires dont SaintPriest, Valenciennes ou encore Quimper, ces journées de réflexion et d'échange d'expériences visent à impulser une dynamique locale impliquant élus, professionnels,
responsables associatifs et habitants autour de l'engagement citoyen et du lien social.
C. Megglé
02/02/2015 09:05
débats | 11
0123
SAMEDI 31 JANVIER 2015
Après les attentats des 7, 8 et 9 janvier, le gouvernement a engagé une « grande
mobilisation » de l’éducation nationale pour transmettre les « valeurs
de la République ». Juste mesure pour combattre le fanatisme ou repli sur soi ?
Quelle laïcité faut-il adopter à l’école ?
Laisser la croyance hors des
établissements scolaires
Notre pays ne doit pas céder
à la tentation de la religion laïque
Confrontée
à des adolescents
qui revendiquent leurs
appartenances identitaires,
l’école doit tenir toutes
les religions à distance et
arracher les élèves à toutes
les déterminations grâce à
l’exercice de l’esprit critique
Les mesures ministérielles
cherchent à impliquer
davantage les parents
dans l’école mais refusent
toujours que les mères
portant le foulard
accompagnent les élèves lors
des sorties scolaires. L’école
doit faire son autocritique
par danièle sallenave
O
n n’en finit plus de s’interroger
sur le comportement de ces élèves qui, dans quelques écoles de
quartiers, de cités, de banlieue, ont refusé
de s’associer à la minute de silence décrétée après les affreux massacres perpétrés
à Charlie Hebdo et dans une épicerie
casher. L’école est sommée de répondre.
Mais répondre à quoi, et comment ?
Comme les assassins, ces enfants sont la
plupart du temps d’origine ou de confession musulmane. Pointer les rattachements ethniques et religieux de ces élèves
dissidents comme la cause unique ou essentielle de leur comportement présente
de graves dangers. D’abord parce que c’est
évacuer toutes les autres explications.
En particulier le sentiment explicite ou
diffus d’exclusion, justifié ou non,
qu’éprouvent des jeunes qui se sentent
promis au chômage et à la discrimination
du fait de leur naissance. N’en déplaise à
ceux pour qui le recours à l’explication sociale et économique est tout simplement
un refus de la responsabilité individuelle.
Les politiques successives de la ville ont,
dans les « quartiers », réhabilité des logements, aménagé les transports, parfois
bien mieux que dans des zones de la
France périphérique, qui en conçoit du
ressentiment. Cela n’a pas toujours suffi :
ce sont toujours des lieux « séparés ». Car
multiples sont les facteurs d’un sentiment d’exclusion.
Sans doute certains utilisent-ils ou instrumentalisent-ils des mémoires antagoniques de la colonisation ; le passé colonial n’en est pas moins « un passé qui ne
passe pas ». Et il est vrai aussi que ces jeunes sont indirectement touchés par le
pourrissement de situations qui se dégradent chaque jour au Moyen-Orient, et par
le sentiment d’humiliation que causent
dans le monde arabe les divers modes de
l’actuelle intervention occidentale contre
le terrorisme.
TOLÉRANCE RÉCIPROQUE
Le rattachement religieux est alors tout ce
qui reste d’une identité qui se dérobe.
Est-il raisonnable d’en profiter cependant
pour grossir le trait, comme lors des
émeutes de 2005, et agiter le spectre d’un
choc de civilisations entre la République
et ses « territoires perdus » ? Au reste, si
vraiment la religion était à l’origine de ces
rébellions à l’école, suffirait-il pour ramener la paix d’y faire venir des représentants des « religions du Livre », donnant
le spectacle de leur supposée fraternité ?
Cela ne ferait que réaffirmer l’assignation
de chacun à ses origines et rendrait plus
incertaine encore la place des enfants de
familles agnostiques ou athées.
De même si l’on décidait de confier l’enseignement du fait religieux à des prêtres
de toutes obédiences : qu’au moins on en
donne la charge aux professeurs, et plutôt
à l’occasion des cours de français ou d’histoire…
Il faudrait bien plutôt opérer un changement d’orientation radical, comme du
reste le propose le président de la République en rappelant que « les religions n’ont
pas leur place à l’école ». Définition claire
et sans équivoque de ce qu’est l’école « laïque », et qui lui permet d’être l’école de
tous : une école qui tient les religions à
distance.
« Laïcité » signifie en effet deux choses
différentes selon qu’on l’applique à la
sphère publique ou à l’école. Dans la
sphère publique, la laïcité, c’est pour tous
les citoyens le droit d’avoir une religion
ou de n’en pas avoir, de le manifester sans
crainte, et le devoir de se respecter entre
eux dans une tolérance réciproque. Mais
à l’école, ce qui doit régner, c’est la réserve
à l’endroit des questions religieuses, le
« suspens » des affiliations durant les
quelques heures par jour qui doivent être
consacrées aux apprentissages scolaires.
Pourquoi ? Parce qu’on a affaire à des enfants et à des adolescents chez qui l’affirmation d’un rattachement religieux n’est
pas forcément un choix propre, personnel, raisonné, mais en règle générale la
conséquence d’un choix familial. Toute
attaque (ou supposée telle) envers « sa »
religion est d’abord vécue par lui comme
une attaque envers sa famille. Ensuite
parce que l’affirmation entre les murs de
l’école d’un rattachement religieux (ou
politique) n’est pas compatible avec la sérénité des apprentissages.
LES EXERCICES DE LA RAISON
La laïcité, à l’école, c’est toute la place à
l’instruction, et rien qu’à l’instruction. A
l’école, c’est la laïcité qui, même
aujourd’hui où l’école se veut « ouverte à
la vie », doit dessiner le périmètre protégeant les enfants et les adolescents de
tout ce qui viendrait parasiter leur attention (et cela vaut aussi pour les téléphones portables).
Et il y a plus : en arrachant momentanément l’enfant, l’adolescent, aux rattachements religieux ou politiques de sa famille, de son groupe, de son quartier,
pour le ramener vers les objets de l’instruction, l’école l’arrache à sa condition
« d’enfant » pour en faire un élève :
comme disait Alain, « quelqu’un qui veut
qu’on l’élève ». Utopie ? Peut-être.
Mais c’est cette utopie qui doit régler
l’action de l’école, et la concentrer sur ses
objets propres et ses missions spécifiques : l’étude de la langue, des mathématiques, des sciences, de l’histoire. Sous la
direction de professeurs qui guident
l’élève dans le maquis des ressources numériques, et lui apprennent la distance et
l’esprit critique face à tous les mirages
auxquels on peut se prendre.
Face aux dérives fanatiques qui menacent les croyances ou les adhésions sans
recul, il y a pour s’en prémunir toute la
gamme des grands textes, notamment
ceux des philosophes des Lumières. Oui,
ce dont nous avons le plus urgent besoin,
c’est un retour à l’esprit des Lumières, toujours vivace malgré les cruels démentis de
l’histoire, et à une formation raisonnée
aux exercices de la raison.
François Jacob, qui, il y a juste cinquante
ans, recevait pour ses travaux le prix Nobel de médecine, avait vu juste quand il
écrivait en 1987 : « Les Lumières et le
XIXe siècle eurent la folie de penser que la
raison n’était pas seulement nécessaire,
mais aussi suffisante pour résoudre tous
les problèmes. Aujourd’hui, il serait plus
fou encore de décider, comme certains le
voudraient, que sous prétexte qu’elle n’est
pas suffisante, elle n’est pas non plus nécessaire. » p
¶
Danièle Sallenave
est écrivaine et membre
de l’Académie française
par jean baubérot
P
renant le relais du président, François Hollande, annonçant l’« acte
II » de la refondation de l’école, la
ministre de l’éducation nationale, Najat
Vallaud-Belkacem, a indiqué, jeudi 22 janvier, un ensemble de mesures en réponse
aux tragiques attentats des 7, 8 et 9 janvier.
Au cœur de ces dispositions, on trouve la
laïcité dont les deux finalités principales
(liberté de conscience et principe de nondiscrimination), ont été ciblées par les terroristes. Mais on ne peut qu’être frappé par
le déséquilibre entre ce qui concerne les
élèves et leurs parents, où les projets sont
précis, exécutoires dans le court terme, et
le flou de ce qui se rapporte aux dysfonctionnements de l’institution. Là, il semble
urgent d’attendre. Il est proposé d’établir
un état des lieux de la mixité sociale,
comme si les maux n’étaient pas connus et
comme si des spécialistes n’avaient pas,
depuis longtemps, proposé des solutions.
Plusieurs propositions comportent le
risque d’entraîner la laïcité vers une religion civique, à laquelle élèves et parents
devraient faire allégeance. Ainsi, les familles devront signer la charte de la laïcité.
Son article 4 énonce : « La laïcité permet
l’exercice de la citoyenneté en conciliant la
liberté de chacun avec l’égalité et la fraternité de tous dans le souci de l’intérêt général. » Et l’article 5 précise : « La République
assure dans les établissements scolaires le
respect de chacun de ces principes. » Or ladite République consacre plus d’argent à
l’instruction d’un élève d’un milieu favorisé qu’à celle d’un élève d’un milieu défavorisé. Pour chacun des articles de cette
charte, il serait souhaitable de le compléter
par un volet critique du fonctionnement
de l’institution scolaire.
DÉMARCHE DE CONNAISSANCE
Enseigner plus fortement la laïcité correspond au souhait que je formule depuis des
années. Mais il faut qu’il s’agisse d’un enseignement laïque de la laïcité (comme on
parle d’« enseignement laïque du fait religieux », à développer également à l’école).
Qu’est-ce à dire ? Qu’un tel enseignement
doit se fonder sur une démarche de connaissance. Ainsi, apprendra-t-on aux élèves que la France a été le seul pays démocratique où a existé un siècle d’écart entre
l’instauration du suffrage masculin (1848)
et le suffrage universel (1944) ? Or c’est en
invoquant la laïcité que des parlementaires ont régulièrement refusé d’accorder la
citoyenneté politique aux femmes, considérées comme « soumises » au clergé. Un
silence sur ce point serait très significatif.
Second exemple : le Conseil d’Etat a indiqué, lors du centenaire en 2005, que la loi
de séparation des Eglises et de l’Etat se situait dans la filiation du philosophe britannique John Locke. Sans cette influence,
on comprend mal l’orientation philosophiquement très libérale de la loi de 1905.
Or cette loi est très souvent rattachée aux
seules Lumières françaises, plutôt adeptes
du gallicanisme, quand ce n’est pas à une
tradition jacobine dont les juristes ont
montré qu’elle s’écarte notablement. Là
encore, l’orientation adoptée dans l’enseignement de la laïcité sera un test décisif.
Va-t-on privilégier une vision étroitement
nationale ou montrer que la laïcité française s’est construite en profitant de plusieurs expériences ?
Il serait possible de multiplier les exemples. Si elle veut être véritablement laïque,
l’institution scolaire doit réfléchir de façon
critique à son propre fonctionnement. Depuis des décennies, on déplore que les jeunes enseignants, juste après leurs diplômes, se retrouvent dans les établissements
les plus difficiles. Sans grand résultat. On
souhaite davantage d’implication des parents, mais sans abolir la circulaire Chatel,
qui exclut des mères de famille portant le
foulard des sorties scolaires. Pourtant, la
mère du soldat tué par Mohamed Merah,
Latifa Ibn Ziaten, donne actuellement
beaucoup d’interventions dans les écoles
sur la citoyenneté en portant un foulard.
Suivant son exemple, d’autres mères de famille, qui souhaitent s’impliquer dans
l’école, pourraient être sollicitées.
Certaines propositions de la ministre
rappellent le projet de la commission Langevin-Wallon de… 1947 (le « groupe scolaire
à structure démocratique auquel l’enfant
participe comme futur citoyen »). Il n’est jamais trop tard pour bien faire, mais l’éducation nationale applique trop souvent la
phrase du roman Le Guépard, de Giuseppe
Tomasi di Lampedusa : que « tout change
pour que rien ne change » ! On comprend
que les événements récents aient renforcé
un besoin de communion, mais attention
de ne pas sacraliser un être-ensemble collectif, dont élèves et parents ressentiront
d’autant plus durement qu’ils en sont plus
ou moins exclus. On ne peut demander le
respect de principes républicains sans poser, dans le même mouvement, la question de leurs interprétations et de leurs
concrétisations. Sinon, on transforme,
comme le craignait déjà Jules Ferry, la laïcité en « religion laïque »… et on continue
d’envoyer les enseignants au casse-pipe ! p
¶
Jean Baubérot
est historien et sociologue.
Il a fondé et dirigé le Groupe
sociétés religions laïcités
(CNRS-EPHE). Il est l’auteur
de La Laïcité falsifiée,
La Découverte-Poche, 2014
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Revue de presse
Page 1 sur 2
© Dna, Samedi le 31 Janvier 2015
Droits de reproduction et de diffusion réservés
Strasbourg Début des conférences citoyennes
L'éducation ? Populaire !
La première des conférences citoyennes d'après Charlie, hier à l'Esplanade, a fait émerger
ceci : pour éduquer et enseigner, il faut, certes, des idées, mais aussi et surtout des moyens, à
l'école et en dehors.
L'Ares, à Esplanade a accueilli hier la première réunion,
six sont organisées. Pour la forme, le public assis en
cercles entourait Jean-Louis Fournier, chargé d'animer et
de faire circuler la parole.
Puisque les conférences sont organisées par la Ville, le
maire Roland Ries en a rappelé le principe en
préambule, soit convertir l'élan populaire de la
manifestation du 11 janvier dernier en quelque chose de
durable.
Une centaine de personnes sont
venues « l'ouvrir » mais le temps était
compté.
« Que l'enfant devienne un adulte critiquequi ne se fera
pas avoir »
L'objectif n'est pas que d'échanger : le maire a précisé
qu'il faudra ensuite « peut-être passer par le conseil
municipal, peut-être par des financements, pour mettre en oeuvre des idées nouvelles. »
Il y avait dans l'assemblée des élus (restés discrets), des représentants du monde éducatif et
associatif (ce dernier s'est beaucoup exprimé), ainsi que des parents d'élèves, en partie invités
directement à assister à cette soirée consacrée à l'éducation. Les jeunes, sujets des interventions,
étaient quasiment absents.
« Quelque chose manque pour ces jeunes partis en Syrie. Les jeunes issus du Maghreb, d'Afrique,
ne retrouvent pas leur histoire à l'école », a regretté un représentant du MRAP. Un inspecteur
académique lui a répondu qu'on « ne peut pas tout aborder mais que les livres on fait des progrès
significatifs depuis 2010, avec une ouverture sur la période coloniale ou l'esclavage. »
Un militant de l'éducation populaire, du réseau éducatif Francas, a lancé : « Tant qu'on sera dans la
morale injonctive, on perdra son temps. Il faut des espaces où écouter les jeunes, créer des lieux
d'éducations populaires. »
Astrid Ruff a elle donné le point de vue de l'artiste en rappelant les vertus de l'enseignement
artistique, qui n'est pas une « injonction ».
La question des moyens en baisse, notamment pour les associations, avec pour effet de déserter le
terrain, a été pointée par un membre de l'association Astu (Actions citoyennes interculturelles).
Paul Souville, vice-président de l'Ares, qui ne peut que souscrire à la réaffirmation du bienfait de
l'éducation populaire, a pointé lui aussi du doigt le contexte économique difficile : « Trop souvent
le critère est financier, mais l'important, ce n'est pas ce que ça coûte, c'est le résultat concret obtenu.
»
http://arpro3.sdv.fr/cgi/idxlist_seek?a=art&aaaammjj=201501&num=18873&journal...
02/02/2015
Revue de presse
Page 2 sur 2
Un père a parlé du lexique qu'il est en train de créer pour sa fille de cinq ans, dont les questions
abondent depuis les attentats.
Une parente d'élève du groupe scolaire Jacques-Sturm, de l'Esplanade, a, elle, livré un témoignage
sur les débats philosophiques qui ont lieu depuis cinq ans dans l'établissement, dès le CP : « Les
enfants ont pris l'habitude de poser un regard critique sur des sujets très différents. Ils ont aussi
énormément d'activités en lien avec l'environnement, la citoyenneté. Ce qu'il faut c'est une bonne
mixité, pas mal d'activités, que l'enfant devienne un adulte critique qui ne se fera pas avoir. »
Prochain rendez-vous, le 4 février à 18 h 30 à l'espace Django-Reinhardt, au Neudorf.
M. A.-S.
http://arpro3.sdv.fr/cgi/idxlist_seek?a=art&aaaammjj=201501&num=18873&journal...
02/02/2015
16
•
FRANCE
LIBÉRATION LUNDI 2 FÉVRIER 2015
Quartier de l’Esplanade, à Strasbourg (à gauche). La réunion du 30 janvier consacrée à l’éducation se tenait au Centre social et culturel (à droite).
Après-Charlie:«Ondoittoutentendre,
ycompriscequinenousfaitpasplaisir»
Afin de prolonger la mobilisation du 11 janvier, la mairie de Strasbourg organisait vendredi soir une
première «conférence citoyenne». Entre groupe de parole et démocratie participative.
Par NOÉMIE ROUSSEAU
Correspondante à Strasbourg
Photos PASCAL BASTIEN
torts», comme «tous les acteurs de
terrain». Elles sont tiraillées. «On
est encore dans l’émotion et l’émotion
empêche de penser. Il ne faut pas agir
à la hâte. Mais il faut faire quelque
chose, il y a urgence.»
es devoirs terminés, des
collégiens s’attardent dans
le hall du centre socioculturel de l’Esplanade, quar- «INSULTES». Une pédiatre comtier de grands ensembles de l’Est mence : «On doit profiter de cette
strasbourgeois. A côté d’eux, un faille de civilité pour créer des espaces où les jeunes pourhomme attend, petit
cartable à ses pieds. Il
REPORTAGE raient venir jeter leurs
slogans et insultes. Toute
est inspecteur de
l’Education nationale et vient pour cette haine et cette rage peuvent rela réunion publique sur le thème de descendre si elles sont exprimées.»
l’éducation. C’est la première des Elle propose de délaisser la forme,
«conférences citoyennes» lancées pour «entrer dans la signification
par le maire (PS) Roland Ries au des termes». Analyser les mots violendemain de la mobilisation du lents pour ensuite, «par analogie,
11 janvier. Cinq autres suivront, sur interroger le rapport à soi et à
la culture, l’emploi, la laïcité… l’autre». Certains lèvent un sourcil
L’opération s’étale sur un mois, perplexe, beaucoup hochent la
histoire de «ne pas s’enliser», ni «se tête. Dans les rangs, on ironise sur
répéter», précise Ries. «Il s’agit de l’affaire de l’écolier de 8 ans entirer les leçons de ce qui s’est passé et tendu par la police. Et sur Najat
d’utiliser cette matière première pour Vallaud-Belkacem, qui a qualifié
nos politiques publiques, de réorienter d’«insupportables» certaines quesnos objectifs, mettre en œuvre des tions d’élèves sur la minute de siidées nouvelles». L’invitation lancée lence. «Je vois difficilement comment
aux citoyens tient en deux mots : un jeune peut entendre ce qu’on lui dit
«Ouvrons-la!» Vendredi, ceux qui tant qu’on ne l’écoute pas. La morale
sont venus l’ouvrir sont ceux qui injonctive, ça ne marche pas !»,
savent déjà l’ouvrir. Militants asso- martèle Claude, membre des Franciatifs, bénévoles, universitaires : cas, une association d’éducation
des gens engagés, plutôt de gauche, populaire. «Et on doit tout entendre,
plutôt poivre et sel. Deux dames y compris ce qui ne nous fait pas plaibavardent, disent leur embarras, sir». Applaudissements nourris. «Il
expliquent avoir «certainement des faut le faire avec des gamins qui en
L
ont vraiment besoin, pas avec ceux
pour lesquels ça marche et qui nous
donne un sentiment de satisfaction».
Une jeune femme se lance dans un
plaidoyer pour l’éducation populaire: «L’école et la méritocratie sont
des mensonges d’Etat pour les jeunes
des quartiers sans emploi. Il faut agir
pour de vrai, apprendre à débattre,
éduquer aux médias et sortir des
postures éducatives.» On réclame
plus d’éducation civique, de l’histoire des religions et des programmes d’histoire dans lesquels les enfants
d ’ i m m i g ré s
se
reconnaîtraient.
Vice-président de l’université, Mathieu Schneider dit «battre sa
coulpe». «On débat trop souvent entre nous, en cercle clos. Nous allons
mettre nos chercheurs, nos savoirs,
au service des associations.»
STAGES. Des associations «qui s’en
prennent plein la gueule et sont en
train de crever, faute de financement!», s’insurge Haydar Kaybaki,
éducateur spécialisé et militant de
l’Astu (Actions citoyennes interculturelles). Il proposerait bien des
stages aux futurs profs «pour qu’ils
n’arrivent plus devant leur classe terrifiés, comme s’ils allaient être mangés par le jeune de banlieue».
Abel-Abdallah, lui, «fabrique des
définitions». Ce commerçant inter-
REPÈRES
«C’est de ma responsabilité de maire de lancer
un tel processus réunissant des experts et des
généralistes, qui dialoguent peu.»
Roland Ries maire PS de Strasbourg
45 000 personnes ont participé, selon la préfecture, à la
manifestation qui s’est
déroulée le dimanche 11 janvier à Strasbourg, après les
attentats de Paris ayant visé
le journal Charlie Hebdo et
l’Hyper Cacher de la porte de
Vincennes.
«Il y a eu une certaine
improvisation dans les
classes au lendemain
des attentats.»
Eric Debarbieux délégué à la
prévention et la lutte contre les
violences scolaires, mi-janvier
roge sa fille de 6 ans sur le sens des
mots : «liberté», «laïcité»… Mais
il s’est aperçu que les enfants avec
lesquels il fait de l’aide aux devoirs
sont moins loquaces. «Pour l’instant, on est trois, ma fille, sa maman
et moi. On cherche des volontaires
pour fabriquer des définitions avec
nous». Une petite dame au caractère bien trempé s’émeut de «l’effondrement de langage». «Quand on
écoute les jeunes, on ne comprend
même pas ce qu’ils disent!» Elle propose, avec son association Espace
dialogue, de «faire aimer la langue
partout où on voudra bien nous recevoir».
Un autre propose une initiation
pratique à la politique : «ils réfléchissent, débattent et prennent des
décisions qui changent leur environnement. Aujourd’hui, trop souvent, ils
élisent un délégué qui aura le droit
d’effacer le tableau et choisir la couleur des poubelles.» Son garçon lui
a demandé qui décidait de la date
des vacances. «Le ministre», a-t-il
répondu. Le fils: «c’est un adulte ou
un enfant ?» La salle sourit. Un
quinqua enchaîne : de sa scolarité
il se souvient surtout qu’interne, il
«surveillait un dortoir de plus jeunes». «Quel pouvoir d’agir laissonsnous à nos jeunes ?» La réunion
s’achève, on échange les contacts.
Le papa des cours du soir a pris le
numéro de portable du vice-président de l’université. •
N¡ 10484
lundi 2 fŽvrier 2015
Page 27
873 mots
REBONDS
Etre ˆ la hauteur du dŽfi du 11 janvier
F
rappŽe au plus profond de ce
qu'elle est et de ce qu'elle in-
D'autres Ç rŽformes structurelles È, le
financement de l'Žconomie rŽelle par
ˆ ces risques, il nous semble que le
prŽsident de la RŽpublique doit rapi-
carne aux yeux du monde, la France a
su se redresser et se rassembler au-
les banques, la stimulation effective
dement prendre une initiative de ras-
de la recherche, de l'investissement
privŽ, du logement, de la transition
Žcologique et numŽrique, seraient
infiniment nŽcessaires. Nous les
semblement national, en commen-
tour de ses valeurs fondamentales.
Ce moment national que des circonstances tragiques nous ont amenŽs ˆ
vivre a remis en pleine lumi•re les
avons proposŽes au dŽbat public ces
fractures du pays, ses territoires oubliŽs, ses jeunesses aux marges. Cette
jours-ci. A l'inverse, nous assistons
ˆ l'empilement de micromesures, en
situation nous oblige, non pas simplement ˆ commenter l'Žtat de la sociŽtŽ, mais bien ˆ produire des actes
ressentis durablement dans leurs vies
Žcho ˆ ceux qui, ˆ Paris ou ˆ
par nos concitoyens.
Bruxelles, oubliant les le•ons du
crash de 2008, pensent que le monde
irait mieux s'il y avait moins de
r•gles. Nous rŽinventons l'autobus et
le centre commercial, comme s'ils
synonymes
de
libertŽ,
•ant par sa majoritŽ. Apr•s avoir su
pleinement incarner l'unitŽ de la
France autour des valeurs rŽpublicaines, il doit se donner les moyens
de renouer avec les Žlecteurs qui lui
ont fait confiance en 2012, et de
rŽunir l'ensemble de la gauche autour
d'une politique Žconomique et sociale ˆ la fois ambitieuse et ŽquilibrŽe. Soucieux de dŽmocratie sociale,
il sait que les organisations de salariŽs ne reprendront plus vraiment le
Les manifestations extraordinaires
Žtaient
du 11 janvier ne suffisent pas ˆ elles
d'innovation ou de progr•sÉ Et nous
seules ˆ tourner la page et ˆ produire
les rem•des espŽrŽs. Beaucoup l'ont
ne parlons pas ici de la rŽorientation
beaucoup plus profonde encore de la
l'Žcart d'un tel projet.
dit depuis, les rŽponses de long terme
politique budgŽtaire que devraient
En retirant de cette loi ses disposi-
aux dŽfis lancŽs ˆ notre RŽpublique -
imposer, si l'on veut passer sans re-
tions les plus contestables, l'exŽcutif
pas seulement dans les quartiers dits
Ç dŽfavorisŽs È - rŽsident plus que jamais dans notre capacitŽ ˆ lutter efficacement contre le ch™mage et les
inŽgalitŽs. Mais aussi ˆ dessiner au-
tard des paroles aux actes, le retour
effectif des services publics et la lutte
contre les inŽgalitŽs scolaires dans
saurait faire de cette annŽe 2015 le
les territoires relŽguŽs de notre RŽpublique.
nouvelles rŽformes rŽellement ˆ la
hauteur des dŽfis une nouvelle fois
rŽveillŽs par ce mois de janvier.
trement les traits de la France dans
laquelle nous invitons ˆ vivre la gŽ-
Cette loi contient en outre des dispo-
nŽration qui vient.
sitions contestables, notamment en
mati•re de licenciement Žconomique
La loi dont la discussion se dŽroule
au Parlement avec Emmanuel Macron nous para”t ŽloignŽe de cette
et de travail dominical. Elle entra”ne
ambition.
Il
faut
d'importants reculs pour le droit du
travail et la protection des salariŽs,
chemin du dialogue au cours de ce
quinquennat si elles sont laissŽes ˆ
point de dŽpart d'une relance rŽussie
du quinquennat, pour conduire de
Ces questions arrivent dans quelques
jours en discussion dans l'hŽmicycle.
Il nous semble nŽcessaire de retirer
du projet de loi les modifications prŽjudiciables du droit du travail, en
beaucoup
que les corrections apportŽes par les
commen•ant par l'extension du tra-
d'optimisme ou d'aveuglement pour
parlementaires en commission n'ont
se convaincre que des modifications
des r•gles d'installation des notaires
ou la possibilitŽ de cinq ˆ douze di-
pas suffi ˆ Žvacuer. Sous prŽtexte de
secret des affaires, elle est porteuse
vail dominical. Son efficacitŽ Žconomique est tr•s contestŽe. Les risques
pour les familles et les territoires les
de danger pour la libertŽ d'informer.
plus fragiles sont indŽniables. Com-
manches travaillŽs, quand le pouvoir
d'achat des Fran•ais ne progresse
plus, vont rŽpondre ˆ ces dŽfis ma-
Elle contribue, de ce fait, ˆ entretenir
ment Žviter la gŽnŽralisation progressive
sur
l'annŽe,
quand
jeurs en crŽant des milliers d'emploi.
nouvelle expŽrience du pouvoir, et
l'heure o• il est plus que jamais nŽ-
s'Žloigne des raisons de son acc•s aux
responsabilitŽs. Face ˆ ces enjeux et
cessaire de rŽaffirmer des valeurs et
le sentiment que la gauche agit ˆ
contre-emploi, ˆ la faveur de cette
l'exception aura ŽtŽ banalisŽe ? A
des rep•res, la Ç sociŽtŽ de marchŽ È
1
ne saurait l'emporter sur celle du
temps choisi et du vivre ensemble. Il
n'y aura ni recul, ni dŽfaite, dans cet
exercice de sagesse collective. Nous
y voyons l'amorce de ce compromis
historique pour le redressement du
pays, voulu depuis 2012 et que les
Fran•ais attendent.
Daniel Goldberg, Philippe Nogu•s,
Christian Paul, Barbara Romagnan,
GŽrard SŽbaoun et Suzanne Tallard
Par Pouria Amirshahi, Laurent
Baumel, Philippe Baumel, FanŽlie
Carrey-Conte, Jean-Marc Germain,
DŽputŽ(e)s socialistes
Parution : Quotidienne
Tous droits rŽservŽs LibŽration 2015
Diffusion : 96 834 ex. (Diff. payŽe Fr.) - © OJD DSH 2013/
2014
446AE77C8E30570030340711D10B114001942396A515552C66C1292
Audience : 896 000 lect. - © AudiPresse One 2013/2014
2
N¡ 2255
lundi 2 au dimanche 8 fŽvrier 2015
Page 8
2243 mots
ACTUALITE / EVENEMENT
APRéS-ATTENTATS
La•citŽ, Žducation, ville : les acteurs locaux rŽagissent
Trois semaines apr•s lÕattentat contre Ç Charlie Hebdo È, le gouvernement a annoncŽ des mesures qui sollicitent les collectivitŽs. Entre satisfaction et scepticisme, leurs Žquipes sont partagŽes.
rŽpublicaines,
nom de la la•citŽ È. Or Ç la la•citŽ
Ecole La rŽussite Žducative au pre-
apprentissage de la citoyennetŽ, rŽduction des inŽgalitŽs : le gouverne-
nÕest pas une opinion, ni une option È, affirme Agn•s Le Brun, maire
mier plan
ment veut tirer les le•ons des atten-
(UMP) de Morlaix (15 500 hab., Finis-
La ministre de lÕEducation nationale,
tats des 7, 8 et 9 janvier dernier et dŽ-
t•re), qui souhaiterait une clarifica-
Najat Vallaud-Belkacem, a annoncŽ
ployer une sŽrie de mesures en direction des jeunes et des quartiers po-
tion, regrettant que Ç les maires
soient souvent mal ˆ lÕaise face aux
une sŽrie de mesures portant sur
pulaires. Sur le terrain, le plan gou-
demandes confessionnelles des usa-
vernemental suscite autant de satisfaction que dÕinterrogations. QuÕil
gers, au point dÕy rŽpondre en
Žchange dÕune certaine paix so-
temps pŽriscolaires. Les programmes
sÕagisse de la dŽfinition de la la•citŽ,
ciale È. Ç Pour beaucoup, la la•citŽ est
de la prioritŽ accordŽe ˆ la rŽussite
un instrument agressif, offensif, car
•tre gŽnŽralisŽs et contenir un volet
Ç la•citŽ et citoyennetŽ È. La ministre
Žducative, de la rŽorientation de la
politique de la ville ou encore de la
les seules explications qui en sont
donnŽes sont orientŽes contre la
volontŽ dÕamŽliorer la prŽvention de
communautŽ musulmane. Il nous
la radicalisation, le programme annoncŽ fait rŽagir.
faut de vrais dispositifs de lutte
contre les discriminations, qui
concourent ˆ lÕŽmancipation intel-
La•citŽ Une dŽfinition encore floue
lectuelle, Žconomique, culturelle È,
La•citŽ
et
valeurs
La la•citŽ aura ŽtŽ au cÏur de tous les
discours et de toutes les annonces du
gouvernement depuis les attentats
de janvier, posŽe et Žtablie comme le
socle de la RŽpublique et du vivreensemble.
Mais
personne
ne
sÕaventure ˆ lui donner une dŽfinition. MalgrŽ son omniprŽsence dans
les textes, de la circulaire ˆ la Constitution, la la•citŽ est dŽfinie tant™t
comme le respect de la libertŽ religieuse, tant™t comme une interdic-
estime Khalid Ida-Ali, prŽsident de
lÕantenne
champenoise
de
lÕInterrŽseaux des professionnels du
lÕŽducation ˆ la citoyennetŽ et ˆ la
la•citŽ ˆ lÕŽcole, ainsi que sur les
Žducatifs territoriaux devraient ainsi
a aussi indiquŽ que les dispositifs de
rŽussite Žducative seraient gŽnŽralisŽs ou amplifiŽs, ce qui a parfois surpris les professionnels du secteur.
Ç Ces annonces sont importantes
mais semblent partir tous azimuts,
souligne Khalid Ida-Ali. Je suis surpris par le lien direct qui para”t •tre
Žtabli entre la rŽussite Žducative et
des thŽmatiques aussi complexes. La
dŽveloppement social urbain (IRDSU) et chef de projet Ç dŽveloppe-
rŽussite Žducative peut certes jouer
ment social È ˆ Vitry-le-Fran•ois (13
la vie en sociŽtŽ, mais au m•me titre
que toutes les politiques en lien avec
du public. È Ç Nous pratiquons une
100 hab., Marne).
LÕinstabilitŽ juridique sur la notion
de la•citŽ a conduit lÕAssociation des
maires
de
France
ˆ
accŽlŽrer
un r™le positif sur lÕapprentissage de
certaine Žcoute qui peut apaiser des
tensions, nous accompagnons les fa-
lÕinstallation de son groupe de travail
dŽdiŽ ˆ ce sujet et composŽ de 18
milles
membres. Ses rŽflexions seront ali-
aussi beaucoup moins que ne doit le
faire un travailleur social È, explique
sans
leur
imposer
dÕinjonction. Mais nous en suivons
tion dÕexprimer publiquement sa foi.
mentŽes
Normal donc que les Žlus locaux
dÕexpŽriences des maires sur le terrain, tant sur les difficultŽs rencontrŽes que sur les initiatives locales
Audrey
mises en Ïuvre dans les services publics quels quÕils soient. Un rapport
Ces professionnels de la politique de
est prŽvu pour le mois dÕavril pro-
quÕune telle gŽnŽralisation permette
de prŽvenir les radicalisations. Si
aient eux aussi leur propre interprŽtation quand il sÕagit de lÕappliquer
au quotidien. En mati•re de restauration scolaire par exemple, certains
maires vont opter pour un repas
unique Ç au nom de la la•citŽ È, alors
par
chain. A suivre donc.
les
retours
Brichet,
prŽsidente
de
lÕAssociation nationale des acteurs
de la rŽussite Žducative (AnarŽ).
la ville ont donc du mal ˆ croire
que dÕautres instaureront des repas
lÕAnarŽ milite pour que la rŽussite
sans viande de porc, toujours Ç au
Žducative rejoigne les politiques de
1
droit commun, le rŽseau soul•ve aussi la question des moyens : comment
gŽnŽraliser les programmes de rŽussite Žducative dans un contexte de
baisse des dotations ? Plus globalement, des interrogations se font
jour : Ç On ne peut pas sŽparer la la•citŽ des questions dÕŽgalitŽ. Pour respecter la la•citŽ, il faut dŽjˆ respecter
lÕŽgalitŽ. Or nous ne disposons
dÕaucune politique nationale de lutte
contre les discriminations È, regrette
Sophie Ebermeyer, chargŽe de mission Ç ŽgalitŽ et lutte contre les dis-
nÕexistent plus dans certains dŽpartements, ou sont en sommeil. È Ce
directeur gŽnŽral chargŽ de la cohŽsion sociale ˆ Rennes mŽtropole
(38 communes, 406 700 hab.) enjoint
ses coll•gues, apr•s le prochain co-
sŽgrŽgations des prioritŽs, les acteurs
locaux sont Žgalement sollicitŽs pour
dŽtecter les jeunes en voie de radicalisation en relayant les fameux Ç signaux faibles È. Ç Nous faisons face
aujourdÕhui ˆ un phŽnom•ne nou-
mitŽ
(lire
veau. Il nous faut nous appuyer sur
lÕencadrŽ p. 8), de Ç sÕassurer de la
ˆ jouer : un certain nombre de questions, comme lÕemploi, appellent des
notre expŽrience et b‰tir des discours, des argumentaires, des modes
de faire, sur ce sujet prŽcis de la radicalisation È, affirme Roger Vicot, prŽsident du Forum fran•ais pour la sŽcuritŽ urbaine. Selon lui, les Žlus
doivent sÕinspirer Ç des rŽseaux prŽ-
criminations È ˆ Grenoble-Alpes mŽ-
rŽponses
dont
existants qui ont ŽtŽ structurŽs ces
tropole (28 communes, 402 900 hab.)
et membre de lÕIRDSU.
souffrent le plus les maires de banlieue, cÕest de lÕabsence des moyens
derni•res annŽes dans les conseils locaux de sŽcuritŽ et de prŽvention de
interministŽriel
mise en Ïuvre concr•te des objectifs
qui seront fixŽs, ce qui nÕa pas toujours ŽtŽ le cas, notamment apr•s les
Žmeutes de 2005 È. Ç LÕEtat a un r™le
nationales.
Ce
de droit commun de lÕEtat È, atteste
la dŽlinquance (CLSPD), dans les
Lutte contre les inŽgalitŽs Une ba-
le secrŽtaire gŽnŽral de lÕassociation
communes, au travers des contrats
taille qui promet dÕ•tre longue
Ville et banlieue, Gilles Leproust (lire
p. 10).
locaux de sŽcuritŽ È.Ç Les professionnels en premi•re ligne sont surtout
Soucieux de revoir Ç les politiques de
Dubitatif sur lÕajout dÕun quatri•me
ceux de la protection de lÕenfance, de
peuplement È pour favoriser la mixitŽ
volet Ç citoyennetŽ et la•citŽ È aux
contrats de ville - une rŽponse
ter sur le soutien des acteurs locaux.
Sans souscrire ˆ lÕemploi controversŽ
Ç technocratique È quÕil ne juge pas
lÕŽducation ou de lÕinsertion professionnelle È, fait remarquer une coordonnatrice de CLSPD, qui se de-
Ç ˆ la hauteur des enjeux È -, Etienne
mande Ç quels outils et quels inter-
du terme Ç apartheid È, le vice-prŽ-
Varaut estime que Ç notre premier
devoir est de redonner du sens ˆ la
locuteurs vont •tre mobilisŽs pour
sÕattaquer ˆ des phŽnom•nes aussi
politique de la ville È. Comment ? En
difficiles ˆ apprŽhender È. Premier
faisant participer les citoyens aux dŽbats : Ç A lÕheure o• nous rŽpŽtons
rempart face ˆ la marginalisation, les
Žducateurs de rue, ˆ travers le ComitŽ
avant tout lÕexistence de ghettos de
riches, tels que le 16e arrondisse-
notre
libertŽ
national de liaison des acteurs de la
dÕexpression, nÕayons pas peur des
prŽvention spŽcialisŽe, se disent
ment de Paris. Notre plus grand
dŽsaccords et clarifions notre dŽfinition de la la•citŽ, interrogeons-nous
pr•ts ˆ sÕengager dans Ç une politique publique de prŽvention Žduca-
sur lÕŽgalitŽ rŽpublicaine dans les
tive et sociale de la radicalisation È.
quartiers. DŽvelopper le pouvoir
dÕagir des habitants permettra de
DÕores et dŽjˆ, le gouvernement a annoncŽ que le fonds interministŽriel
contrecarrer les groupes salafistes
de prŽvention de la dŽlinquance bŽ-
antirŽpublicains. È
nŽficierait dÕune rallonge de 60 mil-
PrŽvention de la radicalisation Le
lions dÕeuros sur trois ans pour financer des actions de prŽvention de la
travail social mobilisŽ
radicalisation. Sans donner plus de
sociale, le gouvernement peut comp-
sident de lÕIRDSU, Etienne Varaut,
Ç constate au quotidien une Žnorme
sŽgrŽgation spatiale et sociale : le
communautarisme, cÕest dÕabord et
chantier reste de nous battre contre
la sŽgrŽgation des consciences È.
Craignant une montŽe des amalgames
susceptible
de
provoquer
Ç une coupure totale entre deux
mondes È, Patrice Allais, prŽsident
attachement
ˆ
la
du rŽseau Amadeus, rŽunissant les
directeurs de la politique de la ville,
regrette le faible Žcho rencontrŽ au
sein de lÕEtat par la lutte contre les
dŽtails.
discriminations : Ç Les commissions
Si les chantiers ouverts par le gou-
pour la promotion de lÕŽgalitŽ des
chances et de la citoyennetŽ
vernement font de lÕŽducation, de la
citoyennetŽ et de la lutte contre les
par La RŽdaction
2
ENCADRƒS DE L'ARTICLE
Les moyens dŽployŽs par lÕEtat
Le gouvernement a annoncŽ la crŽation de 2 680 postes, dont 1 400 en faveur du minist•re de lÕIntŽrieur (1 100
pour le seul renseignement), 950 pour la Justice et pr•s de 250 pour la DŽfense. Soixante aum™niers musulmans
supplŽmentaires prendront leur poste dans les prisons. SÕy ajoutent aussi 425 millions dÕeuros de crŽdits sur
trois ans pour du matŽriel (informatique, armes, gilets pare-balles, vŽhicules).
La carte scolaire en question
En concertation avec les dŽpartements, un Žtat des lieux de la mixitŽ sociale au sein des coll•ges publics et privŽs sous contrat sera Žtabli en 2015-2016. Le but est de dŽfinir des objectifs en la mati•re au niveau infradŽpartemental. Une circulaire du 7 janvier 2015 dŽtaille les modalitŽs de la concertation entre lÕEtat et les dŽpartements.
Des dŽcisions attendues en mars
Le Premier ministre, Manuel Valls, a annoncŽ la tenue, dŽbut mars, dÕun comitŽ interministŽriel consacrŽ ˆ
la lutte contre les inŽgalitŽs et au combat pour lÕŽgalitŽ dans les quartiers. Ç CÕest ensuite que nous prendrons les dŽcisions qui sÕimposent en mati•re budgŽtaire, mais aussi de politiques de peuplement ou
dÕemploi È, a-t-il expliquŽ, chargeant le ministre de la Ville, Patrick Kanner, et la secrŽtaire dÕEtat ˆ la politique de la ville, Myriam El Khomri, dÕorganiser dÕici lˆ une Ç phase de dŽbats È, afin de rŽflŽchir ˆ la traduction concr•te de la volontŽ gouvernementale. A la suite des attentats de Paris, ce tandem ministŽriel avait
dŽjˆ rŽuni ˆ plusieurs reprises les associations dÕŽlus, les rŽseaux de professionnels, ainsi que des associations de lutte contre le racisme, de mŽdiation sociale ou encore dÕŽducation populaire.
Entretien - Gilles Leproust, secrŽtaire gŽnŽral de Ville et banlieue,
maire (PCF) dÕAllonnes (11 100 hab., Sarthe) Ç AccŽlŽrons de toute
urgence les rŽponses sociales et le soutien ˆ lÕEducation nationale ! È
Comment jugez-vous les premi•res rŽponses apportŽes par le gouvernement ?
Ce sont des engagements plus que des propositions prŽcises. Les probl•mes de peuplement et de mixitŽ
sociale ne se r•glent pas en deux mois. Si le gouvernement est dŽcidŽ ˆ mener cette bataille, tant mieux.
En attendant, mon discours sur les valeurs rŽpublicaines restera inaudible tant que je ne garantirai pas aux
habitants le droit de vivre dŽcemment. AccŽlŽrons de toute urgence les rŽponses sociales, le soutien ˆ
lÕEducation nationale et lÕaccompagnement des associations !
Le volet Ç social È de la politique de la ville nÕest-il pas dŽjˆ en cours de rŽŽquilibrage ?
En effet, en instaurant un contrat unique, la loi Ç Lamy È de programmation pour la ville a actŽ que la rŽno-
3
vation urbaine nÕavait pas rŽpondu ˆ la crise sociale. CÕest bien. Mais, du fait de la cure dÕaustŽritŽ imposŽe
aux collectivitŽs, certains maires de banlieue pourraient prŽsenter des budgets en dŽsŽquilibre. Avec de
nombreux services publics et une tarification rŽduite permettant lÕacc•s au plus grand nombre, ils ont des
dŽpenses plus ŽlevŽes que les autres villes et moins de recettes. MalgrŽ cela, lÕaugmentation et la sanctuarisation de la dotation de solidaritŽ urbaine nÕattŽnuent m•me pas la baisse de la dotation globale de fonctionnement.
Le plan pour lÕŽcole prŽsentŽ par Najat Vallaud-Belkacem vous convient-il ?
CÕest tr•s bien que lÕEtat souhaite favoriser la mixitŽ ˆ lÕŽcole en sÕattaquant au contournement de la carte
scolaire. Mais il pourrait aussi montrer lÕexemple en envoyant des enseignants aguerris dans les banlieues.
Les quelques millions supplŽmentaires accordŽs ˆ lÕEducation nationale pour dŽvelopper la citoyennetŽ
sont intŽressants, mais il aurait fallu dŽvelopper en prioritŽ des modules de formation pour les enseignants
Žvoluant dans nos territoires.
QuÕattendez-vous de la concertation qui va prŽparer le comitŽ interministŽriel ?
Nous avons lÕhabitude de travailler en bonne intelligence avec Patrick Kanner et Myriam El Khomri, et nous
continuerons ainsi. Mais le gouvernement ne pourra pas toujours se payer de mots. Une partie des probl•mes des banlieues sÕexplique par lÕabsence des moyens de droit commun de lÕEtat. Il est anormal que
les administrations publiques se soient progressivement dŽsengagŽes.
Parution : Hebdomadaire
Diffusion : 26 294 ex. (Diff. payŽe Fr.) - © OJD DSH 2013/
2014
C66BD7448EA05503E0FB03E1C809E1615D296C2305A32B65B325B19
4
En couverture
Par Claire Chartier, avec Libie Cousteau, Delphine Saubaber et Anne Vidalie
En France, nombre de personnes de 18 à 50 ans se disant...
(estimations, la loi française interdisant
de recenser les populations par religion)
... catholiques
11,5 millions
... musulmanes
... protestantes
4 millions
ANAGRAPH
44 /
500 000
Sources : enquête « trajectoire
traj
ajec
jecttoiire et origine », réalisée
é en 2008,
22008 réévaluée
éé l é en 2013.
2013 Insee/INED.
I
... bouddhistes ... juives
150 000
125 000
PARADOXE La pratique
musulmane est enracinée en
France depuis plus de quarante ans,
mais l’islam suscite toujours
une profonde méfiance.
S. BOZON/AFP
Les attentats ont jeté une lumière crue
sur un débat qui, au-delà des discours
et des passions, appelle d’abord raison
et pragmatisme : comment ancrer la
place de la religion musulmane dans la
société française ? Réflexions sur une
laïcité rénovée, rôle de l’école, formation
des imams, prévention du fanatisme...
Le chantier est ardu. Etat des lieux.
46 /
En couverture /Islam
’était un beau dimanche. 4 millions de Français descendus
dans les rues pour dire leur attachement
à la liberté d’expression. Mais, au lendemain de ce mémorable 11 janvier,
d’autres Français ont parlé. Ils ont
confié qu’ils n’étaient pas Charlie,
même s’ils condamnaient les attentats.
Ils ont expliqué pourquoi les caricatures
du journal satirique les blessaient dans
leur foi. Ces voix discordantes, comme
les éclats verbaux d’élèves musulmans
légitimant les attentats, ont braqué les
projecteurs sur la place de l’islam dans
la société française. Et la France s’est
remise à jouer à son jeu préféré : disserter sur la laïcité. Mais les déclarations
emphatiques sur notre monument national, rempart certain contre l’intégrisme, risquent bien, une nouvelle fois,
d’évincer l’un des éléments centraux
du débat. Car, qu’on le veuille ou non,
l’islam questionne, depuis longtemps
déjà, notre façon de penser les rapports
de l’Etat avec les religions. Il s’agit aussi,
aujourd’hui, d’affronter cette réalitélà, avec moins de passion que de pragmatisme. La tâche, il est vrai, est ardue.
La France, comme la plupart des pays
étrangers, est confrontée à ce paradoxe :
bien que la pratique musulmane y soit
enracinée depuis la sédentarisation des
immigrés maghrébins, à partir des
années 1970, l’islam en tant que religion
suscite toujours une profonde méfiance.
En trente ans, les lieux de culte sont
passés de 900 à 2 300 dans l’Hexagone.
Les musulmans représentent désormais
4 à 5 millions de personnes, soit 8 % de
la population. Dans une enquête menée
par l’institut américain Pew Research
Center en 2014, 74 % des Français déclaraient avoir une bonne opinion des
fidèles de la religion du Prophète. Pourtant, 51 % d’entre eux estiment aujourd’hui que l’islam est incompatible avec
les valeurs de la société française, selon
un sondage effectué par Ipsos peu après
les attentats à Paris. « Une partie de
l’opinion publique ne voit pas l’enracinement de l’islam en France et perçoit
N° 3318 / 4 février 2015
L. ABIB/SIGNATURES
C
cette religion comme une religion d’importation », relève le chercheur du
CNRS Franck Fregosi (1). On peut le
comprendre : les mosquées bénéficient
de financements étrangers à hauteur
de 20 % en moyenne, et 80 % des
1 800 imams officiant sur le territoire
ne sont pas français. Les autres proviennent de pays liés aux diasporas
musulmanes implantées sur notre sol
– essentiellement l’Algérie et le Maroc –
qui les rémunèrent. Comment ne pas
douter, par ailleurs, d’une religion au
nom de laquelle les djihadistes prétendent agir et dont le texte sacré, parfois
violent ou en rupture totale avec les
valeurs démocratiques, exige une interprétation que les théologiens musulmans tardent à fournir ?
Les pratiquants revendiquent
un droit à la visibilité
A cet aspect du débat s’ajoute, en
France, un élément particulier : le poids
de l’Histoire, et pas seulement coloniale.
Notre pays entretient avec les religions
et le religieux au sens large un rapport
historiquement compliqué, d’où découlent en partie les réactions passionnées autour de la laïcité. « Il existe un
impensé de la culture française, selon
lequel la croyance est l’inverse de la
raison ; un sentiment relevant de la su-
perstition, voire du fanatisme, explique
l’historien Philippe Portier, directeur
d’études à l’Ecole pratique des hautes
études. On ne trouve dans aucun autre
pays européen cette distinction, qui
nous vient de la Révolution, et qui a
été réaffirmé par la IIIe République.S’il
est très rare que cet impensé s’exprime
encore aujourd’hui à propos du judaïsme ou du catholicisme, il est très
présent dans les discours sur l’islam. »
Rien d’étonnant, là encore. L’islam,
religion d’implantation récente dans
l’Hexagone à la différence du catholicisme, avec lequel l’Etat ferrailla dur
jusqu’à la loi de 1905, doit encore prouver qu’il peut s’intégrer dans une société
française profondément sécularisée.
Exigence d’autant plus forte qu’il est
travaillé par une minorité fondamentaliste – les salafistes sont à la tête d’une
centaine de mosquées. Et que les fidèles
musulmans revendiquent, depuis le
début des années 1990, un droit à la
visibilité – voile, nourriture halal – en
contradiction avec l’universalisme
républicain. Cette démarche identitaire
heurte aussi notre conception strictement cultuelle des religions, qui ne tient
pas compte de leur dimension subjective et culturelle, renvoyant à une vision
du monde et à une manière d’être dans
la société.
L’EXPRESS / 47
L. ABIB/SIGNATURES
CULTE
A g., la grande
mosquée de
Clermont-Ferrand
(Puy-de-Dôme),
de tradition soufie.
A dr., prière du
vendredi devant
la mairie d’Epinaysur-Seine
(Seine-Saint-Denis),
en 2010, après
la fermeture de la
mosquée de la ville
à la suite de divers
incidents.
ANAGRAPH
On voit le piège : si l’on en conclut que projet reste dans les cartons. Huit ans l’université publique s’ouvre à des
l’islam est, « en soi », incompatible avec plus tard, dans la foulée de la loi sur le cursus d’éducation civique axés sur le
la République, un islam français est voile à l’école, un diplôme universitaire juridique et une approche universitaire
inconcevable et il devient, dès lors, inutile « Société et civilisation de la France du fait religieux. Des cursus sont aude chercher à l’accompagner dans son contemporaine » est annoncé à Paris-IV jourd’hui proposés à Strasbourg, Lyon,
processus d’adaptation, comme le fit Sorbonne. Las, le conseil des études et Aix, Montpellier et Bordeaux. Certains,
Napoléon pour les juifs avec le Concor- de la vie universitaire coule l’initiative, tel Bernard Godard, consultant auprès
dat. C’est la thèse de Marine Le Pen, au nom du respect de la laïcité. L’Institut du bureau central des cultes du minislaquelle a transformé la laïcité en arme catholique de Paris reprend le flam- tère de l’Intérieur, souhaiteraient désorde guerre électorale. Ce n’est pas celle beau. Il faut attendre 2010 pour que mais pousser plus loin la réflexion et
des pouvoirs publics, qui,
définir les contours acadédepuis le très républicain Degré de pratique des personnes de culture
miques d’un enseignement
Jean-Pierre Chevènement, musulmane et catholique
de la théologie musulmane
ont tenté d’institutionnaliser
à l’université publique, afin
Personnes
l’islam en France. En 2003, 50 %
d’aider les représentants
de culture
Nicolas Sarkozy, alors mimusulmans à établir une
musulmane
nistre de l’Intérieur, inaugunorme islamique « répurait ainsi le Conseil français 40 %
blicano-compatible » pour
Personnes
de culture
du culte musulman (CFCM),
les fidèles français. « L’encatholique
d’emblée critiqué par les
jeu dépasse les imams,
tenants d’une laïcité stricte 30 %
explique ce fin connaisseur
n’appréciant guère pareil inde l’islam en France. Il
terventionnisme (voir p. 56).
faut former des cadres
La formation « citoyenne » 20 %
religieux : les recteurs, les
des imams, aujourd’hui
dirigeants d’associations,
d’une actualité brûlante, a
les enseignants dans les
fait, elle, l’objet d’un traite- 10 %
écoles coraniques, où il
ment nettement plus amn’existe aucune maquette
bigu. Dès 1997, Jean-Pierre
pédagogique modèle ! »
Chevènement, encore lui, 0
C’est peu dire que cette
Croyants
Croyants
Sans religion
lance l’idée d’un institut pour
approche fait bouger les
et pratiquants
mais non pratiquants
« former des cadres musullignes en matière de laïcité.
mans modernistes ». Le Sondage Ifop-La Croix, 2011. Cumul de 70 vagues d’enquêtes auprès de 950 personnes.
Reste à savoir où sont •••
N° 3318 / 4 février 2015
48 /
En couverture /Islam
1989 L’exclusion de trois collégiennes
musulmans demandent à pouvoir prier
sur leur lieu de travail.
••• ces lignes. « La laïcité ! Oui, la laïcité ! […] Arborons fièrement ce principe », lançait Manuel Valls à l’Assemblée nationale au lendemain des
attentats. Mais, à droite comme à
gauche, le terme donne lieu à des empoignades sans fin sur sa définition
(voir p. 52). Nul ne semble vouloir
admettre qu’il existe deux types de
laïcité : « La laïcité narrative, celle
invoquée par la plupart des leaders
politiques, en vertu de laquelle le
religieux n’a sa place que dans la
sphère privée ; et la laïcité pratique,
qui passe des compromis constants
avec le monde religieux », analyse l’historien Philippe Portier.
Le double discours sur la laïcité
alimente le flou
S’agissant de l’islam, la pénurie des lieux
de culte musulmans – il en faudrait
environ un millier de plus, d’après le
CFCM – invite les élus à pencher pour
le pragmatisme. De nombreuses municipalités aident à l’édification des mosquées en concédant un bail emphytéotique ou en finançant la partie du
bâtiment consacrée aux activités
culturelles. Certaines versent même
discrètement leur écot pour les frais de
fonctionnement (eau, électricité),
comme a pu le vérifier Philippe Portier,
qui mène actuellement une enquête
sur ce sujet avec son équipe auprès de
10 métropoles françaises. « La laïcité
était souvent un prétexte, par le passé,
pour ne pas satisfaire certaines demandes, ajoute le politologue Franck
Fregosi.Aujourd’hui, certains élus sont
passés d’une totale ignorance à une
implication totale. »
N° 3318 / 4 février 2015
P. VERDY/AFP
2003 Nicolas Sarkozy, ministre
de l’Intérieur, installe le Conseil français
du culte musulman.
Visiblement, tout est question de
lexique et de contexte. A Argenteuil,
l’Observatoire de la laïcité du Val-d’Oise
a obtenu l’abrogation d’une délibération
municipale adoptée sous l’ère de l’ancien maire (PS) Philippe Doucet, qui
instaurait un conseil des cultes. Motif :
aucun représentant laïque n’y figurait.
Dans la ville de Jean-Claude Gaudin,
pourtant, « Marseille espérance », un
groupe informel rattaché directement
au maire depuis le début des années
1990, ne comprend aucun libre-penseur
aux côtés des représentants des grandes
religions locales, sans que nul y trouve
à redire. A Nantes, Rennes ou Nice, un
adjoint au maire est officiellement
chargé des cultes. « Depuis une vingtaine
d’années, on observe un peu partout en
France une institutionnalisation des
relations entre le politique et le religieux », confirme Philippe Portier.
Malheureusement, le double discours
sur la laïcité alimente le flou. Pour preuve,
l’interminable feuilleton des mères voilées accompagnant les enfants lors des
sorties scolaires. Contredisant la circulaire Chatel de 2012, qui empêchait les
parents de manifester leurs convictions
religieuses lors de ces déplacements,
Najat Vallaud-Belkacem a récemment
déclaré que la mise à l’écart des mères
portant le foulard devait être l’« exception », laissant aux chefs d’établissement
la liberté de trancher. Exactement ce
que les professionnels en question ne
Nombre de lieux de culte musulmans en France depuis 2000
2 500
2 000
1 500
1 000
500
ANAGRAPH
Années 1960 Certains ouvriers
G. LEIMDORFER/AFP
J. NIEPCE/ROGER-VIOLLET
voilées d’un établissement de Creil (Oise)
déclenche les premières manifestations
en France pour le port du foulard à l’école.
2000
2002
Source : ministère de l’Intérieur
2004
2006
2008
2010
2012
L’EXPRESS / 49
2014 La justice confirme le licenciement
prohibe le port des tenues
et des signes manifestant
une appartenance religieuse
dans les établissements scolaires.
d’une salariée voilée de la crèche
Baby-Loup, dirigée par Natalia Baleato.
P. DESMAZES/AFP
2004 La loi dite « sur le voile »
voulaient plus avoir à faire, après s’être
colletés, seuls, pendant des années, à la
montée du port du voile à l’école…
Le débat est-il lancé ? Alors que
Gérald Darmanin, le maire (UMP) de
Tourcoing, « propose la création d’une
commission d’enquête parlementaire
pour repenser la place des religions
dans la République », les pouvoirs publics entendent désormais mieux former
les professeurs à l’enseignement du fait
religieux (voir p. 54). Et entament une
collaboration avec les représentants
musulmans dans la lutte contre la radicalisation (voir p. 50). La difficulté
n’est pas mince. « Depuis 1905, on demandait aux religieux de rester dans
leurs paroisses, leurs temples, leurs synagogues, pointe Mohammed Moussaoui, président de l’Union des mosquées de France.Aujourd’hui, on presse
les imams de sortir dans l’espace public
prêcher la bonne parole contre les radicaux. Disons clairement que cela va
au-delà du simple service du culte. » Et
l’ancien président du CFCM de réclamer des subventions pour recruter davantage d’imams.A supposer qu’ils acceptent, les pouvoirs publics seraient
bien en peine de savoir à qui s’adresser.
Les fédérations musulmanes n’ont jamais su ou voulu faire monter les jeunes
du terrain. Leurs dirigeants, décrédibilisés, ont maintes fois montré leur incapacité à s’entendre. Pour arpenter la
ligne de crête qui est la sienne, entre
nouvelles libertés religieuses et valeurs
républicaines non négociables, l’Etat
doit aussi pouvoir compter sur des interlocuteurs à la hauteur du défi. • C. C.
(1) Penser l’islam dans la laïcité. Fayard, 2008.
B. LANGLOIS/AFP
B. GUAY/AFP
J. GUEZ/AFP
2010 Le port du niqab, ou voile intégral,
est interdit sur la voie publique.
« Des occasions
manquées »
Avant même la décolonisation, l’islam aurait pu
avoir rendez-vous avec la République, explique
l’historien Benjamin Stora (1).
« La déchirure de la guerre d’Algérie
a joué un rôle majeur dans la mise en
place de souvenirs douloureux, rancunes, méfiances que les Français entretiennent avec l’islam. Pour autant
la sécularisation de cette religion aurait
pu se produire à l’occasion de moments
clefs de l’histoire de la colonisation
française en Algérie. Des occasions
manquées.
Ainsi le Sénatus-consulte du 14 juillet
1865, destiné à donner un statut aux
Algériens de souche, précise dans l’un
de ses cinq articles que : “L’indigène
musulman est français ; néanmoins il
continuera à être régi par la loi musulmane.” La France renvoie donc
alors les Algériens au pouvoir religieux
dans la gestion des affaires publiques
(mariage, héritage, etc.).
En 1905, alors que la séparation de
l’Eglise et de l’Etat est imposée par
la loi, les départements algériens
échappent à cette réforme. Des voix
se sont pourtant manifestées, côté musulman, pour en bénéficier. L’Association religieuse des oulémas réformistes du cheikh Ben Badis formula,
quelques années plus tard, un ensem-
ble de propositions destinées à appliquer à l’islam algérien le statut de droit
commun des religions. Sans succès.
Ferhat Abbas, fondateur de l’Union
démocratique du manifeste algérien
(UDMA), rallié au Front de libération
nationale (FLN) durant la guerre
d’Algérie et qui sera élu président de
l’Assemblée nationale constituante
après l’indépendance, avait, en 1931,
publié un livre intitulé Le Jeune Algérien. Dans ce manifeste, Ferhat Abbas
prônait l’assimilation des “indigènes”
dans la société française et l’égalité
de droit entre Français et musulmans.
Il avait tenté de définir ainsi un statut
de Français musulman dans le cadre
de la République. Mais le pouvoir de
l’époque s’opposa à cette possibilité
d’évolution, laissant passer l’occasion,
en refusant de faire des Algériens des
citoyens à part entière. Reléguée dans
la sphère privée, la religion déborde
alors dans la sphère publique et
devient une arme politique. » •
(1) Il a dirigé, avec Abdelwahab Meddeb,
une Histoire des relations entre juifs et musulmans,
des origines à nos jours. Albin Michel, 2014.
N° 3318 / 4 février 2015
N¡ 10486
mercredi 4 fŽvrier 2015
Page 24
465 mots
REBONDS
Moi, musulman, je m'engage sur la la•citŽ
N
ous sommes encore sous le
choc des immondes assassinats
sinc•re au principe de la•citŽ sur lequel repose la RŽpublique fran•aise.
3) Respecter aussi bien les juifs et les
chrŽtiens, ainsi que les non-croyants.
commis par les terroristes islamistes
C'est pourquoi j'estime que les mu-
Et donc dŽclarer nulles et non ave-
qui ont ciblŽ la rŽdaction de Charlie
sulmans devraient s'engager sur 3
nues toutes les discriminations et in-
Hebdo et les clients juifs de l'Hyper
points essentiels :
jures contenues dans le Coran ˆ
l'Žgard des juifs, des chrŽtiens et des
non-croyants.
fanatiques.
1) Respecter et dŽfendre le droit de
tout musulman ˆ changer de religion,
son droit ˆ ne plus professer l'islam ;
garantir sa libre sortie de l'islam,
sans qu'il ne soit menacŽ ou discriminŽ. Ce qui garantit la libertŽ de
conscience.
Il reste que la fameuse question de
l'Ç apr•s È 11 janvier doit aussi •tre
2) Renoncer ˆ l'interdit fait ˆ la musulmane d'Žpouser un juif, un chrŽ-
pourrait aussi les amener ˆ choisir
d'•tre enterrŽs ici, ˆ c™tŽ de leurs
posŽe ˆ ceux que l'on appelle les
tien ou un non-musulman. A travers
concitoyens, quelles que soient la
Ç musulmans modŽrŽs È. Pour ma
part je leur sugg•re, en m'adressant
cet engagement, adhŽrer au creuset
confession ou les convictions de ces
qui a constituŽ la Nation fran•aise et
au principe d'ŽgalitŽ entre tous les
derniers.
ici tout particuli•rement aux reprŽsentants officiels en France du culte
hommes, jusque dans le cÏur et dans
Auteur deÇ BlasphŽmateur ! Les pri-
musulman, quelques pistes d'une rŽflexion qui pourrait •tre menŽe en
le lit de la musulmane. Reconna”tre
sons d'Allah È, Žditions Grasset, pu-
ainsi la devise de fraternitŽ entre
tous les humains, indŽpendamment
de leurs croyances ou de leurs
bliŽ le 14 janvier
Cacher. De nombreuses et indispensables mesures prŽventives ont ŽtŽ
ou seront prochainement prises par
le gouvernement, que ce soit sur le
terrain policier ou dans le cadre de
l'Žducation nationale, afin d'Žviter
que surgissent de nouveaux tueurs
association avec les parlementaires
et les minist•res concernŽs. Mon
souci est de contribuer ˆ l'av•nement
d'un Ç islam des Lumi•res È, ce qui
convictions. Proclamer que, dorŽnavant, la femme musulmane est tout ˆ
passe par la nŽcessitŽ, de la part des
fait libre d'Žpouser qui elle aime.
A travers ces trois principaux engagements, les musulmans de France
tŽmoigneraient donc de leur renoncement aux errements du passŽ, afin
de vivre en paix avec leur conscience
tout autant qu'avec leur pays. Cela
Par Waleed Al-Husseini blogueur
palestinien, fondateur du Conseil
des ex-musulmans de France.
fid•les, d'une adhŽsion profonde et
Parution : Quotidienne
Tous droits rŽservŽs LibŽration 2015
Diffusion : 96 834 ex. (Diff. payŽe Fr.) - © OJD DSH 2013/
2014
316B673F8FE03003C01401A1BB09316E5B69C92905F220DB47D979B
Audience : 896 000 lect. - © AudiPresse One 2013/2014
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