263 CHAPITRE IX LA SENSIBILITÉ DANS LA RECHERCHE

Transcription

263 CHAPITRE IX LA SENSIBILITÉ DANS LA RECHERCHE
263
CHAPITRE IX
LA SENSIBILITÉ DANS LA RECHERCHE CLINIQUE EN SCIENCES
HUMAINES1.
En vérité, l’océan rit toujours avec le simple
Khalil Gibran
Je termine cet ouvrage par ce chapitre essentiel de mon point de vue. Depuis longtemps je
m’intéresse à la question de la « sensibilité» dans la recherche en éducation, en formation et
en psychothérapie. Ce rapport à la sensibilité s’inscrit pour moi dans un processus de
développement intellectuel et de pratique clinique. Les quelques expériences que j’ai eues en
hôpital général ou en hôpital psychiatrique, dans le cadre de recherche-formation du
personnel, notamment sur une sensibilisation à l’écoute des mourants, ou sur la créativité,
m’ont interrogé sur l’influence du blocage de l’expression sensible de l’être humain dans sa
relation à l’autre soumis à une situation-limite. L’enseignement à l’Université Paris VIII, dans
le domaine de l’écoute mythopoétique, m’a également rapproché de cette faculté sensible en
éducation.
L’écoute sensible est la façon d’être, de prendre conscience et d’intervenir pour un chercheur,
un éducateur, qui se trouve dans cette logique de l’approche transversale.
Mais qu’est-ce que « la sensibilité » ?
1.
la question de la sensibilité.
Il nous faut distinguer immédiatement : sensation, émotion et sentiment2. Quand nous tentons
de voir ce qui s’écrit sur la question de la sensibilité, de l’ émotion ou du sentiment, nous
constatons que ce ne sont pas les mêmes personnes qui analysent ces concepts. La «
sensibilité »
est approchée avant tout par des neurophysiologistes, en insistant sur les
mécanismes sensori-moteurs. Quelques textes sont proposés, marginalement, par des
philosophes. Michel Henry, par exemple, qui insiste sur l’importance de la sensibilité
esthétique par rapport à la « barbarie »
dans laquelle nous serions piégés et qui
264
éliminerait cette sensibilité. Mikel Dufrenne également qui développe des idées autour de la
sensibilité. Georges Steiner, de son côté, part en guerre contre notre fermeture spirituelle3.
Psychologues, sociologues, psychosociologues semblent rester à l’écart d’une investigation
sur ce thème, mis à part ceux qui s’inscrivent dans le courant d’ « histoire de vie » . On
cherchera en vain, en Sciences de l’Éducation, une étude de fond sur la « sensibilité » 4.
Par contre, on parle beaucoup de l’ « émotion »
chez les neurophysiologistes, les
psychologues expérimentalistes et cliniciens5. A l’Université Paris VII, Max Pagès a créé un
laboratoire consacré à la question de l’émotion qui a publié des travaux remarquables6. Quant
au « sentiment » , les neurophysiologistes ne s’en occupent pas, les psychologues
moyennement, et se sont surtout les philosophes qui ont abordé de front ce concept. Un regard
sur les trois termes développés dans l’Encyclopaedia Universalis, nous permet de confirmer
la tendance présentée dans ce paragraphe.
Nous entrons dans la sensibilité par les deux bouts, si j’ose dire, celui des « nerfs » et celui
des médias.
De la sensibilité nerveuse à la sensiblerie médiatique.
- les bases physiologiques de la sensibilité.
La sensation s’affirme à travers les capteurs sensoriels ; la représentation liée à la sensation,
joue un rôle dans la sensation mais est également produite par cette sensation. Les affects
peuvent résulter de cette représentation, avec notamment une polarisation autour du plaisir et
du déplaisir. Cet ensemble est bien étudié par les chercheurs expérimentalistes7. Toutefois, n’
y-a-t-il pas un abîme avec les méthodes et les représentations issues de la pratique clinique ?
Les neurophysiologistes emploient le terme de « stimulus » , la sensation c’est l’émergence
dans la conscience de l’activation d’une sensibilité par un stimulus. La sensibilité, pour un
physiologiste, c’est l’appareil nerveux captant l’information et la transportant par un
phénomène de transduction, grâce aux récepteurs sensoriels ( exterocepteurs, propriocepteurs,
interocepteurs). Ceux-ci permettent aux organes des sens d’enregistrer les propriétés d’un
stimulus et de les traduire en un certain nombre de signaux transportés jusqu’au cerveau. Le
système nerveux réagit et engendre des comportements adéquats par rapport au stimulus
perçu et ressenti8. Mais que dire de la dynamique fantasmatique ? Peut-on ignorer les apports
des neurosciences dans la connaissance actuelle des phénomènes sensoriels ? Mais peut-on
265
comprendre la sensibilité comme un jeu complexe de purs signaux électro-chimiques de
communication ?
Sans entrer dans les détails, je retiens de ces travaux l’importance du corps et de son
mouvement dans la prise en compte de la sensation. Le schéma corporel et le mouvement du
corps jouent un rôle privilégié dans le repérage et dans la possibilité de sentir le monde. En
effet, si nous tournons la tête d’un côté, nous ne la tournons pas de l’autre, et notre perception,
notre sensation et, en fin de compte, notre « être-là » s’en trouvent radicalement modifiés.
En éducation, nous pourrions y insister davantage. Que veut dire rester pendant des heures
derrière une table, sans bouger, le dos voûté, en train d’écrire ? Pourquoi ne pas introduire des
techniques de respiration et de relaxation issues de la tradition spirituelle orientale, comme le
fait, à juste titre, Micheline Flak et son groupe du « Réseau du Yoga en éducation »
(R.Y.E)9. Au Québec, à partir des théories d’Aimé Harman, Gilles Deshaies, Clémence Dubé
et quelques autres chercheurs vont vers ce qu’ils nomment « l’abandon corporel » pour
devenir soi10.
Souvenons-nous du film « Le cercle des poètes disparus » dans lequel le professeur-poète,
admirateur de Thoreau, fait monter ses élèves sur son bureau pour qu’ils puissent voir
autrement l’espace de la classe. Il faudra bien un jour prendre en considération le fait que ce
film a eu un
immense succès auprès des élèves, au grand dam d’un certain nombre d’enseignants.
La question de l’asymétrie fonctionnelle du cerveau est un autre aspect que je veux retenir.
Il semble que les deux hémisphères du cerveau fonctionnent différemment concernant la
question du plaisir et du déplaisir11. Notamment, l’hémisphère droit présente une sorte de
capacité à susciter des phénomènes de déplaisir. L’hémisphère gauche, qui commande la main
droite, aurait des capacités à développer une aptitude au plaisir.
Ceci me paraît intéressant dans la mesure où l’hémisphère droit est dit plutôt « cerveau
artistique » , alors que l’hémisphère gauche accentue la pensée discriminante12. On peut se
poser la question de savoir s’il n’existe pas une relation entre la faculté d’être artiste et la
capacité de comprendre les phénomènes de déplaisir, de tristesse, dans le monde ? Un artiste,
suffisamment dégagé de l’influence de l’ego, ne serait-il pas cet être humain qui, par
excellence, est capable de compassion ?
- Les jeux médiatiques et les prestidigitateurs de l'affect.
266
Personne ne peut parler de la sensibilité aujourd’hui sans envisager le rôle manipulatoire des
médias et de sa logique propre (la médiologie dont nous parle Régis Debray). La sensibilité
est, certes, individuelle mais également et simultanément sociale.
Les images qu’on nous propose modulent notre sensibilité personnelle. Cette question est
devenue de plus en plus aiguë ces dernières années. En 1989-90, c’est l’Affaire de Roumanie
et la chute du dictateur. Elle éclate et s’impose aux médias. Ces derniers sont eux- mêmes
largement manipulés et diffusent l’information tronquée et spectaculaire sur de « pseudo
massacres » . Mais sur la vraie catastrophe, rien n’est dit. Notre sensibilité médiatisée et
mondialisée s’emballe pour quelques morts. Elle reste close sur la vérité car au même
moment, c’est dans le sud Soudan, la mort de plus de 250000 personnes du fait de la guerre et
de la famine. On n’en parle pratiquement pas.
Il ne fait pas de doute que nous sommes de plus en plus soumis à ceux que je nomme « les
prestidigitateurs de l’affect » , journalistes, experts en tout genre, militaires et politiciens en
mal de publicité personnelle13. Pendant les grèves de décembre 1995, un célèbre
journaliste du Magazine de l’Info parle à deux leaders syndicalistes de leur statut de « patrons
» , et de stratégie militaire, employant ainsi le langage du représentant des petites et moyennes
entreprises présent sur le plateau. Mieux encore, la critique de cette logique, apparue après
l’Affaire roumaine, va permettre, fallacieusement, aux Gouvernants étatiques, au nom de la
bonne foi, d’imposer une censure évidente sur les médias envoyés sur place pendant la Guerre
du Golfe. Les citoyens sont pris pour des enfants à qui l’on cache « des choses qui ne sont pas
de leur âge ! » . Plus tard, c’est l’Affaire de l’intervention militaire des Nations Unies en
Somalie, par le truchement majoritairement des Américains, qui met au jour la « guerrespectacle » plus que la guerre réelle. Le génocide au Rwanda fera la une des journaux mais
avec une opacité quasi totale des responsabilités évidentes des gouvernements belges et
français, depuis des dizaines d’années dans cette affaire, en fonction d’intérêt purement
colonisateurs et de la défense de certains privilèges. Malgré les tentatives de jugement
international à La Haye, les véritables responsables des abominables charniers de civils et de
« l’ épuration ethnique » en Bosnie des années 90 seront-ils réellement inquiétés ? Entre les «
prestidigitateurs de l’affect » et les « militaires- politiciens muets ou trop bavards » , la
démocratie a vraiment des difficultés à faire son lit.
Ces remarques nous imposent le développement, en éducation, d’un enseignement critique de
sémiologie de l’image publicitaire et télévisuelle. Nous en sommes loin à l’heure actuelle, ce
type d’enseignement apparaissant encore comme marginal et surchargé par le nombre des
267
étudiants intéressés14. Avec le développement des technologies de réseau (internet) il devient
indispensable.
On ne peut comprendre ce phénomène sans le replacer dans l’ère du Vide, de l’individualisme
post-moderne, où la personne perd sa qualité de personne reliée et solidaire pour se cantonner
dans une conception individualiste étriquée, aux plaisirs superficiels. Il nous faudrait une
renaissance éthique allant de pair avec de nouveaux « chemins de l’espérance » comme le
propose Jean Onimus dans une pensée intense et un style métaphorique15.
L’individu se vit de plus en plus comme séparé et son émotivité devient de plus en plus
égocentrique. Il s’ensuit la prolifération d’un corps de spécialistes, les « réparateurs de l’affect
« en tout genre (médecins, psychanalystes, psychothérapeutes etc.). Après l’or noir (le
pétrole), l’or blanc (la neige), l’or bleu (la mer), l’or vert (la forêt), l’or rouge (le sang),
l’émotion blessée devient un autre filon naturel à exploiter.
N’y-a-t-il pas un lien subtil entre les « prestidigitateurs » et les « réparateurs » de l’affect
dans cette logique d’ensemble ?
Sensibilité et sentiment
Le sentiment comprend mais se différencie de l'émotion. La différence est importante et
reflète une philosophie de la vie. La sensibilité la plus fine développe chez la personne la
faculté d’entrer dans le sentir. Non pas de sortir de l’émotion, mais de l’épurer et, en quelque
sorte, de la perlaborer.
- L'émotion comme perturbation irruptive de l'être vivant face à une situation imprévue.
Nous sommes émus lorsque nous nous trouvons face à une situation qui nous met face à
l’inconnu et à la non-réponse. Nous cherchons immédiatement dans le déjà-connu des
solutions qui ne sont pas satisfaisantes. Cette inadéquation de nous-mêmes face au réel
imprévu nous entraîne dans une perturbation affective d’autant plus importante que la
situation est plus dramatique et insoluble. Nous ressentons bien, dans un tel cas, à quel point
le phénomène émotionnel met en oeuvre non seulement des sensations, mais également des
dimensions cognitives, imaginatives, intuitives de l’être humain. Nous réagissons avec la
totalité de ce que nous sommes. Le chercheur en sciences humaines, à ce moment là, n’a plus
d’instrument pertinent d’investigation car, comme l’écrit René Char, « on ne questionne pas
un homme ému » à moins d’être un policier ou un militaire.
On a commencé à travailler scientifiquement sur l’émotion à partir de William James qui
développait l’idée contraire aux habitudes de son temps. Non pas « je vois un ours, j’ai peur et
268
je tremble »
mais « je vois un ours, je tremble et j’ai peur » . Ce n’est pas tant la
représentation du danger qui entraîne l’émotion mais plutôt la manifestation corporelle.
Depuis, on sait que l’émotion est plus complexe que cette simple linéarité fonctionnelle.
Néanmoins nous sommes émus lorsque le réel nous « choque » . On parle ainsi d’ « émotion
violente » et de « sentiment profond » .
Pour Max Pagès, plus subtilement, l’émotion est une conduite intermédiaire de médiation
entre la pulsion et la signification, entre la trace et le sens. Il s’agit de dialectiser Reich et
Freud d’une certaine façon. Plus encore l’émotion apparaît pour Max Pagès comme un
système de communication entre les êtres :
« L’émotion échappe aux dramaturgies symétriques freudiennes et reichiennes. Elle n’est ni
de l’ordre de la satisfaction d’une pulsion primaire, libération nécessaire selon les uns ou
passage à l’acte selon les autres, ni l’équivalent d’un signe linguistique. »
« L’émotion est une conduite intermédiaire. Elle est distincte des comportements
d’effectuation ou de satisfaction directe, ainsi que du langage et des conduites symboliques.
C’est une conduite de communication prélinguistique ou sémiotique. L’émotion est bien une
conduite d’action indirecte sur autrui par la communication mais le signal émotif n’a pas
l’arbitraire ou la labilité du signe linguistique » .16 Le sentiment est une sorte de
compréhension intuitivo-affective de la complexité de la réalité, de l’ensemble du système.
Prenons l’exemple d’un enfant qui réagit inexplicablement à une injonction, par exemple
refuser d’aller se coucher. Si je me refuse d’entrer dans la kyrielle de sanctions habituelles
dans ce cas
( réprimandes, colère, gifles etc, d’ailleurs variables suivant les classes
sociales), j’entre dans un sentiment d’amour vis à vis de mon enfant. Cela veut dire que je
vais nous replacer, lui et moi, dans la complexité systémique de la situation présente. Il ne s’
agit pas de réfléchir mais plutôt de « comprendre » immédiatement, par sympathie, au sens
de Max Scheler, ce qui se joue dans la situation. C’est l’ « intelligence » au sens où Jiddu
Krishnamurti l’oppose alors à la « pensée » .
Par le sentiment, nous développons un schème intégrateur de tout dérangement. Je passe,
grâce au sentiment, dans la compréhension d’un système plus vaste qui englobe le système
premier dans lequel je me trouve piégé, « ingluencé » si j’ose ce néologisme visqueux qui
conjugue étroitement l’influence plus subtilement inconsciente et l’engluement plus massive
et évidente.
J’entre immédiatement et sans me poser de lourdes questions, dans une logique du paradoxe,
bien mise en lumière par l’École de la « Nouvelle Communication » (Bateson, Watzslawick
etc.)17. Le comportement qui en résulte alors est totalement imprévisible, tout aussi
269
imprévisible que le fait
dérangeant qui a provoqué mon émotion. Je développe, dans ce
cas, une « écoute poétique » au sens de l’Approche Transversale.
Nous entrons dans le sentiment lorsque nous avons la certitude que nous ne pouvons
comprendre le monde du vivant, en particulier de son affectivité, à partir du « déjà-connu » .
Le réel est ce qui, sans cesse, nous impose des situations que nous n’avons jamais vues ou
prévues.
On sait que Freud, à la fin de sa vie, était quasiment devenu « insensible » , « détaché » du
monde, en grande partie du fait de sa maladie, de ses drames familiaux et de sa dépendance à
l’égard des siens. Il était, de ce fait, tombé dans une relative fermeture théorique qui en faisait
un clinicien peu clairvoyant. Jung, par contre, est demeuré vigilant et dubitatif jusqu’à la fin
de sa vie, comme en témoigne un entretien filmé qu’il accorda peu de temps avant sa mort à
un journaliste anglais, et ses propos lucides à l’égard du dogmatisme de Freud18.
Entrer dans le sentiment, c’est pouvoir « lâcher-prise » , le contraire de l’insensibilité, à
l’opposé de la croyance naïve. Le « non- attachement » du sage oriental, n’est pas le «
détachement » , le fait de se retirer libidinalement du monde, comme je citais l’exemple de
Freud, mais au contraire il correspond à une insertion totale dans la complexité du monde,
conçu comme un champ d’ éléments en interaction et en interdépendance. Nous pourrions
dire, en employant le concept du physicien David Bohm19, que l’être du sentiment approche
l’ordre implié du monde dans ses manifestations extérieures dépliées.
Où apprend-t-on à développer ce type de réaction à l’égard du monde ? Comment faire pour
proposer une éducation qui ouvre l’individu à la prise en compte de ce sentiment face au réel
? L’éducation fondée sur un « capital »
(culturel, social, symbolique) est inapte à la
reconnaissance et à la croissance du « sentiment » tel que je l’ai défini ici.
Entrer dans le sentiment, c’est accepter d’être réceptif à l’égard du monde qui, toujours, nous
parle différemment. C’est accepter d’être « vide » comme le moyeu d’une roue qui entraîne
le véhicule, suivant l’image de la sagesse chinoise classique.
Pour un intellectuel occidental, n’est-ce pas une attitude presque impossible ? N’est-il pas,
justement, reconnu légitimement comme intellectuel, que s’il est « plein » ( d’idées, de
références, de savoir, de diplômes) ? Comment peut-il reconnaître le « désir » de l’autre
qui, pourtant, constitue l’élément essentiel du dérangement de son propre monde ? L’autre fait
partie du réel et ce réel, en tant qu’il est « Chaos/Abîme/Sans-Fond » (Castoriadis), nous n’en
saurons fondamentalement jamais rien.
Cette conception du sentiment s’appuie sur des millénaires de sagesse. J. Krishnamurti, par
exemple, parle beaucoup de la « peur » qui, sans cesse, détruit le sentiment et nous entraîne
270
dans une émotion sans fond. Il nous propose de sortir de la peur destructrice en sachant « voir
» simplement ce qui nous arrive. Si l’émotion est là, je suis cette émotion, mais je n’y adhère
pas. Je la regarde comme un nuage qui passe dans un ciel serein. Je n’y réfléchis pas. Je
n’entre pas dans une imagination débridée à son propos. Je me contente de la voir, comme je
peux observer les langues de feu de cette éruption volcanique ou ces vagues de cristal bleu qui
viennent se briser - neigeuses - sur les rochers. Plus facile à dire qu’à faire, sans doute. Mais
dans le domaine de l’expérientalité humaine, tout est question de commencement et d’épreuve
de réalité. A chacun son oeuvre, à chacun sa vie mais toujours dans la relation aux autres et au
monde. La règle est si simple qu’un enfant peut la comprendre. Le reste est une question de
décision personnelle. Le regard que je porte sur le monde ne dépend que de moi.
Il se peut que cette attitude ait à voir avec une forme nouvelle de Gnose. Les Gnostiques, il y
a dix huit siècles, ne proposaient-ils pas de considérer l’homme comme un être créé par une
sorte de démiurge un peu fou. Cet homme, à tout jamais enfoncé dans sa lourdeur et son
désespoir restait néanmoins sensible à une partie subtile de lui-même, qui lui rappelait la
lumière du Plérome originel. Il fallait partir de là pour se dégager de la pesanteur instituée.
Les Gnostiques étaient des révolutionnaires de l’époque. Ils pratiquaient la révolution des
moeurs et, comme les taoïstes anciens, ils ne se laissaient pas inféoder par les pouvoirs
établis, ainsi que l’a bien montré Jacques Lacarrière20.
Le sentiment approprié par les philosophes est nécessairement soumis aux feux de la critique
conceptuelle. Les sociologues et les historiens, en particulier ne se privent pas d’évaluer sa
force à la lumière de l’histoire et des situations sociales relatives où il prend forme. Pierre
Bourdieu démontre, à ce titre, que le sentiment du « beau » dépend en grande partie du
capital culturel dont nous sommes les héritiers21. Élisabeth Badinter nous fait réfléchir sur la
relativité, selon les époques, du « sentiment de l’amour maternel » 22. Nous pourrions en dire
autant sur le sentiment d’amour paternel, dont on découvre, depuis quelques années, la valeur
essentielle dans l’éducation de l’enfant23. Jean Delumeau examine, de son côté, la question
du sentiment de « peur » à travers les âges24. Je fais cependant l’hypothèse que tous ces
auteurs parlent avant tout des diverses formes de l’émotion, voire des « passions » ,
nécessairement inscrites dans l’histoire et la société. La question du « sentiment » n’est ni
d’ordre psychologique ni d’ordre sociologique. Elle est ontologique. Le sentiment, dans sa
plus haute subtilité, est une forme émergeante de la conscience éveillée.
Si classiquement, les philosophes ont voulu séparer l’émotion, la passion et le sentiment
(Alain), pour eux, le sentiment était de l’ordre de la raison. Jung rangeait d’ailleurs le «
sentiment » avec la « pensée » dans le registre plus « intellectuel » et « conscient » , en
271
opposition à la « sensation » et à l’ « intuition » , plus « inconscient » , dans sa typologie des
huit types psychologiques en fonction de l’introversion et de l’extraversion. Mais il ajoutait
aux quatre fonctions fondamentales d’adaptation au monde, une fonction « transcendante »
visant à la conciliation des contraires, du « penser »
et du « sentir » 25. Certains
psychologues acceptent de distinguer émotion et sentiment, comme Arthur Janov26. Ceux qui
fondent leurs pratiques cliniques sur une Connaissance spirituelle, comme Arnaud Desjardins
et Swami Prajnanpad, hésitent encore moins à opérer cette distinction27.
Une nouvelle définition de la sensibilité.
J’appelle « sensibilité » la forme élaborée du sentiment de reliance28: une « empathie
généralisée » à tout ce qui vit et à tout ce qui est. Au centre de la sensibilité existe un
Sentiment fondamental que j’appelle « amour » ou « compassion » , dans un sens qui pourrait
allier Bouddhisme et Christianisme, si je me préoccupais d’appartenir à une religion. Mais
toute religion instituée ne vise-t-elle pas à recouvrir l’Abîme et le Chaos comme le pense
Castoriadis ? Le poète argentin Antonio Porchia ne propose-t-il pas cet aphorisme inquiétant :
« Ne découvre pas. Il se pourrait qu’il n’y ait rien. Et rien ne se peut recouvrir » 29.
Il nous faut redonner vie au mot amour en sciences humaines, comme n’hésite plus à le faire
le pédagogue marxiste Georges Snyders aujourd’hui30, mais à condition de laisser interférer
la sensibilité spirituelle des autres civilisations. Ni intellectuel, ni sensoriel, ni émotionnel
au sens strict, l’ amour est un état d’être qui intègre et dépasse ces catégories. L’amour n’a
pas de contraire ( la haine est le contraire de l’ émotion amoureuse, au sens d’un «
attachement »
passionnel, mais non du sentiment d’amour). L’amour ne connaît pas
d’attachement possessif. L’amour est solitude radicale et cependant reliance universelle.
L’amour est création permanente, mais aussi destruction permanente. L’amour est ce
sentiment d’unité radicale et stable de ce qui est, et d’unicité personnelle, au sein de l’infinie
diversité mouvante et créatrice des formes et des figures du monde. La personne qui aime, en
ce sens, ne connaît ni la peur, ni l’envie, ni la jalousie, ni la haine. Elle ne s’attache à personne
et à rien, comme on dit d’une poële qu’elle « attache » , mais elle comprend et ressent tout.
L’amour est le contraire d’une concentration sur un seul point. Elle est l’attention extrême à la
totalité en mouvement. Autant dire que nous sommes loin d’être préparés à aimer dans notre
civilisation et dans notre éducation compétitives. L’amour est, de ce fait, une gageure et un
paradoxe. Une petite bombe nucléaire dans l’univers du sens. Agnès Varda, dans son film le
bonheur, nous en montre toute la complexité cachée dans une sorte de fresque mythique de la
272
vie conjugale. Les Gnostiques parleraient d’un souvenir éthéré englué dans la matière. Je
préfère parler d’un avenir prochain à réaliser collectivement. Un futur qui développerait une
connaissance intuitive et personnelle - celle de la complexité croissante du vivant - dont nous
voyons parfois quelques étincelles éphémères et toujours étonnantes, inscrites dans nos
pratiques à l’égard de nos semblables.
Nous pouvons distinguer, dans cette mouvance intellectuelle, plusieurs types de sensibilité :
La sensibilité « sensitive » , la sensibilité « affective » , la sensibilité « intuitive » et la
sensibilité « noétique » par ordre croissant vers le sentiment d’amour comme sentiment
englobant. La sensibilité « sensitive » est celle qui prend appui avant tout, sur les sensations
dans les rapports perceptifs de la personne à l’égard du monde. La sensibilité « affective »
explose d’émotions tonitruantes face aux situations bouleversant les structures établies. La
sensibilité « intuitive » découvre la part reliée mais encore non consciente de l’être-au-monde
et s’exprime en particulier par un sens de la création symbolique et mythopoétique. La
sensibilité « noétique » , encore plus subtilement intuitive, est l’expression d’une personne qui
a pu aller assez loin
dans la réalisation de son processus d’individuation et la conscience
active du Soi, au sens jungien du terme. Il s’agit bien d’une personne : un individu intégré
chez qui il n’y a plus personne à nommer et dont la présence est cependant le contraire d’une
ombre déchirée.
La sensibilité réalisée (de la plénitude d’une reliance, celle d’une personne) se traduit par trois
types en interférence : La sensibilité écologique, la sensibilité éthique, la sensibilité
esthétique.
La sensibilité écologique nous permet de nous sentir concernés, impliqués, par des faits, des
événements, des situations qui touchent l’équilibre de la vie sur terre31. Elle répond à la
question de la vérité.
Cette sensibilité écologique nous pousse vers une sensibilité éthique. Le sens de la reliance
nous ouvre sur le sens de la bonté. On trouve « bon » ce que l’on peut relier à la vie dans son
ensemble dynamique. Ce sentiment éthique peut nous obliger à des comportements
constestataires et bouleversants, en discordance avec la « morale » dominante. Elle répond au
philosophe qui murmure « qu’est- ce que le bon ? »
La sensibilité éthique nous conduit vers la sensibilité esthétique. On trouvera « beau » ce que
l’on arrive à trouver « bon » au sens précédemment défini. Les artistes, les philosophes ne s’y
sont pas trompés d’ailleurs en parlant de « beauté intérieure » qui transparaît dans l’action de
certains êtres. Souvenons-nous de la figure de Quasimodo dans le roman de Victor Hugo
Notre-Dame de Paris, ou de la personnalité à la fois ordinaire et lumineuse de l’héroïne dans
273
le film récent Bagdad Café. Gageons que E.T., le gentil monstre venu de l’espace créé par
Steven Spielberg, était d’une beauté évidente pour les jeunes enfants qui s’identifiaient au
jeune héros du film. Elle donne une réponse à la question du Beau.
A partir du sentiment éthique se révèle ainsi le sentiment esthétique : les « actes de la joie 32
» dont parle si bien Robert Mishrahi nous conduisent vers la reconnaissance de la beauté de
la vie en rapport avec plus de démocratie. Celle-ci n’est pas nécessairement liée à la survie
individuelle. Elle peut avoir affaire à la mort et à une certaine cruauté incompréhensible. Le
virus du SIDA est, sans conteste, d’une étonnante beauté. Jacques Lacarrière nous rappelle
utilement, dans sa connivence avec les Gnostiques, son incompréhension de la sauvagerie
naturelle : « Quel esprit retors a-t-il pu concevoir, pour la procréation de la mante religieuse,
la décapitation du mâle et sa dévoration par la femelle ? Quel être au sadisme
incommensurable a-t-il pu imaginer la piqûre paralysante de la guêpe ammophile dans la
chair des chenilles, dévorées vivantes par les larves de l’insecte ailé ? Qui a osé façonné, à
seule fin de brouiller les chemins de la copulation, l’affreux sexe - le cloaque - des tortues »
(...)33 ? Que dire, sans chercher très loin, de la cruauté souvent raffinée de l’être humain, à
travers les civilisations ? Dans le célèbre film Apocalypse Now, l’assassinat du chef des
mercenaires conjointe au sacrifice rituel du boeuf que l’on abat à coups de machette, est à la
fois sanguinaire et d’une force esthétique sans pareille. A cet instant le Beau fait dérailler
toute logique, même la plus subtile. Son questionnement rétroagit sur la suite emboitée Vérité,
Bonté, Beauté. Tout se passe comme si la vie présentait un surplus énergétique à gaspiller
pour rien, suivant en cela l’interprétation proposée par Georges Bataille dans la part maudite
34. Il faut être un peintre aussi tragique que l’anglais Francis Bacon pour soutenir alors « un
optimisme pour rien » , « un optimisme de rien » . A vrai dire, nous ne sommes pas loin du
regard lucide et sceptique de Claude Lévi- Strauss dans un de ses ouvrages35 encore que la
question de la « valeur » puisse être utilement discutée comme le propose Olivier Reboul 36.
2. La question de l'écoute sensible comme écoute multiréférentielle.
Pour parler de l’écoute, il nous faut employer une sorte de dialectique négative. Ce que
l’écoute n’est pas, pour pouvoir profiler, en creux, ce qu’elle pourrait devenir. La
multiréférentialité est liée à cette assomption d’un vide dans la complexité de l’objet. Elle est
une sorte de questionnement permanent à propos de ce vide. La pratique humaine et sociale
est perçue d’emblée comme porteuse d’une multitude de références que personne, pas même
le sujet, ne pourra épuiser dans l’analyse.
274
L'écoute sensible et multiréférentielle n'est pas un étiquetage social.
Ce principe fait référence à la théorie sociologique de l’ « habitus » dans la ligne de Pierre
Bourdieu, mais également à la théorie des rôles et des statuts de la psychologie sociale37.
Certes, nous sommes tous pris au piège des schèmes de perception, de représentation et
d’action qui nous viennent de notre famille de notre classe sociale et qui nous entraînent vers
un conformisme social inconscient. Certes, les rôles et les statuts sociaux que nous assumons
dans les diverses organisations où nous sommes insérés nous contraignent à ne rien déroger à
l’ordre établi et nous rassurent sur une illusoire stabilité, liée souvent à un pouvoir qui dénie
notre angoisse de mort comme l’ont bien vu Eugène Enriquez ou Max Pagès38. Il faut sans
doute savoir apprécier la « place » différentielle de chacun dans un champ de rapports
sociaux pour pouvoir écouter sa parole. Mais l’écoute sensible se refuse à être une obsession
sociologique fixant chacun à sa place en lui déniant une ouverture sur d’autres modes
d’existence que ceux imposés par le rôle et le statut. Plus encore, l’écoute sensible suppose
une inversion de l’attention, un passage psychique de l’intention à l’attention. Avant de situer
une personne dans sa « place » commençons par la reconnaître dans son être, dans sa qualité
de personne complexe dotée d’une liberté et d’une imagination créatrice.
L'écoute sensible et multiréférentielle n'est pas la projection de nos angoisses ou de nos
désirs.
Ce n’est pas très facile. Même Freud n’y a pas échappé comme le rappelle Serge Leclaire
dans son livre Psychanalyser39. Souvenons- nous du rapport entre Freud et Jung et de la
circonspection de ce dernier à soumettre à Freud des rêves dont Jung savait que le créateur de
la psychanalyse allait systématiquement les interpréter avec les projections sur le « meurtre du
père » qui lui étaient familières.
L’écoute sensible suppose donc un travail sur soi-même, en fonction d’ une considération sur
notre rapport à la réalité, avec l’aide éventuelle d’un tiers écoutant (psychanalyste,
psychothérapeute, maître de sagesse au sens oriental etc.). Le choix d’un tiers-écoutant est du
ressort intime de la personne. Elle relève de sa perspicacité intuitive et non d’une mode, d’un
air du temps qui impose sa violence symbolique.
L'écoute sensible et multiréférentielle n'est pas fixée sur l'interprétation des faits.
Cette proposition va faire grincer les dents de tous les idéologues de système de pensée bien
établie. Par définition, un idéologue est celui qui interprète des faits, un phénomène, à partir
d’une position théorique supposée rigoureuse et non discutable. Je me souviens de ma
difficulté à co-animer des sessions de psychosociologie économique, il y a plus
275
d’une vingtaine d’années, avec un économiste très engagé politiquement et qui avait réponse à
tout. L’évolution des Pays de l’ Est, à l’heure actuelle, doit, sans doute, le faire quelque peu
réfléchir. Mais j’en dirai autant des militants de la psychanalyse freudienne touchés par la
vague de la Psychologie Humaniste et qui doivent, bon gré mal gré, s’ouvrir à la dimension
corporelle, dans leur pratique40.
L’écoute sensible commence par ne pas interpréter, par suspendre tout jugement. Elle cherche
à comprendre par « empathie » au sens rogérien le « surplus » de sens qui existe dans la
pratique ou la situation éducatives. Elle accepte de se laisser surprendre par l’inconnu qui sans
cesse anime la vie. De ce fait, elle met en question les sciences humaines et reste lucide sur
leurs frontières et leurs zones d’incertitudes. Sur ce plan elle est plus un art qu’une science car
toute science cherche à circonscrire son territoire et à imposer ses modèles de référence,
jusqu’à preuve du contraire. C’est un art de sculpteur sur pierre qui, pour faire apparaître la
forme, doit d’abord passer par le travail sur le vide, en dégageant ce qui est de trop. Dans le
domaine de l’expression humaine, ce qui est de trop tombe lorsqu’elle se trouve face au
questionnant silence. Écouter la vrille du silence dans la mine de la mémoire sans avoir peur
des coups de grisou. C’est en effet avec le silence, qui ne refuse pas pour autant les bienfaits
de la reformulation, que l’écoute sensible aide le sujet à déblayer ses gravats intérieurs. Un
subtil silence que le prophète Élie rencontra dans le désert dans son plus grand dénuement. Ce
silence dont nous avons peur et que Krishnamurti nous aide à ressentir, comme le remarque
André Comte-Sponville à partir de sa propre expérience dans son livre « L’amour, la solitude
» (Paroles d’Aube, 1996).
Dans un second temps seulement, et après l’installation stable d’une confiance du sujet à
l’endroit de son tiers-écoutant, des propositions interprétatives pourront être faites avec
prudence. Il faudrait discuter plus longuement l’importance du concept de « confiance » en
sciences humaines, en relation étroite avec celui de « défiance » . L’histoire de l’évolution des
sociétés peut être comprise en fonction de cette théorisation comme l’a fait judicieusement
remarquer Alain Peyrefitte dans un ouvrage récent41. Il s’agit bien de « prêter du sens »
(Ardoino) et non de l’imposer pour un chercheur et cette intervention de recherche implique
un état de confiance. Le prêt implique un capital. Le chercheur, le clinicien en possède un,
évidemment. Il est composé de son expérience et de ses lectures en sciences anthroposociales
qu’il peut mettre à la disposition du sujet, si ce dernier le désire. Mais il doit savoir que
chaque expérientialité personnelle est unique et non réductible à un modèle quelconque. Tout
ce qui peut se ramener au Même, à l’Invariant, à la Structure, dans l’ordre des manifestations
276
existentielles, est illusoire et reflète une idéologie éléatiste, suivant la pertinente remarque de
Henri Lefebvre42. Pour une personne, tout est sans cesse retraduit en fonction du contexte.
Cette retraduction, seule la personne en question peut, en dernière instance, la décrypter. Les
impérialistes chrétiens qui en leur temps voulaient imposer leur doctrine aux Gnostiques, ne
comprenaient pas que ces derniers puissent répondre affirmativement à tout ce qu’on leur
disait. Les Chrétiens n’avaient pas saisi que la logique interne de la pensée gnostique,
n’accordait aucune importance à ce qui se passait « dans ce monde » , considéré comme de
l’ordre d’un sous-monde illusoire. Il fallut attendre les Cathares pour qu’ une foi redevienne «
du monde » et qu’ils acceptent d’en devenir, ipso facto, les martyrs.
L'écoute s'étaye sur la totalité complexe43 de la personne (les cinq sens)44
L’attitude requise pour l’écoute sensible est celle d’une ouverture holistique. Il s’agit bien
d’entrer dans une relation à la totalité de l’autre pris dans son existence dynamique. Une
personne n’existe que par la mise en acte d’un corps, d’une imagination, d’une raison, d’une
affectivité en interaction permanente. L’ouïe, le toucher, le goût, la vue, l’odorat sont à
développer dans l’écoute sensible. Peut-on être psychosociologue clinicien en ayant une
phobie des contacts corporels ? Comment être psychanalyste, à l’heure actuelle, en étant
atteint d’une impossibilité de supporter le regard d’autrui comme Freud ? Il est vrai que cette
névrose lui a peut-être fait inventer le dispositif du divan. Peut- on comprendre réellement un
patient qui vous parle d’état modifié de conscience si on dénie tout sens à la méditation ?
Depuis une ou deux décennies, la « peau et le toucher » , suivant l’expression d’Ashley
Montagu45, sont devenus des points de repères dans l’épanouissement du potentiel humain.
On sait qu’aux États-Unis plusieurs dizaines de millions de personnes ont participé à des
groupes de massage en tout genre. En Europe la mode s’amplifie également. Le phénomène
de reconnaissance de la dimension corporelle est en soi bénéfique, même s’il peut être
interrogé comme l’ont fait Jean Baudrillard ou Jacques Ardoino en leur temps46. René Zazzo,
John Bowlby, Hubert Montagner ont mis en lumière l’importance essentielle du contact
corporel, de la chaleur maternelle, de l’ « attachement » dès les premiers jours de la vie47. Il
se peut que la psychanalyse sur ce point fasse une erreur grossière dans sa conceptualisation
de l’amour par étayage sur le besoin primaire de se nourrir. L’amour, la tendresse, la sécurité
relationnelle, me semblent beaucoup plus être du domaine d’un besoin primaire si j’en juge
par les travaux des auteurs précédents. Mais il reste une étape encore à franchir. La
reconnaissance de la part non- rationnelle et non-créatrice (au sens d’une contestation des «
techniques de créativité » axées sur la rentabilité finale), je veux parler de la part méditative
277
de l’être humain, de sa faculté d’ « être en jachère »
pour reprendre les termes du
psychanalyste anglais Masud Khan48.
L'écoute sensible et multiréférentielle est, avant tout, une présence méditative
La méditation n’a rien à voir avec une extase exubérante, une transe vaudou49. Elle est
simplement la pleine conscience d’être avec ce qui est, ici et maintenant, dans le moindre
geste, la moindre activité de la vie quotidienne. Elle demande un autre genre d’ épochê
(Husserl) : une suspension non seulement de toute théorie et conceptualisation, mais
également de toute représentation imaginaire sur le monde. Voire de tout désir de « faire »
quelque chose, de toute intentionnalité. Je sais que cette conception de la méditation est la
plus abrupte. Certaines voies orientales s’appuient sur l’activité imaginaire pour méditer.
Néanmoins, je pense que l’écoute sensible que je défends ici demande beaucoup plus de
savoir entrer dans la méditation « sans objet » comme on dit. Jiddu Krishnamurti, comme
Karlfried Graf Dürckheim étaient des maîtres en la matière50. C’est sans doute la raison pour
laquelle ils étaient des hommes d’une si fine sensibilité à l’égard d’autrui comme à l’égard du
monde.
Il est facile de penser que la classification opérée par Jean-Pierre Changeux en trois grandes
catégories de phénomènes psychiques : le percept, le concept et l’image mentale est à la fois
lacunaire et insuffisante51. Lacunaire parce qu’elle oublie que le cerveau fonctionne
également autrement dans la méditation. Insuffisante parce que la conception de l’image
mentale chez Changeux est celle empruntée à l’imagination reproductrice et non à
l’imagination créatrice telle qu’en parle Cornelius Castoriadis. Le fait que notre scientifique
s’interroge sur la dimension artistique dans son récent ouvrage Raison et plaisir ne change
rien.
Si l’on veut emprunter un axe de réflexion à propos de la méditation à partir de l’imaginaire,
demandons-le à Carl Gustav Jung qui, dans sa « vie symbolique » , nous montre les bienfaits
psychothérapeutiques d’une reconnaissance de cette faculté de voir mythiquement le
monde52. Avec Gilbert Durand entrons dans une analyse « mythodologique » des mythes et
des sociétés53.
Soulignons un fait d’expérience. La personne qui se trouve dans cet état méditatif est dans un
état d’hyper-vigilance, de suprême attention, le contraire d’un état de conscience dispersée.
C’est pourquoi l’écoute, dans ce cas, est d’une finesse sans pareille. L’écoute est toujours une
écoute-action spontanée. Elle agit sans même y penser. L’action est complètement immédiate
et s’adapte parfaitement à l’événement. Un exemple pris à la tradition spirituelle hindoue. Un
jour que le grand mystique Ramakrishna écoutait les sempiternelles critiques rationalisantes
278
de son disciple Vivekananda, formé à l’esprit scientifique occidental, il « sut » ce qu’il devait
faire à ce moment précis. Il lui posa vivement le pied nu sur la poitrine. Vivekananda eut,
pour la première fois de sa vie, une illumination qui changea son existence54.
Question sur l’écoute sensible : le film de Claude Sautet « Un coeur en hiver » (1992)
L’autre jour j’ai choisi d’aller voir, non pas au hasard, mais avec un mélange d’intuition et
d’expérience du metteur en scène, la dernière oeuvre de Claude Sautet « un coeur en hiver »
avec Emmanuelle Béart, André Dussolier et Daniel Auteuil. Après coup, je me suis aperçu à
quel point, lorsqu’on se laisse aller à une sorte de « lâcher prise » , nous pouvons trouver ce
qu’il nous faut au moment le plus opportun. Étonnant, en effet pour moi, de voir ce film
portant sur « qu’est-ce qu’aimer » , qu’est-ce qu’un « sentiment » alors que je travaille sur la
question de l’ « écoute sensible » en éducation. Jung aurait-il raison, est- ce un effet de «
synchronicité » ?
L’histoire est simple. Deux amis - ou deux partenaires professionnels comme le pense
Stéphane (D. Auteuil), se connaissent depuis dix ans, travaillent ensemble comme luthiers
très compétents. Ils côtoient les musiciens, participent à leur vie, deviennent presque leurs
thérapeutes par le truchement du travail minutieux et réfléchi sur leurs instruments.
L’un, Stéphane, vit pratiquement seul et avec une certaine sérénité apparente. Il
rencontre souvent une femme, une amie libraire, avec laquelle il
parle très
franchement des « choses de la vie » . L’autre Maxime ( A. Dussolier) à une vie nocturne qui
paraît plus agitée, mais ses rencontres féminines demeurent épisodiques.
Un jour Maxime avoue à son ami qu’il aime depuis deux mois une jeune femme, Camille
(Emmanuelle Béart), une violoniste virtuose. Camille vit avec une amie de longue date, qui
est aussi son impresario. Maxime est très amoureux de Camille et décide de vivre avec elle.
Les deux amants semblent très bien se convenir quand Camille rencontre Stéphane.
Stéphane « écoute » Camille, s’intéresse à elle sans manifestations intempestives, presque
dans l’indifférence. Il va l’écouter lors d’un enregistrement. Il lui répare son violon avec une
finesse de « compagnon du Tour de France » . Puis, soudain, il ne lui donne plus signe de vie.
Camille est tombée amoureuse de cet étrange personnage, très calme, sans affect apparent.
Elle est profondément bouleversée et l’avoue à son amant Maxime qui reconnaît avoir perçu
quelque chose depuis quelque temps chez elle, mais aussi, croit-il, chez son ami.
Un jour que Maxime doit partir à l’étranger, il demande à Stéphane d’aller l’écouter lors
d’une des dernières répétitions enregistrées. Sans doute veut-il provoquer un dénouement.
279
Stéphane se rend à l’enregistrement qui est un triomphe pour Camille. Elle joue, à merveille,
les sonates de Maurice Ravel. Au lieu d’aller dîner ensuite avec son entourage musical, elle
préfère se faire raccompagner par Stéphane, lui déclare sa passion et lui propose de faire
l’amour dans un hôtel voisin. Stéphane, à ce moment, semble touché mais il lui répond qu’il
n’a pas de sentiment amoureux pour elle et même qu’il ne connaît pas ce type de rapport.
Camille insiste. Le « je ne t’aime pas » de Stéphane tombe comme un couperet sur Camille
qui s’enfuit de la voiture et rentre chez elle où elle va rester prostrée quelque temps.
Puis elle se rend dans le restaurant habituel de Stéphane et provoque un scandale en lui disant,
sans ménagement, ses quatre vérités : qu’il n’est rien, qu’il ne sent rien, qu’il n’existe pas,
qu’il ne sait que jouer. Maxime arrive sur ces entrefaites et gifle Stéphane qui ne répond pas.
Mais dès le lendemain il quitte Maxime et ouvre son propre atelier de luthier emmenant avec
lui son jeune apprenti dont il est le maître-compagnon apprécié.
Camille se remet tant bien que mal de son échec amoureux. Elle passe par un grand vide et se
console dans le travail.
Lors d’ une visite, dissimulé et sans mot dire, Stéphane surprend la nuit son ancien maître de
musique (Monsieur Lachaume joué par Maurice Garrel) dans sa maladie et sa solitude
tragique, mais également dans le soutien moral que lui apporte sa compagne. Il s’ensuit pour
lui une réflexion personnelle, et il rend visite à Camille sans attendre. Il reconnaît qu’elle
avait raison dans ses propos mais qu’il n’y peut rien.
Elle part en tournée internationale pour plusieurs mois mais reste liée à Maxime. Ce dernier,
après plus de huit mois, revoit Stéphane. Ils reprennent leur relation sans pourtant retravailler
ensemble.
Un jour ils sont appelés auprès de leur maître de musique en retraite, une personne pour
laquelle ils ont beaucoup d’estime et qu’ils voyaient régulièrement. Ce dernier agonise à la fin
d’une maladie douloureuse. Il implore une piqûre définitive que sa compagne ne peut lui
accorder. C’est Stéphane qui acceptera de la lui faire, apparemment sans grand émoi. Pourtant
nous sentons qu’une certaine conversion s’est opérée chez lui. Une sorte de prise de
conscience de la place du sentiment dans sa vie.
Le film se termine par une brève rencontre des deux hommes et de Camille dans un café.
Camille et Stéphane se parlent seuls quelques instants. Stéphane murmure à Camille qu’il
croyait qu’ « il n’aimait qu’une personne » à propos de son maître de musique. Ce disant il
laisse supposer qu’il a aimé (qu’il aime ?) Camille. Elle lui dit au revoir en l’embrassant
affectueusement et repart en voiture avec Maxime mais le regard échangé avec Stéphane a
quelque chose d’inachevé.
280
Ce film pose vraiment le problème de l’ « écoute sensible » dans toute relation humaine. En
particulier la reconnaissance et la fonction de l’émotion. J’ai l’impression que Stéphane
n’arrive jamais à laisser émerger en lui sa propre affectivité, car, de toute évidence, Camille
l’a touché à un moment donné. Tout se passe comme si ses émotions étaient « forcloses » ,
interdites de parole et de sensorialité. Il est pourtant tendre et attentif aux autres. Sans
agressivité et toujours d’une lucidité tranquille. Mais on comprend difficilement son flegme et
son impassivité devant le désir et l’amour d’une femme aussi belle et aussi intéressante que
Camille. De quoi a-t-il peur ?
Camille fait l’expérience de l’amour bouleversant. Elle ne sait pas ce qui lui arrive mais se
laisse emporter par ses sentiments. Elle ne triche pas. Elle ne ment pas. Elle veut vivre ce
qu’elle doit vivre. C’est une artiste dans son être même. Le refus qu’elle essuie la meurtrit
parce qu’il ne reconnaît pas ce bouleversement chez elle. Stéphane ne peut comprendre ce qui
se passe chez cette femme. Il est là comme devant un pays dont il ne parle pas la langue. Ce
faisant il invalide Camille dans ce qu’elle a de plus humain : son désir d’amour. On éprouve
une certaine compassion pour cet être aussi dépourvu d’émotions, mais non antipathique.
Est-il l’idéal du sage bouddhiste ? Je ne le crois pas. Nous avons vraiment l’impression qu’il
ne connaît pas la nature de l’émotion alors que le sage transfigure son émotivité dans le
sentiment d’amour ou de compassion. Stéphane me semble plus près de certains psychotiques
qui ne vivent leurs émotions qu’à l’intérieur de leur monde, de leur « forteresse vide » (Bruno
Bettelheim), sans pouvoir les communiquer aux autres autrement que comme un flux de
destructivité d’eux-mêmes ou d’autrui. Stéphane ne va pas jusqu’à ce point d’agressivité
psychotique. En a-t-il peur ? Il n’est pas « non-attaché » comme le sage, il est « détaché » ,
sans désir autre, peut-être, que de parfaire son travail manuel de luthier. Je ne pense pas qu’il
puisse développer alors une « écoute sensible » . Celle-ci demande, non une forclusion de
l’émotion, mais, au contraire, la pleine reconnaissance vécue de celle-ci par le sujet. C’est en
allant jusqu’au bout de son émotion, en la vivant complètement, jusqu’au désespoir parfois,
jusqu’au non-sens radical, que le sujet voit émerger en lui le sentiment d’amour qui est
toujours un sentiment de reliance non limité. Ce sentiment métamorphose l’émotion (toujours
plus ou moins bouleversante et circonscrite) en paix joyeuse et soyeuse.
Il ne s’apprend par une « technique » , il n’a pas à être recherché par des « expériences »
systématiques au sein de groupes marginaux. Il n’est pas transmissible par une « éducation »
scolaire. Il résulte d’une itinérance de vie assumée dans des épreuves de joie et de détresse.
281
L’éditeur Robert Laffont expliquait ainsi, à la télévision en février 1996 dans une émission «
Bouillon de culture » de Bernard Pivot, ce que je nomme un « flash existentiel » à dimension
noétique. Un jour où il subissait une opération chirurgicale très grave il eut conscience de
sortir de son corps et de vivre une tout autre relation au monde. Sous une arche de lumière
infiniment intense et douce en même temps, il s’est vu emporté par un flux immense d’êtres
humains venant du fond des âges. Il a connu alors ce que voulait dire le terme « compassion »
. Sa vie en a été transformée. Il a ouvert des collections dans lesquels nous trouvons un
entretien avec le Dalaï Lama ou l’ouvrage de Marie de Hennezel sur « la mort intime » .
Gageons que ce n’est pas uniquement parce que ce type d’ouvrages sur le « sacré » fait la
fortune des éditeurs à l’heure actuelle mais parce qu’il correspond à une demande de
connaissance authentique.
Le sentiment de reliance est l’expression même de la sensibilité accomplie, en retentissement,
avec les autres et le monde. Ce n’est en rien un « objet mental » à la manière de Jean-Pierre
Changeux. Les émotions qui peuvent perler à ce moment (rires, pleurs) sont comme les
symboles d’une « autreté » au sein même de chaque sujet. Krishnamurti parle
« Otherness » fort
justement.
Castoriadis
de
l’
du « Chaos/Abîme/Sans-Fond »
comme magma insondable. Tant que le sujet n’a pas touché, un jour ou l’autre, ce « SansFond » , à l’occasion d’un événement, d’une rencontre humaine ou naturelle impromptue, et à
condition qu’il n’en sorte pas détruit, où qu’il n’y reste pas englué, comment pourrait-il
écouter l’autre et le monde avec toute sa sensibilité ?
Plus exactement un éducateur ne commence-t-il pas à le devenir réellement quand il a pu faire
cette expérience de l’inconnu ? Et ce rapport à l’inconnu n’est-il pas, en dernière instance, le
rapport à la mort et à la finitude dans l’épreuve de ce qui est le plus vivant : le désir ?
L’infinie tendresse
Je fais l’hypothèse que celui qui a connu ce rapport possède une infinie tendresse pour le
genre humain. Il est capable d’en écouter la complexité sans avoir besoin d’invoquer la
barrière d’une norme morale ou sociale abstraite qui sépare toujours plus qu’elle ne relie. Un
tel sujet dans son « non-attachement » est un être de sérénité au sein même de sa colère
parfois légitime. Une preuve lui est donnée par le fait qu’il n’a aucune rancune, aucun
ressentiment. Il n’y a pas de résidu, de suie noire dans ses pensées. Le présent, pour lui, est
toujours neuf, toujours inconnu. Le passé n’obscurcit pas son existence. L’avenir ne tisse pas
son manteau d’illusion. Le pouvoir n’est qu’un ballon rouge, un amusement de société,
282
assumé qu’il le faut, délaissé dès que possible. À chaque instant la vie jaillit de la rencontre
fortuite avec le monde. Son projet n’est pas « pour demain » et ne « chante pas » , il est dans
l’instantanéité de l’action juste, c’est-à-dire adaptée gratuitement à la situation concrète. Un
sujet de cette trempe impressionne par sa « présence » où l’énergie vibre en permanence,
même et surtout dans le silence et l’inaction apparente55. Quand il prend la parole, chacun
ressent le vent du large souffler dans sa propre existence.
Cet être-là est éminemment « poétique » car, comme l’écrit René Char, « Le poète s’appuie,
durant le temps de sa vie, à quelque arbre, ou mer, ou talus, ou image d’une certaine teinte, un
moment si la circonstance le veut. Il n’est pas soudé à l’égarement d’autrui. Son amour, son
saisir, son bonheur ont leur équivalent dans tous les lieux où il n’est pas allé, où jamais il
n’ira, chez les étrangers qu’il ne connaîtra pas. Lorsqu’on élève la voix devant lui, qu’on le
presse d’accepter des égards qui retiennent, si on invoque à son propos les astres, il répond
qu’il est du pays d’à côté, du ciel qui vient d’être englouti.
Le poète vivifie puis court au dénouement... »
(in Les Matinaux, suivi de Parole en archipel, Poésie/Gallimard)
Écouter un vivant à la fin de sa vie.
L’écoute sensible et multiréférentielle est importante en éducation56. Elle devient essentielle
en psychothérapie et dans certaines professions qui s’occupent des personnes aux prises avec
des situations vitales. Dans le cas de la mort et de la souffrance à l’hôpital, plus que jamais,
l’écoute sensible développée dans cet ouvrage, est appropriée. Le malade en fin de vie est «
anomique » . Il ne correspond plus à l’imaginaire social de la médecine en Occident. Celui-ci
refuse la mort et ne conçoit que la guérison. Dès lors, face à l’inéluctable, c’est la fuite
généralisée57 des médecins, puis le cas échéant des infirmières. Reste souvent l’aidesoignante, voire la femme de service pour simplement écouter les dernières paroles de
l’agonisant. Les infirmières ont pris conscience de cette lacune dans leur formation et on
assiste depuis quelques années à une certaine ouverture à cet égard. L’angoisse devant
l’abîme des malades en fin de vie est telle que les questions qu’ils posent restent sans réponse,
par peur de leur ampleur ontologique, par crainte de ne pas savoir quoi dire.
Il suffit parfois de toucher la main du patient et de savoir le regarder, lui dire un seul mot en
s’adressant chaleureusement à lui sans le prendre pour un enfant naïf. Le geste, le mot, seront
283
là, à fleur d’existence, si la personne écoute avec toute sa sensibilité58. La mort est
impensable sans l’amour, mais l’amour est imparfait sans la mort59. Le comportement devra
varier en fonction de la personne. Gregory Bateson a voulu finir ses jours en toute lucidité
chez des amis d’une communauté zen. Par contre Margaret Mead à nié jusqu’au bout qu’elle
pouvait mourir60. Dans les deux cas, le tiers-écoutant n’a pas à dire « la vérité » et à
proclamer un « il faut » . Il écoute simplement et répond adéquatement à la demande, souvent
implicite, du patient. Décryptage difficile, la connaissance théorique et même l’expérience ne
suffisent pas pour sentir ce qu’il faut faire. Seule l’écoute sensible qui intègre mais dépasse à
la fois l’expérience antérieure et le savoir psychologique, permet d’avoir une attitude juste et
un comportement pertinent car pourquoi, à tout prix, vouloir retirer la cagoule de celui qui a
encore besoin de la nuit sur son visage ?
Terminons donc ce chapitre par cet aphorisme du poète argentin Antonio Porchia, que nous
devrions mettre au fronton de nos IUFM et de nos instituts de psychothérapie :
« Je t’aiderai à venir si tu viens et à ne pas venir si tu ne viens pas. »
(A.Porchia, Voix)
284
CHAPITRE X
CONCLUSION ET SYNTHÈSE
Aucune question, aucune réponse ne donne le chiffre
- ne dit pourquoi l’énigme du haut
dépasse toujours la hauteur, l’énigme du fond
la profondeur.
Jean-Claude Renard
Tout être humain se constitue une représentation de ce qui est. La vie sur cette terre demeure
pour lui très mystérieuse et il traque sans cesse ses profondeurs abyssales. Il utilise pour cela
le moyen de la science et de la technologie, de la littérature, de l’art, de la mystique et de la
réflexion philosophique. Cette confrontation avec la vie lui fournit les bases de son identité
radicale et ontologique. Sans cette identité l’être humain ne saurait connaître le sens de sa vie
ici-bas. Ce processus de rencontre avec le monde, au-delà de la fusion avec l’imago
maternelle de l’infans, est également un processus d’émergence de son propre être. L’être
humain s’aperçoit ainsi que tout est relation et, comme disent les psychanalystes, « tout est
langage » (Françoise Dolto). Chaque perception, chaque concept ou symbole comme chaque
interprétation, dépendent d’une position dans un champ de positions. La seule façon de
connaître consiste donc à entrer en relation en toute lucidité et à resituer cette relation dans un
champ de relations plus vaste. Poussée à la limite le champ de relations est constitué par
l’univers dans son ensemble. Aucun élément n’existe en soi dans l ’univers. Il est
relationnellement engendré dans une interaction permanente avec les autres éléments. Ce qui
fait sens, ce n’est donc pas l’élément extrait conventionnellement d’un ensemble d’éléments
mais le système de relations qu’entretient cet élément avec la totalité de son environnement,
du plus proche au plus lointain. Un philosophe comme le regretté Emmanuel Levinas a fondé
sa réflexion sur ce sens de la relation à l’autre et à son visage. Cette perspective
épistémologique établit l’écologie et permet de comprendre la pertinence en sciences
humaines de certaines théories actualisées aujourd’hui comme l’interactionnisme symbolique
ou l’ethnométhodologie par exemple. Dans un ouvrage récent, Gregory Bateson, s’ ouvrant à
une philosophie orientale de la vie, parle de l’unité sacrée en liaison avec son écologie de
285
l’esprit. Il donne un exemple précis du caractère essentiel de la relation entre les objets en
parlant d’une cruche sur un e table. Il s’agit d’un entrelacs de différences qui exprime la seule
existence de la relation et non radicalement des éléments qui semblent séparés1
Mais cette épistémologie est tragique car, pour reprendre l’aphorisme de René Char, « la
lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil » la lucidité préconisée ici débouche sur le
non-savoir du monde et de soi-même. Nous sommes et demeurerons encore longtemps un
mystère dans le monde et pour nous-mêmes.
La « blessure » qu’il s’agit de « guérir » imaginairement, c’est la réalité visible de la mort et
la vanité de nos réalisations et de nos pouvoirs sur le monde. En vérité elle représente une
blessure que personne ne saura it refermer dans notre sphère de pensée. Il ne reste plus que,
stoïquement, à la manière des stoïciens d’Athènes du IIIe siècle avant Jesus-Christ, à voir en
face « l’abîme, le chaos, le sans-fond » (C. Castoriadis) et à se tenir debout. Elle fonde en
grande partie la déroute morale et intellectuelle de notre monde occidental qui, justement, a
axé la quasi totalité de son existence sur le déni de cette blessure.
Mais c’est une blessure « la plus rapprochée du soleil » car la souffrance qu’elle engendre est
d’une telle intensité, lorsqu’elle est reconnue, qu’elle nous oblige à aller vers l’au-delà du
non-sens. À ce moment seulement le sens surgit comme un grand flamboyant au cœur même
du non-sens. Nous sommes arrivés aujourd’hui à ce point de non-retour dans notre civilisation
planétaire. C‘est très exactement ce que propose le maître zen dans un koân ou un mondo à
son disciple. « Quelle est l’essence de la bouddhéité » demande ce dernier et le maître de
répondre : « le cyprès est au milieu du jardin. »
« Comment faire pour ne pas succomber sous les coups de la barbarie anonyme et de la
pollution de notre technologie planétaire ? »
« Mélodieuse la mésange dans son chant fusillé ».
Cette blessure nous ouvre à la lumière de l’intelligence intuitive au delà de l’efficacité relative
de l’intellect rationalisant. Insight significatif, flash existentiel bouleversant qui nous arrive
alors dans une présence instantanée. Le monde nous apparaît complètement « relié » et toute
« présence » est relation signifiante sans pouvoir distinguer l’objet percevant, le processus de
perception et l’objet perçu.
Univers
286
Roulement presque nu à l'intérieur de soi. Petite bête de lumière.
Tempête de seconde en seconde.
Univers, D'abord une étendue d'eau et de nuitée.
Écho venu d'un coquillage qui ne dira jamais son nom.
Profondeur du printemps. Silence de l'hiver.
Univers,
Un jour je m'habillai de toi-même derrière l'Homme noir démantelé.
Beauté en chaque région. Bonté en toute chose.
Immensité de la quiétude posée là sur un seul point.
Vieillesse et Jeunesse à jamais réunies sous la vague.
Univers,
Presque une bulle d'air à la surface de l'Ailleurs.
Changements et chaos, mouvances et stabilités
dérisoires. Tout est Rien.
Les siècles passent comme des éponges.
Le feu se nourrit de l'eau.
La terre n'est qu'une branche de l'air.
Univers,
Inutile de te parler.
Tu es la porte derrière chaque mot, l'imperceptible frontière, le vol d'un papillon.
Univers
dans une poignée de mains
287
quand vient la longue douleur de ne plus rien savoir. Quand le dernier être aimé a disparu
dans tes sillons. Quand la solitude arrache le bleu des images.
Univers impensé et pourtant perçu comme une trappe dans le futur.
A mi-chemin de toute trace. Derrière le bruit.
Au coeur de l'élan.
Univers
pareil à l'enfant qui danse au son d'un pipeau.
Univers,
Confiance
dans ce qui nous arrive.
Je suis toi à même le jour.
Tant d'ombres font des pirouettes dans l'espace d'une vision.
Je pars à l'aventure avec en guise d'oranges le mot amour et l'Invisible.
(juin 1988)
Synthèse de l’Approche Transversale
Résumons en quelques mots la théorie de l’Approche Transversale développée dans cet
ouvrage.
L’Approche
Transversale,
est
une
théorie
psychosociologique
existentielle
et
multiréférentielle de l’éducation. Elle suppose que le chercheur, nécessairement impliqué
dans son objet de recherche, parte de l’existentialité interne des sujets avec lesquels il
travaille. L’existentialité interne représente un magma de sensations, de représentations,
d’idées, de symboles, de mythes, de valeurs, à la fois sociaux et personnels, déterminant
l’orientation des pratiques sociales du sujet. Le chercheur commence par repérer la base
d’objectivation constituée par les produits, les pratiques et les discours des sujets en
288
interaction. En Approche Transversale, il s’agit d’explorer, dans cette existentialité interne, ce
qui relève des constellations psycho et socio-affectives tournant autour des situations
émotionnelles comme la naissance, le travail, l’amour, la mort, la vieillesse, la souffrance,
l’éducation... .
L’Approche Transversale implique la mise en œuvre, dans toute situation éducative, de trois
types d’écoute/parole : scientifique-clinique, avec sa méthodologie propre de recherche-action
centrée sur le sujet ; poétique-existentielle qui prend en compte les phénomènes imprévus
résultant de l’action des minorités et de la particularité dans un groupe ou chez un individu ;
spirituelle-philosophique c’est à dire l’écoute des valeurs ultimes qui sont en œuvre chez le
sujet (individu ou groupe). Valeurs ultimes c’est-à-dire, ce par quoi nous sommes rattachés à
la vie, ce que nous investissons le plus quant au sens de la vie. Nous avons tous de telles
valeurs, même si nous ne savons pas toujours l es reconnaître avec suffisamment de lucidité.
Dans un groupe, quelles sont ses valeurs ultimes, ce par quoi il accepte de risquer l’essentiel ?
Le groupe, comme chacun d’entre nous, a besoin de l’interpellation de l’ « autre » pour
chemine r vers ses valeurs ultimes et pour en faire une véritable force intérieure. Non pas de
l’autre » grand interprétateur » qui nous dirait ce que nous sommes en fonction de référents
totalement extérieurs à nous-mêmes. Mais de l’autre comme miroir actif, maître
d’accompagnement existentiel, susceptible d’entrer conflictuellement avec nous pour nous
faire découvrir, dans le rapport humain qui n’a pas peur de la confrontation, les valeurs
essentielles à notre devenir (2)
L’écoute sensible s’inscrit dans cette constellation des trois écoutes mais également d’un axe
de vigilance qui retient comme postulat, trois types d’imaginaire toujours en acte dans une
situation éducative en vue d’élucider leur transversalité inéluctable. L’imaginaire personnelpulsionnel, avec la question non tranchée de la nature des pulsions ( quid de la pulsion de
mort, par rapport à Eros ?) qui se réfère théoriquement à la question de la libido analysée par
l’école freudienne et la psychologie des profondeurs jungienne.; L’imaginaire socialinstitutionnel, avec son magma de «
significations imaginaires sociales » (Cornelius
Castoriadis), produit psychique collectif, au niveau de la société, d’une capacité radicale de
créer des formes, figures, images plus ou moins étayée au développement de la base
matérielle, technologique et économique, de la société. Par exemple l’ensemble des «
significations imaginaires sociales » qui ont accompagnées la montée de la technologie
informatique et l’ère des ordinateurs, aujourd’hui avec le mythe de la communication absolue
interplanétaire par internet, ou encore les modifications dans les attitudes et les
comportements sexuels à la suite de l’usage généralisé de la contraception par voie orale.
289
L’imaginaire social s’impose durablement par le biais des institutions et des organisations
(familiales, professionnelles, syndicales, politiques, de loisirs, de culture etc.).
Mais nous devons également faire place à un autre type d’imaginaire, que je nomme
l’imaginaire sacral du fait de l’impact de forces et d’énergies qui nous traversent sans que
nous puissions les contrôler ( forces telluriques, bouleversements écologiques, énergies
cosmiques, ou plus modestement notre rapport à la mort et au non-être). L’être humain est «
jeté » dans la nature et doit y trouver un sens. Il développe un trait essentiel de son identité : «
homo religiosus », comme l’a fait remarquer Mircea Eliade dans ses brillantes recherches.
Cette tendance ne l’empèche pas d’être un « homme sans croyances » comme le qualifie
Zéno Bianu à propos de Krishnamurti (3).
Le symbolique qui découle de cet imaginaire complexe est considéré en Approche
transversale comme polysémique, équivoque, ambigu, toujours redondant et inadéquat mais
indispensable au réel. Il ne s’agit pas du symbole au sens arbitraire du terme (le signe
mathématique) mais d’un signifiant non arbitraire relié intrinsèquement à un signifié
insondable et irreprésentable dans sa totalité dynamique.
Chaque type d’imaginaire engendre sa propre transversalité, c’est-à-dire un réseau
symbolique spécifique, doté, en relation et en proportion variables, d’une composante
structuro-fonctionnelle en interrelation avec une composante imaginaire, relativement
structuré et stable, fonctionnant comme « un bain de sens » à décrypter, inscrite dans les
produits, les pratiques et les discours du sujet.
-
La transversalité phantasmatique pour l’imaginaire pulsionnel qui exprime l’ensemble
des fantasmes d’un individu ou d’un groupe selon une logique où se joue en partie la
conjonction conflictuelle d’Eros (l’attraction du vivant vers le vivant), de Thanatos (le
processus de déconstruction du complexe à l’élémentaire) et de Polemos (la dynamique du
désir de se confronter).
-
La transversalité institutionnelle, réseau symbolique socialement sanctionné, qui est
suscitée par l’imaginaire social selon une logique dialectique , d’institué (ce qui est établi),
d’instituant (ce qui vient déranger l’ordre établi) et d’institutionnalisation (qui résulte de la
dialectique précédente).
-
La transversalité noétique (de « noèsis » la pensée, ici « pensée du fond » au sens de
Heidegger « Grund ») qui affirme symboliquement le jeu de l ’imaginaire sacral face au
mystère de l’être-au-monde, principalement selon trois modes d’être : le mode apollinien
290
(sérénité, sagesse), le mode dionysiaque (transe et possession), le mode franciscain (de
l’amour oblatif) (4).
L’Approche Transversale a pour visée d’élucider cliniquement cette transversalité plurielle à
partir de l’imaginaire et aux niveaux concrets de la personne, du groupe et de l’organisation,
selon l’expression de leurs produits, de leurs pratiques et de leurs discours. Sa méthodologie
est la recherche-action à dominante existentielle, liée au sens de la création poétique et de la
méditation spirituelle. Elle utilise la technique du « journal de recherche » et l’observation
participante des ethnologue qu’elle réinvente spécifiquement sous les termes de « journal
d’itinérance » et d’ « observation participante existentielle » (Barbier, 1996) en vue de
l’action collective.
Il est évident qu’une telle problématique de recherche suppose plutôt un travail d’équipe
qu’un travail solitaire, nécessairement plus limité. La capacité supposée est plus de l’ordre
d’une sensibilité interculturelle, transdisciplinaire, pluriexistentielle, tout en se fondant sur la
relative maîtrise d’une ou deux disciplines scientifiques ou expériences humaines
significatives, opposées et complémentaires. Il s’ensuit une kyrielle de notions et concepts
utilisables dans cette optique de recherche. Une équipe de recherche en éducation, dans cette
perspective, devrait inclure non seulement divers scientifiques en sciences humaines et en
sciences de la nature mais également des littéraires, des poètes, des artistes, des philosophes et
des chercheurs ouverts sur la dimension expérientielle de la vie spirituelle.
Intérêt de l’Approche Transversale en éducation des enfants
Il me semble que l’Approche Transversale permet un écoute sensible de l’expression affective
de l’enfant, sans négliger pour autant son processus purement cognitif. L’écoute est toujours
plurielle. Elle est « au contact » de l’enfant. Elle va dans le sens de la création, du jeu, de la
rencontre humaine dans l’amitié et l’amour. Bien qu’elle soit très élaborée théoriquement, sa
pratique nécessite une ouverture du cœur, un sens de l’unité du vivant et une absence de peur
de l’autre Elle réconcilie le corps, le cœur et l’esprit. Il ne s’agit pas d’une quelconque «
nouvelle mystique » mais d’une réintégration de l’unidiversité , de l’unitas multiplex, comme
dit Edgar Morin. Combien d’enfants de par le monde peuvent réellement rencontrer des
adultes susceptibles de cette écoute sensible à l’heure actuelle ?
291
La vision multiréférentielle
Cette approche implique une vision multiréférentielle à orientation clinique, ou encore mieux,
expérientielle, c’est à dire en rapport avec l’experientia de la philosophie traditionnelle qui
faisait référence à une sensibilité commune dans les rapports de l’homme au monde, ce à quoi
dès le début du XVIIIe siècle les précurseurs de la science positive opposeront
l’experimentum, l’expérience exceptionnelle validée dans des circonstances déterminées.
292
L’objectif scientifique de l’A.T. vise le repérage, la compréhension et l’interprétation de la
transversalité de cette existentialité interne du sujet ( principalement groupe et communauté à
visage humain).
Pour ce faire le chercheur va considérer deux grands axes d’investigation :
L’axe du Politique et l’axe du Mythopoétique.
-
Le Politique est constitué par la question de l’organisation du groupe ou de la
communauté. Le chercheur doit dégager la logique interne de cette organisation et du mode
de fonctionnement du groupe par l’analyse de ses composantes :
*
la composante sociale : qui sont les sujets en interaction, les hommes, les femmes, les
jeunes, les vieux, les nationaux et les étrangers ?
*
la composante matérielle : sur quoi s’appuie l’organisation du groupe du point de vue
des biens matériels, du circuit de l’argent, des meubles et des immeubles qu’il utilise ?
*
la composante politico-juridique : comment s’organise et fonctionne le système de
pouvoir officiel, inscrit dans des règlements et des lois ; qui en sont les détenteurs, les
dominants, les dominés, les dirigeants, les dirigés ?
*
la composante libidinale : comment l’énergie sociale circule-t-elle entre les membres
du groupe, quels sont les effets de la vie libidinale-sexuelle dans le groupe ; quel est le
système d’attraction/répulsion entre les sujets ?
*
la composante idéologique : comment les idées sont-elles produites et reproduites, de
quelle nature sont-elles, qui les diffuse, comment s’inscrivent-elles dans des produits sociaux
et des pratiques concrètes ; qui en tire avantage ?
*
la composante communicationnelle : comment l’information circule-t-elle dans le
groupe, sur quel mode formel et informel, où sont stockées les informations et qui en détient
le pouvoir ?
*
la composante spatio-temporelle : quelle est l’histoire du groupe et dans quelle
Histoire s’inscrit-elle ; où s’inscrit-elle, dans quels espaces, quelle région ; comment le groupe
vit-il et découpe-t-il le temps de pratique sociale commun ? Le chercheur dégage les
interrelations entre c es diverses bases et essaie de mettre en lumière les processus plus que
les procédures, sans omettre les points de frictions, de contradictions.
293
Il propose à cet égard un premier prêt de sens (J. Ardoino) en terme de logique
organisationnelle-fonctionnelle de la vie du groupe, mais en restant au plus près des
phénomènes vécus dans le groupe. Il doit se vivre comme membre du groupe.
-
Le chercheur travaille ensuite sur l’axe du Mythopoétique.
Il reconnaît que la puissance des symboles et des mythes dans la vie individuelle et sociale a
un caractère de relative autonomie, quasiment inéliminable excepté pour quelques « hommes
remarquables ».
*
en terme mythique le chercheur se posera la question de savoir en quoi et comment
des mythes ancestraux sont actualisés et retraduits dans la pratiques des membres du groupe.
Il partira des récits qui remontent à la fondation du groupe et des pères fondateurs. Il
cherchera à dégager et à comprendre les grandes figures mythiques rendues vivantes dans des
personnalités charismatiques du groupe. Sa culture est ici, avant tout, anthropologique,
historique et philosophique.
*
en terme poétique il sera sensible à toute forme de symbolique instituant, créatif,
émergeant et dérangeant l’ordre établi dans le groupe. Sa culture est alors artistique, littéraire
et poétique, mais également spécifiquement psychosociologique, au sens clinique.
Il rendra compte au groupe de la logique interne de cette fonction mythopoétique des
pratiques et l’articulera avec la logique interne dégagée sur l’axe du Politique, démontrant
ainsi l’étayage réciproque des fonctions.
À ce moment le chercheur peut passer à la mise au jour et à l’interprétation de son objet de
recherche spécifique en Approche Transversale : la transversalité de l’existentialité interne du
groupe.
Il s’agit d’un véritable retraitement des données à partir de ma théorie de l’Imaginaire liée à
une théorie de l’écoute/parole dans le groupe comme pour le chercheur.
En fin de compte, je définis ainsi l’Approche Transversale :
L’écoute sensible est la façon de prendre conscience et d’intervenir pour un chercheur, un
éducateur, qui se trouve dans cette logique de recherche. Elle explore la complexité de la
structuration de l’habitus dialectique du sujet (individu ou groupe) : sa transversalité.
294
L'existentialité interne fait référence à une conception dialectique, inachevée et imparfaite en
dernière instance, de l'habitus. C’est, à mon sens, ce que démontre la recherche sur les élèves
de collèges dans les ZEP de B. Charlot, E. Bautier et J.Y. Rochex (5).
Le changement personnel va s'opérer, dans la plupart des cas, par une reconnaissance et une
perlaboration de l’habitus conçu comme la transversalité de la structure même de
l’existentialité interne par le sujet en recherche-action existentielle, au sein d'un groupe
impliqué qui s'exprime en utilisant toutes sortes de techniques d'expression de l'imaginaire,
selon la logique de la triple écoute-parole propre à l'Approche Transversale.
L’approche multiréférentielle relève de trois types de pluralité :
-
la pluralité des perspectives
-
la pluralité des espaces-temps
-
la pluralité des référentiels théoriques
et impose une méthodologie de recherche singulière.
Pluralité des perspectives
Il s’agit bien de considérer l’approche multiréférentielle comme une « manière de voir et
d’écouter » selon plusieurs perpectives. Jacques Ardoino, dans un modèle d’intelligibilité
devenu classique, en distingue cinq majeures dans son ouvrage Éducation et Politique (1977) .
Une perspective centrée sur l’individu, sur l’interrelation, sur le groupe sur l’organisation et
sur l’institution. L’idée clé reste que le chercheur n’est jamais séparé de son objet, même s’il
peut s’en distinguer. Il est impliqué conflictuellement, d’une manière inéluctable. Il doit
aborder son objet de recherche de ces différents points de vue en interaction. C’est la raison
pour laquelle il examine l’objet en distinguant sa complication de sa complexité.
Les concepts d’articulation, de repérage, de distinction, d’altération, d’autorisation, de conflit,
d’ambivalence et d’ambiguïté, d’équivocité, de dialectique, de négatricité, de temporalité,
d’imaginaire, d’institution sont au cœur de la problématique d’Ardoino
J’ai ajouté à cette typologie des perspectives, celle centrée sur le cosmos qui nous oblige à
considérer notre place dans la nature et qui débouche, à la fois sur une autre dimension de la «
295
reliance » proche de la position de E. Morin concernant son « évangile de la perdition », et
sur un engagement d’écologie politique. Il est intéressant de noter que d’autres chercheurs
sont conduits vers les mêmes horizons épistémologiques à l’heure actuelle, en particulier, en
sociologie, Michel Maffesoli, dans son récent ouvrage Éloge de la raison sensible (1996) ou,
en philosophie, Jean Onimus avec Les chemins de l’espérance (1996). Je situerai le linguiste
T. Todorov, cet ami du philosophe André Comte-Sponville, dans une même dynamique
depuis les années 80, en particulier avec son ouvrage sur l’expérience commune après sa
réflexion sur Nous et les autres« .
Pluralité des espaces-temps
L’approche multiréférentielle prend à bras le corps la question de la temporalité des pratiques
humaines. Elle s’inscrit d’emblée dans une existence concrète où passé, présent et avenir sont
en interaction permanente. Elle allie synchronie et diachronie et ne dissocie pas le temps de
l’espace, même si elle sait les distinguer pour les articuler. Sont ainsi pris en considération les
espaces-temps historique, social, économique, politique, culturel, psychologique, biologique,
cosmique.
Pluralité des référentiels théoriques
Nous sommes ici dans l’univers du « capital symbolique » sur lequel s’appuie le chercheur
pour lire et interpréter les données, c’est-à-dire sur quoi il « prête du sens » à son objet selon
la remarque pertinente de Jacques Ardoino. Il s’agit avant tout d’une pluralité de disciplines
scientifiques représentant un éventail le plus large possible des sciences anthropo-sociales
comme des sciences de la nature. Mais l’approche multiréférentielle s’ouvre également au
questionnement proprement philosophique, au sens occidental du terme (l’intelligibilité
conceptuelle à la manière de Deleuze et Guattari (6 ) à partir de la question du sens.
Personnellement, la multiréférentialité généralisée que je défends, s ’amplifie encore par le
recours aux systèmes de compréhension du monde sensible, mis en œuvre par l’ensemble des
arts plastiques, de la musique et de la poésie. Plus largement encore, l’ouverture à la pluralité
des référentiels s’opère du côté des sagesses et des spiritualités, des « façons de faire et de
dire » montrées sans cesse par les cultures « autres » ou lointaines et que découvre de
l’intérieur une anthropologie à la fois culturelle et existentielle de l’éducation.
296
L’approche multiréférentielle s’inscrit sans conteste dans les méthodologies qualitatives et
cliniques de recherche. Elle suppose un sens holistique de l’objet, voire une perspective
hologrammatique. Elle accorde une place privilégiée et heuristique à l’implication du
chercheur. La démarche clinique est au tout premier plan. Les sens de l’improvisation, de la
médiation et du défi sont convoqués fréquemment dans son activité concrète, suivie au jour le
jour par la mise en œuvre de la technique du « journal d’itinérance ».
NOTES du chapitre
1 Ce chapitre de l’ouvrage a fait l’objet, en partie, d’une communication préalable sur « l’écoute sensible en
éducation« au Congrès de l’A.N.P.E.D. (Association nationale des Professeurs et des chercheurs en éducation,
Caxambu (Brésil) , 14-17 septembre 1992), publiée en portugais dans les Actes du Congrès, et d’un article
publié en 1993 dans Pratiques de Formation/Analyses, l’approche multiréférentielle en éducation et en
formation, s/dir. J. Ardoino et R. Barbier, Université Paris 8, Formation Permanente, n° 25-26, mars 1993.
2 la Tradition philosophique distingue émotion, sentiment et passion. La passion est
une
affection durable de la conscience qui polarise toutes les autres inclinations. L’émotion n’est qu’une tempête
passagère, résultant d’un impact imprévu d’une situation problématique. Le sentiment est une dispostition
affective, moins démesurée et excessive que la passion et plus durable que l’émotion. Dans les programmes de
philosophie en classes terminales de l’enseignement secondaire, seule la passion semble recevoir les faveurs des
professeurs.
3 Michel Henry, La Barbarie, Paris, Grasset, 1987 , 247 p.; Mikel Dufrenne, Esthétique et philosophie, Paris,
Klinksieck, 1967,212 p., notamment pp. 62-71; George Steiner, Réelles présences. Les arts du sens. Paris,
Gallimard, Essais, 1991, 297 p.
4 Christine Josso, Cheminer vers soi, Suisse, Lausanne, L’Age d’Homme, 1991;Fragments
de récit d’une recherche de position transculturelle, l’exemple du Taï Tchi Chuan,
Pratiques de
formation/Analyses, le devenir du sujet en formation : l’influence des cultures « autres« qu’occidentales, n°2122, juin 1991, pp. 73-96, Université de Paris VIII, Formation Permanente.
Pierre Dominicé, L’Histoire de vie comme processus de formation, Paris, L’Harmattan, 1990 Pierre Dominicé et
M. Fallet, L'exploration biographique des processus de formation, Université de Genève, Cahiers de la Section
des sciences de l’éducation, 1981.
Jean-Louis Le Grand, Doctorat d’État es lettres et sciences humaines histoire de vie d’une communauté à visée
thérapeutique. 3 tomes, 1600 p. Université de Paris VIII, 1987. Gaston Pineau, Jean-Louis Le Grand, Les
histoires de vie, Paris, PUF, que sais-je , 1993.
René Barbier, Jean-Louis Le Grand, L’approche « histoire de vie« et l’éducation ( problématique, perspectives
et questionnements ), actes du Colloque de l’A.F.I.R.S.E. à Alençon (24-26 mai 1990), les nouvelles formes de
la recherche en éducation au regard d’une Europe en devenir, pp 66-70.
297
5 George Amado, l’affectivité de l’enfant, Paris, PUF, 1974 cite Jean-Paul Sartre qui écrit : « L’affectivité
constitue l’être de la réalité humaine, c’est-à-dire qu’il est constitutif pour notre réalité-humaine d’être réalitéhumaine affective« (p. 7).
6
Max Pagès, Pour une démarche dialectique dans les sciences humaines, Bulletin de
Psychologie, Psychologie clinique VIII, I. Recherche clinique - Clinique de la recherche, II. Approches de
l’émotion : interférences, articulations, coupures. 377, XXXIX, 1985-1986, septembre-octobre 1986, 16-18, pp.
743-750 et l’émotion comme conduite intermédiaire, pp. 855-857, sans compter son Trace ou sens - le système
émotionnel, Paris Hommes et groupes, 1986 et plus récemment Psychothérapie et complexité, Hommes et
perspectives, 1995.
7 Science et vie, hors série, les émotions. Le cerveau et les émotions : ce qu’on sait aujourd’hui, n°168,
septembre 1989 ; Science et vie, les cinq sens, hors série, n°158, mars 1987 ; comportements émotionnels.
Approches neuropsychopathologiques, Bulletin de Psychologie. Psychologie clinique VIII, op. cit., pp. 911-967.
8 Nous sommes arrivés à un moment de l’histoire scientifique ou les tenants des
neurosciences et ceux de la psychanalyse vont devoir composer ensemble pour aborder l’être humain avec un
regard plus tolérant : cf. Jacques Van Rillaer, Les illusions de la psychanalyse, Bruxelles, Pierre Mardaga, 1980,
415 p., notamment la troisième partie sur « la thérapie psychanalytique« à la lumière de la psychologie
scientifique contemporaine. Voir également Oedipe et neurones. Psychanalyse et neurosciences : un duel ?,
Autrement, série mutations, n°117, octobre 1990, 250 p. Nous sommes quelques uns à souhaiter que l’évolution
soit de même nature dans les rapports entre la Psychanalyse freudienne et la Psychologie des profondeurs
jungienne, mais en prononçant ces mots, je vois déjà les couteaux sortir de leur fourreau.
9 Micheline Flak, Le Yoga - Pédagogie d´Orient, pédagogie d´Occident, article dans Pratiques de
Formation/Analyse, Université de Paris VIII, le devenir du sujet en formation, l’influence des cultures « autres«
qu’occidentales, n°21-22, juin 1991.
10 Aimé Harman, Gilles Deshaies, Clémence Dubé, Roch Pelletier, Fernande Richard, Gilles Rioux, L’abandon
corporel. Au risque d’être soi, Québec, Les éditions de l’Homme, Stanké, 1993, 207 p.
11Janick Naveteur, Esteve Freixa I Baqué, Traitement hémisphérique des informations émotionnelles, indice
psychophysiologiques et différences intersexe, Bulletin de Psychologie, Psychologie clinique VIII, op. cit., pp.
949-954.
12Science et Vie publiait en mars 1988, n°162, le cerveau et la mémoire, avec une partie sur
les deux cerveaux. Cf. également J-M. Robert, Comprendre notre cerveau, Paris, Seuil, 1982; Linda V Williams,
Deux cerveaux pour apprendre, le gauche et le droit, Paris, Les éditions d’Organisation, 1988, 204 p.; et surtout
John C. Eccles, Evolution du cerveau et création de la conscience, Fayard, 1992, 360 p. (pp. 289-319 sa théorie
de la personnalité) mais aussi l’ouvrage du neurobiologiste Gerald M. Edelman, Biologie de la conscience, Paris,
Points, Odile Jacob, 1994, qui remet en question la vision unilatérale des neurosciences en présentant une
nouvelle théorie de l’âme et de la conscience.
13 La publicité utilise très souvent ces spécialistes de l’imaginaire : cf. Anne Sauvageot, Figures de la publicité,
figures du monde, PUF, 1987, 200 p., qui reprend la théorie de l’imaginaire de Gilbert Durand pour l’appliquer
aux images publicitaires d’une façon très éclairante. Cf.. l’intéressante thèse de Nicolas Deville sur l’imaginaire
des vidéo-clips, soutenue à la Sorbonne, sous la direction de M. Maffesoli (1990) : Essai sur les figures de
Dionysos dans le vidéoclip et leur incidence sur l'émergence de quatre images macluhaniennes
298
, 500 p. Voir également le remarquable ouvrage de Pierre Sansot, Les formes sensibles de la vie sociale, Paris,
PUF, 1986, 213 p. qui écrit :« Le sensible, d’une manière plus positive, c’est toujours ce qui nous affecte et
retentit en nous« (p.38). Michel Maffesoli, de son côté, fait paraître Éloge de la raison sensible, Paris, Grasset,
1996, ouvrage désormais classique pour notre propos.
14 En insistant sur les dimensions de l’ Imaginaire, nous avons introduit depuis plusieurs années ce type
d’enseignement dans le cursus « existentiel« du Diplôme universitaire de formation des adultes de l’université
Paris VIII (Formation Permanente). Geneviève Jacquinot, au département des sciences de l’éducation de
l’Université Paris 8, anime une équipe qui travaille heureusement dans ce sens.
15 Jean Onimus, Chemins de l’espérance, Paris, Albin Michel, nouvelle coll. « La pensée et le sacré« , 1996.
16 Max Pagès, op. cit., Bulletin de Psychologie, Psychologie clinique VIII, p.856.
17 Gregory Bateson et al., La nouvelle communication, Paris, Le Seuil/Points, 1984 ; Paul Watzlawick, La
réalité de la réalité, Paris, Le Seuil, 1978 ; (en coll. avec J. Weakland et R. Fish), Changements, paradoxes et
psychothérapie, Paris, Le Seuil, 1975.
18 Carl Gustav Jung, Ma vie, coll. témoins, Gallimard, 1973 (1966), pp. 178-179,
plus
loin il écrit « Mais, lorsqu’on suit la voie de l’individuation, lorsqu’on vit sa vie, il faut aussi prendre l’erreur à
son compte, sans laquelle la vie ne serait pas complète. Rien ne nous garantit - à aucun instant - que nous ne
tombons pas dans une erreur ou dans un danger mortel. On pense peut-être qu’il y a une voie sûre ; or, celle-ci
serait la voie des morts.« (p.340).
19 David Bohm, la plénitude de l’univers, Monaco, Les Éditions du Rocher, 1987.
20 Jacques Lacarrière, Les Gnostiques, Paris, A. Métaillé, 1991, 191 p.
21 Pierre Bourdieu, La distinction, critique sociale du jugement, Paris, Les Éditions de minuit, 1979.
22 Élisabeth Badinter, ’L’amour en plus, histoire de l’amour maternel, XVIIe-XXe siècles, Paris, Flammarion,
1980.
23 Le journal des psychologues, n°88, Juin 1991, Etre père aujourd’hui, dossier pp 35-60.
24 Jean Delumeau, La peur en Occident (XIVe-XVIIIe siècles), Paris, Fayard, 1978
25 Carl Gustav Jung, Types psychologiques, Genève, Georg et Cie, 1958.
26 Arthur Janov, Le cri primal, Paris, Flammarion, 1975.
27 Arnaud Desjardins, La voie du coeur ,Paris, La table ronde, 1987.
28 Le terme de « reliance« a été repris et développé par le sociologue belge Marcel Bolle de Bal dans «
Nouvelles alliances et reliance : deux enjeux stratégiques de la recherche-action« , Revue de l'Institut de
sociologie, Université de Bruxelles, 1981, n° 3, et « la reliance : connexions et sens« , Paris, Connexions, n°33,
Épi, 1981 et surtout Voyage au coeur des sciences humaines, la reliance, T. 1, Théorie, T.2, Pratiques, Paris,
L’Harmattan, 1996. Comme Michel Maffesoli, je l’utilise souvent et j’en fais un des éléments de ma
problématique théorique.
29 Antonio Porchia, Voix, Fayard, 1978.
30 Georges Snyders, Y-a-t-il une vie après l’école, Paris, ESF, 1996, l’auteur consacre un chapitre à l’amour.
31 Transversales Science/Culture, Mieux penser l’écologie, n°2, avril 1991, Paris, voir aussi Lester R. Brown,
L’état de la planète, Paris, Économica, 1990, 385 p.
32 Robert Mishrahi, Les actes de la joie, fonder, aimer, agir, Paris, PUF, 1987 et plus
299
récemment Existence et démocratie, Paris, PUF, 1995, véritable éloge de la démocratie sous l’égide de la joie de
vivre qui s’ouvre sur un renouveau de l’éducation et de la culture, de l’immigration, du chômage et de
l’environnement (246 p.).
33 Jacques Lacarrière, op .cit., p.32.
34 Georges Bataille, la part maudite, Paris, Points/éditions de minuit, 1967.
35 Claude Lévi-Strauss, Histoire de lynx, Paris, Plon, 1991, 360 p., notamment son chapitre XVIII « en relisant
Montaigne« p.277 sq. « il n’est pas de perception, pas de doctrine, pas de vérité qu’une autre perception, une
autre doctrine, une autre vérité ne démentira un jour.« (p.282).
36 Olivier Reboul, Les valeurs de éducation, Paris, PUF, 1992, 249 pages.
37 Pierre Bourdieu, Esquisse d'une théorie de la pratique, précédée de trois études d'éthnologie kabyle, Genève,
Droz, 1972 ; Le sens pratique, Paris, les Éditions de minuit, 1980 ; La distinction, critique sociale du
jugement, Paris, Les Éditions de minuit, 1979.
Jean Stoetzel, La psychologie sociale, Paris, Flammarion, 1978. L’auteur traite la question de l’affectivité pp.
101-113. Sur les concepts de statut et de rôle pp. 206-212. Le Manuel de Psychologie sociale, sous la direction
de Serge Moscovici, Paris, PUF, 1984, actualise la perspective en présentant la théorie de la représentation
sociale.
38 Max Pagès et al., L'emprise de l'organisation, Paris, PUF, 1979, rééd. 1992.
Eugène Enriquez, Le pouvoir et la mort, Paris, Topique, n°11-12, PUF, 1973 ; Individu, création et Histoire,
Connexions, n° 44, perspectives psychanalytiques sur les conduites sociales, Paris, Épi, 1984, pp. 141-159 ; De
la horde à l’État, essai de psychanalyse du lien social, Paris, Gallimard, 1983 ; Imaginaire social,
refoulement et répression dans les organisations, Connexions, Paris, Épi, n° 3, 1972 ; Les institutions : amour
et contrainte, consensus et violence, Connexions, Paris, Épi, n°30, 1980.
39 Serge Leclaire, Psychanalyser, Paris, Point/Seuil, 1975, p.21.
40 On sait que l’émotion est profondément inscrite dans le corps : « Maîtriser son corps, c’est conjointement
modifier le monde, le rendre non inquiétant ; la maîtrise corporelle qui met en oeuvre ses propres techniques
(respiratoires notamment) effectue en même temps une réduction de l’insolite(...) Que disparaisse d’un seul coup
cette familiarité et c’est le corps lui-même qui est en déroute« , François Chirpaz, Le corps, Philosophia, n°13,
Paris, Klincksieck, 1988, p.48.
41 Alain Peyrefitte, La société de confiance, Paris, Editions Odile Jacob, 1995, 556 p.
42 Henri Lefebvre, L’idéologie structuralisme, Paris, Seuil, coll. Points, 1975.
43 La notion de « complexité« a été largement présentée par Edgar Morin dans ses différents ouvrages. On
notera plus récemment l’ouvrage collectif d’un groupe de chercheurs transdisciplinaires de l’Université de Pau,
Du cosmos à l’homme : comprendre la complexité, Paris, L’Harmattan, 1991, 236 pages.
44 Savoir s’il existe plus de cinq sens est une affaire d’évaluation et d’expérience intimes
comme nous le laisse supposer ce que vivent ou ont vécu les membres d’une culture « autre« . La notion de
culture « autre« a été précisée par Jacqueline Roumeguère-Eberhardt, in Le signe du début de Zimbabwe,
facettes d’une sociologie de la connaissance, Paris, Publisud, 1982, 202 p. : « Nous utilisons le terme « autre« population, société, culture « autre«
- de préférence aux termes « primitifs« , « archaïques« , « non-
industrialisé« , « en voie de développement« , tous termes impropres comme le nôtre d’ailleurs qui pourrait
dénoter un flagrant culturo- centrisme. Mais c’est précisément pour cela que nous l’adoptons ici. Nous l’utilisons
300
pour des raisons épistémologiques appliquées à la sociologie de la connaissance afin de marquer qu’autrui est «
autre« pour moi comme je suis « autre« pour lui dans tout dialogue authentique évoquant une réciprocité de
perspectives. Car nous pensons que ce n’est que lorsqu’on cessera de tenter d’assimiler autrui que l’on est alors
en mesure d’engager des relations permettant une compréhension de son génie « autre« . Cette perspective est
essentielle pour le sociologue abordant des sociétés ayant un héritage « autre« que celui de sa propre société«
(p.26). Voir également du même auteur :Pensée et société africaines. Essais sur une dialectique de
complémentarité antagoniste chez les Bantu du Sud-Est, Paris-La Haye, Mouton, 1963. Cf à ce sujet le rapport
parapsychologique au « serpent noir« , génie de la race, du père forgeron du romancier africain Camara Laye,
L’enfant noir, Paris, Livre de poche, (Plon 1954), pages 14 et ss. Devant mon ouverture intellectuelle à ce
propos, plusieurs étudiants du « Sud« dans mon Université, m’ont parlé en confiance de leur rapport quasiment
magique au monde en fonction de leur culture.
45 Ashley Montagu, La peau et le toucher. Un premier langage, Paris, Seuil, 1979
46 Jean Baudrillard, Le corps ou le charnier des signes, Topique, sens du corps, Paris PUF 1972 ;
Jacques Ardoino, Prendre corps : incarnation ou réification, Pour, n° 41 Paris Privat 1975.
47 Hubert Montagner, L’attachement , les débuts de la tendresse, Paris, O. Jacob, 1988.
48 Masud Khan, Être en jachère, L’Arc, spéc.. D.W. Winnicott, n°69, 1977, pp. 52-57.
49 Bien que Georges Lapassade la place dans ce contexte dans son livre Les états modifiés de conscience, Paris,
PUF, nodules, 1987, pp. 45 sq.
50 Jiddu Krishnamurti, Réponses sur l’éducation, Paris, Stock, 1982, ch. « de la sensibilité«
pp. 50-59. Karlfried Graf Dürckheim, Pratique de l'expérience spirituelle, Monaco, éditions du Rocher, 1985,
Méditer, pourquoi, comment, Paris, Le Courrier du Livre, 1978.
51 Jean-Pierre Changeux, L'homme neuronal, Paris, Fayard, 1983.
52 Carl Gustav Jung, La vie symbolique, Paris, Albin Michel, 1989.
53 Gilbert Durand, Introduction à la mythodologie. Mythes et sociétés, Paris, Albin Michel, coll. La pensée et le
sacré, 1996, 245 p.
54 Nous trouvons de multiples exemples de cette attitude sensible dans la spiritualité orientale. Plus près de nous
un contemporain comme Maître Noro, le fondateur d’un art martial, le Kinomichi, « sent« immédiatement, en
dehors de toute représentation conceptuelle ou imagée, l’état d’esprit (colère, souci , ennuis personnels très
intimes etc.) de ses élèves arrivant sur le dojo cf. Daniel Roumanoff, La pratique du Kinomichi avec Maître
Noro, Paris, Criterion, 1992, 382 p., page 169. Dans le même état d’esprit, on se reportera au livre d’Albert
Palma, La voie du Shintaïdo, Paris, Albin Michel, 170 p., 1992.
55 Un tel sujet connaît le stade de l’amour E (amour de l’être de l’Autre) que Abraham H. Maslow oppose à la
connaissance D (fondée sur le déficit, que la psychanalyse freudienne explore avant tout, non sans raison) cf. A.
H. Maslow, Vers une psychologie de l’être, Paris, Fayard, 1972, 270 p.
56 On en trouvera des exemples concrets dans deux maîtrises en sciences de l’éducation :
-
Myriam Lemonchoix, La poésie : État des lieux dans les mémoires de formation de formateurs,
Université Paris 8, Sciences de l’Éducation, octobre 1992, 136 pages
-
Sylviane Mroczkowski, L’infirmière, l’éthique et la poésie, Université Paris 8, Sciences de l’Éducation,
octobre 1992, 120 pages.
301
57 À signaler, apparemment a contrario, mais en fait confirmant complètement la tendance énoncée ici, une
nouvelle pratique financière et anonyme aux États-Unis, qui consiste à proposer aux sidéens proches de la mort,
de racheter leur prime d’assurance sur la vie en leur en offrant 50 à 80% selon le degré d’avancement de la
maladie : Jean-Paul Dubois, Sida : votre mort m’intéresse, Le Nouvel Observateur, 10-16 décembre 1992, pp.
100-104
58 Sylviane Mroczkowski écrit dans le mémoire précité « Didier
(9 ans) arriva au service
pour mourir. Je le connaissais bien, il pouvait parler, j’étais toujours là pour l’écouter. Il acceptait les traitements
que de moi, j’étais la seule à pouvoir le soigner (même que je le croyais...) j’ai aussi été la seule à lui faire sa
dernière piqûre (même que j’ai pleuré...)...J ‘avais besoin de connaître la personne, de croire en son imaginaire
pour adapter mon rôle de soignante face à elle. La reconnaissance que le malade m’accordait, reflétait ma
compétence ; si le malade manifestait de la confiance et de l’affection, je croyais en moi, je croyais en l’Homme,
à sa réceptivité, à ce désir de progresser ensemble un bout de chemin. Une fois l’engrenage des sentiments mis
en mouvement, j’abandonnais mes protections, je libérais mon énergie, ma tendresse pour faire circuler
l’affection. Si la personne était dans le service pour mourir, j’étais encore plus réceptive et sensible face à sa
personnalité pour qu’elle puisse encore parler, sourire, exister, jusqu’au bout de sa vie« (p.78).
59 Comme le rappelle fort bien Dany-Robert Dufour dans les dernières pages de son livre « les mystères de la
trinité« , Paris, Gallimard, 1991, bien que je ne partage pas l’équivalence qu’il accepte entre l’amour et la haine,
suivant en cela, l’optique psychanalytique anglaise. (p.462).
60 Épisodes relatés par Maud Mannoni, le nommé et l’innommable, le dernier mot de la vie, Paris, Denoël,
l’espace analytique, 1991, 177 p., pp. 75 sq. et Mary Catherine Bateson,
Regards sur mes parents, Paris, Seuil, 1989.
Notes complémentaires
1 Gregory Bateson, Une unité sacrée. Quelques pas de plus vers une écologie de l’esprit, Paris, Seuil, 1996, 462
p., p.381.
2 On sait que « l’acceptation interne » des personnes à partir desquelles on mène une recherche, est une des
conditions nécessaires à la démarche qualitative en sciences humaines comme le pense Alex Mucchielli « Les
méthodes qualitatives« , Paris, PUF, Que sais-je ?, 1991, pp.111s.
3 Zéno Bianu, Krishnamurti ou l’insoumission de l’esprit, Paris, Seuil, 1996
4 Sur ce point de la dimension franciscaine de l’imaginaire, voir Georges Auclair, introduction à la réédition de
son livre , Le mana quotidien, structures et fonctions de la chronique des faits divers, Paris, Anthropos, 1970
5 Bernard Charlot, Elisabeth Bautier, Jean-Yves Rochex, Le rapport au savoir dans les banlieues...e t ailleurs,
Paris, A. Colin, 1992
6 Gilles Deleuze, Felix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie, Paris, Les Editions de Minuit
, 1991