L `Action chez Aristote

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L `Action chez Aristote
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L ‘Action chez Aristote
Par Monsieur Claude BOUDET,
Docteur ès Lettres, Professeur à l’IUFM Montpellier
I. L’ACTION : CATEGORIE LOGIQUE DU LANGAGE
Dès l’Organon, plus particulièrement dans les Catégories, ARISTOTE précise la liste des dix
catégories logiques ( I ) qui articulent littéralement d’abord le langage qui sans cela ne peut parler,
et la pensée elle-même qui sans cette articulation en quelque sorte intérieure ne peut elle- même
s’exprimer. Dans ces catégories, en dernière position sur la liste nous rencontrons l’action et la
passion. L’Action correspond à la voix « active » du verbe (par exemple : marcher). Elle se
distingue de la Passion, son contraire, voix « passive » du verbe (par exemple : se promener). Par
ces voix verbales s’institue ainsi la structure grammaticale du langage.
Quelques considérations.
. 1. Action et Passion : elles constituent un couple de contraires ; cependant nous dit
ARISTOTE elles admettent le plus et le moins, c’est-à-dire le plus ou moins grand, plus ou
moins fort, intense. Par là ce couple action -passion n’est pas vraiment un couple de
contraires…elles sont simplement contradictoires et peuvent découler l’une de l’autre.
. 2. L’Action et la Passion s’opposent donc seulement selon la contradiction. Elles sont le
positif et le négatif l’une de l’autre. Soit à propos du même sujet (il court, il est poursuivi) Soit
par rapport à deux sujets différents : le chien poursuit le chat ; donc le chien court, le chat est
poursuivi.
Il nous faut donc distinguer celui qui agit, celui qui pâtit. Celui qui agit (le chien courant) fait
pâtir l’autre (le chat poursuivi). Celui qui pâtit (le chat poursuivi) est soumis à celui qui court
pour attaquer.
L’Action semble donc première par rapport à la Passion. Il faut en effet avoir été actif pour
envisager ensuite la passivité. Cependant nous devons prendre en compte deux réserves :
-la passivité peut être attente d’action,
- ce que l’on appelle réaction n’est que la sortie active à un certain seuil de passivité pour une
nouvelle action.
En réalité Action et Passion sont mixtes : l’action absolue n’existe pas (Dieu n’existe pas, il
est). De même la passivité absolue = action zéro (2).
Du point de vue du vocabulaire, il nous faut considérer seulement des degrés relatifs d’action
et de passion :
__ l’action nous conduit à l’activité (qui est alors exercice de l’action) ; elle aboutit et s’achève (?)
en un Acte.
__ la passion nous conduit à la passivité (état de passion) ; elle nous amène à la Puissance.
Ce vocabulaire est à mettre en place dès à présent.
. 3. L’Action implique une force, une énergie, une dynamique avec effet de changement.
Cette force peut siéger dans le sujet ; ou provenir d’un autre sujet. Celui –ci est alors considéré
contre centre d’énergie au sens quasi physique du te
Cependant prenons garde à ne pas mêler les deux origines de la force, interne ou externe.
Si la force provient du sujet lui-même, alors on peut valablement parler d’énergie. Soit
énergie de résistance à une action exercée de l’extérieur sur lui : soit une énergie de
déploiement à l’extérieur de lui. Dans ce dernier cas, l’énergie génère du mouvement. Par là
donc l’action et l’activité qui s’exerce entraînent une DYNAMIQUE.
Si l’on creuse un peu plus cette notion de mouvement, autrement dit activité dynamique, il est
facile de différencier trois sortes de mouvement avec effet de changement :
- soit selon l’espace : on peut parler de changement de place (déplacement) d’un sujet -objet
quelconque,
- soit sa corrosion,
- selon l’être lui-même enfin : à son apparition (d’un étant -être dans son essence) succède sa
destruction, sa réduction à rien ou sa mort.
Si la force provient d’un autre sujet, qui est objet connu, ou être supposé mais inconnu, il est
par contre difficile de l’affirmer comme énergie, tant qu’elle n’est pas connue scientifiquement,
objectivement, c’est-à-dire mesurable. C’est en ce sens que l’on dit parfois qu’il existe plein de
forces qui nous entourent. Si nous parvenons à reconnaître l’une d’elles et à la mesurer, la
Physique considère alors que cette force effectue un travail dont nous sommes l’objet, soit pour
nous développer, soit nous réduire ou nous détruire.
Ce travail extérieur exercé sur un sujet quel qu’il soit revient à envisager avec ARISTOTE les
deux champs où la METAPHYSIQUE peut prolonger l’étude concrète de la simple nature des
choses, en observant la nature elle-même selon ses propres fins apparente. Ou bien il s’agit d’un
travail de perfectionnement qui développe la chose vers le meilleur être possible. Ou bien, au
contraire mais aussi dans l’envers inévitable de cette « nature des choses », ce travail est celui
d’une corruption conduisant à « l’existence » du non-être parmi les êtres eux-mêmes. (3)
A ces deux niveaux, il est difficile de parler d’Action, car échappe au sujet le contrôle de
l’activité qui s’exerce sur lui.
. 4. Provisoirement, on pourra proposer seulement cette affirmation : Il y a Action car le
sujet / substance ne se suffit pas à lui-même.
II. L’ACTION EST LA PREUVE MAJEURE DE L’AME
Depuis la référence au De Anima (4) le vivant est dit « animé » c’est-à-dire capable de
mouvement. L’être animé ou animal a deux caractères principaux : _ le mouvement _ la
sensation. L’Ame est par excellence le moteur, soit encore le principe d’animation.
Mais nous dit ARISTOTE : « il est complètement impossible que le mouvement appartienne à
l’Ame » (5)
D’où la difficulté à comprendre le sens de l’action qui est bien autre chose que le simple
mouvement.
. 1. L’Ame est l’entéléchie première d’un corps naturel.
Le mot important, ici, est entéléchie. (6) Cette notion peut s’approcher par les mots : complète
actualisation... L’entéléchie est ce qui est le plus complètement Un et Etre. (Cela fait penser
évidemment à la monade de LEIBNIZ). (7)
D’une manière courante nous disons que l’âme est dans un corps, en distinguant d’ailleurs vie
du corps et vie de l’âme.
En réalité pour ARISTOTE c’est l’Ame qui fait vivre notre corps.
Cette vie du corps animé, du corps par l’âme, se fait : _ dans le maintien de son être pour
« persévérer dans son être » si l’on reprend la formule de SPINOZA) (8) _et dans le
déploiement de sa puissance pour le faire parvenir à la totalité de son unité (on peut alors
retrouver la notion d’expansion de ROUSSEAU).
En conséquence la vie intellectuelle, celle de l’âme « dans » le corps, nous conduit et nous fait
tendre toujours plus vers l’Esprit.
Ainsi, (au moins pour ce qui est de la vie humaine), vivre c’est ex- hister pour être, tendre vers
son être tout en le retrouvant.
C’est encore actualiser le plus complètement qu’il se peut sa puissance d’être (réaliser son
potentiel). C’est aussi être son propre mouvement intérieur. (Aide- toi…).
. 2. L’Ame est donc une substance au sens de forme… c’est-à-dire la quiddité (9) d’un
corps d’une finalité déterminée.
On peut considérer ainsi que vivre c’est agir son propre être, l’actualiser.
Dans la pensée aristotélicienne l’Ame dispose de quatre fonctions majeures :
(1) le mouvement qui est la faculté première et qui est preuve d’animation
(2) la faculté motrice… capacité de se mettre en mouvement
(3) la faculté sensitive…qui permet de détecter la source d’excitation ou de « passion »
(4) la faculté dianoétique : penser, délibérer, réfléchir.
S’y ajoutent, présentes en tout vivant, _la faculté intuitive _ et la faculté désirante.
(10)
Le mouvement comme faculté première s’applique, se met en relation aux autres fonctions : il
est leur application.
C’est ce qui permet, si on le comprend bien,de penser avec ARISTOTE que : « l’Ame ne peut
être ni sans un corps, ni un corps, car elle n’est pas un corps mais quelque chose du corps ». (11)
Ici, le mot important est le : quelque chose.
Ce « quelque chose » nous semble-t-il, est la mise en action elle-même, c’est-à-dire
l’ANIMATION.
. 3. Il y a deux facultés motrices : le Désir et l’Intellect.
L’objet du désir est le principe de l’intellect pratique.
A l’issue du raisonnement- réflexion, au dernier terme de la discussion, c’est-à-dire une fois
établie la conclusion, nous sommes au point de départ de l’Action.
Cela revient à considérer avec ARISTOTE que « c’est en tant que l’animal est doué de désir
qu’il est son propre moteur ». (12) Mais il n’est pas doué de désir sans l’être d’imagination. Or
toute imagination est rationnelle ou sensitive. Cela explique donc que le sujet agissant, si
passionné soit-il de par une action extérieure d’autres sujets- objets, si désirant soi-il, est toujours
capable de rationalité…mais jusqu’au moment où l’action se décide.
Désir et Intellect ne sont pas ou absolument contraires, ou indissolublement associés : ils sont
liés avec une infinie souplesse. Cette souplesse est la marque de la finesse de l’Ame. Il faut en
tenir compte pour approcher quelque peu la dimension impulsive de l’Action, en apparence,
pourtant appuyée la plupart du temps sur des motivations mûrement réfléchies et
Rationnelles.
. 4 .L’intellect Patient, l’intellect Agent : leur différence. (13 )
Il s’agit là de notions, d’idées, de fondamentaux, très importants dans l’histoire de la
métaphysique. Présentes dans le De Anima, c’est- dans la Métaphysique que leur sens est le plus
profondément réfléchi ; avec les prolongements scolastiques du Moyen- Age.
Nous en resterons pour l’instant au De Anima.
L’intellect patient, est une partie de l’Ame par laquelle l’âme connaît et comprend…c’est -àdire pense. Penser alors consistera à pâtir sous l’action de l’intelligible ou de quelque autre
processus…Mais cette « partie de l’âme qu’on appelle intellect n’est en acte aucune réalité avant
de penser » (14) Ainsi on peut considérer que l’Ame est le lieu des Idées, là où s’élaborent, se
développent et se manifestent les idées autrement dit ce qui résulte de la pensée et en constitue le
tissu « intellectuel ».
L’intellect agent .ARISTOTE a pour le définir une formule magnifique : « Il est une sorte
d’état analogue à la lumière ». (15) Cet intellect agent est : _séparé – impassible – sans mélange.
Par essence il est en acte. Une fois séparée (par abstraction) il n’est plus que ce qu’il est
essentiellement, et cela seul, est immortel et éternel. (16)
L’intellect agent a été associé à Dieu, cela semble naturel. Cependant, pendant une longue période
du Moyen -Age, il a fait l’objet de bien des disputes, issues des philosophies arabes et autant que
possible closes par St THOMAS. (17)
III. LE CADRE METAPHYSIQUE.
Nous sommes donc conduits à la métaphysique : c’est-à-dire qu’il nous faut parvenir à passer
de la simple analyse psychologique de ce qui n’est qu’une activité (autrement dit la
transformation du simple mouvement en acte humain) à ce qui constitue l’Acte pur, celui-ci
étant à présent pour la pensée une activité continue de création.
Pourquoi, finalement et cela aux deux sens du terme, Agir ? Pourquoi agissons-nous ?
. 1. Un peu de travail sur les textes de la Métaphysique d’ARISTOTE fondatrice de notre
modèle occidental de pensée.
A. Quelques entrées tout d’abord dans ce « monde » de la Métaphysique
« La puissance est le principe du mouvement et du changement…qui est dans un autre être ou
dans le même être en tant qu’autre. » (18)
« Il y a ce qui est en acte seulement, ce qui est en puissance, et ce qui est en puissance et
en acte. » (19)
Pour ce qui est du mouvement : il est « l’acte de ce qui est en puissance en tant que tel ». Le
mouvement est un « acte incomplet ». Mais « il n’existe pas de mouvement en dehors des
choses ». (20)
Le mouvement équivaut alors à l’Energeia (c’est–à- dire la réalisation en train de s’effectuer).
L’Acte pur en tant que tel correspondant à l’Entelecheia …c’est-à-dire l’achèvement complet
de ce qui devient ainsi être au sens plein. (21)
On peut déterminer par ces entrées le fait de l’antériorité de l’Acte sur la Puissance. Mais
ARISTOTE reste ambigu. Ainsi il affirme au Livre A :
« Il faut qu’il existe un principe tel que sa substance même soit acte. »
Et plus loin… « Il semble bien que tout ce qui agit ait la puissance d’agir, mais que tout ce qui a
puissance d’agir n’agisse pas ». (22) C’est logique ! Mais comment y aurait-il mouvement s’il n’ y a
aucune cause première en acte ?
De là, la nécessité d’un Premier Moteur.
Il y a donc pour ARISTOTE trois formes de substances : (23)
_ Deux, physiques susceptibles de mouvement et d’animation
_ Une, métaphysique…. qui est essentiellement immobile.
B. Définitions du Premier Moteur :
Nous les trouvons dans le livre L :
« Il existe donc quelque chose toujours mu d’un mouvement sans arrêt, mouvement qui est le
mouvement circulaire. » (24)
Ce serait là le Premier Ciel.
« Un extrême qui soit moteur sans être mobile, être éternel, substances et actes purs.» (25)
Donc, Dieu.
C. Qu’est- ce donc que l’intelligence divine ?
« L’intelligence (divine) suprême se pense donc elle-même, puisqu’elle est ce qu’il y a de plus
excellent et sa pensée est pensée de pensée. » (26)
Qu’est-elle donc sinon Acte Pur ?
« La pensée divine pense, mais se pense elle-même pendant toute l’éternité. » (27)
Cela ne peut être plus clair !
II Dans quel cadre métaphysique pouvons-nous en fin de compte situer l’Action ?
Cette interrogation sur le sens de Catégories et des Idées de Fond, ne peut être dans ce contexte
limité, que brève et sans doute sujette à critiques. Elle sera donc schématique. (28)
SUBSTANCE (essentielles, première ou secondes)
Matière
FORME
Puissance
ACTE
Genre, Espèce
(Ensemble d’individus)
Individu= UN
Comprenons : il y aurait eux sortes de substances : matière et forme ; celle-ci se subdivise en
puissance et acte ; ce dernier en genre/ espèces (ensemble) et individu. L’Etre le plus « actif »
étant l’Un qui agit son propre « être ».
CONCLUSION EN GUISE D’OUVERTURE
Dans la pensée aristotélicienne, l’Acte nous semble donc être la forme humaine de l’animation
du Vivant. Il s’accomplit :
- soit à l’image de Dieu ( et nous sommes reconduits à la mystique
- soit comme Désir continue de réaliser en soi l’individu que l’on est en puissance
- soit enfin pour réaliser au delà de soi-même la participation à la pure activité spirituelle de
Dieu.
De la Mystique à la Science pure...telle est la « quadrature »du sens de l’Action chez
ARISTOTE.
NOTES
I. ARISTOTE. in Organon I Catégories Editions VRIN Paris 1959 § 4 LL 25/27 : « Les
expressions sans aucune liaison signifient la substance, la quantité, la qualité, la relation, le lieu, le
temps, la position, la possession, l’action, la passion . »
Ie mouvement, ni activité, a fortiori Acte pur.
3. Dans la Métaphysique, Editions VRIN, Paris, I964 ARISTOTE lie et oppose souvent comme
les deux formes « extrêmes » de la nature des êtres la corruption et la perfection.
Médiévale l’habitude de parler du De Anima.
5. ARISTOTE, De l’Ame, o. c, Livre I § 3, 406 a, LL2 et 3
6. ARISTOTE, o. c. Livre II, § 3, 414 a, LL 26 à 28 : « Que l’âme soit une certaine entéléchie et
la forme de ce qui possède la puissance d’avoir une nature déterminée, cela est évident d’après ce
que nous venons de dire » ou plus haut, 412 B, Ligne 5 « l’âme est l’entéléchie première d’un
corps naturel organisé »
7 .cf . La Monadologie. LEIBNIZ
8. cf Ethique, SPINOZA
9. ARISTOTE, o. c. Livre II, Ibidem: 412 b, LL 9 à 12 « elle est une substance au sens de
forme.
1O. ARISTOTE, o.c. Ibid. 413 b, LL 11 et 12 : « contentons-nous de dire que l’âme est le
principe des fonctions que nous avons indiquées et qu’elle est définie par la facultés motrice,
sensitive, dianoétique et par le mouvement. »
II. ARISTOTE, o.c. Ibid, Livre II, 414 a, LL 20-21
I2. ARISTOTE, o, c, Ibid, 414 b, LL 15 et sqq
13. ARISTOTE, o. c. Livre III, § 3 et 4
14. ARISTOTE, o. c. Livre III, § 4, 429 a LL 22-23
15. ARISTOTE. o. c. Livre III, §, 43O a, LL15-16-17. ST THOMAS et le thomisme en
général, ont résolu les nombreux problèmes posés par les interprétations des philosophes arabes
des concepts d’intellect patient et d’intellect agent.
18. ARISTOTE, Métaphysique, o, c. Livre Delta, § 12, 1O19 à Ligne 15
19. ARISTOTE, Ibidem, Livre K, §9, 1O65 b, Ligne 5
20. ARISTOTE, Ibid, Livre K, § 9 IO65 b, LL 7-8
21. ARISTOTE, Ibid, Livre K, § 9 LL 13-14 et voir Note 3 de J. TRICOT, Page 615
22. ARISTOTE, Ibid, Livre Lambda, § 6, 1071 b, LL 2
23 .ARISTOTE, Ibid, Livre Lambda § 6, 1071 b, LL3- 4
24. ARISTOTE, Ibid, Livre Lambda, § 7 1072 a, LL N21 et sqq
25. ARISTOTE, Ibid, livre Lambda, § 7, LL 25-26
26. ARISTOTE, Ibid, Livre Lambda, § 9 ; 1074 b LL 34 e »t sqq
27. ARISTOTE, Ibid, Livre Lambda, § 9, 1075 a, Ligne 10
28. ARISTOTE : Voir l’ensemble du Paragraphe 15 du Livre Z, in Métaphysique