A la pêche aux gènes

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A la pêche aux gènes
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N° 4 / Décembre 2014
A la pêche aux gènes
Elvira Mächler
Un bon managing environnemental est indissociable d’une bonne connaissance
des espèces, de leur occurrence et de leur répartition. Or les spécialistes de la détermination des espèces se font de plus en plus rares et certaines identifications
posent un problème même aux meilleurs experts. L’analyse de l’ADN environnemental constitue alors une option très intéressante. Par Andres Jordi
Fig. 1 : L’inventaire des macro-invertébrés est difficile à établir avec les méthodes classiques.
Le gammare que vous avez sous le nez appartient-il à une espèce de crustacé indicatrice d’une
bonne qualité des eaux ou est-il annonciateur d’une invasion biologique ? Ou est-il un exemplaire d’une espèce menancée ? Pour pouvoir protéger l’environnement et bien gérer les espaces naturels, il est indispensable de bien connaître les espèces. Or les taxonomistes constituent eux-mêmes une espèce en voie de disparition. Par ailleurs, la systématique basée sur les
caractères morphologiques se révèle insuffisante pour certains organismes, dont l’identification
demande alors énormément de temps et de travail aux spécialistes restants.
Une clé de détermination tirée du labo
Florian Altermatt et ses collaboratrices Kristy Deiner et Elvira Mächler du département d’Ecologie
aquatique de l’Eawag explorent une nouvelle voie de recensement des espèces basée sur ce que
l’on appelle l’ADN environnemental (ADNe). Tous les êtres vivants libèrent en permanence du
matériel génétique dans l’environnement, que ce soit par leurs excréments, leurs peaux mortes
ou leurs poils. De ce fait, l’eau des rivières ou des lacs renferme dans chaque échantillon une
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multitude de fragments d’ADN issus des organismes qui les peuplent. « Grâce aux nouvelles méthodes de biologie moléculaire, nous pouvons aujourd’hui identifier les espèces dont proviennent
ces fragments d’ADN et déchiffrer leur code génétique », explique Florian Altermatt.
Avec plusieurs collègues du service des déchets, de l’eau, de l’énergie et de l’air du canton de
Zurich (AWEL), les chercheurs ont tenté de savoir si cette méthode était adaptée à l’inventaire
des macro-invertébrés (Fig. 1). Les invertébrés tels que les larves d’éphémères, les gammares,
les bivalves ou les gastéropodes sont de précieux indicateurs de la qualité de l’eau et sont utilisés
pour les études d’écotoxicité. « Beaucoup de ces organismes sont minuscules, vivent dans de
très petites populations ou présentent un cycle de vie très complexe », ajoute le biologiste. « Ils
sont donc très difficiles à appréhender avec les méthodes classiques. »
Dans le cadre de son mastère, Elvira Mächler a prélevé des échantillons d’eau de rivière ou de
lac sur 14 sites de la région zurichoise. Elle a ensuite étudié leur cocktail d’ADN en recherchant
six espèces de macro-invertébrés appartenant à six groupes phylogénétiques : quatre espèces
indicatrices, une espèce menacée et une espèce exotique. En complément, des échantillons
de faune invertébrée ont été prélevés au filet sur les mêmes sites et les espèces présentes
ont été déterminées de façon traditionnelle par un spécialiste. Les deux méthodes ont ainsi pu
être comparées.
Analyses génétiques en salle propre
Pour la détermination à l’ADN, les chercheurs ont analysé les séquences de bases du gène COI
issu des mitochondries, les organites responsables de la production d’énergie dans les cellules.
En effet, la séquence de bases d’un même gène varie d’une espèce à l’autre et ces différences
peuvent être utilisées à des fins taxonomiques. « Les cellules renferment plus de copies du gène
COI que d›autres gènes et il est donc plus facilement détectable dans l’environnement », explique Elvira Mächler. « D’autre part, la séquence de bases varie peu entre individus d’une même
espèce mais très fortement d’une espèce à l’autre, ce qui facilite le travail d’identification »,
ajoute la chercheuse.
Avant toute analyse génétique, les échantillons d›eau doivent subir un traitement spécifique (Fig.
2). L’ADN environnemental est tout d’abord séparé de l’eau à l’aide d’un filtre extrêmement fin.
Echantillon
d’eau
Visualisation
Extraction de l’ADN
Séquençage
Multiplication par PCR
Fig. 2 : Avant tout décryptage de l’ADN environnemental, les échantillons d’eau doivent être prétraités au laboratoire.
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Elvira Mächler
Filtration
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Il est ensuite extrait du filtre par des produits chimiques particuliers. Pour pouvoir être étudiés,
les fragments d’ADN doivent être présents en quantité suffisante. Ceux qui ont été extraits de
l’eau ont ainsi été multipliés par une technique dite de PCR. Grâce à un séquençage, les chercheurs ont ensuite déterminé les bases dont étaient composés les gènes COI des différents
fragments d’ADN environnemental. En comparant les séquences obtenues avec celles enregistrées dans les bases de données, ils ont alors pu savoir si elles appartenaient aux différentes
espèces recherchées. Ce travail de laboratoire doit être effectué dans des conditions très strictes pour éviter toute contamination afin que les chercheurs soient certains de n’étudier que
l’ADN contenu dans les échantillons d’eau (Fig. 3).
Florian Altermatt
Détection précoce des espèces invasives
« Dans le cas des macro-invertébrés, la méthode de l’ADNe fonctionne pour une large étendue
de groupes taxonomiques », commente Elvira Mächler. « Nous avons pu détecter cinq espèces
sur six. » Les résultats ne concordaient cependant pas toujours avec ceux de la détermination
traditionnelle. Une espèce identifiée sur un site avec une méthode ne l’était pas nécessairement avec l’autre. La recherche de l’ADN était plus efficace pour certaines espèces alors que
la capture au filet s’avérait plus probante pour d’autres (Fig. 4). Dans l’ensemble, la concordance
des deux méthodes allait, selon les espèces, de 43 à 100 %. « Les deux méthodes ont leur
domaine d’incertitude », ajoute Florian Altermatt.
Fig. 3 : Le travail en conditions stériles permet d’éviter la contamination des échantillons par de l’ADN extérieur.
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ADNe
Filet
Occupation des sites (%)
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60
40
20
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Fig. 4 : La méthode de l’ADNe fonctionne pour une
grande variété d’espèces de macro-invertébrés et
fournit, dans bien des cas, des résultats plus précis
que la méthode classique.
Dans le cas des invertébrés ne formant que de petites populations, la méthode génétique semble toutefois donner les résultats les plus précis. En étudiant l’ADNe, les chercheurs ont ainsi
démontré la présence de Baetis buceratus, un éphémère discret, sur deux sites de plus que la
méthode traditionnelle au filet. Les biologistes estiment donc que la nouvelle méthode pourrait
être utilisée pour détecter les invasions biologiques à un stade précoce de colonisation. Cette
approche est déjà à l’étude en France et aux USA pour le suivi des carpes invasives.
L’ADN environnemental est omniprésent
La méthode d’identification par l’ADN présente d’autres avantages. Etant donné que l’ADN
environnemental est présent partout et en permanence dans le milieu aquatique, les inventaires reflètent la situation des bassins versants dans leur totalité et sont moins variables dans
le temps. L’échantillonnage au filet équivaut quant à lui à un prélèvement ponctuel qui reflète
la composition de la faune à un moment précis. Pour de nombreuses espèces, il n’est par ailleurs possible qu’à certains stades de développement et ne peut donc être effectué qu’à
certaines périodes de l’année. La méthode génétique présente en outre l’avantage de ne pas
nécessiter la capture des organismes. Les scientifiques lui voient encore un autre atout : en
théorie, la nouvelle méthode pourrait permettre l’identification concomitante de plusieurs centaines d’espèces.
Mais un long chemin reste encore à parcourir jusque là. Outre les améliorations techniques qui
doivent lui être apportées, la méthode est encore d’un coût trop élevé et d’un abord trop difficile. Les services cantonaux ne disposent pas des infrastructures et des connaissances
nécessaires à sa mise en œuvre. « Mais la technique évolue rapidement », commente Florian
Altermatt, confiant. Pour le biologiste, des standards ne vont pas tarder à s’établir et à permettre une utilisation rationnelle de la nouvelle technique. « Les analyses d’ADNe ne coûteront
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alors plus que quelques centaines de francs et reviendront moins cher que les relevés classiques. » Les chercheurs ne pensent cependant pas que la nouvelle méthode vienne de sitôt
remplacer les inventaires traditionnels. Ils prônent plutôt une utilisation parallèle des deux approches de façon à profiter de leurs avantages respectifs. Ce qui ne les empêche pas de se
projeter dans le futur : « Grâce à l’analyse de l’ADN environnemental, il sera un jour possible de
mesurer la biodiversité des milieux aquatiques dans les contrôles de routine, comme on le fait
aujourd’hui avec les paramètres physicochimiques », augure Florian Altermatt. « La technique
existe déjà. » Mais même dans un tel cas de figure, le concours de taxonomistes restera indispensable, ne serait-ce que pour valider les résultats des nouvelles méthodes.
>> Article original paru dans « Freshwater Science » et « PLoS One »
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