Christian Boltanski : une approche du travail effectué par l

Transcription

Christian Boltanski : une approche du travail effectué par l
Christian Boltanski : une approche du travail effectué par l’artiste dans
l'espace public.
Ce texte a pour but de présenter, de décrire et d'analyser six œuvres réalisées par
l'artiste dans l'espace public entre les années 1986 et 2014 : Monument Les Enfants
de Dijon (1986), La maison manquante (1990), Résistance (1993-94), Les Regards,
(1998), Murmures (2006) et Animitas (2014). On propose un rapprochement et
une réflexion sur deux thèmes préférés de Boltanski : le souvenir et la mort.
Introduction
Né en 1944 à Paris, Christian Boltanski est l’un des artistes majeurs de la scène
contemporaine française. Il a développé, depuis la fin des années 60, une «
ethnologie personnelle », inspirée notamment des travaux de Claude Lévi-Strauss
et d’Harald Szeemann. Il met en question la quête d’identité, à partir des idées de
mémoire individuelle et collective, le passage du temps, la vie et la mort, à travers
une mise en scène de l'absence : photographies de personnes disparues, noms de
personnes mortes ou enregistrements sonores de voix anonymes participent du
monde spéculatif de Boltanski. Un monde qui semble être constamment en
dialogue avec le passé, avec ses certitudes et ses contradictions, avec ses
déguisements et ses paradoxes, comme si l’idée de présence dans chaque pièce
n’était qu’un état momentané des choses. « Chaque fois que quelqu'un meurt, on se
souvient de la photo de cette personne et non pas de la personne[1] ». Pour
Boltanski chaque œuvre sera toujours une sorte de vestige, la trace d’un naufrage
qui refuse d'être trouvé.
La question est donc de savoir comment l'ensemble des œuvres présentées ici
exprime cette représentation de la mort et comment elles sont intégrées dans
l’espace public.
L’œuvre et son intégration dans l’espace public.
« L’espacement et l’agencement des choses, la séparation des choses, la relation
entre les choses, le sens des lieux et l’attachement aux lieux, sont des
manifestations individuelles et collectives de la spatialité humaine [2].»
Essayer de penser le rôle de l’œuvre de Boltanski dans l’espace public renvoie au
thème du lieu entre l’art et la politique, ou, pour mieux dire, le politique. L’artiste a
fait un deuil qui affecte la mémoire collective en introduisant la politique de forme
non institutionnel. Ainsi, les installations de Boltanski font jouer, à un niveau
symbolique comme à un niveau expérientiel, les modes de la spatialisation du
monde des individus et des sociétés concernés. Ils créent les conditions de leur
expérience et de leur conscience. Depuis ses premiers travaux, plus satiriques,
jusqu'à sa production la plus récente, l'artiste a toujours eu un rôle à jouer dans le
domaine politique faisant écho l'histoire de l'humanité et l'histoire de sa propre vie.
La question délicate mais fondamentale consiste donc à tenter de tracer les critères
qui permettent de penser les œuvres de Boltanski dans l’espace public et il m’ai
semble intéressant de recourir ici à la dimension du spatial, en référence au
philosophe Thierry Paquot[3] .
Paquot montre le rôle essentiel que joue l’spatial dans la constitution pysique de
l’individu dans sa relation au monde et soutient que l’espace public est un lieu de
hasard et de rencontres qui fonde la richesse de la ville. C’est dans les espaces
publics que resurgit le sujet ; chacun perçoit en effet dans l’étrangeté de l’autre la
garantie de sa propre singularité. « Ce couple privé/public, que favorisent les
milieux urbains, sous-entend une unité spatiale et aussi temporelle, instable,
provisoire ou durable, qui dote chaque individu d’une écologie
existencielle [Paquot, 2007][4] .»
Les lieux utilisés par Boltanski présent des qualités formelles et structurelles
récurrentes. Ce sont de sites urbains– des bâtiments, des murs, des panneaux
d’affichage– et rarement–! seulement dans ses plus récents projets –ce sont des
espaces ouverts. L’appropriation privative et la séparation de « l’intérieur et
l’extérieur », la fluidité circulatoire et la distinction entre haut et bas,!jouent un rôle
important. Dans ces conditions, les positions et les déplacements des éléments
constitutifs de chaque intervention convergent sur l’idée de communication, de
partage, d’échanges et de circulation de signes. Les installations de Boltanski
donnent à l’espace public une dimension autre que la dimension délimitée dans
l’espace-temps du quotidien, une dimension qui parvient à creuser le réel et le
quotidien dans la dimension de la ville et questionne l’espace en tant que lieu
difficile à définir. Les portraits d’enfants, les noms de disparus, les photographies
de yeux et les voix sont des anonymes. Elles sont là dans un moment-de-monde.
Elles sont ce moment qui apparaît et que Boltanski partage avec elles. De cette
manière, l’anonyme–qui n’a pas de nom et qui n’est pas un objet–, échappe à la
langue (comme à tout entreprise d’édification) et à la connaissance.
1.
Monument Les Enfants de Dijon, 198
En 1986, à la Chapelle de La Salpêtrière, Boltanski réalise une installation à partir
de photographies d’enfants issues d’une œuvre intitulée « Portraits d’élèves » qu’il
avait réalisée en 1973 pour le Collège de Dijon. Ces nombreux portraits anonymes
évoquent des choses différentes : avis de recherche d’enfants disparus, clichés
d’enfants victimes de délits individuels, portraits d’enfants victimes de crimes
systématiques comme la Shoah. L’installation prend la forme d’un essai de
reconstruction de la vie des autres, de personnes qui ont été présentes mais ne sont
plus là. Au même temps, l’œuvre se présente comme un travail initiatique où
l’artiste commence à travailler vraiment l’espace. A propos de cette pièce l’artiste
dit : « Tout s’est vraiment fabriqué à La Salpêtrière en 1986. C’est un lieu
splendide, où j’ai aussitôt compris la nécessité du vide, d’avoir une chose qu’on voit
de très loin, de placer un objet extrêmement haut…. Avant, je ne savais pas installer
des expositions, je les installais comme n’importe qui, et là, brusquement, tous mes
trucs, toutes mes théories sont nées[5] ».
Source: www.imagesrevues.revues.org / www.francegazette.com
2.
La maison manquante, 1990
Quatre ans plus tard, en 1990, Boltanski est invité à participer à une exposition à
Berlin, à l’occasion de Die Endlichkeit der Freiheit (« La finitude de la liberté »)
commémorant la réunification des deux Allemagnes. Il propose une installation
qu’il appellera « La maison manquante », composée de deux parties.
Source: www.kunstgeografie.nl
Dans la première partie, Boltanski intervient un ensemble immobilier situé dans le
côté est de la ville, où il manque une section médiane détruite durant la seconde
guerre mondiale. Aidé par des étudiants, Boltanski installe sur les deux murs
mitoyens, devenus façades, des plaques indiquant le nom, le métier, ainsi que la
date de mort des anciens occupants. Vingt juifs qui avaient été tués par les nazis se
trouvent parmi les anciens occupants identifiés. C’est ainsi que dans la
réactualisation des disparus, l'absence acquiert une densité qui la rend présente,
visible. La place laissée vide par l'immeuble détruit est ainsi rattachée au souvenir
des habitants disparus, dans une reconstitution métaphorique de l'espace
désertique.
Dans la deuxième partie de cette installation, à Berlin-Ouest, papiers et
photographies relatifs aux anciens occupants de la maison détruite dans la
partie Est sont exposés dans des vitrines installées à l’emplacement d’un ancien
musée dévasté par les bombardements, le Berliner Gewerber Ausstellung, situé
dans un terrain envahi par la nature. De cette manière, un musée détruit de BerlinOuest accueille des reliques d’hommes morts de la zone Est. L’Ouest et l’Est sont
réunis par le « travail de la mémoire ».
3.
Résistance, 1993-94
Il s’agit d’une installation montée sur la façade sud de la Haus der Kunst, musée
allemand situé à Munich. L’installation est composée d’affiches illustrant des yeux
d'anciens membres du groupe de résistance anti-fasciste "Rote Kapelle". Les
photographies ont été prises entre 1942 et 1943, auprès de 100 membres du groupe
de résistance ayant été arrêtés.
Conscient de l’importance de l'ancienne "Haus der Deutschen Kunst" [Maison de
l'art allemand], Boltanski cherche à confronter les visiteurs à la mémoire des
personnes qui, opposées au régime national-socialiste, se sont exposées à un
danger constant. C'est un travail qui peut aussi être interprété comme un
avertissement à la société d'aujourd'hui de ne pas répéter les erreurs du passé.
Source: www.hausderkunst.de
4.
Les Regards, 1998
A partir du même geste, Boltanski rend quatre ans plus tard une pièce
photographique installée dans l’espace publique de la ville de Darmstadt. A cette
occasion, l’artiste utilise le fragment d'un visage, principalement les yeux, d’une
photographie avec laquelle il avait déjà travaillé dix ans auparavant. De cette œuvre
Boltanski explique : « La ville m’a décerné il y a quelque années un prix de
sculpture, qui s’accompagne automatiquement d’une commande aux artistes. Je ne
voulais bien entendu pas faire une sculpture, donc je leur ai proposé de leur donner
un droit sur six regards, avec l’obligation de les montrer au moins une fois par an,
sur des panneaux d’affichage répartis dans la ville. C’est donc une commande
publique, mais qu’on ne voit jamais au même lieu. Selon le choix de la ville, elles
peuvent être installées au centre, en périphérie, ensemble ou dispersées… ce qui
m’intéressait aussi, c’est que je leur ai remis seulement une disquette et un contrat :
après cela, c’est à eux de faire fonctionner l’œuvre. J’ai fait plusieurs pièces avec ces
mêmes images de regards–je me suis intéressé à ces regards justement parce que
ce n’étaient pas des visages entiers. J’utilise toujours les mêmes sources, je n’ai pas
besoin d’en changer, je retravaille simplement les images de manière
différente[6].»
Sans aucun doute, les images utilisées par Boltanski sont des images qui circulent
et oscillent entre la disparition et la réapparition, entre le fait d’être oubliées et de
revenir à la mémoire. En ce sens, la surface devient un lieu de repos temporaire
pour les signes qui se déplacent à travers l'espace et le temps.
Source: www.francegazette.com
5.
Murmures, 2006
Huit ans plus tard Boltanski fait un travail qui s'intitule Murmures. L'œuvre est une
installation constituée de dix bornes sonores, cylindriques et peintes en vert.
Chaque borne comprend un haut-parleur et un détecteur de présence, et chacune
est destinée à être installée sous un banc. Lorsque le capteur détecte une présence
sur le banc, le haut-parleur diffuse des voix. Ces murmures sont des confessions
amoureuses énoncées par des étudiants résidant à Paris, exprimées dans leur
langue maternelle, qui se déclenchent lorsqu'un promeneur s'assied sur le banc.
Mêlant en douceur l'intime et l'espace public, l'œuvre est aussi une référence à
Paris, ville d'accueil des étudiants du monde entier.
A mon avis cette œuvre acquiert une dimension différente de ce que nous étions
habitués à voir dans les pièces de l'artiste. Elle combine deux éléments qui
auparavant n'avaient pas été présentés dans le même ensemble, le premier
correspond aux espaces d'attente, de repos et de conversation comme les chaises
d'un parc public, et le deuxième correspond à la dimension sonore, introduite par
les voix exprimées dans des langues différentes. Ainsi, l'installation se constitue
comme une sorte de seuil qui scelle toute connaissance, un temps qui contient et
projette vers l’extérieur le mutisme d’un intérieur sans voix ni son. Sauver et
signaler la matérialité de la voix comme récipient et le corps évocateur
d'expériences et de mémoires est l'une des intentions de l'artiste. Dans ce sens-là,
cette œuvre marque une évolution dans le travail de Boltanski et servira de point de
départ et de référence de la série « les archives du cœur » qu’il développera plus
tard.
Source: www.lemonde.fr
6.
Animitas (petites âmes), 2014
En 2014, dans le désert d’Atacama (Chili), l’artiste a rassemblé des centaines de
clochettes japonaises de façon à cartographier la constellation du 6 septembre 1944
(sa date de naissance) vue depuis l’hémisphère sud. Ce site chilien est en effet
connu pour l'observation du ciel en raison de la sécheresse extrême du lieu, de
l'altitude et de la très faible pollution lumineuse. Cette installation, filmée par
Boltanski, au son des clochettes, évoque pour lui « la musique des astres et la voix
des âmes flottantes[6] .»
Source: www.mnba.cl
Au Chili, le terme animita désigne un lieu de culte, religieux ou mythologique,
généralement développé sous la forme d’une petite chapelle, Ermitage, sanctuaire
ou temple, qui rappelle un événement tragique advenu dans un espace public. Les
animitas deviennent des sites de vénération informelle des valeurs sacrées ou de
personnages à qui on a attribué des caractéristiques surnaturelles. Il y a par
exemple des animitas de route, construites sur le lieu où les victimes sont mortes,
selon la conviction que leur âme (anima) reste sur ce site.
Conclusion
Il conviendrait de revenir à la phrase de Boltanski « Chaque fois que quelqu'un
meurt, on se souvient de la photo de cette personne et non pas de la personne »
[7] car l'ensemble des œuvres présentées ici rend visible un parcours visuel et
sonore des « espaces de mémoire » ; une mise en jeu de travaux qui, malgré leur
distance du point de vue matériel et temporel, sont liés dans leur potentialité
critique et leur manière d'aborder le passé et la mémoire.
On sait très bien que l'expérience de l'oubli est inhérente à la possibilité de
mémoire, la possibilité d’apporter du passé tout ce qui dans son processus
d'existence et son déploiement, tend vers la disparition. La combinaison de
techniques : portraits anonymes et projecteurs qui illuminent, photographie et
plaques métalliques ou bien clochettes et son, crée des tensions qui traversent tout
le travail de Boltanski. Il ne s'agit pas seulement des différentes possibilités
inscrites dans les superficies de l'œuvre, mais de comment se conjuguent divers
profils d'apparition du passé. Photographies et images anciennes, voix humaines
ou simples références peuvent aider à recomposer une image qui ne nous est plus
contemporaine et (encore plus inquiétant) qui peut-être ne l'a jamais été.
Contamination de terres, comme les cadavres que la pierre enferme et signale, qui
perdent peu à peu leur marque et la trace de leur substantialité. Derrida parlait des
métaphores et de leur usure par l'usage, ce qui efface leurs contextes d'apparition,
en même temps que les mots se banalisent. Le travail de Boltanski est traversé par
une ressemblance avec l'approche de l'auteur algérien : il nous confronte à
l'inquiétude qu'on éprouve face à quelque chose qui se dissout devant nos yeux.
C'est un repeuplement d'une mémoire perdue.
Notes
[1] Christian Boltanski , Alain Fleischer (réal.), « [entrevue avec] Christian
Boltanski »,Contacts, Arte France, 2002, DVD, volume 3, couleurs, 12 minutes 40
secondes.
[2] Anne! Volvey,! «!Fabrique! d’espaces!:! Trois! installations! de! Christo! et! Jeanne>
Claude.!»in! Espaces! temps! 78>79,! numéro! spécial! À"quoi"œuvre l’art ? Esthétique et
space public, 2002!
[3] Thierry!Paquot,!L’Espace"public,"La!Découverte,!Paris,!2009
[4] Thierry! Paquot! cité! dans! Thierry! Paquot,! L’Espace" public," La! Découverte,! Paris,!
2009,!p.109.
[5] Christian Boltanski, Catherine Grenier, « La vie possible de Christian
Boltanski », Seuil coll. Fiction & Cie, Paris, 2010
[6] Christian Boltanski, Catherine Grenier, « La vie possible de Christian
Boltanski », Seuil coll. Fiction & Cie, Paris, 2010.
[7] Christian Boltanski, « On time by Christian Boltanski » in Crash The Art Issue
n.74, 2015, p.40
[8] Christian Boltanski , Alain Fleischer (réal.), « [entrevue avec] Christian
Boltanski »,Contacts, Arte France, 2002, DVD, volume 3, couleurs, 12 minutes 40
secondes.
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