Alice Ferney, Dans la guerre (2003)
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Alice Ferney, Dans la guerre (2003)
Mme Rajchenbach-Teller Classe de 1re ST2S2 Séquence 2 (mineure) La littérature peut-elle agir sur la société ? Alice Ferney, Dans la guerre (2003) 5 10 15 20 25 Quelle pagaille ! pensait Jules. On dirait que l’armée découvre la guerre. Et, se disant cela, il ne songeait pas que c’était à peu près exact. Car les Allemands avaient inventé une nouvelle façon de combattre qui couchait dans les champs le clairon et les baïonnettes françaises, avant même l’entrée des villages dont ils sonnaient l’assaut. En cette journée du 21 août où priaient Julia et Félicité, on finissait de compter cent cinquante mille morts dans les offensives de Lorraine. Bien sûr toutes ces dames l’ignoraient, et d’ailleurs elles priaient pour que repose auprès de Dieu l’âme du pape. Pie X était mort la veille. C'est un mauvais signe, avait assuré Julia en se signant deux fois. Le régiment de Jules ne comptait plus que huit cents hommes sur les mille cinq cents qui le composaient. En quelques heures, les mitrailleuses allemandes et les obus de 105 avaient percé, labouré, déchiqueté une première vague de jeunesse ardente. Un grand changement s’était produit en Jules. Il était devenu un soldat. Cela s’était fait en deux semaines. Il s’était configuré pour la guerre. Il y a un mot pour dire cela : Jules s’était aguerri. Ensuite, il en avait pris conscience, ce qui voulait dire qu’il était à la fois opérationnel, volontaire, et désespéré. Au-dehors, il eût été difficile d’en déceler les manifestations tant demeurait intact son tempérament ouvert et aimable. Mais au-dedans, sa vision du monde s’était obscurcie. Il avait découvert la raison d’État. La mort d’un homme, qui était tout pour cet homme, était peu pour une armée. Elle irait construire un drame familial et une statistique nationale. Pouvait-on résoudre ce paradoxe ? réduire cette distorsion ? Qui s’en souciait ? On additionnait les morts, il s’en trouvait là-bas à Paris pour qui le nombre obtenu avait un sens. Jules comprenait qu’il ne devait compter que sur lui-même : il voulait défendre sa vie autant que défendre la France, et il protégerait Joseph avec lui, et Jean, s’il ne voulait pas entrer par le nom ou par le cœur dans les listes funèbres. La vie que chacun reçoit ne compte pour personne autant que pour lui-même. Ce qu’il en fait, combien de temps il la mène et la conserve, seuls les témoins de l’origine, père et mère réunis, se préoccupent d’un tel chemin autant que celui qui le parcourt. Julia le disait à son fils : aucun amour ne vaut celui du sang. En ces jours de sang, Jules se le rappelait. Son père était mort, sa mère était une dure, il voulait taire à sa femme ce qu’il endurait : Jules découvrit quelle solitude incombe aux êtres qui mêlent la pureté à leur intelligence du monde. Alice Ferney, Dans la guerre (2003) Mme Rajchenbach-Teller Classe de 1re ST2S2 Séquence 2 (mineure) La littérature peut-elle agir sur la société ? Groupement de documents Dire la déshumanisation et y résister Document 1 : Robert Antelme, L’Espèce humaine (1947) 5 10 15 20 25 30 35 Il y a deux ans, durant les premiers jours qui ont suivi notre retour, nous avons été, tous je pense, en proie à un véritable délire. Nous voulions parler, être entendus enfin. On nous dit que notre apparence physique était assez éloquente à elle seule. Mais nous revenions juste, nous ramenions avec nous notre mémoire, notre expérience toute vivante et nous éprouvions un désir frénétique de la dire telle qu’elle. Et dès les premiers jours cependant, il nous paraissait impossible de combler la distance que nous découvrions entre le langage dont nous disposions et cette expérience que, pour la plupart, nous étions encore en train de poursuivre dans notre corps. Comment nous résigner à ne pas tenter d’expliquer comment nous en étions venus là ? Nous y étions encore. Et cependant c’était impossible. À peine commencions-nous à raconter que nous suffoquions. À nous-mêmes, ce que nous avions à dire commençait alors à nous paraître inimaginable. Cette disproportion entre l’expérience que nous avions vécue et le récit qu’il était possible d’en faire ne fit que se confirmer par la suite. Nous avions donc bien affaire à l’une de ces réalités qui font dire qu’elles dépassent l’imagination. Il était clair désormais que c’était seulement par le choix, c’est-à-dire encore par l’imagination que nous pouvions essayer d’en dire quelque chose. […] À Ganderheim, nos responsables étaient nos ennemis. L’appareil administratif étant donc l’instrument, encore aiguisé de l’oppression SS, la lutte collective était vouée à l’échec. L’échec, c’était le lent assassinat par les SS et les kapos réunis. Toutes les tentatives que certains d’entre nous entreprirent furent vaines. En face de cette coalition toute-puissante, notre objectif devenait le plus humble. C’était seulement de survivre. Notre combat, les meilleurs d’entre nous n’ont pu le mener que de façon individuelle. La solidarité même était devenue affaire individuelle. Je rapporte ici ce que j’ai vécu. L’horreur n’y est pas gigantesque. Il n’y avait à Gandersheim ni chambre à gaz, ni crématoire. L’horreur y est obscurité, manque absolu de repère, solitude, oppression incessante, anéantissement lent. Le ressort de notre lutte n’aura été que la revendication forcenée, et presque toujours elle-même solitaire, de rester, jusqu’au bout, des hommes. Les héros que nous connaissons, de l’histoire ou des littératures, qu’ils aient crié l’amour, la solitude, l’angoisse de l’être ou du non-être, la vengeance, qu’ils se soient dressés contre l’injustice, l’humiliation, nous ne croyons pas qu’ils aient jamais été amenés à exprimer comme seule et dernière revendication, un sentiment ultime d’appartenance à l’espèce. Dire que l’on se sentait alors contesté comme homme, comme membre de l’espèce, peut apparaître comme un sentiment rétrospectif, une explication après-coup. C’est cela cependant qui fut le plus immédiatement et constamment sensible et vécu, et c’est cela d’ailleurs, exactement cela, qui fut voulu par les autres. La mise en question de la qualité d’homme provoque une revendication presque biologique d’appartenance à l’espèce humaine. Elle sert ensuite à méditer sur les limites de cette espèce, sur sa distance à la « nature » et sa relation avec elle, sur une certaine solitude de l’espèce donc, et pour finir, surtout à concevoir une vue claire de son unité indivisible. Robert Antelme, L’Espèce humaine, avant-propos, 1947 (rééd. augmentée en 1957) Document 2 : Louis Aragon, « Chanson pour oublier Dachau », Le Crève-cœur et le nouveau crève-cœur (1947) […] Ton corps 20 Quand tes yeux sont fermés quelles sont les images Qui repassent au fond de leur obscur écrin Quelle chasse est ouverte et quel monstre marin Fuit devant les harpons d’un souvenir sauvage Quand tes yeux sont fermés revois-tu revoit-on 25 Mourir aurait été si doux à l’instant même Dans l’épouvante où l’équilibre est stratagème Le cadavre debout dans l’ombre du wagon Quand tes yeux sont fermés quel charançon les ronge Quand tes yeux sont fermés les loups font-ils le beau 30 Quand tes yeux sont fermés ainsi que des tombeaux Sur des morts sans suaire en l’absence des songes Tes yeux Homme ou femme retour d’enfer Familiers d’autres crépuscules 35 Le goût de soufre aux lèvres gâtant le pain frais Les réflexes démesurés à la quiétude villageoise de la vie Comparant tout sans le vouloir à la torture Déshabitués de tout Hommes et femmes inhabiles à ce semblant de bonheur revenu Les mains timides aux têtes d’enfants 40 Le cœur étonné de battre Leurs yeux Derrière leurs yeux pourtant cette histoire Cette conscience de l’abîme 45 Et l’abîme Où c’est trop d’une fois pour l’homme être tombé Il y a dans ce monde nouveau tant de gens Pour qui plus jamais ne sera naturelle la douceur Il y a dans ce monde ancien tant et tant de gens 50 Pour qui toute douceur est désormais étrange Il y a dans ce monde ancien et nouveau tant de gens Que leurs propres enfants ne pourront pas comprendre Oh vous qui passez Ne réveillez pas cette nuit les dormeurs Louis Aragon, « Chanson pour oublier Dachau » (1947) Document 3 : Jorge Semprun, L’Écriture ou la vie (1994) 5 10 15 20 Il avait tourné les talons et m’accompagnait jusqu’au châlit de Maurice Halbwachs. – Dein Herr Professor, avait-il chuchoté, kommt heute noch durch’s Kamin !1 J’avais pris la main de Halbwachs qui n’avait pas eu la force d’ouvrir les yeux. J’avais senti seulement une réponse de ses doigts, une pression légère : message presque imperceptible. Le professeur Maurice Halbwachs était parvenu à la limite des résistances humaines. Il se vidait lentement de sa substance, arrivé au stade ultime de la dysenterie qui l’emportait dans la puanteur. Un peu plus tard, alors que je lui racontais n’importe quoi, simplement pour qu’il entende le son d’une voix amie, il a soudain ouvert les yeux. La détresse immonde, la honte de son corps en déliquescence y étaient lisibles. Mais aussi une flamme de dignité, d’humanité vaincue mais inentamée. La lueur immortelle d’un regard qui constate l’approche de la mort, qui sait à quoi s’en tenir, qui en a fait le tour, qui en mesure face à face les risques et les enjeux, librement, souverainement. Alors, dans une panique soudaine, ignorant si je puis invoquer quelque Dieu pour accompagner Maurice Halbwachs, conscient de la nécessité d’une prière, pourtant, la gorge serrée, je dis à haute voix, essayant de maîtriser celle-ci, de la timbrer comme il faut, quelques vers de Baudelaire. C’est la seule chose qui me vienne à l’esprit. Ô mort, vieux capitaine, il est temps, levons l’ancre… Le regard de Halbwachs devient moins flou, semble s’étonner. Je continue de réciter. Quand j’en arrive à … nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons, un mince frémissement s’esquisse sur les lèvres de Maurice Halbwachs. Il sourit, mourant, son regard sur moi, fraternel. Jorge Semprun, L’Écriture ou la vie, Gallimard, 1994. 1 « Aujourd’hui, ton Professeur s’en va par la cheminée. » Allusion aux fours crématoires où étaient brûlés les cadavres. Document 4 : Zoran Music, Nous ne sommes pas les derniers (1986) Huile sur toile, 65 * 81 cm, musée des Beaux-arts de Caen Mme Rajchenbach-Teller Classe de 1re ST2S2 Séquence 2 (mineure) La littérature peut-elle agir sur la société ? Groupement de textes L’Utopie Document 1 : Thomas More, Utopie (1515) Les rues ont été bien dessinées, à la fois pour servir le trafic et pour faire obstacle aux vents. Les constructions ont bonne apparence. Elles forment deux rangs continus, constitués par les façades qui se font vis-à-vis, bordant une chaussée de vingt pieds de large. Derrière les maisons, sur toute la longueur de la rue, se trouve un vaste jardin, borné de tous 5 côtés par les façades postérieures. Chaque maison a deux portes, celle de devant donnant sur la rue, celle de derrière sur le jardin. Elles s’ouvrent d'une poussée de main, et se referment de même, laissant entrer le premier venu. Il n'est rien là qui constitue un domaine privé. Ces maisons en effet changent d’habitants, par tirage au sort, tous les dix ans. Les Utopiens entretiennent 10 admirablement leurs jardins, où ils cultivent des plants de vigne, des fruits, des légumes et des fleurs d’un tel éclat, d’une telle beauté que nulle part ailleurs je n’ai vu pareille abondance, pareille harmonie. Leur zèle est stimulé par le plaisir qu’ils en retirent et aussi par l’émulation, les différents quartiers luttant à l’envi à qui aura le jardin le mieux soigné. Vraiment, on concevrait difficilement, dans toute une cité, une occupation mieux faite pour 15 donner à la fois du profit et de la joie aux citoyens et, visiblement, le fondateur n’a apporté à aucune autre chose une sollicitude plus grande qu’à ces jardins. Document 2 : Fénelon, Les Aventures de Télémaque (1699) Le fleuve Bétis coule dans un pays fertile et sous un ciel doux, qui est toujours serein. Le pays a pris le nom du fleuve, qui se jette dans le grand Océan, assez près des Colonnes d’Hercule et de cet endroit où la mer furieuse, rompant ses digues, sépara autrefois la terre de Tharsis d'avec la grande Afrique. Ce pays semble avoir conservé les délices de l’âge d’or. 5 Les hivers y sont tièdes, et les rigoureux aquilons n’y soufflent jamais. L’ardeur de l’été y est toujours tempérée par des zéphyrs rafraîchissants, qui viennent adoucir l’air vers le milieu du jour. Ainsi toute l’année n’est qu’un heureux hymen du printemps et de l’automne, qui semblent se donner la main. La terre, dans les vallons et dans les campagnes unies, y porte chaque année une double moisson. Les chemins y sont bordés de lauriers, de grenadiers, de 10 jasmins et d’autres arbres toujours verts et toujours fleuris. Les montagnes sont couvertes de troupeaux, qui fournissent des laines fines recherchées de toutes les nations connues. Il y a plusieurs mines d’or et d’argent dans ce beau pays ; mais les habitants, simples et heureux dans leur simplicité, ne daignent pas seulement compter l’or et l’argent parmi leurs richesses : ils n’estiment que ce qui sert véritablement aux besoins de l’homme. Quand nous 15 avons commencé à faire notre commerce chez ces peuples, nous avons trouvé l’or et l’argent parmi eux employés aux mêmes usages que le fer, par exemple, pour des socs de charrue. Comme ils ne faisaient aucun commerce au-dehors, ils n’avaient besoin d’aucune monnaie. Ils sont presque tous bergers ou laboureurs. On voit en ce pays peu d’artisans : car ils ne veulent souffrir que les arts qui servent aux véritables nécessités des hommes ; encore 20 même la plupart des hommes en ce pays, étant adonnés à l’agriculture ou à conduire des troupeaux, ne laissent pas d’exercer les arts nécessaires pour leur vie simple et frugale. […] Quand on leur parle des peuples qui ont l’art de faire des bâtiments superbes, des meubles d’or et d’argent, des étoffes ornées de broderies et de pierres précieuses, des parfums exquis, des mets délicieux, des instruments dont l’harmonie charme, ils répondent 25 en ces termes : « Ces peuples sont bien malheureux d’avoir employé tant de travail et d’industrie à se corrompre eux-mêmes ! Ce superflu amollit, enivre, tourmente ceux qui le possèdent : il tente ceux qui en sont privés de vouloir l’acquérir par l’injustice et par la violence. Peut-on nommer bien un superflu qui ne sert qu’à rendre les hommes mauvais ? Les hommes de ces pays sont-ils plus sains et plus robustes que nous ? Vivent-ils plus 30 longtemps ? Sont-ils plus unis entre eux ? Mènent-ils une vie plus libre, plus tranquille, plus gaie ? Au contraire, ils doivent être jaloux les uns des autres, rongés par une lâche et noire envie, toujours agités par l'ambition, par la crainte, par l’avarice, incapables des plaisirs purs et simples, puisqu’ils sont esclaves de tant de fausses nécessités dont ils font dépendre tout leur bonheur. Document 3 : Jonathan Swift, Les Voyages de Gulliver (1726) Ils atteignent généralement l’âge de soixante-dix ou soixante-quinze ans. Très rarement celui de quatre-vingts. Quelques semaines avant leur mort, ils sentent leurs forces s’en aller peu à peu, mais sans aucune souffrance. Ils reçoivent pendant cette période de nombreuses visites d’amis, car ils ont plus de peine et de difficultés à sortir. Néanmoins, une dizaine de 5 jours avant leur mort, dont ils calculent presque toujours la date sans erreur, ils vont rendre les visites que leur ont faites les plus proches voisins, se déplaçant dans des traîneaux très pratiques, attelés de Yahoos1. Ce n’est pas seulement dans ce cas-là qu’ils emploient le véhicule en question, mais aussi quand ils sont devenus vieux, quand ils ont de longs trajets à faire et quand ils se sont blessés à une patte. Lorsqu’ils sont donc sur le point de mourir, 10 les Houyhnhnms vont rendre à leurs amis la visite traditionnelle et prennent congé d’eux courtoisement, comme s’ils s’en allaient dans une province éloignée où ils auraient l’intention de passer le reste de leurs jours. Il est peut-être inutile de faire remarquer que les Houyhnhnms n’ont pas dans leur langue de mots pour exprimer l’idée de mal, sauf ceux que leur suggèrent les laideurs 15 physiques et morales des Yahoos. Ainsi quand ils veulent parler de la sottise d’un laquais, de l’étourderie d'un enfant, d’une pierre aiguë qui les a blessés au pied, d’une longue période de temps désagréable ou hors de saison, ils disent tous ces mots suivis de l’épithète yahoo. Par exemple : Hhnm yahoo, Whnaholm yahoo, Ynlhmndwihlma yahoo, et une maison inconfortable: Ynholmhnmrolnw yahoo. 1 Les Yahoos sont des créatures cruelles et répugnantes qui ressemblent beaucoup aux hommes. Mme Rajchenbach-Teller Classe de 1re ST2S2 Séquence 2 (mineure) La littérature peut-elle agir sur la société ? Groupement de documents Représenter la guerre Document 1 : Victor Hugo, Les Chansons des rues et des bois (1865) Depuis six mille ans la guerre Plaît aux peuples querelleurs, Et Dieu perd son temps à faire Les étoiles et les fleurs. 5 Les conseils du ciel immense, Du lys pur, du nid doré, N’ôtent aucune démence Du cœur de l’homme effaré. Les carnages, les victoires, 10 Voilà notre grand amour ; Et les multitudes noires Ont pour grelot le tambour. La gloire, sous ses chimères Et sous ses chars triomphants, 15 Met toutes les pauvres mères Et tous les petits enfants. Notre bonheur est farouche ; C’est de dire : Allons ! mourons ! Et c’est d’avoir à la bouche 20 La salive des clairons. L’acier luit, les bivouacs fument ; Pâles, nous nous déchaînons ; Les sombres âmes s’allument Aux lumières des canons. 25 Et cela pour des altesses Qui, vous à peine enterrés, Se feront des politesses Pendant que vous pourrirez, Et que, dans le champ funeste, 30 Les chacals et les oiseaux, Hideux, iront voir s’il reste De la chair après vos os ! […] Victor Hugo, Les Chansons des rues et des bois (1865) Document 2 : Jean Giono, Recherche de la pureté (juin 1939) La guerre ne crée que la guerre. La vérité est extrêmement simple. Le désarroi des esprits se mesure à la nécessité de redire les vérités les plus simples. La guerre est tout simplement le contraire de la paix. C’est la destruction de la paix. Une destruction ne protège ni ne construit ce qu’elle détruit. Vous défendez votre liberté par la guerre ? La guerre est 5 immédiatement la perte totale de votre liberté. Comment la perte totale de la liberté peut-elle protéger la liberté ? Vous voulez rester libre et il faut immédiatement vous soumettre, l’absolu de votre victoire étant en rapport direct avec l’absolu de votre soumission. Vous me dites soumission momentanée jusqu’à la victoire. Méfiez-vous des mots : la victoire de qui ? De vous qui défilerez au pas dans les rangs et ferez « tête droite » et présenterez l’arme jusque 10 sous les arcs de triomphe ? Non, victoire de ceux à qui vous présenterez les armes et que vous saluerez au commandement de « tête droite » ; vous avez défendu votre liberté par la guerre ; vous avez gagné la guerre de la liberté et vous êtes dans la soumission la plus totale. Vous me dites momentanée, mais qui fera cesser ce momentané ? Pas vous puisque vous n’êtes plus libre. Le bon vouloir de vos chefs ? Vous convenez donc que votre liberté est sujette de 15 vos chefs. Et si elle est sujette1, vous ne l’avez donc pas défendue et vous êtes tombé dans le danger que vous vouliez éviter. Donc la guerre ne peut pas défendre la liberté. Elle ne peut rien défendre qu’elle-même. Et quand elle vous présente le poteau, la corde et le bandeau pour les yeux2, elle se défend elle-même, seule. Au matin de toutes les mobilisations générales, les guerres qu’on présente sont toujours 20 raisonnables. Ceux qui refusent alors de la faire ont l’air de refuser la marche en avant. Ils refusent seuls de reculer. Car se servir de la guerre pour s’enrichir d’empires ou de richesses spirituelles, c’est devenir plus pauvre de tout. Jean Giono, Recherche de la pureté (juin 1939) 1 2 Sujette : dépendante. Allusion au mode d’exécution des mutinés ou déserteurs. Document 3 : Robert Capa, « Mort d’un soldat républicain près de Cerro Muriano » (1936)