Conte France Japon
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Conte France Japon
Conte pour l’Alliance Comment deux équipes, l'une française, l'autre japonaise, vont-elles se débrouiller pour atteindre l'objectif qu'on leur a fixé ? C'est le fil conducteur d'un conte imaginé par Vincent Ricco, un expatrié de Renault au Japon, pour faciliter la compréhension mutuelle … "Il était une fois un groupe de français et un groupe de japonais dans une maison, à qui l'on demande de rejoindre un village, là bas, de l'autre côté d'une immense forêt. Voilà comment vont procéder les japonais. Leur première réaction est de récupérer aussitôt le maximum d'informations pour établir une carte précise de la forêt. Et ce, en mobilisant tous les moyens à leur disposition : cartes, GPS, mais aussi consultation des anciens... A partir de là, ils vont prendre le temps nécessaire pour obtenir un consensus collectif sur le chemin qu'ils vont devoir suivre pour atteindre ledit village. Consensus qui implique notamment l'accord de toute la chaîne hiérarchique. Une fois que le consensus est obtenu, tout le groupe – sauf les chefs, qui restent à la maison s'ébranle et part comme un seul homme dans la forêt, en suivant le chemin prévu, méthodiquement, scrupuleusement. EA 301 Las, comme il arrive souvent dans les contes, les choses ne se passent pas comme prévu. Parfois, les Japonais ayant pris trop de temps pour préparer la carte, ils se retrouvent confrontés à des conditions climatiques défavorables.... D'autres fois, des arbres ont poussé, le chemin a été coupé ou dévié, à moins qu'il n'ait été barré par un arbre ou une rivière inconnue. A moins encore que les anciens, qui ne sont pas allés depuis longtemps dans la forêt, aient oublié certaines difficultés du parcours. Bref, l'équipe nippone se trouve devant une difficulté imprévue. Sa réaction est sans ambiguïtés : elle fera tout pour retrouver le chemin qui avait été défini par consensus, quitte à déployer les grands moyens pour y parvenir (construction d'un pont, déplacement d'arbres, etc.), ni trop regarder les coûts. A ce stade, elle n'envisage à aucun moment de modifier son parcours, ou de revenir en arrière pour demander conseil aux chefs. Pour une raison simple : cela supposerait de remettre en cause le consensus général ayant impliqué toute la chaîne de décision. Et dans la culture japonaise, cela ne se fait pas, c'est à peine si on peut même l'envisager. Car le consensus initial a nécessité des discussions en cascade entre tous les acteurs de la ligne hiérarchiques, entre N-1 et N, entre les différents N, entre les N et les N+1, etc. La décision finale est donc une sorte d'édifice, que toute modification ultérieure reviendrait à Conte France Japon 1 menacer dans ses fondements. Un mot japonais difficilement traduisible résume cet état d’esprit : le "nemawashi". Donc, l'équipe japonaise n'a qu'une hâte: retrouver le chemin défini. Ils travailleront aussi longtemps qu'il le faut pour cela, mais ils y arriveront. Une fois surmonté cet obstacle, avec l’aide des bon démons de la forêt et en évitant les mauvais démons et les loups, ils rattraperont assez vite leur retard car il leur suffit ensuite de suivre le chemin indiqué sur la carte. Au final, ils arriveront donc au village dans les temps. On peut juste noter au passage qu'aucun membre de l'équipe ne s'est posé la question de savoir pourquoi on devait aller dans ce village. Voyons maintenant comment les français vont s'y prendre. D'emblée, c'est un tout autre son de cloche qui se fait entendre. Leur chef les réunit, et leur dit qu'il faut se rendre dans un village par delà la forêt, mais sans être trop précis sur sa localisation. "Il est par là-bas...". Sans perdre une minute, tous foncent dans la forêt, dans la direction supposée du village. Sans carte, ni chemin prédéfinis. EA 301 Arrivés au premier embranchement, le groupe s'arrête, commence à se poser des questions sur les raisons qui ont poussé leurs chefs à les envoyer dans ce village, et à débattre sur le chemin à emprunter. Certains veulent passer par ici, d'autres par là, d'autres ne veulent plus aller dans le premier village mais vers un autre, dont on leur a dit beaucoup de bien. La discussion s'anime, le ton monte, une dispute éclate, des alliances se nouent, des groupes se forment. Au bout du compte, le groupe éclate en plusieurs sousgroupes, qui empruntent tous un chemin différent. Un peu plus tard, le même scénario se répète, réduisant ainsi encore un peu plus les effectifs de chaque sous-groupe. Or, ceux-ci n'échappent pas plus aux imprévus que les japonais, mais comme ils sont moins nombreux pour les surmonter, cela leur prend plus de temps. Et chacun développe sa propre tactique. Certains abattent des arbres, d'autres construisent des petits ponts, tandis que d'autres rebroussent chemin en maugréant que de toute façon, "ils avaient toujours dit qu'il ne fallait pas passer par là". Conte France Japon 2 Mais la morale de cette histoire est sensiblement plus nuancée qu'elle n'en a l'air. Bien sûr, les japonais sont tous arrivés dans les temps au village, mais sans jamais s'être posés la question de savoir pourquoi il fallait aller dans ce village là. On leur a dit d'y aller, ils ont fait ce qu'il fallait pour cela, et ils ont réussi. La seule question qu'ils se sont posés a été de savoir "comment" y aller, jamais "pourquoi". Résultat : l'arrivée se fait dans le désordre. Plusieurs mini groupes arrivent bien dans le bon village. D'autres sont rentrés avec des champignons qu’ils ont trouvés en cours de route. Une autre équipe a, quant à elle, trouvé le deuxième village, bien plus joli et accueillant que le premier. Une autre encore est rentrée dans la maison de départ contente d’avoir exploré la forêt (ses connaissances serviront d'ailleurs à une autre exploration ultérieure). Sans parler de celle qui a croisé le chemin des japonais, et en a profité pour leur demander de l'aide. Ce que ces derniers ont refusé de faire, en disant : "nous avons une carte, un chemin, vous allez nous retarder, retournez chez vous et définissez votre itinéraire". Vous l'aurez compris, toute ressemblance avec des situations ayant réellement existé serait totalement fortuite. En lisant cette histoire au premier degré, on pourrait bien sûr penser que le résultat des courses est franchement en faveur de l'équipe japonaise, qui arrive à l'heure au village de destination. EA 301 Traduit maintenant dans un langage managérial, cela signifie que même si l'objectif qu'on leur a fixé au départ était mauvais, ils feront tout pour l'atteindre quand même. En outre, ils ont défini une route, et s'y sont tenus d'un bout à l'autre. Grâce à cette obstination, ils ont été plus rapides que les français sauf si la définition de la carte leur a pris trop de temps. Le revers de la médaille est qu'au bout du compte, ils ne connaissent qu'un chemin, alors que les français, à force de se disperser, ont exploré une bonne partie de la forêt. Et même si l'équipe tricolore s'est un peu égarée dans la nature, et s'est faite doubler par les japonais sur le chemin du village, une partie d'entre elle a Conte France Japon 3 trouvé des champignons et une autre a découvert un village encore plus attrayant que le premier – elle a d'ailleurs été récompensée pour cela. Communiquer : le geste et la parole La communication entre individus ne se résume pas à échanger des informations au sens strict, comme on échangerait des billets ou de la monnaie. Selon Vincent Ricco, dans une discussion, "deux tiers du message est transmis par les gestes, et un tiers à l'oral, sachant qu'à l'intérieur de ces 30%, une bonne partie vient de l'intonation". Or, comme les français ne connaissent ni les codes gestuels ni les intonations des japonais et inversement, lorsqu'ils se parlent, ils ne saisissent en gros que 10% du message global. Enfin, quand les deux interlocuteurs parlent bien anglais... D'où la nécessité d'éviter au maximum les malentendus et de favoriser la qualité des échanges. Quoi qu'il en soit, le but de ce conte n'est pas de compter les points entre les équipes mais bien plutôt d'illustrer dans un esprit bon enfant les penchants et travers culturels des équipes de français et de japonais, quitte à forcer un peu le trait. Les ingénieurs à qui Vincent Ricco raconte cette histoire se reconnaissent généralement volontiers dans cette allégorie, dont il ne faut d'ailleurs pas négliger la part humoristique. EA 301 Explicite ou implicite ? Si les américains sont réputés pour parler de façon assez directe, c'est un peu l'inverse chez les japonais, qui s'expriment beaucoup de façon implicite. Vincent Ricco utilise une métaphore pour le faire toucher du doigt aux interlocuteurs peu habitués avec ces subtilités. "Imaginez deux tables, avec une verre d'eau posé sur l'une d'elle. Un américain ou un allemand auront tendance à dire : ce verre, tu le prends, et tu le mets sur l'autre table". Alors qu'un japonais lui, utilisera plutôt une tournure du type : "tu vois ce verre d'eau? Tu feras attention de ne pas verser de l'eau sur le sol". C’est donc cette histoire, qui peut connaître de multiples variantes selon la réaction de l'auditoire, que raconte Vincent Ricco à ses interlocuteurs français et japonais, afin que chacun ait en quelque sorte une image miroir de lui-même vu par l'autre côté. Au sein des Etudes avancées de Renault et Nissan, beaucoup de gens se la sont appropriées, à tel point que, lorsqu'une téléconférence ou une réunion associant français et japonais prend un "mauvais chemin", Vincent Ricco ou d'autres lancent à la façon d'un code "stop, on est dans la forêt !". Ce qui déclenche généralement un bon éclat de rire et permet de reprendre un peu de distance. "Cela crée un lien positif, qui permet aux uns et aux autres de mieux se comprendre, et à tous d'essayer de faire les bons choix. A travers ce conte, les français sont incités à ne pas se précipiter tout de suite dans la forêt, et les japonais à accepter un peu plus Conte France Japon 4 d'incertitude par rapport à leur carte et partir à temps". Ce conte n'est d'ailleurs pas seulement le fruit d'une initiative personnelle, mais aussi d'une réflexion professionnelle. Vincent Ricco a en effet eu pendant plusieurs années le titre officiel de facilitateur au sein du Research &Advanced Engineering CCT, fonction qui, comme son nom l'indique, est destinée à faciliter les choses entre les équipes des études avancées des deux constructeurs. Or, ayant constaté que ces différences culturelles étaient un fréquent facteur d'incompréhension, Vincent Ricco a voulu trouver un moyen simple et pédagogique de les surmonter. D'où l'idée du conte... Pourquoi un conte ? "Je pense qu'il n'aurait servi à rien d'élaborer une recette de cuisine expliquant aux français comment s'adresser aux japonais et inversement, tout simplement parce que c'est impossible, explique Vincent Ricco. Dans les deux cultures, mais particulièrement chez les japonais, le mode de communication dépend de nombreux facteurs, comme la position sociale de son interlocuteur, du lieu où la conversation se tient, bref du contexte et de l'environnement. Or, aucune règle ne permet d'embrasser toutes les situations possibles. C'est pourquoi j'ai plutôt préféré élaborer une sorte de "champ symbolique" commun, sous la forme d'un conte, compréhensible par les français comme par les japonais, dans lequel ils puissent se retrouver et EA 301 se reconnaître, et commencer à mieux comprendre le comportement de leurs vis-à-vis". L'avantage du conte est qu'il s'agit d'une façon universelle de raconter des histoires, qui permet sur un mode apparemment mineur d'aborder des questions importantes. D'ailleurs, dans cette histoire, tous les mots sont importants, même si Vincent Ricco fait souvent évoluer l'histoire en fonction de son auditoire... Ainsi, lorsqu'il commence son récit en disant "un groupe" de japonais, c'est parce que les japonais ne se perçoivent pas en dehors d'un groupe ; là où les français se conçoivent davantage comme des individus, voire des individualités. Construire une histoire autour d’un français et d’un japonais, aurait donc été une sorte de contresens. D'apparence ludique et léger, ce petit conte met en fait le doigt de façon innovante sur un point tout à fait fondamental dans une alliance comme celle de Renault et Nissan et que l'on désigne généralement sous l'appellation générique de "différences culturelles". Dans la vie quotidienne, tout le monde s'en accommode tant bien que mal, mais dans un groupe automobile, ces questions peuvent se traduire par des mésententes ou des incompréhensions lourdes de conséquence. Il y a donc grand mérite à essayer de les éviter, à travers un petit conte inoffensif... Conte France Japon 5 Vincent Ricco dans le grand bain du Japon Vincent Ricco est un ingénieur de Renault qui a travaillé plus de quatre ans au Japon chez Nissan, dont deux comme correspondant de la DREAM au sein des études avancées du constructeur nippon. Il a imaginé ce conte pour aider les membres des deux entreprises à mieux se comprendre, et à surmonter des différences culturelles que chacun s'accorde à reconnaître importantes. S'il pense détenir quelque légitimité pour favoriser ainsi la compréhension mutuelle, c'est que Vincent Ricco, lorsqu'il a débarqué au Japon, a fait le choix courageux de s'immerger dans la culture de son pays d'accueil, là ou d'autres préfèrent retrouver ou reconstituer leurs habitudes d'avant. En l'occurrence, lorsqu'il est arrivé à Oppama, le centre de recherche de Nissan, notre ingénieur en Automatique a demandé à loger comme tous les jeunes célibataires masculins de Nissan, dans le "dormitory" du site, une sorte d'internat à la japonaise, où on loge dans une chambre de 10m2 en tatami, avec douches et bains en commun. Même s'il semble étonnant à un occidental, ce système est tout à fait normal pour un japonais. L'immense majorité des hommes de Nissan les ont fréquentés, sachant qu'ils étaient pour la plupart célibataires lorsqu'ils ont commencé à travailler. En se jetant ainsi dans le bain de la vie à la japonaise, Vincent Ricco a pu se familiariser avec la culture de son pays d'accueil. EA 301 Conte France Japon 6