des souris, des hommes
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des souris, des hommes
neuviemeart2.0 > thèmes > genres, thèmes, motifs > la bande dessinée animalière > des souris, des hommes la bande dessinée animalière des souris, des hommes par Clément Lemoine [janvier 2006] Avec un titre comme Maus, Art Spiegelman ne contourne pas la question de l’animalité, Au-delà de l’artifice formel il en fait une des clefs de sens du livre. Un double album qui s’attache à la représentation de la Shoah, mais aussi à l’expérience d’un dessinateur confronté à l’Horreur absolue, et de là à la pertinence des « petits Mickey ». Maus est un titre surprenant, jamais plus utilisé dans le texte du livre, le mot ne renvoie à rien d’autre qu’au code graphique (les juifs sont représentés par des souris, les allemands par des chats), mais en le germanisant, en le désignant comme autre [1]. La forme du bestiaire, d’emblée, est donnée comme étrangère, et le statut des animaux comme ambigu à plus d’un titre. En effet, se représenter en animal n’est pas un phénomène limpide et logique, dans une œuvre qui, dès la première ligne, se définit comme vécue. Avant même que l’œil ne se pose sur les souris, il découvre un espacetemps (Rego Park, New York, 1958) et un narrateur (« Je me souviens, c’était l’été, j’avais dix ou onze ans... »). Le cas de Spiegelman n’est pas pour autant isolé : d’autres dessinateurs (en France et après lui Lewis Trondheim ou Gaudelette, par exemple) n’hésitent pas à user de l’auto-représentation zoomorphe. Mais si Spiegelman en restait là, il lui resterait peu de place pour la subtilité. Ce serait l’esthétique naïve du Calvo de La Bête est morte. Or, il n’est pas innocent de choisir des animaux pour raconter la Shoah. Le face à face des chats et des souris est une façon de ramener la guerre, puis l’Holocauste, à un jeu terrifiant. Les nazis qualifiaient les juifs de rats, et Spiegelman ne fait que dessiner l’insulte, en mettre la logique sur le papier [3]. Le titre, alors, prend son sens. Il ne s’agit pas de Mouse, ou de Mice, mais bien de Maus : la comparaison est allemande avant d’être de Spiegelman. En représentant le génocide sous les traits de la chasse, il épouse un monde régi par la loi du plus fort, et par l’application des lois de Darwin au genre humain. Les individus sont sans cesse ramenés à leur appartenance religieuse ou nationale. En somme, il intègre presque l’idéologie nazie. Ce mouvement ahurissant, par lequel le témoin reproduit le système qu’il conteste, permet non seulement d’en capturer l’angoisse, mais aussi de révéler la position ambiguë d’Art Spiegelman, rescapé des camps sans y avoir été. « Je sais que c’est dément, mais d’une certaine manière je voudrais avoir été à Auschwitz avec mes parents ; comme ça je pourrais vraiment savoir ce qu’ils ont vécu... » Une des motivations profondes de Spiegelman est de rejoindre ses parents en revivant leur histoire et notamment en prenant la place de son frère aîné, Richieu, mort pendant la guerre [4]. Pour ce « cosmopolite déraciné », se représenter soi-même en souris dans un monde où les souris sont des juifs, c’est une façon de se reconnaître comme juif, de retrouver le lien de ses origines. Depuis ses premiers travaux underground (Prisonnier sur la planète Enfer), Spiegelman s’interroge sur cette identité. Dans une planche de 1975 (Real Dream, dans Arcade n°2), Spiegelman dessine un de ses rêves et l’interprète - de façon plutôt inattendue. Une fête (a party) est décryptée comme le parti nazi, et une saucisse dans les mains de la maîtresse de maison comme la Pologne occupée. Le Art du rêve, écœuré, se passe de l’eau sur le visage et sa moustache y disparaît, ce que le narrateur explique de la façon suivante : « Quand le rêveur veut effacer les horreurs de la Deuxième Guerre mondiale, il est malgré tout face à face avec la réalité nue de sa propre lèvre supérieure ! Nous ne devons jamais oublier les six millions. » Derrière la posture ironique de cette interprétation, Spiegelman relie déjà le visage à la conscience historique et à l’identité. L’enjeu de Maus est le même que celui de ce rêve. Il faut se laver sans oublier, raconter sans se débarrasser de cette mémoire. Quelque part, nous sommes tous condamnés à vivre dans Auschwitz. « Peut-être doit-on tous se sentir coupables... Tous ! Pour toujours ! », déclare Artie aux journalistes au début du deuxième tome. Ne pas changer de visage, c’est affirmer sa constance, sa mémoire envers les « six millions », c’est regarder en face l’Histoire tragique et révoltante. Se représenter comme un animal, en même temps que toute la communauté à laquelle on pense appartenir, cela revient aussi à une espèce d’automutilation. Spiegelman abandonne physiquement son humanité, jusque sur la jaquette du livre, où il arbore son masque de souris. Cette violence est d’autant plus forte que les animaux, on l’a vu, sont aussi peu expressifs que possible et très impersonnels. Ce sont les vêtements et les lunettes de Vladek qui permettent de l’identifier. Sous l’uniforme des camps, « avec les rayures tout le monde se ressemblait ». On peut dire que le costume, ce qui révèle l’identité au-delà des traits physiques, devient seul porteur de sens : la disparition de son manteau plonge Artie dans une colère noire puis dans une première déprime. Cette crise est reflétée quelques pages plus loin, lors de la disparition du journal intime de sa mère. Vêtement et témoignage sont liés au même processus de quête intérieure. Comme si, après la survie de Vladek, l’enjeu du seul combat possible était l’individualisation. On retrouve le processus d’automutilation dans la représentation constante du thème de l’enfermement. La prison, les barreaux renvoient au motif de la fenêtre et à celui de la planche de bande dessinée, que Spiegelman utilise souvent en « gaufrier ». Se représenter dans un tel univers, c’est s’inscrire dans une cellule symbolique. La chose est flagrante dans Prisonnier sur la planète Enfer, où le costume rayé de prisonnier de Art se poursuit dans les décors hachurés pour finir en barreaux de prison, presque confondus avec les gouttières entre les vignettes. Un thème qu’on retrouve dans d’autres histoires, Don’t get around much anymore ou bien Day at the circuits. La case est en soi une prison, dont il est difficile de s’échapper. A Srodula, les murs du bunker où est cachée toute la famille, représentés en coupe, dessinent une structure de vignettes qui se prolonge dans la suite de la narration. C’est dire qu’une case de bande dessinée est un cadre pourvu de barreaux, une prison en somme. La souris, dès lors, n’est pas seulement le rat des nazis ou la fragile créature des fables. C’est la souris encagée, celle qu’on parque ou celle qu’on assomme de mauvaise conscience [5]. Artie est prisonnier de sa mémoire familiale, prisonnier dans ses rapports avec un père possessif et égoïste. La représentation animalière répond également à une tout autre fonction, héritée de la parodie de 1972. Spiegelman se place dans la continuité des funny animals, et en particulier de Disney. Celui-ci est le seul dessinateur cité dans Maus. C’est Vladek qui y fait référence, sans parvenir à retrouver son nom. « Tu sais, le grand dessinateur... -Quel dessinateur tu peux bien connaître ? Walt Disney ??- Oui ! Walt Disney ! Attends ! Où tu vas, Artie ? -Chercher un crayon...Il faut que je note cette conversation avant de l’oublier ! » La scène vaut pour son ironie, en même temps qu’elle dresse une frontière entre Artie -l’éditeur branché, ou du moins le dessinateur— et Vladek, qui laisse entrevoir sa confusion totale en la matière. Mais c’est aussi une mise en abyme, où Vladek donne a posteriori à Artie un conseil stylistique : celui d’imiter Disney - ce qui revient, bien sûr, à dessiner des souris. En se plaçant dans cette continuité, Spiegelman soulève une des questions les plus explicites de Maus : comment représenter l’innommable, avec les moyens traditionnellement dévolus au dérisoire et à la distraction ? Il y répond sans doute, en partie, en citant en épigraphe du deuxième volume un article allemand « Mickey Mouse est l’idéal le plus lamentable qui ait jamais vu le jour... De saines intuitions incitent tous les jeunes gens indépendants et toute la jeunesse respectable à penser que cette vermine dégoûtante et couverte de saletés, le plus grand porteur de bactéries du règne animal, ne peut être le type animal idéal... Finissons-en avec la tyrannie que les juifs exercent sur le peuple ! A bas Mickey Mouse ! Portez la croix gammée ! » Mickey était donc déjà un adversaire des nazis, déjà assimilable au juif. Il pouvait reprendre du service. Le plus remarquable est que le code animalier évolue au cours de l’œuvre. Ce qui n’est d’ailleurs pas si étonnant, si on compare la taille de Maus avec celle des travaux antérieurs de Spiegelman, toujours de format réduit. Aussi, alors que le premier tome du diptyque est l’occasion de s’affirmer comme juif, de réintégrer le bercail, le second laisse entrevoir ses doutes envers cette représentation -et envers ses choix animaliers. On a déjà évoqué plusieurs de ces aveux de distance, et ils ne sont pas longs à apparaître. Dès le tome un, Vladek et Anja se retrouvent face à un véritable rat dessiné de façon réaliste et qui marque bien les limites du code. Mais l’ouverture du tome deux donne le ton pour une autocritique en règle. Il ne s’agit plus seulement de rappeler l’humanité des personnages, mais de mettre en cause leur existence en tant que dessins. Nous voyons Artie et Françoise Mouly, sa compagne, se pencher justement sur la question de la représentation animalière. Françoise proteste à l’idée de figurer en renne ou en grenouille comme les Français, Elle s’est convertie, elle a droit au visage de souris juive. La volonté de Spiegelman est alors dédoublée, et engagée de façon d’autant plus paradoxale que le code, à ce point de la représentation, a été choisi : Françoise est depuis longtemps dessinée en souris. Évidemment, la valeur même du code en sort diminuée. Dans les chapitres qui suivent, les représentations sont de plus en plus distanciées, et laissent apparaître la fonction aléatoire de cette figuration. Les visages se révèlent n’être que des masques, trahis par des ficelles sur des crânes humains et personnels. Dans ces scènes, devant des journalistes, devant un psy, la représentation s’avoue factice, en même temps que la narration nous montre le dessinateur « en panne » et hésitant. En dessinant un des chiens de Pavel, son psy il précise : « Est-ce que je peux en parler ou est-ce que ça fout ma métaphore en l’air ? ». La validité du code graphique, la légitimité de l’instrument bande dessinée (qui amène à faire des choix dans la représentation) sont mises en cause. Témoin encore ce prisonnier qui crie qu’il est allemand, quand on le prend pour un juif, et que Spiegelman dessine successivement en chat et en souris, selon deux options entre lesquelles il est impossible de trancher. Le choix du code animalier était le plus radical, le plus évident. Une photographie de Vladek, dans les dernières pages du livre, laisse entrevoir l’existence d’une autre réalité, inatteignable derrière le dessin. Avec la publication des premiers chapitres, du premier livre, Spiegelman a aussi dû affronter les premières critiques. Il doit maintenant répondre aux lecteurs et admettre que, derrière cette judéité qu’il revendique, le dessinateur est aux prises avec la complexité des origines, un peu Mickey, un peu Maus. Puis, dans les derniers chapitres, ces exemples de distanciation se raréfient. Et après la photo de Vladek, une poignée d’autres photos figurent, justement, redessinées selon le code animalier. Après s’être avoué cosmopolite, après s’être reconnu comme autre, ou plus que juif, Spiegelman reprend son masque plus en conscience, avec le simple objectif de finir le voyage. La dernière page, où Vladek fatigué donne à son fils le nom de son frère mort Richieu, est bien une page de séparation. Le schisme s’opère entre la part d’Art désireuse de retrouver les camps, cette souris qu’on appelle Richieu, et la signature de Spiegelman qui conclut le livre. En se retrouvant comme nom, Spiegelman se choisit comme auteur. Maus peut s’achever. Spiegelman a beau considérer Maus comme une parenthèse dans son travail, ses livres suivants n’évacuent pas la question. Emporté par le succès, il est d’autant plus hésitant sur la représentation de son visage, souris dans un hommage aux Peanuts ou humain dans une interview de Maurice Sendak. Son livre suivant, Ouvre... je suis un chien (1997), projette un éclairage particulier sur cette question. La première personne n’y renvoie pas à un Artsouris mais à un chien, transformé en livre par une série de magiciens. « Vous vous souvenez, dans Maus, les chiens sont les Américains... Ouvre... je suis un chien veut peut-être dire "Ouvre, je suis un Américain, je ne suis plus un juif je ne suis plus une souris comme j’étais autrefois dans Maus"... Qui sait ? Il y a sans doute cela aussi. » [6] Le choix d’une telle figure pour représenter le narrateur prend donc du sens. Au-delà de la problématique idéologique propre à Maus, la métaphore animalière est devenue un langage propre, avec des codes spécifiques à l’auteur.L’assimilation livre-chien est tout aussi intéressante. Spiegelman encourage son jeune lecteur à considérer l’objet comme une chose vivante, à le caresser (un morceau de tissu est collé sur une page), à le promener avec une laisse. En somme, si on assimilait hâtivement auteur et narrateur, Art serait un animal et son propre livre à la fois. L’animal est là encore une façon de se poser sur le papier, de quitter le monde réel et son humanité au profit d’un carcan (collier) sur les étagères. A l’ombre des tours mortes pose encore la même question sous un jour un peu différent. Si la représentation animalière au sens strict y est restreinte (un certain nombre de souris de Maus, en particulier pour qualifier Art lui-même, et des entités internationales incarnées par un aigle ou un cafard), le thème de la déshumanisation est constant. « Aucun animal autre que l’artiste n’a été maltraité lors de la réalisation de cette bande dessinée », nous avertit un récitatif. Un discours cohérent avec l’apparition constante de personnages de bandes dessinées. L’angoisse de Spiegelman, le besoin de supporter l’horreur en se réfugiant dans une case fermée, lui laisse deux possibilités : animalité et fiction. Devenir une souris ou un personnage connu et animé par d’autres (Art devient successivement Little Nemo, Jiggs-Monsieur illico - et Happy Hooligan) de façon à ne plus penser, à se laisser rassurer par des frontières plus nettes. En 1998, pour la réédition de Maus en un seul volume, Spiegelman se dessine sur la jaquette avec le visage inhérent au livre. Il tient dans ses mains un rat – un vrai, et au mur se laisse entrevoir la figure de Mickey Mouse. « Finalement, le sujet du livre, c’est l’universalité de l’être humain. C’est absurde d’établir des distinctions sur des critères nationaux, raciaux ou religieux. Tout est là, n’est-ce pas ? Ces métaphores, qui sont censées s’autodétruire dans mon livre - et il me semble bien qu’elles s’auto détruisent- gardent toujours une force résiduelle qui leur permet de fonctionner comme des métaphores, et font toujours réagir » [7]. Article paru dans le numéro 12 de 9ème Art en janvier 2006. iconacheter le livre d’Art Spiegelman : Maus Flammarion / 30 € Notes [1] On peut aussi se demander s’il n’y a pas en « Maus » un écho de « Raus », injonction constante dans les souvenirs de déportés. [2] Qui est aussi celle du premier fascicule paru dans Raw. [3] Il se souvient par exemple de la scène du film Le Juif errant où une foule de rats envahissent l’écran au rythme de slogans antisémites. [4] Une des questions finement analysées par Pierre Alban Delannoy dans Maus d’Art Spiegelman, Bande dessinée et Shoah, L’Harmattan 2002. [5] À ce sujet, on consultera avec intérêt les curieuses interprétations de Richard de Angelis en vue de la protection des animaux. (Of Mice and Vermin Animals as Absent Referent in Art Spiegelman’s Maus, « International Journal of Comic Art », vol.7, No.1, Spring/Summer 2005). [6] Propos recueillis par Josyane Savigneau et cités dans Le Monde des Livres du 5 décembre 1997. [7] Art for Art’s Sake : Spiegelman Speaks on RAW’s Past, Present and Future, interview par J. Stephen Bolhafner, « The Comics Journal » No.145, octobre 1991.