Le centre de Mexico, lieu d`émancipation des femmes

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Le centre de Mexico, lieu d`émancipation des femmes
Claire Hancock, « Le centre de Mexico, lieu d’émancipation des femmes mexicaines ». Texte initialement
publié dans Femmes et Villes, textes réunis et présentés par Sylvette Denèfle, Collection Perspectives
« Villes et Territoires » no 8, Presses Universitaires François-Rabelais, Maison des Sciences de l’Homme
« Villes et Territoires », Tours, 2004, p. 409-418.
Ce texte est mis en ligne sous format électronique par les Presses Universitaires François-Rabelais
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LE CENTRE DE MEXICO,
LIEU D’EMANCIPATION
DES FEMMES MEXICAINES ?
Claire HANCOCK
Université Paris-XII-Val-de-Marne
Mexico est encore un nom qui cristallise beaucoup d’images négatives,
dans la mesure où la capitale a symbolisé, au cours des années 1970, une
expansion démographique galopante qui effrayait les analystes européens
par sa vigueur et ses formes. A noter, pour caractériser rapidement une ville
sur laquelle circulent énormément d’idées fausses, que sa croissance est fort
ralentie et son solde migratoire négatif, que les parties centrales de
l’agglomération perdent de la population depuis plusieurs décennies et que
dans son ensemble Mexico a vu son poids démographique relatif s’atténuer
par rapport à l’ensemble du pays et du réseau urbain1. Mexico est loin
d’avoir atteint la trentaine de millions d’habitants qu’on lui prédisait encore
dans les années 1980 ; elle n’est pas la plus grande ville du monde, même si
elle fait partie des plus étendues2.
1
Le DF accueillait en 2000 8,6 M de personnes environ dans une agglomération de 18,3 M
d’habitants (soit un peu moins de 19 % de la population du pays). La majorité de la
population de l’agglomération se trouve dans les municipes conurbés de l’Etat de Mexico,
autre entité qui entoure le District Fédéral à l’ouest, au nord et à l’est. INEGI, XII Censo
General de Población y Vivienda 2000. México, 2001.
2
Selon la base de données Géopolis élaborée par F. Moriconi-Ebrard, Mexico arrivait en
2000 au quatrième rang mondial derrière Tokyo, New York et Séoul, mais sa superficie
urbanisée n’était que légèrement moins importante que celle de Tolyo qui a une population
plus nombreuse d’un tiers.
410
LE CENTRE DE MEXICO
Or ce milieu de la très grande ville, qu’on caricature volontiers comme
celui de l’anomie et de la dissolution du lien social, s’avère aussi être, pour
des milliers de femmes mexicaines, une chance d’accéder à plus
d’indépendance que dans le reste du pays, et d’échapper à des rôles sociaux
contraignants. Comme l’a illustré récemment un film comme Amours
chiennes, les distances entre classes restent considérables dans la mégapole
mexicaine et il y a peu en commun entre le destin d’une muchacha et d’une
femme de la bonne société, alors même qu’elles vivent sous le même toit ou
dans des quartiers voisins, et il est donc certain que cette indépendance prend
des formes très différentes pour l’une et l’autre. Faute d’avoir pu encore
procéder à une approche qualitative de ces processus d’émancipation, je vais
ici m’attacher à cerner leur traduction quantitative dans les statistiques
publiques, puis m’attacher à l’exemple d’une politique publique mise en
œuvre dans le secteur des transports qui paraît susceptible de faciliter la vie
quotidienne et l’insertion sur le marché du travail de ces habitantes de
Mexico.
Je me fonde dans cette étude sur les données du recensement 2000
concernant le District Fédéral (DF), qui est l’entité de la fédération
mexicaine qui accueille le centre de l’agglomération de Mexico. Ce
territoire, qui est le moins étendu de la fédération, permet d’isoler des
phénomènes qui se retrouvent dans la plupart des grandes villes mexicaines3,
mais qu’on peut observer ici grâce aux statistiques à l’échelle des entités
fédérées : le DF n’est pas urbanisé dans sa totalité, mais la quasi-totalité de
sa population appartient à l’agglomération-capitale.
La population féminine du District Fédéral présente un certain nombre de
spécificités par rapport à celle du Mexique dans son ensemble : les femmes
analphabètes ou sans instruction y représentent un pourcentage beaucoup
plus faible (moins de la moitié de la moyenne nationale, 4 % contre 11 % et
14 % contre 30 %, respectivement), et leur taux d’activité est bien supérieur
à la moyenne nationale (plus de 40 % contre 30 % dans l’ensemble du
pays4). On ne s’étonnera pas non plus que la natalité et le taux de fécondité y
soient les plus faibles de toutes les entités fédérées du Mexique (1,72 %
contre 2,17 % en moyenne dans le pays et 2 contre 2,9, respectivement)5.
Jusque là, rien qui paraisse inhabituel en regard de la situation des femmes
dans les capitales ou grandes métropoles d’autres pays émergents : on sait
qu’elles offrent un accès aux soins et au contrôle des naissances bien
supérieur à celui des zones rurales, ainsi que des possibilités d’éducation et
3
Rappelons que la population mexicaine est urbaine pour près des trois quarts.
A noter qu’au Mexique on calcule le taux d’activité par rapport à la population de 12 ans
et plus, ce qui relativise l’écart qui peut exister avec les pays européens.
5
INEGI, XII Censo General de Población y Vivienda 2000. México, 2001.
4
Claire HANCOCK
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d’emploi salarié bien plus développées, et que la position des femmes s’y
améliore donc d’autant.
Ce qui frappe plus, à l’étude des données démographiques du DF, c’est la
très forte surreprésentation des femmes : l’indice de masculinité du Mexique
déjà faible (95,4 hommes pour 100 femmes en 2000) y atteint son niveau
plancher (91,5 hommes pour 100 femmes). Le phénomène est
particulièrement sensible dans les délégations centrales6, comme Benito
Juarez (indice de 79,5) et Miguel Hidalgo (82,5). L’indice reste inférieur à
90 dans toutes les délégations du centre et de l’ouest du DF, de même que
dans le municipe de l’Etat de Mexico limitrophe, Huixquilucan, donc dans
les parties les plus aisées de l’agglomération7.
Cette surreprésentation féminine s’explique bien sûr en partie par un
vieillissement plus marqué de la population du cœur de la capitale par
rapport à l’ensemble de l’agglomération et du pays, mais pas totalement : en
effet, une distribution par âge de la population du DF montre que les garçons
sont plus nombreux que les filles dans les classes d’âge de 0 à 14 ans, mais
que les femmes sont déjà plus nombreuses dans la classe d’âge 15-19 ans.
Ce n’est en fait pas parmi les classes les plus âgées que le sureffectif est le
plus frappant (même si on a dans le DF environ 300 000 femmes de 65 ans
et plus contre seulement 203 000 hommes, soit un écart de 77 000), mais
parmi les adultes en âge d’exercer une activité : l’écart maximal est de
41 000 pour la classe d’âge 35-39 ans, et il est de plus de 30 000 pour tous
les groupes quinquennaux compris entre 20 et 54 ans.
Cet écart correspond très certainement à des attitudes migratoires
différentes des deux sexes : on pense immédiatement à la propension des
hommes à aller chercher un travail à l’étranger (Etats-Unis notamment),
mais celle-ci n’est pas seule en cause. On constate dans le DF un afflux bien
plus grand de femmes en âge d’entrer sur le marché du travail que
d’hommes ; dans la classe d’âge 15-24 ans, 17,8 % des femmes recensées
dans le DF n’en étaient pas originaires, alors que c’était le cas de seulement
12,2 % des hommes. Les pourcentages féminins sont également supérieurs
parmi les classes d’âge entre 25 ans et plus, mais c’est bien parmi ce groupe
pivot que la différence est la plus sensible (pour les jeunes de 14 ans et
moins l’écart n’est pas significatif). Il y a donc une attractivité migratoire
spécifique de la capitale mexicaine pour les femmes.
6
On appelle délégations (delegaciones) les 16 subdivisions administratives du District
Fédéral.
7
Soulignons quand même que les délégations de l’ouest se caractérisent à la fois par une
surreprésentation des populations riches et une surreprésentation des populations pauvres,
renvoyant bien au caractère très mêlé des parties urbanisées le plus récemment, comme Santa
Fé, qui juxtapose quartiers d’habitat précaire et secteurs de logement de prestige.
412
LE CENTRE DE MEXICO
Pour la comprendre, on peut s’intéresser aux spécialisations
professionnelles de celles qui travaillent dans le DF8. La plus forte
proportion (près du quart) sont employées de bureau (oficinistas), alors que
chez les hommes c’est la catégorie ouvriers et artisans qui regroupe le
pourcentage le plus important (17 %) ; ainsi, on peut postuler que l’emploi
de bureau, féminisé, se développe avec la tertiarisation de l’économie du DF,
qui connaît également une désindustrialisation qui comprime un secteur
d’emploi typiquement masculin. Les femmes sont également bien
représentées dans le secteur commercial (près d’une femme active sur cinq y
est employée, si l’on additionne secteur formel et secteur informel), mais
leur participation n’est pas significativement plus importante que celle des
hommes9.
En revanche, on trouve un écart significatif entre hommes et femmes pour
la proportion employée dans le travail domestique : 12,8 % des femmes
actives, contre seulement 1,5 % des hommes. Une bonne part de ces jeunes
filles venues de province trouve à s’employer dans ce travail à domicile qui
suppose souvent, à Mexico, une résidence chez l’employeur, donc une vie
privée très réduite. La coïncidence entre quartiers à forte surreprésentation
féminine et quartiers aisés s’explique sans doute en partie par ce phénomène,
de même que par l’espérance de vie plus élevée des femmes de catégories de
population plus favorisées.
Mais d’autres indices tendent à montrer que la vie que viennent trouver les
femmes dans la capitale mexicaine peut aussi être une vie plus indépendante
que celle qu’elles connaissent ailleurs dans le pays : en témoigne la
proportion élevée de foyers dont le chef de famille est une femme (un foyer
sur quatre dans le DF contre un sur cinq dans l’ensemble du pays). En 2000,
plus de la moitié des femmes du DF n’étaient ni mariées ni en couple : plus
de 36 % étaient célibataires, mais également plus de 15 % séparées,
divorcées ou veuves. Il faut relativiser la signification de ces statistiques qui
se rapportent à la population à partir de 12 ans, mais cette proportion se
retrouve pour la classe d’âge 20-29 ans (près de 48 % de célibataires, plus de
4 % divorcées, séparées ou veuves, soit encore 52 % de femmes « seules »).
Le taux de nuptialité du DF est parmi les plus faibles du pays, alors que la
divorcialité est parmi les plus élevées, reflétant un moindre poids des
conventions sociales ainsi que sans doute la surreprésentation des catégories
aisées de la population dans la capitale.
8
INEGI, Encuesta Nacional de Empleo 2000, México, 2001.
Notons toutefois qu’on trouve traditionnellement un certain nombre de femmes parmi les
« líderes » ou dirigeantes de groupes de commerçants ambulants du secteur informel du
centre de México ou de quartiers populaires proches comme Tepito et qu’elle peuvent être
extrêmement influentes. Voir l’article de F. Tomas, « Tepiteños », p. 25-29 Trace, n° 17,
1990.
9
Claire HANCOCK
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On sait que beaucoup de ces femmes « seules » au sens où elles ne vivent
pas en couple sont sans doute incluses dans une famille élargie, mais
l’importance de la « jefatura feminina », c’est-à-dire des foyers dont la
personne de référence est une femme, montre bien qu’on a également affaire
à des femmes indépendantes (qu’elles aient ou non des enfants ou d’autres
membres de leur famille vivant avec elles). Dans les classes d’âge 30-39 ans,
on trouve encore près d’un cinquième de célibataires et plus de 10 % de
séparées, divorcées ou veuves soit environ 30 % de femmes « seules », et le
pourcentage reste stable pour la classe d’âge 40-49 ans (avec une
augmentation sensible de la deuxième catégorie). La proportion augmente de
nouveau après 50 ans, et plus encore après 60 ans, comme on pourrait s’y
attendre, avec le développement du veuvage.
Ainsi des femmes qui se sont mises à l’écart des conventions de la société
mexicaine en choisissant de rester célibataires ou en se séparant de leur
conjoint peuvent trouver dans les quartiers centraux de Mexico un milieu où
non seulement elles n’attireront pas l’attention, mais où elles sont
susceptibles de rencontrer d’autres femmes partageant leur choix de vie. Une
enquête qualitative auprès de ces femmes permettrait de déterminer dans
quelle mesure cette concentration dans certains quartiers relève de choix
conscients, d’une identification de la forte présence numérique des femmes,
ou résulte de structures du marché immobilier ou d’autres caractéristiques
des quartiers (proximité des pôles d’emploi tertiaire, par exemple).
Dans une agglomération aussi démesurément étendue que celle de Mexico,
la question de la mobilité est une question vitale, et une condition sine qua
non de l’accès des femmes au marché du travail. J. Coutras a montré, dans le
cas de la région parisienne, à quel point les femmes ont pu
traditionnellement être associées à l’espace de « proximité résidentielle »,
comme les classes sociales défavorisées dans leur ensemble, et comment le
développement de leur mobilité « contribue précisément à remettre en cause
le statut spatial des femmes » et à « repositionner les rapports que les sexes
entretiennent avec la ville »10.
B. Navarro, dans son ouvrage de 1993, cite une enquête selon laquelle
75 % des usagers du métro de Mexico seraient de sexe masculin11 ; N.
García Canclini reprend ces mêmes données dans son livre de 199612, citant
P. Ward pour qui « il existe une division par sexe du transport dans la ville
de Mexico qui n’a pas encore été étudiée ». Pourtant, un rapport de la
Gerencia des Estaciones y Transporte de 1986 rapporte que seulement 60 %
10
J. Coutras, « La mobilité des femmes au quotidien », p. 162 et 169.
B. Navarro, p. 76.
12
« aproximadamente 75 % de los usuarios del sistema de transporte colectivo son
hombres », p. 27.
11
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LE CENTRE DE MEXICO
des usagers du métro sont de sexe masculin, et les données fournies par les
responsables d’Ingenieria y Desarrollo à la fin des années 1990 indiquent
que cette proportion serait descendue aux alentours de 57 % – et qu’en
conséquence, les femmes représentent près de 43 % des usagers. Ces chiffres
semblent plus conformes à ce qu’on sait du taux d’activité des femmes
(41,6 % selon l’enquête INEGI de 2000) et donc de leur part dans le nombre
global d’actifs de la ville (environ 39 % étant donné leur surreprésentation
dans les classes d’âge adulte). On ne peut en tout cas plus conclure comme le
faisait P. Ward sur la base des chiffres des années 1980 que « les coûts
sociaux et émotionnels des déplacements quotidiens (…) sont supportés de
manière disproportionnée par les hommes »13.
Il semble que les pouvoirs publics mexicains aient œuvré à faciliter la
mobilité des habitantes de Mexico en leur ménageant des espaces réservés
dans le réseau du métro, aux heures de pointe. Cela peut se traduire par des
files d’accès séparées aux stations les plus congestionnées, un double
système de circulation à l’intérieur des stations (des couloirs « femmes et
enfants » et des couloirs « hommes »), un filtrage pour l’accès à certaines
parties des quais, et des wagons (les trois premiers ou derniers du convoi)
réservés aux femmes.
Ce système est en vigueur depuis 1977 et sa géographie a suivi l’extension
des lignes du métro : obligatoire sur les plus chargées depuis plus de vingt
ans, il fait l’objet de mesures incitatives, mais guère suivies, sur l’intégralité
des lignes depuis ces dernières années. Dans celles des stations où il est
obligatoire, un nombre considérable de vigiles en surveille l’application,
parfois postés au côté de barrières divisant les quais, parfois bloquant l’accès
aux wagons « féminins » et enjoignant aux hommes de « circuler » vers ceux
auxquels ils ont le droit d’accéder. C’est au sens le plus littéral une « place »
qui est ménagée aux femmes, afin de leur permettre de voyager dans des
conditions meilleures que les autres usagers : l’espace concrètement réservé
aux femmes, aux heures et dans les stations concernées représente le tiers
des quais et des convois, les trois wagons de tête ou de queue des trains (sur
un total de 9 wagons).
Selon les responsables du STC (Sistema de Transporte Colectivo, qui
chapeaute le métro) interrogés, il s’agissait de « protéger » les femmes, de
leur assurer un traitement de faveur, et de leur permettre de voyager dans des
conditions légèrement moins inconfortables que le commun des usagers ;
dans les cohues qui se formaient dans les stations de métro, elles étaient,
avec les enfants et les personnes âgées, les plus susceptibles d’être gênées, et
à cause de leur moindre taille et force physique, elles avaient moins de
chances dans la lutte pour aborder les convois. Un autre son de cloche s’est
13
P. Ward, México, una megaciudad, p. 139.
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fait entendre auprès d’une jeune femme responsable de station, pour qui, à
l’évidence, c’était la probabilité, dans les situations de promiscuité
engendrées par la surcharge, que les femmes soient physiquement harcelées
et soumises à divers désagréments, qui rendait compte d’une telle décision14.
Il ne semble pas en tout cas que ce choix ait fait l’objet d’une consultation
avec les usagers, ni même qu’il ait correspondu à des plaintes ou à une
campagne. La voix qu’on entendait le moins, à l’époque de l’institution de la
séparation des hommes et des femmes dans le métro, c’est bien celle des
femmes, concernées au premier chef. Leur présence était toujours masquée,
dans les commentaires parus dans la presse, par leur inclusion dans un
groupe familial, un couple, ou elles s’effaçaient derrière les enfants ou les
personnes âgées ; elles n’étaient jamais prises en compte comme individus
susceptibles d’utiliser seules un moyen de transport collectif. Cependant,
c’était bien aux femmes, bien plus nombreuses à emprunter le métro aux
heures de pointe que les autres populations « vulnérables », que la mesure
bénéficiait directement : elles en retiraient un surcroît de liberté, les femmes
gardant la faculté d’aller dans les wagons « masculins » si elles le
souhaitaient, tandis que les hommes se voyaient interdire les espaces
« féminins ». De là sans doute nombre de protestations qui se sont faites
entendre dans la presse sur les « désordres » engendrés par ces dispositions.
La place de la femme dans l’économie et la société mexicaine, dans la
deuxième moitié des années 70, était pour le moins disputée : le Mexique
avait reçu en 1976 le Congrès Mondial des Femmes, et, dans cette
perspective, beaucoup avait été fait au niveau gouvernemental pour que le
Mexique n’ait pas à rougir de sa législation ou de pratiques machistes. Dans
les années suivantes, le président López Portillo continuait à prêcher en ce
sens ; ses déclarations sont ainsi commentées dans un éditorial de El
Nacional, juste quelques jours après la mise en place de la séparation des
sexes dans la métro : « En accord avec les normes qui nous régissent,
l’ancienne disparité entre hommes et femmes a disparu. Celles-ci ne sont
plus, désormais, objets de discrimination ou d’une fausse protection. Elles
jouent sur le même terrain que leurs compagnons…»15.
La métaphore spatiale, qui se retrouve fréquemment dans de tels
commentaires, incite naturellement au rapprochement avec la gestion des
stations du métro, où, précisément, les femmes ne sont pas sur le même
terrain que les hommes et font l’objet d’une protection : le parallèle n’est pas
fait pas les commentateurs de l’époque, mais il s’impose tout de même à
l’esprit en lisant ces lignes – et ce d’autant plus que cet appel à la
reconnaissance de l’égalité n’était pas le seul son de cloche à se faire
14
« los Mexicanos somos muy groseros », m’a-t-elle dit (« Nous les Mexicains sommes très
grossiers »).
15
El Nacional, 14 juillet 1977, p. 1.
416
LE CENTRE DE MEXICO
entendre à l’époque. Depuis, la séparation entre hommes et femmes aux
heures de pointe est entrée dans les mœurs au point que l’inquisitrice
chercheuse étrangère qui vient demander aux femmes leur avis sur cette
pratique s’entend souvent demander en retour pourquoi elle n’existe pas
dans le métro parisien.
Cette mesure constitue en tout cas une exception notable à ce qu’A.
Massolo désigne comme l’« invisibilité » de la femme dans les politiques
urbaines menées au Mexique : « le travail de détective pour trouver quelque
chose qui se rapporte à la femme dans ce type de politiques et de
programmes donne comme résultat ce que les chercheuses d’autres pays
rapportent de leur travail et de leurs analyses, c’est-à-dire : on ne trouve
rien parce qu’il n’y a rien »16. De même, cette place réservée dans le métro
paraît un démenti à son affirmation, sans doute vérifiée par ailleurs, que « la
complexité et la diversité des rôles, des tâches, des temporalités et des
déplacements des femmes pauvres habitant la ville sont méconnues dans les
pratiques institutionnelles »17. Il semble que les autorités du métro aient été
plus promptes que l’opinion en général à admettre les femmes comme agents
indépendants de leur strict rôle familial, susceptibles de se déplacer seules
pour se rendre à leur travail : le métro serait alors, à Mexico, un des moyens
privilégiés de leur émancipation.
Dans une ville dont le centre est volontiers dépeint par la presse mexicaine
comme un des hauts lieux de l’insécurité, des femmes se sont donc
paradoxalement ménagé un espace relativement préservé qui leur assure en
tout cas un certain degré d’indépendance : dans un milieu qu’on suppose
brutal, la population féminine peut trouver un abri contre la violence moins
visible produite par une société où le machisme reste ancré, notamment
parmi les couches les plus modestes de la population. Les pouvoirs publics
semblent prêter la main à cette émancipation par des mesures qu’on peut
juger paternalistes ou trouver trop peu concertées, à son goût, mais dont il
faut bien reconnaître l’efficacité.
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