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REPÈRES ET TENDANCES
THÉORIE
Comment Herbert Simon
a transformé l’économie
PIERRE MORIN*
D
Disparu au début de l’année, prix Nobel
d’économie en 1978, Herbert Simon a
profondément renouvelé les orientations de
cette discipline. En allant voir de plus près ce
que recouvrait la notion de « sujet rationnel »,
en jetant des ponts vers la psychologie et la
« computer science » pour analyser les
processus de décision, il a ouvert à la
microéconomie et à la réflexion managériale
quelques-uns de leurs champs les plus féconds.
L
orsque le Prix Nobel d’économie est attribué en 1978 à
Herbert A. Simon, peu d’économistes français connaissent ses
travaux. Seuls deux de ses
ouvrages, Les Organisations1 et
La Science des systèmes, science de
l’artificiel2 ont alors été traduits en
français, mais ils ont eu une
diffusion fort restreinte. Pour
rendre compte de l’événement,
Le Monde (24 novembre 1978) ne
fait pas appel à un économiste,
mais à un sociologue, Michel Crozier,
qui présente le lauréat à la fois
comme un novateur discret et
comme le père des sciences de
la décision. De fait, la fondation
Nobel avait justifié son choix par
ce motif :
« Pour son travail de pionnier sur
le processus de la prise de décision
au sein de l’organisation économique ». Il est vrai que ce que
Simon met en lumière va à
l’encontre de la « pensée unique »
économique, comme on ne disait
pas alors.
* Président d’honneur d’IDRH, enseignant à Sciences Po et à l’IAE de Paris.
L’œuvre de Simon est dispersée
dans de multiples articles de
revues et divers ouvrages, souvent
écrits en collaboration avec
d’autres auteurs : le site Internet
de l’Université Carnegie Mellon
recense 959 références bibliographiques. Ces textes portent sur
l’économie, la psychologie, l’intelligence artificielle, le management,
la systémique, la sociologie des
organisations, les sciences politiques,
les mathématiques, la statistique,
la logique, la conception et l’utilisation des ordinateurs. Cette
maîtrise de domaines à première
vue hétérogènes (du moins selon
les classifications universitaires)
conduisait Richard Cyert, alors
Président de l’Université Carnegie
Mellon, à dire de Simon, lorsque
le Prix Nobel d’économie lui fut
attribué, qu’il était « le seul
homme actuellement vivant qui
soit parvenu à être un homme de
la Renaissance ». En fait, derrière
cette hétérogénéité, on constate
une profonde unité. Tous ces
écrits exposent les résultats de
recherches sur les problèmes de
la décision et leurs conséquences
dans les domaines qui en dépendent : macro et microéconomie, management, administration, gestion,
1
Les Organisations,
Dunod, 1964 (écrit
avec le sociologue
James March).
2
La Science des
systèmes, science de
l’artificiel ,
Editions de l’Epi,
1974.
Sociétal
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3e
trimestre
2001
21
REPÈRES ET TENDANCES
UNE AVENTURE MULTIDISCIPLINAIRE
3
The new science
of management
decision, Prentice
Hall, 1977.
4
Allen Newell
(1927-1992), un
des pères de
l’intelligence
artificielle,
élaborera avec
Simon et Shaw,
le programme
General Problem
Solving (1960) et
publiera avec lui
Human Problem
Solving (PrenticeHall, 1972).
5
Alan M. Turing,
(1912 -1954),
mathématicien
anglais, fondateur
de la «computer
science » et de
l’intelligence
artificielle,
concepteur de la
Turing Machine
(1936), modèle
théorique des
futurs ordinateurs,
était parvenu,
entre 1939 et
1942, à « casser »
les codes des
machines Enigma
utilisées par les
sous-marins
allemands pour
crypter leurs
communications
pendant la
bataille de
l’Atlantique.
Sociétal
N° 33
3e trimestre
2001
22
Herbert Alexander Simon est né le 15 juin 1916 à
Milwaukee, Wisconsin. Son père, ingénieur
diplômé de l’Institut Technique de Darmstadt en
Allemagne, était arrivé aux Etats-Unis en 1903.
Sa mère, une pianiste accomplie, appartenait à la
troisième génération, depuis l’immigration, d’une
famille originaire de Prague et de Cologne. Le jeune
Simon s’inscrit à l’Université de Chicago en 1936.
Des premiers mémoires sur la recherche
opérationnelle et la prise de décision dans les
organisations l’amènent, de 1939 à 1942, à diriger à
l’Université de Californie à Berkeley des recherches
sur l’administration municipale. C’est néanmoins à
l’Université de Chicago qu’il présentera en 1943 sa
thèse de doctorat en sciences politiques, consacrée
à la prise de décision dans la gestion municipale.
Simon obtient alors son premier emploi comme
professeur de sciences politiques à l’Illinois Institute
of Technology. Ce retour à Chicago lui permet de
suivre avec Kenneth Arrow, Lawrence Klein, Milton
Friedman et Franco Modigliani, qui devaient recevoir
comme lui le prix Nobel d’économie, les séminaires
que Tjalling Koopmans (autre futur Nobel d’économie) donne à l’Université.
En 1949, Simon s’installe à Pittsburg (il y demeurera
jusqu’à la fin de sa vie) pour participer au développement d’une nouvelle institution, la Graduate
School of Industrial Administration que vient de
créer l’Université Carnegie Mellon. Il se donne
comme objectif de fonder l’enseignement de la
gestion sur des sciences fondamentales, économie et
comportement des décideurs
économiques et politiques,
conception et fonctionnement
des organisations.
L’INÉVITABLE
SIMPLIFICATION
DE LA RÉALITÉ
L
es travaux de Simon constituent une remise en cause
définitive d’un rêve ou d’un espoir,
explicites ou implicites : l’homme
pourrait décider selon une rationalité parfaite, absolue. Simon
montre pourquoi cela est impossible : « La capacité de l’esprit
humain à formuler et résoudre
des problèmes complexes est très
réduite comparée à la taille des
THÉORIE
sciences du comportement, tout en profitant de la
possibilité, alors nouvelle, d’utiliser les ordinateurs
pour la gestion. Il rencontre Allen Newell4 en 1952 à
la Rand Corporation et, à partir de 1954, l’idée
s’impose à eux que la bonne façon d’étudier la
décision consiste à simuler celle-ci avec des
ordinateurs.
Herbert Simon eut donc essentiellement une activité
de chercheur et d’enseignant à Pittsburg, où il
mourut le 8 février 2001. Son dernier titre indique :
professeur de psychologie, de science informatique
et de philosophie. A la fin de sa vie, il formulait
ainsi la présentation de ses centres d’intérêt :
« Nous cherchons à construire et à tester des
modèles empiriques des processus symboliques que
les êtres humains utilisent pour résoudre des
problèmes, raisonner, parler et écrire, apprendre et
inventer ».
Diverses responsabilités publiques lui furent
confiées. Il participa activement à la création de
l’Economic Cooperation Administration, l’organisme
chargé d’administrer le Plan Marshall. Il fut
membre du Comité des conseillers économiques
du pendant la dernière année de présidence de
Johnson et les trois premières années de l'administration Nixon (une expérience qui fut, dit-il, source
de frustrations). Membre de nombreuses académies,
associations et institutions scientifiques internationales, il reçut, entre autres distinctions prestigieuses,
l’A. M. Turing Award5 en 1975 pour son travail en
« computer science » et le Prix Nobel de science
économique en 1978.
problèmes », lorsqu’on cherche à
relèvera toujours d’esprits
se comporter « de manière
humains, le recours à ces moyens
objectivement rationnelle ou
demeure contraint par cette
même d’une manière
réalité. Si Simon
approximativement Ordinateurs et logiciels consacre tant de
raisonnable au regard ne peuvent que
travaux à la logique,
de cette rationalité compenser
à l’utilisation des
objective3 ». D’où la
ordinateurs, à l’intelnotion centrale de la partiellement le
ligence artificielle,
pensée de Simon principe de rationalité
c’est certes pour
dès les années 40 : limitée.
élaborer différents
nous décidons selon
moyens d’aide à la
une rationalité limitée (bounded
décision. Il demeure toutefois clair
rationality).
sur ce point : tous ces moyens ne
peuvent que compenser partielleMathématiques, statistiques,
ment le principe de rationalité
ordinateurs et logiciels peuvent
limitée. Ils ne permettent jamais
a i d e r à s ’ ap p ro c h e r d e l a
d’atteindre la rationalité absolue.
rationalité idéale, mais, comme la
Nous devons nous défaire de toute
formulation même du problème
illusion à ce sujet.
COMMENT HERBERT SIMON A TRANSFORMÉ L’ÉCONOMIE
nels. Sous l’influence de Simon, de
Simon est très fréquemment
nombreuses business schools ont
revenu sur cette notion de
organisé leurs enseignements sur
rationalité limitée et ses implicala décision à partir de ces trois
tions : « La première conséquence
éléments.
de ce principe est que la rationalité recherchée par un acteur
nécessite de sa part de construire
TROIS OBSTACLES À LA
un modèle simplifié de la situation
DÉCISION RATIONNELLE
réelle afin de la manipuler. Cet
a complexité. Le monde dans
acteur se comporte rationnellelequel s’inscrivent nos décisions
ment par rapport à ce modèle,
est d’une complexité que nous ne
mais une telle conduite n’est
pouvons maîtriser. Phénomènes
même pas approximativement
naturels, impact des
optimale par rapport
progrès techniques,
a u m o n d e r é e l . Ne pouvant maximiser
événements éconoPour comprendre la le résultat d'une
miques ou politiques
décision qui sera
action, les acteurs
interagissent les uns
prise, nous devons
sur les autres. Leur
comprendre la façon sont réduits à retenir
hétérogénéité rend
d o n t c e m o d è l e un certain nombre de
d’autant plus difficile
simplifié est construit,
critères, fixés par
la compréhension
et sa construction
de leurs interconsera certainement rapport au modèle de
nexions et l’antiinfluencée par les réalité qu'ils se sont
cipation de leurs
caractéristiques psyconstruit.
évolutions. Ils se
chologiques de cet
caractérisent par la
acteur en tant qu’être
turbulence et l’instabilité. Lorsque
percevant, pensant et apprenant »6.
nous décidons, nous ne pouvons
Comme la rationalité absolue est
prévoir et dénombrer toutes les
hors d’atteinte, « nous résolvons
réactions qu’entraînera notre
cette difficulté en substituant au
décision, ni les répercussions
critère de maximisation de l’utilité
imprévisibles qui en découleront,
un critère de maximisation de
car les chaînes d’interconnexions,
l’utilité subjective espérée ».
les liens de cause à effet sont
difficiles à appréhender; d’où,
Si l’économiste a mis au centre
s o u ve n t , l e s c o n s é q u e n c e s
de ses travaux cette notion de
rationalité limitée, c’est à la suite
involontaires des décisions prises,
d’analyses de décisions réellement
les effets pervers qui résultent
prises face à des problèmes très
d’effets de composition non
divers (investissements, élaboration
prévus des actions intentionnelles.
de politiques industrielles ou
commerciales, planifications admiLes exemples d’effets pervers
nistratives ou même problèmes
macroéconomiques ne manquent
personnels de choix). A partir de
pas : telle augmentation des impôts
ses observations dans diverses
pour accroître la redistribution
organisations, entreprises indusaboutit à de moindres rentrées
trielles ou administrations,
fiscales et, par contrecoup, à une
il en est venu à identifier les
moindre redistribution. Telle loi
principaux facteurs qui, dans les
visant à favoriser l’habitation mosituations concrètes, viennent
deste finit par favoriser l’habitat
s’opposer à une décision parfaitede grand confort. Simon, grâce à
ment rationnelle. Ces facteurs
l’intelligence artificielle, montre que
sont de trois ordres : la complexité
des logiciels informatiques adaptés
du monde dans lequel s’inscrivent
aident à anticiper ces effets de
nos décisions, le manque d’informacomposition et à alerter les décitions et les contextes organisationdeurs sur les risques encourus.
L
L’incertitude. Dès ses premières
recherches, Simon s’est trouvé
confronté aux préoccupations des
économistes concernant l’incertitude. Son influence se retrouve
aujourd’hui dans les travaux qui
concernent l’inégalité d’information
entre agents économiques, le coût
de l’acquisition de l’information,
l’imprévisibilité des états futurs de
l’environnement (taux de change,
évolutions politiques, impact
commercial d’un progrès technique,
etc.). A ces problèmes, il propose
des démarches aptes à compenser
les effets néfastes de l’incertitude
lors de la prise de décision
(programmes heuristiques sur
ordinateurs).
Ne pouvant maximiser le résultat
d’une action quelconque, parce
qu’ils ne peuvent pas connaître la
totalité des éléments en jeu et la
totalité des solutions possibles, les
acteurs sont réduits à retenir la
première solution qui satisfait
un certain nombre de critères
(critères de satisfaction et non de
maximisation), fixés par rapport
au modèle de la réalité qu’ils se
sont construit : par exemple, il faut
au moins que la solution retenue
permette d’obtenir telle part de
marché, tel taux de rentabilité ou
tel taux de croissance, diminue
de tant d’unités le nombre des
chômeurs inscrits, etc.
Les phénomènes organisationnels.
C’est en constatant l’impact des
phénomènes organisationnels sur
les décisions réellement prises – et
sur leur écart par rapport à celles
qu’aurait suggérées un pur calcul
économique – que Simon fut très
tôt amené à travailler sur ce
domaine. Il lui a consacré deux de
ses principaux livres, encore très
souvent cités à ce jour dans les
bibliographies, Administrative
Behavior7, et Organizations8 (ce
dernier écrit en collaboration avec
le sociologue James March).
L’importance des jeux de pouvoir
au sein des organisations, de la
6
Ibid.
7
Administrative
Behavior, Mac Millan,
1947.
8
Organizations,
Wiley, 1958 (avec
James March).
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REPÈRES ET TENDANCES
9
Ménard, Cl.
L’économie des
organisations,
La Découverte,
1990.
10
Allison, G. T.
Essence of
decision,
Explaining the
Cuban Missile
Crisis, Little,
Brown & C°,
1971
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3e trimestre
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24
THÉORIE
compétition, des antagonismes,
privilégié, mais un processus qui se
politiques, discipline de l’intelligence
des alliances masquées entre les
déroule dans le temps, une suite
artificielle ont été amenés au
différents acteurs est aujourd’hui
d’événements. On ne comprend
cours des années à prendre en
mieux reconnue (même si elle
l’aboutissement de ce qu’on
compte les résultats de ses
suscite encore des réticences).
appelle à tort « une » décision – en
recherches. N’a-t-on pas affaire
Les organisations étant le cadre
fait l’enchaînement de décisions
désormais à une économie des
où se prennent les décisions
proposées, influencées et prises
organisations9 ? A la suite de
Simon, la microéconomie cherche
économiques (affectation des
par divers acteurs – qu’en en
à expliquer les dysfonctionnements
resources rares, investissements,
retraçant l’histoire : il faut
des marchés, et des concepts
budgétisation, etc.),
rechercher quels
comme l’aléa moral, l’antisélection,
les décideurs réels
a ct e u rs o n t é t é
le défaut de coordination se
ressemblent bien La décision n'est pas
impliqués, quelles
diffusent. Un exemple spectaculaire
peu à ceux de la l'expression du
in fo rm a t io n s il s
de son influence se trouve dans
théorie économique « meilleur choix » à
détenaient à chaque
l’ouvrage de Graham T. Allison,
classique , censés
moment, quels rapEssence of decision, Explaining the
maximiser les résul- un moment privilégié,
ports et quels jeux de
Cuban missile crisis10. A partir des
tats de leurs actions mais un processus qui
pouvoir existaient
archives de J.F. Kennedy, pour
grâce à une bonne se déroule dans le
e n t re e u x , q u e l s
expliquer comment celui-ci a
connaissance du
objectifs implicites ils
finalement abouti à la décision du
contexte, des solu- temps, une suite
poursuivaient, quels
blocus de Cuba pour répondre à la
tions possibles et de d’événements.
nouveaux objectifs ils
présence des missiles soviétiques,
leurs conséquences.
ont découverts en
Allison fait entrer dans son
Simon fut l’un des
cours de route, etc. Si
schéma le processus temporel, la
premiers à le montrer. Il rappela
la reconstitution de l’histoire d’une
multiplicité des acteurs, l’incertiaussi que les organisations n’ont
décision économique ou politique
tude sur les intentions soviétiques
pas d’objectifs « naturels », mais
est devenue un sujet de recherche
et cubaines, la complexité de la
seulement les objectifs affichés
classique aujourd’hui, on le doit au
situation, les antagonismes entre
par les dirigeants, et que chaque
travail de pionnier de Simon.
organisations militaires et adminisacteur ou groupe d’acteurs agit
trations américaines… – autant de
en fonction de ses propres
Son héritage intellectuel est consigrilles de lecture de la décision
objectifs. La coopération au sein
dérable. Economie, psychologie,
proposées par Herbert Simon. l
des organisations n’est donc pas
management, sociologie, sciences
« naturelle », elle dépend de
l’intégration d’objectifs en partie
LIVRES DISPONIBLES EN FRANÇAIS
convergents et en partie divergents.
Les Organisations, problèmes psychosociologiques,
Pour Simon, les organisations
Dunod, 1999 (avec James G.March).
doivent être considérées comme
« des coalitions structurées en
Sciences des systèmes, sciences de l’artificiel, Dunod, 1991.
sous-coalitions ». D’où les écarts
entre la rationalité que les calculs
Administration et processus de décision, Economica, 1983.
économiques recommandent et
les rationalités limitées des acteurs.
Le nouveau management : la décision par les ordinateurs,
Economica, 1980.
Autre enseignement capital, la
décision n’est pas l’expression du
« meilleur choix » à un moment