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La Sharî’a Quelles perspectives pour la société européenne ? Documentation Commission interdiocésaine pour les relations avec l’Islam (CIRI) 2014 69, rue du Midi-1000 Bruxelles 1 Le droit islamique – une émanation de la sharia Introduction Depuis une trentaine d‘années, l’espace belge a été bousculé par une évolution culturelle et sociale dont les effets se font ressentir. A cause du développement économique, des femmes et des hommes de différentes zones culturelles sont venus et ont décidé de rester et de s’intégrer dans la société accueillante en gardant, le plus possible, leurs traditions culturelles et religieuses. Parmi les groupes immigrés, les musulmans de différentes nationalités réclament la possibilité de pratiquer l’islam et de respecter les prescriptions de la sharia au nom de la liberté religieuse. Cependant, les musulmans rencontrent une certaine opposition de la part de la société belge et même de la part de groupes de musulmans même, à cette demande de faire valoriser les prescriptions de la sharia. L’islam est multiple et il est traversé par de nombreux courants juridiques et théologiques. Il y a deux écoles théologiques concernant le statut du Coran. Est-il crée ou est-il incréé ? Deux grandes tendances politiques divisent l’islam : le sunnisme et le chiisme qui rejette la sunna des compagnons de Muhammad en prenant seulement en considération la sunna des « gens de la maison » (ahl al-bayt -la famille de Muhammad) comme source du droit (Coran 33,33, 4,59). Mais les shiites se sont divisés sur la question du nombre d’imams successeurs de Muhammad. D’autres mouvements minoritaires sont nés au sein de la sphère musulmane comme les Alévites, les Bahaïs ou les nombreuses confréries soufies. Aujourd’hui, il faut mentionner aussi l’islam politique né dans le siècle passé qui proclame un Dieu, un Islam et une « umma ». Il met en question les écoles juridiques sunnites classiques et s’est divisé, à son tour, en une multitude de tendances et courants idéologiques. Dans le processus d’intégration dans la société belge, la sharia joue un rôle important pour certains musulmans. Ils constatent qu’ils se trouvent dans une situation de diaspora religieuse en face d’une société majoritaire qui défend les acquis de la démocratie, de l’égalité de tous les citoyens, de la séparation entre le pouvoir 2 politique et les religions et finalement l’acceptation d’un pluralisme d’idées philosophiques. Les musulmans découvrent une différence culturelle entre leur conception classique de l’organisation sociale et la conception sociétale actuelle en Belgique. Certes, dans l’histoire il y a eu un temps où les contacts et les échanges autour de la Méditerranée ont été intenses et les sociétés européennes et islamiques se sont influencées mutuellement en sciences philosophiques ou en sciences naturelles. Mais chaque culture a intégré autrement le savoir reçu des cultures antérieures. Rémi Brague constate que la réception du savoir était différente dans la société arabo-musulmane et dans la société européenne au Moyen Age. Les musulmans ont intégré le savoir hérité en l’islamisant. Dans ce processus le savoir a perdu son « indépendance ». Au contraire, l’Europe a laissé à l’héritage culturel reçu son « étrangéité » ou sa « différence ». Les Européens ont appris des langues étrangères pour s’ouvrir aux richesses de savoirs venus de l’extérieur. Les scientifiques européens n’ont pas traduit l’héritage dans leur culture, mais ils ont intégré leur culture dans la culture reçue. Les Européens du Moyen Âge se sont mis en question en rencontrant d’autres cultures. Ce fut un processus perpétuel d’autocritique (Harald Seubert: Europa ohne Christentum? Friesenheim-Schuttern, 2012, S. 61). Après les échanges intenses entre l’Orient et l’Occident au Moyen Âge, les contacts se sont endormis à partir des 15ème et 16ème siècles et les deux sociétés au nord et au sud de la Méditerranée se sont développées séparément. C’est seulement en 1798 que les relations se sont rétablies lorsque Napoléon, avec son armée et des savants, est entré en Égypte. C’était le début de la colonisation européenne de l’espace islamique. En Belgique, les musulmans sont devenus aujourd’hui un acteur politique qui cherche une place en tant que communauté religieuse – plus exactement des communautés religieuses – dans une société pluraliste où les Églises et Communautés religieuses doivent respecter des normes qui sont imposées par le Politique. Un défi pour celles et ceux qui veulent être des Belges musulmans ou faire partie d’un Islam de Belgique. Le mot clé qui résume ce défi est le terme « sharia » ! 3 Le mot sharia » (charia, shar ’a, arabe : ) vient de la racine arabe composée de trois lettres : « sh » (shîn)) – « r » (râ) – « ‘ayn». Les arabes emploient cette racine pour exprimer différentes choses telles que : -le commencement d’une action; -l’idée de limpidité, l’évidence, la clarté; -une source d’eau abondante, apparente et facile d’accès; -un chemin clairement tracé. Cette racine est utilisée régulièrement dans le Coran et la Sunna (la tradition prophétique) pour se référer aux règles instaurées par Dieu et qui délimitent une voie pour ses serviteurs. Les musulmans considèrent cet ensemble des normes comme une émanation de la volonté de Dieu (shar’). "Puis Nous t'avons placé sur une voie ("sharî'a") relevant de notre ordre. Suis-la donc et ne suis pas les désirs de ceux qui ne savent pas" (Coran 45,18). A propos de cette mission confiée à l’homme, il faut citer également le verset : « Lorsque ton Seigneur dit aux anges : ‘Je vais établir un lieutenant (khalif) sur terre’, ils dirent : ‘Vas-tu y établir quelqu’un qui fera le mal et qui répandra le sang, tandis que nous proclamons tes louanges en te glorifiant et que nous proclamions ta sainteté ? Le Seigneur dit : ‘Je sais ce que vous ne savez pas’. » Pour le savant Tabarî (m. 923) le terme « khalîf » indique que l’administration de la justice divine est confiée à l’homme. Cela veut dire que la vraie foi (dîn al-haqq) est la base pour toutes les lois et prescriptions. Elles sont les lignes directrices pour se soumettre à la volonté de Dieu (islâm) et elles se trouvent dans le Coran. En donnant des directives, Dieu donne à l’homme la possibilité de choisir entre le paradis et l’enfer, entre le chemin de foi ou celui de l’incroyance. L’avenir dépend de chacun. L’obéissance est la condition pour être sauvé. En 1959, le cheikh Mahmud Shaltut, recteur de l’université d’alAzhar au Caire, avait publié un ouvrage intitulé « al-Islam, ‘aqida wa-shari’a » ou L’islam, une foi et une loi ». La plus grande partie de ce livre est consacrée à la présentation de la loi, c'est-à-dire de la sharia. L’auteur s’y attarde longuement sur des « détails techniques », tandis que l’exposé de la foi islamique occupe moins d’un tiers du volume. Car ce qui unit les musulmans dans le monde, c’est bien plus la volonté de préserver un certain mode de vie et un 4 idéal commun de la société » qu’une croyance commune. Aujourd’hui, l’effort des autorités musulmanes ne vise pas d’abord à prouver l’authenticité et la véracité du dogme islamique mais bien à justifier les données de la sharia, telle que les écoles juridiques classiques la conçoivent. L’islam est avant tout une orthopraxie plus qu’une orthodoxie. Par ailleurs, en l’absence d’une instance qui est autorisée à définir l’islam, on peut se demander s’il y a une orthodoxie ou plusieurs orthodoxies en islam. Etant donné que la rédaction du Coran, base absolue, a duré plusieurs siècles comme, l’islam s’est inculturé dans plusieurs villes ou centres. Nous ne trouvons l’islam que dans l’interprétation des penseurs musulmans. Dans cette vision de la société, la conception de la justice est importante. Si Dieu juge les hommes, ils doivent savoir ce qu’est la volonté de Dieu. C’est pour cela que les musulmans croient que Dieu a envoyé à chaque tribu ou peuple un prophète pour qu’il le guide dans la voie du bien, le dernier étant Muhammad. La conception de la justice lie chaque châtiment à la violation d’une loi connue. Pas de peine sans loi et la loi ne peut venir que de Dieu. (Coran 26,208-209). Les prophètes envoyés sont divisés en deux catégories : le premier terme est « rassoul ». Il signifie l’envoyé (Noé, Ibrahim, Moïse, Jésus et Muhammad. Cet envoyé, en plus de ses activités prophétiques, proclame un message révélé consigné sous forme d’un livre. Le 2ème terme est « nabî ». Il signifie celui qui annonce une bonne nouvelle. Tous sont « des hommes de grande fermeté (ulu al-‘azm) » et il est recommandé à Muhammad de les imiter » (Coran 46,35). La tâche des prophètes et messagers est de rappeler à chaque peuple la vérité : qu’il y a un seul Dieu et qu’il a donné aux créatures la sharia pour savoir distinguer le bien du mal. Les « rassoul(s) » Moïse, Jésus et Muhammad font une exception dans le sens où sur eux la révélation est descendue sous la forme d’un livre ou de feuilles: la thora, l’évangile et le coran (Coran 2,136) La « sharia » est donc le commencement, le fondement homogène sur lequel est construite la société islamique et qui définit, également, la place des non-musulmans dans l’espace régi par la sharia. Dans la vie des musulmans, la sharia est une source pure, claire, limpide. Celui qui s’en abreuve n’aura aucun mal à se suffire à lui-même et n’aura jamais à craindre la pénurie. C’est une 5 nourriture pour l’âme, une plénitude pour le cœur, un cadre épanouissant pour l’individu et salvateur pour la société. C’est le chemin clair, tracé par Dieu à l’attention de ses serviteurs, de ceux qui aspirent à une vie meilleure, ici-bas et dans l’au-delà. La sharia englobe non seulement les différents aspects de la croyance, mais aussi le comportement de l’individu, les relations interpersonnelles et les mœurs de la société islamique. En somme, il s’agit de la religion toute entière, la sharia devient un synonyme de l’islam ou de la dîn - religion » (Coran 5,3), c’est le sens véritable donné à la sharia par les savants d’hier et d’aujourd’hui. Cependant, les juristes musulmans emploient souvent ce terme dans un sens restreint. Il désigne alors exclusivement les règles relatives aux actes, qu’il s’agisse des cinq piliers, des coutumes (adâb) ou des transactions sociales (économie, divorce, héritage, mariage ou d’autres encore). Cette documentation voudrait aider les non-musulmans à entrer dans la conception, très complexe, de l’institution de la sharia ou à comprendre « le chemin tracé » pour chaque musulman en particulier et pour la communauté islamique en général. - Le premier texte est extrait des Études Arabes n° 23. Il a été rédigé par les professeurs de l’Institut Pontifical pour les Études d’Islamologie et de l’Arabe (PISAI). C’est un instrument de travail pour faciliter la consultation de l’Encyclopédie de l’Islam. Nous avons retravaillé le texte en supprimant les termes techniques en arabe. Nous en avons gardé le caractère narratif pour mieux entrer dans la conception islamique de la sharia. - le 2ème texte est de Mr. Tareq Oubrou, recteur d’une mosquée à Bordeaux et le 3ème texte est de Mr. Younous Lamghari, « La sharia : entre conceptualisations religieuses et usages politiques ». Ces deux exemples reflètent la discussion interne des communautés islamiques minoritaires sur le rôle et de la place de la sharia dans un contexte européen. - Le 4ème texte : « La Charte des Musulmans d’Europe » publié par la Fédération des Organisations Islamiques en Europe, Bruxelles, 10 Janvier 2008. 6 - Le 5ème et dernier texte est de Vincent Legrand, Professeur en Sciences politiques à l’UCL, sur « Sharia et systèmes juridiques européens : quels enjeux ? » P. Hans Vöcking Le droit musulman : émanation de la shari’a Extrait de « Etudes arabes » N° 23 L’étude du Droit musulman pratiquée par tout jurisconsulte a pour objet la Loi divine : c’est une partie de la Science islamique religieuse à laquelle s’adonnent les Docteurs ès Sciences religieuses. Le Droit étant connu et étudié, on peut en donner les conclusions pratiques sous forme de « consultations juridiques » (Fatwâ), surtout si on est en charge « nationale » pour cela. Par contre, rendre la justice procède d’une intervention, soit qu’on agisse comme arbitre », soit qu’on intervienne comme juge. Les sources du Droit Les sources premières du Droit musulman ou ses fondements sont le Coran et la Sunna. Le Coran, somme de versets qui sont des « signes », ne se comprend qu’à travers son « commentaire ». Pour les musulmans, le Coran écrit sur papier est une copie du livre céleste. Pour eux, le Coran est à la fois le livre saint et une « Constitution » qui dit comment il faut se comporter dans ce monde. La Sunna ou Tradition est l’ensemble des faits et gestes de Muhammad, développé au sein de la science du « hadît ». La raison humaine travaille sur toutes ces données ou « textes », car il faut distinguer la Loidivine de la loi-positive et du code. Les fuqahâ’ (jurisconsultes) soit imitent servilement, soit exercent l’ijtihad (effort personnel). Dans ce travail, la « nécessité » (darura) a été discutée. Certaines circonstances peuvent obliger un individu se trouvant dans une situation dangereuse (faim, soif, naufrage) à accomplir une action défendue par la loi, afin d’échapper au danger qui le menace. Le Coran mentionne explicitement ces situations au regard d’actes défendus 7 ordinairement (Coran 2,168 ; 5,5, 6,119 ; 16,116). Ce n’est donc pas le bon sens populaire qui fonde ce principe de nécessité mais le Coran lui-même. D’après le juriste Ibn Nudjaym (1520-1563): « La nécessité rend licite ce qui est prohibé ». Quand il y a « consensus général », on peut penser que les conclusions ainsi élaborées appartiennent à la Loi. Parfois, le souci des « coutumes », la « pratique judiciaire », voire les « innovations » interviennent pour une part. Les fuqahâ’ y appliquent d’ailleurs leur technique jurisprudentielle : « raisonnement analogique », préférence donnée « à l’équité » ou « à un bien fondamental », « recherche de la liaison » et, dans les temps modernes, l’Etat intervient avec ses « réformes » judiciaires. Tout cela ne supprime pas la « différenciation » entre les Ecoles juridiques ni n’élimine les « ruses » de la pratique du Droit. Les Ecoles juridiques Il y a quatre « écoles juridiques » qui ont aujourd’hui droit de cité dans l’islam sunnite : l’école hanafite qui se réfère à Abû Hanîfa (699-768), l’école mâlékite qui se réfère à Mâlik b. Anas (mort vers 712), l`école shâfi’ite qui se réfère à Ibn Shafi’i (767819) et l’école hanbalite qui se réfère à Ibn Hanbal (780-855) et à Ibn Taimîya (1263-1328). Les Wahhabites en Arabie Saoudite, fondés par Ibn Wahhab (1703-1792), sont issus de l’école hanbalite. Une autre école fut jadis célèbre, l’école zâhirite, grâce surtout à Ibn Hazm (994-1064). N’oublions pas qu’en dehors du Sunnisme, les Shiites ont un droit qui leur est propre, de même que les Khâridjites, lesquels ont développé diverses tendances juridico-religieuses. « Morale fondamentale » L’Islam n’a pas développé de morale fondamentale ». Dans le domaine de l’éthique, il a élaboré un art de bien vivre » et une « science des vertus ». Fondé sur une « nature » sui generis, l’être humain est sans doute appelé au bonheur » et à une « prééminence gracieuse» par le moyen de vertus comme la « résignation », la « contrition », le « sérieux », etc… 8 Il a surtout à poser tout acte humain à la suite d’une « intention » qui est prédéterminante et à se rappeler que cet acte a toujours une « qualification morale » : illicite, blâmable, permis/licite, recommandable ou obligatoire. La limite n’est pas précise entre le juridique et le moral : n’est d’ailleurs juridiquement et moralement « responsable » que le « pubère ». Cependant l’acte juridique, seul, peut être « annulé » totalement ou partiellement. Toute « action en justice » a d’ailleurs besoin de preuves à moins que le serment » ou l’ « aveu » n’en tiennent lieu. Refusant toute « chance » ou « hasard », le musulman sait que tout acte sera « compté » au jour du « jugement » : il y aura rétribution ou châtiment, ciel ou enfer, selon qu’on aura obéi ou non à Dieu. Cependant le pécheur (et il y a des degrés dans le « péché ») n’a pas à désespérer, à moins qu’il ne s’agisse du Shirk (Polythéisme) ou qu’il soit un Kâfir (athée), une « expiation » ou la demande de pardon sont toujours agréés par Dieu. Le Culte Celui qui vit parfaitement sa « foi » et son Islâm se doit d’être fidèle aux piliers du culte » qu’il voue à Dieu. Il a d’abord à témoigner » de cette foi : ce faisant, il en est le « témoin » et parfois le «martyr ». La pureté prend une place importante dans la vie sociale en général et dans le culte en particulier. En effet, les possibilités de perdre l’état de pureté sont nombreuses. Toucher un chien, l’alcool, le sang, le sperme, le pus ou l’urine mettent le musulman dans une impureté mineure. Par contre, l’acte sexuel ou les règles le mettent dans une impureté majeure. Pour effacer l’ « impureté mineure » ou « majeure », il faut se purifier par des « ablutions mineures » ou « majeures », lesquelles ont amené la multiplication des « bains maures ». Il lui faut prier cinq fois par jour et cette « prière » exige d’abord que l’on soit en état de pureté ». La prière se fait à des « heures précises », derrière un Imâm si elle est collective, 9 soit à la « mosquée » soit au Musallâ (place de prière, souvent à l’extérieur de l’agglomération) à l’occasion de certaines grandes fêtes, Mawlid, ‘ d al-Fitr et ‘ d al-Adhâ’. Après l’ « appel à la prière » on « se prosterne », utilisant parfois un « tapis à prière » devant son Seigneur, des versets coraniques sont « psalmodiés » et certaines formules d’invocation sont répétées : « au nom de Dieu », « louange à Dieu », « ô notre Dieu ». A côté des prières rituelles quotidiennes (salat), il en est d’autres, surérogatoires laissées à l’appréciation de chaque croyant ou pour d’autres circonstances spéciales (p.ex. l’enterrement). L’Islam conna t aussi une « prière-invocatoire » toute personnelle, qui fait « mention » de Dieu, utilisant parfois un « chapelet », méditant les 99 « noms divins » et pratiquant même la « retraite spirituelle ». Le « jêune » diurne de Ramadân est aussi un acte de culte, collectif en même temps qu’individuel : des « prières nocturnes » sont faites dans les mosquées. L’ « aumônelégale », revêtant souvent la forme d’une dîme », est complétée par l’ « aumône-de-bienfaisance ». Enfin, le « pèlerinage » (hadj) aux deux villes saintes (La Mecque et Médine), au rythme d’invocations particulières, comprend divers rites bien détaillés. En tenue de « sacralisation », fidèle aux temps précis, le pèlerin accomplit plusieurs fois « le tour » de la Ka’ba et la course » rapide entre deux collines incluses actuellement dans la ville, il se rend à ‘Arafa où a lieu la station » (journée d’imploration) et revient alors à la Mecque tout en immolant une « bête » en souvenir du sacrifice d’Abraham. Le petit pèlerinage » se fait en dehors des dates prévues ; on peut toujours s’abreuver, à la Mecque, aux eaux de Zamzam et visiter la « mosquée » de la Ka’ba. Une « bénédiction » est attachée à tout cela. Droit « constitutionnel » Il y a un « droit constitutionnel » en Islam, dont les éléments se confondent plus ou moins avec les institutions politiques qu’il a connues et pratiquées historiquement et actuellement. Il y a plusieurs fonctions politico-religeuses : 10 - Le « calife », le Sultân et l’Emir à la tête d’un Etat musulman. Aujourd’hui, dans certains Etats musulmans est encore pratiqué le serment d’allégeance au souverain. - Le Bey est le représentant des précédents, - l’Imâm préside la prière rituelle. La sharia fixe aussi le mode de fonctionnement d’un gouvernement musulman et règle les modalités de perceptions des différentes taxes prévues par le Coran (comme p.ex. l’impôt décapitation pour les non-musulmans). Droit « international » Au niveau international ? de l’islam, peut-on parler d’un droit Les musulmans divisent traditionnellement le monde en « maison de l’Islam » et « maison de la guerre », entre lesquels intervenaient divers types de « guerres », dont le « raid bédouin » était la forme primitive. Une autre forme est le djihad qui peut recouvrir deux réalités différentes : - Le petit djihad ou l’effort personnel que tout musulman doit vivre dans sa vie quotidienne pour être un bon musulman - Le grand djihad ou la guerre contre les non-musulmans Aujourd’hui, certains soulignent davantage l’effort personnel, selon le contexte. Droit des « personnes » Les « droits » des personnes dépendent d’abord de ce qu’elles sont. On sait que l’esclave ou le serviteur n’ont que des droits réduits : son maître les exerce pour lui. Toutefois la concubine dont l’enfant est reconnu par le ma tre accède à un statut spécial. Il faut savoir aussi qu’il y a divers types d’interdictions en Islam : l’esclave, l’impubère, l’apostat, l’absent se voient 11 interdire certains actes. Intervient alors le tuteur qui, par sa tutelle, défend les intérêts du mineur ou de l’interdit. L’honneur et la vie de l’être humain sont sacrés : calomnier ou tuer sont des crimes. Tout meurtre, on le sait, est soumis au talion : à la famille du meurtrier il sera demandé le prix du sang. Le voleur a aussi un statut bien déterminé. La fornication encourt la lapidation. Le droit familial Le droit de la famille -dont il ne faut pas oublier l’origine patriarcale- se penche essentiellement sur les questions du Mariage et de la Filiation. Mais qu’est-ce que la famille ? Représentée par la maison ou par la tente, parfois noble, sensible à l’ascendance et à la renommée et rassemblant ses divers membres, elle participe à divers échelons d’organisation sociale et elle communie ainsi à un esprit de corps. La question du port du voile par les femmes est controversée. Le mariage au plan du droit et au plan des festivités suppose absence d’empêchement et versement d’une dot. Tout mariage temporaire est pratiqué par les shiites mais interdit par la tradition sunnite. Quand l’épouse est séparée de son mari, elle a la garde de ses enfants seulement quand ils sont en bas âge. La répudiation-divorce est de pratique courante : une période de continence est prévue pour la femme répudiée ou divorcée ou veuve, avant un nouveau mariage. Le sexe a une place importante dans toutes ces dispositions juridiques. Suicide Dans le Coran se trouvent plusieurs versets (2,54 ; 4,66 ; 18,6) qui pourraient être interprétés comme une attitude positive à l’égard du suicide, mais les musulmans ne l’ont jamais fait. Par contre, la tradition islamique interdit le suicide en se référant à la sunna de Muhammad : « Celui qui se suicide, quelles que soient les circonstances, est exclu du Paradis. » Muhammad aurait refusé de dire des prières d’usage pour un suicidé. 12 Cependant, aujourd’hui, il est chose courante qu’un suicidé soit enterré comme tous les autres morts. Homosexualité Les musulmans considèrent l’homosexualité comme étant un péché contre l’ordre établi. Dans le Coran, le thème est principalement abordé par l’histoire de Lot. Les termes employés sont moins forts que ceux utilisés dans la Bible (infamie, abomination) : peuple outrancier, peuple ignorant, des habitants sont injustes. Dans l’islam, l’acte sexuel est considéré comme un acte religieux. Il représente la communion avec la nature par la réunion de la complémentarité homme/femme. L’homosexualité est officiellement interdite parce qu’elle transgresse la frontière homme/femme établie par Dieu. Cependant, elle fait partie de la culture islamique depuis toujours mais il ne faut pas la mélanger avec les conceptions en Europe. Les relations entre hommes ou femmes n’excluent pas le mariage et la famille. La tolérance de l’homosexualité trouve sa raison dans la séparation stricte entre homme et femme dans la société classique islamique. L’homoparentalité tout comme l’adoption, sont, en général, interdites par le droit musulman. Les contrats et les biens Le droit contractuel recouvre mille possibilités. Tout contrat suppose une offre qu’on accepte ou non. Le commerce recourt à divers types de contrats : vente, troc, dépôt ou encore caution, prêt, etc… Plein pouvoir peut être donné à d’autres, comme on peut aussi usurper le droit d’autrui. La lettre de change a toujours été très utilisée. Il reste que la grande règle est le refus de l’usure. La sharia règle le droit successoral. 13 La Charia de minorité : contribution pour une intégration légale de l’islam par Tareq Oubrou Tareq Oubrou, recteur de la mosquée de Bordeaux, explicite les principaux concepts juridiques musulmans, et aborde la question de leur articulation avec la laïcité française. La charia de minorité est un concept normatif qui résume toute une théorie. C’est une approche théorique, méthodique, et technique en rapport avec la visibilité et la pratique musulmane dans l’espace laïc. L’approche est ciblée et au service d’une problématique bien déterminée et délimitée, c’est-à-dire les contours de la pratique musulmane comme situation inédite dans la laïcité française. Cette approche théorique repose d’emblée sur une typologie de départ tripartite. Premier aspect : le dogme, l’univers de la foi, des croyances Il a produit une théologie, une philosophie, c’est l’univers des idées, de la pensée, du sensible, de la croyance dissociée de la pratique. Le domaine de la pratique est l’univers de la charia. Elle contient trois domaines : le rite qui codifie le rapport entre l’individu et son créateur : les cinq prières, le mois de ramadan, le pèlerinage, l’impôt rituel (pour certains juristes il est classé dans le domaine du relationnel et il est à ce titre un impôt tout court relevant d’une logique juridique et non rituelle). Le 14 domaine de l’éthique et de la morale, et enfin le domaine du droit. Le troisième domaine, le soufisme, l’expérience intérieure, l’éducation morale et spirituelle. Trois registres et trois logiques séparées mais dans un seul paradigme islamique commun. Par souci méthodologique, j’ai dressé cette typologie pour aborder ma problématique : la visibilité de l’islam dans la sécularisation qui a trouvé sa forme la plus poussée dans la laïcité française. Dans le domaine de la charia, j’ai exclu le droit et j’ai réduit la charia à deux dimensions : le rite et l’éthique. Par le biais de ce que j’appelle l’éthicisation de la charia, j’introduis le droit musulman dans le métabolisme de l’éthique. Je renvoie le musulman au seul droit qui s’impose à tous les citoyens à savoir le droit positif français. J’inclus ainsi le droit positif français dans l’économie de la charia, c’est à dire dans la gestion des conflits entre les musulmans, le mariage, etc. Tout ce qui est administratif et conflictuel est renvoyé au seul «glaive» qui s’impose, celui du magistrat. Ce choix détermine complètement le rapport au texte, au Coran, aux hadiths. Ce paradigme nous permet de lire convenablement le Coran et la Tradition à la lumière de notre réalité laïque. Je ne vais pas ici rentrer dans le détail et les fondements de ce choix. J’opère dans une troisième phase la distinction entre deux formes de normes shariatiques à savoir el-hukme : la loi déduite par des mécanismes exégétiques et herméneutiques légalistes immédiats à partir des seuls textes en abstraction du contexte, mais aussi par le moyen de la discursivité, de l’interprétation, dans le sens de l’extraction d’une norme à partir toujours des textes, par le biais de (qiyyas) l’analogie, (el-içtihçâne) l’estimation canonique et d’autres biais principologistes. La principologie (usûl el-fiqh), c’est une sorte d’épistémologie du droit musulman, des mécanismes d’interprétation et d’extraction des lois, différents selon les différentes doctrines. Notre rapport à leur égard est éclectique. 15 C’est la réalité laïque qui oriente notre choix de telle ou telle lecture canonique. La charia est formulée en deux temps : le hukme, la loi, le canon, le cadre fixe que nous avons vu, et la fatwa qui est plus en rapport avec la réalité et nécessite d’autres mécanismes d’interprétation différents de ceux de la loi. Il ne suffit pas de lire le texte dans son contexte initial. Il s’agit de réarticuler ses principes dans notre réalité, cela demande d’autres mécanismes d’exégèse, d’herméneutique. Le premier voyage vers les sources par le biais de l’exégèse, ce procédé contient des disciplines qui s’intéressent à cette approche. Articuler et intégrer un texte dans notre contexte admet d’autres mécanismes d’articulation ou de non-articulation d’une loi dans un contexte donné. Je ne vais pas rentrer dans les différences qui existent entre ces deux approches. La fatwa La fatwa relève plutôt de ce deuxième mécanisme qui applique ou n’applique pas, change la forme d’une loi en fonction du contexte actuel. Elle peut être une simple application d’un texte coranique, d’un hadith du prophète, lorsque l’environnement le permet. Elle peut annuler l’application d’un texte, lequel texte contient toujours sa raison d’exister. Il faut chercher donc dans le contexte la raison de son articulation. On ne peut pas parler de l’Islam et de la charia en particulier sans une maîtrise profonde et une bonne interprétation de la réalité musulmane dans notre contexte laïc. Il y a donc une double interprétation : l’interprétation des textes et des lois et l’interprétation de la réalité. Il s’agit d’articuler deux interprétations d’une façon adéquate dans le but de réduire l’écart entre ces deux approches. La fatwa elle-même je la subdivise en différentes formes. Je prône la fatwa en tant que formulation de la charia dans le contexte laïc parce qu’elle est la dimension la plus dynamique de la charia. La fatwa n’est pas le simple énoncé d’une loi (hukme). Il faut comprendre la fatwa en tant que concept et non pas un terme classique simple. La première forme de la fatwa, 16 c’est la fatwa commune. Je distingue deux formes de fatwas, la fatwa positive par articulation dont la première forme est la fatwa commune qui s’adapte au droit français, cette dimension quantifiable de la laïcité. La méthode de la première fatwa, c’est de regarder ce champ quantifiable qu’on peut ma triser qui est le droit. Or nous sommes dans un Etat où il y a le droit mais aussi dans la Nation avec sa culture et ses mentalités. Le droit peut être favorable, mais l’histoire, les mentalités peuvent être défavorables à une certaine visibilité. Le mufti doit résoudre cette problématique. Le droit peut conférer aux musulmans certaines pratiques, mais dans leur travail, milieu, ils peuvent se heurter à des problèmes qui relèvent des mentalités, de la psychologie, de la sociologie… Le mufti doit répondre à ces situations particulières par le biais de ce que j’appelle la fatwa circonstanciée individuelle, et là la fatwa se négocie. Il y a une pédagogie de la fatwa, dans un rapport dialogique avec les concernés qui prend en considération la psychologie, la sociologie, son effet à court terme et à long terme sur l’individu par le biais des consultations que font les musulmans auprès de leur imam et leur mufti. Ce travail est un outil qui concerne de prime abord les imams et les muftis qui sont obligés de se prononcer sur des normes concernant des musulmans qui ont choisi de pratiquer. Il y a une troisième catégorie, pour moi très importante, c’est la fatwa négative par omission volontaire. Le mufti ne doit pas se prononcer sur toutes les questions. Il faut opérer ce que j’appelle une certaine anomie normative. Laisser un peu les choses dans l’ambivalence qui laisse à chaque personne musulmane la capacité de l’interpréter, de la pratiquer ou non selon sa situation. Le but essentiel de cette dimension de la charia est de ne pas saturer les musulmans de normes, encombrant ainsi leur vie qui connait déjà une situation fragile. Il y a malheureusement tellement de fatwas qui circulent mais que le mufti peut rectifier. Il y a donc des anti-fatwas. Il ne faut pas s’empêcher de relativiser ou d’annuler une fatwa et une pratique pour mettre le musulman dans ce qui est toujours le plus important dans sa religion. Le théoricien de la charia en 17 France doit ma triser le canonisme d’évaluation (fiqh elawlawiyyâte) et ne pas mettre au même niveau toutes les pratiques, rendre tout important en islam. Et puis maîtriser les conséquences de la fatwa. Beaucoup de sciences humaines doivent alors être intégrées. Ce sont des éléments importants pour le mufti, car la fatwa peut être fondée scripturairement mais ses effets négatifs peuvent être de grande ampleur et aller dans le sens contraire de l’esprit de la loi. La loi n’a de valeur qu’à travers les conséquences qu’elle procure à l’individu et à la société. Il s’agit en somme d’un ensemble d’ingrédients que j’ai simplifié avec cette relativisation de la norme jusqu’à l’individu lui-même dans une situation donnée. Je démontre la subtilité du normatif et son dynamisme que je ne peux pas développer ici de façon technique. 18 La charia : entre conceptualisations religieuses et usages politiques Younous Lamghari Le vocable « charia » est tellement chargé négativement dans l’inconscient collectif occidental que sa simple formulation suscite peur et indignation. C’est que la confusion autour de ce terme est grande, autant de la part de musulmans que de nonmusulmans. Réagissant aux déclarations des leaders de la liste « ISLAM » lors de la campagne électorale pour les élections communales de 20121, le directeur adjoint du CECLR, Edouard Delruelle, accordait une interview à Télé-Bruxelles2 où il déclarait : « Ce parti prône la charia. [Or], il y a dans la charia des dispositions qui sont potentiellement discriminatoires contre les femmes, contre les homosexuels, contre les nonmusulmans ». Ces propos qui interpellent par le parti-pris que fait le directeur adjoint du CECLR en faveur d’une conception particulière de la « charia » - fût-elle majoritaire -, nous incitent à appeler les acteurs publics à la circonspection, ou à tout le moins à la neutralité lorsqu’ils abordent ce sujet : il importe de ne pas valider les conceptions les plus rétrogrades de la «charia ». « Charia » : un terme polysémique La définition de la charia divise théologiens et jurisconsultes musulmans. Le concept s’est forgé petit à petit dans les débats 1 Pour une analyse plus approfondie de ces déclarations, lire mon article : « La liste « ISLAM », la charia et l’Etat islamique » disponible ici : http://younouslamghari.jimdo.com/2012/11/30/la-liste-islam-la-charia-et-letat islamique/ 2 Emission en date du 06/11/2012 qui avait pour titre : « Faut-il interdire un parti comme Islam ? ». 19 théologiques et a eu plusieurs déclinaisons. Retenons les deux conceptions principales qui ont résisté aux aléas de l’histoire : La conception traditionaliste moderne – majoritaire auprès des théologiens et des musulmans -qui s’inscrit dans la ligne classique-, réduit la « charia » au fiqh, la jurisprudence islamique. Si dans l’approche classique, la « charia » correspond à un ensemble de principes, de finalités et de normes juridiques tirées, par les jurisconsultes, à partir de l’interprétation individuelle des textes fondateurs de l’islam (Coran, tradition prophétique), grâce au processus d’ijtihad, afin de répondre aux questions qui se posent aux musulmans3, la conception traditionaliste moderne, influencée par la montée de l’islam politique, représente une régression par rapport à celleci4. Bien qu’elle se décline sous différentes acceptions, celle-ci opère, grosso modo, en survalorisant les normes juridiques aux dépens des principes et des finalités. La « charia», assimilée alors au fiqh, est marquée par la juridicisation et la valorisation de l’orthopraxie5. 3 Pour nombre de jurisconsultes classiques: « La charia vise à réaliser le bien commun. Elle est justice, bonté, recherche du bien commun et sagesse. Toute déduction théologique qui ne répond pas à l’un de ces quatre principes ne fait pas partie de la charia, fût-elle le résultat d’un ijtihad» (Ibn al- Qayyim, I‘lâm alMuwaqqi‘în ‘An Rabb al‘âlamîn, Dâr al- Jayl, 1973, t.3, p.3). 4 Ce sont les réformistes de la Nahda (fin du 19ème siècle – début du 20ème) qui ont amorcé un tournant qui rompt avec l’approche classique. L’ijtihad a cessé d’être la recherche d’une connaissance d’une règle juridique (al-Ghazâl ), ou d’une opinion (Zann) sur quelque chose » à partir des « règles conformes à la charia » (al- Amidi). Il s’est transformé avec M. Abduh (1849 – 1905), et surtout R. Rida (1865 – 1935) en l’effort du savant pour fournir, avec des preuves tirées directement du Coran et de la Sunna – et non des productions normatives des écoles juridiques classiques- non pas son opinion à propos de la loi de Dieu, mais la loi de Dieu elle-même (R. Gleave, la charia dans l’histoire », in B. Dupret (dir) La charia aujourd’hui, usages de la référence au droit islamique », Paris, La Découverte, coll. « Recherches », 2012, pp. 23-34. La rupture sera plus nette avec l’émergence des différents courants de l’islam politique. 5 Dans la pensée chiite moderne, le cadre classique a été maintenu. Ce sont les références Mujtahids qui dictent les normes, leur approche s’inscrivant dans la logique de l’ opinion ». 20 Un courant de théologiens contemporains – minoritaire – refuse d’assimiler la charia » à la jurisprudence, et considère la «charia » comme étant la voie qui concourt à réaliser le bien commun, renouant ainsi avec la question des principes et finalités à laquelle il donne une importance capitale. Pour les adeptes de ce courant, les textes religieux « absolus » (le Coran, essentiellement) faisant foi de prescription ne sont que des réponses à des questions qui se sont posées à un moment donné, dans un lieu donné. De ce point de vue, ces textes ayant pris en compte le contexte de leur révélation/formulation, les réponses qu’ils ont apportées sont inscrites dans le temps et l’espace, y sont circonscrites et ne peuvent répondre, sans un travail de relecture, aux nouvelles questions qui se posent ici et maintenant6. Il s’agit d’en extraire le sens pour dégager les finalités qui, elles, sont valables pour notre monde d’aujourd’hui7. Ainsi revisité, le fiqh devient un outil au service du bien commun, basé sur des principes et des finalités supérieurs, notamment la justice, l’égalité et la facilitation »8. L’usage politique de la charia 6 De leur côté, en tant que construction sociale, les normes juridiques sont situées dans le temps et dans l’espace, elles sont donc sujettes au changement. 7 Le penseur contemporain iranien Abdulkarim Soroush, l’une des figures de proue de ce courant, en donne un aperçu succinct dans ces lignes : « Il appartient à nous, les intellectuels du Tiers-Monde, de rendre les textes saints compatibles à la modernité… Tout simplement en essayant d’imaginer ce que seraient les prises de position du Prophète s’il devait revenir sur terre pour vivre parmi nous. Il saurait, lui, faire la distinction entre les principes fondamentaux du Coran, très peu nombreux, et la foule de jugements conjoncturels qui correspondaient, il y a quatorze siècles, à une société bien différente de la nôtre », Mottaghi, M « Soroush, un itinéraire intellectuel », in Mervin S. (dir), Les Mondes chiites et l’Iran, Karthala, Paris, p. 357 – 380. 8 Le monde chiite suit son propre itinéraire historique. Mais il existe des connexions et des ressemblances avec son pendant sunnite. Si la prégnance du système des Mujtahids a permis de garder une filiation directe avec l’approche classique, les ijtihads fournis sont à plusieurs égards semblables aux productions de la pensée traditionaliste sunnite moderne. La République islamique instaurée suite à la révolution de 1979 sera totalitaire. En parallèle avec la réislamisation de la société iranienne, un courant de pensée réformiste propose des solutions alternatives à l’Etat islamique. 21 Les conceptions « classique » et « libérale » ne sont pas fondamentalement différentes, en ce sens qu’elles visent toutes deux un même objectif : concourir à réaliser ce qui est bien et utile à la collectivité en se basant sur des finalités. Toujours est-il que c’est bien la conception traditionaliste moderne qui prévaut dans beaucoup de pays musulmans. Cette conception est récupérée et alimentée par l’islam politique dont le postulat de base est que l’islam est la religion de l’Etat (Dîn wa dawla) et, partant, que celui-ci a la charge d’appliquer la charia »de manière globale. Mais dans la pratique, si de nombreux pays musulmans inscrivent la « charia » dans leur constitution, aucune précision n’est apportée sur les principes dont il est question. C’est le droit positif qui prévaut et la version de la jurisprudence islamique adoptée dans chaque pays n’est souvent appliquée que dans le domaine du droit de la famille. De plus, les normes religieuses se voient contraintes d’emprunter les canaux habituels du droit positif, « la norme islamique n’acquiert son autorité que dans le corset de la procédure parlementaire, avec entre autres ses règles de parole, de vote et de majorité (…) on peut en conclure à la dilution du droit islamique dans l’ordre constitutionnel moderne et à la privatisation de la normativité islamique [fiqh]»9. Dans les pays qui revendiquent l’application de la charia » (Arabie saoudite, Iran, Soudan, l’Afghanistan talibane), celle-ci traduit la version la plus littéraliste de la conception traditionaliste : la lecture littéraliste des sources de l’islam réduit la charia » à l’application stricte et littérale de certaines obligations et interdictions, et elle s’accompagne d’une application abusive des peines corporelles maximales10. La société dans son 9 B. Dupret, op. cit. p.14. 10 La « charia » ne peut être réduite aux châtiments corporels qui sont régulés par le fiqh, la normativité islamique. Si ces châtiments sont considérés comme envisageables dans le fiqh, ce n’est qu’à titre de peine maximale que le juge peut appliquer ou non, selon l’effet qu’il en escompte sur l’état du contrevenant ». Avant de couper des mains (puisque la « charia » est souvent réduite à cela), bien des possibilités sont envisageables, et le juge donnera la priorité aux peines les plus légères avant de songer aux plus lourdes. 22 entièreté - et spécialement les femmes et les minorités religieuses et sexuelles – paie le prix de cette « charia »11. L’accession des mouvements de l’islam politique au pouvoir dans certains pays (Egypte, Tunisie, etc.) les met à l’épreuve du pouvoir et de la réalité sociale et politique. Certaines franges de la population craignent une restriction des libertés et des atteintes aux droits de l’Homme et prennent la parole pour le rappeler. Des courants fondamentalistes sautent sur l’occasion offerte par le printemps arabe pour réclamer l’application de la version forte de la conception traditionaliste de la « charia ». Cela génère une frustration pour ces islamistes qui doivent composer avec les autres acteurs politiques et avec la réalité sociale : le peuple a besoin de pain, non de coups de fouet… La conception minoritaire « libérale » considère, quant à elle, que l’Etat est tenu à la neutralité religieuse, autrement dit que ce n’est pas à lui d’appliquer les efforts réflexifs de jurisconsultes, ceux-ci étant relatifs et ne pouvant se prévaloir d’une universalité intemporelle. Tout au plus, l’Etat doit-il chercher à appliquer ce qui est profitable à la collectivité, en se basant sur des considérations « profanes » qui peuvent, le cas échéant, s’inspirer de valeurs éthiques de la religion. Cette conception est certes minoritaire, mais elle est bien présente, et de nombreux théologiens, intellectuels et penseurs dans le monde musulman œuvrent pour la promouvoir. 11 Qui n’est ni justice, ni bonté, ni recherche du bien commun, ni sagesse 23 Une charte des musulmans européens Préambule La présente charte précise un certain nombre de principes fondateurs à la bonne compréhension de l’Islam dans le contexte européen. Aussi, se propose-t-elle, de consolider les bases d’un échange positif dans la société. Cette charte s’appuie, notamment, sur : • L’apport de l’Islam dans l’enrichissement de la civilisation européenne et la présence séculaire de musulmans de souche européenne – plus particulièrement à l’Est de l’Europe – en plus de la présence musulmane contemporaine. • La nécessité de consolider une citoyenneté fondée sur la justice, l’égalité des droits et la reconnaissance aux musulmans du statut de communauté religieuse européenne. • Le nécessaire rapprochement entre les musulmans d’Europe afin d’accompagner et de soutenir l’élargissement et le développement de l’Union Européenne • La consolidation des valeurs d’entente, de paix et de bien-être social, et le renforcement des valeurs de modération, de dialogue et d’échange entre les peuples et les civilisations loin de tout extrémisme et de toute marginalisation.. • La place importante de l’Islam dans le monde et son potentiel humain, spirituel et civilisateur nécessitent davantage de coopération et de rapprochement entre le Monde musulman l’Occident en général, et l’Europe en particulier afin de promouvoir la justice et la paix dans le monde. Ces considérations ont conduit les institutions musulmanes européennes à élaborer cette charte en vue de soutenir le rôle utile 24 des musulmans en Europe et d’établir des liens constructifs avec le Monde musulman. De la compréhension de l’Islam 1. Notre compréhension de l’Islam se réfère à de principales règles immuables issues des sources authentiques de l’Islam : le Saint Coran et la Sunna (tradition du Prophète), compréhension s’inscrivant dans une acceptation consensuelle et prenant en considération l’environnement contemporain et les spécificités de la réalité européenne. 2. La compréhension qui exprime l’essence même de l’Islam est celle qui consiste à choisir le « juste milieu » dans le cadre des objectifs universels de cette religion. Un « juste milieu » qui bannit l’excès et le laxisme, qui concilie la guidance divine avec les lumières de la raison, qui respecte le juste équilibre entre le besoin matériel et le besoin spirituel de l’Homme et qui conçoit la vie comme une harmonie entre la recherche de l’au-delà et le bien être d’ici-bas. 3. L’Islam, de par ses principes, règles et valeurs, s’articule autour de trois domaines : • Le dogme (al ‘aqidah) et ses six piliers : croire en Dieu, en Ses Anges, Ses Livres, Ses Messagers, au Jour dernier et au Destin. • La législation (la Charia) qui concerne aussi bien le culte que les actes de la vie courante. • Les règles morales qui définissent la voie du Bien. Ces trois domaines, liés et complémentaires, visent à favoriser ce qui est profitable à l’Homme et à repousser ce qui lui est nuisible à titre individuel et collectif. 4. Parmi les caractéristiques générales de l’Islam : sa considération de la dimension humaine, sa souplesse législative et son respect de la diversité des êtres humains. 5. L’Islam honore l’Homme, un honneur qui englobe aussi bien l’homme que la femme sans distinction aucune. Cela exige sa protection contre tout ce qui peut porter atteinte à sa vie, à sa 25 dignité, nuire à ses facultés mentales, attenter à sa santé ou exploiter sa vulnérabilité et sa faiblesse pour le priver de ses droits ou l’agresser. 6. L’Islam accorde une importance particulière à la dimension sociale et prône compassion, entraide, solidarité et fraternité. Toutes ces valeurs s’appliquent en particulier aux droits des parents, des proches et des voisins. Elles s’appliquent également aux droits des pauvres, des nécessiteux, des malades et des personnes âgées sans distinctions de leurs croyances et de leurs origines. 7. L’Islam, dans le cadre de la dignité humaine et du respect mutuel, appelle à l’égalité entre l’homme et la femme. Il considère que la vie équilibrée se construit sur la complémentarité et l’harmonie entre eux. Il bannit toute idée ou attitude portant atteinte à la femme ou la privant de ses droits légitimes, quelles qu’en soient les justifications se référant à certaines traditions, us et coutumes. L’Islam reconnaît à la femme son rôle indispensable dans la société et s’oppose à son exploitation et à toute approche la réduisant à un simple objet de plaisir. 8. L’Islam considère que la famille, unie et bâtie sur les liens du mariage entre l’homme et la femme, est le berceau naturel dans lequel seront élevées les générations futures. Elle est aussi la condition indispensable au bonheur de l’Homme et à la stabilité de la société. Aussi, l’Islam insiste t-il sur la nécessité de prendre toutes les dispositions afin de consolider l’édifice familial et le préserver de ce qui pourrait l’affaiblir ou marginaliser son rôle. 9. L’Islam respecte les droits de l’Homme et appelle à l’égalité entre les êtres humains. Il combat toutes les formes de discrimination raciale, proclame la liberté, condamne la contrainte en religion et laisse à l’individu le libre choix de ses croyances. Il recommande cependant, dans sa vision équilibrée, que cette liberté obéisse aux valeurs morales afin d’éviter les atteintes à l’intégrité personnelle ou d’autrui. 10. L’Islam appelle les hommes à se conna tre et à œuvrer pour le dialogue et la coopération entre les peuples et les nations, afin d’assurer la stabilité et garantir la paix dans le monde. Le concept de Djihad, tel qu’il est mentionné dans les textes islamiques, définit l’effort à fournir dans la quête du Bien, à commencer par l’effort sur soi-même jusqu’à la promotion de l’équité et la de justice entre les hommes. L’acception du Djihad, en tant que combat armé, doit être 26 comprise comme l’ultime recours auquel peut faire appel un Etat souverain pour se défendre légitimement contre toute agression armée. Ce que prévoit l’Islam dans ce cas, n’est nullement différent du droit international. En vertu de quoi, l’Islam refuse la violence et le terrorisme, soutient les causes justes et reconnaît aux hommes la légitimité de défendre leurs droits par les voies légales loin de toute partialité et de toute injustice. 11. L’Islam appelle le musulman à l’honnêteté et au respect de ses engagements. Il lui interdit la trahison et la tromperie. Il lui ordonne l’excellence et le respect dans ses rapports avec autrui ainsi qu’avec toutes les autres créatures. 12. Compte tenu des vertus de la concertation (al shoura) et considérant les acquis de l’expérience humaine dans les domaines de l’action politique, législative et constitutionnelle, l’Islam reconna t les principes du système démocratique fondé sur la liberté de choisir ses institutions politiques et sur le respect du pluralisme et de l’alternance pacifique du pouvoir. 13. L’Islam appelle l’Homme à l’exploitation responsable du patrimoine naturel qui lui a été donné, dans le respect de l’environnement et le devoir de le protéger de la pollution, de la dégradation et de tout ce qui pourrait rompre l’équilibre naturel. Il recommande aussi de sauvegarder les ressources naturelles, insiste sur la protection des animaux et interdit le gaspillage et la dilapidation des richesses. De la présence de l’Islam dans la société Fondements des rapports entre musulmans 14. Les musulmans vivant en Europe, par-delà leurs différences ethniques et culturelles, et la diversité de leurs rites et leurs appartenances aux différentes écoles jurisprudentielles, constituent, dans le cadre des valeurs fondamentales immuables de l’Islam, une entité unie dans la fraternité islamique. Ils sont également liés, dans chaque pays européen, par leur appartenance à la même entité nationale. Toute discrimination ethnique entre eux est une entorse aux valeurs de l’union que prône l’Islam. 15. Considérant les principes fondamentaux de l’Islam et les intérêts qu’ils ont en commun, les musulmans d’Europe sont appelés à 27 œuvrer pour se rencontrer, s’entraider et coordonner les efforts de leurs institutions et leurs organisations. Ceci n’interdit nullement particularismes et diversités, tant que ces différences restent conformes aux principes immuables de l’Islam et demeurent dans le cadre de la foi et des règles islamiques unanimement admises. 16. Tout en vivant leur appartenance aux différents pays européens et tout en accordant la primauté aux exigences de la citoyenneté, les musulmans d’Europe sauvegardent leur lien de fraternité avec tous les musulmans. Il s’agit d’un lien qui s’inscrit dans le cadre des relations naturelles entre membres d’une même communauté. Exigences de la citoyenneté 17. Les musulmans d’Europe respectent les lois et les autorités compétentes chargées de les appliquer. Ceci ne les empêche pas, dans le cadre de ce qui est garanti à tous les citoyens, de défendre leurs droits et d’exprimer leur opinion et leur position, individuellement ou collectivement. Ce droit à l’expression concerne aussi bien les problèmes spécifiques à la communauté musulmane que ceux communs à tous les citoyens. Lorsque les lois en vigueur s’opposent éventuellement aux pratiques et règles islamiques, les musulmans sont en droit de s’adresser aux autorités pour expliquer leurs points de vue et exprimer leurs besoins et ce, dans le but de trouver les solutions les plus adaptées. 18. Les musulmans respectent le principe de sécularisation fondé sur la neutralité de l’Etat à l’égard du religieux. Ceci implique un traitement équitable avec toutes les religions et garantit aux fidèles d’exprimer leurs convictions et de pratiquer leur culte, individuellement et collectivement, en privé et en public, conformément aux dispositions des droits de l’Homme et des conventions en Europe et à travers le monde. De ce fait, il est du droit des musulmans d’Europe en tant que communauté, de construire leurs mosquées et leurs propres institutions cultuelles, éducatives et sociales. Il est aussi de leur droit de pratiquer leur culte et de se conformer aux règles de leur religion dans leur vie quotidienne en ce qui concerne les prescriptions alimentaires et vestimentaires entre autre. 19. Les musulmans d’Europe en tant que citoyens européens considèrent qu’il est de leur devoir d’œuvrer pour l’intérêt général. 28 Ils considèrent que l’exigence d’assumer leurs devoirs de citoyens est aussi importante que celle qui consiste à défendre leurs droits. Ils considèrent enfin, que la compréhension authentique de l’Islam exige du musulman d’être un citoyen actif, productif et utile à la société. 20. Les musulmans en Europe sont appelés à s’intégrer de manière positive dans leurs sociétés respectives, sur les bases d’un équilibre harmonieux entre la préservation de leur identité musulmane et leurs devoirs de citoyens. Toute intégration qui dénie aux musulmans le droit de sauvegarder leur personnalité et d’exercer leur culte, ne sert en vérité, ni les intérêts des musulmans, ni ceux des sociétés européennes auxquelles ils appartiennent. 21. Les musulmans d’Europe sont appelés à adhérer à la vie politique générale de leurs pays en tant que citoyens actifs. La citoyenneté véritable implique en effet l’engagement politique, à commencer par l’exercice du droit de vote en passant par la participation aux institutions politiques. Ceci serait facilité si ces institutions s’ouvraient davantage à l’ensemble des membres et catégories de la société, une ouverture qui prend en compte toutes les compétences et les idées. 22. Les musulmans en Europe vivant dans des sociétés où coexistent diverses convictions religieuses et philosophiques, confirment leur respect pour cette pluralité. Ils considèrent que l’Islam reconna t le droit à la diversité et à la différence, et ne cherche nullement à les restreindre. Tout au contraire, il appelle à la connaissance mutuelle, à la coopération et à la complémentarité entre les membres de la même société. L’apport de l’Islam en Europe 23. L’Islam, par ses principes humanistes universels, adhère au rapprochement entre les hommes qui respecte les droits des peuples et leurs particularismes et se conforme aux règles de justice dans les échanges et la coopération entre les hommes, loin de toute idée de domination et d’exploitation. Partant de ces principes, les musulmans en Europe considèrent qu’il est de leur devoir de participer à la consolidation des relations entre l’Europe et le Monde musulman. Cela exige de se libérer des préjugés et des images négatives qui se dressent entre l’Islam et l’Occident afin de construire des liens de 29 rapprochement entre les peuples, et d’édifier des passerelles d’échanges fructueux entre les civilisations. 24. L’Islam, par les valeurs humaines qu’il porte et les expériences civilisatrices dont il est riche, peut à travers la présence musulmane en Europe participer à la consolidation de la place des valeurs utiles aux sociétés contemporaines telles que la justice, la liberté, la fraternité, l’égalité et la solidarité. Il accorde la primauté à la dimension humaine et morale dans le domaine social et celui du progrès scientifique, technique et économique. Cette participation ne peut être que bénéfique et enrichissante pour l’ensemble de la société. 25. La présence musulmane en Europe représente un élément important dans l’établissement des liens de cohabitation et d’échange entre les différentes religions et croyances, et ce, à travers, la promotion du dialogue interreligieux et intellectuel. L’Islam appelle à ce dialogue et l’encourage afin de préserver la paix dans le monde. 26. Les musulmans en Europe, par leur patrimoine religieux et leur présence dans les différents pays européens, constituent un facteur de consolidation aux efforts de rapprochement au sein de l’Union Européenne. Ceci fera de l’Europe un pôle important de civilisation, capable – grâce à sa richesse et à sa diversité religieuse et culturelle - de jouer un rôle déterminant pour assurer l’équilibre dans le monde. « O hommes ! Nous vous avons créés d’un homme et d’une femme, et Nous avons fait de vous des nations et des tribus, pour que vous vous entre-connaissiez » le Saint Coran , Sourate 49 / verset 13 Janvier 2008 30 Charia et systèmes juridiques européens : quels enjeux ? Vincent Legrand (article publié in Europe Infos, n° 110, novembre 2008, p. 11) En septembre 2008, la Grande-Bretagne a été marquée par une controverse portant sur la question de savoir si une place accrue avait été attribuée au droit islamique dans le système juridique du pays. Un colloque organisé les 9 et 10 octobre derniers par le Bureau bruxellois de l’Eglise Evangélique d’Allemagne (EKD) a traité de la question de la charia dans les systèmes juridiques européens. Conçus dans le cadre légal des résolutions de conflits alternatives, des juridictions islamiques fonctionnent en GrandeBretagne depuis plusieurs années déjà, rendant des jugements dans des matières civiles telles que le divorce et l'héritage. Ceux-ci ont force de droit si les parties en litige en décident ainsi, sur une base volontaire. Certains ont affirmé qu'une disposition de la Loi d'Arbitrage (1996) permettait aux cours fonctionnant sur la base de la charia d'être classées comme tribunaux d'arbitrage, ce qui accroîtrait leur force de droit en rendant exécutoires par les tribunaux de comté et la Haute Cour les jugements rendus par ces juridictions. Cette interprétation n'a pas manqué de donner lieu à des controverses, tout comme cela avait déjà été le cas suite au discours que l'Archevêque de Canterbury Rowan Williams avait 31 prononcé en février 2008 sur la loi civile et religieuse en Angleterre. Certains craignent que les femmes pâtissent de cette formule juridictionnelle alternative, voyant le droit islamique comme leur étant défavorable et attentatoire à l'égalité de traitement. Ainsi, au tribunal islamique d'arbitrage de Nuneaton, dans un cas d'héritage, les juges auraient divisé celui-ci en octroyant des moitiés de parts aux héritières en se référant à la charia12. Cette conception classique de l'inégalité en matière de parts d'héritage est interprétée sur la base du fait que la responsabilité de charge de famille n'incombe qu'aux hommes. Mais, comme l'a avancé le Prof. Mathias Rohe, une interprétation moderne13 de la charia à l'aune du contexte contemporain dans lequel les deux conjoints partagent souvent de fait la responsabilité des charges de famille pourrait tout à fait orienter le juge musulman vers l'attribution de parts égales aux héritiers, quel que soit leur sexe. Plus fondamentalement, certains craignent l'émergence de systèmes juridiques parallèles, qui saperait les fondements de la laïcité. Dans ce dossier, une première question de base serait : y a-t-il une demande de la part des communautés musulmanes d'Europe en faveur de l'"introduction de la charia"? En rapport avec le discours de l'Archevêque de Canterbury, le leader musulman Tariq Ramadan a affirmé : "Je pense que nous, en tant que musulmans, devons arriver à un moyen de respecter la loi en vigueur et que dans ce cadre il y a des possibilités pour nous d'être fidèles aux principes de l'Islam"14. D'autres leaders musulmans en Europe, comme l'Imam Abduljalil Sajid, appellent vivement leurs coreligionnaires à obéir aux lois du pays dans lequel ils vivent et, en cas de 12 www.timesonline.co.uk/tol/news/uk/crime/article4749183.ece Il y a deux conceptions de la modernité. Il s’agit ici d’une conception philosophique européenne tandis qu’à la page 20, il s’agit du réformisme islamique. 14 www.emarrakech.info/Charia-en-grande-bretagne-le-chef-de-l-eglise-anglicaneprovoque-un-tolle-_a13771.html?print=1 13 32 discriminations, à lutter légalement pour leurs droits, à l'instar de tout autre citoyen. La question de la demande effective d'introduction d'une nouvelle référence normative par les communautés musulmanes d'Europe devrait assurément être approfondie. Certains, comme les Prof. Gerhard Robbers et Heiner de Wall, sont d'avis que le droit positif des sociétés européennes contemporaines est dérivé, par sécularisation, des normes et valeurs éthiques du droit religieux chrétien. Dans cette optique, ils sont d'avis qu'il s'agirait de faire droit à l'apport de la religion de cette nouvelle composante de nos sociétés que sont les citoyens de confession musulmane dans nos systèmes juridiques, la question demeurant bien entendu celle des modalités d'accommodement. Concernant les juridictions d'arbitrage islamiques en GrandeBretagne, il faut donner une précision de taille : les jugements des cours arbitrales qui seraient contraires à la loi et à l'ordre public ne sont bien entendu pas applicables par les tribunaux de comté et la Haute Cour. Certains, comme le Prof. Mathias Rohe, prônent une approche pragmatique et sociale. Il s'agit de se pencher sur la valeur ajoutée que peuvent constituer ces nouvelles juridictions islamiques, dans les cas où elles permettent à des personnes en difficulté d'accès (parfois en termes financiers) à nos systèmes de droit positifs de faire valoir leurs droits ou de se défendre. L'étude de cette question doit se faire de manière non dogmatique, dans un esprit d'ouverture à l'altérité et à l'univers de référence symbolique de l'autre sans toutefois tomber dans un relativisme culturel permissif qui autoriserait la violation de droits universels fondamentaux tels que l'égalité des citoyens devant la loi portée par les acquis majeurs de la laïcité, de même que l'égalité entre hommes et femmes. Dans cette optique, la question n'est pas celle de "la charia", si tant est que celle-ci constitue une aspiration pour les citoyens européens de confession musulmane, mais bien celle de "quelle charia ?" 33