JRF LG BRESIL 2015 Avoir cure de l¹humanisation
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JRF LG BRESIL 2015 Avoir cure de l¹humanisation
Avoir cure de l’humanisation J.-R Freymann1, L. Goldsztaub2 De la déshumanisation à la subjectivation : les fonctions du psychologue Qu’est-ce que le progrès ? Le monde a perdu la clinique au profit d’évaluations, de randomisations et de protocoles. Quelque chose, là, s’est perdu. Le grand paradoxe du monde c’est que le progrès scientifique est formidable, que la médecine a fait des progrès considérables et que la parole s’est rabougrie. Plus de parole, plus d’échange, plus de relation individuelle, plus de colloque inquiet. Soyez efficaces et ne coûtez pas cher ! Où va-t-on dans un monde pareil ? C’est pour les générations à venir que nous pouvons être inquiets. Qu’est-ce qui se passe quand ça manque de parole ? Et pourtant, me direz-vous, on n’arrête pas de parler. Il y a de la communication partout, il y a des SMS, il y a 1 Jean-Richard Freymann : Psychiatre, Psychanalyste à Strasbourg, Enseignant à l'UDS, Président de la FEDEPSY 2 Liliane Goldsztaub : Psychologue, Psychanalyste à Strasbourg, Maître de conférence en psychopathologie clinique à l’Université de Strasbourg 1 des mails tout le temps, les gens sont suspendus à leurs appareils téléphoniques comme des automates. Ce qui est un autre paradoxe : la psychanalyse n’était pas du tout faite pour la formation ; la psychanalyse c’était fait pour rechercher l’inconscient. Parce qu’il se trouve que l’inconscient a une logique très particulière. Un peu inquiétante par moments ; et l’inquiétude est devenue tellement grande qu’on évite donc de plus en plus l’existence de l’inconscient. Au profit de quoi ? De la volonté de notre moi, de nos souhaits, de nos amours ? Pas du tout. On veut que nous restions à notre place et que nous n’en bougions pas. Le problème c’est que la psychanalyse est quelque chose qui concerne l’individu particulier. Et comment peut-on faire pour que les psychanalyses puissent servir à plus d’un seul ? Il y a des solutions. Sur quoi nous ne devrions d’ailleurs pas céder. À savoir, en particulier, de mettre en place des groupes de « supervision » à l’intérieur même de tout établissement pour que les professionnels puissent parler de leurs difficultés, de ce qu’ils ont ressenti. C’est quelque chose de tout à fait fondamental, mais il y a un problème : c’est que pour faire de la psychanalyse, même dans un groupe, dans une supervision, il faut qu’il y ait un psychanalyste. Même si on vous allonge sur un divan, même si le soi-disant psychanalyste se tait, ça ne veut pas dire qu’il fait de la psychanalyse et il ne suffit pas de payer grâce à l’argent, contrairement à ce que l’on pensait du temps de Lacan. On peut même envisager d’ailleurs, et Freud l’a fait, des voies thérapeutiques gratuites pour des gens qui sortent de milieux en difficulté. La difficulté que nous rencontrons tous en ce moment se situe dans le discours commun, dans le discours ambiant : c’est arriver à faire des trous dans ce discours commun. Nous sommes des hypnotisés dans le discours commun. Vous le savez bien, politiquement, sociologiquement, dans les débats à la télé : nous sommes des grands hypnotisés. 2 Alors il faut aider les gens à se réveiller de temps en temps. C’est qu’obligatoirement il y a un effet de suggestion hypnotique. Il faut différencier la question du langage, la question de la parole, la question du discours et ce qui crée des discours, c’est-à-dire nous sommes pris à longueur de journée dans le langage. C’est ce qui nous différencie d’ailleurs des animaux, même des grands singes ! Le seul problème c’est qu’ils ne parlent pas. C’est-à-dire que l’on essaie de plus en plus de nous animaliser. Ce qu’il se passe, c’est qu’il y a quelque chose de spécifique chez l’humain qui est justement la question de la prise dans le langage. Et cette prise dans le langage c’est quelque chose de très persécutif. On va le dire à l’envers. Les « pauvres enfants » sont des victimes complètes de la parole de l’autre. Ils sont pris dans un bain langagier, et ce bain langagier va les constituer. Mais pour se constituer véritablement comme sujet, pour se constituer comme individu complet, pour avoir du désir, pour pouvoir naître véritablement à la parole, il (ou elle) va devoir inconsciemment se battre contre ce discours commun : c’est une lutte. Les enfants sont obligés de se battre contre nos discours. La difficulté ce n’est pas l’amour. La difficulté c’est de laisser une place au discours de l’Autre. Et là il faut un peu de père. Alors qu’est-ce qu’un père ? Énorme question. C’est un autre discours. C’est la confrontation à deux discours au moins qui ouvre à la construction subjective. Autrement l’enfant va devenir l’objet de la mère ou du père, et tout ce que vous pouvez imaginer. Il va être dans un discours duel. L’enfant, pour avoir un désir, est obligé de se battre inconsciemment ou préconsciemment contre la parole de l’Autre. Ce n’est pas ce qui est écrit dans les livres. S’il ne veut pas se battre, il va devenir fou ou autiste, c’est-à-dire que la normalité vue sous l’angle psychanalytique c’est une conflictualité, mais une conflictualité inconsciente. Quel est le résultat de cette conflictualité ? C’est de créer du symptôme ; c’est ce en quoi la psychanalyse n’est pas de la psychiatrie. Créer du symptôme c’est une manière 3 d’essayer de se défendre contre la parole de l’autre, de créer sa propre parole. Mais pour cela il faut quand même que quelqu’un vous écoute, et ne veuille pas vous soigner tout de suite, vous faire des électrochocs. Le symptôme est une formation de l’inconscient, c’est-à-dire c’est une création – ce qui n’est pas uniquement quelque chose de l’ordre d’une plainte. La question du langage permet donc au sujet de se constituer. Alors tout cela ne se passe pas dans la joie. Il y a, à un moment donné, quelque chose qui se passe dans l’évolution de l’enfant ; quelque chose qui a été mis en place, qui a été repéré, en particulier par Jacques Lacan. Et l’enfant ? De quoi s’agit-il ? Il s’agit à un moment donné pour l’enfant de se voir autonome par rapport aux autres, de trouver une coupure ; c’est quand même un moment mythique mais l’enfant va être plein de joie en voyant son image dans le miroir. Quelque chose va se constituer alors qu’il est dans l’incoordination totale, alors qu’il ne tient pas debout, alors qu’il n’a pas la parole, alors qu’il court de tous les côtés sans jambe. À un certain moment, il va anticiper son unité dans le miroir. Il va anticiper une image qui n’est pas encore acquise. Et c’est dans cet écart entre ce qu’il est réellement et cette image qu’il va se constituer comme sujet. C’est ce qu’on appelle le stade du miroir. C’est quelque chose d’extraordinaire ; Saint Augustin avait été un très bon psychanalyste. Lui n’a pas traité la question du stade du miroir mais il a traité la question de la « frérocité » avec, accrochés à la louve romaine, Romulus et Remus qui ne sont pas du tout bien ensemble. Ils pourraient avoir chacun une mamelle et téter tranquillement, mais chacun est jaloux de l’autre qui est accroché à la mamelle. Ce qui veut donc dire qu’il y a, chez chaque enfant, à la fois des pulsions d’amour et des pulsions agressives. 4 Dans le groupe, on fonctionne comme s’il n’y avait pas cette ambivalence, comme si tout était amour, comme s’il n’y avait pas de haine dans la société, comme si tout allait pour le mieux, qu’il n’y aurait pas d’exclus et pas de persécutés. On dénie cette ambivalence que chaque individu est à la fois composé d’amour et de haine et que c’est tout à fait normal. La personne hospitalisée, la personne qui est en clinique se trouve dans une dévalorisation considérable. Elle a déjà perdu quelque chose de l’ordre de son image et va donc être dans une position infantile de grand désarroi. Alors comment faire pour que la personne puisse prendre la parole dans cette position-là ? Et là se pose toute la question du transfert. Cette notion de transfert dont vous avez entendu parler a à voir avec les liens que vous avez eus pendant votre enfance et que vous allez progressivement mettre en place, de différentes manières ; ces liens d’enfance que vous allez répéter. La psychanalyse elle-même a pour unique but d’essayer de vous faire maître de vous-même sans répéter ce que vous avez déjà vécu. C’est extraordinaire ; le lien premier que l’on va avoir avec l’autre, que l’on appelle transfert, est avant tout la répétition du stéréotype infantile. Alors vous voyez l’amour… Est-ce qu’il y a de l’amour dans l’infantile ? C’est une bonne question. Est-ce qu’il y a des amours adultes ? La question qui se pose c’est de savoir s’il y a différents niveaux de liens entre les gens. Seule la psychanalyse permet de repérer les différents types de liens qui vont se poser. Alors voici quelques exemples de ces différents rapports au langage. 5 Les différents niveaux du rapport au langage D’abord il y a ce que Lacan appelait la « stéréotypie de bistrot ». En Alsace, les personnes se réunissent beaucoup dans des « Winstub », elles vont au restaurant et se retrouvent toujours à la même table, à la même place, y retrouvent les mêmes amis et causent. Cela ne veut pas dire qu’elles écoutent ce que l’autre dit. Ce n’est pas le but de l’opération. C’est un niveau d’une parole très sociale. C’est celui qui manque d’ailleurs actuellement parce que là, il s’agit de quelque chose de l’ordre d’un lien social qui, en particulier en Europe, s’est beaucoup appauvri. Ensuite, il y a un autre niveau qui est celui de la relation en général. On va prendre comme modèle la relation amoureuse. La relation amoureuse, comme le dit Freud, c’est, avant tout, on va aimer « ce qu’on est, ce qu’on a été, ce qu’on aurait voulu être ». Bref on n’aime pas l’autre mais on aime une image. Ça c’est le premier type. Dans cette relation, il y a parfois l’amour trans-narcissique. C’est exceptionnel ! C’est l’amour qui n’est pas uniquement l’amour de sa propre image, ou l’amour de ce que l’on aurait voulu être, ou de ce que l’on a été, ou de sa petite maman, ou de son petit papa. C’est quelque chose de « trans- », au-delà de soi-même, au-delà de son moi. Et c’est là que la psychanalyse a inventé une notion très importante qui est la question du transfert, à savoir que le transfert c’est un lien, c’est un lien que l’on assoit, on va en enrouler l’autre. Alors qu’est-ce que le coup de foudre ? C’est un sacré coup. Il y a beaucoup d’auteurs littéraires qui nous ont montré que ce qui provoque le coup de foudre, l’amour fou, c’est un trait de l’autre. Dans l’analyse on va se rendre compte que l’on est amoureux d’un trait de l’autre. Et là cela provoque quelque chose qui est de l’ordre de la passion. Mais qui n’a pas 6 vécu de passion n’est pas humain. Il faut avoir vécu cela. La passion est-elle pour autant de l’amour ? Il y a quelque chose ici qui a été repéré dans la psychanalyse, qui permet autre chose que cette passion, qui est la question du transfert. Ce transfert est le moteur de tout ce que vous allez faire. Dans votre métier en particulier. Si je vous en parle c’est que tous les malades, notamment hospitalisés, sont dans une position régressive. Ils vont être aptes à un amour régressif et nous ne devons pas en profiter. C’est là tout le problème de l’analyse et de la psychanalyse. Comment faire pour ne pas confondre cet amour qui va apparaître, ce lien qui va se constituer, avec l’amour de tous les jours, de notre famille s’il y en a ? Ce n’est pas sûr que les familles se constituent autour de l’amour. Là il y a quelque chose qui se constitue que l’on appelle le transfert. Le transfert, c’est le fait de transférer des notions inconscientes qui ont à voir avec notre histoire, avec notre passé, avec ce que nous avons vécu, avec ce que nous n’avons pas vécu, et d’enrouler l’autre comme avec un lasso, de l’entourer, contourner l’autre. Ce transfert a donc à voir directement avec nos mécanismes inconscients. Quand les gens sont en position de faiblesse, donc de dépendance, d’aliénation, suspendus à la parole du médecin, attendant le sourire de l’infirmière, ou d’en parler avec la psychologue, les réponses – c’est très important –, les réponses qui vont être données à cet endroit-là vont avoir un rôle considérable. C’est là où le poids de la parole vient à être très important. Plus la personne est en position de faiblesse, même si elle a l’impression de ne rien entendre, plus elle subit les mots de l’autre. Dans la position hospitalière, c’est un problème, ce n’est pas tellement « hospitalier » d’être en position de dépendance considérable, la personne ne va pas être dans son état normal. Elle va être dans un entre-deux. Le malade, on peut le dire en général, même si c’est un grand professeur, un grand docteur, est en position régressive infantile. Et là attention, qu’est-ce qui va se passer ? C’est que vous allez avoir une sensibilité inconsciente considérable. Ce qui va 7 être dit à ce moment-là, les diagnostics qui vont être posés, l’inflexion de la voix vont avoir un effet considérable et vont pouvoir provoquer, selon votre attitude, il faut le savoir, ce qu’on appelle des « érotomanies », ce qui est une psychopathologie très précise. Fonctions du psychologue Comme psychologue, vous ne pouvez être trop à distance et vous ne pouvez pas être trop proche, alors vous êtes comme écartelé. Et là, il faut retenir une chose qui est tout de même tout à fait analytique et qui peut aider : tout lien qu’on appelle transférentiel est une forme de relation amoureuse, c’est même vrai dans les couples mais ça, vous vous en débrouillez à la maison, plus ou moins bien ! À l’hôpital qu’est-ce qui se passe : il y a la personne elle-même, le psychologue ou la psychologue, il y a ce qu’il est réellement et surtout ce qu’on lui suppose être. C’est ce qu’on appelle, en langage technique, le dédoublement transférentiel. Et ça, en tant que psychologue vous y êtes confronté tout le temps. Ce n’est pas obligatoirement pour vous que l’on vient vous parler. On vous parle parce que vous avez une certaine fonction. Et plus vous écoutez, plus vous provoquez ce transfert. Mais ne croyez pas que « c’est pour vos beaux yeux ». C’est là où il ne faut pas de confusion. Il y a un point très important pour la pratique : faites très attention à la manière dont vous allez faire écho à ce qui vous est dit, les répercussions peuvent être considérables. À partir du moment où vous êtes en fonction, l’autre va (vous) supposer des choses, il va dérouler tout son psychisme sur vous, et plus il va se livrer, plus il risque d’être attaché à vous. Alors cela a des conséquences pratiques qu’il faut que vous connaissiez : c’est que vous ne pouvez pas fonctionner dans une complicité. Vous êtes en fonction professionnelle. 8 C’est là que les « supervisions » de type Balint sont utiles. Ce sont des groupes où des praticiens se réunissent avec un psychanalyste pour pouvoir parler de leurs propres difficultés. Parce que la difficulté est de ne pas confondre – pour le psychanalyste, le psychologue, le psychiatre – de ne pas confondre ce qu’il est avec ce que le patient lui suppose être. Il y a là un écart. Et ça, c’est un point qu’il faut mettre au travail tout le temps et qui vous permet de vivre. Il faut trouver des moyens de parler de ce que vous avez à subir, avoir des endroits un peu en dehors qui vous permettent de parler de votre pratique, de ce que vous avez vécu, etc. En sachant que la plupart des choses se guérissent par le biais du transfert. Si vous voulez, c’est une bonne utilisation de la suggestion hypnotique. Mais la question de la psychanalyse est au-delà de ça. On peut aller au-delà de la question de la relation où va naître quelque chose de l’ordre de l’inconscient du sujet qui va pouvoir dire des choses qu’il n’a jamais dites ailleurs. C’est qu’il n’y a pas seulement le problème des névroses, ce qu’on appelle les névroses : la névrose phobique, la névrose obsessionnelle et la névrose hystérique. Ça c’est d’une part. Mais actuellement on mesure surtout la question de la somatisation, qui reste une énigme. Pourquoi quelqu’un va « attraper » un cancer ? Pourquoi quelqu’un va-t-il avoir une maladie de système ? Pourquoi quelqu’un va faire un ulcère ? Comment s’en sortir avec cette histoire-là ? Il s’agit d’un terrain de recherche très important. Il y a donc des choses à différencier dans sa pratique. Ce qu’on appelle les manifestations d’une névrose, ce sont des manifestations autour de la question de l’angoisse. Comment quelqu’un va-t-il créer des phobies, créer des obsessions, comment va-t-il créer une 9 hystérie ? On laisse cela de côté pour les psychanalystes. Même si je vous fais remarquer que dans les nosographies internationales actuelles, on a ôté entièrement la notion de névrose comme si les névrosés n’existaient plus. On a fait disparaître les névrosés. Une vraie catastrophe… D’autre part il y a la question de la somatisation où quelque chose d’une lésion existe. Quand il y a lésion, nous sommes dans un terrain de recherche concernant la psyché. Vous pouvez tous participer à cette recherche parce qu’il y a un rapport entre la parole et le corps réel, mais on ne le sait pas avant. Votre travail en tant que psychologue, c’est un travail très difficile, c’est de réintroduire la parole. 10