L`enlèvement de Mazarine

Transcription

L`enlèvement de Mazarine
Alain HARTELAUB
L’enlèvement de Mazarine
ou
La disparue de St-Pierre sur Ouche
Un peu d’histoire : Au cours des siècles, Longvic ( la commune où se situe ce
roman ) a porté plusieurs variantes du nom actuel : Longovicus ( 630 ), Finis
Longoviana ( 679 ),… Longovicum ( 1066 ), Longus Vicus ( 1113 ), Longum
Vadum ( 1184 ), Lonvi ( 1197 ), Lon Vy ( 1289 )… et un nom assez différent :
Saint-Pierre-sur-Ouche ( 1732 ).
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A Mathilde,
ma petite Lily-Rose,
Aujourd’hui, j’ai envie d’écrire une histoire pour toi. Pas vraiment
pour te la raconter. Je ne crois pas que le résultat sera un conte pour
les petits enfants. Tu t’y plongeras peut-être dans quelques années. Il
te faudra d’abord apprendre à lire.
Dans mon premier roman, Marie a été la vedette. Dans le second,
j’ai créé Morgane Mélanie et Arthur Pol. Dans le troisième, j’ai à
nouveau mis en scène Morgane et Arthur, alors que Clémantine
pointait le bout de son nez.
Aujourd’hui, à toi de venir sous les projecteurs.
Tu y rencontreras Marie, Morgane et Arthur.
Tu y retrouveras aussi Clem’ que tu connais, dans la vraie vie. Tu
reconnaîtras peut-être les lieux, nous nous y promenons parfois,
quand tu viens en vacances.
23 avril 2006
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Ce roman est mon quatrième.
Comme pour les précédents, l’histoire est directement issue de mon
imagination et la plupart des personnages principaux appartiennent à
un monde fictif.
Toute ressemblance avec… ne serait que pure coïncidence.
Les lieux sont toujours bien réels et abritent notre quotidien.
Le titre pourrait faire penser à une embrouille politico-… ?
Pas du tout.
Le début peut laisser croire à une péripétie enfantine, de type "Club
des Cinq" ?
Pas vraiment.
C’est une vraie enquête policière dans laquelle vous entrez.
Si vous avez lu les autres romans, vous retrouverez certains
personnages, avec plaisir j’espère.
De "Un os dans la moutarde", vous verrez revenir la petite Marie,
ses parents Belinda et Pierre, le facteur François-Félix et la belle
Sarah.
La famille Martin ( Morgane, Arthur, Annette et Rodolphe ) arrive en
droite ligne du sympathique pays nivernais où naquit et s’élucida "Le
Mystère de Saint-Quepousse aux Amognes".
Presque tous étaient déjà les protagonistes de "La main du menhir"
qui vit les arrivées de Clem’ et de Mazarine-Zazanine, ainsi que
l’apparition de Dolmenius.
Vous souvenez-vous de Paulo et de Loulou, les frères Taillefer, de
Riri, du commissaire Meunier, de Mme veuve Mairiam Renner, de
Florence Dimitrievich,… ?
Les voici rejoints par Lily-Rose et les doudous, tous bien vivants.
En route pour les berges de l’Ouche !
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Les enfants, dans leur monde que nous ne savons pas toujours
apprécier à sa juste valeur, sont parfois bien plus perspicaces et
performants qu’on ne l’imagine.
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Sommaire
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Les vacances à Longvic
. Marie et Mazarine
. Morgane et Nono
. Arthur, Mickey et Grinchouilla
. Lily-Rose et Doudou rose
. Clem’ et Doudou bleu
L’annonce de la marchandise
Une journée mémorable
La souricière
Jour de fête
Un couple de promeneurs
Le garnement
L’interpellation du couple
La fouille de la mémé
Le retour à la maison
Mazarine a disparu
Le plan des parents
Le train policier
Le plan des enfants
Mickaël
Un article dans la presse
Le plan des doudous
La filature du commissaire Meunier
La tentation
A l’aide, Dolmenius !
Les ruses de Gonzague
Le domicile de la mémé
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Le troisième âge
Chevaux, corbeaux et écureuils
La stupéfaction du commissaire
La joie de Marie
Elle est leurre
Les départs
La décision du juge
Cadavres et compagnie
Le second article du Bien Public
La récompense
La fin d’un beau rêve
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Les vacances à Longvic
Depuis la mi-juin, la Bourgogne est baignée d’une douceur
estivale qui incite surtout au farniente. Les boutiques de
bermudas et d’espadrilles attirent plus les clients que les
magasins de parapluies. Les marchands ambulants de glaces
et de sodas ont remplacé ceux de marrons grillés et de gaufres.
En un mot, l’été est au programme.
En ce début de seconde moitié du mois de juillet, la canicule
s’est installée.
Les adultes qui se rendent encore quotidiennement à leur travail
envient ceux qui profitent déjà des congés annuels. Chacun son
tour…
Les écoles, collèges, lycées et universités ont baissé leurs
rideaux. L’animation bruyante des moins de vingt ans a migré
des établissements scolaires aux installations nautiques.
La Parc de la Colombière se remplit chaque après-midi des
rires joyeux des enfants qui envahissent les pelouses et les jeux
de plein air. Les pistes goudronnées offertes aux roues de
toutes tailles – rollers, skateboards, trottinettes, poussettes,
bicyclettes, rosalies… – ne désemplissent guère.
Les animaux en semi-liberté apprécient les nombreuses visites
reçues. Ils redressent souvent la tête et gratifient leurs
admirateurs de leurs cris respectifs. Les volailles peuvent à
nouveau s’ébattre dans leurs enclos en plein air, depuis que la
levée de la menace de grippe aviaire les a libérées de leur
confinement.
L’ombre des grands marronniers accueille principalement des
parents et des mamies affairés à surveiller leurs descendances
insouciantes.
Le long des berges de l’Ouche, dans la Coulée Verte
longvicienne, les promeneurs croisent d’autres marcheurs, des
sportifs, des amoureux, des chiens en liberté… Quelques
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adeptes de la bronzette sont parfois allongés dans l’herbe, au
bord de la rivière. Certains même y trempent les pieds.
Dans les lotissements plus récents, comme dans les quartiers
plus anciens, les fenêtres tirent à demi leurs persiennes aux
heures les plus ensoleillées. Les massifs floraux souffrent un
peu, dans l’attente de l’arrosage salvateur de fin de journée.
A Longvic, à Ouges, comme ailleurs, les pendules égrènent
leurs heures dans une évidente joie de vivre.
Les Charlotte sont à la fête, celles à la fraise et même les
autres… Le soleil est souvent matinal.
Marie et Mazarine
Dring ! Dring ! Dring !
« Allo ?
―Allo, Sarah ? Coucou ! Comme promis, je te passe un dernier
coup de fil avant de prendre la route de l’aéroport. La valise est
bouclée. Je pense n’avoir rien oublié. J’ai essayé de me
souvenir du type de vêtements utiles, en cette saison, en
métropole. Je n’ai mis que quelques petites poupées. Je sais
que vous allez encore dévaliser les boutiques de jouets avec
votre vacancière. Un tour de clé de contact, et c’est parti !
― Bonjour, Belinda. Comment allez-vous, tous les cinq, depuis
hier ?
Notre petite Marie est-elle prête à faire le grand saut au dessus
de l’Afrique, pour venir respirer l’air de son pays natal ?
N’as-tu pas trop de mal à la lâcher ? Les mousquetaires n’ontils pas la rapière en berne ?
― Pas de problème en ce qui la concerne. Elle est très
impatiente de venir en vacances chez tata Sarah et tonton
François. Elle sait que vous allez lui passer tous ses caprices…
Tu penses bien qu’il a été difficile de la mettre au lit, hier soir.
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Un vrai boisseau de puces ! Et, bien franchement, je n’avais pas
tellement hâte de mettre fin au câlin.
Elle jargonne sans arrêt qu’elle s’en va à "Dizon", que
"Zazanine a pas peur de l’avion", qu’elle va "faire dodo dans
une belle sambre" dans une maison en "Gourgogne". J’espère
que vous vous habituerez à ce petit moulin à paroles. Elle a
bien changé, tu verras, notre poupée, ta "Victoire de la place
Barbe"… »
Pourquoi la Bécassine de la petite Marie fut-elle baptisée
Mazarine ? Parce qu’elle est arrivée à la Réunion avec Tonton
François… Marie a encore un peu de mal avec certains
mots… d’où Mazarine / Zazanine.
« Elle n’est pas angoissée de partir sans vous ?
― Marie ? Non ! Tu sais, elle connaît bien Bruno et Anita. Elle
va souvent tremper ses doigts dans les pots et sur la palette de
couleurs de Bruno qui ne désespère pas d’en faire une artiste. Il
a encore du pain sur la planche, l’artiste-peintre, avant
d’exposer les tableaux de sa plus jeune élève. Bruno et Anita
sont partis hier soir, pour quelques emplettes de produits locaux
et pour les formalités d’embarquement. Nous les retrouvons à
l’aéroport de Saint-Denis, tout à l’heure, et ils vous "livrent" la
minette à Roissy, demain.
Bon, nous y allons. Le moteur de l’auto tourne, je sens que
Pierre s’impatiente.
― Je t’appelle de l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle dès
que la petite Marie est dans mes bras. Moi aussi, je suis gagnée
par l’impatience. Le taux d’adrénaline est à la hausse. Pas pour
la même raison que D’Artagnan ! Bye. »
Le grand moment est arrivé. Maman Belinda et papa Pierre se
séparent de Marie pour la toute première fois depuis leur arrivée
dans l’Ile de la Réunion. La minette part en vacances en
Bourgogne, chez sa tante et son oncle de cœur. Elle revient à
Dijon, plus exactement à Longvic où Sarah et François ont
installé leur nid.
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Qui est la plus heureuse des femmes en cette période
ensoleillée ? Sarah, sans l’ombre d’un doute. Elle s’ennuie tant
de l’adorable Marie ! Une quinzaine de jours à Longvic, puis le
facteur et sa belle prendront l’avion pour rapatrier Marie et
passer deux semaines à la "Casa d’El Doc", comme au temps
de leur parenthèse oisive. Ils assureront le vol retour.
Pour le voyage aller, Sarah confie sa fille à leurs amis Bruno et
Anita. Bruno est artiste-peintre et directeur d’ateliers de dessin
et de peinture. Il vient en métropole pour présenter ses tableaux
dans une exposition parisienne, la terre de son enfance. Puis ils
profiteront d’un peu de repos sur le sol bourguignon, avant de
reprendre l’avion pour le retour à Saint-Denis, plus tard. Anita,
nivernaise d’origine, vient refaire provision d’air du pays et
retrouver certains amis qui n’ont pas déplanté leurs racines.
A leur tour, François et Sarah sont en voiture, direction
l’aéroport francilien. Ils ont largement le temps de remonter
l’autoroute jusqu’à la capitale pour voir se poser le grand oiseau
blanc – ou bleu, ou jaune, peu importe, c’est une expression
imagée conventionnelle – et attendre dans le hall de
débarquement.
François aime, de plus en plus, observer les gens qui
deviennent, pour un instant, ses voisins. Il s’en régale en tout
lieu : rue de la Liberté, place du Bareuzai, place Darcy, dans les
jardins de l’Arquebuse… Dans un aéroport, il n’a pas assez de
ses deux yeux !
Pendant leurs promenades en ville, Sarah détaille plutôt les
vitrines. Avec les nombreuses boutiques des différents halls
d’une aérogare, elle est également à son affaire !
Mais aujourd’hui, l’unique objet de leur bonheur est une petite
brunette que chaque minute rapproche un peu plus de leurs
bisous. Les ultimes instants précédant un rendez-vous ne sontils pas délicieux ? Sarah est aux anges de pouvoir à nouveau
chouchouter sa petite poupée, pour elle toute seule, ou
presque… François entend bien avoir sa part de bonheur, lui
aussi.
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En ce début d’été, Sarah est provisoirement sans emploi. Elle a
effectué un court remplacement à l’agence bancaire du rondpoint de la Nation. Comme son amie Yannick le pensait, une
place s’est libérée pour la fin août. Sarah avait envoyé un
curriculum vitae en béton. Elle est donc embauchée
définitivement pour début septembre. Elle deviendra donc la
nouvelle collègue de Yannick. Lorsque François viendra
effectuer ses démarches bancaires, il sera accueilli par deux
sourires, le veinard.
Pour l’heure, elle est prête à pouponner. Pouponner est-il un
terme approprié ? Marie est une grande fille de deux ans et
demi.
François entamera son mois de congés payés à la fin de la
semaine. Il est fin prêt à se libérer les méninges de tout cassetête, sans horaires et sans emploi du temps. Il aspire à se
laisser vivre au gré du hasard, loin des contraintes, les doigts de
pieds en éventail dans la chaise longue, un bon polar pour se
meubler l’esprit et quelques cannettes fraîches et pétillantes
pour étancher sa soif. Il est bien décidé à se la couler douce,
sans se faire de nœuds au cerveau.
Leur seule activité programmée est de partager le bonheur de la
petite Marie.
Morgane et Nono
Morgane Mélanie Martin est bien plus grande. Elle aura huit ans
à la fin de l’été.
Morgane Mélanie est une grande fille, mais elle chérit toujours
son Nono, héritage familial. Une première confidence, Nono est
bientôt sexagénaire. Il est arrivé en Nivernais en 1949. Il
possède donc la sagesse du patriarche…
Ils vivent également dans le Grand-Dijon.
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Lorsque Rodolphe Martin a quitté les Amognes, il a rejoint une
école dijonnaise. Il a pris la direction d’un groupe de dix classes.
Cette vie professionnelle est bien différente de celle de sa petite
école de Saint-Jean. La taille de la ville est bien différente
également. La famille Martin a quitté le village amognard, son
petit hameau de Saint-Quepousse, à regrets. Annette a trouvé
une maison à louer dans un village proche de la capitale ducale,
à Ouges. Le hasard fait que la maison la plus proche est celle
du Maire de la commune, Monsieur Paul. Hasard encore,
puisque la maîtresse de maison est une collègue de Rodolphe.
Madame Dominique est enseignante, elle aussi directrice
d’école élémentaire. Les relations ont été bien facilitées et sont
devenues rapidement amicales.
Morgane est en congés d’été, comme son petit frère Arthur et
comme tous les écoliers de l’hexagone.
Lorsqu’elle quitte sa place d’écolière, Morgane endosse souvent
le rôle de maîtresse d’école, "pour de faux". Est-ce génétique ?
Son élève particulier est Nono, le compagnon de son enfance,
son confident, son ours en peluche. Nono est très coopérant.
Retourner ponctuellement aux études à bientôt soixante ans…
Morgane appartient à la troisième génération qui profite de ses
câlins. Son poil est un peu râpé sur le museau à force de bisous
échangés au fil des ans. C’est un doudou familial, un patriarche,
donc un sage.
Arthur, Mickey et Grinchouilla
Arthur Pol, le petit frère de Morgane, soufflera sa septième
bougie quelques jours après la huitième de sa sœur.
Ses deux doudous se nomment Mickey et Grinchouilla. Mickey,
sympathique petit personnage en mousse, grandes oreilles et
sourire malicieux, vient tout droit du monde de Disney. La souris
fétiche est aussi espiègle que son petit maître. On peut le lire
dans leurs yeux. Mickey est, depuis toujours, le compagnon de
toutes les petites sottises enfantines. Arthur ne se sépare que
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très rarement de son Mickey. Pour aller à l’école, bien sûr… Il a
le même âge qu’Arthur.
Grinchouilla est arrivé plus tard au sein de la famille. Individu
sans sosie dans le monde vivant, en fourrure rouge et toujours
arborant son rictus favori, il pourrait passer pour un désagréable
citoyen. Il est de tempérament boudeur, un peu jaloux du
doudou préféré, mais totalement solidaire de ses semblables.
Que Mickey rencontre une difficulté, il arrive à l’aide. Que Nono
donne son avis, il l’écoute. Grinchouilla reconnaît parfaitement
l’autorité patriarcale de l’ours. Il est un faux grognon mais un
vrai copain. Si les doudous ont besoin de lui ? Toujours prêt !
Morgane et Arthur sont sur la terrasse. Ils s’occupent gentiment.
Que font-ils ?
Arthur est plongé dans une bande dessinée. Il éclate
régulièrement de rire en remuant les jambes comme un diable à
ressorts.
Morgane a sorti son tableau magnétique sur pieds et ses lettres
aimantées pour une séance de lecture à l’adresse des
peluches. Nono, Mickey et Grinchouilla sont alignés sur la
balancelle. L’attitude n’est pas à la concentration. La motivation
ne se reflète pas dans leurs prunelles. Après tout, c’est l’été. Il
doit y avoir un temps pour tout. La petite maîtresse, un peu
désappointée, jette un œil chez les voisins.
Lily-Rose et Doudou rose
Une petite fille inconnue traverse la pelouse. Morgane
s’approche du portail de Monsieur Paul.
« Bonjour. Je m’appelle Morgane. Et toi ?
― Moi, non. On m’appelle Lily-Rose.
― Quel âge as-tu ? Moi, presque huit.
― J’ai quatre ans et demi. Tu habites ici ?
― Oui, depuis un an. Nous avons déménagé l’été dernier.
Avant, je vivais dans un petit village des Amognes. Et avant
encore, nous étions à Paris. Et toi, tu es d’où ?
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― Je sais pas où c’est, les Amognes. Paris, oui, j’y suis déjà
allée. J’habite dans le Nord, à Fretin. C’est loin, tu sais. En ce
moment, je suis en vacances chez ma mamie Nicole. Paul et
Dominique sont des cousins et nous sommes venus leur dire
bonjour. Je ne les connaissais pas, c’est la première fois que je
viens ici. Tu veux jouer avec moi ? Je te présente mon lapin en
tissu. Il s’appelle Doudou rose. »
Doudou rose a un frère jumeau, Doudou gris, qui n’apparaîtra
pas dans la résolution de cette énigme. Lily-Rose doit se
contenter du soutien d’un seul doudou. Doudou gris a préféré la
compagnie des peluches restées au pays.
« Comme il est mignon !
― Je t’ai dit qu’on m’appelle Lily-Rose. C’est Alain qui m’a
baptisée Lily-Rose. La couleur rose est ma préférée. J’aime
bien aussi le rouge, le mauve, le violet.
― Pas les autres couleurs ?
― Moins. Je les laisse à ceux qui les trouvent belles. Mon vrai
prénom est Mathilde. Je sais l’écrire sans me tromper, depuis
longtemps. »
Ainsi se crée une amitié spontanée entre Morgane et Lily-Rose,
relation qu’Arthur ne tarde pas à venir partager.
Le lapin fait, en cette occasion, la connaissance de l’ours et de
ses copains.
Souvent, les enfants deviennent d’efficaces vecteurs
relationnels pour leurs parents. Mamie Nicole rencontre ainsi
Rodolphe et Annette Martin.
En fin d’après-midi, il est bien difficile de séparer Lily-Rose de
ses deux nouveaux amis. Mamie promet que, dans quelques
jours, Morgane et Arthur viendront passer la journée à Longvic.
Cet argument atténue la peine de l’éloignement.
Lily-Rose est pour deux semaines de vacances chez Mamie
Nicole et Alain. Elle est habituée à partager ses parents et ses
journées avec ses trois grands frères, Pierre, Antoine et Hugo.
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Ici, elle est le centre du monde. Mamie est allée la chercher en
TGV. C’est son premier séjour seule, loin des parents et des
frères. Le téléphone relie chaque soir Longvic et Fretin, pour le
résumé du jour. Lily-Rose apprécie de voir tout le monde à ses
genoux. Pour quelques jours, c’est bien agréable !
Depuis son arrivée, elle connaît par cœur le chemin de la
boulangerie-pâtisserie du quartier. "La Huche à Pain" n’a plus
guère de secrets pour elle. A chaque visite, elle choisit des
friandises : sucettes, bonbons, boules de guimauve ou
roudoudous. En plus du pain quotidien, le retour les voit souvent
rapporter une petite boîte de gâteaux. Lily-Rose est gourmande
de tartelettes aux fraises ou aux cerises. C’est la pleine saison.
Chaque jour, elle donne sa pièce à Isabelle en échange des
friandises convoitées. La boulangère, amusée par ce petit bout
de bonne femme radieuse et ses prunelles étincelantes, remplit
souvent la poche de bonbons, bien au-delà de la valeur de la
pièce… Lily-Rose ne vient pas souvent en terre longvicienne,
heureusement pour Isabelle qui risquerait la faillite !
Le lotissement du Parc a une trentaine d’années d’existence.
Les pavillons ne résonnent plus beaucoup de rires enfantins. Il
s’anime un peu, dans ce domaine, lors des week-ends et des
vacances scolaires. Les habitants sont, pour la plupart, des
grands-parents et il faut donc attendre les petits-enfants pour
redonner au lieu son air de jeunesse.
Lily-Rose a rapidement fait la connaissance de Marie, presque
voisine du moment. Bien que deux années d’âge les séparent,
elles aiment se retrouver chez l’une ou chez l’autre, pour jouer
toutes les deux ou tous les quatre avec Zazanine et Doudou
rose. Lily-Rose essaie d’apprendre à Marie à bien prononcer
« Ma-za-ri-ne ». C’est encore le plus souvent Zazanine…
François et Sarah habitent dans une rue parallèle du même
lotissement. Ils connaissent Alain, de vue. C’est lui qui avait mis
François sur la piste de la Bentley du "Major Thompson" en
direction de Saint-Quepousse aux Amognes. Ils se saluent très
souvent, sans s’être jamais mutuellement reçus pour trinquer à
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une occasion particulière, encore moins sans motif. Depuis la
rencontre des deux copines, c’est chose faite.
Vecteurs relationnels, disait-on précédemment…
Lily-Rose connaît Morgane et Arthur.
Lily-Rose connaît Marie.
François et Sarah connaissent la famille Martin.
Depuis son arrivée en métropole, Marie connaît, à son tour,
Morgane et Arthur.
Lily-Rose connaît également Clem’ ( Clémantine ) depuis un
séjour à la Balad’âne avec toute la famille.
Clem’ et Doudou bleu
Clem’ doit bientôt venir, pour presque trois jours, à Longvic. LilyRose l’a invitée à venir la rejoindre chez Mamie Nicole. Elles se
sont rencontrées lors d’un week-end partagé à la Balad’âne, le
domaine avec gîte et chambres d’hôtes des parents de Clem’.
Ce séjour reste gravé dans les mémoires. Comme la Balad’âne
a accueilli assez récemment François et Sarah dans la Drôme,
Clem’ ne mettra pas longtemps à devenir copine avec la petite
Marie.
Il ne restera plus qu’à regrouper les cinq loustics… quatre filles
et un garçon… pauvre Arthur !... un nouveau "Club des Cinq"
est sur le point de naître. Le "club des six doudous" également,
puisque Clem’ va apporter son Doudou bleu qui ne restera donc
pas à l’écart de l’histoire qui se prépare totalement à l’insu des
uns et des autres. Doudou bleu appartient, comme Doudou
rose, à la race des lapins en tissu. Quand Clem’ était petite,
Doudou bleu était indispensable. Il est resté l’ami d’enfance.
Clem’ est une grande fille, elle aussi. Doudou bleu vit une
retraite paisible.
« Mathilde, viens voir qui arrive !
― Qui, Mamie ?
―Viens chercher toi-même la réponse !
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― Clem’ ! »
Les hasards de la vie offrent parfois des aubaines formidables.
Il suffit simplement d’être attentif et de saisir au vol les bonnes
occasions.
Jocelyne et Thierry, les parents de Clémantine, ont des affaires
à régler en région parisienne. Ils montent tous les deux dans la
capitale le temps d’un voyage éclair. L’aller-retour doit être
bouclé en trois jours, pas un de plus.
Juste pendant le séjour de Lily-Rose en terres dijonnaises ! Et
Longvic est presque sur le chemin entre la Balad’âne et la Tour
Eiffel ! Un bon plan a été mis sur pied. A l’aller, Jocelyne et
Thierry détournent légèrement leur route, posent Clem’ en Côte
d’Or, dans la matinée, et la confient à Mamie Nicole. Le
lendemain, journée complète pour les gamines, une journée
promise à la fête ! En redescendant, les parents récupèrent leur
fille et retournent dans la Drôme.
Le séjour sera bref, mais court est plus long que rien.
Pour la journée de Clem’, Morgane et Arthur ont obtenu, sans
trop de difficultés, l’autorisation de venir de bonne heure chez
Lily-Rose. Bien sûr, Marie est invitée aussi. Clem’ sera sur
place.
Que les corbeaux du parc de la Colombière et les hérons du val
de l’Ouche se cramponnent. Ça va être joyeux dans l’allée des
Gentianes ! Les rires font fuser ! La joie de vivre et l’insouciance
sont au programme.
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L’annonce de la marchandise
Dans son bureau de l’Hôtel de Police de la place Suquet, le
commissaire Isidore Meunier vaque à ses occupations
quotidiennes des jours sans coups durs ni bavures.
La matinée n’a rien vu défiler de particulier, si ce n’est le
temps. Le panier à salade du début de service a ramené son
lot quotidien de marginaux. Deux ou trois clochards sont
gracieusement hébergés en cellule de dégrisement. Leur
unique méfait est d’avoir un peu trop arrosé le lever du soleil
... ou peut-être l’approche crépusculaire. Ils y cohabitent avec
une belle de nuit un peu défraîchie et lassée d’user ses talons
aiguilles sur le tout nouveau pavage de la place de la
Libération. La pause café a été perturbée par une
malheureuse femme battue venue demander assistance et
réconfort.
Le repas à la brasserie en face du commissariat central ne fut
pas plus original que les précédents.
L’après-midi commence calmement. Le commissaire est au
travail. A cet instant, il est tout particulièrement préoccupé par
la recherche de son cure-pipe. L’accessoire métallique doit
jouer à cache-cache sous une pile de rapports
dactylographiés. Le capricieux instrument a peut-être poussé
la plaisanterie jusqu’à se glisser dans un des dossiers en
cours.
Le bureau ( la pièce ) est vaste et ensoleillé. Le mobilier est
assez moderne, fonctionnel, gris clair commun, de style
fonctionnaire mais récent. Quelques clichés, en noir et blanc,
de l’équipe du commissaire en action, égaient le seul mur
tapissé de toile jaune paille. Ils sont punaisés sans hiérarchie
– les clichés, pas les policiers – et confèrent à ce lieu de
commandement un petit air de "36, Quai des Orfèvres". Deux
autres côtés sont des cloisons vitrées à mi-hauteur,
permettant au patron de rester en contact visuel avec
l’ensemble du service. Le quatrième mur est dissimulé derrière
une habile association d’étagères et de casiers de rangement.
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Sur les planches et dans les cases s’alignent des centaines de
dossiers de toutes couleurs, diverses épaisseurs et états de
conservation variés.
Le bureau ( le meuble ) est recouvert d’un matériel hétéroclite
et d’une montagne de papiers tous bien différents. Un
ordinateur occupe le centre, en compagnie de deux
téléphones, d’une volumineuse lampe chromée, de plusieurs
pots de crayons et d’un distributeur de trombones et de ruban
adhésif. De nombreux dossiers, des rapports imprimés, des
feuilles volantes, deux classeurs, un code pénal, l’annuaire
départemental des télécoms et un magazine sur l’art de la
chasse s’empilent sur la gauche du plateau. La construction
paraît instable et de prévisibles éboulements perturbent sans
doute certains moments de réflexion du commissaire. Pas
étonnant que le cure-pipe ne lui saute pas aux yeux ! La partie
droite de la table de travail, au contraire, est bien rangée et un
porte pipes très achalandé y trône majestueusement. Maigret
a fait école. Aucun doute.
L’humour a également sa place, puisqu’un poster de
fabrication maison décore le dos de la porte capitonnée.
Chaque visiteur, collaborateur ou invité occasionnel, peut y
lire, en la fermant – la porte – "Si la présence d’un bureau
encombré évoque un esprit encombré… Que penser d’un
bureau vide ?" Autre preuve d’humour : un petit dessin du
moulin de Daudet est scotché sur le côté des casiers, donc à
la seule appréciation des collaborateurs. La légende est écrite
de la main du commissaire : "Ici dort Meunier, Moulin va trop
vite… affaires de commissaires". La blague est déjà plus
subtile et certains hommes du rang ont eu de la peine à
comprendre. Le commissaire se demande même si un ou
deux n’ont pas simplement ri par respect hiérarchique.
Mais le commissaire ne trouve toujours pas son cure-pipe…
Son adjoint, l’inspecteur Tanlaire, Simon de son prénom,
s’active tout autant dans la pièce contiguë. Il gère le présent
un peu fade en attendant qu’une nouvelle affaire le remette
sur le sentier de la guerre. « A Dijon aussi, on pourrait avoir un
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bel assassinat » ose-t-il espérer… Il imagine secrètement un
avancement qui ne saurait lui être refusé en récompense de
sa fulgurante arrestation du coupable, voire de ses complices.
Il se concentre sur l’écran de son PC. Il le bombarde de son
regard agressif. Il grommelle contre la machine qui ne semble
pas vouloir lui obéir. Quelques noms d’oiseaux s’envolent à
l’adresse de cet "inter-pas-net" qui reste silencieux suite à sa
question concernant une famille de maquilleurs de véhicules
volés.
Le quotidien régional est ouvert sur le second fauteuil de la
pièce, à la page des sports. Celle des faits divers a été
découpée, annotée, surlignée de jaune, de vert, de rose fluo et
gît, froissée de rage, sur la moquette, au pied de la corbeille
métallique à claire-voie, sans avoir fourni d’indices.
L’inspecteur ne trouve pas le petit détail qui va lui ouvrir la voie
du succès.
« Allo ? Bonjour commissaire. Ici, Alain Dic. »
Il est sans doute utile de présenter cet interlocuteur discret. Il
fait partie de ces individus qui traînent du matin au soir dans
les rues, sur les marchés, dans les cafés, aux terrasses des
brasseries et autres endroits où chacun se croit anonyme et
libre de dispenser ses commentaires sur tout et au sujet de
rien. On le rencontre plus souvent le soir ou la nuit qu’à l’aube
du jour suivant. Alain Dic déambule même fort tard au
royaume de l’astre lunaire. Ce noctambule professionnel vit tel
un parfait nyctalope [ Ce n’est pas une grossièreté. Ce mot a
été remis à l’honneur par le Capitaine Haddock, au même titre
que bachi-bouzouk ]. Il est ce qu’on appelle, chez les hommes
en bleu, un collaborateur civil. Dans l’autre camp, chez les
moins fréquentables, on le qualifie plutôt de balance
automatique. Quoi qu’il en soit, il constitue un des maillons
essentiels des forces de police.
Il se nomme, en réalité, Marcelin Di Cario. Son pseudo
francisé, Alain Dic, colle parfaitement avec sa fonction. Qui l’a
rebaptisé de la sorte ? Plus personne ne le sait. Ce pseudo lui
19
convient. Il s’en amuse. Et chacun le connaît ainsi. Il est en
contact permanent avec une myriade de congénères.
Ensemble, ils en savent plus que tous les journalistes dits bien
informés ou prétendus tels. Ils ont, un jour, adhéré à
l’association indéfectible des "compagnons de la moucharde"
et sont à jour de leurs règlements.
Son poste de travail est installé le long de bien des comptoirs,
en zinc ou en formica. Ses armes secrètes ? Une bouteille de
gouleyant jus de la treille ou une cannette houblonnée. Sa
force ? Garder toute sa lucidité et sa clairvoyance, même audelà des deux grammes. Ses indispensables outils de travail ?
Une langue habile et une paire d’oreilles bien affûtées. En un
mot, c’est un informateur.
« J’ai une nouvelle d’importance à vous confier. Mais avant
tout, selon nos bonnes vieilles habitudes maison, l’échange de
codes. "La petite rainette bleue se chauffe sur une feuille de
nénuphar rose".
― "Le batracien peut coasser en toute tranquillité, les hérons
sont sourds".
― Merci, commissaire. Alors, voilà mon information. J’en ai
vérifié les sources, aucun risque d’erreur. La marchandise que
les internationaux filent depuis plusieurs semaines est arrivée
sur votre territoire. Les maritimes l’accompagnent "à l’insu de
son plein gré" depuis Colombo. Pas votre collègue à
l’imperméable et à la Pigeot… le port du Sri Lanka. Elle a
débarqué à Marseille d’un cargo sous pavillon indien.
L’équipage n’était au courant de rien. Les douaniers l’ont
laissée en course, tout en continuant à noter le moindre indice.
La vallée du Rhône a été remontée au milieu d’un bric-à-brac
dont le chauffeur n’avait pas l’inventaire. Il était payé pour
livrer rapidement un reste de déménagement. Ce qu’il a fait.
Aucun soupçon quant à son éventuelle implication dans ce
trafic.
L’appartement destinataire, par contre, était dans le
collimateur de vos collègues des stup, depuis qu’un certain
Gonzague s’en était porté locataire. Vous vous souvenez de
20
ce cher Gonzague, autrefois surnommé "Riri, l’ami des
couteaux" ? Selon les embrouilles, il se nomme Rafé ou
Ricole. Gonzague Rafé, vous aimeriez bien l’agrafer pour de
bon, mais il est rusé le bougre ! Gonzague Ricole, vous
l’enverriez bien se mettre au vert à la Santé !
Mais trêve de plaisanteries. Cette fois encore, il risque de
passer à travers les mailles. Il a réceptionné le mobilier. Il a
loué deux coffres dans deux banques différentes. Il y a
entreposé la marchandise. Il semble qu’il n’aura plus à s’en
occuper et que d’autres vont en prendre livraison. Je tiens
cette dernière info d’un collaborateur nouvellement recruté et
je n’ai pas eu le temps de la confirmer.
― Quel type de marchandise ?
― J’y venais. Dans un tiroir de la table de nuit, les
importateurs avaient soigneusement incrusté huit diamants et
quatre rubis d’une rare valeur. La collection se compose de
treize pièces. La treizième est un neuvième diamant, un tout
petit diamant noir ! Les pierres proviennent d’une parure
dérobée à la collection du Maharaja de Chandigarh. C’est
cette partie de la livraison qui vous concerne.
Mon job, c’est la récolte des infos, au détail près. J’ai presque
terminé. Je vous mets sur la piste des bijoux et je me place en
orbite sur une autre piste.
Le reste de la marchandise est une belle collection de sachets
de poudre en provenance de Colombie, via Colombo pour
brouiller les pistes. Son interception est du ressort de vos
collègues des stups.
― Chacun sa spécialité. D’accord. La nôtre est le grand
banditisme et les trafics d’or et de pierres précieuses. Nous
prenons l’affaire à notre compte et nous attendons que vous
nous précisiez les détails de la livraison.
― A vous de mettre la main sur la marchandise à facettes et
sur les transporteurs. Le trésor s’offre quelques jours de repos
dans un coffre anonyme d’une banque du centre ville. Les
pierres doivent être retirées de leur abri temporaire par un
maillon important de la filière d’écoulement. Plusieurs relais
doivent se succéder. Les joyaux seront remis en mains
21
propres – quelle expression ! – au cerveau du trafic.
L’échange se fera sur la promenade des bords de l’Ouche, sur
le territoire longvicien. La date est fixée, avec certitude. C’est
pour dans trois jours, l’après-midi semble-t-il.
A vous de jouer.
Je vous ferai savoir le moment exact de la mise à feu de la
fusée dès que le directeur de la banque nous préviendra de
l’ouverture du coffre. Préparez votre souricière. La prise est de
haut vol. Ne sous-estimez pas l’adversaire.
― Je mets toute l’équipe à l’œuvre et j’attends votre signal de
départ. »
Cette information révélée au commissaire Meunier lui fait
l’effet d’un élastique que l’on tripote depuis un moment et qui
choisit, sans prévenir, ici et maintenant, de venir vous claquer
à la figure.
Isidore passe à l’attaque.
22
Une journée mémorable
Le coq a chanté de bonne heure. Le radio-réveil diffuse sa
musique depuis quelques minutes. Lily-Rose et Clem’ sont déjà
debout. Le chocolat n’a guère le temps de fumer dans les bols
jaunes estampillés de la tête de nègre bien connue, souriante et
coiffée de la chéchia rouge – Tête de nègre ? Il ne s’agit pas
d’une expression entachée de racisme de bas étage. Mais
"estampillées du visage de l’homme de couleur…", ne
permettrait à personne de faire le rapprochement immédiat avec
la célèbre marque de chocolat en poudre instantané. Il s’agit
d’une image d’Epinal. Non ? d’Afrique ? D’accord, y’a bon –
Deux tartines, un verre de jus d’oranges, une douche, un temps
de démêlage de cheveux, les deux gamines sont déjà parties
voir si Marie est levée.
A Ouges, la famille Martin n’a pas retenu son ticket de grasse
matinée de ce jour. Quand Annette met un pied dans la cuisine,
les enfants sont déjà prêts : lavés, peignés, habillés… fin prêts !
Morgane a préparé le petit déjeuner pour tous les quatre. Avant
de descendre, elle et son petit frère ont fait leurs lits et aéré les
chambres. Maman n’aura plus qu’à refermer les fenêtres dans
la matinée. Comme quoi, une bonne motivation… Et hop !
Rodolphe se sent obligé de se mettre à l’unisson. Il ne fait pas
trop attendre ses enfants "chéris" pour sortir l’auto du garage et
mettre sa tenue de chauffeur jusqu’à l’allée des Gentianes.
Marie est la plus jeune, mais pas la dernière. De bien bonne
heure, François a ouvert un œil, puis l’autre. Il a mis un pied à
terre, puis l’autre. Il s’est rasé une joue, puis l’autre. Il a ensuite
avalé un grand bol de café noir, rien d’autre. Au moment
d’ouvrir la porte extérieure pour prendre la direction de son
centre de tri postal, il entend des petits pas dans l’escalier.
Marie est déjà levée. Elle tient la rampe d’une main, Zazanine
de l’autre. Ses yeux étincelants précisent qu’elle est en pleine
forme. Elle est prête pour la journée de fête.
23
Sarah a tout juste le temps de la préparer qu’un coup de
sonnette retentit. Il est inutile de jeter un œil par la fenêtre pour
vérifier qu’Arthur et Morgane ont déjà franchi le petit portail.
Les voisins souhaitaient-ils dormir encore un peu ? Pas de
chance ! Le club des cinq est déjà occupé à faire grincer la
balançoire, à jouer à cache-cache ou à chat perché. Les adultes
ont bien de la peine à cantonner ces ouistitis dans des jeux
silencieux. Une fois n’est pas coutume ! Il n’est tout de même
pas envisageable de les scotcher devant les dessins animés
américano-japonais télévisés par une journée si prometteuse.
24
La souricière
Le commissaire se glorifie d’une belle expérience. Il possède
une réelle vivacité d’esprit. Sa rapidité de jugement alliée à
son intelligence de gestion des situations délicates et son sens
de l’organisation font de lui un fin limier. Il ne se donne pas
trois plombes pour réagir à la suite de l’appel téléphonique de
l’indic.
« Simon, on reporte à plus tard nos activités en cours. Tu
viens avec moi, en repérage. Préviens le secrétariat que nous
sommes surbookés pour la fin de la semaine. Que personne
ne nous prenne de rendez-vous et que ceux déjà notés soient
annulés. A charge à la secrétaire d’inventer des prétextes
variés et plausibles. Elle est experte, la miss Tinguette.
Pendant ces trois jours à venir, je veux toute l’équipe sur le
pied de guerre. Les congés et les repos sont suspendus.
Exécution !
― Dans une minute, l’ordre est transmis, patron. Dans deux,
je vous attends, moteur ronflant, dans la cour.
― Pierre, tu as entendu ? En ta qualité d’inspecteur-adjoint, tu
prends la responsabilité du service pendant notre absence et
tu nous récupères, dans les commissariats de quartier, une
douzaine d’agents pour demain matin. Sans discussions !
― Mais, personne ne discute…
― Votre ton laisse flairer un gros coup, patron.
― Allez, en route. Je prends le volant et je t’explique pendant
le trajet. »
Quatre heures plus tard, le commissaire Meunier et
l’inspecteur Tanlaire sont de retour. Briefing général dans la
grande salle de réunion. Les bureaux sont vides donc
silencieux, sans exception. Tout le commissariat est aux
ordres, sauf un planton qui surveille l’entrée et la secrétaire qui
garde le téléphone.
25
« Messieurs, un coup de filet d’envergure se prépare. Nous
subodorions une affaire en préparation, une livraison
importante attendue dans la région. L’info vient de tomber. Elle
ne laisse aucune place aux supputations. Nous en avons
désormais la certitude. Deux livraisons auront lieu dans deux
lieux distincts. L’une est confiée aux stups, c’est dans leur
créneau. L’autre nous échoit et nous devons réussir notre
souricière. Bien sûr, rien ne sort d’ici.
Nous arrivons de la prise de relevés et d’observations d’usage
sur le terrain, Simon et moi. Nous devons sécuriser un gros
kilomètre de la promenade du bord de l’Ouche. Il faudra du
monde. Nous aurons des renforts quand le coq aura modulé
son cocorico. Dès demain matin, je veux tout le monde sur le
pont. Rendez-vous ici même, à sept heures, tous en civil.
Certaines indispensables tenues de camouflage et quelques
ustensiles seront préparés par nos accessoiristes spécialisés.
Le plus délicat, dans un premier temps, sera de mettre le
dispositif en place, sans éveiller le moindre soupçon dans la
population. Et le jour J, à l’heure H, notre piège sera
hermétique. Messieurs, à demain. »
La grande salle se vide sans effervescence, mais on sent que
les hommes du commissaire Meunier sont déjà prêts, dans les
starting-blocks. Il sait galvaniser son équipe avec peu de mots.
Son ton persuasif suffit à motiver les troupes. Les hommes
savent que le patron n’est pas un ingrat. Les retombées
positives sont toujours partagées entre tous. Il prend les
bavures à sa charge. La confiance est générale et réciproque.
Les comptes se règlent éventuellement, dans un second
temps, dans son bureau, d’homme à homme, les yeux dans
les yeux. Isidore est un vrai chef, respecté et respectueux.
« Simon et Pierre, à nous de déterminer les points
stratégiques et de décider qui fera quoi, où et quand. Nous
avons la fin de soirée pour établir notre plan de combat. »
26
Le troisième jour annoncé par Alain Dic est arrivé. Chacun est
à son poste. Les bijoux sont au chaud dans un coffre du
centre ville. La marchandise va donc entrer dans la Coulée
Verte par la ruelle du Château. La livraison doit s’effectuer
vers le pont de la Rocade.
Le mur en pierres est pourtant en bon état. Les riverains ont
été surpris de voir arriver, si tôt, deux employés en tenues de
travail de la ville de Longvic, avec sable, ciment, burins,
marteaux et truelles. Ils ont descendu une bétonnière du
camion et se sont mis au travail. Ils rénovent certains joints.
Apporter une bétonneuse pour réparer des fissures ! Drôles de
maçons !…
Ces deux employés municipaux doivent être embauchés
depuis peu, aucun riverain ne les connaît.
En bas de la rue des Trois-Marronniers, une malencontreuse
manœuvre d’un camion de livraison de bois a renversé tout le
chargement au milieu de la chaussée, interdisant
provisoirement l’utilisation de la voirie. Heureusement que
cette rue est pratiquement un cul-de-sac. Si l’endroit avait été
une voie très empruntée !... Un sacré tas de bois ! Le semiremorque a tout benné sur le bitume, sans dégâts aux
clôtures. Les hommes occupés à réparer la maladresse ne
devraient pas mettre plus de la journée pour empiler tous les
rondins sur le plateau de transport et remettre le tracteur en
route pour effectuer la livraison à la bonne adresse, cette fois.
Les abords du lotissement proche sont bien animés. Plusieurs
propriétaires – semble-t-il – s’affairent à l’entretien des
espaces verts, arrachant pissenlits et autres mauvaises
herbes avant le passage de la tondeuse.
Sous le pont de la Rocade Est, des jeunes gens, sous la
direction d’un plus âgé, tentent de faire disparaître plusieurs
inscriptions multicolores chargées de messages plus ou moins
conviviaux et de nombreuses fautes d’orthographe.
27
Des apprentis artistes, mais vrais pollueurs visuels, "ont
marqué leur territoire par des tags qui souillent".
S’il n’y avait que les tags plus ou moins adroits ! Que dire des
"déjections graphiques" voisines ?... "J’t’m Jess" … "Nique la
peau lisse" … "On emmerdent le prof de mat" …
Deux autos sont garées le long des courts de tennis couverts.
Les chauffeurs patientent au volant, bouquins comme
occupations, autoradios en chansons et téléphones portables
en action. Ils attendent sans doute leurs rejetons entrain d’en
découdre dans un match interminable.
Au stade de l’espace municipal Jean Bouhey, deux équipes
disputent une partie de football sur le terrain le plus proche de
la rivière. Les joueurs ne semblent pas tous très expérimentés
et l’arbitre fait retentir des coups de sifflet habituellement
entendus plutôt dans les carrefours chargés de circulation que
sur les pelouses des stades. Ce ne doit pas être un match
officiel.
Le pont piétonnier qui enjambe la rivière est barré par des
rubanettes rouges et blanches dans l’attente du séchage de la
peinture verte des garde-fous tubulaires que des peintres
remettent à neuf.
Sous le petit pont sinistre du boulevard des Industries, le reste
de l’équipe des "dégraffiteurs" est à l’œuvre. Les messages à
faire disparaître ne sont guère plus philosophiques.
Un fréquent utilisateur de la promenade trouverait peut-être
inhabituel de rencontrer tant de gens occupés à ces tâches
diverses. Un promeneur très occasionnel peut, à l’inverse,
apprécier cet entretien méticuleux des espaces publics.
Depuis ce deuxième passage inférieur sous les routes
jusqu’aux ponts sous les voies de chemin de fer, la
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promenade est plus sauvage. Aucune voie de circulation,
aucun chemin pour piétons et cycles ne rejoint le sentier de la
Coulée Verte. On y observe moins de monde aussi.
Il y a bien une sente d’accès aux rares jardins encore
entretenus. Les passages y sont bien peu fréquents, dans
cette portion, le long de la voie ferrée. Pour preuve ? La
majesté des orties y rivalise avec le port altier des avoines
folles.
Un vrai jardinier, un ancien fonctionnaire de gendarmerie, est
à la pioche et au courant.
Dans le lit de la rivière, peu en eau à cette époque, un
pêcheur est à l’affût du moindre mouvement de son flotteur qui
se balance au gré du courant. Un œil sur le bouchon, l’autre
ailleurs…
Un jeune homme entraîne son chien à courir chercher une
balle et à sauter les obstacles naturels. Une belle bête,
dressée au doigt et à l’œil, au geste et à la parole, selon la
situation. Il semble préférable de se montrer aimable avec le
maître que de "faire connaissance" avec le rottwiller noir et
fauve !
Un peintre paysagiste a installé son chevalet au débouché de
l’allée d’accès au lotissement du Parc. Il observe avec
beaucoup d’attention l’alignement des ponts, les deux
passages en encorbellement, le petit chemin sablé et le coude
de la rivière. Il semble soucieux de n’omettre aucun détail, afin
de reproduire le plus fidèlement possible les lieux
Le parking de la cité Guynemer rassemble quelques mécanos
autour d’une auto qui se transforme tout doucement en
véhicule tout terrain.
Plusieurs hommes, enfin, sont en faction à la porte latérale du
parc de la Colombière. Ils sont appuyés contre le mur, à
29
l’intérieur de l’enceinte, invisibles depuis le chemin qui longe le
cours d’eau, et discutent à voix basse.
Le soleil brille. Les corbeaux de la Colombière survolent ce coin
de nature maîtrisée. Quelques canards barbotent. Un couple de
hérons gris guette le fretin argenté de l’onde.
Les acteurs sont à leurs postes.
On pourrait s’attendre à croiser Bourlem Guerdjou, le réalisateur
de "Zaïna, cavalière de l’Atlas", et l’entendre claper « Action ! »
Mais ce n’est pas du cinéma…
30
Jour de fête
Dans la matinée, le quintet se dirige jusqu’à "la Huche à Pain".
A l’arrivée de la joyeuse petite bande, la boulangère imagine
que son présentoir de confiseries risque d’être largement
délesté. Elle a vu juste.
Dès le retour, les gourmandises dégustées, les jeux dirigés par
Morgane, dans le jardin, permettent d’atteindre l’heure de
mettre la table à l’ombre du grand cerisier.
Le repas est plus calme que prévu. Les héros sont-ils fatigués ?
Rechargent-ils les batteries ?
Pour l’après-midi, un renfort est prévu. Renfort pour
l’encadrement, Caroline est une jeune voisine, étudiante, qui ne
refuse jamais un petit job pour assurer son argent de poche.
Elle a accepté de s’occuper du club des cinq et de les emmener
jouer dans les herbes sauvages au bord de l’Ouche. L’endroit
ne présente aucun risque si ce n’est la présence de la rivière, le
possible passage d’un chien errant, les agressions des plantes
urticantes et insectes piquants ou la rencontre d’un éventuel
marginal mal intentionné. Les parents ne laissent pas les
enfants seuls à cet endroit. On n’est jamais trop prudent.
Les recommandations parentales sont appuyées à l’attention
d’Arthur. Pourquoi Arthur ? Parce qu’il est un garçon ? Oh !...
Caroline fait promettre aux enfants d’être obéissants. Elle porte
en bandoulière un sac de toile contenant une grande bouteille
d’eau, des barres chocolatées et des fruits. Chacun prend
chapeau et lunettes de soleil. Arthur emporte un ballon, LilyRose une corde à sauter, Marie sa poupée, Caroline un roman
d’aventure et un hebdomadaire illustré.
En route. Chacun donne la main au suivant et la petite colonne
s’ébranle. Les seuls endroits un peu délicats à négocier se
trouvent aux franchissements des deux ponts SNCF. Le
passage en ciment le long des piles est étroit. Le peintrepaysagiste est amusé par l’approche de cette petite troupe, à la
queue leu leu, telle une procession appliquée de canetons
derrière maman cane. Il a bien envie de les représenter sur sa
31
toile. Possède-t-il cette aptitude ? Il en doute, conscient de ses
limites.
Ils arrivent à l’endroit programmé, là où un petit triangle d’herbe
est fauché. Les affaires sont bien regroupées sur un banc. La
meute de petits loups peut s’ébattre à souhaits, sous la
protection souple de la baby-sitter.
32
Un couple de promeneurs
« Allo ? Bonjour monsieur le commissaire. Ici la rainette bleue.
― Bonjour, cher monsieur Dic. Je suis à l’entrée de la
Colombière. Pas de hérons en vue. Alain, je vous écoute.
― L’heure annoncée est arrivée. Mon correspondant vient juste
de raccrocher le téléphone. Il nous prévient que les bijoux sont
sortis prendre l’air. Une jeune fille blonde vient de prendre
possession de la marchandise. Elle est vêtue d’un tee-shirt
blanc, d’une jupette orange, d’un chapeau de toile verte. Elle
porte une sacoche en tissu bleu de jeans. Elle est aisément
repérable. A vous de jouer. »
Le brave balayeur qui nettoie avec application la place
commerçante où est implantée la banque est aussitôt prévenu.
Il veille. Il ne doit laisser traîner aucune cochonnerie. Il porte un
discret appareil beige dans l’oreille gauche. Est-il dur de la
feuille, radio dépendant ou relié télécom ?
Un couple, la cinquantaine, d’apparence classique, gare sa
voiture sur le parking de l’école de musique, à quelques pas des
banques.
La sculpture qui trône au centre de la place attire leurs regards.
Tous les deux trouvent l’idée intéressante. La statue leur plaît,
bien qu’ils soient incapables d’en comprendre la signification.
Monsieur y voit un point d’interrogation. Madame pense plus à
une pince. L’heure n’est pas à la réflexion culturelle.
Ils se dirigent vers les cellules commerciales.
Lui, est grand, mince, d’allure sportive, cheveux un peu longs
sur la nuque. Elle, est légèrement plus petite, sportive
également, cheveux roux avec une frange à la Stone des
années soixante-dix, yeux verts.
S’éloignant de leur auto, ils longent les petits bâtiments de l’îlot
du centre-ville, débouchent sur la place centrale. Ils ne
semblent pas appartenir aux habitués des lieux car leurs yeux
balayent plusieurs fois les alentours. Cherchent-ils une
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boutique ? une pancarte indicatrice ? quelqu’un ? Ils gravissent
en deux enjambées les quelques marches qui accèdent à
l’alignement des commerces et s’engagent sous le passage
permettant d’atteindre l’arrière du bâtiment et le parc du
château. L’homme semble un peu distrait. Par maladresse – ? –
il bouscule une jeune fille blonde, un instant immobile, qui
cherche dans son sac à main en toile. La demoiselle lui sourit
pour lui faire comprendre que tout va bien.
Excuses d’usage.
Le couple arrive au bord de l’Ouche et pénètre dans la Coulée
Verte par la ruelle qui longe le mur du château.
« Cette fois, fais attention où tu marches. Ne bouscule pas la
bétonnière, elle ne t’excuserait pas.
― Quel humour ! »
Ils se promènent tranquillement, bras dessus, bras dessous.
Découvrant un tas de bûches renversées d’un camion plateau,
ils échangent à voix basse quelques commentaires sur la
maladresse des travailleurs d’aujourd’hui. On ne peut
décidément plus faire confiance à qui que ce soit !
Ils s’étonnent de constater avec quelle minutie des agents – ! –
des espaces verts déracinent un à un les pissenlits en fleurs,
avant que ces derniers puissent arborer l’emblème du célèbre
dictionnaire.
La partie de foot les distrait un court moment, malgré le petit
niveau de jeu.
Ils sont très attentifs, sous le pont en nettoyage musclé, à ne
pas se trouver sur la trajectoire des éclaboussures de solvants
ou autres lessives de forçat abondamment projetés contre les
graffitis nauséabonds.
Ils commencent à partager quelques doutes. Ils ont déjà
parcouru plus de la moitié du chemin. Le pont de la Rocade est
derrière eux. Ils sont au bord d’une espace herbu qui s’étend
jusqu’au talus de la voie de chemin de fer. Ils n’ont pas encore
34
rencontré celui qui est supposé réceptionner le petit paquet si
précieux récupéré dans la poche gauche de la jeune blonde,
bousculée sans dommage au centre commercial. Ils ralentissent
l’allure. Leur contact est annoncé comme un monsieur brun,
vêtu d’un jogging gris clair et portant un bandeau frontal rouge
comme ses chaussures de running. Impossible de ne pas le
remarquer. Ils ne l’ont pas encore vu et pourtant leur
promenade est maintenant aux trois quarts accomplie. Ils
s’asseyent sur un banc, prenant bien soin de ne pas déranger
les objets et le sac posé là, sans doute, par les enfants occupés
à tenter la capture d’un papillon violet.
Ces cinq gamins jouent innocemment dans les grandes
herbes et sur la petite zone tondue, à l’abri de tout risque, si
ce n’est la présence de quelques insectes ou touffes d’orties.
Une jeune fille, assise à l’ombre au pied d’un arbre, lit un
magazine tout en jetant un regard sur les jeux des enfants. De
temps en temps, un des gamins vient boire une gorgée de la
bouteille d’eau minérale, protégée des rayons solaires sous ce
banc sur lequel ils ont posé leur matériel et leur restauration.
« J’en suis à me demander si notre homme va arriver.
― Nous n’avons pas pu le louper, nous n’avons croisé
personne.
― Justement ! C’est bien une des sources de mon inquiétude !
Nous n’avons rencontré personne et c’est inhabituel.
― Ma réflexion est du même ordre, associée à tous ces
travailleurs ou sportifs qui ne semblent pas toujours bien dans
leurs rôles.
― Flaires-tu un piège ?
― Soit notre contact est en retard… Inadmissible dans notre
programme… Soit il a un empêchement… Impensable sans
qu’un autre le remplace… Soit l’issue du chemin est bouclée…
Ce que je redoute.
― Faut-il faire demi-tour ?
― Non. Si une issue est bouchée, elles le sont toutes… Et nous
sommes dans une souricière.
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― Oh ! Les joints du mur, le tas de bois, les rubans de chantier,
les autos en stationnement, les méticuleux nettoyages, les
sportifs !... Nous n’avons pas été perspicaces.
― Ne restons pas là. Il doit bien y avoir une solution. »
36
Le garnement
Les policiers en civil, en faction à la porte sud du parc, refoulent
bon nombre de candidats à l’accès.
Certains promeneurs insistent en vain.
Les gardiens du portail sourient à l’approche d’un jogger assez
ridiculement accoutré d’un bandeau rouge et blanc, publicité
d’une marque de cigarettes. Ils n’ont pas à intervenir. Ce dernier
amorce un virage sur les contreforts de ses baskets vermillon et
poursuit sa course laborieuse.
Les keufs sont copieusement insultés par une bande d’ados
prétextant que le chemin est public. Des gestes de bras et de
doigts fleurissent dans leur direction. Ils restent immobiles sur
leur lieu d’affectation. Certains piqueraient bien un petit cent
mètres départ arrêté pour se dégourdir les mollets et calmer les
envies de rébellion. Mais l’ordre est de ne pas s’éloigner du
portail.
Une brave grand-mère s’apprête à sortir du parc par cette porte
du fond, le long de la rivière. Elle roule une poussette à trois
roues, type tout terrain, dans laquelle gesticule un gamin… pas
un adorable bambin… un affreux garnement insupportable.
« J’veux rester aux balançoires !
― Non, mon chéri, il est l’heure de rentrer vers maman.
― J’voulais une glace ! Mémée j’en veux une à deux boules !
― Mais, mon trésor, il n’est pas l’heure du goûter. Tu ferais mal
à ton petit ventre.»
Cris, pleurs, vilains mots…
Les policiers en civil, toujours imperturbables le long du mur de
pierres, sont stupéfaits de la patience de la vieille dame. Le
commissaire Meunier n’en croit pas ses yeux, ses oreilles non
plus d’ailleurs.
« Il y a vraiment des fessées qui se perdent !
― J’t’en foutrais, moi, des "mon chéri" ou des "mon trésor"…
J’aurais déjà ouvert la boîte à gifles !
37
― La "coupdepiedauculthérapie", les gars, lui remettrait bien les
oreilles dans le bon sens.
― Et le postérieur sur le siège de la poussette ! »
Prenant pitié de cette pauvre grand-mère martyre, le
commissaire et ses hommes font une entorse à leur ligne de
conduite. Ils devaient interdire à quiconque de pénétrer sur la
promenade du bord de l’eau. Une exception confirme toujours la
règle… Ils laissent la mémé couper au plus court, ramener le
chérubin dévastateur à sa génitrice, se débarrasser de sa
périlleuse mission et en finir au plus vite. Ils ne se sentent pas la
force de l’obliger à remonter toute la grande allée avec un
olibrius de l’acabit de son protégé. Le troisième âge peut
bénéficier de quelques privilèges.
Le bruyant équipage longe le grillage du fond du stade Bourillot
et amorce sa descente vers le premier pont et le chevalet du
peintre. Le sale mioche se remet à déverser ses flots
colériques. Fort heureusement, la vieille dame est encore alerte
et le peintre est serviable car la poussette est trop large pour
l’étroit passage cimenté sous le pont. Le gamin est donc obligé
de descendre, la mémé le cramponne d’une main ferme et le
peintre passe la poussette sous le pont en la portant à bout de
bras. Ce monsieur est si charitable qu’il se propose de les
accompagner jusqu’au second pont pour renouveler une
opération identique. Puis il les laisse poursuivre leur route et
retourne à son poste. Remerciements de la grand-mère.
Au sommet de la très légère montée du sentier, la probable
octogénaire croise le couple dont la mine est passablement
anxieuse. Elle n’arrête surtout pas la poussette. Elle porte la
main devant sa bouche en toussotant. Elle prononce quelques
mots de sa voix douce et posée.
« Si vous êtes chargés comme des aérostiers en plein vol,
balancez le lest hors de la nacelle de la montgolfière. Il y a du
poulet à la Colombière. Le risque de grippe aviaire est
imminent. »
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L’attention des observateurs, discrètement postés ça et là, est
attirée par le calvaire de la grand-mère à la poussette. Ils la
suivent du regard, chacun à leur tour, un instant. Ne va-t-elle
pas se décider à mettre une bonne rouste calmante au jeune
démon ?
Même Morgane et ses co-chasseurs de papillons ont du mal à
poursuivre leur safari tant le gamin est hors norme. Caroline
n’imagine pas devenir, un jour, la baby-sitter d’un monstre de
cette trempe…
39
L’interpellation du couple
Le couple continue sa promenade, après que la dame rousse
soit revenue chercher son foulard oublié sur le banc. Une petite
pause de quelques minutes est marquée au bord de la rivière,
au pied du pont SNCF. L’homme disparaît quelques secondes
de la vue du peintre-paysagiste ( à cause du pilier du pont ) et
de celle du pêcheur ( à cause du coude du cours d’eau ). Un
petit besoin naturel ? La femme reste toujours soigneusement
en point de mire. Elle tente quelques ricochets sur les petites
vaguelettes de l’Ouche, comme si elle souhaitait attirer
l’attention et faire admirer sa dextérité. Son compagnon la
rejoint. Il semble soulagé. Ils reprennent bientôt le sentier et
passent le deuxième pont. Au passage près du chevalet, ils
feignent d’admirer le tableau en pleine réalisation du simili
peintre du dimanche. Cette fois, ils ne sont pas dupes. Voici un
des éléments de la volaille annoncée. Puis ils longent le haut
grillage du stade et pénètrent dans le parc.
« Madame, Monsieur, terminus, vous êtes en état
d’arrestation ! »
C’est la rousse qui prend l’initiative de la contre-attaque, en
distillant une interrogation des plus embarrassantes en
attendant les preuves.
« Qu’avons-nous fait de répréhensible ? »
L’homme tente de se débattre, en vain. La dame, dans la
bousculade, perd sa perruque rousse et ses lunettes de soleil.
Les policiers découvrent en elle, à leur grande surprise, un
second homme, le cheveu ras.
« Vous perdez la raison ? Est-ce un crime d’arpenter les bords
de la rivière ? Sommes-nous accusés de vol de temps libre ?
― Attends, mon gaillard, tu vas bientôt faire moins le mariole !
Tout "Jojo la rouquine" que tu es, je te conseille de t’écraser et
de jouer profil bas.
― Que dois-je comprendre ?
― Ta gueule Riri, je te reconnais. Cette fois ton compte est bon.
40
― Papiers, sac à main, mains en l’air !
― Je me plaindrai à qui de droit.
― C’est ça ma jolie ! Aux Baumettes, tu auras tout le loisir de
rédiger les mémoires d’une folle accusée par erreur par
d’affreux flics machos.
― Face au mur, les mains à plat au dessus de la ligne des
oreilles, les jambes écartées ! Le premier qui bouge, je lui mets
un drop de demi d’ouverture dans son intimité. »
Les corvidés de la Colombière n’ont jamais assisté à une
fouille aussi rapide mais approfondie, aussi déterminée mais
sans succès. Les écureuils non plus.
Rien… Pas un diamant… Pas un rubis… Même pas la plus
petite pièce de joaillerie… Tout espoir de brillant s’est fait la
malle…
Isidore et sa bande de pandores – dixit Riri – doivent se
rendre à la raison. Ils ont fait erreur. Le commissaire penche
plutôt pour une mystification dont ils sont les victimes. Ces
deux gus ne sont sans doute pas d’honnêtes citoyens mais ils
sont, sur ce coup, irréprochables. Ils les ont trompés. Le fait
de se travestir en gazelle rousse n’est plus condamnable
depuis des lunes… Il ne reste plus aux forces de l’ordre qu’à
se confondre platement en excuses, bien que personne ne
soit naïf.
41
La fouille de la mémé
« Nom d’un chien ! La mémé !
Allo, Simon ? Une vieille dame avec une poussette est-elle
passée près de vous ?
― Je la vois qui arrive. Pourquoi ?
―Chope-la ! Fouille la mémé, le môme, la poussette !
― Ok, patron.
― Non, attends. La fouille de la mémé, tu la fais faire par
Julie. Elle est toujours avec toi, à mélanger le mortier ?
― Pas de problèmes. Nous fouillons et on vous attend. Je
préfère cette mission à la maçonnerie fictive. Nous préférons
les petits calibres aux truelles. »
Quand Isidore Meunier, le commissaire, rejoint Simon
Tanlaire, l’inspecteur, et sa Julie, il ne peut que constater qu’ils
sont bredouilles à chaque extrémité de la promenade.
"Bizarre… Vous avez dit bizarre ?... Comme c’est bizarre !..."
Le commissaire est obligé à de nouvelles excuses encore plus
respectueuses. Il va en prendre l’habitude… Il n’apprécie pas
non plus le sourire en coin, de type narquois de chez narquois,
de la respectable vieille dame. Là encore, deuxième épisode,
plus faux jeton, tu meurs…
« A tous les hommes du dispositif "souris verte"…
Commissaire Meunier… Aucune issue n’est libérée… La
verroterie court toujours. »
42
Le retour à la maison
Les enfants sont fatigués. Ils ont beaucoup couru. Ils se sont
dépensés sans compter. Ils ont mangé la petite collation
emportée dans le sac de toile. La bouteille vide fait office de
vase pour un bouquet champêtre original de campanules
violines et de chardons bleus. Le privilège de rapporter ce
cadeau est confié à la petite Marie qui assure fièrement le
délicat transport.
Caroline ramène la petite troupe au point de départ. Annette et
Rodolphe, Sarah et François sont sur la terrasse avec Nicole
et Alain. Le thé est bu depuis bien longtemps. Une bonne
tournée générale de jus d’oranges précède les retours aux
domiciles respectifs.
Tout le petit monde passe à la douche, les pyjamas passent à
l’action, les affamés passent à table et en route pour les dodos
réparateurs. Pour les dodos, oui, avec les doudous.
Les doudous ?
Misère !
Où est Mazarine ?
Marie ne l’a pas rapportée. Et sans Zazanine, le sommeil est
impossible ! François se précipite chez Lily-Rose et Clem’.
C’est tout à côté. Les fillettes n’ont pas la poupée !
« Allo ? Rodolphe ? Re-bonsoir, c’est François. Nous
rencontrons un gros problème au moment du coucher. Marie
n’est pas revenue avec Mazarine. La poupée n’est pas restée
aux Gentianes. Morgane ou Arthur l’auraient-ils gardée par
inadvertance dans leur sac ?
― Attends, Morgane n’est pas encore endormie. Je monte
jusqu’à sa chambre.
…
Allo ?
43
Non, je suis désolé. Elle ne l’a pas. Elle ne se souvient pas
l’avoir revue depuis le banc sur lequel ils avaient posé leurs
affaires, cet après-midi. Il faudra peut-être retourner faire une
battue au bord de l’Ouche. Tiens-moi au courant. Si tu as
besoin de moi, n’hésite pas. Je ne suis pas couché de si tôt.
― Merci. Bonne nuit.»
François est perplexe. Il ne se sent guère le courage
d’arpenter la Coulée Verte avec sa lampe électrique. Il n’a pas
peur du noir. Il n’a pas peur du ridicule car il sait qu’à cette
heure on ne doit plus rencontrer âme qui vive au bord de l’eau.
Il n’a pas peur du loup, non plus. Il n’a pas envie de jouer les
détectives nocturnes, c’est tout simple.
« Allo, bonsoir madame. Je suis François, le tonton de Marie.
Puis-je parler un instant avec Caroline, s’il vous plaît ? Nous
avons égaré la poupée Mazarine.
― Je lui passe le combiné. Bonsoir.
― Caroline ? Dis-moi, aurais-tu une idée de ce que Marie a
fait de Zazanine ? Nous ne la trouvons pas et la minette est en
pleine crise de désespoir.
― Je réfléchis, mais je ne souviens pas l’avoir sortie de mon
sac en toile que j’ai pourtant rapporté vide, hormis mon livre et
le magazine. Nous l’avons peut-être oubliée à l’endroit des
jeux. Pourtant, je suis quasiment persuadée qu’il ne restait
rien sur le banc. J’ai vérifié avant de rentrer.
― Bon, merci. Je vais aller sur les lieux.
― Attendez-moi, je viens avec vous. Je sais exactement où
nous étions avec les enfants.
― Tu es gentille. Je n’osais te le demander. Je t’attends. »
Le temps de ce second échange téléphonique, Rodolphe a
sauté dans sa voiture et le voilà revenu à Longvic. Ils partent
tous les trois, François, Rodolphe et Caroline qui vient de les
rejoindre. La jeune fille les guide vers l’endroit exact de la
halte de l’après-midi.
44
Surprise !
Le chemin est bouclé. La promenade du bord de l’Ouche est
interdite à toute personne étrangère au dispositif policier. Des
dizaines d’hommes et quelques femmes explorent le terrain,
gendarmes en tenues, militaires en uniformes, employés en
salopettes, maçons en bleus de travail, sportifs en
survêtements, etc.
Le commissaire Meunier reconnaît François. Il ne l’a pas
oublié, depuis l’affaire du fourgon postal volatilisé et de son
dossier top-secret. L’honnêteté du postier n’est pas mise en
doute. Le policier-peintre et le policier-pêcheur identifient
parfaitement Caroline. Une explication de leur présence à cet
endroit et à cette heure, à la recherche de la poupée, est
fournie sans difficulté. Le commissaire ne peut les informer de
l’objet des investigations, mais le trio ne questionne pas. Les
trois chasseurs de doudou souhaitent récupérer la poupée et
rentrer au bercail. Ils sont autorisés à rejoindre le banc. Un
agent les accompagne. On ne sait jamais. La confiance règne,
mais tout de même.
45
Mazarine a disparu !
Sur le banc, rien.
A côté, non plus.
Dessous, rien de plus…
Sur le chemin du retour, François aperçoit un petit objet jaune
et rouge, dans l’herbe au pied du pont : le parapluie de
Mazarine !
« Bon sang, mais c’est bien sûr ! »
En revenant chercher son foulard oublié – Caroline se
souvient bien d’avoir observé les quelques pas en arrière de la
femme préalablement assise un instant sur le banc. Le
pêcheur confirme – la rousse a "enlevé" Mazarine.
Le commissaire est obligé de fournir quelques explications à
François.
Le facteur et l’enseignant se retrouvent à nouveau mêlés à
une situation dont ils auraient bien aimé être exempts. Pour la
baby-sitter, voici une première expérience. Promesses de
secret, bien évidemment.
La poupée a dû servir de planque pour les bijoux. Qu’est-elle
devenue ? Les malfrats l’ont apportée jusqu’au pied du pont.
Soit ils se sont débarrassés du parapluie encombrant, soit ils
l’ont perdu. Mais après ? Les bijoux auraient pu trouver refuge
dans le pépin rouge. Mais non, il est vide. Où est Mazarine ?
Où a-t-elle disparu ?
Marie réussit à s’endormir sans Zazanine, la fatigue aidant.
Sarah explique que le doudou est en vacances chez Morgane.
Demain, il faudra inventer une autre parade.
*
Toute la nuit, le commissaire Meunier et son équipe ratissent
les lieux. D’énormes projecteurs sur batteries inondent les
46
rives de l’Ouche et la Coulée. Le coq les surprend en pleine
activité. Pas une touffe d’herbe n’a été épargnée. Chaque
buisson a été fouillé. Les trous des vieux troncs d’arbre ont été
sondés. Les agents se sont piqués aux orties, aux ronces, aux
églantiers, sans sortir le moindre diamant. Une équipe
d’orpailleurs est dans le lit – du cours d’eau – Appelés en
renfort avec leurs tamis professionnels, ils ont passé le fond
de la rivière au peigne fin. Pas le plus petit rubis ! Ils ont
cherché les bijoux. Ils ont aussi pisté la poupée qui aurait pu
servir de cachette. Deux chiens, spécialistes des recherches
dans les tremblements de terre et autres catastrophes
naturelles, sont venus sur place avec leurs maîtres. Ils ont
flairé. Ils ont reniflé quelques vêtements de la petite Marie
pour s’imprégner de son odeur – les chiens, pas les maîtres !
– Mazarine est introuvable. Elle a bel et bien été enlevée !
La découverte du parapluie au pied du pont SNCF focalise les
déductions du commissaire sur la poupée et le lieu.
Il se fait décrire, avec le plus de précision possible, le doudou.
Il ne conserve que de vagues souvenirs du portrait de
Bécassine. Caroline lui brosse un portrait assez détaillé : robe
verte, coiffe et tablier blanc, bas rouges rayés de blanc, sabots
bruns. Caroline est experte. Elle est bretonne, Bécassine
aussi.
« Nous devrions la retrouver, même dans des herbes un peu
hautes. La robe verte peut se dissimuler, mais pas le tissu
blanc de la coiffe et encore moins le rouge des chaussettes.
Le petit balluchon à carreaux rouges et blancs ne peut guère
se confondre avec une fraise des bois !
― Ni avec une fleur d’acacia. Regardez, dans le buisson à
votre droite, chef, le sac à carreaux est accroché dans les
branches. »
Effectivement, il s’agit bien du balluchon de Mazarine. Mais…
il est vide, lui aussi ! Le commissaire et son adjoint, sans avoir
comparé leurs analyses sur le sujet, caressaient le secret
espoir que les bijoux soient emballés dans ce morceau
47
d’étoffe. Fausse hypothèse. Le balluchon est bien vide.
Mauvaise pioche. Mazarine a donc probablement servi, ellemême, de cachette. Dans sa coiffe ? Dans une poche de sa
robe ou de son tablier ? Dans sa culotte à jambes bordées de
dentelles ?
Mais où est-elle passée ?
L’inspecteur fouille les grandes herbes du regard, de part et
d’autre du sentier. Le remblai de la voie est assez dénudé à
cet endroit. Tout juste quelques buissons retiennent-ils la terre
noire et caillouteuse dans leurs racines. Rien ne doit être
laissé de côté. Aucune négligence n’est autorisée. En y
regardant de plus près, quelques traces de pas sont
découvertes sur la pente. Les empreintes montantes sont
espacées. Le promeneur a sans doute gravi la côte à grandes
enjambées. D’autres marques sont moins lisibles et attestent
d’une descente mi-courue, mi-glissée. Les enquêteurs sont
formés à ce type d’investigations. Simon Tanlaire comprend, à
la seconde même, que la personne a effectué l’ascension et la
dégringolade en très peu de temps et qu’il est doté de grandes
guiboles.
Il n’a aucun doute : "L’alpiniste" n’est autre que Riri, le fameux
promeneur, blanc comme neige, innocent comme l’agneau,
malin comme un singe et qui jouait les vierges effarouchées.
Ah, le salaud !
A son tour, Simon grimpe inspecter les voies. Il ne trouve rien
entre les rails. De l’autre côté du remblai, le terrain, à l’état
sauvage, est impraticable et les broussailles sont reines et
intactes. Rien ne ressemblant à une poupée n’y a été jeté
depuis les rails. Tout juste deux ou trois boîtes de sodas ou
paquets de gâteaux vidés de tout contenu fleurissent-ils les
buissons. Simon n’observe que quelques dizaines de mètres
de voies. Le promeneur n’a disparu de l’observation du peintre
que quelques instants, deux minutes tout au plus. Il n’a
matériellement pas eu le temps de marcher bien loin.
Aurait-il lancé la poupée depuis le haut du pont jusque sur
l’autre bord de l’Ouche ?
48
Une équipe fouille la rive droite, sans succès. L’inspecteur est
redescendu bredouille. Il questionne le peintre.
« N’avez-vous rien entendu ? Les deux promeneurs n’ont-ils
pas interpellé un complice sur l’autre bord ? N’avez-vous pas
tendu l’oreille ? N’auriez-vous pas perçu un bruit d’impact,
résultat de la chute d’un objet lancé par-dessus la rivière ?
― Non, rien.
― Réfléchissez bien. Etes-vous sûr de votre réponse ?
― Certain ! De toutes les façons, il m’aurait été impossible
d’entendre quoi que ce soit, à cause du bruit du train
franchissant le pont et des phénomènes de résonance.
― Le pont ! Le train ! Pétard de Brest ! Il a lancé le magot
dans un wagon d’un train et salut la compagnie ! Qui peut
imaginer jusqu’à quelle station ?
― Du train ? Nous n’y avons pas pensé ! Un train a franchi le
pont lorsque le truand a quitté votre champ visuel ?
― Un à ce moment précis et plusieurs dans le courant de
l’après-midi ! Je me souviens d’un train transportant des
voitures neuves, de deux trains de citernes, d’un train de
marchandise, de deux autorails. Lequel circulait au moment
qui nous intéresse ? Un septième convoi, voire un huitième, at-il traversé la zone ? Je ne peux pas le dire, commissaire. »
Les recherches se poursuivent sans le commissaire et sans
l’inspecteur qui filent jusqu’à la gare pour questionner les
agents du poste de contrôle du trafic.
La question est précise. Les policiers ont noté l’heure H de
l’interpellation à l’entrée du parc. Quel(s) train(s) est(sont)
passé(s) sur le pont, dans le créneau s’étendant de H moins
trente minutes à H moins deux minutes ?
La réponse ne se fait guère attendre. Une fois de plus,
l’informatique démontre ses qualités de mémoire et de
rapidité. Dans la période visée, deux trains ont franchi la zone
suspectée.
Le premier, un train de wagons à plateaux pour le transport de
voitures, est passé à H moins neuf minutes. Il venait des
usines de Sochaux-Montbéliard. Il est actuellement en
49
stationnement au triage de Perrigny où il a passé la nuit sous
surveillance, en raison de la valeur du chargement.
Quatre membres de l’équipe du commissaire sont envoyés sur
les lieux. Associés à six agents des chemins de fer, ils fouillent
tout le convoi. Chaque véhicule transporté est visité, par
acquis de conscience. Comment Mazarine pourrait-elle se
cacher dans un coffre ou une boîte à gants ? Les plateaux
sont inspectés minutieusement, eux aussi. La traque ne donne
aucun résultat positif. Peine perdue ! La piste est close.
Le second, un convoi de wagons-citernes a effectué un
franchissement identique, à H moins quatre minutes. Par
contre une inspection est plus compliquée. Le convoi s’est
disloqué en fin de journée et les citernes ont poursuivi leurs
voyages dans quatre directions : Lyon, Nevers, Les Laumes et
Sens. Toutes étaient destinées à des usines. Le dernier vient
de rejoindre sa destination.
Les quatre sites sont donc informés, dans le secret le plus
total. Quelques agents de sécurité se mettent en action aux
terminus. Résultat nul.
Mazarine reste introuvable. Où est-elle séquestrée ?
Le convoi de voitures a repris son circuit de livraison. Les
citernes ont terminé leurs trajets respectifs. L’enquête de
police fait du sur place.
Une circulation ferroviaire n’a pas été enregistrée : celle d’une
motrice diesel, toute récente. Seule, elle s’est rendue à la gare
de marchandises pour aller tracter des wagons vides jusqu’au
triage. Le chef de gare s’en souvient bien. Il a admiré la
motrice flambant neuve, verte et grise, le matin même. Il
connaît bien le conducteur qui a assuré ce transfert. Le
responsable du contrôle ferroviaire et tout son staff se coupent
en quatre pour mettre les enquêteurs sur les bons rails.
« Vous connaissez notre publicité, Monsieur le commissaire ?
"Avec la SNCF, tout est possible !" Cette petite phrase
percutante est plus qu’une accroche publicitaire. Elle résume
notre ligne de conduite.
50
― Je le constate personnellement, en cette occasion. Mes
félicitations.
― Allo, Monsieur Guillemin ? Bonjour. Ici le poste de contrôle
du trafic. René Nette, à l’appareil. Je vous mets en contact
avec Monsieur le commissaire Meunier. N’ayez crainte. C’est
un service que nous vous demandons.
― Bonjour, Monsieur. Je suis donc le commissaire Isidore
Meunier. Enchanté. Voilà… Ma question est un peu délicate.
Je sollicite votre mémoire et votre discrétion. Le secret doit
être absolu.
― Pas de problème, cher monsieur. Je suis assermenté. Vous
avez ma parole. Je sais tenir ma langue lorsque le service
l’exige. Je serais ravi de vous apporter mon aide.
― Merci. Etes-vous bien le conducteur de la toute nouvelle
motrice ayant circulé sur le pont de l’Ouche, derrière la
Colombière, hier en milieu d’après-midi, entre Perrigny et
Porte-Neuve ?
― Tout à fait exact, Monsieur le commissaire. On vous a bien
renseigné.
― Auriez-vous remarqué un homme le long de la voie, sur ou
aux abords immédiats du pont ? Je lance une seconde
question, dans la foulée. Ne me demandez pas d’explications,
mieux vaut ne pas entrer dans les détails. Votre mémoire
aurait-elle photographié une poupée, une Bécassine,
abandonnée à cet endroit ou en un autre point du parcours ?
― Je peux, sans hésiter, répondre négativement à vos deux
questions. Si un civil avait cheminé sur la voie ferrée, j’aurais
consigné l’anomalie sur mon carnet de conduite. J’y garde
traces des faits divers observés. Chacun ses petites manies et
centres d’intérêt. Moi, je collectionne les bizarreries
rencontrées en service. Quant à la poupée, je n’ai rien vu.
Dans le cas contraire, j’aurais été peiné pour la pauvre fillette
l’ayant égarée. Je suis, moi-même, le père d’une petite
gamine de trois ans qui tient comme à la prunelle de ses yeux
à une poupée semblable. Pensez si j’aurais fait tilt ! Hélas, je
ne vous suis d’aucune aide, Monsieur le commissaire. Vous
m’en voyez désolé.
51
― Aucun indice direct nous livrant la clef de notre recherche,
c’est vrai. Mais les réponses négatives à certaines
suppositions donnent de nouvelles impulsions à nos filatures.
Encore merci. »
Mazarine n’est pas sur les lieux d’embarquement forcé. Les
policiers en sont désormais assurés. Elle n’est pas dans les
convois qui auraient pu croiser sa route.
Qui l’a enlevée et pour l’emmener où ?
***
Je sens que vos nerfs sont à rude épreuve… Vous n’allez pas
résister longtemps à l’anxiété ?... Vous voulez savoir ?... Je
peux vous rassurer sur le sort de Mazarine. L’homme – Riri,
osons le préciser, puisque la police l’a dévoilé – a
effectivement gravi très vite le remblai. Un train de wagonsciternes circulait sur la voie montante. Il a lancé Mazarine sur
un wagon.
Vous êtes de plus en plus inquiet pour la malheureuse
Zazanine ? Je n’aurais rien dû dire… A-t-elle été écrasée par
le convoi ? Non, reprenez confiance en sa bonne étoile. Elle a
réussi à se stabiliser sur une citerne, en partance pour les
raffineries de Feyzin, en banlieue lyonnaise. Elle n’est pas tout
à fait indemne, mais chut… Ne dites pas que je vous ai dit…
N’allez pas me dénoncer comme "témoin muet" au
commissaire Meunier… Il me considèrerait comme complice !
Et je n’en sait pas plus… ou presque…
***
52
Le plan des parents
Au saut du lit, François est de très sombre humeur. Comment
résoudre le problème de l’absence de Mazarine ? Sarah a
bien du mal à imaginer une parade. François a très mal dormi.
En réalité, il n’a pratiquement pas fermé l’œil de la nuit. Il est
sur les nerfs depuis le départ de Rodolphe, après avoir
raccompagné Caroline. Tant d’idées se bousculent dans sa
boîte crânienne !
Il a toujours entendu dire que, pour un homme, le métier de
père est un des plus difficile au monde. La profession de mère
est tout aussi complexe, bien évidemment. Le rôle de tonton et
de tata de cœur lui semble bien délicat également.
Marie s’est parfaitement adaptée aux vacances longviciennes.
Bien sûr, Sarah et François ont vécu un assez long moment à
ses côtés, dans son île paradisiaque. Cette période commune
n’est pas si loin. Marie est fortement attachée à eux. La fillette
est raisonnable. Elle aime se comporter en "grande fille". Elle
est adorable, mais si jeune encore… Pourquoi n’ont-ils pas
prévu l’éventualité d’un tel scénario et demandé à Belinda
d’envoyer également en vacances le perroquet multicolore en
mousse, le second doudou ? Loin des parents, tout enfant a le
droit de traverser des petits coups de blues. Dans ces
situations, le doudou est un personnage transitionnel
indispensable. Si Marie s’ennuie un petit instant, soit au
moment du coucher, soit après un contact téléphonique avec
Belinda, quelle solution s’offrira à elle ? Loin de maman, loin
de Zazanine, d’éventuelles larmes risquent de sécher bien
difficilement. La petite puce s’est endormie presque
miraculeusement, hier soir, sans sa poupée. Mais ce tantôt, à
la sieste ? Et ce soir ? Et les soirs suivants ?
François n’ose imaginer un retour précipité jusqu’à la "Casa
d’El Doc" avec une petite Marie en déprime… Que faire pour
anticiper ?
« Ecoute, Sarah, je ne vois qu’une solution. J’ai tourné et
retourné mon imagination nocturne dans tous les sens. Il est
53
presque neuf heures. Je me précipite chez les marchands de
jouets, de la grande surface spécialisée de la Toison d’Or
jusqu’aux boutiques du centre-ville. Un des commerçants doit
bien être en mesure de me fournir une Bécassine identique.
Je commencerai par le magasin où nous avions acheté la
vraie Mazarine, l’an dernier, rue de la Lib.
― Tu penses pouvoir rapporter la même ? Tu connais le sens
de l’observation de la minette. Elle n’omettra aucun détail. Et
puis Zazanine a une odeur bien difficile à retrouver en
quelques minutes. Chaque être possède son propre parfum.
J’ai un peu honte de tenter de la leurrer. Et pourtant…
― Nous avons une photo de Marie et de sa poupée, prise
lorsque nous la lui avons offerte. Sais-tu où tu l’as rangée ?
― Oui, évidemment. Je ne m’en sépare jamais. Elle est dans
mon sac. Je la contemple de temps en temps. Tiens, la voilà.
Ne l’égare pas ! Essaie de ne pas l’abîmer, non plus. Prendsen grand soin. Bonne chance. »
Exceptionnellement, le facteur n’enfourche pas son vélo. Jolly
Jumper serait-il tombé en disgrâce ? Que nenni ! Les
distances à parcourir risquent d’être assez longues. François
possède un bon coup de pédale, sans être un spécialiste du
contre-la-montre. Et il lui faut être rapide. L’auto présente, à
ses yeux, plus d’efficacité. D’autre part, la remplaçante de
Mazarine accepterait-elle de voyager dans une sacoche ?
Les huit magasins de jouets connus sont visités, les uns après
les autres, dans un ordre prédéterminé par le client impatient.
Chaque marchand comprend parfaitement le challenge. Hélas,
pas de Béca-Maza-Zazanine en stock. Une vendeuse lui
présente bien une Bécassine habillée de manière identique.
Mais ce modèle est beaucoup trop petit. Marie ne serait pas
dupe… François sait que Sarah a raison. Marie est aussi
maligne que gracieuse. Et toute maman reconnaît sa fille dans
une foule, sans hésitation !
54
« Je reviens sans poupée. Aucune Mazarine n’est aujourd’hui
dans les rayons. C’est une catastrophe. Comment Marie a-telle réagi à son réveil ?
― Mieux que nous ne l’imaginions. Lily-Rose m’a soufflé une
idée. Nous lui avons expliqué que Zazanine est repartie à la
"Casa d’El Doc" avec Anita, pour chercher des sucettes. Elle
semble m’avoir crue. Dans son sourire, j’ai cru voir qu’elle
faisait gentiment semblant... Du moins, elle n’a pas pleuré.
Elle joue avec Lily-Rose, Clem’ et les doudous lapins.
― Je ne suis cependant pas vraiment revenu les mains vides.
J’ai acheté un très joli petit âne en peluche. Marie a été si
attentive lorsque Clem’ lui a montré les photos de ses ânes
qu’elle sera peut-être contente d’en câliner un en fourrure.
Pourra-t-on lui faire accepter un transfert de doudou ?
― Ne rêve pas, François. nous allons essayer de la faire
patienter avec l’âne jusqu’au retour à la Réunion. Mais après ?
Tu vas me juger bien pessimiste, en dépit de mes habitudes.
J’ai le sentiment que Zazanine est perdue à jamais.
― Regarde, Marie, le beau petit âne que Tonton t’a rapporté.
― Comme il est doux ! Mets-le contre ta joue. Tu vois comme
il t’aime déjà très fort ?
― C’est doux comme un doudou !
― Non, pas doudou. Doudou, c’est Zazanine !
― En attendant qu’elle revienne, c’est lui le doudou,
d’accord ?
―…
― Tu le trouves mignon ?
―…
― Je sens que tu veux nous dire quelque chose. Je t’écoute,
ma puce.
― Y s’appelle ?
― Comment s’appelle-t-il ? Je ne sais pas. Tonton, comment
s’appelle le petit âne ?
― Cadichon. ( François n’a pas réfléchi. C’est sorti comme ça.
Souvenirs d’enfance ? )
― Cadichon mignon. Mais demain, reste là.
55
― Tu ne voudras pas le rapporter à maman ?
― Non, reste là !
― Comme tu voudras, ma chérie. »
La suite de la matinée se déroule sans encombre. Il est vrai
que l’oisiveté n’est pas à l’ordre du jour. Les trois petites filles
rendent visite à la boulangère et à ses bonbons, avec Sarah.
Sur le chemin du retour, elles font une petite halte pour dire
bonjour à Caroline.
Jocelyne et Thierry sont revenus de la capitale. Clem’ reprend
donc le chemin de la Drôme, avec ses parents, avec Doudou
bleu et avec le spleen de savoir Zazanine en danger.
Lily-Rose joue, pour la fin de matinée, avec Marie. Après le
repas, la petite fait une sieste en attendant Morgane et Arthur
qui sont à nouveau invités à Longvic.
Sarah profite du temps de sommeil pour téléphoner à Annette.
Il est indispensable que la version du retour de Mazarine dans
l’île soit relayée par tout un chacun. Annette se charge de
mettre ses enfants dans le secret. En rentrant de la
boulangerie, dans la matinée, Sarah a déjà prévenu Caroline.
Quant à Nicole, elle a été la première dans la confidence du
génial "mensonge" germé dans la cervelle inventive de LilyRose.
Sitôt le combiné raccroché, Sarah prévient Belinda et Pierre.
Dès que les horaires respectifs de Longvic et de Saint-Denis,
décalage oblige, permettent une communication, les deux
familles échangent leurs nouvelles du jour et des petits
coucous. Marie aime bien téléphoner à sa maman. La
conversation est toujours assez brève. Marie est très
débrouillarde, bavarde, mais elle est encore petite. Il n’y a pas
si longtemps qu’elle maîtrise le langage. Elle pose souvent
une ou deux questions, écoute les réponses qui doivent être
tout aussi concises, et voilà.
56
Le message confidentiel est transmis à la Réunion par le canal
d’Internet <[email protected]>:
< Bonjour à vous tous,
Pas d’affolement, tout va bien. Marie est très gentille et nous
en profitons un max, vous devez vous en douter.
Tout va très bien, Madame la Marquise… Cependant, il faut
que l’on vous dise… Il se passe un tout petit rien… Hier soir,
nous avons rencontré un petit souci puisque Zazanine est
égarée. Personne ne la retrouve depuis une promenade, hier
tantôt. Mais à part ça, tout va très bien…
Je n’ai pas le temps de vous en écrire un roman sur le sujet, la
sieste risque d’être bientôt finie. Nous vous raconterons de
vive voix, en détails. La parade a été la suivante : Mazarine
est repartie chez vous, avec Anita. Ne nous coupez pas
l’herbe sous le pied. Si la question se pose, dites qu’elle est
bien arrivée. Sinon, motus et bouche cousue. Nous la
cherchons partout et, dès les retrouvailles, nous vous
annoncerons que le doudou a rejoint sa petite maîtresse, avec
les sucettes attendues. Soyez d’aussi bons menteurs que les
métropolitains.
Bises à tous. A ce soir, au téléphone.
Sarah >
57
Le train policier
A l’Hôtel de Police de la Place Suquet, la carburation
méningée est à son apogée chez les cadres d’enquête et sous
les casquettes bleues. Chacun y va de sa supposition. Les
idées volent bas. Certaines cheminent côte à côte ou se
croisent. D’autres se percutent de plein fouet. Plusieurs
scenarii s’ébauchent sur le développement et l’épilogue de
l’aventure de Mazarine à partir de son embarquement forcé
dans un train.
Une partie de l’équipe opte pour une fouille des voies ferrées à
partir du pont qui enjambe la rivière. Puisque les wagons des
différents trains n’ont pas transporté la poupée jusqu’à
destination, c’est qu’elle est descendue avant le terminus.
L’équipée est sous les ordres de Pierre Broque, l’inspecteur
adjoint. Il prend sept hommes avec lui. A huit, ils pourront
scinder le groupe plusieurs fois, en fonction des aiguillages
rencontrés. Il faudra toujours rester au moins à deux, nombre
minimal de l’efficacité bien connue des forces de police.
L’inspecteur réquisitionne un monospace sans signe extérieur
d’appartenance. Toujours ce choix de ne pas véhiculer
d’inquiétude dans la population. Un chauffeur les conduit
jusqu’au fond de la rue Guynemer et ils descendent du
minibus. Le discret bataillon de recherche se rend ensuite, en
BM-double-pieds, jusqu’au talus du haut duquel a eu lieu
l’embarquement pour mystère. C’est là qu’a été trouvé le
parapluie. P. Broque dirige la manœuvre. Comme pour toute
battue, il faut avancer de front et fouiller, d’un regard de lynx,
le sol et les abords immédiats. Le convoi policier est sur la
voie. La bonne voie ?... Les voies… Une première
interrogation immobilise la patrouille. Dans quel sens, le train
emprunté circulait-il ? Les hommes se séparent déjà en deux
fois quatre. Un quatuor part vers l’Ouest – oin.oin.oin oin oin
oin… susurre l’harmonica – et l’autre vers l’Est – ka lin ka, ka
lin ka… – Encore deux aiguillages et la section de recherche
58
est obligée de rebrousser chemin. Déjà ? Mazarine a du souci
à se faire, la pauvre !
59
Le plan des enfants
Les enfants ne sont pas en reste d’imagination. Ils semblent
même plus prolifiques que les adultes, dans ce domaine.
Marie est trop petite pour être associée à l’enquête. En plus, il
ne faut pas qu’elle sache que Mazarine est l’objet de tant de
recherches croisées. Cet après-midi, Morgane et Arthur sont
donc seuls avec Lily-Rose. Clem’ est repartie avec ses
parents en ayant bien pris soin de confier à ses copains
quelques pistes d’enquête de son invention.
Le trio est sérieusement installé sur la table du jardin. Tous les
trois ont les coudes plantés sur la table et le menton en appui
sur les mains jointes. Les six yeux légèrement plissés ne
laissent pas planer de doute sur l’intensité de la concentration.
« Clem’ a dit qu’il fallait à nouveau fouiller partout autour du
banc.
― Mais, c’est inutile. François, Caroline et Papa y sont déjà
allés. Et la police a tout ratissé, ont-ils dit. Zazanine n’est plus
là-bas. Ce n’est pas une possibilité, c’est une certitude.
― J’ai entendu les parents dire que Meunier ( Je ne sais pas
qui c’est ) est sûr que Mazarine a été lancée dans un train.
― Elle est peut-être très loin alors, en ce moment ?
― Rien qu’à y penser, je suis verte !
― Si on posait des affiches chez les commerçants ? Tu te
souviens, Morgane ? Quand on cherchait Mistigri à SaintJean, Soizic avait mis des affiches avec une photo, dans tout
le canton.
― D’accord. Mais les seules boutiques du quartier sont la
boulangerie, la pharmacie et le café.
― El le garage de Fabienne !
― Ok. Alors, on fabrique quatre affiches et on demande à
Mamie de nous emmener les distribuer.
― Attendez. Ce n’est pas possible ! Si on dessine des
portraits de Mazarine et qu’on écrit dessous qu’elle est
perdue, Marie va se demander ce que ça veut dire. Elle va
vouloir qu’on lui lise ce qui est écrit et le secret sera fichu.
60
― Tu as raison. Sarah l’a dit, ce matin, tout doucement en
payant le pain. Isabelle demandera aux clients du quartier.
― Mais quoi faire alors ? N’oublions pas l’histoire du train. La
pauvre Mazarine est peut-être très loin, toute seule et bien
triste.
― Et Internet, les filles ? Il faut être moderne. On pourrait
tenter notre chance.
― Tu sais t’en servir, toi ? Envoyer des e-mail, c’est facile.
Mais pour aller dans les forums de discussion ou ouvrir un
blog, on ne sait pas comment s’y prendre.
― Demandons un coup de pouce. »
C’est sur cette idée construite collectivement dans les trois
cervelles en ébullition, qu’un message est envoyé sur un
forum.
La photo de Mazarine que Sarah possède est scannée. Elle
est insérée dans un avis de recherche de la poupée, un appel
au secours pathétique.
Aucune récompense n’est promise.
Les trois copains ont mis une telle dose d’émotion et de
tristesse dans leur texte d’appel à témoins que le message
devrait toucher les cœurs. Si témoin, il y a…
61
Mickaël
L’appel à l’aide est parti sur Internet depuis une petite heure.
Vogue la bouteille à la mer !
Echo, es-tu là ?
Morgane se réinstalle face au clavier pour vérifier si un espoir
est permis. Elle sait entrer dans la messagerie. C’est fait. Elle
indique le code enregistré pour lire d’éventuelles réponses. Et
voilà. En haut à droite de l’écran, la petite icône représentant
une enveloppe fermée clignote.
Morgane et Lily-Rose sautent de joie.
« On a déjà une réponse !
― Ouvre-là, au lieu de sauter comme un cabri ! »
Morgane est assez douée pour consulter la messagerie. A cet
instant, ses doigts n’atterrissent pas tous sur les bonnes
touches. Elle est un peu émue et très impatiente, ce qui ne
facilite pas les choses.
Voilà l’e-mail de retour affiché sur l’écran. Lily-Rose et Arthur
sont suspendus aux lèvres de la lectrice.
< Morgane, Lily-Rose et Arthur,
Bonjour,
Je viens de lire votre appel et je voudrais bien vous aider. Je
m’appelle Mickaël. J’ai presque dix ans. J’habite, moi aussi,
dans le quartier où Marie et vous êtes en vacances. Je crois
que je vous ai vus, hier matin, quand vous reveniez de la
boulangerie en vous partageant vos bonbons. J’étais à ma
fenêtre.
J’espère que vous voudrez bien que je participe à votre
enquête. Je suis assez compétent pour tout ce qui concerne le
travail sur un ordinateur : recherches, messages, forums, etc.
Par contre, je ne pourrai guère vous être utile pour chercher
dans les herbes au bord de l’Ouche ou ailleurs.
Je ne suis pas tout à fait un petit garçon ordinaire. Je suis
handicapé.
62
J’aime rire. Je sais faire des bêtises, moi aussi. J’adore
raconter des blagues et en apprendre des nouvelles.
Je ne marche pas. Je me déplace dans un fauteuil roulant.
Rassurez-vous, je me débrouille plutôt bien. Je le conduis
habilement mais ce n’est pas aussi pratique que des pieds. Je
devrais dire : je ne marche plus. En effet, j’ai eu un accident il
y a presque trois ans. J’ai traversé la rue en courant comme
un fou et patatrac ! Je me suis fait renverser par une auto. J’ai
fait un vol plané olympique mais un atterrissage
catastrophique. J’ai été touché à la colonne vertébrale et
depuis, je suis assis.
Si vous voulez bien me répondre, ça me ferait vachement
plaisir. Ce qui serait vachement chouette aussi, ce serait de
pouvoir vous rencontrer et jouer un peu avec vous. Vous
pouvez aussi me téléphoner. Je vous donne mon adresse et le
numéro de mon portable que j’ai toujours dans ma poche.
A bientôt, peut-être.
Mickaël >
Une mouche traverse la pièce, se cogne dans la fenêtre
fermée et se retrouve les pattes en l’air sur le plancher. Rien
d’autres n’a bougé, dans l’intervalle.
Les trois gamins sont assez surpris.
« Pourquoi espère-t-il que nous allons lui permettre de nous
aider ? Si nous avons lancé un appel, ce n’est pas pour
ensuite refuser les coups de mains.
― Rappelle-toi, Arthur, que ce garçon est handicapé.
― Et alors ?
― Certains enfants ne veulent peut-être pas jouer avec lui
parce qu’il est en fauteuil.
― Ce sont peut-être plutôt leurs parents qui ne les laissent
pas entrer en contact avec lui. J’en serais moins étonnée.
― Il faut juste voir s’il est gentil. Il en a l’air, mais il est plus
prudent de vérifier. Si c’est un mec sympa, le fauteuil ne
compte pas pour l’accepter dans notre bande. Tant pis pour
63
lui, si on joue à touche-touche, il sera tout le temps le chat.
Avec un fauteuil il ne pourra pas nous attraper…
― T’es un peu cra-cra de dire ça…
― Si on joue à chat perché, par contre, il gagnera toutes les
parties. Il sera imprenable puisqu’il n’aura jamais les pieds par
terre ! »
Les enfants ont cette supériorité naturelle sur les adultes de
n’avoir ni idée préconçue, ni méchanceté par rapport à la
différence.
Lily-Rose voudrait faire rapidement la connaissance de ce
voisin. Il n’y a pas de temps à perdre. Elle n’est pas là à
demeure. Morgane aussi veut le rencontrer, évidemment.
Quant à Arthur… Enfin un garçon pour l’épauler face aux
nanas…
***
Permettez-moi, amis lecteurs, de profiter de la rencontre de
Mickaël, pour faire un clin d’œil à deux personnes
handicapées qui m’ont aidé à grandir dans ma tête, à leurs
côtés. Je pense utile de vous faire profiter de leur humour
décapant.
A apprécier…
Un coucou à mon cousin Jean-Pierre. Il m’a un jour raconté
qu’à l’âge de Mickaël, cloué lui aussi dans un fauteuil roulant,
il jouait avec les copains de son village champenois : « Nous
jouions parfois aux cow-boys et aux indiens. Je faisais la
diligence ! »…
Uppercut à la base du menton !
64
Un salut aussi à Jacky, non-voyant, avec lequel j’ai partagé
des tranches d’antenne de RVL, la radio locale longvicienne.
Parfaitement autonome dans les différents locaux de notre
radio FM comme dans les studios d’enregistrement et de
direct, il se plaisait à nous mettre en garde, un sourire ironique
au coin des lèvres : « Ne faites pas de fausses manips, je
vous ai à l’œil ! »…
Coup droit au foie !
***
Les parents et grands-parents n’émettent aucune objection à
une telle visite, si ce n’est celle de ne pas déranger la famille
du futur copain.
Morgane prend Lily-Rose de la main gauche et Arthur de la
main droite. Aucune route importante n’est à traverser. Ils
peuvent faire le chemin, seuls.
Dring !
« Bonjour Madame. C’est bien là qu’habite Mickaël ?
― Vous êtes à la bonne adresse. Bonjour les enfants.
Attendez… Laissez-moi deviner… Toi, tu es Arthur ? Toi, LilyRose ? Et toi, Morgane ?
― Vous êtes voyante ? J’y comprends rien !
― Pas voyante pour deux sous. Mickaël m’a parlé de votre
appel à l’aide et de sa réponse. Il parle de vous trois depuis
une heure. Il est un peu inquiet car il espère une réponse. Il
guette son ordinateur et son téléphone. Il ne pensait pas vous
voir si vite arriver. Je suis très contente pour vous quatre.
Entrez, il est dans le salon. »
Le gamin n’est pas un triste ! Arthur a enfin un pote. Mickaël
ne semble pas insensible au charme de Morgane.
65
Les questions-réponses fusent de partout. La chambre du
jeune homme est sens dessus dessous car il tient à montrer
tous ses jouets aux visiteurs. La pièce ressemble plus à une
volière un soir d’orage qu’à une chambre. L’euphorie fait
plaisir à voir. Les minutes s’additionnent.
« Nous sommes partis de la maison depuis plus d’une heure.
Il faut rentrer.
― Attendez, vous avez bien le temps.
― Non. Si nous rentrons en retard, maman va rouspéter.
― Ça y est, le gendarme entre en piste !
― Arthur, toi aussi tu as promis de ne rester qu’un moment.
― Elle est si méchante que ça ? Vous allez goûter du
martinet ?
― Méchante ? C’est pire que ça ! Hein, Arthur ?
― Oh, la la ! Tu ne peux pas imaginer !
― Ha, ha , ha… »
Promesse est faite de revenir très bientôt. La petite compagnie
prend congé. Mickaël et Arthur se tapent dans la main comme
deux vieux complices de bistrot. Les filles, plus distinguées, lui
font la bise. La maman de Mickaël les raccompagne jusqu’au
portail.
66
Un article dans la presse
L’inspecteur Tanlaire développe une autre théorie qui lui dicte
une autre stratégie.
Les brigands se sont servis de la poupée pour dissimuler les
bijoux. Rapidement relâchés par les policiers en faction à la
porte du parc, faute de preuves, ils ont repris librement leur
balade. Ils sont repartis avec les excuses des collègues verts
de rage.
Ils ont, à son avis, retrouvé la Bécassine, donc récupéré le
butin, puis largué la poupée.
Où ?
Voilà une bonne question.
Ils l’auront jetée dans l’herbe, dans une corbeille publique ou
dans une poubelle. Avec un brin de chance, elle aura été
recueillie par un enfant qui l’aura ramenée chez lui.
Le doudou retrouvé ferait le bonheur de la gamine.
Bécassine pourrait peut-être, dans un premier temps, à défaut
de bijoux, fournir au moins des empreintes digitales. Elle ferait
donc ainsi le bonheur de la police. Des empreintes sur le
tissu ? On peut toujours rêver.
Simon cherche donc à contacter cette anonyme probable
famille d’accueil.
Le canal de communication retenu est la presse : quotidien
local d’information et journaux publicitaires gratuits. Il ne peut
transmettre un message émanant de la police. Autant
descendre la rue de la Liberté, avec un gyrophare en action au
milieu du front, pour traquer discrètement les sauvageons
occupés à fouiller les sacs à main des vieilles dames.
Simon n’est jamais à court d’idée. Il a plus d’un tour dans son
sac. Il va subtilement adresser un avis de recherche signé par
une fillette. Son génie lui souffle un prénom, Eva, celui de sa
fille.
Les deux heures de service qui le séparent de son retour au
domicile lui servent à faire le tour des bureaux rédactionnels
de presse et à informer les trois accueils des mairies citées.
67
"Qui peut soulager ma peine ?
Bonjour. Je m’appelle Eva. J’ai deux ans. J’habite Chenôve.
Hier, je suis allée me promener avec ma maman ( qui écrit
cette petite annonce pour moi ). Nous avons flâné au Parc de
la Colombière, au bord de l’Ouche et au bord du canal entre
Dijon, Longvic et Ouges. J’ai perdu ma poupée mais je ne sais
pas où. Elle est peut-être tombée de ma poussette pendant la
promenade. Ma poupée est une Bécassine. Je suis très
malheureuse, surtout le soir en me couchant. Si vous la
trouvez, pensez à moi. Apportez-la en mairie, à Chenôve, à
Longvic ou à Ouges. Vous seriez bien sympas. Merci de tout
cœur."
Il ne reste plus à l’inspecteur qu’à mettre sa patience à
l’épreuve.
68
Le plan des doudous
Savez-vous que les doudous du monde entier sont en
communication permanente ? Ou plus exactement, ils
partagent un temps de communication planétaire, chaque jour
à une heure très précise connue d’eux seuls. Vous n’y croyez
pas ? Vous n’avez jamais rien capté ? Bien évidemment, vous
n’êtes pas un doudou !
Depuis la nuit des temps, les doudous échangent des
messages. En fait, le qualificatif de doudou est relativement
récent, deux ou trois générations tout au plus. Dans les
années d’après guerre – la seconde – les enfants parlaient
plutôt de leurs peluches ou de leurs "ninnins". Quoi qu’il en
soit, peu importe le qualificatif, peluches, ninnins ou doudous,
ils ont toujours accompagné les petits enfants et la
communication est ancienne. Ils sont en contact, là est bien
l’essentiel. Il s’agit d’échanges d’informations que nous, les
humains, sommes bien incapables d’intercepter. Nos matériels
les plus sophistiqués, radios, radars, informatique… sont bien
impuissants face à ce phénomène.
Nos amis les chiens ont un flair aiguisé et une ouïe capable de
saisir des fréquences pour lesquelles nos oreilles restent
sourdes. Cela est bien connu et personne ne le conteste. Les
baleines et les dauphins possèdent des aptitudes qui nous
dépassent. Les chauves-souris aussi. Admettons la réalité.
Soyons modestes et conscients de nos infériorités dans
certains domaines.
Pour les doudous, le fait est semblable. Et pourquoi pas ?
Bien avant l’année mille-neuf-cent-quatre-vingt-un et la
libération des ondes, bien avant la floraison des radios libres,
les doudous possédaient déjà leur fréquence. Comme la
police et l’armée ? Oui, en quelque sorte.
Cette transmission télépathique a pour nom "allo-ninnins". A
une certaine heure de la journée, les doudous branchent leur
attention sur le 999.9 FM – allo-ninnins – et les infos
traversent le globe. Si vous étiez un doudou, vous ne seriez
69
pas sceptique. Croyez moi sur parole. C’est Nono qui m’a
affranchi au cours d’un câlin du siècle dernier. Les doudous
partagent donc cette supériorité.
Chut…
« Allo-ninnins, bonjour.
C’est Grinchouilla qui vous parle. Nous sommes six copains
bien malheureux d’être séparés de notre amie Mazarine.
Nono, Mickey, Doudou rose, Cadichon et moi, nous sommes
en, Bourgogne. Doudou bleu était hier parmi nous. Tu nous
entends Doudou bleu ?
― Affirmatif, Grinchouilla. Je te reçois cinq sur cinq. Je suis
arrivé à la maison. J’ai passé tout le voyage, le nez collé à la
vitre. Je n’ai pas aperçu Mazarine. Clem’ aussi a beaucoup
observé. Rien de neuf ?
― Salut Doudou bleu, c’est Mickey. Hélas non. L’enquête
stagne. La police patauge. Les adultes manquent
d’imagination et de motivation. Tout ce qu’ils ont trouvé est
d’essayer de remplacer Zazanine ! Les enfants manquent de
moyens. A nous d’essayer.
― Mazarine, tu nous entends ?
―…
― Zazanine ?
―…
― A tous les doudous de France, à l’aide ! Mazarine,
Zazanine pour les intimes, est une Bécassine. Elle a été
enlevée hier près de Dijon. Elle n’a plus ni son parapluie ni
son balluchon. Sa petite maîtresse, Marie, la croit en
promenade. Nous sommes au bord de la catastrophe. Il faut la
lui ramener au plus vite. Tous les cinq, nous craignons le pire.
Une disparition définitive de Zazanine entraînerait la fillette au
fond du désespoir. Nous comptons sur votre aide. Nous
n’avons pas le droit d’échouer, les amis. Please, help !
― Salut, c’est Nic’Olla. Je suis un Kiki du 9-3. Vous n’avez
pas une petite idée sur un éventuel lieu de détention ? Elle a
été raptée par quels brutos ? Y’a d’la racaille dans le 21 ?
70
― Aucune idée de l’endroit, cher Nic’. Elle a été enlevée au
bord de notre petite rivière et emportée par le train,
probablement. Toutes les destinations sont possibles. Elle
semble servir d’otage innocent car elle n’a aucun ennemi
connu.
― Hello, les doudous bourguignons. Ici Tintin, de Saint-Denis.
― Dans le 9-3 ?
― Non. Saint-Denis de la Réunion. S’agit-il de la Zazanine de
la petite Marie Gascogne ?
― Oui, Tintin. Tu la connais ?
― Evidemment, nous sommes voisins. Et Marie ?
― Elle va bien, rassure toi.
― Je vais prévenir tous les potes de l’île, au cas où elle aurait
fugué pour revenir au pays. Tchao.
― Ici Nounoute, un mouton en laine. J’habite Chenôve. J’ai vu
une Bécassine, hier tantôt sur un banc près de l’Ouche à
Longvic. Est-ce la recherchée ?
― Merci de ton appel, Nounoute. Tu as raison. Mais à ce
moment-là, elle n’avait pas encore été kidnappée. Ouvre l’œil
quand même, on ne sait jamais. Salut à tous les bombis.
― Nous libérons la fréquence pour d’autres appels. Faites
tous très attention autour de vous. Nous sommes très inquiets.
L’heure est grave. Nous comptons sur vous tous. A plus. »
Ça y est ?
Etes-vous enfin convaincu de l’efficacité du 999.9 FM ?
71
La filature du commissaire Meunier
Le commissaire ne partage pas la même philosophie de
filature que le reste du poste central.
L’inspecteur adjoint Pierre Broque et ses hommes ratissent les
voies, de traverse en traverse. Ils ont opté pour une solution
parmi les autres mais c’est un travail de fourmi. Autant
chercher une aiguille dans les balles de paille compressée des
plaines de la Beauce !
L’inspecteur Simon Tanlaire a une autre idée. Il fait appel à
une population civile, sous couvert de prête-nom. Il ne peut
donc donner la plus élémentaire notion de l’importance de la
quête – élémentaire, mon cher Watson – Démarche bien
aléatoire !
Isidore fait fonctionner son intelligence, lui. Il est le patron. Il
possède une compétence certaine. Il réfléchit avant d’agir, lui.
Chercher la poupée paraît être la solution qui saute aux yeux.
Il est persuadé que la chance de mettre la main sur la poupée,
donc sur le trésor, avant les truands est bien mince. Il préfère
offrir aux convoyeurs une surveillance rapprochée. Le
conduiront-ils aux diamants ? Si oui, il récupèrera la mise et
Mazarine. Il aura ensuite la joie de rendre le sourire à la
gamine.
Isidore Meunier connaît bien Gonzague Ricole, dit Riri. On
affirme dans le milieu bien informé que ses ex-associés, Paulo
et Loulou, ont endossé des habits d’honnêtes commerçants.
Ils auraient bien essayé de convaincre Riri de les imiter pour
une deuxième vie dans la bonne société. Mais Riri a le vice
dans la peau. Plus franchement, il n’a aucun courage pour
travailler et rien dans le cigare. Il est donc resté un petit truand
de troisième zone.
Sa filature peut se mettre en œuvre les yeux mi-clos quand on
jouit du niveau intellectuel du commissaire. Isidore semble
72
bien confiant. Il n’accorde aucune possibilité de progrès à ce
pauvre Ricole.
Son téléphone est sur écoute. Son domicile est sous
surveillance. Alain Dic a affûté son oreille dans cette optique.
Riri va bientôt tomber dans le panneau, le commissaire n’en
doute pas.
Sa "rousse compagne" bénéficie du même traitement de
faveur. Le travelo pense être resté incognito aux yeux des
forces de l’ordre. La preuve, ils l’ont appelé Jojo. Ils ne
connaissent apparemment pas son identité. Erreur, les indics
font bien leur boulot. Presque tout le monde est répertorié au
fichier central dès que l’on traverse un peu en dehors des
clous. Fausse folle, sans conteste, mais vrai complice.
Le commissaire n’a pas lésiné sur les moyens.
Il a offert une protection identique à la "mémé". La mamie –
vraie ou fausse vieille ? – est inconnue des fichiers de la
police et de ceux de la justice. Mais le commissaire a comme
un pressentiment et caresse un secret espoir… Simon a
relevé adresse et identité au moment de la fouille.
73
La tentation
Une seconde nuit arrive. L’angoisse des adultes est balayée,
tel un château de cartes, par Marie qui accepte de s’endormir
avec Cadichon. Arthur lui a même prêté Grinchouilla qui, pour
l’occasion, a laissé son rictus peu apaisant à Ouges.
Marie dort du sommeil des justes. Elle réagit mieux que toutes
les prévisions. La brunette est-elle frappée d’amnésie ?
N’éprouve-t-elle plus aucun sentiment pour sa poupée ? Se
doute-t-elle de quelque chose ? Au téléphone, elle n’a pas
évoqué le sujet avec maman Belinda. Cette dernière s’est bien
gardée d’une quelconque allusion.
Tous les dormeurs passent le cap de minuit assez
sereinement. François a enfin trouvé le sommeil.
Au matin, l’enlèvement de Mazarine n’est toujours pas élucidé.
La police n’est sur aucune piste.
Les grandes personnes se font de moins en moins de bile
puisque Marie a conservé sa bonne humeur et sa joie de
vivre.
Les autres membres de la bande à Morgane sont inquiets.
Lily-Rose, Arthur et Morgane savent bien que Mazarine est
irremplaçable dans le cœur de Marie. Il faut être un adulte
pour ne pas s’en rendre compte ! Internet n’a obtenu aucun
écho, hormis le contact de Mickaël. Aucun client de la
boulangerie n’a pu donner le moindre indice. Chou blanc de
même à la pharmacie et auprès de Fabienne. L’anxiété gagne
du terrain.
Les doudous ont reçu des réponses variées. La mobilisation
doudouesque est forte. Une seule piste a retenu leur attention.
L’info émane d’un petit singe en peluche, celui du garnement
de la poussette. Le ouistiti est affirmatif. Il a croisé un couple le
long de la rivière et a vu la dame rousse prendre Mazarine qui
se prélassait patiemment sur le banc. L’enlèvement est bien
confirmé. Mais leurs chemins étaient inversement orientés. Le
74
singe n’en sait pas plus. La grand-mère qui les promenait a
échangé quelques mots avec le couple en question. Son
garnement de maître était tellement excité par cette
promenade avec une vieille nurse toute récente qu’il n’a rien
pu entendre. Il ne se souvient vraiment de rien de plus, si ce
n’est une rencontre bien peu agréable avec deux ouvriers en
train de maçonner. L’un d’eux lui a appuyé plusieurs fois sur le
ventre et la tête comme s’il voulait lui éclater le foie ou lui faire
sortir la cervelle par les oreilles. La brute ! Le sauvage !
*
Arthur et Morgane sont assis sur leurs lits, les jambes
pendantes et l’esprit ailleurs…
Arthur vient près de sa grande sœur, pour parler bas.
« Si nous étions à Saint-Quepousse, nous pourrions monter
près du menhir. Tu aurais peut-être une révélation.
― Pourquoi te permets-tu de dire une chose pareille, petit
frère ?
― Tu ne vas pas me dire que tu as perdu la mémoire ? Tu
sais bien quel pouvoir t’a été donné ? Je n’ai pas oublié que
Martin le Violoneux t’avait promis mille pouvoirs si tu immolais
la cassette et la main du sortilège. Pour cela, il t’avait
demandé d’exécuter son souhait. Tu as obéi. Grâce à toi, il
repose en paix sous le menhir, sous le dolmen plus
exactement. Il avait mis deux conditions : tes buts ne doivent
pas être maléfiques et tu dois te trouver près du dolmen.
― Arthur, je t’en prie, tais toi !
― Non et non ! Ce n’est pas un but maléfique de vouloir
rendre le sourire à Marie en lui faisant revenir son doudou.
― Stop. N’en dis pas plus !
― Si et si ! Il te suffit d’être dans la prairie près du dolmen. Tu
n’as qu’à demander aux parents d’y aller ce week-end.
― Non, Arthur. Pitié. Ne me tente pas. Nous avons déménagé
pour ne pas risquer une telle situation. Sois sympa. Arrête de
75
jouer les tentateurs sataniques. Tu crois peut-être que je n’y ai
pas pensé ?...
― Justement. Pourquoi refuser d’aider quelqu’un qui est
malheureux ?
― Arthur, j’ai fait la promesse à Papa et Maman. "Ce qui est
promis est promis. Cochon de morvandiau qui s’en dédit".
― C’est inutile d’insister, alors ?
― Tu sais parfaitement que les parents ne veulent pas me
laisser risquer une nouvelle aventure. Et qui te dit que le
squelette de Martin le Violoneux pourrait nous aider ?
― Bon, n’en parlons plus…
―…
― Le squelette… ou autre chose…
― Arthur, ne dis surtout rien de ce genre qui pourrait arriver
aux oreilles des adultes. Nous nous sommes engagés à ne
partager le secret que tous les deux.
― Je te promets, sœurette. Mais si tu tentais de demander un
coup de main à Dolmenius ?... Attention, quelqu’un monte ! »
76
A l’aide, Dolmenius !
Ce matin, Morgane et Arthur rangent leurs chambres avec
moins d’entrain. Les gants de toilette se fatiguent moins à faire
mousser la savonnette. Les lits sont recouverts plutôt que
préparés pour la future nuit. Annette et Rodolphe notent sans
mal que leurs enfants ont laissé leur gaieté au vestiaire. Aucun
doute, l’enlèvement de Mazarine est la cause de leur morosité.
C’est exact, mais pas seulement.
Une idée les préoccupe. Arthur se demande si sa sœur va
oser…
Morgane hésite à passer à l’action…
Ils sortent dans le jardin. Le gamin est assis sur la terrasse. Il
ne quitte pas sa sœur du regard. Pour se donner une
contenance, il a un album de coloriage sur les genoux. Les
crayons de couleurs ne risquent pas une usure prématurée.
La fillette est assise dans l’herbe. Elle regarde intensément
entre ses deux espadrilles jaunes. Elle fixe l’herbe. Elle
réfléchit. Elle pense. Elle se concentre. Elle ne prête plus
aucune attention aux bruits ambiants. Elle se concentre un
peu plus. Elle se focalise sur l’hypothèse de son petit frère.
Elle plonge dans un état second…
Un rouge-gorge sautille sur le gazon. Il tient quelque chose
dans son bec. Il s’approche des espadrilles… et pfuitt ! Il
disparaît dans le ciel bleu.
Morgane a tout capté. Elle seule est capable de comprendre.
Seul, Arthur est apte à la croire.
Dolmenius !
Le troll de Saint-Quepousse. Un des douze membres
amognards du petit peuple des légendes…
« Bonjour, Morgane. J’ai longuement hésité avant de répondre
à ton appel. Au premier abord, ta question me semblait bien
futile. Retrouver une poupée ! Suis-je programmé pour de
77
telles missions mineures ? Merlin n’est pas joignable en ce
moment. Il ne fallait attendre ni ordre ni conseil de sa part.
Dans ta phase de concentration suivante, j’ai reçu le message
complet. La disparue n’est pas un simple pantin, c’est un
doudou. Alors, je fonce. Tant pis, je prends un risque. Vous
me semblez si inquiets !
― Bonjour, mon ami. Je savais, nous savions mon frère et
moi, pouvoir compter sur ton aide. Arthur a eu raison de me
pousser un peu à te contacter.
― Soyons franc : c’est une très exceptionnelle participation.
― Merci, Dolmenius, tu es géant !
― Mais non, je suis toujours presque invisible pour les non
initiés.
― Dans notre jargon, "géant" signifie incomparable et
merveilleux. Quand je dis que je suis "verte", je ne change pas
de couleur de teint ! Si on dit "grave de chez grave", il s’agit
d’une autre expression.
― Bon, passons aux choses graves, au sens premier. Tu
cherches Mazarine ?
― Tu le sais bien. Rien ne t’échappe.
― Merci de ta considération.
― Je suis habituée à ton fonctionnement intellectuel pour
savoir que tu ne vas pas me renseigner sur un lieu précis. Tu
mets ma cervelle en éveil et à moi de la faire travailler. Tu vas
sans doute me livrer les indices en vrac et à moi de remonter
le puzzle.
― Tu as bien retenu la leçon. Merlin m’avait averti de ton
intelligence et de ton sens de l’à propos. Tu es prête ?
― Je vais essayer de me hisser à la hauteur de mes espoirs.
Je t’écoute, cher Maître Dolmenius.
― Mazarine n’est pas si loin que vous l’imaginez. Elle peut
presque continuer de surveiller Marie. Par contre, elle a
beaucoup souffert. Elle a d’abord été blessée au ventre. Puis,
sa tête a heurté une surface métallique. Le temps de
reprendre ses esprits, de tenter de garder l’équilibre, elle a
dérapé sur cette surface bombée et a chuté. Elle aurait pu être
écrasée. Fort heureusement, un corbeau l’a attrapée au vol,
78
dans sa chute, lui sauvant apparemment la vie. Il l’a déposée
dans un nid inhabité, voisin du sien, d’où elle peut observer
des chevaux. Tiens, je vois aussi des troncs d’arbres jaunes et
bleus, d’autres rouges et blancs.
― Je ne traduis pas bien toutes tes images mais je vais y
réfléchir.
― Sois intelligente et perspicace. Les adultes seuls, policiers
ou civils, tourneront en rond. Tu leur es indispensable.
― Dolmenius, peux-tu aussi me dire…
― Ah, te voilà, Gorge-rouge ? Tu es ponctuel.
Au revoir, Morgane, bonne chance, tu dois y arriver.
― Au revoir, Dolme… »
Morgane est toujours assise sur le gazon, les yeux au sol.
Entre ses espadrilles, elle ne voit plus que des brins d’herbe.
Arthur n’a strictement rien aperçu, en dehors de deux
passages d’un petit oiseau au beau plumage. Dans les yeux
de sa sœur, une lueur brille. Il sait...
Les principaux indices lui sont dévoilés. Secret absolu !
Comme pour l’exploration du menhir, les deux enfants se
promettent le secret, une solidarité sans faille et une confiance
sans limites. Arthur n’imagine pas le danger possible. Il sait
que Morgane peut compter sur lui et qu’à ses côtés ils ont déjà
bousculé une montagne.
« Papa, tu veux bien nous aider à chercher Mazarine ?
― Ma pauvre ! Nous avons fouillé les abords du banc. La
police a ratissé les alentours. Seuls, le parapluie et le
balluchon ont été retrouvés. Il faut se faire une raison.
― Non, jamais ! Vous ne vous rendez pas compte de
l’importance d’un doudou ! Je ne comprends pas pourquoi
Mazarine intéresse la police. On s’en fout. Ce que nous
voulons, Arthur, Lily-Rose et moi, c’est rapporter Zazanine à
Marie.
― Pourquoi insistez-vous ?
― Je voudrais te poser trois questions.
― Je vais essayer de t’aider, si j’en suis capable.
79
― Vous avez dit que Mazarine aurait été jetée sur un train.
Quel train ? Où allait-il ? Qui l’a prise pour la jeter ?
― Je commence par la troisième.
Qui l’a prise ? Si j’ai bien compris, la police essayait d’attraper
des voleurs de bijoux. Ce sont eux qui auraient enlevé
Mazarine, pour cacher les bijoux, semble-t-il. Voilà ce que je
crois savoir.
Quel train ? Le commissaire Meunier – Ça y est, Morgane sait
de qui il s’agit – en a évoqué deux : un train de transport de
voitures neuves et un convoi de wagons-citernes.
Où allaient-ils ? Je n’en ai aucune idée. La police le sait-elle ?
Peut-être que non.
― Merci, Papa.
― Mais je ne t’ai pas donné de réponses bien précises.
― C’est vrai. Au moins, tu nous as associés à tes
informations. Et certaines de tes réponses confortent nos
suppositions.
― Et toi, Arthur, tu n’as pas de questions, cher détective ?
Une petite question tuyau-de-poêle de derrière les fagots…
― Non, Papa.
― Je voudrais encore une chose. Rien à voir avec cette
affaire. On pourrait aller voir des chevaux ? Clem’ nous a
tellement parlé des siens que ça m’a donné envie.
― Je préfère cette envie de voir des chevaux à celle de jouer
les inspecteurs Colombo en herbe. En début d’après-midi, on
prend Lily-Rose en passant et on va faire un tour au manège
équestre de l’Etrier de Bourgogne. D’accord ?
― Youpi !
― Est-ce que je peux aussi proposer quelque chose ?
― Doucement, Arthur. Ne sois pas trop inventif. Je crains le
pire.
― Puisqu’on passe chercher Lily-Rose, on peut aussi
emmener mon copain Mickaël ? De chez lui jusqu’aux
chevaux en passant par le bord de la rivière et le parc, les
chemins sont bien praticables. Il y a toujours beaucoup de
poussettes ou de vélos avec des petites roues. Avec son
fauteuil, il devrait rouler sans problèmes.
80
― C’est sympa de penser à ton copain.
― Je voudrais bien qu’il vienne avec nous, pour deux raisons.
La première est qu’il n’a pas beaucoup l’occasion de sortir
avec des copains de son âge. Sa maman l’emmène en
promenade presque tous les jours de beau temps. Mais il n’est
pas souvent avec d’autres enfants. La seconde est que j’en ai
un peu marre d’être tout le temps uniquement avec des filles.
Ça ferait plusieurs contents.
― Ton geste n’est pas si désintéressé qu’il en a l’air ! Filou !
Mais non, je te fais enrager. Ta demande est très gentille, au
contraire. Je suis très content de toi, mon fils. Je vais
téléphoner à sa maman pour transmettre ta proposition et lui
dire de le préparer pour la balade. Si sa maman est d’accord,
je te passerai le téléphone pour que tu le préviennes toimême.
― Re-youpi ! »
Morgane a élucidé quatre des indices du troll.
Mazarine "a heurté de la tête une surface métallique". Elle a
tenté de garder l’équilibre". Elle "a dérapé sur cette surface
bombée et a chuté". Elle "aurait pu être écrasée".
« Ecoute, frérot, j’ai compris une partie des indices de
Dolmenius. Morgane a été lancée sur un des wagons-citernes
métallique et bombé. Elle aurait pu être écrasée par le train,
suite à sa chute.
― Ouais, trop forte !
― Du nid dans lequel elle se repose un peu, après tant
d’émotions, elle voit autour d’elle. Le nid est donc sans doute
en hauteur, dans un arbre. Les corbeaux construisent assez
en hauteur généralement. Le troll a parlé d’observation de
chevaux. C’est pour ça que j’ai demandé à papa d’aller en
voir. Tu avais sûrement percuté.
― Ce n’est peut-être pas ça. Y’en a beaucoup, des
canassons, à Dijon et dans les environs.
81
― Nous ne le saurons qu’après la visite. Tu sais quand même
que les voies de chemin de fer ne passent pas très loin du
manège ?
― Et tu crois au coup des arbres bleus, rouges, jaunes et
blancs ? Il s’est moqué de toi… Quelle forêt extraordinaire !
N’y aurait-il pas également des singes et des ananas ?
― Singe, toi-même ! Dolmenius, se moquer ? Jamais. Même
si nous ne comprenons pas encore ce qu’il a essayé de nous
dire, il faut lui faire confiance.
―Et la blessure au ventre ? Tu crois que c’est en tombant du
train ? Ou peut-être que le corbeau l’a blessée d’un coup de
bec ? Elle a éventuellement été victime d’une subite crise
d’appendicite…
― Attention, inspecteur La Bavure, la blessure au ventre est le
tout premier renseignement. Je ne le décrypte pas, mais il
ouvre l’énigme.
― Et le nid ? Si nous devons visiter tous les nids de corbeaux
du Parc, ça va devenir sportif la chasse à la Mazarine ! »
Rodolphe est inquiet à cause des questions de sa fille. Elle l’a
questionné sur le type et la destination du train, sur l’identité
des kidnappeurs. Elle s’est satisfaite de ses réponses bien
évasives. Puis elle a enchaîné immédiatement sur les
chevaux. Rodolphe n’est pas dupe. Il n’a aucun doute sur le
rapport liant ce souhait d’admirer des chevaux à l’affaire de
l’enlèvement. Qu’y a-t-il dans la tête de Morgane ? Qui lui
aurait glissé un scénario ? Il a observé dans sa prunelle une
petite lueur malicieuse qui lui rappelle l’air qu’elle arborait lors
de la réalisation du souhait du Violoneux. Le pouvoir du
menhir va-t-il refaire surface, malgré la distance ?
Il faut en parler à Annette.
Annette n’est pas plus rassurée. Ils n’arrivent pas à y voir clair,
dans ce mauvais film dont ils ne connaissent ni les méchants
acteurs ni le synopsis. La police ne semble guère plus
avancée. Leurs enfants seraient-ils plus clairvoyants ? Leur
lucidité viendrait-elle de l’extérieur ?
82
Les enfants Martin sont installés dans le salon. Ils lisent en
attendant le moment de se rendre à la Colombière.
Les parents les rejoignent.
« Morgane, nous avons besoin de quelques éclaircissements.
Bien sûr, tout cela reste entre nous quatre. Arthur, te sens-tu
capable de garder un secret ?
― Rassurez-vous, il est expert en la matière. Mais… vous me
semblez bien sérieux. Que se passe-t-il ?
― C’est à propos de Mazarine.
― Je m’en doute.
― Morgane, par un moyen ou par un autre, es-tu en contact
avec le dolmen ? Nous ne comprenons pas. Comment se
pourrait-il ? Cependant, tes questions et ton calme nous
intriguent et nous remémorent des faits passés. Tu imagines ?
― Oui, Maman. Il est vrai que nous avons élaboré un plan de
recherche.
Tu vois, Arthur, qu’ils allaient penser à Saint-Quepousse ?
Promis, nous ne sommes pas allés au menhir, c’est évident.
Nous n’avons pas non plus appelé quelqu’un au village. Pas
même Loïc.
J’ai obtenu de l’aide… Mais vous n’allez pas me croire… Vous
me promettez d’écouter mon explication, jusqu’au bout, sans
vous moquer, sans hurler et sans me traiter de folle ?
― Nous acceptons, nous resterons calmes bien que très
anxieux.
― Alors, voilà. Vous rappelez-vous de mon cauchemar au
cours duquel j’ai crié le nom de Dolmenius ? Au cours de ce
rêve, j’avais vu des images me donnant des pistes d’enquête.
Vous me croyez ?
― Je confirme, car moi je suis dans le secret. Et j’ai su tenir
ma langue. Mais puisque Morgane vous donne des
explications, je peux parler.
― Nous avons bien du mal à vous suivre. Mais les faits sont
là. Tu as résolu le mystère de la main du menhir. Nous devons
l’admettre.
― J’ai eu une nouvelle… Comment dire ?... Révélation.
83
Mazarine semble bien partie sur un wagon-citerne, pas bien
loin. Un corbeau lui aurait sauvé la vie. Elle est blessée. Je
dois chercher dans un périmètre où vivent des chevaux.
Papa et Maman, vous voici au courant. Nous demandons
votre aide. Nous voudrions aussi que la police ne soit pas
prévenue avant que notre découverte aboutisse. Les flics
seraient capables de vouloir nous doubler et de tout faire
foirer.
― Tu peux compter sur notre aide. Nous pouvons accorder du
crédit à ton histoire, bien que nous n’en comprenions pas
grand-chose.
Tu as raison de penser que la police ne t’écouterait pas. Le
commissaire et ses hommes veulent du rationnel, du concret,
pas des histoires de rêves prémonitoires sortis de
l’imagination d’une gamine. Si tu es d’accord, on se donne la
fin de la semaine pour essayer de récupérer Mazarine, puis
nous avertirons le commissaire.
― D’accord. C’est formidable d’être pris au sérieux. Il n’y a
pas de temps à perdre. A cheval ! »
84
Les ruses de Gonzague
Gonzague Ricole ne jette pas l’éponge. Meunier-Riri, 1 à 0 ! Il
a perdu une manche, pas la partie !
Il s’en veut de n’avoir pas été assez malin pour renifler la
souricière… suffisamment chanceux heureusement pour ne
pas s’y faire prendre comme un rat.
Il aurait dû se méfier avant de s’engager le long du mur du
château. A bien y réfléchir, des maçons qui réfectionnent des
joints de mur avec une bétonnière auraient dû lui fournir un
avertissement suffisant pour rebrousser chemin.
Rétrospectivement, l’analyse est facile. Il retiendra la leçon. Il
se rend bien compte que les dégâts auraient pu être pires. S’il
n’avait pas eu la présence d’esprit de se débarrasser
habilement de la poupée, ils seraient probablement à l’ombre,
Serge Roux et lui, à l’heure actuelle.
Serge Roux ? Son complice, celui que la flicaille de l’entrée du
Parc a appelé "Jojo la rouquine" et qui est connu dans le
milieu sous l’identité du "beau Serge". Ils ont pris conscience
que la situation sentait le roussi au même moment, près du
banc. Hélas, il était trop tard pour sauver leur innocence et le
magot. Ils étaient prêts à tenter de réfléchir à une suite
possible lorsque Mairiam Renner a confirmé leurs doutes et
leur a conseillé de virer la camelote par-dessus bord.
Mairiam Renner ? La mémé qui promenait l’infernal monstre.
Le môme jouait-il un rôle de composition ou est-ce sa nature ?
En tout cas, les trois receleurs lui doivent une fière chandelle !
A lui seul, il a fait capoter le piège, pourtant parfaitement huilé,
du commissaire. Le gentil sale gosse !
Mairiam Renner ? La brave Madame Veuve Renner, la
discrète voisine des frères Paul et Louis Taillefer. François
l’avait imaginée artiste… Dans sa spécialité, elle l’est !
Riri décide de prendre contact avec ses associés. Il maîtrise
assez bien les habitudes de la maréchaussée. Il subodore
l’éventualité d’être mis sous surveillance puisqu’il s’est trouvé
85
en pays de connaissance à la fin de la promenade. Il est
indispensable de vérifier. Une bonne fausse sortie lui
apportera la réponse à sa question.
Riri sort de son domicile en sifflotant et enfourche un vélo
appuyé contre une poubelle. Il remarque illico qu’un cabriolet
stationné en face de sa porte vient de démarrer sur ses talons.
Premier signe.
Il remonte la petite rue en sens unique. La voiture n’a pas
insisté mais une mobylette prend le sens interdit quelques
mètres derrière le cycliste.
Second signe.
Il abandonne le vélo derrière un abri de bus et poursuit
pédibus. Il entre au bureau de tabac, suivi d’un jeune homme.
Il n’achète rien, le jeune homme non plus. Il fait une pause
dans une cabine téléphonique et appelle l’horloge parlante.
Son accompagnateur regarde les vitrines, rattache ses deux
lacets de chaussures… Riri pousse la porte vitrée et regagne
son appartement, toujours sous bonne garde.
Troisième signe.
Il tient sa réponse.
Il est impensable de guider les hommes du commissaire
jusque chez Serge et Mairiam. Ils n’ont peut-être pas leurs
adresses respectives.
Il ressort de chez lui et retourne dans une autre cabine
publique, au cas où la première aurait déjà été mise sur
écoute. Prudence.
« Allo, Monsieur Taillefer ? Paul ou Louis ?
― Paul… Bonjour, cher monsieur… Si vous êtes à la
recherche d’un objet rare et ancien, il est peut-être dans notre
caverne d’Ali-Baba. Demandez… Les frères Taillefer sont à
votre service.
― Ah, salut Paulo. C’est Gonzague.
― Bonjour Gonzague. Comment va l’ami Riri ?
― Bien, merci. Paulo, j’ai besoin d’un petit service.
― Ah, non, Riri. Nous t’avons dit que nous refusions de
tremper dans tes histoires louches. Nous sommes honnêtes et
86
comptons bien le rester. Faut-il te le mettre en chanson ou te
l’écrire à coups de pompes dans le… ?
― Juste un petit service, sans danger, sans sortir de chez toi.
S’il te plaît, Paulo... Dis à ta voisine, Madame Renner que le
beau Gonzague voudrait avoir sa visite au plus vite. Elle
comprendra.
― Tu joues avec la corde sensible, voyou. J’y vais.
Raccroche… Définitivement… Compris ?
― Ok, tu es chouette mon Paulo avec ton vieux pote Riri. Une
bonne paluche serrée à Loulou. Tchao ! »
Monsieur Gonzague Ricole regagne ses pénates, comme tout
promeneur respectable, un léger sourire narquois au coin de
sa lèvre supérieure.
Comment prévenir le beau Serge ? Sa ligne téléphonique est
sans doute sur écoute. Son portable, tout pareil. Les hommes
de la place Suquet sont-ils en mesure d’intercepter les
messages e-mail ? Riri n’en sait rien. Serge a un neveu très
branché informatique. Il lui écrit donc de transmettre à son
oncle son souhait de rencontre. Le rendez-vous pourrait
transiter par message électronique via le neveu. A voir.
87
Le domicile de la mémé
Le commissaire Meunier a plus d’un tour dans son sac à
malice et plus d’une corde à son arc.
Il a tendu ses toiles d’araignées autour des nids des trois
oiseaux : Gonzague Ricole ( Riri ), Serge Roux ( la rousse
copine ) et Mariam Renner ( la mémé ). Il est persuadé que la
bande des 3R n’est pas de taille à se mesurer à lui. Il pense
que le piège va bourgeonner assez vite et qu’il a même toutes
les chances de fleurir sous peu. Il n’aura plus qu’à se donner
la peine de récolter les fruits de son intelligence.
Mais l’oisiveté étant la mère de tous les vices, Isidore n’est
pas du style à rester les deux pieds dans le même sabot.
L’action paye toujours. Il faut aller au devant des évènements.
Un détail l’intrigue. Et là, sa cervelle virevoltante est un peu
perplexe. Son trouble vient du domicile de la mémé. La veuve
Renner habite la maison dans laquelle Paul et Louis Taillefer
ont établi leur honnête commerce. Honnête, vous avez dit
honnête ? Vraiment, en êtes-vous sûr ? Rien ne permet d’en
douter. Si ce n’est ce petit détail justement… Paul et Louis
sont voisins de la mémé. Paul et Louis sont d’anciens
complices de Riri. Riri et la mémé sont incontestablement
dans le business qui les occupe. La question est donc
logique : Paul et Louis trempent-ils dans la combine ?
Comment savoir ?
Le commissaire n’imagine qu’une méthode pour obtenir la
réponse. Il n’a pas peur d’affronter les frères brocanteurs. Au
pire, il peut se trouver un peu gêné aux entournures. Il va leur
poser la question sans détour. Allons-y ! Mais le commissaire
est plus rusé qu’il n’y paraît… Il ne peut pas courir le risque de
se faire repérer par la mémé en se rendant chez les
brocanteurs. Il ne peut les convoquer dans son bureau, les
deux frangins seraient debout sur la pédale de frein.
88
« Allo ?
― Bonjour, cher monsieur… Si vous êtes à la recherche d’un
objet rare et ancien, il est peut-être dans notre caverne d’AliBaba. Demandez… Les frères Taillefer sont à votre service.
― Bonjour, Monsieur Taillefer. Vous accueil professionnel me
ravit. Ma démarche est à l’inverse de votre proposition. Je
possède un très vieux phonographe à pavillon, en très bon
état de marche. Il est inséré dans un meuble de style. C’est
une pièce assez volumineuse donc difficile à transporter,
d’autant plus que je ne conduis qu’une berline. J’aimerais que
vous veniez l’expertiser chez moi et me dire si l’affaire vous
intéresse. Pouvez-vous venir, vous et votre frère, avec votre
camionnette ? Je ne suis pas gourmand. Aujourd’hui en plein
déménagement, je pourrais m’en séparer pour un prix
raisonnable. On m’a vanté votre sérieux, je fais donc appel à
vous.
― C’est très gentil. Votre confiance nous honore. Nous
pouvons venir tout de suite. Habitez-vous dans
l’agglomération ?
― A Dijon oui, et même pas bien loin de votre "caverne d’AliBaba". Je vous attends devant la porte B de la résidence du
Petit-Citeaux.
― Nous y sommes dans moins de dix minutes. »
Isidore Meunier est content. Le brocanteur ne se doute de
rien. Il vient avec son frère. Leur conversation en lieu neutre
est promise à la discrétion.
« Loulou, prépare la camionnette. Y a p’t’être une affaire
juteuse à se mettre sous la dent. Je t’affranchirai en route.
Juste un instant pour un coup de fil à François, pour assurer
nos arrières.
― Allo, François ? Bonjour. Ici Paulo. J’ai besoin de vos
conseils. On joue franco-franco et j’ai le total respect pour
vous.
― Oh, là ! Le ton de votre voix est un peu anxieux. Dites-moi
tout.
89
― Et bien voilà… Ne vous moquez pas… Je viens de recevoir
un appel téléphonique d’un monsieur qui souhaite nous
vendre un phonographe. Il nous demande de venir chez lui
l’expertiser et proposer un prix de transaction.
― Je n’y connais rien, mon pauvre Paul.
― C’est pas le phono qui me fout les chocottes… C’est la voix
du type. Vous allez me dire que je vois des flics partout… et
que je n’ai rien à me reprocher… C’est exact. Mais je crois
avoir reconnu la petite pointe d’accent parigot du commissaire
Meunier. Et il nous donne rendez-vous à deux pas de la place
Suquet. Et comme ses sbires viennent de reprendre la
surveillance de la maison… Si, si… J’ai le nez creux. Je les
repère de loin, les condés. C’est pas un jean et un perfecto qui
me fera prendre un argousin pour un chanteur de rock, ni une
cornette et un rideau de deuil pour une bonne sœur. Toute
expérience est source d’enseignement. Qu’espère-t-il de
nous ? J’ai comme l’impression qu’il veut nous faire sortir de
chez nous. Dans quel but ? Vous qui le connaissez bien,
auriez-vous une idée ?
― Si vous le souhaitez, passez me chercher et je vais
expertiser avec vous.
― Trop sympa, François. Je n’osais le demander. Dans cinq
minutes la camionnette se gare devant votre porte et en route.
Si Madame Sarah est d’accord.
― Je vous attends, Paul. »
Depuis le feu tricolore du carrefour des Tanneries, la
silhouette de l’homme qui arpente le trottoir ( il l’arpente, il ne
le fait pas… ) ne laisse aucune hésitation.
« Fends des pieds, mon Paulo, t’as pas la berlue des
esgourdes ! C’est bien l’Isidore qui tapine ! »
La camionnette des brocs s’immobilise et c’est François qui en
descend le premier.
« Monsieur François ?
90
― C’est bien moi, Monsieur le commissaire. J’accompagne
mes amis Paul et Louis. Je leur apporte mon soutien actif.
Que puis-je pour vous ?
― Rien. Je n’ai plus de question à poser. Vous rencontrer
dans de telles circonstances annihile la moindre ombre de
suspicion. J’avais un doute professionnel à l’encontre de
Messieurs Taillefer. Depuis vingt secondes, je l’ai chassé.
― Un doute, dites-vous ?
― Pas très sport, pas très fair-play, commissaire.
― Nous aurions apprécié votre visite à sa juste valeur
professionnelle. Mais se faire filer un rancard sur le pavé, c’est
pas cool ! On n’est pas bégueules. On ne demande pas un
bristol en relief. Mais là, c’est un peu fort de café !
― Je comprends votre désapprobation, Monsieur Taillefer. Je
vous présente mes excuses si je vous ai choqué.
― Vous surveillez notre porte, à nouveau. Vous nous inventez
un phonographe déménageur. Vous nous faites déplacer au
détriment de notre commerce… Qu’avez-vous contre nous ?
Je crois que ça suffit, il faut causer en face.
― Ne vous fâchez pas Louis. Ecoutons Monsieur le
commissaire. Il a sûrement une raison valable.
― Merci Monsieur François de me permettre de me justifier.
Merci Monsieur Paul d’avoir convié votre ami à vous
accompagner. Monsieur Louis, acceptez mes excuses.
― Je garde la boîte à gifles bouclée… parce que c’est vous…
― Comprenez que je ne pouvais vous convoquer à mon
bureau sans vous inquiéter. D’accord ? Comprenez aussi que
je ne pouvais me rendre chez vous sans me faire repérer.
C’est de votre voisine que je me méfie.
― Notre voisine ? Mademoiselle Florence ? Madame
Renner ?
― Madame Renner. Effectivement, madame veuve Mairiam
Renner me cause des soucis.
― Pensez-vous commissaire ? Vous m’estomaquez.
― Messieurs Taillefer… J’ai plusieurs fois travaillé en toute
intelligence avec Monsieur François. La franchise est
réciproque. Monsieur François vous apporte son soutien. Je
91
n’ai donc aucune arrière pensée à votre sujet. Je vous
propose d’être, un instant, associés à ma recherche.
Acceptez-vous de collaborer ? Vous avez le droit de refuser et
nous en resterions là.
― Saperlipaulette ! Vous me la coupez !
― Monsieur le commissaire, je peux répondre affirmatif. Mais
en quoi sommes-nous concernés ?
― Je pense que madame Renner, la mémé comme nous la
surnommons place Suquet, trempe dans une affaire… disons,
délicate. Vous avez remarqué nos hommes en planque. C’est
la preuve indéniable de votre talent d’observation. Nous ne
surveillons pas votre porte, je vous assure.
― Vous nous prenez pour des nazes ?
― Attends Loulou, laisse Monsieur le commissaire finir ses
phrases.
― Nous surveillons la porte de votre maison car c’est la porte
de la mémé. Cette dame d’apparence respectable est mêlée à
un vol dont Monsieur François est un témoin indirect.
― La veuve Renner ?
― Exactement. Et un de ses complices présumés est
Gonzague Ricole.
― Riri ? Dans quel guêpier s’est-il fourré, ce plouc ? Nous
n’avons plus de contact avec lui depuis assez longtemps.
― Je connais votre passé et votre retour dans la norme. Il y a
prescription, bien entendu. Mais l’amitié ne s’oublie pas.
N’avez-vous jamais vu Gonzague en visite chez la mémé ?
― Désolé, commissaire, nous l’avons croisé dans un videgreniers il y a plusieurs mois. Bonjour bonsoir. Rien de plus.
― Et il ne nous a jamais téléphoné, même pas pour un petit
service.
― Loulou, puisque je dis à Monsieur le commissaire que nous
n’avons pas de nouvelles récentes ! Réfléchis ! S’il nous avait
téléphoné, nous en aurions !
― Ok, Paulo. Te fâche pas. C’était pour dire… Nous ne
savons rien. Et si nous savions quelque chose…
― Et bien ?
― Nous ne dirions rien. Nous ne sommes pas des balances !
92
― Loulou, mesure tes propos. Nous ne sommes au courant
de rien. Ce n’est donc pas utile de faire des si…
― Merci, messieurs. Et une fois encore, pardonnez ma
démarche. »
La camionnette ornée du logo des brocanteurs arrive en vue
du pavillon du facteur.
« Vous n’avez pas de question à nous poser, François ?
― Aucune, Paul. Si vous possédiez une information
importante, vous l’auriez transmise. Si vous connaissiez un
petit détail plus apte à mélanger les pistes qu’à faire
progresser l’enquête, votre sens de l’essentiel vous aurait
sans doute conseillé la prudence silencieuse. Si, par hasard,
vous pouviez nous aider à retrouver la Bécassine de la petite
Marie, je sais pouvoir compter sur vous. Bonne journée. Merci
pour la promenade surprise. »
93
Le troisième âge
Les membres de l’équipe du commissaire commencent à se
lasser de ces filatures immobiles. Garder des portes
dijonnaises qui ne voient jamais sortir personne devient
lassant.
A deux des endroits de planques, les guetteurs sont
brusquement sortis de leur torpeur.
La mémé Renner s’en va faire ses courses, petit fichu bleu à
fleurs blanches sur la tête et panier d’osier au bras. La
promenade prend la direction des halles. Après moult
emplettes, la vieille dame, trop chargée pour sa corpulence
selon les estimations policières, fait une halte dans un barrestaurant sud-américain. Elle s’installe au comptoir pour
déguster un sirop d’orgeat. Les accompagnants s’asseyent à
la terrasse. En principe, on ne consomme pas pendant le
service, mais il faut bien se donner une contenance. La
terrasse est un excellent poste de contrôle des entrées et des
sorties, donc de la situation.
La grand-mère laisse son panier et son gilet près du tabouret
dont elle vient de descendre en se renseignant sur l’endroit
des toilettes. Les accompagnants ne la suivent que des yeux,
bienséance oblige.
Dix-huit minutes plus tard, le barman leur apprend que
l’établissement possède une seconde entrée, sur la rue
piétonne. Pour l’occasion, l’entrée est devenue sortie.
Serge Roux quitte sa maison, l’air bien préoccupé. Pas
gracieux gracieux, le beau Serge ! Sa chemise lilas blanc
porte un bel accroc dans le dos, sous l’omoplate droite. Il
chemine à grandes enjambées jusqu’à la chemiserie, à deux
rues de là. Deux hommes de belle corpulence, lancés sur ses
traces, s’arrêtent devant la vitrine. Ils regardent le client choisir
dans ladite vitrine une chemise semblable à la déchirée. Il la
paye. Le vendeur la déballe, retire le papier de soie et les
94
protections en carton ou en plastique transparent. Le client
entre dans la cabine d’essayage dont il tire le rideau derrière
lui. La chemise abîmée atterrit à cheval sur la barre du rideau.
Quelques minutes s’écoulent. Le client et sa chemise neuve
ne sont pas ressortis. Les policiers pénètrent dans la boutique,
brandissent discrètement leurs cartes professionnelles devant
le nez du vendeur ébahi et tirent le rideau de la cabine.
Personne. La cabine communique avec une réserve donnant
sur l’arrière-cour par une petite fenêtre, d’ailleurs restée
ouverte.
Le troisième poste d’observation voit enfin un brin d’animation.
Un homme d’allure un peu rétro, longs cheveux blancs
rappelant Léo Ferré, traverse la chaussée d’un pas assez
alerte. Il balaie la route devant lui à l’aide d’une longue canne
blanche tenue en main droite. Si l’on en croit ses cheveux, il
doit bien approcher des soixante-dix ans. De la main gauche,
il donne le bras à une petite dame, trotte-menu, sans doute sa
mère. Dans cette hypothèse, le passage du siècle se profile à
l’horizon pour la maman. Lequel accompagne l’autre ? Ils
appuient sur la sonnette d’un des trois voisins de Gonzague et
attendent un instant. Le pêne se déclenche d’un claquement
sec. La porte pivote dans un grincement un peu crispant. Le
couple du troisième âge entre dans le hall.
Et l’attente immobile reprend son cours monotone. Les anges
gardiens sont sur le point de s’endormir. Ils sont juste tenus en
éveil par deux plombiers en bleus de travail, caisse à outils
pour l’un, plan roulé sous le bras pour l’autre. Les deux
ouvriers sortent de l’immeuble surveillé. Personne ne les a
remarqués à leur entrée. La surveillance est en dentelle, de
l’avis même des deux cognes en faction. « Y a pas intérêt à
c’que l’commissaire l’apprenne ! »
Une petite animation est également à mettre à l’actif de
Gonzague. Il sort, dans l’après-midi. Pour bien se moquer des
"chaussettes à clous" – son petit diminutif préféré ! – il lâche
95
gentiment, en passant tout près d’eux « Je vais juste acheter
du pain et je reviens. Dix minutes, tout au plus. »
Cette fois, le commissaire est informé, d’un coup de
portable…
96
Chevaux, corbeaux et écureuils
Rodolphe et Annette tiennent leur promesse. Après le repas,
la voiture prend la courte route qui sépare Ouges de Longvic.
Arthur et Morgane sont plus que contents… Ravis de passer
un nouvel après-midi avec Lily-Rose… Super heureux
d’effectuer leur première sortie avec Mickaël… Radieux d’aller
au manège équestre… Fiers d’avoir convaincu les parents.
En route pour la promenade. Doudou rose aurait bien voulu
aller voir les chevaux. Lily-Rose le laisse dans sa chambre. Ce
n’est pas lui qui retrouverait Mazarine et il ne manquerait plus
que de voir un second doudou se faire la belle !
Sitôt les derniers pavillons du lotissement franchis, la petite
troupe longe la rivière. Les gamins cheminent l’un derrière
l’autre, sérieusement, observant tout, qui à gauche sur la
berge, qui à droite de l’autre côté du grillage du terrain de
sport, qui en l’air dans les arbres. Morgane pousse le fauteuil.
Les sioux sont sur le sentier de la guerre. Rodolphe et Annette
s’amusent de les voir accomplir la tâche programmée. Le Parc
de la Colombière est traversé en suivant les flots de l’Ouche, à
contre-courant. Les "chasseurs de Mazarine" sortent par la
porte symétrique, de l’autre côté du cadran solaire,
empruntent la rue un court instant et passent le petit pont. La
piste cavalière les conduit directement aux installations de
l’Etrier de Bourgogne. Les parents admirent les beaux
bâtiments, un des beaux éléments du patrimoine communal.
Les enfants n’ont qu’une hâte : aller admirer les chevaux à
l’entraînement.
« Regardez, les enfants, le bel alezan.
― Le quoi ?
― Le beau cheval à la robe rougeâtre qui s’élance vers la
petite maison blanche.
― Comment sais-tu qu’il est allemand ? Il n’est pas
immatriculé ?
― Pas allemand. A-le-zan. Tous les chevaux de cette couleur
se nomment ainsi.
97
― Arthur, tu vois ce que je vois ?
― Sans problème. Mais quoi ?
― Les barres de toutes les couleurs que les cavaliers font
sauter à leurs montures. Barres unicolores, barres rayées de
blanc, de bleu marine…
― Les voilà les troncs d’arbres jaunes et bleus, rouges et
blancs, de Dol… Les arbres de ton rêve !
― De qui ? Du dolmen ? Vous nous avez menti ?
― Non, Papa. De Dolmenius… Tu sais ? Mon rêve.
― Ne vous fâchez pas, Monsieur. Ils m’ont tout expliqué. Je
vous donne ma parole que Morgane n’a pas désobéi.
― Ah ! Tu es déjà dans leurs combines, toi ? Eh bien, il faut
qu’ils t’aient à la bonne pour avoir déjà partagé leurs secrets
avec toi. Nous sommes tenus à l’écart, nous !
― Moi, je suis un enfant, comme eux, juste un peu plus grand.
Je fais partie de la bande depuis peu. J’ai été initié.
― Ah, je préfère.
― Ça y est, Arthur ? Tu admets que ce n’était pas une
blague ? Il fallait simplement arriver à déchiffrer les images.
― Plus ça va, moins je comprends, ma fille.
― Fais comme moi, Rodolphe, fais confiance.
― D’accord Lily-Rose, puisque la vérité sort de la bouche des
enfants…
― Maintenant, cherchons le nid !
Tu vois, Maman, nous sommes peut-être sur la bonne piste.
Mon rêve parlait d’un train, de la chute de Mazarine, de
chevaux qu’elle voit d’où elle est, de troncs d’arbres de
plusieurs couleurs. Nous n’avions pas compris qu’il s’agissait
des obstacles pour les chevaux. Nous y sommes presque. Il
faut maintenant trouver un nid, car elle a été sauvée par un
corbeau qui l’a attrapée avant que le train ne l’écrase et l’a
emportée dans un nid abandonné. Le nid doit être haut perché
car elle peut observer les alentours.
― Plus l’histoire se précise et plus mon horizon est embrumé.
Je vais suivre tes conseils, Lily-Rose. Si cela ne nous mène
pas à Zazanine, nous nous serons au moins amusés un
moment.
98
― Il n’y a vraiment que des adultes pour s’amuser d’une
situation si angoissante. Pauvres grandes personnes
sceptiques ! »
La piste de concours de sauts d’obstacles n’est entourée que
de talus couverts de pelouses. La séparation avec le lit de
l’Ouche est assurée par des buissons bas et des arbres
trapus. Il est inutile de chercher un nid de corbeau à moins de
trois mètres du sol.
Les enquêteurs en herbe changent de lieu et rejoignent, un
peu à l’écart, un manège d’entraînement en temps ordinaires
et d’échauffement les jours de compétitions. Le fauteuil est un
peu plus difficile à conduire, dans le sable. Rodolphe est donc
aux commandes. Un côté du terrain est limité par un bâtiment
d’écurie. En face, un mur de pierre assez haut protège des
dangers de la voie ferrée. De grands arbres assurent une
clôture naturelle plus élevée que le mur : marronniers,
acacias, noyers semble-t-il. Il n’est pas question d’y monter
voir. Les six paires d’yeux s’appliquent à percer les feuillages.
La motivation ne peut pas abattre toutes les montagnes.
La poupée est probablement dans un de ces arbres. Elle a
pris le train sur le pont de la Coulée Verte. Elle s’est
maintenue quelques minutes en équilibre. Le train a pris de la
vitesse dans la ligne droite le long du centre équestre. Elle n’a
pu résister plus longtemps, a dérapé de la citerne et un
corbeau l’a saisie au vol, dans sa chute. Aucun doute, il l’a
déposée au plus vite, donc dans un de ces arbres.
Comment faire ?
Il n’est pas possible de demander aux lads un prêt d’échelle
pour escalader jusqu’aux cimes feuillues…
Des jumelles seront-elles, à la prochaine visite, une aide
suffisante pour scruter l’ensemble des branches ?
Faudra-t-il baisser pavillon et confier cette mission aux
hommes du commissaire ?
Quatre mines déconfites et deux adultes ennuyés de ne
pouvoir les illuminer reprennent le chemin en sens inverse.
99
« Les enfants, j’ai emporté quelques croûtons de pain rassis,
allons les porter aux animaux du parc.
― Je pourrais en donner aux petites chèvres ?
― Et moi aux ânes !
― Hélas, non. Le pain doit être déposé dans les boîtes. Ce
sont les employés municipaux qui se chargent de la
distribution aux heures de repas. Vous ne mangez pas du
matin au soir, vous ? Eh bien, les animaux non plus.
― Nous ne sommes pas des ânes !
― L’ai-je dit ?
― Léon !... Léon !...
― Qui est-ce qui crie comme ça ?
― Ce sont les paons, Lily-Rose. Regarde sur le toit de la
cabane, il y en a un qui fait la roue.
― Léon !
― Hi ! Han ! Hi ! Han !
― Oh, regardez ! Là-bas ! Un écureuil qui court dans l’herbe !
― Tu as vu sa belle queue rousse en panache ?
― Qu’il est beau !
― Oh, il se sauve dans un arbre !
― Tu vois comme il grimpe bien le long du tronc ? Allons-y ! »
Les trois lascars se précipitent à toutes jambes à la poursuite
de l’écureuil. Il est évident que Rousse-queue ne les a pas
attendus !
Mickaël est le seul capable de suivre le petit acrobate dans sa
fuite… visuellement. Immobile dans son fauteuil, il n’a pas
quitté le petit rongeur des yeux. Annette et Rodolphe ont un
instant fait attention aux trois coureurs et ont perdu la trace de
l’animal.
« ― Là !… »
De son index dressé vers le ciel, Mickaël pointe le sommet
d’un des marronniers. Suivant cette consigne, parents et
enfants reprennent le contact visuel avec le fuyard.
100
« ― Oh !… »
Les bouches béent. Personne ne peut prononcer le moindre
mot…
Les douze yeux ont suivi l’écureuil dans la fin de son
ascension vertigineuse. Panache a disparu dans un trou. Au
dessus du trou, un nid est bien calé dans une fourche à trois
branches. Du nid pend un morceau d’étoffe verte recouvrant
un début de tricot rayé rouge et blanc…
Quelques secondes s’égrènent.
« Maman ! C’est Mazarine ! »
Le cri d’Arthur n’a transmis aucun scoop. Tous les six ont
compris au même instant.
Pour une fois, les adultes sont plus prompts à réagir.
Rodolphe rassemble les enfants autour de lui.
« Laissez-moi faire. Nouvelle histoire… Morgane, cette
poupée est à toi. L’écureuil vient de te la voler. Personne ne
parle ni d’enlèvement, ni de train, ni de corbeaux, ni de bijoux
et encore moins de la police.
― Ok, Papa. »
Rodolphe se précipite vers l’enclos des chèvres, des ânes et
des paons. Deux employés y sont occupés à bricoler un portail
qui a semble-t-il été victime d’une ruade intempestive.
« S’il vous plaît, messieurs… Bonjour.
― Oui. Bonjour, vous avez un problème ?
― Une chose incroyable. Je ne l’aurai jamais pensé possible.
Ma fille a posé sa poupée dans l’herbe, un instant. Un écureuil
est passé comme une flèche. Il a pris la robe de la poupée
dans ses dents et hop ! Il a grimpé dans un arbre comme un
éclair ! Nous n’avons eu le temps que de le suivre des yeux.
― C’est effectivement la première fois que nous sommes
témoins d’une telle aventure. Pies voleuses, oui. Mais
écureuil… Personne n’a jamais été victime de ces adorables
touffes de poil, en tout cas à note connaissance.
― Comment le retrouver ?… et la poupée avec...
101
― Je sais où il l’a transportée. Il l’a laissée dans une fourche
d’arbre, apparemment dans un nid. Voyez-vous ma femme et
les enfants, là-bas ? La poupée est dans cet arbre. Pourriezvous me prêter une grande échelle pour que je puisse la
récupérer ?
― Vous n’avez pas le vertige ?
― Non, je vous assure. Si vous avez une échelle assez
grande, j’en fais mon affaire.
― Nous avons une échelle triple. Nous pouvons l’installer et la
tenir plaquée au tronc. Mais pour monter…
― Pas de souci. Moi, je monte. Je suis un peu alpiniste
amateur. Une échelle ne me pose pas d’appréhension.
― Alors, dans ces conditions, allons-y. »
L’échelle est dépliée, appuyée contre le marronnier,
maintenue du bas par les deux employés municipaux.
Quelques promeneurs arrivent rapidement en bons curieux
qu’ils sont.
A quoi va servir une échelle, ici ?
Annette tente, tant bien que mal, d’organiser un périmètre de
sécurité. Elle ne craint pas une chute de Rodolphe, mais de
Mazarine. Or, il est indispensable que Mazarine passe au
maximum inaperçue.
Rodolphe met le pied gauche sur le premier barreau, le droit
sur le second… Les deux mains sont bien rivées sur les
montants verticaux. Le premier étage est grimpé à un bon
rythme. Le second palier est atteint assez rapidement
également. Pour escalader le troisième tiers, l’entreprise est
plus périlleuse. L’échelle commence à vibrer et l’amplitude de
balancement s’amplifie. De plus en plus de petites branches
entravent la progression du grimpeur. Le sommet de l’échelle
est à portée de main.
Le nid squatté est en bon état, non utilisé mais correctement
conservé. Mazarine est couchée à l’intérieur, une jambe pardessus bord, la coiffe un peu en bataille. Rodolphe la prend
délicatement et la glisse dans sa chemise. Il ne lui reste plus
qu’à rejoindre la compagnie.
102
En un rien de temps, l’alpiniste et sa protégée sont
redescendus sur le plancher des chèvres – La ménagerie de
la Colombière ne compte pas de vaches dans ses rangs –
Morgane serre la poupée contre sa poitrine et personne ne
peut y avoir accès. Rodolphe aide les serviables employés à
remiser l’échelle. Remerciements d’usage pour ce service si
hors du commun.
Retour vite fait chez Nicole.
« Allo, François ? Salut, c’est Rodolphe. Viens vite chez LilyRose. Viens seul dans un premier temps. Nous avons
Mazarine. »
François arrive presqu’à la même vitesse que l’écureuil.
Morgane a enfin décroisé ses bras pour libérer la poupée
voyageuse. Mazarine est en bon état. Elle ne s’est pas salie,
dans son périple. Annette soulève sa robe et son jupon – ceux
de la Bécassine – Aïe ! Le ventre de tissu est déchiré et
rafistolé à l’aide de deux épingles de nourrice. Sous les doigts
d’Annette, quelque chose de dur se fait sentir, comme des
cailloux… Des cailloux précieux, évidemment. L’unanimité se
réalise sans tergiversations autour de la suite de la démarche.
« Allo ? Je suis bien à l’Hôtel de Police de la place Suquet ?
Bonjour monsieur. Je me nomme François-Félix et je voudrais
m’entretenir en urgence avec le commissaire Meunier.
― Je suis désolé. Monsieur le commissaire est occupé.
― C’est très important. Je dois lui parler. Je vous en prie. Ce
que j’ai à lui apprendre est de la plus haute importance, pour
lui, pour toute son équipe.
― Je vous dis que ce n’est pas possible.
― C’est très urgent, je vous en prie.
― Mais enfin… N’insistez pas, monsieur ! Puisque je viens de
vous dire qu’il est impensable de le déranger ! J’ai des ordres.
― Pouvez-vous, au minimum, lui faire passer un message
urgent ?
― Je pense que oui.
103
― Alors, s’il vous plaît, prenez un papier et écrivez : Longvic,
bord de l’Ouche, SNCF, Marie et Bécassine.
― Attendez. Est-ce que je rêve ? Je suis l’inspecteur Tanlaire.
Vous êtes François, le tonton de Marie ?
― Bonjour inspecteur. C’est bien ça.
― Vous pensez savoir où se trouve la poupée ? Mazarine, si
je ne m’abuse…
― Je ne pense pas savoir… Je l’ai sur le bras. Et en lui
palpant le ventre, nous pensons qu’elle a un poids sur
l’estomac.
― Allo ? Monsieur François ? Isidore Meunier à l’appareil. Je
viens d’entendre. Je n’en crois pas mes oreilles. Ce n’est pas
une mauvaise plaisanterie ? Pouvez- vous m’en assurer en
me donnant les prénoms des enfants ?
― Aucune difficulté : Marie, Morgane, Lily-Rose, Clem’ et
Arthur. Et la jeune fille : Caroline !
― Où êtes-vous ?
― Dans le lotissement du Parc. Je vous donne rendez-vous
devant l’école maternelle Freinet, commissaire. J’y suis dans
une poignée de secondes.
― J’arrive ! »
*
« Allo-ninnins, salut à tous. Ici Doudou rose. Mazarine est
rentrée au bercail. Merci à tous ceux qui ont envoyé des
messages de réconfort et quelques renseignements qui
auraient pu servir. Notre copine Zazanine a été retrouvée par
les enfants. C’est le pied !
― Ici Doudou bleu, à la Balad’âne. Je suis soulagé par ton
appel, vieux frère ! Bonne fin de journée.
― Allez, salut la compagnie. »
*
104
La stupéfaction du commissaire
La voiture du commissaire Meunier s’arrête devant l’école
maternelle, comme François l’a proposé. La voiture est très
ordinaire, d’un bleu marine passe partout, une voiture très
civile, très bon chic bon genre.
Les inspecteurs Tanlaire et Broque sont du voyage. François
est en vélo. Il guide la voiture jusqu’à l’allée des Gentianes,
jusqu’à Mazarine. C’est bien la première fois que le facteur
sait être suivi par les flics sans se demander quelle infraction
risque de lui être reprochée. Le chemin est bien court et
Mazarine reçoit les policiers dans le salon. Il est préférable de
ne pas trop lui permettre de sortir. Sa blessure au ventre
pourrait s’infecter…
« Je dois vous féliciter de votre réussite si rapide. Nous avons
mis en œuvre des moyens importants : fouille systématique
des lieux, activation de nos réseaux d’informateurs, appels à
témoins, postes de surveillance aux endroits stratégiques,
filatures des trois suspects. Nous n’avons que très peu
avancé. Le principal soupçonné vient de nous annoncer qu’il a
découvert notre mise sous contrôle. Je peux confesser que
nous sommes actuellement tenus en échec.
Comment avez-vous procédé ? Je ne comprends pas que des
citoyens ordinaires, sans expérience, sans supports
logistiques, soient arrivés à l’objectif prioritaire : retrouver la
poupée. Et surtout mettre la main sur le trésor. Votre trésor est
en tissu, le nôtre est plus monnayable. Je tire mon chapeau
bien bas !
― Commissaire, nous vous remercions de vos compliments,
cependant…
― Cependant ?
― Je voudrais vous adresser une petite remarque. Nous
sommes citoyens ordinaires, le fait est incontestable. Nous
n’avons pas bénéficié de supports logistiques, vous avez
105
totalement raison. Mais nous possédons une certaine
expérience.
― Cher monsieur, essayez-vous de me dire que vous
collaborez civilement aux activités de notre grande maison ?
― Loin de moi cette prétention. Les énigmes que nous avons
élucidées ont atterri entre nos mains par de purs hasards.
― Isidore, n’oublions pas que Monsieur François-Félix et
Madame Sarah ont joué un rôle dans la fin d’activités des
mousquetaires, les détrousseurs de bijouteries. Déjà une
affaire de bijoux… Ils étaient, déjà à l’époque, arrivés avant
nous sur le lieu du crime, place Barbe.
― Exact, Simon.
― Je constate que vos services de renseignements sont
efficaces. Ainsi, nous aussi avons été objets de recherches…
― Bien sûr. Il ne s’agit que des précautions d’usage. N’en
prenez pas ombrage.
― Je ne m’offusque pas, commissaire, mais cette découverte
est un peu désagréable. Alors, nous sommes fichés ?
― Ne vous fâchez pas. Fiché est un bien grand mot. Lorsque
nous recrutons un collaborateur, il bénéficie d’une attention
similaire. Chaque système élabore son fonctionnement
interne. Vous voici informés du nôtre.
― Que savez-vous encore de nous ?
― Nous avons également consulté le dossier du camion
postal détourné. Pas de pierres précieuses, cette fois… Votre
rôle déterminant y est largement souligné. Nous nous étions
rencontrés lors de la petite fête organisée en votre honneur.
Je sais que votre mémoire est bonne. Et l’événement n’est
pas si ancien. Nous y avions aussi retrouvé Paul et Louis
Taillefer, de vieilles connaissances.
― Eh bien, nous n’avons plus beaucoup de secrets pour vous,
à ce que je vois.
― En quelque sorte. Nous avons aussi vérifié que vos
collaborateurs sont d’honnêtes gens ou, tout du moins, le sont
devenus. Je veux parler du patron de la Casse 6 et des frères
Taillefer. Par contre, nous n’avons pas idée de ce que sont
106
devenus les Mousquetaires, ni la petite fille dont chacun
voulait obtenir la garde.
― C’est une vieille histoire, commissaire. Le temps a effacé
les traces. Où qu’ils soient, cela n’a pas d’importance à mes
yeux.
― Que ce mot soit une conclusion. Si vous en avez l’occasion,
un jour… on ne sait jamais… faites savoir à Pierre Gascogne
que je conserve une certaine admiration à son égard.
Revenons à notre affaire en cours.
― Nous vous devons un aveu, commissaire, inspecteurs.
Comment avons-nous procédé, disiez-vous ? Notre guide
n’est autre que Morgane. Elle nous avait déjà prouvé qu’elle
maîtrise un certain don… de double vue, pourrions-nous dire.
Elle a résolu, par le passé, une énigme qui ne concerne en
rien la voyouserie ou les forces de l’ordre. Ce mystère est
d’ordre complètement privé, ésotérique et dans d’autres lieux.
Morgane fut très efficace.
― Alors, bravo Morgane. Tu es plus rusée que le vieux
commissaire que je suis. Tu peux m’en dire un peu plus ?
― Je ne sais pas bien quoi vous dire. Nous aussi, mon frère,
mes amis et moi, nous avons exploré plusieurs pistes. Nous
ne savons pas pourquoi vous cherchiez Mazarine. Votre
objectif ne nous intéresse pas. Le nôtre était de rendre
Zazanine à Marie. Et, comme dans l’énigme dont parlait mon
père, c’est un rêve qui m’a ouvert les yeux. Il y avait un train,
Mazarine blessée, des chevaux, un manège de sauts
d’obstacles, un nid de corbeaux… Les parents nous ont
emmenés à l’Etrier de Bourgogne, à ma demande. Sur le
chemin du retour, dans le Parc, un écureuil a attiré notre
attention en grimpant dans un arbre plus vite qu’une fusée.
Nous l’avons suivi des yeux et nous avons vu la robe de
Mazarine qui dépassait d’un nid… La suite, vous la
connaissez, Monsieur.
― Bravo encore, fillette.
― Lily-Rose et Arthur méritent aussi vos compliments. Nous
agissons également en équipe et dans la discrétion. Je pense
aussi à Clem’ et à Mickaël.
107
― Bravo à toute la bande ! Je vous laisse aller jouer dehors
car j’ai quelques détails à régler avec vos parents. »
Les enfants sont légèrement vexés d’être ainsi poliment
évincés – "qu’en termes choisis, ces choses-là sont dites !" –
envoyés voir ailleurs si la police y est… – dans un langage
plus usuel – Rodolphe dit souvent que la psychologie ne doit
pas figurer au programme de la formation des gendarmes. Il
semble être dans le vrai.
Zazanine est retrouvée. Il ne reste qu’à réparer sa blessure.
Morgane, Lily-Rose et Arthur partagent une grande hâte de
voir Marie sauter de joie en serrant son doudou contre son
cœur.
L’inspecteur Broque soigne la poupée en la libérant du poids
qui a comprimé son estomac depuis sa rencontre avec Riri.
L’inspecteur Tanlaire téléphone à la clinique des poupées,
pour annoncer sa venue imminente et une intervention à
réaliser en urgence.
Le commissaire Meunier rédige rapidement un rapport de leur
visite présente et consigne la récupération des bijoux. Il signe
le compte rendu, les inspecteurs paraphent à leur tour puis il
sollicite une signature des associés majeurs du moment.
Annette, Rodolphe et François apposent leurs griffes sur le
document. Le commissaire note les noms, prénoms, date de
naissance des trois enfants dont il prend une photographie
devant le massif de rosiers.
Les trois policiers remercient une fois de plus les sauveteurs
de Mazarine qu’ils conduisent tout de suite pour la petite
séance de chirurgie esthétique.
Nicole juge utile d’organiser une petite collation à base de
glace au chocolat et de jus de pommes. François et Rodolphe
installent la table et les fauteuils de jardin, pendant qu’Annette
s’en va chercher Sarah et Marie. Rien ne doit être dit à Marie.
L’inspecteur Simon leur a promis un retour triomphal dans
moins d’une heure.
108
*
« Opération Bécassine, ici Isidore. M’entendez-vous ?
Opération Bécassine, bipez tous pour confirmer que les
liaisons fonctionnent … Parfait.
Le doudou est de retour. Que tous les bécassins rentrent au
bercail. Pas de discussions. Briefing dans une heure et trente
minutes. Exécution. »
*
109
La joie de Marie
Lily-Rose, Marie, Arthur et Morgane, Mickaël, Rodolphe et
Annette, François et Sarah sont assis à l’ombre du grand
cerisier. Le ciel est bleu. Les oiseaux gazouillent. Une
tourterelle roucoule dans le grand noyer de l’espace vert
central. Un papillon violet et prune volette autour de la table de
jardin. Deux bouteilles de jus de pommes trônent au milieu de
la table. Lily-Rose a disposé les petites coupes et les verres à
jus de fruit. Les enfants ont en main chacun une cigarette…
russe, en gaufrette. Il ne reste plus qu’à apporter la glace au
chocolat et la bombe de crème chantilly, ce à quoi Mamie
Nicole s’affaire.
Le bonheur est dans le jardin !
Les yeux pétillent comme le jus de pommes. Les langues sont
rangées dans l’attente de la douceur glacée. Les enfants sont
sages et épanouis.
Le top de départ est sur le point de libérer les petites cuillères
lorsqu’un vrombissement caresse les oreilles des gourmands.
Une voiture bleue stoppe le long de la barrière. Trois hommes
en descendent. Le premier ouvre le petit portail. Le second
boucle les portières. Le troisième porte un paquet. Il marche
juste derrière le plus grand. Il porte aussi quelque chose sur le
bras gauche mais la carrure de son prédécesseur le masque
un peu. Lily-Rose, Mickaël, Morgane et Arthur reconnaissent
au premier coup d’œil les trois visiteurs. Marie ne peut les
reconnaître, elle ne les a jamais rencontrés. Simon s’écarte
légèrement, laissant le passage libre au commissaire.
« Zazanine ! Zazanine est revenue ! »
Marie explose littéralement de joie. Le mot bonheur n’est plus
assez fort pour décrire l’ambiance. Elle se précipite vers eux.
Isidore s’accroupit pour être à la bonne hauteur et la gamine
plonge sans retenue, tout à la fois dans les bras de la poupée
110
et sur les genoux du commissaire. Le patron bascule sous le
choc inattendu et se retrouve les quatre fers en l’air, un sourire
jusqu’aux oreilles.
Les trois visiteurs paraissent enchantés de l’effet produit. Pour
une fois que l’irruption des keufs entraîne une pétarade de
rires cristallins !
« Et les sucettes ?
― Les voici. Ta Mazarine a demandé un paquet cadeau.
― Youpi ! Zazanine ! Youpi ! Zazanine ! »
Plus aucune des huit grandes personnes ne doute de
l’importance de la présence du doudou.
La première démarche à mettre en œuvre, pendant que les
policiers trinquent au retour de Mazarine, est de téléphoner à
Maman Belinda pour la prévenir que Mazarine a fait bon
voyage et que Marie est comblée.
Isidore Meunier explique à François que le trésor est en dépôt
dans un coffre de la Banque de France dans l’attente de son
vol prochain – vol ? de retour, en avion, sous escorte, sécurisé
– jusqu’au palais du Maharaja de Chandigarh. Il questionne
Annette, Sarah et Nicole sur leurs disponibilités des jours à
venir et sur les dates prévues des fins de vacances des deux
petites minettes. Pourquoi ces renseignements ? Morgane n’a
saisi que des bribes et elle n’a pas envie de se creuser à
nouveau les méninges.
111
Elle est leurre
L’heure du briefing à l’Hôtel de Police a sonné. Comme le jour
de la répartition des rôles du dispositif "souris verte", l’équipe
est présente, au grand complet, sauf un planton et une
hôtesse d’accueil.
Il est aisé de lire sur les visages des cadres un certain
soulagement. Le ton assez enjoué du commissaire confirme
l’impression visuelle. Il est un excellent comédien.
Il ne dit pas tout. Lui seul a eu accès aux bijoux. Lui seul sait
qu’il manque une pierre, le diamant noir. Il décide de ne pas
dévoiler ce secret qui risquerait de devenir source de
découragement. A chaque jour suffit sa peine.
« Messieurs.
Mille excuses, Julie et Claudine, je suis vraiment peu galant.
Je recommence : Chères Claudine et Julie, messieurs.
Notre opération "souris verte" a foiré par la faute d’un affreux
gamin et de notre pitié pour l’âge mûr. Nous n’avons pas été
très performants sur ce coup. Je dis bien "nous".
Pourquoi vous ai-je donné l’ordre de quitter vos postes
d’observation et de vous rendre ici ? Certains sont peut-être
déjà informés par le bouche à oreille de la grande muette. Je
l’annonce officiellement : la poupée et les bijoux ont été
retrouvés avant que les receleurs ne les récupèrent. Nous
devons cet exploit à la motivation de quatre enfants – Le
travail des doudous n’est pas connu de la place Suquet. Le
rôle du troll, non plus. Ce sont des initiatives underground –
Mieux encore, nous avons eu la surprise de nous faire damer
le pion par une petite blondinette de huit ans. Je vous prie
donc, messieurs, de ranger définitivement vos plaisanteries
foireuses sur les blondes !
La mission n’est pas terminée pour autant. Il nous faut
maintenant coffrer Gonzague Ricole, alias Riri, Serge Roux,
alias "Jojo la rouquine" ou "le beau Serge" et la mémé Renner.
112
Ils nous allongeront sans doute la liste des commanditaires
pour sauver leurs matricules. Mais il faut être plus malins et
plus discrets que ces derniers jours, car Riri avait repéré notre
manège. Il ne sortait pas, donc se doutait. Le sirop d’orgeat au
resto brésilien, la chemise déchirée, l’aveugle et sa vieille
mère qui entrent, les deux plombiers qui ressortent… Bref,
ceci est du passé. Tâchons que le présent et le futur soient
plus brillants pour nos couleurs.
Comment leur mettre la main au collet, me direz-vous ? En les
prenant sur le fait, c’est simple.
― La simplicité même, effectivement.
― Au briefing, c’est moi qui explique ! Je n’ai pas fini !
Il faut leur faire découvrir que la traque est terminée et les
gauler ailleurs. Nous voici à l’opération "Marie poste".
Primo. Vous allez retourner à vos planques et, le moins
discrètement possible, lever l’ancre et libérer le plancher. Il
faut que les trois lascars s’en rendent compte.
Secundo. Nous allons acheter une Bécassine identique, lui
ôter balluchon et pébroque. Oh, pardon Pierre. Quelques
cailloux lesteront son abdomen. Nous la placerons le long de
la voie ferrée, là où elle aurait pu tomber. Cette fausse
Mazarine devient un appât. Elle est notre leurre.
Tercio. Nous surveillons la poupée.
Saint flic, faites que le piège fonctionne…
Ensuite il sera nécessaire d’improviser en fonction de la
situation rencontrée.
Théoriquement, chacun devant se méfier de ses deux
complices, ils vont effectuer les recherches en trio. Observons
la battue de loin. Quant ils auront retrouvé Bécassine et qu’ils
lui videront les tripes, à nous de jouer.
Clic ! Clac ! les bracelets.
Crac ! en cabane.
Mais je vous en prie, Monsieur le Juge, nous vous en faisons
cadeau. »
113
Sous les applaudissements feutrés, Isidore Meunier attribue
des postes à chacun de ses hommes, dès qu’ils auront
ostensiblement mis fin à leurs premières tâches.
« Nous sommes désormais seuls à l’œuvre. Nous ne pouvons
plus compter sur les enfants… Soyons irréprochables pour
débarrasser la région de cette vermine rusée.
Je ne vous souhaite pas "bonne chance", ça porte la poisse.
Vous savez ce que je vous dis… en cinq lettres !
Rompez et au boulot ! »
Claudine et Julie se rendent dans le magasin de jouets le plus
proche pour acquérir une Bécassine. Elle n’est pas le sosie
parfait de Mazarine. Marie n’aurait pas été dupe. Elle fera
parfaitement l’affaire pour Riri et sa rousse qui ne sont pas des
intimes de la bretonne.
L’inspecteur adjoint prend livraison de la poupée et s’en va à
la rencontre de Simon et du patron, partis définir le meilleur
endroit de dépôt. Il faut que le placement rapporte gros.
Il arrive au pied du pont, il escalade le remblai et atteint les
rails. Personne en vue. Les deux collègues sont
incontestablement en train – !... – d’arpenter les voies et
d’imaginer un scénario. Pierre entreprend de les rejoindre, son
précieux paquet sous le bras. Progresser à grandes
enjambées, de traverse en traverse, paraît plus facile en
théorie que dans la réalité. Il fatigue vite et conclut rapidement
que les muscles de ses cuisses et ses abdominaux ne sont
pas si bien entraînés qu’il le pensait. Le voyage ne manque
pas de charme grâce à son originalité. Il se déroule au milieu
d’une verdure un peu livrée à elle-même. Dès qu’une surface
plane se présente, on peut admirer des tags variés. Admirer ?
Parfois, oui. Pierre les regarde. Du dos d’un panneau de
signalisation à une petite cabane en briques, il en trouve aussi
sur des palissades de sécurité. Il peut observer des dessins
plus ou moins soignés et des inscriptions, toujours les mêmes,
initiales, prénoms, "je t’aime…", "nique la…", etc.
114
Attention, un train avertit de son approche. Il se gare dans les
herbes folles. Au passage de la loco, il adresse un signe au
conducteur pour bien montrer la bonne intention de sa
présence en ces lieux. Un petit coup de klaxon lui répond.
Il longe maintenant le mur en pierres de l’Etrier de Bourgogne.
Deux silhouettes attendent son arrivée, au bord de la voie.
« J’ai la poupée . C’est presque la même, elle remplira
correctement son rôle.
― Nous pensons avoir délimité une bonne zone. La voie sort
d’un légère courbe juste après un aiguillage. Les trains
viennent d’y encaisser un soubresaut. Les wagons penchent
imperceptiblement. Un objet posé sur le toit aurait toutes les
chances de tomber dans les parages.
― Votre raisonnement me semble judicieux.
― Seconde raison de notre choix, l’endroit est parfaitement
contrôlable. On peut observer d’éventuelles allées et venues
de l’intérieur du manège, du pont du chemin de fer, depuis les
jardins et du haut de la route d’accès au chemin de halage du
canal de Bourgogne.
― Enfin, l’endroit est un entonnoir. Nous n’aurons pas
cinquante sorties à fermer. »
La fausse Mazarine ressent la même douleur que la vraie
lorsque le coup de cutter lui fend le ventre. Une dizaine de
cailloux SNCF lui calent l’estomac. Elle est délestée de son
parapluie et du balluchon. Les trois hommes l’abandonnent
dans l’herbe. Pauvre petite !
Quelques hommes attendent dans une camionnette
stationnée au bord du canal. Ils sont nouveaux dans le
traquenard. Riri et ses acolytes ne doivent pas risquer de les
reconnaître et passer leur chemin. Le commissaire les dispose
aux endroits stratégiques. Deux sont envoyés sur le pont du
chemin de fer, à eux d’y trouver une occupation plausible.
Trois se répartissent dans les jardins, pioche, binette et râteau
115
en action. Un, en renfort, va tremper son hameçon dans le
canal. Un couple, sur le bord de la route enjambant le canal,
occasionne un rétrécissement de la chaussée à cause de leur
voiture en apparente difficulté, capot levé. Un dernier œil de
lynx tourne au rythme du pas de son cheval sur la piste
d’échauffement. Isidore, Simon et Pierre partent se planquer
dans un grenier au-dessus d’une écurie. Leur seule possibilité
de guet se trouve une petite ouverture d’aération entre deux
planches disjointes.
Gonzague est à sa fenêtre, le nez au vent. Quelle galère de
ne pas pouvoir mettre le nez dehors autrement. Combien de
temps les ripoux vont-ils surveiller ses déplacements ?
Il ne localise pas bien ses gardes du corps actuels. Où sont-ils
embusqués ? Tiens, revoilà la bagnole banalisée. Les crétins
ont oublié d’enlever le clignotant bleu à ventouse du toit…
Quel chauffeur est au volant ? En tout cas, c’est un sacré
manche. Il fait hurler son moteur pour un créneau facile. Les
deux guignols sortent de l’auto et marchent quelques pas sur
le trottoir. Bonjour la discrétion ! Ils remontent dans la tire,
claquent les portières et la caisse démarre, clignotants bien
visibles.
Le beau Serge a adopté une autre tactique depuis qu’il se sait
pisté. Il n’est pas rentré chez lui. Il arpente les rues de la ville
avec seulement quelques brefs arrêts pour contrôler la filature
dont il est victime. Il va bien finir par user ses suiveurs ou les
perdre au coin d’une rue. Sa mobilité n’est guère efficace. Les
shérifs se relaient mais il en a toujours deux à ses basques. Il
marche seul… avec une escorte à dix mètres.
Un coup de klaxon le fait sursauter. L’avertisseur ne lui est pas
adressé. On dirait que le signal est lancé en direction de ses
deux compagnons… En effet, ils s’engouffrent sans précaution
à l’arrière du véhicule qui fait crisser ses pneus et prend la
poudre d’escampette... Fin de la traque ? Pas trop tôt !...
116
Mairiam Renner a plus d’un tour dans son sac, elle aussi. De
retour de chez Gonzague, elle est montée dans le grenier
avec ses jumelles de théâtre. Elle a discrètement écarté une
tuile. Elle surveille les deux agents qui sont sensés la tenir à
l’œil. Elle s’est amusée de cette situation d’arroseurs arrosés,
au début. Elle commence à s’en lasser.
Les mannequins sont à nouveau installés dans un monospace
blanc collé au derrière de la camionnette bordeaux de ses
voisins brocanteurs. L’enfilade continue avec une grosse
voiture break bleue gordini. Un joli drapeau, bleu blanc rouge,
de très bon goût.
Deux motards, pas des bikers, des roulants de la CRS40 de
Plombières, s’arrêtent contre le monospace. La vitre du
passager s’ouvre. Quelques mots sont échangés. La mémé
n’entend pas. Elle a monté ses jumelles, pas son micro
espion… Les motards reprennent leur chemin, rapidement
imités par le monospace des poulagas.
« Allo ? Bonjour Madame. Excusez-moi de vous déranger.
Pourrais-je parler à Madame Mairiam Renner, s’il vous plaît ?
De la part de Monsieur Gonzague Ricole. J’ai un
renseignement à lui demander au sujet de l’actualité.
― Vous pouvez éviter les précautions oratoires, cher
Gonzague. C’est moi. J’allais vous téléphoner. Nous pouvons
parler en sécurité, je me suis renseignée au sujet des
portables. La flicaille ne serait pas en mesure d’intercepter les
conversations assez brèves. De temps en temps, il faut
raccrocher et reprendre un appel.
― D’accord. C’est rassurant de le savoir. Je voulais vous
confier une étrange observation. Depuis notre dernière
entrevue, cher plombier, je suis suivi à la trace, minute après
minute. Comme disent les sportifs, je suis marqué à la culotte.
Ces dernières trente minutes, je ne comprends plus l’attitude
117
des lèche-semelles. Ils ont levé l’ancre sous mon nez, dans un
bruit d’enfer. Ils semblent avoir abandonné la traque.
― Je confirme. Je raccroche. »
…
« Recoucou. J’ai remarqué une démission similaire. Les miens
ont été prévenus par deux motards en uniforme qui ont fait
une pause près de la voiture des chiens d’arrêt. Une
transmission de consigne et adieu mémé. Auraient-ils coffré et
fait parler Serge ? Ce qui les dispenserait de nous surveiller ?
― Pas du tout. Le beau Serge vient de m’appeler. Il essayait
de semer son escorte au centre ville. Il n’y parvenait pas
malgré sa grande habitude. A Paname, cette spécialité lui
valait l’admiration de tous. Il dit avoir parcouru au moins
quinze bornes et avoir épuisé une bonne dizaine de
patrouilles. Tout à coup, rue de la Liberté, suite à un coup de
klaxon et quelques signes, le binôme poursuiteur a sauté dans
une bagnole et en voiture Simone !
― Je crois que nous avons gagné notre liberté.
― Nous avons convenu avec Serge d’aller boire un coup dans
notre brasserie favorite. Je raccroche. »
…
« Re. On commande trois chaises ?
― Avec plaisir. Je commence à avoir des fourmis dans mes
bas de contention… ah ! ah ! ah !
― Alors rendez-vous dans une petite heure, vous savez où.
Par contre, soyons encore un peu prudents. Il est souhaitable
de s’offrir de nombreux détours et d’utiliser plusieurs moyens
de transport, histoire de vérifier. Bonne promenade, Mairiam. »
Dans le fond du petit café de la rue de la Stéarinerie, une
seule table est occupée. Deux hommes et une dame un peu
plus mûre y prennent un rafraîchissement. Sirop d’orgeat pour
madame et bières pour ses chevaliers servants. Ils regardent
un magazine au sujet duquel ils échangent leurs avis.
118
« Je pense que la poupée n’a pas pu effectuer un bien long
voyage. Se maintenir sur un wagon citerne n’est pas exercice
aisé. Le déplacement d’air, les à-coups des aiguillages, les
courbes des voies… l’ont probablement désarçonnée dans les
premiers kilomètres. Je vous propose de suivre la voie à partir
du pont et de vérifier ma théorie. Qu’en pensez-vous ?
― C’est pas con, mon Riri. Je pige pas pourquoi Paulo et
Loulou ont cessé leur collaboration.
― Ce sont des nazes ! Avec quatre sous, ils se sont crus
embourgeoisés et sont rentrés dans le rang. Tant pis pour
leurs pommes ! On s’éxécute ?
― Scout toujours. Je suis ton second de patrouille.
― Mairiam, avez-vous envie de vous dégourdir les jambes ?
Peut-être préférez-vous nous attendre ici avec des mots
fléchés ou des kukossu.
― Des su-do-ku… Riri !
― Pas question. Une équipe est une équipe. Je participe. On
ne sait jamais. Imaginons que vous ramassiez le magot en
oubliant la pauvre mémé ! Mais non, Riri, je plaisante. La
proximité du but me rend euphorique.
― Au revoir, patron. Tu mets l’addition sur mon ardoise. A
plus. »
Les trois associés sont sur les traces encore tièdes de
l’inspecteur adjoint. La mémé a besoin d’un peu d’aide, au
pied du pont de l’Ouche, pour escalader jusqu’à la voie.
Ensuite, il lui faut deux pas pour un espace entre deux
traverses. Elle ne veut pas laisser filer les deux coquins.
Prudence… Elle en bave dru, selon les termes techniques du
chef de trio. Mais les deux hommes n’arrivent pas à la semer.
Cette fois, il s’agit de faire attention de ne pas se jeter à
nouveau dans la gueule du loup. Personne ne fait semblant
d’arranger les cailloux du ballast… Personne ne fait semblant
de chasser les papillons dans les espaces herbus...
« Tu sembles méfiant, Riri. De quoi as-tu peur ? Tu crois que
la vieille pourrait essayer de nous doubler ?
119
― Ça, non. Dès qu’on touche le pactole, on lui file sa part et
tchao mémé. C’est la première fois que je bosse avec une
meuf grisonnante et ça me fout les boules. Si nous sommes
obligés de mettre les voiles comme l’Amiral Olivier dans les
quarantièmes rugissants, tu parles d’un boulet ! Elle a été
correcte. On n’aurait pas le cœur à la larguer… J’ai hâte d’en
finir !
― Alors, pourquoi t’es tendu comme une arbalète prête à
débander ?
― C’est trop calme dans cette pampa ferroviaire. J’aime pas
le trop grand silence. J’ai tout le temps les chocottes
d’entendre péter un plomb.
― Hé, les garçons. Au lieu de filer comme des TGV, vous
feriez mieux de regarder les fleurs sauvages.
― Bon, encore une lubie écolo ! »
Serge et Riri freinent sur place et amorcent un demi-tour sur
les talonnettes. La mémé est au milieu des herbes. Elle
ramasse du vert, pas une gerbe de carottes sauvages, une
poupée à la robe verte.
« Merde ! J’avais rien zieuté !
― "Vous qui passez sans me voir…" chantonne Madame
Renner.
― Heureusement que nous cheminions "groupir", comme on
dit. Sinon les femmes seraient restées seules.
― Et dans de tels endroits, est-ce bien raisonnable ?
― Faites voir la Bécassine.
― Ok. En lui appuyant discrètement sur le ventre, on est
assuré que les diams sont toujours en pleine digestion.
Retournons au troquet pour les lui faire cracher en toute
tranquillité.
― Plus tranquille qu’ici, c’est pas trouvable. On ne va quand
même pas passer nos soirées et nos vacances ensemble.
Je vous propose de blouser le commanditaire.
120
Après tout, les flics du Meunier.com auraient pu mettre la main
dessus avant nous, s’ils avaient le cerveau moins compressé
dans le képi.
On a la poupée. On l’ouvre. On se partage la verroterie. On se
souhaite bien des choses et on se casse ! Chacun pour soi.
A tchao bonsoir, commissaire ! »
Riri n’a pas attendu les réponses, argumentées ou non. Il sort
son opinel numéro huit à virole de sécurité, toujours dans sa
poche droite. On a le droit d’avoir le couteau suisse qu’on
veut ! C’est une habitude bien pratique.
Ils sont tous les trois agenouillés au chevet de Bécassine.
Schlak ! La poupée a les tripes à l’air.
« Non de dieu de képis bleus ! Des caillasses ! On s’est fait
avoir ! »
Les trois nigauds lèvent la tête et quittent le leurre des yeux.
Ils sont cernés par une poignée d’hommes en tenues civiles.
Les attitudes hostiles des sortis de nulle part, couplées à leurs
regards mitrailleurs, ne laissent aucun doute sur leurs
intentions. Pistolet au poing, on vient rarement cueillir des
champignons.
Trois autres sautent du haut du mur. Ceux-là sont connus :
Isidore Meunier, Simon Tanlaire et P. Broque. Rien à voir avec
Croquignol, Filochard et Ribouldingue. Ce ne sont pas les
Pieds Nickelés.
« La rigolade est finie, les cocos ! Vous nous avez pris pour
des corniauds. Tant pis pour vous. Le retour se fait en voiture
avec chauffeur et accompagnateurs. Et que je n’entende pas
un des trois moufter ou prendre ses grands airs, sinon… »
121
Les départs
Hier soir, un dernier repas a clos les vacances des fillettes en
apothéose. Les trois familles se sont retrouvées à Ouges.
Rodolphe avait fait rougir le barbecue, avec l’aide d’Arthur
devenu spécialiste. Annette et Morgane avait passé leur
après-midi à la cuisine, tarte et clafoutis au programme.
François était venu accompagné d’une vieille bouteille
poussiéreuse de son Gevrey-Chambertin préféré…
Les doudous aussi étaient de la fête. Doudou rose, Nono,
Mickey et Grinchouilla ne voulaient pas laisser Mazarine et
Cadichon prendre l’avion sans leur dire au revoir. D’autres
occasions, espérées moins tumultueuses, se profileront bien
un jour à l’horizon. Finalement, Cadichon s’envole lui aussi
avec Marie qui a décidé de le présenter à maman Belinda.
Ce matin, Rodolphe est seul dans sa voiture lorsqu’il se gare
devant chez François. Il faut de la place pour tout le monde.
Annette et les enfants suivent dans leur seconde auto.
De la place pour qui ?
Rodolphe joue le chauffeur de taxi en direction de la gare de
Dijon-ville.
Lily-Rose, Doudou rose et Nicole prennent le train pour Lille
où la minette a un peu hâte de retrouver ses grands frères et
ses parents.
Marie, Mazarine et Cadichon, Sarah et François rejoignent
l’aéroport francilien où un airbus les attend pour sauter
l’océan.
Les deux fillettes effectuent la première partie du voyage,
Dijon-Roissy, ensemble dans le même TGV qui poursuit
ensuite son trajet jusqu’à Lille-Europe.
Le TGV se profile à l’entrée des quais. Les dernières
secondes sont hélas arrivées. Morgane et Arthur sont un peu
frustrés de rester sur le quai dijonnais.
122
« Bye bye, bisous, bons voyages ! On se téléphone de temps
en temps ? D’accord Marie ? Tu nous enverras des photos de
ton île ?
― Et vous de Gourgogne… »
« Bonnes vacances Sarah. François, dès que vous revenez, tu
fais un signe ! Rapportez-nous un peu de soleil. »
« Cadichon, veille bien sur Mazarine. Fais surtout attention
qu’elle ne tombe pas du train ! Hi, hi, hi !…
― Tu peux compter sur moi, Nono, promis. Je ne la laisserai
pas non plus aller se promener seule au bord de l’eau. Ho, ho,
ho !…
― A bientôt, sur "Allo-ninnins" »
Les voyageurs s’installent dans leur wagon. Lily-Rose et Marie
collent leur nez contre la vitre. La bande à Morgane,
habituellement si volubile, ne prononce le moindre mot. Tout
se dit avec les yeux.
Le haut-parleur déchire le silence de sa voix métallique, pour
confirmer le temps de la séparation :
« Le TGV numéro 85612 à destination de Lille-Europe va
partir. Il dessert les gares de Montbard, Marne-la-ValléeChessy, Aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle. Veuillez vous
éloigner de la bordure du quai. Attention à la fermeture des
portes. »
La rame s’ébranle. Les mains s’agitent. Les petits yeux luisent
un peu, légèrement humides.
François déplie le Bien Public.
D’habitude, il commence par les pages locales puis il
enchaîne par celles des sports. Aujourd’hui n’est pas une
123
journée tout à fait ordinaire. Il découvre le quotidien dans
l’ordre des rubriques.
En plein milieu de la page "2 région", un article lui saute aux
yeux. Il lit, à voix basse, à l’intention de ses compagnons de
voyage.
La police a encore marqué des points face au grand
banditisme
Le commissaire Meunier avait tenu l’affaire secrète. Une
livraison de diamants dérobés à un prince des Indes transitait
par Dijon. Une première souricière a échoué, il y a quelques
jours, sur le territoire de la commune de Longvic, au bord de
l’Ouche. Aujourd’hui, les voleurs sont sous les verrous. Les
trois receleurs chargés du trésor dans notre région ont été pris
la main dans le sac le long de la voie SNCF derrière l’Etrier de
Bourgogne. Les bijoux sont en lieu sûr.
Les hommes du commissaire ont agi dans la plus grande
discrétion, seuls, avec intelligence et imagination. Les braves
gens peuvent être assurés de l’efficacité de nos gardiens de
l’ordre public.
Deux des malfaiteurs sont connus de la police et de la justice.
Gonzague Ricole a déjà eu des ennuis suite à des trafics de
voitures volées et un casse de magasin d’audiovisuel. Serge
Roux, lui, a été mêlé à des affaires de proxénétisme. Le
troisième homme est une dame d’un certain âge, sans
histoires, ancienne artiste de variétés qui réside
alternativement à Dijon et à San Francisco. Les inspecteurs
ont trouvé à son domicile un billet d’avion pour les Etats-Unis.
Est-elle le cerveau ou une simple complice chargée du
transfert transatlantique ? Dans ce cas, qui est le
commanditaire ?
La justice est saisie de la suite. Nous ne manquerons pas de
relater d’éventuels rebondissements.
124
« Belle information ! Complète, réaliste, impartiale, et tout et
tout… Bravo à la police puisque "les hommes du commissaire
ont agi dans la plus grande discrétion, seuls, avec intelligence
et imagination". Bravo aux journalistes. Dans la famille "grands
menteurs", donnez-moi le tonton ! Je ne savais pas que
Morgane était un "homme du commissaire", car question
d’imagination et d’intelligence…
― Ne t’échauffe pas le sang, mon chéri. La Poste pavoise et
se félicite quand tu retrouves son camion détourné. La police
se fait mousser quand Morgane leur rapporte, dans un paquet
cadeau, les diamants envolés.
― Ce coup-ci, c’est un peu fort de café ! Ils auraient pu au
moins éviter le "seuls"…
― J’aime autant que l’article n’évoque pas les enfants et que
nous ne soyons pas cités. On ne sait jamais quelles formes
peuvent prendre les retours de flamme !
― Ah ! L’intuition féminine… Je t’admire. »
125
La décision du juge
Peut-on vraiment comprendre quelque chose dans les
décisions de justice ? Le commissaire Meunier et les
inspecteurs Tanlaire et Broque n’en saisissent plus ni la forme
ni le fond.
Ils ont pris au piège trois bandits, les ont ramenés manu
militari au violon et les hébergent gratos. Ils ont informé le
procureur qui prend prestement la mesure de l’affaire. La
réponse n’est pas longue à attendre. Au terme de la garde à
vue réglementaire, la porte de la cage est ouverte. Le juge
décide de remettre le trio en liberté : manque de preuves
quant à l’implication dans l’affaire des bijoux du Maharaja de
Chandigarh.
« Mais, Monsieur le juge, il est évident qu’ils sont complices !
― Evident ?
― Bien sûr ! Qui a réceptionné le paquet sorti du coffre de la
banque par la jeune fille blonde qui a aussitôt disparu ?
Gonzague et le beau Serge. Qui les a croisés dans la Coulée
Verte ? Mairiam Renner et seulement elle. Qui est monté
jusqu’au bord des rails ? Gonzague, alias Riri. Qui déguisait
son identité ? Serge Roux. Qui se fait prendre par le leurre de
Bécassine ? Les trois réunis ! Et cette évidence ne vous suffit
pas ?
― Vous savez parfaitement, commissaire, que l’évidence ne
construit pas une argumentation. La justice s’appuie sur des
preuves. Et des preuves, vous ne nous en apportez pas. Vous
auriez dû coincer la jeune fille avec les bijoux en poche.
― Nous ne cherchions pas à prendre au collet un simple
sous-fifre. L’objectif était de démanteler le réseau. Attraper le
boss pour décapiter la bande et mettre à l’ombre quelques
complices de second rang.
― J’avais compris, commissaire.
Autre solution, il ne fallait pas laisser pénétrer la vieille dame
dans la Coulée Verte et cueillir les deux convoyeurs avec leur
précieux colis. En tant qu’homme et citoyen, je sais que vous
126
avez raison à presque cent pour cent. En ma qualité de juge,
je ne peux suivre votre raisonnement sans preuves
indiscutables. J’en suis désolé. »
Gonzague, Serge et Mairiam Renner sont libres de rentrer
chez eux.
Isidore, Simon, Pierre et leurs hommes sont libres d’être
désappointés… pour rester mesuré dans les propos.
127
Cadavres et compagnie
Dans son bureau, le commissaire Meunier réfléchit. Il a
retrouvé son cure-pipes mais pas sa tranquillité d’esprit. Bien
sûr, il admet que son raisonnement n’était pas véritablement
étayé. Mais l’évidence, c’est l’évidence ! Le temps d’une garde
à vue prolongée, sa brigade aurait pu découvrir des preuves
ou peut-être en bâtir. Fabriquer des preuves de toutes
pièces ? Naturellement non ! En modeler à partir des indices
incontournables… Pourquoi la police doit-elle toujours être
réglo-réglo avec des adversaires passés maîtres dans les
combines tordues ? Les trois truands sont libres, qu’ils aillent
en enfer !
Le commissaire est tiré de sa rêverie par la sonnerie
tonitruante du combiné noir.
« Allo ? Isidore Meunier à l’appareil.
― Bonjour, Monsieur le commissaire. Ici Thierry Guillemin .
Vous souvenez-vous de moi ? Je conduisais la motrice neuve
sur le pont de l’Ouche, le jour J.
― Tout à fait, Thierry, selon la formule célèbre.
― L’heure n’est pas à la légèreté, commissaire. Je suis le long
des voies près des cuves de carburant de la Colombière, tout
près de l’Etrier de Bourgogne.
Je viens d’avoir un accident. Il y a mort d’homme. J’ai prévenu
la gare pour stopper tout trafic.
Je conduisais un long train de marchandises. J’ai aperçu un
homme qui titubait entre les rails. J’ai actionné à fond mes
avertisseurs sonores et tiré tous les systèmes de freinage.
Hélas, en raison du poids du convoi et de la force d’inertie,
mon train est arrivé assez rapidement sur l’homme. Ce
dernier, au lieu de se sauver hors des rails, s’est effondré juste
devant la motrice et a été traîné sur plusieurs mètres et broyé
par les roues.
Je ne savais pas si je devais appeler les pompiers. Pour le
Samu, je pense que c’est inutile, le corps est en morceaux. Je
128
vous attends sur place. Je ne touche à rien. C’est ma première
expérience de ce genre, commissaire, je suis bouleversé.
― Bravo pour votre réaction, dans de si pénibles
circonstances. Nous arrivons au plus vite. »
Isidore Meunier et ses habituels adjoints rejoignent le lieu de
l’événement à la tête d’une équipe de sécurisation des lieux et
d’une équipe médico-légale.
Inutile de décrire la scène en détails, le tableau s’imagine
assez facilement. Les médecins font des prises de sang et
d’urine et prélèvent des fragments en vue d’analyse. Le corps
est regroupé, emballé et chargé dans l’ambulance des
pompiers en direction de la morgue.
Le commissaire et les inspecteurs ont reconnu le mort, son
visage n’étant pas trop défiguré. Le corps est celui de
Gonzague Ricole. On est à moins de trois cents mètres du
point de chute de Bécassine. L’évidence se confirme, mais
toujours pas de preuve. Avec un cadavre sur les bras, l’affaire
prend une autre tournure. Jusqu’à ce matin, les enquêteurs
pistaient des voleurs. Désormais… Accident ? Suicide ?
Le conducteur remonte dans sa machine et la remet en
marche pour rendre au plus vite la voie au trafic. Il promet de
se rendre dans le bureau du commissaire, dès son convoi
acheminé.
L’équipe de sécurisation vérifie le retour du site à la normale.
Puis tous remontent jusqu’aux voitures garées en haut du
pont. Au moment de remonter en auto, le commissaire jette un
dernier coup d’œil vers le lieu du drame. Son regard
s’immobilise dans les hautes herbes un peu à l’écart. Isidore
est blanc comme l’était son col de chemise ce matin…
« Oh, purée de thym, y en a un autre !
― Un autre quoi ? »
Tous les yeux convergent vers les herbes folles. Du haut de la
route, on découvre un second corps, face contre sol, bras et
jambes écartées, immobile bien évidemment.
129
Pas besoin d’un coup de pétard pour donner le signal de
départ. Tous dévalent vers le corps couché dans les herbes. Il
est intact à l’exception de la nuque couverte de sang. Les
spécialistes ont vite fait de détecter deux plaies cylindriques à
la bas des cheveux : deux trous de balles. Les deux
détonations n’ont pu être entendues par qui que ce soit. Le
stand de tir de la police est à portée de vue et d’ouïe et les
coups de feu sont incessants à cette heure de la journée.
L’inspecteur Tanlaire retourne le corps. Le visage est bien
amoché mais aisément identifiable : Serge Roux. Le beau
Serge n’est plus très beau…
Désormais… Accident ? Suicide ? Ça sent plutôt le règlement
de comptes !
Nouveau briefing au commissariat central.
« Docteur, avez-vous pu faire parler vos analyses de toutes
sortes ?
― Les empreintes du premier cadavre confirme qu’il s’agit
bien de Gonzague Ricole. Pas de scoop. Une chose
intéressante nous est fournie par les analyses du sang et des
urines. Nous avons découvert une dose impressionnante de
somnifère. Voici l’explication de son impossibilité de fuite et de
sa chute devant la loco. Qui lui a fait avaler ? Serge Roux ou
un troisième homme ? Ou femme ?
― Et le corps de Serge ?
― Les deux balles ont fait mouche. La première aurait
probablement suffi. La seconde était une précaution. Pistolet
très commun que l’on peut se procurer dans n’importe quelle
armurerie.
― Et vous ?
― Pour nous, rien. L’arme est introuvable, tant autour du
corps de l’assassiné que de celui du découpé. Il y a
manifestement un troisième type. Double assassin, peut-être.
― Merci, messieurs. Simon, à nous de jouer ! »
L’enquête se dirige tout naturellement dans la direction de la
veuve Renner.
130
« Commissaire, il faut la mettre sous surveillance étroite. Elle
a sans doute cherché à récupérer le magot. Ils seraient
retournés tous les trois, une fois libres, sur la voie. Ont-ils
trouvé quelque chose ? La méfiance était-elle au rendezvous ? A-t-elle trucidé ses deux complices ?
― Que veux-tu qu’ils aient trouvé ? Mazarine est rentrée au
bercail et les bijoux sont à l’abri.
― Isidore, n’est-il pas temps de jouer carte sur table, tous les
deux ?
― Que sous-entends-tu Simon ? Tu m’intrigues.
― Moi aussi j’ai eu un instant le loisir de contempler les douze
pierres. J’ai bien dit les douze… Et le diamant noir ?
― Tu as raison. Je voulais garder le secret, par sécurité.
Partageons-le. Personne d’autre n’est au parfum ?
― Non. Que nous deux. Je comprends ton silence mais j’avais
hâte de t’annoncer que j’avais vu.
― Tu penses qu’ils auraient mis la main dessus ?
― Aucune idée. Partages-tu mon analyse ?
― Peut-être, je n’en sais pas plus que toi. Je penche aussi
pour une autre possibilité. Un quatrième personnage est peutêtre dans le coup. Le cerveau ? Il veut récupérer la mise. Il les
passe chacun leur tour à la question puis à la moulinette. Et
dans ce cas, la dame Renner est en danger. Si elle est encore
en vie… Allons-y. »
Mairiam Renner est chez elle. Elle reçoit ses deux visiteurs. Ils
lui annoncent la tragique fin de Gonzague et Serge. La vieille
dame est effondrée. Ce n’est pas un rôle qu’elle joue. Elle est
vraiment catastrophée, sincère, en larmes. Elle annonce au
commissaire qu’elle les connaissait très peu. Riri lui avait
précisé que les ficelles sont tirées par un cerveau. Mais qui
est-il ? Elle ne sait rien de lui.
« Commissaire, je n’aurais jamais dû me foutre dans un pétrin
pareil. J’ai connu Gonzague au cours d’une de ses visites à
mes voisins, les frères Taillefer. Ils étaient absents. Il les
attendait sur le seuil. Nous avons parlé de la pluie et du beau
temps. Je ne suis guère à l’aise financièrement. Il m’a proposé
131
un petit travail de surveillance. J’ai accepté. Aujourd’hui, j’ai
peur. Gonzague et Serge sont partis. Serai-je la troisième
victime du cerveau ? Puis-je solliciter votre protection ?
― Vous m’avez convaincu de votre bonne foi. D’accord pour
vous protéger. Nous allons mettre la maison sous garde
rapprochée. Ne sortez pas de chez vous. Si vous devez
absolument sortir, nous vous accompagnerons, en civil. Si
vous recevez un appel téléphonique, répondez et faites durer
la conversation, nous mettons votre ligne sur écoute.
― Merci, commissaire.
― Allo, Pierre ? Tu me mets le téléphone Renner sur écoute.
Tu nous envoies quatre hommes, les quatre qui ont déjà fait la
planque ici. Je les ai consignés en salle de repos avant de
partir. Ils sont en attente de ma décision d’affectation. Tout
doit être en place dans quinze minutes. Dès leur arrivée, nous
rentrons au bureau. »
Le soir arrive. Les quatre protecteurs n’ont rien remarqué.
Calme absolu. Personne n’est entré dans la maison. Personne
n’en est sorti. Le téléphone est resté silencieux.
La nuit est tombée. Madame Renner n’a pas tiré son grand
rideau intérieur en velours. La lumière ne s’est jamais allumée.
C’est bizarre.
Le commissaire passe au rapport. Il trouve également la
situation un peu inquiétante. Il rend une petite visite à la vieille
dame.
Un coup de sonnette. Aucune réaction. Le commissaire se
rend compte que la porte n’est pas fermée à clé. Il entre.
Catastrophe ! Madame Renner est étendue dans le salon. Son
bras gauche est recroquevillé sous elle. Le droit est à plat sur
le sol, sous la table. Elle baigne dans un mare rouge. Un
couteau de cuisine est planté entre ses omoplates. Elle est la
troisième victime.
Isidore Meunier ne touche à rien et appelle l’équipe
spécialisée à la rescousse. En les attendant, il jette un coup
d’œil autour de la pauvre vieille.
132
Il découvre un mot, tracé en lettres de sang, sur le parquet,
près de sa main droite : "LOUÏE".
C’est son "Omar m’a tuer" à elle !...
133
Le second article du Bien Public
Comment les journalistes sont-ils mis au courant des faits
divers ? Ils ont sans doute un réseau d’informateurs, eux
aussi. Même lorsque la police et la justice enferment des
affaires sous une chape de plomb, des indiscrétions arrivent
jusqu’aux oreilles des journaux.
Morgane et Arthur rapportent à la maison les commissions
demandées : pain, café et journal. Ils aiment bien, chaque
matin, rendre visite à la boulangerie et au point presse.
Rodolphe commence la lecture du journal par la page des
sports. Il poursuit par les pages locales. Les articles du jour ne
relatent rien concernant la commune d’Ouges, pas plus sur
celle de Longvic. Par contre, la page des faits divers attire son
attention.
Le double meurtre de la SNCF
Il y a quelques jours, deux cadavres ont accueilli la police le
long des voies de chemin de fer, dans le secteur de l’Etrier de
Bourgogne et des dépôts de carburant de la Colombière. L’un
a été fauché par un train. Plus exactement, l’homme s’est
effondré sous les roues d’un convoi de wagons de
marchandises. Le malheureux n’a pas survécu. Accident ?
En ratissant la zone, à la recherche d’indices, les hommes du
commissaire Meunier ont trouvé un second corps. Le second
homme avait été abattu de plusieurs balles dans la tête.
Cette nouvelle affaire est évidemment la suite de celle des
bijoux, information récemment publiée dans nos colonnes.
La première victime est Gonzague Ricole. La seconde est
Serge Roux.
Faute de preuves, ils n’ont pas été inculpés. Les voilà morts. Il
s’agit, selon toute vraisemblance, d’un règlement de comptes.
L’hypothèse est confirmée par une troisième victime : Madame
Mairiam Renner, assassinée à son domicile de quinze coups
134
de couteau au thorax. La police est sur la piste du triple
assassin.
Rodolphe n’en croit pas ses yeux. La tournure prise par les
évènements lui font apprécier de n’avoir pas été cités dans le
précédent article, Mazarine, les enfants et les adultes. Tous
pensaient que l’enlèvement de Mazarine consistait une
catastrophe pour Marie. Toutes proportions gardées, il ne
s’agissait que d’une simple péripétie… Rodolphe montre
l’article à Annette et téléphone illico à Nicole. Caroline est
prévenue. Dans la foulée, Rodolphe appelle François et Sarah
qui doivent rentrer de leur île à la fin de la semaine.
Panique dans les cervelles civiles.
*
Les vacanciers réunionnais sont rentrés. Le commissaire et
les deux inspecteurs réunissent tous les associés à l’épisode
de la disparition de la poupée. La rencontre se déroule chez
Morgane, question de discrétion.
Rodolphe, Annette, Morgane et Arthur reçoivent François et
Sarah ( Marie est à la "Casa d’El Doc" ), ainsi que Nicole et
Alain ( Lily-Rose est rentrée à Fretin, Clem’ est restée dans la
Drôme ). Caroline est présente également.
Messieurs Meunier, Tanlaire et Broque arrivent incognito dans
une voiture très ordinaire.
La présence de Mickaël a été souhaitée. Il est là, accompagné
de sa maman.
« Commissaire, merci de ne pas avoir placé nos familles sous
les projecteurs dans le premier article du journal. A la première
lecture, nous étions un peu frustrés. Aujourd’hui, nous
sommes plus tranquilles.
― Nous ne citons jamais ni nos sources ni nos partenaires
avant la fin certaine de toute affaire d’envergure. Nous savions
que ce transfert de bijoux dépassait le vol banal. La presse a
un devoir d’information. Les journalistes appliquent
135
efficacement le droit de réserve lorsque nous leur signifions.
Nous procédons toujours ainsi.
― Nous ne craignons rien ?
― Je ne pense pas. Mais le cerveau court toujours. Nous
comptons sur votre mutisme total. Les enfants, nous vous
faisons confiance. Morgane et Arthur, vous avez déjà prouvé
que vous savez garder un secret. Mickaël, tu ne dois rien dire,
à personne en dehors des gens ici présents. Ok ?
― D’accord. Je ne croyais pas Morgane quand elle me
racontait que vous pouviez faire confiance à des enfants. Je
serai aussi muet qu’assis dans mon fauteuil.
―Parfait. A notre avis, votre rôle est terminé, sauf si vous
pouvez encore nous aider un peu à retrouver le treizième
diamant qui n’était pas dans le ventre de Mazarine. Il nous
manque un tout petit diamant, noir selon nos informateurs, la
plus importante pièce de la collection dérobée. La pierre est si
petite que si Riri l’a échappée en gravissant le remblai de terre
et de caillasses, elle est perdue à jamais. Quelqu’un fera-t-il
un jour la différence entre le diamant et les autres cailloux ?
― Non, monsieur Meunier, le diamant n’est pas dans les
cailloux. »
Mickaël, par cette toute petite phrase, vient de lancer un
énorme pavé dans la mare ! Il sort la main de sa poche de
blouson. Son poing est fermé.
« Explique-toi, garçon.
― Je crois que j’ai le diamant noir. L’autre jour, lorsque nous
sommes allés tous ensemble à la piscine en plein air, je ne me
suis pas baigné. Je me suis contenté de regarder les copains
dans l’eau du petit bain avec Madame Nicole et Caroline.
Vous vous souvenez ? Vous aviez approché mon fauteuil,
dans l’herbe, près du bassin. J’ai gardé Zazanine sur mes
genoux. Pendant que Marie était dans l’eau, j’ai senti quelque
chose de dur dans un des sabots de Zazanine. C’est une
petite pierre noire et brillante. J’ai cru que c’était une espèce
de bille à la forme bizarre. Je l’ai gardée en souvenir de la
petite Marie. Est-ce cela que vous cherchez ? »
136
La treizième pierre précieuse retrouve ses douze compagnes
de voyage. Mickaël rejoint le groupe très fermé des
protagonistes de l’intrigue des joyaux indiens. Chacun peut
regagner ses pénates.
Avant de retourner aux voitures, les hommes de la place
Suquet se concertent rapidement à voix basse. Ils se
permettent de solliciter une dernière aide de leurs associés du
moment. La porte du pavillon se referme.
« J’ai encore une petite énigme à vous soumettre. Un mot me
trotte dans la tête. Qu’évoque-t-il pour vous ? »
Isidore déplie un papier sur lequel un mot est écrit à l’encre
rouge : LOUÏE.
« Je crois qu’il y a une faute d’orthographe. Il faut mettre une
apostrophe : l’ouïe. C’est écrit en rouge. Pourquoi pas l’ouïe
du poisson rouge ? Ou pourquoi pas nos oreilles et ce qu’on
entend ?
―Merci, Mickaël. Alors, tu crois que ce mot a un rapport avec
ce qu’on entend ? Peut-être…
― Moi, je vois une autre faute d’orthographe. Le prénom
s’écrit avec un S, pas avec un E : Louis.
― Tu as raison aussi, Arthur. Mais quel Louis ?
― Moi aussi j’ai une idée. Un Louis qui aurait ouï quelque
chose.
― Alors, là, Morgane, chapeau ! Vous êtes un sacré trio
d’inspecteurs Colombo. Merci à tous. »
*
Le lendemain, François est invité à venir au plus vite dans le
bureau du commissaire. Il entre. Le commissaire et les deux
inspecteurs l’attendent.
« Monsieur François… Nous avons besoin d’un petit coup de
pouce… Vous ne voulez plus vous mêler de ce qui ne vous
regarde pas, selon vos propres paroles… Nous respectons
votre souhait… Cependant… J’ai besoin de vous…
― Commissaire, vous me semblez bien embarrassé.
137
― Acceptez-vous de collaborer ? Une démarche d’une heure,
au plus.
― C’est la dernière fois ?
― J’espère. Merci de votre concours. Il s’agit de l’assassinat
de Madame Renner. La maison est dans votre tournée
postale. Vous connaissiez la vieille dame. Vous connaissez
les autres locataires. Vous êtes en assez bons termes avec
les brocanteurs Taillefer. Ils se méfient trop de nous pour nous
répondre. Simon, explique notre déduction.
― Nous sommes persuadés que l’assassin était dans les
lieux. Nous avions mis la maison sous hermétique
surveillance. Aucun mouvement externe n’a été repéré. Le
meurtrier était dans la maison. Le crime a été perpétré dans
une extrême discrétion. La mort a frappé avec une implacable
et machiavélique méticulosité. L’homicide est resté dans la
maison, une fois son acte commis.
Louis, si Arthur a raison, pourrait désigner Louis Taillefer.
Nous savons que Louis et Paul ont été associés par le passé
avec Gonzague Ricole : Paulo, Loulou et Riri ! Vous le savez
mieux que nous. Nos archives sont incontestables. Votre
mémoire est fidèle, Monsieur François !
Le jour du meurtre, Paul Taillefer était en Italie pour une méga
brocante. Louis était présent. Si Mickaël et Morgane imaginent
vrai, il aurait pu entendre des bribes de conversations. Qu’estce que Louis a ouï ?
― François, acceptez-vous d’aller le rencontrer ? Vous ralliezvous à notre demande d’enquête en sous-main ?
― Et s’il est complice ? Quelle sera son attitude ? Son accueil
risque de devenir musclé ! Et s’il est l’assassin ? Comment
vais-je m’en sortir ? Avec un troisième œil au milieu du front ?
Je le crois vraiment étranger, aujourd’hui, à toutes les
combines qui occupaient sa jeunesse, mais…
― Le risque existe. Je vous propose la compagnie de
l’inspecteur Broque, en civil naturellement. Les frères
brocanteurs ne le connaissent pas.
― Là, commissaire, vous faites erreur. D’anciens voyous
flairent la police comme les chiens trouvent les os. Même dans
138
la moutarde, un os est un os. Et même en civil, un policier
n’est pas un citoyen lambda. J’irai seul rencontrer Loulou. J’y
vais de ce pas.
― Merci pour votre collaboration. Et bravo pour votre courage.
― Ne prévenez pas Sarah. Je lui raconterai après. Si j’en
réchappe…
― Bonjour l’humour !... »
Selon ses bonnes habitudes, le postier effectue trois tours
pédestres du quartier. Il prépare sa visite le plus
soigneusement possible.
Dring !
« Bonjour, François. Enfin revenu de vacances ? Vous avez
du courrier pour nous ?
― Bonjour Louis. Non, pas de lettres. Je suis en civil, comme
vous pouvez le voir. Je viens vous voir à titre privé. Paul est
là ?
― Non, il est en Italie, pour le boulot.
― C’est avec vous que je voudrais discuter un peu. Je suis
plutôt gêné aux entournures… Je ne sais pas bien comment
commencer. Mes questions ne sont pas faciles à poser…
― Cartes sur table, François. Est-ce en rapport avec la mort
de notre voisine ? Je sais que la police vous tient en haute
estime. Je sais aussi qu’être devenu un citoyen honnête et
respectueux de la loi et de la morale n’est jamais suffisant
pour être blanchi. La police est méfiante et rancunière. Etesvous chargé d’une enquête en sous-traitance ?
― Si vous le prenez de cette façon, vous me facilitez bien la
tâche. Louis, avez-vous entendu quelque chose ? La police
sait que vous n’avez pas quitté votre bureau. Elle pense que le
meurtrier était intra-muros. Je suis persuadé que vous êtes
complètement étranger à l’assassinat. Je pense en avoir
persuadé le commissaire et ses hommes. Nous avons besoin
de votre aide. Avez-vous été un témoin auditif ?
― Je vous attendais un peu. J’ai effectivement des choses à
raconter.
139
Depuis quelques heures, ça gamberge pas mal dans mon
crâne. Paulo a l’habitude de dire que, chez moi, "la seule
chose qui réfléchit, c’est mon miroir de lavabo"… Ce que j’ai
compris prouve le contraire. Je me suis beaucoup trituré les
méninges et j’avais très envie de me confier à quelqu’un. Mais
à qui ? Paulo est loin. Je ne pouvais pas me risquer à libérer
ma conscience, de ce secret, par téléphone.
J’ai entendu une conversation. C’était plus que des mots, j’ai
assez bien suivi la discussion. Que tout reste bien entre nous.
Je ne veux aucune publicité.
La conversation était une dispute. Pas de cris. Pas de
bagarre. Après la scène, j’ai noté les phrases, sur ce bout de
papier, pour les redire à Paulo. Voici ce que j’ai entendu : "Où
sont les bijoux ?" … "Demande à Gonzague !" … "Riri et la
rousse ont déjà payé la facture. A toi de rembourser cette nonlivraison" … "Je n’ai pas envie de trinquer pour vous" …
"Puisque je te dis que…" … "Menteuse".
J’avais repéré les guetteurs qui planquaient dans les
bagnoles. Question d’instinct.
Quand j’ai vu arriver les flics en fin de journée, j’ai tendu
l’oreille. J’ai tout de suite compris que le malheur avait frappé
de l’autre côté du mur. J’ai pas montré mon nez, vu mon
passé. J’ai pioncé au burlingue, dans le fauteuil. Je savais que
Riri connaissait Mairiam Renner, mais nous ne leur en avons
jamais parlé, ni à lui ni à elle. On était au courant de certaines
choses… La cloison n’est pas très épaisse et la pauvre voisine
me faisait souvent la plaisanterie de dire "Je parle bas, car
Louis à bonne ouïe". Pauvre vieille, dans quel guêpier est-elle
tombée !
― Même mourante, elle s’est souvenu de ce mot d’humour.
Elle a donné l’alerte en écrivant sur le sol, avec son sang :
LOUÏE . C’est grâce à elle que je viens vous demander de
l’aide, au nom du commissaire Meunier.
― Et quand j’ai lu le canard ! La cata… Serge Roux, nous ne
l’avons jamais croisé. Mais ce vieux Riri ! Nom de dieu !
Pourquoi n’a-t-il pas écouté les conseils de Paulo qui lui disait
de se casser des combines foireuses ?
140
― Votre témoignage est très précieux. Avez-vous identifié la
seconde voix ?
― Sans l’ombre d’un doute. La police n’a pas une petite
idée ?... Je connais le visiteur. Et vous aussi, François.
― Moi ? Je le connais ?
― Oh que oui, vous la connaissez !
― La ? Il s’agit d’une femme ?
― Oui, vous la rencontrez parfois. Et vous lui apportez
souvent des choses… dans sa boîte… C’est Florence
Dimitrievich… Notre autre voisine… La belle jeune fille blonde.
A la fin de la conversation avortée, j’ai compris rapidos : des
coups répétés, combien j’en sais rien, au moins dix, un bruit
de lourde chute, la porte qui grince, des pas feutrés et
précipités dans l’entrée, une deuxième porte fermée à la hâte,
puis silence radio… jusqu’à l’arrivée des poulagas.
Allez vite au rapport, François. Dites bien aux flics que je n’y
suis pour rien et que moins je les vois, mieux je me porte. J’ai
déjà bien coopéré, j’crois.
― Merci Louis. A mon avis, vous devenez blanc de blanc.
Mais je ne suis pas commissaire… Le bonjour à Paul, dès son
retour. Moi je reprends la tournée la semaine prochaine. Un
grand merci pour votre accueil. J’avais vraiment les foies.
Bye. »
Le vocabulaire du commissaire ne contient pas de mots assez
élogieux pour remercier le facteur-enquêteur et pour lui
demander de relayer auprès du brocanteur-informateur.
Les spécialistes maison de relevés d’empreintes digitales
apportent leur récolte au grand patron. Sur plusieurs meubles
du salon, sur le sac à main de la veuve défunte aussi, sur le
manche du couteau surtout, Florence Dimitrievich a signé de
sa main.
Le responsable de l’agence bancaire reconnaît en Florence la
jeune fille blonde qui a vidé le coffre de ses bijoux.
141
La justice, cette fois, reçoit les preuves indiscutables et
suffisantes pour arrêter la suspecte, la juger coupable et
l’envoyer à l’ombre pour perpette, peine qui s’adoucira
probablement en détention de deux décennies.
Trois morts, même pas totalement blancs et propres, c’est tout
de même cher payé pour une parure de diamants !
142
La récompense
Le Maharaja de Chandigarh a été informé du rôle
prépondérant des civils responsables du retour de son trésor.
Il comprend tout particulièrement ce qu’il doit aux enfants, au
club des six que Mickaël a complètement intégré.
Le richissime prince n’est pas un ingrat. Il adresse une lettre
de remerciements au commissaire Meunier, accompagnée
d’une caisse de bulles. Un assez gros chèque arrive aussi en
Bourgogne. Il est rédigé à l’ordre de François, missionné pour
la répartition du cadeau.
Un week-end prolongé est organisé à Marne-la-Vallée, chez
Mickey : déplacements, hôtel, restaurants, gâteries, attractions
et spectacles nocturnes. Les bourguignons arrivent en TGV.
Morgane et Arthur emmènent Rodolphe, Annette, François,
Sarah, Nicole et Alain. Mickaël accompagne sa maman.
Caroline prend la tête du cortège, comme dans la Coulée
Verte. Clem’ est montée à Paris avec ses parents. Lily-Rose
invite ses trois grands frères et les parents.
Il ne manque que la petite Marie. Et Mazarine, héroïne bien
malgré elle…
Les dépenses écornent peu la somme offerte. Les enfants se
concertent. Ils décident d’envoyer à Marie une somme du
montant de la facture réglée à Euro Disney. Belinda financera
les souhaits de leur copine qui leur manque souvent.
Il reste encore un magot conséquent. Mickaël propose d’en
faire don aux enfants malheureux. Acceptée à l’unanimité –
plus une voix, celle de Nono au nom de tous les doudous – la
distribution est confiée aux grandes personnes.
Et la vie reprend son cours, en métropole et dans les îles.
143
La fin d’un beau rêve
Pas un nuage n’est suspendu dans le ciel d’azur. Les
pommiers poursuivent leurs efforts pour mener leurs fruits à
maturité. Une tourterelle roucoule sur la faîtière du toit. Les
zinnias et les roses trémières colorent l’ambiance. Une grande
sauterelle verte presque translucide traverse la pelouse en
bonds impressionnants.
Arthur et Morgane sont sagement assis sur la dernière marche
de l’escalier qui descend de la terrasse. Arthur essaie de
cueillir des brins d’herbe en les coinçant entre ses orteils. Pas
facile.
La sauterelle atterrit sur le pied gauche nu d’Arthur qui pousse
un petit cri d’étonnement. Morgane lui bâillonne
immédiatement la bouche de sa main droite. Il ne faut pas
attirer l’attention d’Annette qui feuillette un catalogue de mode,
à l’ombre des arbres fruitiers.
Morgane a la vue perçante. Elle a remarqué que le bel insecte
n’est pas seul. Il transporte quelque chose entre ses grandes
ailes disposées en ridelles de chariot. Elle a instantanément
identifié le chargement de l’insecte voltigeur. L’index gauche
sur la bouche, elle fait signe à son petit frère de se taire. Le
pouce et l’index droits, arrondis en forme de hublot devant la
pupille, elle l’invite à ouvrir les yeux bien grands. Arthur
s’exécute et découvre celui dont sa sœur lui a souvent parlé :
Dolmenius !
Annette n’est pas bien loin. Il est donc prudent de parler bas.
Le troll ouvre la conversation.
« Bonjour Morgane.
Arthur, je suis enchanté de faire ta connaissance. Je devrais
plutôt dire mon plaisir que tu fasses visuellement la mienne.
144
Car moi, je te connais depuis longtemps. Tu étais encore bien
pitchoun la première fois que je t’ai vu, dans les Amognes.
― Bonjour Dolmenius. Enfin, je peux mettre une figure sur ton
nom. Maintenant, je te reconnaîtrai sans difficulté. Je
t’imaginais presque tel que tu es. Morgane m’a tellement parlé
de toi ! Sans vouloir être flatteur, tu es plus sympathique
encore que dans mon imagination.
― Trop gentil, Arthur.
― Hello, ami troll ! Quel bon vent t’amène ? C’est super de ta
part de te présenter à mon petit frère. Arthur m’a toujours fait
confiance, mais il éprouvait un léger doute bien
compréhensible.
― Ce n’est pas vraiment un bon vent, comme tu dis, qui me
transporte jusqu’à Ouges. Je n’apporte pas non plus une
mauvaise nouvelle. La vie est ainsi faite…
― Oh, là, Dolmenius ! Le ton est inhabituel. Dois-je
m’inquiéter ? Aurais-tu un souci ? Est-ce que cette fois, la
chance m’est offerte de t’aider ? J’entends des trémolos dans
ta voix. Tu me fais peur. Je suis déjà triste et je ne comprends
pas pourquoi. Qu’y a-t-il ?
― Je suis venu vous dire au revoir.
― Ne sois pas mélancolique. Un au revoir est toujours suivi de
retrouvailles.
― Tu as raison, Morgane. La tristesse mélange mon
vocabulaire. C’est un adieu que je viens vous adresser…
― Adieu ?
― Tu penses que nous nous voyons pour la dernière fois ?
Pourquoi ?
― Ma mission auprès de toi est arrivée à son terme, petite
fée. Un autre troll sera bientôt délégué à ta protection. Je suis
envoyé ailleurs.
― Loin ? Tu sais, aucune distance n’est trop grande pour
rompre une amitié.
― Hélas, si, les enfants !
― Où t’envoie-t-on ? C’est Merlin qui a donné ce méchant
ordre ?
145
― Il ne s’agit pas d’un méchant ordre. Merlin et Mélusine
possèdent la sagesse absolue. Ils ont bien compris que je
m’attachais beaucoup à toi. Trop, peut-être. Récemment, j’ai
décidé de t’apporter mon aide sans attendre leur permission.
― Merlin n’aurait pas accepté de sauver Mazarine ?
― Si, bien sûr. Mais un troll ne doit pas prendre d’initiative
sans en référer au Magicien. La règle est la règle. Je suis bien
conscient d’avoir enfreint la loi du petit peuple des légendes.
Mon attitude risquerait de nous faire courir un danger, à vous
ou à moi. Merlin a raison. J’obéis avec un brin de chagrin,
mais sans aucune amertume.
― Tu n’as pas répondu à ma première question. Où t’en vastu ? Loin ?
― Plus loin que l’île de Marie et Mazarine ?
― Beaucoup plus loin.
― Au Groenland ? En Patagonie ?
― Je ne pars pas loin dans l’espace. Ma nouvelle mission se
déroule loin dans les temps anciens. Je dois remonter le
temps. C’est un mystère, une première pour moi. Je suis
chargé d’aller apporter aides et conseils à un petit page de la
fin du Moyen-Age. Son but est de devenir un chevalier sans
peur et sans reproche et je suis chargé de le soutenir. Le
destin de notre pays dépend aussi de sa réussite. Je n’ai pas
de temps à perdre, ma mission m’appelle….
― Si c’est comme ça, Dolmenius, j’ai une dernière faveur à
solliciter.
― Dépêche-toi. Le temps m’est compté.
― Délivre-moi de mon pouvoir. Je voudrais retrouver mon
statut de petite fille ordinaire. Nous voudrions retourner vivre à
Saint-Quepousse. Je voudrais remonter jouer au menhir sans
soucis. Je ne veux de contact avec aucun autre troll que toi.
― Morgane, tu es encore plus sage que je ne l’imaginais ! Je
n’ai pas le pouvoir de te libérer du tien. Je te promets
d’intercéder en ta faveur auprès de Merlin et de Martin le
Violoneux. As-tu bien réfléchi aux conséquences ?
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― Oui, Dolmenius. Je désire vraiment vivre comme une petite
fille ordinaire et non comme un personnage un peu surnaturel.
Cette différence me panique, parfois. Je ne souhaite garder
que le diminutif de "petite fée", en souvenir de mon ami troll.
― Sois certaine que quoi qu’il arrive, où que je sois, à,
quelque époque dans laquelle je me trouve, ma "petite fée"
restera à jamais dans mes merveilleux souvenirs.
― J’ai encore un miracle à te supplier d’accomplir. S’il n’est
pas à ta portée, acceptes-tu de demander à Merlin d’exaucer
notre souhait le plus profond ? Nous serions vraiment au
sommet du bonheur de voir Mickaël remarcher.
― Je ne peux rien vous promettre, sauf de transmettre votre
vœu à mon Maître.
― Je voudrais enfin t’embrasser avant ton départ pour l’endeçà. Viens contre ma joue, s’il te plaît. »
Morgane et Arthur sont à genoux dans l’herbe. Ils posent la
joue dans le gazon. Leurs yeux pétillants contrastent avec leur
air tristounet.
Une sauterelle bondit par-dessus le bras de la petite fée, deux
bonds, trois sauts et passe au ras de la chaise longue dans
laquelle Annette est installée.
« Que faites-vous, à quatre pattes dans la pelouse ?
― Nous écoutons le bruit du temps qui s’enfuit.
― Encore une nouvelle idée fantastique ? Vous allez vous
salir ! Allez relevez-vous et prenez donc un livre, au lieu de
rester là à ne rien faire. »
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