L`enlèvement de Mazarine
Transcription
L`enlèvement de Mazarine
Alain HARTELAUB L’enlèvement de Mazarine ou La disparue de St-Pierre sur Ouche Un peu d’histoire : Au cours des siècles, Longvic ( la commune où se situe ce roman ) a porté plusieurs variantes du nom actuel : Longovicus ( 630 ), Finis Longoviana ( 679 ),… Longovicum ( 1066 ), Longus Vicus ( 1113 ), Longum Vadum ( 1184 ), Lonvi ( 1197 ), Lon Vy ( 1289 )… et un nom assez différent : Saint-Pierre-sur-Ouche ( 1732 ). 1 A Mathilde, ma petite Lily-Rose, Aujourd’hui, j’ai envie d’écrire une histoire pour toi. Pas vraiment pour te la raconter. Je ne crois pas que le résultat sera un conte pour les petits enfants. Tu t’y plongeras peut-être dans quelques années. Il te faudra d’abord apprendre à lire. Dans mon premier roman, Marie a été la vedette. Dans le second, j’ai créé Morgane Mélanie et Arthur Pol. Dans le troisième, j’ai à nouveau mis en scène Morgane et Arthur, alors que Clémantine pointait le bout de son nez. Aujourd’hui, à toi de venir sous les projecteurs. Tu y rencontreras Marie, Morgane et Arthur. Tu y retrouveras aussi Clem’ que tu connais, dans la vraie vie. Tu reconnaîtras peut-être les lieux, nous nous y promenons parfois, quand tu viens en vacances. 23 avril 2006 2 Ce roman est mon quatrième. Comme pour les précédents, l’histoire est directement issue de mon imagination et la plupart des personnages principaux appartiennent à un monde fictif. Toute ressemblance avec… ne serait que pure coïncidence. Les lieux sont toujours bien réels et abritent notre quotidien. Le titre pourrait faire penser à une embrouille politico-… ? Pas du tout. Le début peut laisser croire à une péripétie enfantine, de type "Club des Cinq" ? Pas vraiment. C’est une vraie enquête policière dans laquelle vous entrez. Si vous avez lu les autres romans, vous retrouverez certains personnages, avec plaisir j’espère. De "Un os dans la moutarde", vous verrez revenir la petite Marie, ses parents Belinda et Pierre, le facteur François-Félix et la belle Sarah. La famille Martin ( Morgane, Arthur, Annette et Rodolphe ) arrive en droite ligne du sympathique pays nivernais où naquit et s’élucida "Le Mystère de Saint-Quepousse aux Amognes". Presque tous étaient déjà les protagonistes de "La main du menhir" qui vit les arrivées de Clem’ et de Mazarine-Zazanine, ainsi que l’apparition de Dolmenius. Vous souvenez-vous de Paulo et de Loulou, les frères Taillefer, de Riri, du commissaire Meunier, de Mme veuve Mairiam Renner, de Florence Dimitrievich,… ? Les voici rejoints par Lily-Rose et les doudous, tous bien vivants. En route pour les berges de l’Ouche ! 3 Les enfants, dans leur monde que nous ne savons pas toujours apprécier à sa juste valeur, sont parfois bien plus perspicaces et performants qu’on ne l’imagine. . Sommaire . Les vacances à Longvic . Marie et Mazarine . Morgane et Nono . Arthur, Mickey et Grinchouilla . Lily-Rose et Doudou rose . Clem’ et Doudou bleu L’annonce de la marchandise Une journée mémorable La souricière Jour de fête Un couple de promeneurs Le garnement L’interpellation du couple La fouille de la mémé Le retour à la maison Mazarine a disparu Le plan des parents Le train policier Le plan des enfants Mickaël Un article dans la presse Le plan des doudous La filature du commissaire Meunier La tentation A l’aide, Dolmenius ! Les ruses de Gonzague Le domicile de la mémé 4 Le troisième âge Chevaux, corbeaux et écureuils La stupéfaction du commissaire La joie de Marie Elle est leurre Les départs La décision du juge Cadavres et compagnie Le second article du Bien Public La récompense La fin d’un beau rêve 5 Les vacances à Longvic Depuis la mi-juin, la Bourgogne est baignée d’une douceur estivale qui incite surtout au farniente. Les boutiques de bermudas et d’espadrilles attirent plus les clients que les magasins de parapluies. Les marchands ambulants de glaces et de sodas ont remplacé ceux de marrons grillés et de gaufres. En un mot, l’été est au programme. En ce début de seconde moitié du mois de juillet, la canicule s’est installée. Les adultes qui se rendent encore quotidiennement à leur travail envient ceux qui profitent déjà des congés annuels. Chacun son tour… Les écoles, collèges, lycées et universités ont baissé leurs rideaux. L’animation bruyante des moins de vingt ans a migré des établissements scolaires aux installations nautiques. La Parc de la Colombière se remplit chaque après-midi des rires joyeux des enfants qui envahissent les pelouses et les jeux de plein air. Les pistes goudronnées offertes aux roues de toutes tailles – rollers, skateboards, trottinettes, poussettes, bicyclettes, rosalies… – ne désemplissent guère. Les animaux en semi-liberté apprécient les nombreuses visites reçues. Ils redressent souvent la tête et gratifient leurs admirateurs de leurs cris respectifs. Les volailles peuvent à nouveau s’ébattre dans leurs enclos en plein air, depuis que la levée de la menace de grippe aviaire les a libérées de leur confinement. L’ombre des grands marronniers accueille principalement des parents et des mamies affairés à surveiller leurs descendances insouciantes. Le long des berges de l’Ouche, dans la Coulée Verte longvicienne, les promeneurs croisent d’autres marcheurs, des sportifs, des amoureux, des chiens en liberté… Quelques 6 adeptes de la bronzette sont parfois allongés dans l’herbe, au bord de la rivière. Certains même y trempent les pieds. Dans les lotissements plus récents, comme dans les quartiers plus anciens, les fenêtres tirent à demi leurs persiennes aux heures les plus ensoleillées. Les massifs floraux souffrent un peu, dans l’attente de l’arrosage salvateur de fin de journée. A Longvic, à Ouges, comme ailleurs, les pendules égrènent leurs heures dans une évidente joie de vivre. Les Charlotte sont à la fête, celles à la fraise et même les autres… Le soleil est souvent matinal. Marie et Mazarine Dring ! Dring ! Dring ! « Allo ? ―Allo, Sarah ? Coucou ! Comme promis, je te passe un dernier coup de fil avant de prendre la route de l’aéroport. La valise est bouclée. Je pense n’avoir rien oublié. J’ai essayé de me souvenir du type de vêtements utiles, en cette saison, en métropole. Je n’ai mis que quelques petites poupées. Je sais que vous allez encore dévaliser les boutiques de jouets avec votre vacancière. Un tour de clé de contact, et c’est parti ! ― Bonjour, Belinda. Comment allez-vous, tous les cinq, depuis hier ? Notre petite Marie est-elle prête à faire le grand saut au dessus de l’Afrique, pour venir respirer l’air de son pays natal ? N’as-tu pas trop de mal à la lâcher ? Les mousquetaires n’ontils pas la rapière en berne ? ― Pas de problème en ce qui la concerne. Elle est très impatiente de venir en vacances chez tata Sarah et tonton François. Elle sait que vous allez lui passer tous ses caprices… Tu penses bien qu’il a été difficile de la mettre au lit, hier soir. 7 Un vrai boisseau de puces ! Et, bien franchement, je n’avais pas tellement hâte de mettre fin au câlin. Elle jargonne sans arrêt qu’elle s’en va à "Dizon", que "Zazanine a pas peur de l’avion", qu’elle va "faire dodo dans une belle sambre" dans une maison en "Gourgogne". J’espère que vous vous habituerez à ce petit moulin à paroles. Elle a bien changé, tu verras, notre poupée, ta "Victoire de la place Barbe"… » Pourquoi la Bécassine de la petite Marie fut-elle baptisée Mazarine ? Parce qu’elle est arrivée à la Réunion avec Tonton François… Marie a encore un peu de mal avec certains mots… d’où Mazarine / Zazanine. « Elle n’est pas angoissée de partir sans vous ? ― Marie ? Non ! Tu sais, elle connaît bien Bruno et Anita. Elle va souvent tremper ses doigts dans les pots et sur la palette de couleurs de Bruno qui ne désespère pas d’en faire une artiste. Il a encore du pain sur la planche, l’artiste-peintre, avant d’exposer les tableaux de sa plus jeune élève. Bruno et Anita sont partis hier soir, pour quelques emplettes de produits locaux et pour les formalités d’embarquement. Nous les retrouvons à l’aéroport de Saint-Denis, tout à l’heure, et ils vous "livrent" la minette à Roissy, demain. Bon, nous y allons. Le moteur de l’auto tourne, je sens que Pierre s’impatiente. ― Je t’appelle de l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle dès que la petite Marie est dans mes bras. Moi aussi, je suis gagnée par l’impatience. Le taux d’adrénaline est à la hausse. Pas pour la même raison que D’Artagnan ! Bye. » Le grand moment est arrivé. Maman Belinda et papa Pierre se séparent de Marie pour la toute première fois depuis leur arrivée dans l’Ile de la Réunion. La minette part en vacances en Bourgogne, chez sa tante et son oncle de cœur. Elle revient à Dijon, plus exactement à Longvic où Sarah et François ont installé leur nid. 8 Qui est la plus heureuse des femmes en cette période ensoleillée ? Sarah, sans l’ombre d’un doute. Elle s’ennuie tant de l’adorable Marie ! Une quinzaine de jours à Longvic, puis le facteur et sa belle prendront l’avion pour rapatrier Marie et passer deux semaines à la "Casa d’El Doc", comme au temps de leur parenthèse oisive. Ils assureront le vol retour. Pour le voyage aller, Sarah confie sa fille à leurs amis Bruno et Anita. Bruno est artiste-peintre et directeur d’ateliers de dessin et de peinture. Il vient en métropole pour présenter ses tableaux dans une exposition parisienne, la terre de son enfance. Puis ils profiteront d’un peu de repos sur le sol bourguignon, avant de reprendre l’avion pour le retour à Saint-Denis, plus tard. Anita, nivernaise d’origine, vient refaire provision d’air du pays et retrouver certains amis qui n’ont pas déplanté leurs racines. A leur tour, François et Sarah sont en voiture, direction l’aéroport francilien. Ils ont largement le temps de remonter l’autoroute jusqu’à la capitale pour voir se poser le grand oiseau blanc – ou bleu, ou jaune, peu importe, c’est une expression imagée conventionnelle – et attendre dans le hall de débarquement. François aime, de plus en plus, observer les gens qui deviennent, pour un instant, ses voisins. Il s’en régale en tout lieu : rue de la Liberté, place du Bareuzai, place Darcy, dans les jardins de l’Arquebuse… Dans un aéroport, il n’a pas assez de ses deux yeux ! Pendant leurs promenades en ville, Sarah détaille plutôt les vitrines. Avec les nombreuses boutiques des différents halls d’une aérogare, elle est également à son affaire ! Mais aujourd’hui, l’unique objet de leur bonheur est une petite brunette que chaque minute rapproche un peu plus de leurs bisous. Les ultimes instants précédant un rendez-vous ne sontils pas délicieux ? Sarah est aux anges de pouvoir à nouveau chouchouter sa petite poupée, pour elle toute seule, ou presque… François entend bien avoir sa part de bonheur, lui aussi. 9 En ce début d’été, Sarah est provisoirement sans emploi. Elle a effectué un court remplacement à l’agence bancaire du rondpoint de la Nation. Comme son amie Yannick le pensait, une place s’est libérée pour la fin août. Sarah avait envoyé un curriculum vitae en béton. Elle est donc embauchée définitivement pour début septembre. Elle deviendra donc la nouvelle collègue de Yannick. Lorsque François viendra effectuer ses démarches bancaires, il sera accueilli par deux sourires, le veinard. Pour l’heure, elle est prête à pouponner. Pouponner est-il un terme approprié ? Marie est une grande fille de deux ans et demi. François entamera son mois de congés payés à la fin de la semaine. Il est fin prêt à se libérer les méninges de tout cassetête, sans horaires et sans emploi du temps. Il aspire à se laisser vivre au gré du hasard, loin des contraintes, les doigts de pieds en éventail dans la chaise longue, un bon polar pour se meubler l’esprit et quelques cannettes fraîches et pétillantes pour étancher sa soif. Il est bien décidé à se la couler douce, sans se faire de nœuds au cerveau. Leur seule activité programmée est de partager le bonheur de la petite Marie. Morgane et Nono Morgane Mélanie Martin est bien plus grande. Elle aura huit ans à la fin de l’été. Morgane Mélanie est une grande fille, mais elle chérit toujours son Nono, héritage familial. Une première confidence, Nono est bientôt sexagénaire. Il est arrivé en Nivernais en 1949. Il possède donc la sagesse du patriarche… Ils vivent également dans le Grand-Dijon. 10 Lorsque Rodolphe Martin a quitté les Amognes, il a rejoint une école dijonnaise. Il a pris la direction d’un groupe de dix classes. Cette vie professionnelle est bien différente de celle de sa petite école de Saint-Jean. La taille de la ville est bien différente également. La famille Martin a quitté le village amognard, son petit hameau de Saint-Quepousse, à regrets. Annette a trouvé une maison à louer dans un village proche de la capitale ducale, à Ouges. Le hasard fait que la maison la plus proche est celle du Maire de la commune, Monsieur Paul. Hasard encore, puisque la maîtresse de maison est une collègue de Rodolphe. Madame Dominique est enseignante, elle aussi directrice d’école élémentaire. Les relations ont été bien facilitées et sont devenues rapidement amicales. Morgane est en congés d’été, comme son petit frère Arthur et comme tous les écoliers de l’hexagone. Lorsqu’elle quitte sa place d’écolière, Morgane endosse souvent le rôle de maîtresse d’école, "pour de faux". Est-ce génétique ? Son élève particulier est Nono, le compagnon de son enfance, son confident, son ours en peluche. Nono est très coopérant. Retourner ponctuellement aux études à bientôt soixante ans… Morgane appartient à la troisième génération qui profite de ses câlins. Son poil est un peu râpé sur le museau à force de bisous échangés au fil des ans. C’est un doudou familial, un patriarche, donc un sage. Arthur, Mickey et Grinchouilla Arthur Pol, le petit frère de Morgane, soufflera sa septième bougie quelques jours après la huitième de sa sœur. Ses deux doudous se nomment Mickey et Grinchouilla. Mickey, sympathique petit personnage en mousse, grandes oreilles et sourire malicieux, vient tout droit du monde de Disney. La souris fétiche est aussi espiègle que son petit maître. On peut le lire dans leurs yeux. Mickey est, depuis toujours, le compagnon de toutes les petites sottises enfantines. Arthur ne se sépare que 11 très rarement de son Mickey. Pour aller à l’école, bien sûr… Il a le même âge qu’Arthur. Grinchouilla est arrivé plus tard au sein de la famille. Individu sans sosie dans le monde vivant, en fourrure rouge et toujours arborant son rictus favori, il pourrait passer pour un désagréable citoyen. Il est de tempérament boudeur, un peu jaloux du doudou préféré, mais totalement solidaire de ses semblables. Que Mickey rencontre une difficulté, il arrive à l’aide. Que Nono donne son avis, il l’écoute. Grinchouilla reconnaît parfaitement l’autorité patriarcale de l’ours. Il est un faux grognon mais un vrai copain. Si les doudous ont besoin de lui ? Toujours prêt ! Morgane et Arthur sont sur la terrasse. Ils s’occupent gentiment. Que font-ils ? Arthur est plongé dans une bande dessinée. Il éclate régulièrement de rire en remuant les jambes comme un diable à ressorts. Morgane a sorti son tableau magnétique sur pieds et ses lettres aimantées pour une séance de lecture à l’adresse des peluches. Nono, Mickey et Grinchouilla sont alignés sur la balancelle. L’attitude n’est pas à la concentration. La motivation ne se reflète pas dans leurs prunelles. Après tout, c’est l’été. Il doit y avoir un temps pour tout. La petite maîtresse, un peu désappointée, jette un œil chez les voisins. Lily-Rose et Doudou rose Une petite fille inconnue traverse la pelouse. Morgane s’approche du portail de Monsieur Paul. « Bonjour. Je m’appelle Morgane. Et toi ? ― Moi, non. On m’appelle Lily-Rose. ― Quel âge as-tu ? Moi, presque huit. ― J’ai quatre ans et demi. Tu habites ici ? ― Oui, depuis un an. Nous avons déménagé l’été dernier. Avant, je vivais dans un petit village des Amognes. Et avant encore, nous étions à Paris. Et toi, tu es d’où ? 12 ― Je sais pas où c’est, les Amognes. Paris, oui, j’y suis déjà allée. J’habite dans le Nord, à Fretin. C’est loin, tu sais. En ce moment, je suis en vacances chez ma mamie Nicole. Paul et Dominique sont des cousins et nous sommes venus leur dire bonjour. Je ne les connaissais pas, c’est la première fois que je viens ici. Tu veux jouer avec moi ? Je te présente mon lapin en tissu. Il s’appelle Doudou rose. » Doudou rose a un frère jumeau, Doudou gris, qui n’apparaîtra pas dans la résolution de cette énigme. Lily-Rose doit se contenter du soutien d’un seul doudou. Doudou gris a préféré la compagnie des peluches restées au pays. « Comme il est mignon ! ― Je t’ai dit qu’on m’appelle Lily-Rose. C’est Alain qui m’a baptisée Lily-Rose. La couleur rose est ma préférée. J’aime bien aussi le rouge, le mauve, le violet. ― Pas les autres couleurs ? ― Moins. Je les laisse à ceux qui les trouvent belles. Mon vrai prénom est Mathilde. Je sais l’écrire sans me tromper, depuis longtemps. » Ainsi se crée une amitié spontanée entre Morgane et Lily-Rose, relation qu’Arthur ne tarde pas à venir partager. Le lapin fait, en cette occasion, la connaissance de l’ours et de ses copains. Souvent, les enfants deviennent d’efficaces vecteurs relationnels pour leurs parents. Mamie Nicole rencontre ainsi Rodolphe et Annette Martin. En fin d’après-midi, il est bien difficile de séparer Lily-Rose de ses deux nouveaux amis. Mamie promet que, dans quelques jours, Morgane et Arthur viendront passer la journée à Longvic. Cet argument atténue la peine de l’éloignement. Lily-Rose est pour deux semaines de vacances chez Mamie Nicole et Alain. Elle est habituée à partager ses parents et ses journées avec ses trois grands frères, Pierre, Antoine et Hugo. 13 Ici, elle est le centre du monde. Mamie est allée la chercher en TGV. C’est son premier séjour seule, loin des parents et des frères. Le téléphone relie chaque soir Longvic et Fretin, pour le résumé du jour. Lily-Rose apprécie de voir tout le monde à ses genoux. Pour quelques jours, c’est bien agréable ! Depuis son arrivée, elle connaît par cœur le chemin de la boulangerie-pâtisserie du quartier. "La Huche à Pain" n’a plus guère de secrets pour elle. A chaque visite, elle choisit des friandises : sucettes, bonbons, boules de guimauve ou roudoudous. En plus du pain quotidien, le retour les voit souvent rapporter une petite boîte de gâteaux. Lily-Rose est gourmande de tartelettes aux fraises ou aux cerises. C’est la pleine saison. Chaque jour, elle donne sa pièce à Isabelle en échange des friandises convoitées. La boulangère, amusée par ce petit bout de bonne femme radieuse et ses prunelles étincelantes, remplit souvent la poche de bonbons, bien au-delà de la valeur de la pièce… Lily-Rose ne vient pas souvent en terre longvicienne, heureusement pour Isabelle qui risquerait la faillite ! Le lotissement du Parc a une trentaine d’années d’existence. Les pavillons ne résonnent plus beaucoup de rires enfantins. Il s’anime un peu, dans ce domaine, lors des week-ends et des vacances scolaires. Les habitants sont, pour la plupart, des grands-parents et il faut donc attendre les petits-enfants pour redonner au lieu son air de jeunesse. Lily-Rose a rapidement fait la connaissance de Marie, presque voisine du moment. Bien que deux années d’âge les séparent, elles aiment se retrouver chez l’une ou chez l’autre, pour jouer toutes les deux ou tous les quatre avec Zazanine et Doudou rose. Lily-Rose essaie d’apprendre à Marie à bien prononcer « Ma-za-ri-ne ». C’est encore le plus souvent Zazanine… François et Sarah habitent dans une rue parallèle du même lotissement. Ils connaissent Alain, de vue. C’est lui qui avait mis François sur la piste de la Bentley du "Major Thompson" en direction de Saint-Quepousse aux Amognes. Ils se saluent très souvent, sans s’être jamais mutuellement reçus pour trinquer à 14 une occasion particulière, encore moins sans motif. Depuis la rencontre des deux copines, c’est chose faite. Vecteurs relationnels, disait-on précédemment… Lily-Rose connaît Morgane et Arthur. Lily-Rose connaît Marie. François et Sarah connaissent la famille Martin. Depuis son arrivée en métropole, Marie connaît, à son tour, Morgane et Arthur. Lily-Rose connaît également Clem’ ( Clémantine ) depuis un séjour à la Balad’âne avec toute la famille. Clem’ et Doudou bleu Clem’ doit bientôt venir, pour presque trois jours, à Longvic. LilyRose l’a invitée à venir la rejoindre chez Mamie Nicole. Elles se sont rencontrées lors d’un week-end partagé à la Balad’âne, le domaine avec gîte et chambres d’hôtes des parents de Clem’. Ce séjour reste gravé dans les mémoires. Comme la Balad’âne a accueilli assez récemment François et Sarah dans la Drôme, Clem’ ne mettra pas longtemps à devenir copine avec la petite Marie. Il ne restera plus qu’à regrouper les cinq loustics… quatre filles et un garçon… pauvre Arthur !... un nouveau "Club des Cinq" est sur le point de naître. Le "club des six doudous" également, puisque Clem’ va apporter son Doudou bleu qui ne restera donc pas à l’écart de l’histoire qui se prépare totalement à l’insu des uns et des autres. Doudou bleu appartient, comme Doudou rose, à la race des lapins en tissu. Quand Clem’ était petite, Doudou bleu était indispensable. Il est resté l’ami d’enfance. Clem’ est une grande fille, elle aussi. Doudou bleu vit une retraite paisible. « Mathilde, viens voir qui arrive ! ― Qui, Mamie ? ―Viens chercher toi-même la réponse ! 15 ― Clem’ ! » Les hasards de la vie offrent parfois des aubaines formidables. Il suffit simplement d’être attentif et de saisir au vol les bonnes occasions. Jocelyne et Thierry, les parents de Clémantine, ont des affaires à régler en région parisienne. Ils montent tous les deux dans la capitale le temps d’un voyage éclair. L’aller-retour doit être bouclé en trois jours, pas un de plus. Juste pendant le séjour de Lily-Rose en terres dijonnaises ! Et Longvic est presque sur le chemin entre la Balad’âne et la Tour Eiffel ! Un bon plan a été mis sur pied. A l’aller, Jocelyne et Thierry détournent légèrement leur route, posent Clem’ en Côte d’Or, dans la matinée, et la confient à Mamie Nicole. Le lendemain, journée complète pour les gamines, une journée promise à la fête ! En redescendant, les parents récupèrent leur fille et retournent dans la Drôme. Le séjour sera bref, mais court est plus long que rien. Pour la journée de Clem’, Morgane et Arthur ont obtenu, sans trop de difficultés, l’autorisation de venir de bonne heure chez Lily-Rose. Bien sûr, Marie est invitée aussi. Clem’ sera sur place. Que les corbeaux du parc de la Colombière et les hérons du val de l’Ouche se cramponnent. Ça va être joyeux dans l’allée des Gentianes ! Les rires font fuser ! La joie de vivre et l’insouciance sont au programme. 16 L’annonce de la marchandise Dans son bureau de l’Hôtel de Police de la place Suquet, le commissaire Isidore Meunier vaque à ses occupations quotidiennes des jours sans coups durs ni bavures. La matinée n’a rien vu défiler de particulier, si ce n’est le temps. Le panier à salade du début de service a ramené son lot quotidien de marginaux. Deux ou trois clochards sont gracieusement hébergés en cellule de dégrisement. Leur unique méfait est d’avoir un peu trop arrosé le lever du soleil ... ou peut-être l’approche crépusculaire. Ils y cohabitent avec une belle de nuit un peu défraîchie et lassée d’user ses talons aiguilles sur le tout nouveau pavage de la place de la Libération. La pause café a été perturbée par une malheureuse femme battue venue demander assistance et réconfort. Le repas à la brasserie en face du commissariat central ne fut pas plus original que les précédents. L’après-midi commence calmement. Le commissaire est au travail. A cet instant, il est tout particulièrement préoccupé par la recherche de son cure-pipe. L’accessoire métallique doit jouer à cache-cache sous une pile de rapports dactylographiés. Le capricieux instrument a peut-être poussé la plaisanterie jusqu’à se glisser dans un des dossiers en cours. Le bureau ( la pièce ) est vaste et ensoleillé. Le mobilier est assez moderne, fonctionnel, gris clair commun, de style fonctionnaire mais récent. Quelques clichés, en noir et blanc, de l’équipe du commissaire en action, égaient le seul mur tapissé de toile jaune paille. Ils sont punaisés sans hiérarchie – les clichés, pas les policiers – et confèrent à ce lieu de commandement un petit air de "36, Quai des Orfèvres". Deux autres côtés sont des cloisons vitrées à mi-hauteur, permettant au patron de rester en contact visuel avec l’ensemble du service. Le quatrième mur est dissimulé derrière une habile association d’étagères et de casiers de rangement. 17 Sur les planches et dans les cases s’alignent des centaines de dossiers de toutes couleurs, diverses épaisseurs et états de conservation variés. Le bureau ( le meuble ) est recouvert d’un matériel hétéroclite et d’une montagne de papiers tous bien différents. Un ordinateur occupe le centre, en compagnie de deux téléphones, d’une volumineuse lampe chromée, de plusieurs pots de crayons et d’un distributeur de trombones et de ruban adhésif. De nombreux dossiers, des rapports imprimés, des feuilles volantes, deux classeurs, un code pénal, l’annuaire départemental des télécoms et un magazine sur l’art de la chasse s’empilent sur la gauche du plateau. La construction paraît instable et de prévisibles éboulements perturbent sans doute certains moments de réflexion du commissaire. Pas étonnant que le cure-pipe ne lui saute pas aux yeux ! La partie droite de la table de travail, au contraire, est bien rangée et un porte pipes très achalandé y trône majestueusement. Maigret a fait école. Aucun doute. L’humour a également sa place, puisqu’un poster de fabrication maison décore le dos de la porte capitonnée. Chaque visiteur, collaborateur ou invité occasionnel, peut y lire, en la fermant – la porte – "Si la présence d’un bureau encombré évoque un esprit encombré… Que penser d’un bureau vide ?" Autre preuve d’humour : un petit dessin du moulin de Daudet est scotché sur le côté des casiers, donc à la seule appréciation des collaborateurs. La légende est écrite de la main du commissaire : "Ici dort Meunier, Moulin va trop vite… affaires de commissaires". La blague est déjà plus subtile et certains hommes du rang ont eu de la peine à comprendre. Le commissaire se demande même si un ou deux n’ont pas simplement ri par respect hiérarchique. Mais le commissaire ne trouve toujours pas son cure-pipe… Son adjoint, l’inspecteur Tanlaire, Simon de son prénom, s’active tout autant dans la pièce contiguë. Il gère le présent un peu fade en attendant qu’une nouvelle affaire le remette sur le sentier de la guerre. « A Dijon aussi, on pourrait avoir un 18 bel assassinat » ose-t-il espérer… Il imagine secrètement un avancement qui ne saurait lui être refusé en récompense de sa fulgurante arrestation du coupable, voire de ses complices. Il se concentre sur l’écran de son PC. Il le bombarde de son regard agressif. Il grommelle contre la machine qui ne semble pas vouloir lui obéir. Quelques noms d’oiseaux s’envolent à l’adresse de cet "inter-pas-net" qui reste silencieux suite à sa question concernant une famille de maquilleurs de véhicules volés. Le quotidien régional est ouvert sur le second fauteuil de la pièce, à la page des sports. Celle des faits divers a été découpée, annotée, surlignée de jaune, de vert, de rose fluo et gît, froissée de rage, sur la moquette, au pied de la corbeille métallique à claire-voie, sans avoir fourni d’indices. L’inspecteur ne trouve pas le petit détail qui va lui ouvrir la voie du succès. « Allo ? Bonjour commissaire. Ici, Alain Dic. » Il est sans doute utile de présenter cet interlocuteur discret. Il fait partie de ces individus qui traînent du matin au soir dans les rues, sur les marchés, dans les cafés, aux terrasses des brasseries et autres endroits où chacun se croit anonyme et libre de dispenser ses commentaires sur tout et au sujet de rien. On le rencontre plus souvent le soir ou la nuit qu’à l’aube du jour suivant. Alain Dic déambule même fort tard au royaume de l’astre lunaire. Ce noctambule professionnel vit tel un parfait nyctalope [ Ce n’est pas une grossièreté. Ce mot a été remis à l’honneur par le Capitaine Haddock, au même titre que bachi-bouzouk ]. Il est ce qu’on appelle, chez les hommes en bleu, un collaborateur civil. Dans l’autre camp, chez les moins fréquentables, on le qualifie plutôt de balance automatique. Quoi qu’il en soit, il constitue un des maillons essentiels des forces de police. Il se nomme, en réalité, Marcelin Di Cario. Son pseudo francisé, Alain Dic, colle parfaitement avec sa fonction. Qui l’a rebaptisé de la sorte ? Plus personne ne le sait. Ce pseudo lui 19 convient. Il s’en amuse. Et chacun le connaît ainsi. Il est en contact permanent avec une myriade de congénères. Ensemble, ils en savent plus que tous les journalistes dits bien informés ou prétendus tels. Ils ont, un jour, adhéré à l’association indéfectible des "compagnons de la moucharde" et sont à jour de leurs règlements. Son poste de travail est installé le long de bien des comptoirs, en zinc ou en formica. Ses armes secrètes ? Une bouteille de gouleyant jus de la treille ou une cannette houblonnée. Sa force ? Garder toute sa lucidité et sa clairvoyance, même audelà des deux grammes. Ses indispensables outils de travail ? Une langue habile et une paire d’oreilles bien affûtées. En un mot, c’est un informateur. « J’ai une nouvelle d’importance à vous confier. Mais avant tout, selon nos bonnes vieilles habitudes maison, l’échange de codes. "La petite rainette bleue se chauffe sur une feuille de nénuphar rose". ― "Le batracien peut coasser en toute tranquillité, les hérons sont sourds". ― Merci, commissaire. Alors, voilà mon information. J’en ai vérifié les sources, aucun risque d’erreur. La marchandise que les internationaux filent depuis plusieurs semaines est arrivée sur votre territoire. Les maritimes l’accompagnent "à l’insu de son plein gré" depuis Colombo. Pas votre collègue à l’imperméable et à la Pigeot… le port du Sri Lanka. Elle a débarqué à Marseille d’un cargo sous pavillon indien. L’équipage n’était au courant de rien. Les douaniers l’ont laissée en course, tout en continuant à noter le moindre indice. La vallée du Rhône a été remontée au milieu d’un bric-à-brac dont le chauffeur n’avait pas l’inventaire. Il était payé pour livrer rapidement un reste de déménagement. Ce qu’il a fait. Aucun soupçon quant à son éventuelle implication dans ce trafic. L’appartement destinataire, par contre, était dans le collimateur de vos collègues des stup, depuis qu’un certain Gonzague s’en était porté locataire. Vous vous souvenez de 20 ce cher Gonzague, autrefois surnommé "Riri, l’ami des couteaux" ? Selon les embrouilles, il se nomme Rafé ou Ricole. Gonzague Rafé, vous aimeriez bien l’agrafer pour de bon, mais il est rusé le bougre ! Gonzague Ricole, vous l’enverriez bien se mettre au vert à la Santé ! Mais trêve de plaisanteries. Cette fois encore, il risque de passer à travers les mailles. Il a réceptionné le mobilier. Il a loué deux coffres dans deux banques différentes. Il y a entreposé la marchandise. Il semble qu’il n’aura plus à s’en occuper et que d’autres vont en prendre livraison. Je tiens cette dernière info d’un collaborateur nouvellement recruté et je n’ai pas eu le temps de la confirmer. ― Quel type de marchandise ? ― J’y venais. Dans un tiroir de la table de nuit, les importateurs avaient soigneusement incrusté huit diamants et quatre rubis d’une rare valeur. La collection se compose de treize pièces. La treizième est un neuvième diamant, un tout petit diamant noir ! Les pierres proviennent d’une parure dérobée à la collection du Maharaja de Chandigarh. C’est cette partie de la livraison qui vous concerne. Mon job, c’est la récolte des infos, au détail près. J’ai presque terminé. Je vous mets sur la piste des bijoux et je me place en orbite sur une autre piste. Le reste de la marchandise est une belle collection de sachets de poudre en provenance de Colombie, via Colombo pour brouiller les pistes. Son interception est du ressort de vos collègues des stups. ― Chacun sa spécialité. D’accord. La nôtre est le grand banditisme et les trafics d’or et de pierres précieuses. Nous prenons l’affaire à notre compte et nous attendons que vous nous précisiez les détails de la livraison. ― A vous de mettre la main sur la marchandise à facettes et sur les transporteurs. Le trésor s’offre quelques jours de repos dans un coffre anonyme d’une banque du centre ville. Les pierres doivent être retirées de leur abri temporaire par un maillon important de la filière d’écoulement. Plusieurs relais doivent se succéder. Les joyaux seront remis en mains 21 propres – quelle expression ! – au cerveau du trafic. L’échange se fera sur la promenade des bords de l’Ouche, sur le territoire longvicien. La date est fixée, avec certitude. C’est pour dans trois jours, l’après-midi semble-t-il. A vous de jouer. Je vous ferai savoir le moment exact de la mise à feu de la fusée dès que le directeur de la banque nous préviendra de l’ouverture du coffre. Préparez votre souricière. La prise est de haut vol. Ne sous-estimez pas l’adversaire. ― Je mets toute l’équipe à l’œuvre et j’attends votre signal de départ. » Cette information révélée au commissaire Meunier lui fait l’effet d’un élastique que l’on tripote depuis un moment et qui choisit, sans prévenir, ici et maintenant, de venir vous claquer à la figure. Isidore passe à l’attaque. 22 Une journée mémorable Le coq a chanté de bonne heure. Le radio-réveil diffuse sa musique depuis quelques minutes. Lily-Rose et Clem’ sont déjà debout. Le chocolat n’a guère le temps de fumer dans les bols jaunes estampillés de la tête de nègre bien connue, souriante et coiffée de la chéchia rouge – Tête de nègre ? Il ne s’agit pas d’une expression entachée de racisme de bas étage. Mais "estampillées du visage de l’homme de couleur…", ne permettrait à personne de faire le rapprochement immédiat avec la célèbre marque de chocolat en poudre instantané. Il s’agit d’une image d’Epinal. Non ? d’Afrique ? D’accord, y’a bon – Deux tartines, un verre de jus d’oranges, une douche, un temps de démêlage de cheveux, les deux gamines sont déjà parties voir si Marie est levée. A Ouges, la famille Martin n’a pas retenu son ticket de grasse matinée de ce jour. Quand Annette met un pied dans la cuisine, les enfants sont déjà prêts : lavés, peignés, habillés… fin prêts ! Morgane a préparé le petit déjeuner pour tous les quatre. Avant de descendre, elle et son petit frère ont fait leurs lits et aéré les chambres. Maman n’aura plus qu’à refermer les fenêtres dans la matinée. Comme quoi, une bonne motivation… Et hop ! Rodolphe se sent obligé de se mettre à l’unisson. Il ne fait pas trop attendre ses enfants "chéris" pour sortir l’auto du garage et mettre sa tenue de chauffeur jusqu’à l’allée des Gentianes. Marie est la plus jeune, mais pas la dernière. De bien bonne heure, François a ouvert un œil, puis l’autre. Il a mis un pied à terre, puis l’autre. Il s’est rasé une joue, puis l’autre. Il a ensuite avalé un grand bol de café noir, rien d’autre. Au moment d’ouvrir la porte extérieure pour prendre la direction de son centre de tri postal, il entend des petits pas dans l’escalier. Marie est déjà levée. Elle tient la rampe d’une main, Zazanine de l’autre. Ses yeux étincelants précisent qu’elle est en pleine forme. Elle est prête pour la journée de fête. 23 Sarah a tout juste le temps de la préparer qu’un coup de sonnette retentit. Il est inutile de jeter un œil par la fenêtre pour vérifier qu’Arthur et Morgane ont déjà franchi le petit portail. Les voisins souhaitaient-ils dormir encore un peu ? Pas de chance ! Le club des cinq est déjà occupé à faire grincer la balançoire, à jouer à cache-cache ou à chat perché. Les adultes ont bien de la peine à cantonner ces ouistitis dans des jeux silencieux. Une fois n’est pas coutume ! Il n’est tout de même pas envisageable de les scotcher devant les dessins animés américano-japonais télévisés par une journée si prometteuse. 24 La souricière Le commissaire se glorifie d’une belle expérience. Il possède une réelle vivacité d’esprit. Sa rapidité de jugement alliée à son intelligence de gestion des situations délicates et son sens de l’organisation font de lui un fin limier. Il ne se donne pas trois plombes pour réagir à la suite de l’appel téléphonique de l’indic. « Simon, on reporte à plus tard nos activités en cours. Tu viens avec moi, en repérage. Préviens le secrétariat que nous sommes surbookés pour la fin de la semaine. Que personne ne nous prenne de rendez-vous et que ceux déjà notés soient annulés. A charge à la secrétaire d’inventer des prétextes variés et plausibles. Elle est experte, la miss Tinguette. Pendant ces trois jours à venir, je veux toute l’équipe sur le pied de guerre. Les congés et les repos sont suspendus. Exécution ! ― Dans une minute, l’ordre est transmis, patron. Dans deux, je vous attends, moteur ronflant, dans la cour. ― Pierre, tu as entendu ? En ta qualité d’inspecteur-adjoint, tu prends la responsabilité du service pendant notre absence et tu nous récupères, dans les commissariats de quartier, une douzaine d’agents pour demain matin. Sans discussions ! ― Mais, personne ne discute… ― Votre ton laisse flairer un gros coup, patron. ― Allez, en route. Je prends le volant et je t’explique pendant le trajet. » Quatre heures plus tard, le commissaire Meunier et l’inspecteur Tanlaire sont de retour. Briefing général dans la grande salle de réunion. Les bureaux sont vides donc silencieux, sans exception. Tout le commissariat est aux ordres, sauf un planton qui surveille l’entrée et la secrétaire qui garde le téléphone. 25 « Messieurs, un coup de filet d’envergure se prépare. Nous subodorions une affaire en préparation, une livraison importante attendue dans la région. L’info vient de tomber. Elle ne laisse aucune place aux supputations. Nous en avons désormais la certitude. Deux livraisons auront lieu dans deux lieux distincts. L’une est confiée aux stups, c’est dans leur créneau. L’autre nous échoit et nous devons réussir notre souricière. Bien sûr, rien ne sort d’ici. Nous arrivons de la prise de relevés et d’observations d’usage sur le terrain, Simon et moi. Nous devons sécuriser un gros kilomètre de la promenade du bord de l’Ouche. Il faudra du monde. Nous aurons des renforts quand le coq aura modulé son cocorico. Dès demain matin, je veux tout le monde sur le pont. Rendez-vous ici même, à sept heures, tous en civil. Certaines indispensables tenues de camouflage et quelques ustensiles seront préparés par nos accessoiristes spécialisés. Le plus délicat, dans un premier temps, sera de mettre le dispositif en place, sans éveiller le moindre soupçon dans la population. Et le jour J, à l’heure H, notre piège sera hermétique. Messieurs, à demain. » La grande salle se vide sans effervescence, mais on sent que les hommes du commissaire Meunier sont déjà prêts, dans les starting-blocks. Il sait galvaniser son équipe avec peu de mots. Son ton persuasif suffit à motiver les troupes. Les hommes savent que le patron n’est pas un ingrat. Les retombées positives sont toujours partagées entre tous. Il prend les bavures à sa charge. La confiance est générale et réciproque. Les comptes se règlent éventuellement, dans un second temps, dans son bureau, d’homme à homme, les yeux dans les yeux. Isidore est un vrai chef, respecté et respectueux. « Simon et Pierre, à nous de déterminer les points stratégiques et de décider qui fera quoi, où et quand. Nous avons la fin de soirée pour établir notre plan de combat. » 26 Le troisième jour annoncé par Alain Dic est arrivé. Chacun est à son poste. Les bijoux sont au chaud dans un coffre du centre ville. La marchandise va donc entrer dans la Coulée Verte par la ruelle du Château. La livraison doit s’effectuer vers le pont de la Rocade. Le mur en pierres est pourtant en bon état. Les riverains ont été surpris de voir arriver, si tôt, deux employés en tenues de travail de la ville de Longvic, avec sable, ciment, burins, marteaux et truelles. Ils ont descendu une bétonnière du camion et se sont mis au travail. Ils rénovent certains joints. Apporter une bétonneuse pour réparer des fissures ! Drôles de maçons !… Ces deux employés municipaux doivent être embauchés depuis peu, aucun riverain ne les connaît. En bas de la rue des Trois-Marronniers, une malencontreuse manœuvre d’un camion de livraison de bois a renversé tout le chargement au milieu de la chaussée, interdisant provisoirement l’utilisation de la voirie. Heureusement que cette rue est pratiquement un cul-de-sac. Si l’endroit avait été une voie très empruntée !... Un sacré tas de bois ! Le semiremorque a tout benné sur le bitume, sans dégâts aux clôtures. Les hommes occupés à réparer la maladresse ne devraient pas mettre plus de la journée pour empiler tous les rondins sur le plateau de transport et remettre le tracteur en route pour effectuer la livraison à la bonne adresse, cette fois. Les abords du lotissement proche sont bien animés. Plusieurs propriétaires – semble-t-il – s’affairent à l’entretien des espaces verts, arrachant pissenlits et autres mauvaises herbes avant le passage de la tondeuse. Sous le pont de la Rocade Est, des jeunes gens, sous la direction d’un plus âgé, tentent de faire disparaître plusieurs inscriptions multicolores chargées de messages plus ou moins conviviaux et de nombreuses fautes d’orthographe. 27 Des apprentis artistes, mais vrais pollueurs visuels, "ont marqué leur territoire par des tags qui souillent". S’il n’y avait que les tags plus ou moins adroits ! Que dire des "déjections graphiques" voisines ?... "J’t’m Jess" … "Nique la peau lisse" … "On emmerdent le prof de mat" … Deux autos sont garées le long des courts de tennis couverts. Les chauffeurs patientent au volant, bouquins comme occupations, autoradios en chansons et téléphones portables en action. Ils attendent sans doute leurs rejetons entrain d’en découdre dans un match interminable. Au stade de l’espace municipal Jean Bouhey, deux équipes disputent une partie de football sur le terrain le plus proche de la rivière. Les joueurs ne semblent pas tous très expérimentés et l’arbitre fait retentir des coups de sifflet habituellement entendus plutôt dans les carrefours chargés de circulation que sur les pelouses des stades. Ce ne doit pas être un match officiel. Le pont piétonnier qui enjambe la rivière est barré par des rubanettes rouges et blanches dans l’attente du séchage de la peinture verte des garde-fous tubulaires que des peintres remettent à neuf. Sous le petit pont sinistre du boulevard des Industries, le reste de l’équipe des "dégraffiteurs" est à l’œuvre. Les messages à faire disparaître ne sont guère plus philosophiques. Un fréquent utilisateur de la promenade trouverait peut-être inhabituel de rencontrer tant de gens occupés à ces tâches diverses. Un promeneur très occasionnel peut, à l’inverse, apprécier cet entretien méticuleux des espaces publics. Depuis ce deuxième passage inférieur sous les routes jusqu’aux ponts sous les voies de chemin de fer, la 28 promenade est plus sauvage. Aucune voie de circulation, aucun chemin pour piétons et cycles ne rejoint le sentier de la Coulée Verte. On y observe moins de monde aussi. Il y a bien une sente d’accès aux rares jardins encore entretenus. Les passages y sont bien peu fréquents, dans cette portion, le long de la voie ferrée. Pour preuve ? La majesté des orties y rivalise avec le port altier des avoines folles. Un vrai jardinier, un ancien fonctionnaire de gendarmerie, est à la pioche et au courant. Dans le lit de la rivière, peu en eau à cette époque, un pêcheur est à l’affût du moindre mouvement de son flotteur qui se balance au gré du courant. Un œil sur le bouchon, l’autre ailleurs… Un jeune homme entraîne son chien à courir chercher une balle et à sauter les obstacles naturels. Une belle bête, dressée au doigt et à l’œil, au geste et à la parole, selon la situation. Il semble préférable de se montrer aimable avec le maître que de "faire connaissance" avec le rottwiller noir et fauve ! Un peintre paysagiste a installé son chevalet au débouché de l’allée d’accès au lotissement du Parc. Il observe avec beaucoup d’attention l’alignement des ponts, les deux passages en encorbellement, le petit chemin sablé et le coude de la rivière. Il semble soucieux de n’omettre aucun détail, afin de reproduire le plus fidèlement possible les lieux Le parking de la cité Guynemer rassemble quelques mécanos autour d’une auto qui se transforme tout doucement en véhicule tout terrain. Plusieurs hommes, enfin, sont en faction à la porte latérale du parc de la Colombière. Ils sont appuyés contre le mur, à 29 l’intérieur de l’enceinte, invisibles depuis le chemin qui longe le cours d’eau, et discutent à voix basse. Le soleil brille. Les corbeaux de la Colombière survolent ce coin de nature maîtrisée. Quelques canards barbotent. Un couple de hérons gris guette le fretin argenté de l’onde. Les acteurs sont à leurs postes. On pourrait s’attendre à croiser Bourlem Guerdjou, le réalisateur de "Zaïna, cavalière de l’Atlas", et l’entendre claper « Action ! » Mais ce n’est pas du cinéma… 30 Jour de fête Dans la matinée, le quintet se dirige jusqu’à "la Huche à Pain". A l’arrivée de la joyeuse petite bande, la boulangère imagine que son présentoir de confiseries risque d’être largement délesté. Elle a vu juste. Dès le retour, les gourmandises dégustées, les jeux dirigés par Morgane, dans le jardin, permettent d’atteindre l’heure de mettre la table à l’ombre du grand cerisier. Le repas est plus calme que prévu. Les héros sont-ils fatigués ? Rechargent-ils les batteries ? Pour l’après-midi, un renfort est prévu. Renfort pour l’encadrement, Caroline est une jeune voisine, étudiante, qui ne refuse jamais un petit job pour assurer son argent de poche. Elle a accepté de s’occuper du club des cinq et de les emmener jouer dans les herbes sauvages au bord de l’Ouche. L’endroit ne présente aucun risque si ce n’est la présence de la rivière, le possible passage d’un chien errant, les agressions des plantes urticantes et insectes piquants ou la rencontre d’un éventuel marginal mal intentionné. Les parents ne laissent pas les enfants seuls à cet endroit. On n’est jamais trop prudent. Les recommandations parentales sont appuyées à l’attention d’Arthur. Pourquoi Arthur ? Parce qu’il est un garçon ? Oh !... Caroline fait promettre aux enfants d’être obéissants. Elle porte en bandoulière un sac de toile contenant une grande bouteille d’eau, des barres chocolatées et des fruits. Chacun prend chapeau et lunettes de soleil. Arthur emporte un ballon, LilyRose une corde à sauter, Marie sa poupée, Caroline un roman d’aventure et un hebdomadaire illustré. En route. Chacun donne la main au suivant et la petite colonne s’ébranle. Les seuls endroits un peu délicats à négocier se trouvent aux franchissements des deux ponts SNCF. Le passage en ciment le long des piles est étroit. Le peintrepaysagiste est amusé par l’approche de cette petite troupe, à la queue leu leu, telle une procession appliquée de canetons derrière maman cane. Il a bien envie de les représenter sur sa 31 toile. Possède-t-il cette aptitude ? Il en doute, conscient de ses limites. Ils arrivent à l’endroit programmé, là où un petit triangle d’herbe est fauché. Les affaires sont bien regroupées sur un banc. La meute de petits loups peut s’ébattre à souhaits, sous la protection souple de la baby-sitter. 32 Un couple de promeneurs « Allo ? Bonjour monsieur le commissaire. Ici la rainette bleue. ― Bonjour, cher monsieur Dic. Je suis à l’entrée de la Colombière. Pas de hérons en vue. Alain, je vous écoute. ― L’heure annoncée est arrivée. Mon correspondant vient juste de raccrocher le téléphone. Il nous prévient que les bijoux sont sortis prendre l’air. Une jeune fille blonde vient de prendre possession de la marchandise. Elle est vêtue d’un tee-shirt blanc, d’une jupette orange, d’un chapeau de toile verte. Elle porte une sacoche en tissu bleu de jeans. Elle est aisément repérable. A vous de jouer. » Le brave balayeur qui nettoie avec application la place commerçante où est implantée la banque est aussitôt prévenu. Il veille. Il ne doit laisser traîner aucune cochonnerie. Il porte un discret appareil beige dans l’oreille gauche. Est-il dur de la feuille, radio dépendant ou relié télécom ? Un couple, la cinquantaine, d’apparence classique, gare sa voiture sur le parking de l’école de musique, à quelques pas des banques. La sculpture qui trône au centre de la place attire leurs regards. Tous les deux trouvent l’idée intéressante. La statue leur plaît, bien qu’ils soient incapables d’en comprendre la signification. Monsieur y voit un point d’interrogation. Madame pense plus à une pince. L’heure n’est pas à la réflexion culturelle. Ils se dirigent vers les cellules commerciales. Lui, est grand, mince, d’allure sportive, cheveux un peu longs sur la nuque. Elle, est légèrement plus petite, sportive également, cheveux roux avec une frange à la Stone des années soixante-dix, yeux verts. S’éloignant de leur auto, ils longent les petits bâtiments de l’îlot du centre-ville, débouchent sur la place centrale. Ils ne semblent pas appartenir aux habitués des lieux car leurs yeux balayent plusieurs fois les alentours. Cherchent-ils une 33 boutique ? une pancarte indicatrice ? quelqu’un ? Ils gravissent en deux enjambées les quelques marches qui accèdent à l’alignement des commerces et s’engagent sous le passage permettant d’atteindre l’arrière du bâtiment et le parc du château. L’homme semble un peu distrait. Par maladresse – ? – il bouscule une jeune fille blonde, un instant immobile, qui cherche dans son sac à main en toile. La demoiselle lui sourit pour lui faire comprendre que tout va bien. Excuses d’usage. Le couple arrive au bord de l’Ouche et pénètre dans la Coulée Verte par la ruelle qui longe le mur du château. « Cette fois, fais attention où tu marches. Ne bouscule pas la bétonnière, elle ne t’excuserait pas. ― Quel humour ! » Ils se promènent tranquillement, bras dessus, bras dessous. Découvrant un tas de bûches renversées d’un camion plateau, ils échangent à voix basse quelques commentaires sur la maladresse des travailleurs d’aujourd’hui. On ne peut décidément plus faire confiance à qui que ce soit ! Ils s’étonnent de constater avec quelle minutie des agents – ! – des espaces verts déracinent un à un les pissenlits en fleurs, avant que ces derniers puissent arborer l’emblème du célèbre dictionnaire. La partie de foot les distrait un court moment, malgré le petit niveau de jeu. Ils sont très attentifs, sous le pont en nettoyage musclé, à ne pas se trouver sur la trajectoire des éclaboussures de solvants ou autres lessives de forçat abondamment projetés contre les graffitis nauséabonds. Ils commencent à partager quelques doutes. Ils ont déjà parcouru plus de la moitié du chemin. Le pont de la Rocade est derrière eux. Ils sont au bord d’une espace herbu qui s’étend jusqu’au talus de la voie de chemin de fer. Ils n’ont pas encore 34 rencontré celui qui est supposé réceptionner le petit paquet si précieux récupéré dans la poche gauche de la jeune blonde, bousculée sans dommage au centre commercial. Ils ralentissent l’allure. Leur contact est annoncé comme un monsieur brun, vêtu d’un jogging gris clair et portant un bandeau frontal rouge comme ses chaussures de running. Impossible de ne pas le remarquer. Ils ne l’ont pas encore vu et pourtant leur promenade est maintenant aux trois quarts accomplie. Ils s’asseyent sur un banc, prenant bien soin de ne pas déranger les objets et le sac posé là, sans doute, par les enfants occupés à tenter la capture d’un papillon violet. Ces cinq gamins jouent innocemment dans les grandes herbes et sur la petite zone tondue, à l’abri de tout risque, si ce n’est la présence de quelques insectes ou touffes d’orties. Une jeune fille, assise à l’ombre au pied d’un arbre, lit un magazine tout en jetant un regard sur les jeux des enfants. De temps en temps, un des gamins vient boire une gorgée de la bouteille d’eau minérale, protégée des rayons solaires sous ce banc sur lequel ils ont posé leur matériel et leur restauration. « J’en suis à me demander si notre homme va arriver. ― Nous n’avons pas pu le louper, nous n’avons croisé personne. ― Justement ! C’est bien une des sources de mon inquiétude ! Nous n’avons rencontré personne et c’est inhabituel. ― Ma réflexion est du même ordre, associée à tous ces travailleurs ou sportifs qui ne semblent pas toujours bien dans leurs rôles. ― Flaires-tu un piège ? ― Soit notre contact est en retard… Inadmissible dans notre programme… Soit il a un empêchement… Impensable sans qu’un autre le remplace… Soit l’issue du chemin est bouclée… Ce que je redoute. ― Faut-il faire demi-tour ? ― Non. Si une issue est bouchée, elles le sont toutes… Et nous sommes dans une souricière. 35 ― Oh ! Les joints du mur, le tas de bois, les rubans de chantier, les autos en stationnement, les méticuleux nettoyages, les sportifs !... Nous n’avons pas été perspicaces. ― Ne restons pas là. Il doit bien y avoir une solution. » 36 Le garnement Les policiers en civil, en faction à la porte sud du parc, refoulent bon nombre de candidats à l’accès. Certains promeneurs insistent en vain. Les gardiens du portail sourient à l’approche d’un jogger assez ridiculement accoutré d’un bandeau rouge et blanc, publicité d’une marque de cigarettes. Ils n’ont pas à intervenir. Ce dernier amorce un virage sur les contreforts de ses baskets vermillon et poursuit sa course laborieuse. Les keufs sont copieusement insultés par une bande d’ados prétextant que le chemin est public. Des gestes de bras et de doigts fleurissent dans leur direction. Ils restent immobiles sur leur lieu d’affectation. Certains piqueraient bien un petit cent mètres départ arrêté pour se dégourdir les mollets et calmer les envies de rébellion. Mais l’ordre est de ne pas s’éloigner du portail. Une brave grand-mère s’apprête à sortir du parc par cette porte du fond, le long de la rivière. Elle roule une poussette à trois roues, type tout terrain, dans laquelle gesticule un gamin… pas un adorable bambin… un affreux garnement insupportable. « J’veux rester aux balançoires ! ― Non, mon chéri, il est l’heure de rentrer vers maman. ― J’voulais une glace ! Mémée j’en veux une à deux boules ! ― Mais, mon trésor, il n’est pas l’heure du goûter. Tu ferais mal à ton petit ventre.» Cris, pleurs, vilains mots… Les policiers en civil, toujours imperturbables le long du mur de pierres, sont stupéfaits de la patience de la vieille dame. Le commissaire Meunier n’en croit pas ses yeux, ses oreilles non plus d’ailleurs. « Il y a vraiment des fessées qui se perdent ! ― J’t’en foutrais, moi, des "mon chéri" ou des "mon trésor"… J’aurais déjà ouvert la boîte à gifles ! 37 ― La "coupdepiedauculthérapie", les gars, lui remettrait bien les oreilles dans le bon sens. ― Et le postérieur sur le siège de la poussette ! » Prenant pitié de cette pauvre grand-mère martyre, le commissaire et ses hommes font une entorse à leur ligne de conduite. Ils devaient interdire à quiconque de pénétrer sur la promenade du bord de l’eau. Une exception confirme toujours la règle… Ils laissent la mémé couper au plus court, ramener le chérubin dévastateur à sa génitrice, se débarrasser de sa périlleuse mission et en finir au plus vite. Ils ne se sentent pas la force de l’obliger à remonter toute la grande allée avec un olibrius de l’acabit de son protégé. Le troisième âge peut bénéficier de quelques privilèges. Le bruyant équipage longe le grillage du fond du stade Bourillot et amorce sa descente vers le premier pont et le chevalet du peintre. Le sale mioche se remet à déverser ses flots colériques. Fort heureusement, la vieille dame est encore alerte et le peintre est serviable car la poussette est trop large pour l’étroit passage cimenté sous le pont. Le gamin est donc obligé de descendre, la mémé le cramponne d’une main ferme et le peintre passe la poussette sous le pont en la portant à bout de bras. Ce monsieur est si charitable qu’il se propose de les accompagner jusqu’au second pont pour renouveler une opération identique. Puis il les laisse poursuivre leur route et retourne à son poste. Remerciements de la grand-mère. Au sommet de la très légère montée du sentier, la probable octogénaire croise le couple dont la mine est passablement anxieuse. Elle n’arrête surtout pas la poussette. Elle porte la main devant sa bouche en toussotant. Elle prononce quelques mots de sa voix douce et posée. « Si vous êtes chargés comme des aérostiers en plein vol, balancez le lest hors de la nacelle de la montgolfière. Il y a du poulet à la Colombière. Le risque de grippe aviaire est imminent. » 38 L’attention des observateurs, discrètement postés ça et là, est attirée par le calvaire de la grand-mère à la poussette. Ils la suivent du regard, chacun à leur tour, un instant. Ne va-t-elle pas se décider à mettre une bonne rouste calmante au jeune démon ? Même Morgane et ses co-chasseurs de papillons ont du mal à poursuivre leur safari tant le gamin est hors norme. Caroline n’imagine pas devenir, un jour, la baby-sitter d’un monstre de cette trempe… 39 L’interpellation du couple Le couple continue sa promenade, après que la dame rousse soit revenue chercher son foulard oublié sur le banc. Une petite pause de quelques minutes est marquée au bord de la rivière, au pied du pont SNCF. L’homme disparaît quelques secondes de la vue du peintre-paysagiste ( à cause du pilier du pont ) et de celle du pêcheur ( à cause du coude du cours d’eau ). Un petit besoin naturel ? La femme reste toujours soigneusement en point de mire. Elle tente quelques ricochets sur les petites vaguelettes de l’Ouche, comme si elle souhaitait attirer l’attention et faire admirer sa dextérité. Son compagnon la rejoint. Il semble soulagé. Ils reprennent bientôt le sentier et passent le deuxième pont. Au passage près du chevalet, ils feignent d’admirer le tableau en pleine réalisation du simili peintre du dimanche. Cette fois, ils ne sont pas dupes. Voici un des éléments de la volaille annoncée. Puis ils longent le haut grillage du stade et pénètrent dans le parc. « Madame, Monsieur, terminus, vous êtes en état d’arrestation ! » C’est la rousse qui prend l’initiative de la contre-attaque, en distillant une interrogation des plus embarrassantes en attendant les preuves. « Qu’avons-nous fait de répréhensible ? » L’homme tente de se débattre, en vain. La dame, dans la bousculade, perd sa perruque rousse et ses lunettes de soleil. Les policiers découvrent en elle, à leur grande surprise, un second homme, le cheveu ras. « Vous perdez la raison ? Est-ce un crime d’arpenter les bords de la rivière ? Sommes-nous accusés de vol de temps libre ? ― Attends, mon gaillard, tu vas bientôt faire moins le mariole ! Tout "Jojo la rouquine" que tu es, je te conseille de t’écraser et de jouer profil bas. ― Que dois-je comprendre ? ― Ta gueule Riri, je te reconnais. Cette fois ton compte est bon. 40 ― Papiers, sac à main, mains en l’air ! ― Je me plaindrai à qui de droit. ― C’est ça ma jolie ! Aux Baumettes, tu auras tout le loisir de rédiger les mémoires d’une folle accusée par erreur par d’affreux flics machos. ― Face au mur, les mains à plat au dessus de la ligne des oreilles, les jambes écartées ! Le premier qui bouge, je lui mets un drop de demi d’ouverture dans son intimité. » Les corvidés de la Colombière n’ont jamais assisté à une fouille aussi rapide mais approfondie, aussi déterminée mais sans succès. Les écureuils non plus. Rien… Pas un diamant… Pas un rubis… Même pas la plus petite pièce de joaillerie… Tout espoir de brillant s’est fait la malle… Isidore et sa bande de pandores – dixit Riri – doivent se rendre à la raison. Ils ont fait erreur. Le commissaire penche plutôt pour une mystification dont ils sont les victimes. Ces deux gus ne sont sans doute pas d’honnêtes citoyens mais ils sont, sur ce coup, irréprochables. Ils les ont trompés. Le fait de se travestir en gazelle rousse n’est plus condamnable depuis des lunes… Il ne reste plus aux forces de l’ordre qu’à se confondre platement en excuses, bien que personne ne soit naïf. 41 La fouille de la mémé « Nom d’un chien ! La mémé ! Allo, Simon ? Une vieille dame avec une poussette est-elle passée près de vous ? ― Je la vois qui arrive. Pourquoi ? ―Chope-la ! Fouille la mémé, le môme, la poussette ! ― Ok, patron. ― Non, attends. La fouille de la mémé, tu la fais faire par Julie. Elle est toujours avec toi, à mélanger le mortier ? ― Pas de problèmes. Nous fouillons et on vous attend. Je préfère cette mission à la maçonnerie fictive. Nous préférons les petits calibres aux truelles. » Quand Isidore Meunier, le commissaire, rejoint Simon Tanlaire, l’inspecteur, et sa Julie, il ne peut que constater qu’ils sont bredouilles à chaque extrémité de la promenade. "Bizarre… Vous avez dit bizarre ?... Comme c’est bizarre !..." Le commissaire est obligé à de nouvelles excuses encore plus respectueuses. Il va en prendre l’habitude… Il n’apprécie pas non plus le sourire en coin, de type narquois de chez narquois, de la respectable vieille dame. Là encore, deuxième épisode, plus faux jeton, tu meurs… « A tous les hommes du dispositif "souris verte"… Commissaire Meunier… Aucune issue n’est libérée… La verroterie court toujours. » 42 Le retour à la maison Les enfants sont fatigués. Ils ont beaucoup couru. Ils se sont dépensés sans compter. Ils ont mangé la petite collation emportée dans le sac de toile. La bouteille vide fait office de vase pour un bouquet champêtre original de campanules violines et de chardons bleus. Le privilège de rapporter ce cadeau est confié à la petite Marie qui assure fièrement le délicat transport. Caroline ramène la petite troupe au point de départ. Annette et Rodolphe, Sarah et François sont sur la terrasse avec Nicole et Alain. Le thé est bu depuis bien longtemps. Une bonne tournée générale de jus d’oranges précède les retours aux domiciles respectifs. Tout le petit monde passe à la douche, les pyjamas passent à l’action, les affamés passent à table et en route pour les dodos réparateurs. Pour les dodos, oui, avec les doudous. Les doudous ? Misère ! Où est Mazarine ? Marie ne l’a pas rapportée. Et sans Zazanine, le sommeil est impossible ! François se précipite chez Lily-Rose et Clem’. C’est tout à côté. Les fillettes n’ont pas la poupée ! « Allo ? Rodolphe ? Re-bonsoir, c’est François. Nous rencontrons un gros problème au moment du coucher. Marie n’est pas revenue avec Mazarine. La poupée n’est pas restée aux Gentianes. Morgane ou Arthur l’auraient-ils gardée par inadvertance dans leur sac ? ― Attends, Morgane n’est pas encore endormie. Je monte jusqu’à sa chambre. … Allo ? 43 Non, je suis désolé. Elle ne l’a pas. Elle ne se souvient pas l’avoir revue depuis le banc sur lequel ils avaient posé leurs affaires, cet après-midi. Il faudra peut-être retourner faire une battue au bord de l’Ouche. Tiens-moi au courant. Si tu as besoin de moi, n’hésite pas. Je ne suis pas couché de si tôt. ― Merci. Bonne nuit.» François est perplexe. Il ne se sent guère le courage d’arpenter la Coulée Verte avec sa lampe électrique. Il n’a pas peur du noir. Il n’a pas peur du ridicule car il sait qu’à cette heure on ne doit plus rencontrer âme qui vive au bord de l’eau. Il n’a pas peur du loup, non plus. Il n’a pas envie de jouer les détectives nocturnes, c’est tout simple. « Allo, bonsoir madame. Je suis François, le tonton de Marie. Puis-je parler un instant avec Caroline, s’il vous plaît ? Nous avons égaré la poupée Mazarine. ― Je lui passe le combiné. Bonsoir. ― Caroline ? Dis-moi, aurais-tu une idée de ce que Marie a fait de Zazanine ? Nous ne la trouvons pas et la minette est en pleine crise de désespoir. ― Je réfléchis, mais je ne souviens pas l’avoir sortie de mon sac en toile que j’ai pourtant rapporté vide, hormis mon livre et le magazine. Nous l’avons peut-être oubliée à l’endroit des jeux. Pourtant, je suis quasiment persuadée qu’il ne restait rien sur le banc. J’ai vérifié avant de rentrer. ― Bon, merci. Je vais aller sur les lieux. ― Attendez-moi, je viens avec vous. Je sais exactement où nous étions avec les enfants. ― Tu es gentille. Je n’osais te le demander. Je t’attends. » Le temps de ce second échange téléphonique, Rodolphe a sauté dans sa voiture et le voilà revenu à Longvic. Ils partent tous les trois, François, Rodolphe et Caroline qui vient de les rejoindre. La jeune fille les guide vers l’endroit exact de la halte de l’après-midi. 44 Surprise ! Le chemin est bouclé. La promenade du bord de l’Ouche est interdite à toute personne étrangère au dispositif policier. Des dizaines d’hommes et quelques femmes explorent le terrain, gendarmes en tenues, militaires en uniformes, employés en salopettes, maçons en bleus de travail, sportifs en survêtements, etc. Le commissaire Meunier reconnaît François. Il ne l’a pas oublié, depuis l’affaire du fourgon postal volatilisé et de son dossier top-secret. L’honnêteté du postier n’est pas mise en doute. Le policier-peintre et le policier-pêcheur identifient parfaitement Caroline. Une explication de leur présence à cet endroit et à cette heure, à la recherche de la poupée, est fournie sans difficulté. Le commissaire ne peut les informer de l’objet des investigations, mais le trio ne questionne pas. Les trois chasseurs de doudou souhaitent récupérer la poupée et rentrer au bercail. Ils sont autorisés à rejoindre le banc. Un agent les accompagne. On ne sait jamais. La confiance règne, mais tout de même. 45 Mazarine a disparu ! Sur le banc, rien. A côté, non plus. Dessous, rien de plus… Sur le chemin du retour, François aperçoit un petit objet jaune et rouge, dans l’herbe au pied du pont : le parapluie de Mazarine ! « Bon sang, mais c’est bien sûr ! » En revenant chercher son foulard oublié – Caroline se souvient bien d’avoir observé les quelques pas en arrière de la femme préalablement assise un instant sur le banc. Le pêcheur confirme – la rousse a "enlevé" Mazarine. Le commissaire est obligé de fournir quelques explications à François. Le facteur et l’enseignant se retrouvent à nouveau mêlés à une situation dont ils auraient bien aimé être exempts. Pour la baby-sitter, voici une première expérience. Promesses de secret, bien évidemment. La poupée a dû servir de planque pour les bijoux. Qu’est-elle devenue ? Les malfrats l’ont apportée jusqu’au pied du pont. Soit ils se sont débarrassés du parapluie encombrant, soit ils l’ont perdu. Mais après ? Les bijoux auraient pu trouver refuge dans le pépin rouge. Mais non, il est vide. Où est Mazarine ? Où a-t-elle disparu ? Marie réussit à s’endormir sans Zazanine, la fatigue aidant. Sarah explique que le doudou est en vacances chez Morgane. Demain, il faudra inventer une autre parade. * Toute la nuit, le commissaire Meunier et son équipe ratissent les lieux. D’énormes projecteurs sur batteries inondent les 46 rives de l’Ouche et la Coulée. Le coq les surprend en pleine activité. Pas une touffe d’herbe n’a été épargnée. Chaque buisson a été fouillé. Les trous des vieux troncs d’arbre ont été sondés. Les agents se sont piqués aux orties, aux ronces, aux églantiers, sans sortir le moindre diamant. Une équipe d’orpailleurs est dans le lit – du cours d’eau – Appelés en renfort avec leurs tamis professionnels, ils ont passé le fond de la rivière au peigne fin. Pas le plus petit rubis ! Ils ont cherché les bijoux. Ils ont aussi pisté la poupée qui aurait pu servir de cachette. Deux chiens, spécialistes des recherches dans les tremblements de terre et autres catastrophes naturelles, sont venus sur place avec leurs maîtres. Ils ont flairé. Ils ont reniflé quelques vêtements de la petite Marie pour s’imprégner de son odeur – les chiens, pas les maîtres ! – Mazarine est introuvable. Elle a bel et bien été enlevée ! La découverte du parapluie au pied du pont SNCF focalise les déductions du commissaire sur la poupée et le lieu. Il se fait décrire, avec le plus de précision possible, le doudou. Il ne conserve que de vagues souvenirs du portrait de Bécassine. Caroline lui brosse un portrait assez détaillé : robe verte, coiffe et tablier blanc, bas rouges rayés de blanc, sabots bruns. Caroline est experte. Elle est bretonne, Bécassine aussi. « Nous devrions la retrouver, même dans des herbes un peu hautes. La robe verte peut se dissimuler, mais pas le tissu blanc de la coiffe et encore moins le rouge des chaussettes. Le petit balluchon à carreaux rouges et blancs ne peut guère se confondre avec une fraise des bois ! ― Ni avec une fleur d’acacia. Regardez, dans le buisson à votre droite, chef, le sac à carreaux est accroché dans les branches. » Effectivement, il s’agit bien du balluchon de Mazarine. Mais… il est vide, lui aussi ! Le commissaire et son adjoint, sans avoir comparé leurs analyses sur le sujet, caressaient le secret espoir que les bijoux soient emballés dans ce morceau 47 d’étoffe. Fausse hypothèse. Le balluchon est bien vide. Mauvaise pioche. Mazarine a donc probablement servi, ellemême, de cachette. Dans sa coiffe ? Dans une poche de sa robe ou de son tablier ? Dans sa culotte à jambes bordées de dentelles ? Mais où est-elle passée ? L’inspecteur fouille les grandes herbes du regard, de part et d’autre du sentier. Le remblai de la voie est assez dénudé à cet endroit. Tout juste quelques buissons retiennent-ils la terre noire et caillouteuse dans leurs racines. Rien ne doit être laissé de côté. Aucune négligence n’est autorisée. En y regardant de plus près, quelques traces de pas sont découvertes sur la pente. Les empreintes montantes sont espacées. Le promeneur a sans doute gravi la côte à grandes enjambées. D’autres marques sont moins lisibles et attestent d’une descente mi-courue, mi-glissée. Les enquêteurs sont formés à ce type d’investigations. Simon Tanlaire comprend, à la seconde même, que la personne a effectué l’ascension et la dégringolade en très peu de temps et qu’il est doté de grandes guiboles. Il n’a aucun doute : "L’alpiniste" n’est autre que Riri, le fameux promeneur, blanc comme neige, innocent comme l’agneau, malin comme un singe et qui jouait les vierges effarouchées. Ah, le salaud ! A son tour, Simon grimpe inspecter les voies. Il ne trouve rien entre les rails. De l’autre côté du remblai, le terrain, à l’état sauvage, est impraticable et les broussailles sont reines et intactes. Rien ne ressemblant à une poupée n’y a été jeté depuis les rails. Tout juste deux ou trois boîtes de sodas ou paquets de gâteaux vidés de tout contenu fleurissent-ils les buissons. Simon n’observe que quelques dizaines de mètres de voies. Le promeneur n’a disparu de l’observation du peintre que quelques instants, deux minutes tout au plus. Il n’a matériellement pas eu le temps de marcher bien loin. Aurait-il lancé la poupée depuis le haut du pont jusque sur l’autre bord de l’Ouche ? 48 Une équipe fouille la rive droite, sans succès. L’inspecteur est redescendu bredouille. Il questionne le peintre. « N’avez-vous rien entendu ? Les deux promeneurs n’ont-ils pas interpellé un complice sur l’autre bord ? N’avez-vous pas tendu l’oreille ? N’auriez-vous pas perçu un bruit d’impact, résultat de la chute d’un objet lancé par-dessus la rivière ? ― Non, rien. ― Réfléchissez bien. Etes-vous sûr de votre réponse ? ― Certain ! De toutes les façons, il m’aurait été impossible d’entendre quoi que ce soit, à cause du bruit du train franchissant le pont et des phénomènes de résonance. ― Le pont ! Le train ! Pétard de Brest ! Il a lancé le magot dans un wagon d’un train et salut la compagnie ! Qui peut imaginer jusqu’à quelle station ? ― Du train ? Nous n’y avons pas pensé ! Un train a franchi le pont lorsque le truand a quitté votre champ visuel ? ― Un à ce moment précis et plusieurs dans le courant de l’après-midi ! Je me souviens d’un train transportant des voitures neuves, de deux trains de citernes, d’un train de marchandise, de deux autorails. Lequel circulait au moment qui nous intéresse ? Un septième convoi, voire un huitième, at-il traversé la zone ? Je ne peux pas le dire, commissaire. » Les recherches se poursuivent sans le commissaire et sans l’inspecteur qui filent jusqu’à la gare pour questionner les agents du poste de contrôle du trafic. La question est précise. Les policiers ont noté l’heure H de l’interpellation à l’entrée du parc. Quel(s) train(s) est(sont) passé(s) sur le pont, dans le créneau s’étendant de H moins trente minutes à H moins deux minutes ? La réponse ne se fait guère attendre. Une fois de plus, l’informatique démontre ses qualités de mémoire et de rapidité. Dans la période visée, deux trains ont franchi la zone suspectée. Le premier, un train de wagons à plateaux pour le transport de voitures, est passé à H moins neuf minutes. Il venait des usines de Sochaux-Montbéliard. Il est actuellement en 49 stationnement au triage de Perrigny où il a passé la nuit sous surveillance, en raison de la valeur du chargement. Quatre membres de l’équipe du commissaire sont envoyés sur les lieux. Associés à six agents des chemins de fer, ils fouillent tout le convoi. Chaque véhicule transporté est visité, par acquis de conscience. Comment Mazarine pourrait-elle se cacher dans un coffre ou une boîte à gants ? Les plateaux sont inspectés minutieusement, eux aussi. La traque ne donne aucun résultat positif. Peine perdue ! La piste est close. Le second, un convoi de wagons-citernes a effectué un franchissement identique, à H moins quatre minutes. Par contre une inspection est plus compliquée. Le convoi s’est disloqué en fin de journée et les citernes ont poursuivi leurs voyages dans quatre directions : Lyon, Nevers, Les Laumes et Sens. Toutes étaient destinées à des usines. Le dernier vient de rejoindre sa destination. Les quatre sites sont donc informés, dans le secret le plus total. Quelques agents de sécurité se mettent en action aux terminus. Résultat nul. Mazarine reste introuvable. Où est-elle séquestrée ? Le convoi de voitures a repris son circuit de livraison. Les citernes ont terminé leurs trajets respectifs. L’enquête de police fait du sur place. Une circulation ferroviaire n’a pas été enregistrée : celle d’une motrice diesel, toute récente. Seule, elle s’est rendue à la gare de marchandises pour aller tracter des wagons vides jusqu’au triage. Le chef de gare s’en souvient bien. Il a admiré la motrice flambant neuve, verte et grise, le matin même. Il connaît bien le conducteur qui a assuré ce transfert. Le responsable du contrôle ferroviaire et tout son staff se coupent en quatre pour mettre les enquêteurs sur les bons rails. « Vous connaissez notre publicité, Monsieur le commissaire ? "Avec la SNCF, tout est possible !" Cette petite phrase percutante est plus qu’une accroche publicitaire. Elle résume notre ligne de conduite. 50 ― Je le constate personnellement, en cette occasion. Mes félicitations. ― Allo, Monsieur Guillemin ? Bonjour. Ici le poste de contrôle du trafic. René Nette, à l’appareil. Je vous mets en contact avec Monsieur le commissaire Meunier. N’ayez crainte. C’est un service que nous vous demandons. ― Bonjour, Monsieur. Je suis donc le commissaire Isidore Meunier. Enchanté. Voilà… Ma question est un peu délicate. Je sollicite votre mémoire et votre discrétion. Le secret doit être absolu. ― Pas de problème, cher monsieur. Je suis assermenté. Vous avez ma parole. Je sais tenir ma langue lorsque le service l’exige. Je serais ravi de vous apporter mon aide. ― Merci. Etes-vous bien le conducteur de la toute nouvelle motrice ayant circulé sur le pont de l’Ouche, derrière la Colombière, hier en milieu d’après-midi, entre Perrigny et Porte-Neuve ? ― Tout à fait exact, Monsieur le commissaire. On vous a bien renseigné. ― Auriez-vous remarqué un homme le long de la voie, sur ou aux abords immédiats du pont ? Je lance une seconde question, dans la foulée. Ne me demandez pas d’explications, mieux vaut ne pas entrer dans les détails. Votre mémoire aurait-elle photographié une poupée, une Bécassine, abandonnée à cet endroit ou en un autre point du parcours ? ― Je peux, sans hésiter, répondre négativement à vos deux questions. Si un civil avait cheminé sur la voie ferrée, j’aurais consigné l’anomalie sur mon carnet de conduite. J’y garde traces des faits divers observés. Chacun ses petites manies et centres d’intérêt. Moi, je collectionne les bizarreries rencontrées en service. Quant à la poupée, je n’ai rien vu. Dans le cas contraire, j’aurais été peiné pour la pauvre fillette l’ayant égarée. Je suis, moi-même, le père d’une petite gamine de trois ans qui tient comme à la prunelle de ses yeux à une poupée semblable. Pensez si j’aurais fait tilt ! Hélas, je ne vous suis d’aucune aide, Monsieur le commissaire. Vous m’en voyez désolé. 51 ― Aucun indice direct nous livrant la clef de notre recherche, c’est vrai. Mais les réponses négatives à certaines suppositions donnent de nouvelles impulsions à nos filatures. Encore merci. » Mazarine n’est pas sur les lieux d’embarquement forcé. Les policiers en sont désormais assurés. Elle n’est pas dans les convois qui auraient pu croiser sa route. Qui l’a enlevée et pour l’emmener où ? *** Je sens que vos nerfs sont à rude épreuve… Vous n’allez pas résister longtemps à l’anxiété ?... Vous voulez savoir ?... Je peux vous rassurer sur le sort de Mazarine. L’homme – Riri, osons le préciser, puisque la police l’a dévoilé – a effectivement gravi très vite le remblai. Un train de wagonsciternes circulait sur la voie montante. Il a lancé Mazarine sur un wagon. Vous êtes de plus en plus inquiet pour la malheureuse Zazanine ? Je n’aurais rien dû dire… A-t-elle été écrasée par le convoi ? Non, reprenez confiance en sa bonne étoile. Elle a réussi à se stabiliser sur une citerne, en partance pour les raffineries de Feyzin, en banlieue lyonnaise. Elle n’est pas tout à fait indemne, mais chut… Ne dites pas que je vous ai dit… N’allez pas me dénoncer comme "témoin muet" au commissaire Meunier… Il me considèrerait comme complice ! Et je n’en sait pas plus… ou presque… *** 52 Le plan des parents Au saut du lit, François est de très sombre humeur. Comment résoudre le problème de l’absence de Mazarine ? Sarah a bien du mal à imaginer une parade. François a très mal dormi. En réalité, il n’a pratiquement pas fermé l’œil de la nuit. Il est sur les nerfs depuis le départ de Rodolphe, après avoir raccompagné Caroline. Tant d’idées se bousculent dans sa boîte crânienne ! Il a toujours entendu dire que, pour un homme, le métier de père est un des plus difficile au monde. La profession de mère est tout aussi complexe, bien évidemment. Le rôle de tonton et de tata de cœur lui semble bien délicat également. Marie s’est parfaitement adaptée aux vacances longviciennes. Bien sûr, Sarah et François ont vécu un assez long moment à ses côtés, dans son île paradisiaque. Cette période commune n’est pas si loin. Marie est fortement attachée à eux. La fillette est raisonnable. Elle aime se comporter en "grande fille". Elle est adorable, mais si jeune encore… Pourquoi n’ont-ils pas prévu l’éventualité d’un tel scénario et demandé à Belinda d’envoyer également en vacances le perroquet multicolore en mousse, le second doudou ? Loin des parents, tout enfant a le droit de traverser des petits coups de blues. Dans ces situations, le doudou est un personnage transitionnel indispensable. Si Marie s’ennuie un petit instant, soit au moment du coucher, soit après un contact téléphonique avec Belinda, quelle solution s’offrira à elle ? Loin de maman, loin de Zazanine, d’éventuelles larmes risquent de sécher bien difficilement. La petite puce s’est endormie presque miraculeusement, hier soir, sans sa poupée. Mais ce tantôt, à la sieste ? Et ce soir ? Et les soirs suivants ? François n’ose imaginer un retour précipité jusqu’à la "Casa d’El Doc" avec une petite Marie en déprime… Que faire pour anticiper ? « Ecoute, Sarah, je ne vois qu’une solution. J’ai tourné et retourné mon imagination nocturne dans tous les sens. Il est 53 presque neuf heures. Je me précipite chez les marchands de jouets, de la grande surface spécialisée de la Toison d’Or jusqu’aux boutiques du centre-ville. Un des commerçants doit bien être en mesure de me fournir une Bécassine identique. Je commencerai par le magasin où nous avions acheté la vraie Mazarine, l’an dernier, rue de la Lib. ― Tu penses pouvoir rapporter la même ? Tu connais le sens de l’observation de la minette. Elle n’omettra aucun détail. Et puis Zazanine a une odeur bien difficile à retrouver en quelques minutes. Chaque être possède son propre parfum. J’ai un peu honte de tenter de la leurrer. Et pourtant… ― Nous avons une photo de Marie et de sa poupée, prise lorsque nous la lui avons offerte. Sais-tu où tu l’as rangée ? ― Oui, évidemment. Je ne m’en sépare jamais. Elle est dans mon sac. Je la contemple de temps en temps. Tiens, la voilà. Ne l’égare pas ! Essaie de ne pas l’abîmer, non plus. Prendsen grand soin. Bonne chance. » Exceptionnellement, le facteur n’enfourche pas son vélo. Jolly Jumper serait-il tombé en disgrâce ? Que nenni ! Les distances à parcourir risquent d’être assez longues. François possède un bon coup de pédale, sans être un spécialiste du contre-la-montre. Et il lui faut être rapide. L’auto présente, à ses yeux, plus d’efficacité. D’autre part, la remplaçante de Mazarine accepterait-elle de voyager dans une sacoche ? Les huit magasins de jouets connus sont visités, les uns après les autres, dans un ordre prédéterminé par le client impatient. Chaque marchand comprend parfaitement le challenge. Hélas, pas de Béca-Maza-Zazanine en stock. Une vendeuse lui présente bien une Bécassine habillée de manière identique. Mais ce modèle est beaucoup trop petit. Marie ne serait pas dupe… François sait que Sarah a raison. Marie est aussi maligne que gracieuse. Et toute maman reconnaît sa fille dans une foule, sans hésitation ! 54 « Je reviens sans poupée. Aucune Mazarine n’est aujourd’hui dans les rayons. C’est une catastrophe. Comment Marie a-telle réagi à son réveil ? ― Mieux que nous ne l’imaginions. Lily-Rose m’a soufflé une idée. Nous lui avons expliqué que Zazanine est repartie à la "Casa d’El Doc" avec Anita, pour chercher des sucettes. Elle semble m’avoir crue. Dans son sourire, j’ai cru voir qu’elle faisait gentiment semblant... Du moins, elle n’a pas pleuré. Elle joue avec Lily-Rose, Clem’ et les doudous lapins. ― Je ne suis cependant pas vraiment revenu les mains vides. J’ai acheté un très joli petit âne en peluche. Marie a été si attentive lorsque Clem’ lui a montré les photos de ses ânes qu’elle sera peut-être contente d’en câliner un en fourrure. Pourra-t-on lui faire accepter un transfert de doudou ? ― Ne rêve pas, François. nous allons essayer de la faire patienter avec l’âne jusqu’au retour à la Réunion. Mais après ? Tu vas me juger bien pessimiste, en dépit de mes habitudes. J’ai le sentiment que Zazanine est perdue à jamais. ― Regarde, Marie, le beau petit âne que Tonton t’a rapporté. ― Comme il est doux ! Mets-le contre ta joue. Tu vois comme il t’aime déjà très fort ? ― C’est doux comme un doudou ! ― Non, pas doudou. Doudou, c’est Zazanine ! ― En attendant qu’elle revienne, c’est lui le doudou, d’accord ? ―… ― Tu le trouves mignon ? ―… ― Je sens que tu veux nous dire quelque chose. Je t’écoute, ma puce. ― Y s’appelle ? ― Comment s’appelle-t-il ? Je ne sais pas. Tonton, comment s’appelle le petit âne ? ― Cadichon. ( François n’a pas réfléchi. C’est sorti comme ça. Souvenirs d’enfance ? ) ― Cadichon mignon. Mais demain, reste là. 55 ― Tu ne voudras pas le rapporter à maman ? ― Non, reste là ! ― Comme tu voudras, ma chérie. » La suite de la matinée se déroule sans encombre. Il est vrai que l’oisiveté n’est pas à l’ordre du jour. Les trois petites filles rendent visite à la boulangère et à ses bonbons, avec Sarah. Sur le chemin du retour, elles font une petite halte pour dire bonjour à Caroline. Jocelyne et Thierry sont revenus de la capitale. Clem’ reprend donc le chemin de la Drôme, avec ses parents, avec Doudou bleu et avec le spleen de savoir Zazanine en danger. Lily-Rose joue, pour la fin de matinée, avec Marie. Après le repas, la petite fait une sieste en attendant Morgane et Arthur qui sont à nouveau invités à Longvic. Sarah profite du temps de sommeil pour téléphoner à Annette. Il est indispensable que la version du retour de Mazarine dans l’île soit relayée par tout un chacun. Annette se charge de mettre ses enfants dans le secret. En rentrant de la boulangerie, dans la matinée, Sarah a déjà prévenu Caroline. Quant à Nicole, elle a été la première dans la confidence du génial "mensonge" germé dans la cervelle inventive de LilyRose. Sitôt le combiné raccroché, Sarah prévient Belinda et Pierre. Dès que les horaires respectifs de Longvic et de Saint-Denis, décalage oblige, permettent une communication, les deux familles échangent leurs nouvelles du jour et des petits coucous. Marie aime bien téléphoner à sa maman. La conversation est toujours assez brève. Marie est très débrouillarde, bavarde, mais elle est encore petite. Il n’y a pas si longtemps qu’elle maîtrise le langage. Elle pose souvent une ou deux questions, écoute les réponses qui doivent être tout aussi concises, et voilà. 56 Le message confidentiel est transmis à la Réunion par le canal d’Internet <[email protected]>: < Bonjour à vous tous, Pas d’affolement, tout va bien. Marie est très gentille et nous en profitons un max, vous devez vous en douter. Tout va très bien, Madame la Marquise… Cependant, il faut que l’on vous dise… Il se passe un tout petit rien… Hier soir, nous avons rencontré un petit souci puisque Zazanine est égarée. Personne ne la retrouve depuis une promenade, hier tantôt. Mais à part ça, tout va très bien… Je n’ai pas le temps de vous en écrire un roman sur le sujet, la sieste risque d’être bientôt finie. Nous vous raconterons de vive voix, en détails. La parade a été la suivante : Mazarine est repartie chez vous, avec Anita. Ne nous coupez pas l’herbe sous le pied. Si la question se pose, dites qu’elle est bien arrivée. Sinon, motus et bouche cousue. Nous la cherchons partout et, dès les retrouvailles, nous vous annoncerons que le doudou a rejoint sa petite maîtresse, avec les sucettes attendues. Soyez d’aussi bons menteurs que les métropolitains. Bises à tous. A ce soir, au téléphone. Sarah > 57 Le train policier A l’Hôtel de Police de la Place Suquet, la carburation méningée est à son apogée chez les cadres d’enquête et sous les casquettes bleues. Chacun y va de sa supposition. Les idées volent bas. Certaines cheminent côte à côte ou se croisent. D’autres se percutent de plein fouet. Plusieurs scenarii s’ébauchent sur le développement et l’épilogue de l’aventure de Mazarine à partir de son embarquement forcé dans un train. Une partie de l’équipe opte pour une fouille des voies ferrées à partir du pont qui enjambe la rivière. Puisque les wagons des différents trains n’ont pas transporté la poupée jusqu’à destination, c’est qu’elle est descendue avant le terminus. L’équipée est sous les ordres de Pierre Broque, l’inspecteur adjoint. Il prend sept hommes avec lui. A huit, ils pourront scinder le groupe plusieurs fois, en fonction des aiguillages rencontrés. Il faudra toujours rester au moins à deux, nombre minimal de l’efficacité bien connue des forces de police. L’inspecteur réquisitionne un monospace sans signe extérieur d’appartenance. Toujours ce choix de ne pas véhiculer d’inquiétude dans la population. Un chauffeur les conduit jusqu’au fond de la rue Guynemer et ils descendent du minibus. Le discret bataillon de recherche se rend ensuite, en BM-double-pieds, jusqu’au talus du haut duquel a eu lieu l’embarquement pour mystère. C’est là qu’a été trouvé le parapluie. P. Broque dirige la manœuvre. Comme pour toute battue, il faut avancer de front et fouiller, d’un regard de lynx, le sol et les abords immédiats. Le convoi policier est sur la voie. La bonne voie ?... Les voies… Une première interrogation immobilise la patrouille. Dans quel sens, le train emprunté circulait-il ? Les hommes se séparent déjà en deux fois quatre. Un quatuor part vers l’Ouest – oin.oin.oin oin oin oin… susurre l’harmonica – et l’autre vers l’Est – ka lin ka, ka lin ka… – Encore deux aiguillages et la section de recherche 58 est obligée de rebrousser chemin. Déjà ? Mazarine a du souci à se faire, la pauvre ! 59 Le plan des enfants Les enfants ne sont pas en reste d’imagination. Ils semblent même plus prolifiques que les adultes, dans ce domaine. Marie est trop petite pour être associée à l’enquête. En plus, il ne faut pas qu’elle sache que Mazarine est l’objet de tant de recherches croisées. Cet après-midi, Morgane et Arthur sont donc seuls avec Lily-Rose. Clem’ est repartie avec ses parents en ayant bien pris soin de confier à ses copains quelques pistes d’enquête de son invention. Le trio est sérieusement installé sur la table du jardin. Tous les trois ont les coudes plantés sur la table et le menton en appui sur les mains jointes. Les six yeux légèrement plissés ne laissent pas planer de doute sur l’intensité de la concentration. « Clem’ a dit qu’il fallait à nouveau fouiller partout autour du banc. ― Mais, c’est inutile. François, Caroline et Papa y sont déjà allés. Et la police a tout ratissé, ont-ils dit. Zazanine n’est plus là-bas. Ce n’est pas une possibilité, c’est une certitude. ― J’ai entendu les parents dire que Meunier ( Je ne sais pas qui c’est ) est sûr que Mazarine a été lancée dans un train. ― Elle est peut-être très loin alors, en ce moment ? ― Rien qu’à y penser, je suis verte ! ― Si on posait des affiches chez les commerçants ? Tu te souviens, Morgane ? Quand on cherchait Mistigri à SaintJean, Soizic avait mis des affiches avec une photo, dans tout le canton. ― D’accord. Mais les seules boutiques du quartier sont la boulangerie, la pharmacie et le café. ― El le garage de Fabienne ! ― Ok. Alors, on fabrique quatre affiches et on demande à Mamie de nous emmener les distribuer. ― Attendez. Ce n’est pas possible ! Si on dessine des portraits de Mazarine et qu’on écrit dessous qu’elle est perdue, Marie va se demander ce que ça veut dire. Elle va vouloir qu’on lui lise ce qui est écrit et le secret sera fichu. 60 ― Tu as raison. Sarah l’a dit, ce matin, tout doucement en payant le pain. Isabelle demandera aux clients du quartier. ― Mais quoi faire alors ? N’oublions pas l’histoire du train. La pauvre Mazarine est peut-être très loin, toute seule et bien triste. ― Et Internet, les filles ? Il faut être moderne. On pourrait tenter notre chance. ― Tu sais t’en servir, toi ? Envoyer des e-mail, c’est facile. Mais pour aller dans les forums de discussion ou ouvrir un blog, on ne sait pas comment s’y prendre. ― Demandons un coup de pouce. » C’est sur cette idée construite collectivement dans les trois cervelles en ébullition, qu’un message est envoyé sur un forum. La photo de Mazarine que Sarah possède est scannée. Elle est insérée dans un avis de recherche de la poupée, un appel au secours pathétique. Aucune récompense n’est promise. Les trois copains ont mis une telle dose d’émotion et de tristesse dans leur texte d’appel à témoins que le message devrait toucher les cœurs. Si témoin, il y a… 61 Mickaël L’appel à l’aide est parti sur Internet depuis une petite heure. Vogue la bouteille à la mer ! Echo, es-tu là ? Morgane se réinstalle face au clavier pour vérifier si un espoir est permis. Elle sait entrer dans la messagerie. C’est fait. Elle indique le code enregistré pour lire d’éventuelles réponses. Et voilà. En haut à droite de l’écran, la petite icône représentant une enveloppe fermée clignote. Morgane et Lily-Rose sautent de joie. « On a déjà une réponse ! ― Ouvre-là, au lieu de sauter comme un cabri ! » Morgane est assez douée pour consulter la messagerie. A cet instant, ses doigts n’atterrissent pas tous sur les bonnes touches. Elle est un peu émue et très impatiente, ce qui ne facilite pas les choses. Voilà l’e-mail de retour affiché sur l’écran. Lily-Rose et Arthur sont suspendus aux lèvres de la lectrice. < Morgane, Lily-Rose et Arthur, Bonjour, Je viens de lire votre appel et je voudrais bien vous aider. Je m’appelle Mickaël. J’ai presque dix ans. J’habite, moi aussi, dans le quartier où Marie et vous êtes en vacances. Je crois que je vous ai vus, hier matin, quand vous reveniez de la boulangerie en vous partageant vos bonbons. J’étais à ma fenêtre. J’espère que vous voudrez bien que je participe à votre enquête. Je suis assez compétent pour tout ce qui concerne le travail sur un ordinateur : recherches, messages, forums, etc. Par contre, je ne pourrai guère vous être utile pour chercher dans les herbes au bord de l’Ouche ou ailleurs. Je ne suis pas tout à fait un petit garçon ordinaire. Je suis handicapé. 62 J’aime rire. Je sais faire des bêtises, moi aussi. J’adore raconter des blagues et en apprendre des nouvelles. Je ne marche pas. Je me déplace dans un fauteuil roulant. Rassurez-vous, je me débrouille plutôt bien. Je le conduis habilement mais ce n’est pas aussi pratique que des pieds. Je devrais dire : je ne marche plus. En effet, j’ai eu un accident il y a presque trois ans. J’ai traversé la rue en courant comme un fou et patatrac ! Je me suis fait renverser par une auto. J’ai fait un vol plané olympique mais un atterrissage catastrophique. J’ai été touché à la colonne vertébrale et depuis, je suis assis. Si vous voulez bien me répondre, ça me ferait vachement plaisir. Ce qui serait vachement chouette aussi, ce serait de pouvoir vous rencontrer et jouer un peu avec vous. Vous pouvez aussi me téléphoner. Je vous donne mon adresse et le numéro de mon portable que j’ai toujours dans ma poche. A bientôt, peut-être. Mickaël > Une mouche traverse la pièce, se cogne dans la fenêtre fermée et se retrouve les pattes en l’air sur le plancher. Rien d’autres n’a bougé, dans l’intervalle. Les trois gamins sont assez surpris. « Pourquoi espère-t-il que nous allons lui permettre de nous aider ? Si nous avons lancé un appel, ce n’est pas pour ensuite refuser les coups de mains. ― Rappelle-toi, Arthur, que ce garçon est handicapé. ― Et alors ? ― Certains enfants ne veulent peut-être pas jouer avec lui parce qu’il est en fauteuil. ― Ce sont peut-être plutôt leurs parents qui ne les laissent pas entrer en contact avec lui. J’en serais moins étonnée. ― Il faut juste voir s’il est gentil. Il en a l’air, mais il est plus prudent de vérifier. Si c’est un mec sympa, le fauteuil ne compte pas pour l’accepter dans notre bande. Tant pis pour 63 lui, si on joue à touche-touche, il sera tout le temps le chat. Avec un fauteuil il ne pourra pas nous attraper… ― T’es un peu cra-cra de dire ça… ― Si on joue à chat perché, par contre, il gagnera toutes les parties. Il sera imprenable puisqu’il n’aura jamais les pieds par terre ! » Les enfants ont cette supériorité naturelle sur les adultes de n’avoir ni idée préconçue, ni méchanceté par rapport à la différence. Lily-Rose voudrait faire rapidement la connaissance de ce voisin. Il n’y a pas de temps à perdre. Elle n’est pas là à demeure. Morgane aussi veut le rencontrer, évidemment. Quant à Arthur… Enfin un garçon pour l’épauler face aux nanas… *** Permettez-moi, amis lecteurs, de profiter de la rencontre de Mickaël, pour faire un clin d’œil à deux personnes handicapées qui m’ont aidé à grandir dans ma tête, à leurs côtés. Je pense utile de vous faire profiter de leur humour décapant. A apprécier… Un coucou à mon cousin Jean-Pierre. Il m’a un jour raconté qu’à l’âge de Mickaël, cloué lui aussi dans un fauteuil roulant, il jouait avec les copains de son village champenois : « Nous jouions parfois aux cow-boys et aux indiens. Je faisais la diligence ! »… Uppercut à la base du menton ! 64 Un salut aussi à Jacky, non-voyant, avec lequel j’ai partagé des tranches d’antenne de RVL, la radio locale longvicienne. Parfaitement autonome dans les différents locaux de notre radio FM comme dans les studios d’enregistrement et de direct, il se plaisait à nous mettre en garde, un sourire ironique au coin des lèvres : « Ne faites pas de fausses manips, je vous ai à l’œil ! »… Coup droit au foie ! *** Les parents et grands-parents n’émettent aucune objection à une telle visite, si ce n’est celle de ne pas déranger la famille du futur copain. Morgane prend Lily-Rose de la main gauche et Arthur de la main droite. Aucune route importante n’est à traverser. Ils peuvent faire le chemin, seuls. Dring ! « Bonjour Madame. C’est bien là qu’habite Mickaël ? ― Vous êtes à la bonne adresse. Bonjour les enfants. Attendez… Laissez-moi deviner… Toi, tu es Arthur ? Toi, LilyRose ? Et toi, Morgane ? ― Vous êtes voyante ? J’y comprends rien ! ― Pas voyante pour deux sous. Mickaël m’a parlé de votre appel à l’aide et de sa réponse. Il parle de vous trois depuis une heure. Il est un peu inquiet car il espère une réponse. Il guette son ordinateur et son téléphone. Il ne pensait pas vous voir si vite arriver. Je suis très contente pour vous quatre. Entrez, il est dans le salon. » Le gamin n’est pas un triste ! Arthur a enfin un pote. Mickaël ne semble pas insensible au charme de Morgane. 65 Les questions-réponses fusent de partout. La chambre du jeune homme est sens dessus dessous car il tient à montrer tous ses jouets aux visiteurs. La pièce ressemble plus à une volière un soir d’orage qu’à une chambre. L’euphorie fait plaisir à voir. Les minutes s’additionnent. « Nous sommes partis de la maison depuis plus d’une heure. Il faut rentrer. ― Attendez, vous avez bien le temps. ― Non. Si nous rentrons en retard, maman va rouspéter. ― Ça y est, le gendarme entre en piste ! ― Arthur, toi aussi tu as promis de ne rester qu’un moment. ― Elle est si méchante que ça ? Vous allez goûter du martinet ? ― Méchante ? C’est pire que ça ! Hein, Arthur ? ― Oh, la la ! Tu ne peux pas imaginer ! ― Ha, ha , ha… » Promesse est faite de revenir très bientôt. La petite compagnie prend congé. Mickaël et Arthur se tapent dans la main comme deux vieux complices de bistrot. Les filles, plus distinguées, lui font la bise. La maman de Mickaël les raccompagne jusqu’au portail. 66 Un article dans la presse L’inspecteur Tanlaire développe une autre théorie qui lui dicte une autre stratégie. Les brigands se sont servis de la poupée pour dissimuler les bijoux. Rapidement relâchés par les policiers en faction à la porte du parc, faute de preuves, ils ont repris librement leur balade. Ils sont repartis avec les excuses des collègues verts de rage. Ils ont, à son avis, retrouvé la Bécassine, donc récupéré le butin, puis largué la poupée. Où ? Voilà une bonne question. Ils l’auront jetée dans l’herbe, dans une corbeille publique ou dans une poubelle. Avec un brin de chance, elle aura été recueillie par un enfant qui l’aura ramenée chez lui. Le doudou retrouvé ferait le bonheur de la gamine. Bécassine pourrait peut-être, dans un premier temps, à défaut de bijoux, fournir au moins des empreintes digitales. Elle ferait donc ainsi le bonheur de la police. Des empreintes sur le tissu ? On peut toujours rêver. Simon cherche donc à contacter cette anonyme probable famille d’accueil. Le canal de communication retenu est la presse : quotidien local d’information et journaux publicitaires gratuits. Il ne peut transmettre un message émanant de la police. Autant descendre la rue de la Liberté, avec un gyrophare en action au milieu du front, pour traquer discrètement les sauvageons occupés à fouiller les sacs à main des vieilles dames. Simon n’est jamais à court d’idée. Il a plus d’un tour dans son sac. Il va subtilement adresser un avis de recherche signé par une fillette. Son génie lui souffle un prénom, Eva, celui de sa fille. Les deux heures de service qui le séparent de son retour au domicile lui servent à faire le tour des bureaux rédactionnels de presse et à informer les trois accueils des mairies citées. 67 "Qui peut soulager ma peine ? Bonjour. Je m’appelle Eva. J’ai deux ans. J’habite Chenôve. Hier, je suis allée me promener avec ma maman ( qui écrit cette petite annonce pour moi ). Nous avons flâné au Parc de la Colombière, au bord de l’Ouche et au bord du canal entre Dijon, Longvic et Ouges. J’ai perdu ma poupée mais je ne sais pas où. Elle est peut-être tombée de ma poussette pendant la promenade. Ma poupée est une Bécassine. Je suis très malheureuse, surtout le soir en me couchant. Si vous la trouvez, pensez à moi. Apportez-la en mairie, à Chenôve, à Longvic ou à Ouges. Vous seriez bien sympas. Merci de tout cœur." Il ne reste plus à l’inspecteur qu’à mettre sa patience à l’épreuve. 68 Le plan des doudous Savez-vous que les doudous du monde entier sont en communication permanente ? Ou plus exactement, ils partagent un temps de communication planétaire, chaque jour à une heure très précise connue d’eux seuls. Vous n’y croyez pas ? Vous n’avez jamais rien capté ? Bien évidemment, vous n’êtes pas un doudou ! Depuis la nuit des temps, les doudous échangent des messages. En fait, le qualificatif de doudou est relativement récent, deux ou trois générations tout au plus. Dans les années d’après guerre – la seconde – les enfants parlaient plutôt de leurs peluches ou de leurs "ninnins". Quoi qu’il en soit, peu importe le qualificatif, peluches, ninnins ou doudous, ils ont toujours accompagné les petits enfants et la communication est ancienne. Ils sont en contact, là est bien l’essentiel. Il s’agit d’échanges d’informations que nous, les humains, sommes bien incapables d’intercepter. Nos matériels les plus sophistiqués, radios, radars, informatique… sont bien impuissants face à ce phénomène. Nos amis les chiens ont un flair aiguisé et une ouïe capable de saisir des fréquences pour lesquelles nos oreilles restent sourdes. Cela est bien connu et personne ne le conteste. Les baleines et les dauphins possèdent des aptitudes qui nous dépassent. Les chauves-souris aussi. Admettons la réalité. Soyons modestes et conscients de nos infériorités dans certains domaines. Pour les doudous, le fait est semblable. Et pourquoi pas ? Bien avant l’année mille-neuf-cent-quatre-vingt-un et la libération des ondes, bien avant la floraison des radios libres, les doudous possédaient déjà leur fréquence. Comme la police et l’armée ? Oui, en quelque sorte. Cette transmission télépathique a pour nom "allo-ninnins". A une certaine heure de la journée, les doudous branchent leur attention sur le 999.9 FM – allo-ninnins – et les infos traversent le globe. Si vous étiez un doudou, vous ne seriez 69 pas sceptique. Croyez moi sur parole. C’est Nono qui m’a affranchi au cours d’un câlin du siècle dernier. Les doudous partagent donc cette supériorité. Chut… « Allo-ninnins, bonjour. C’est Grinchouilla qui vous parle. Nous sommes six copains bien malheureux d’être séparés de notre amie Mazarine. Nono, Mickey, Doudou rose, Cadichon et moi, nous sommes en, Bourgogne. Doudou bleu était hier parmi nous. Tu nous entends Doudou bleu ? ― Affirmatif, Grinchouilla. Je te reçois cinq sur cinq. Je suis arrivé à la maison. J’ai passé tout le voyage, le nez collé à la vitre. Je n’ai pas aperçu Mazarine. Clem’ aussi a beaucoup observé. Rien de neuf ? ― Salut Doudou bleu, c’est Mickey. Hélas non. L’enquête stagne. La police patauge. Les adultes manquent d’imagination et de motivation. Tout ce qu’ils ont trouvé est d’essayer de remplacer Zazanine ! Les enfants manquent de moyens. A nous d’essayer. ― Mazarine, tu nous entends ? ―… ― Zazanine ? ―… ― A tous les doudous de France, à l’aide ! Mazarine, Zazanine pour les intimes, est une Bécassine. Elle a été enlevée hier près de Dijon. Elle n’a plus ni son parapluie ni son balluchon. Sa petite maîtresse, Marie, la croit en promenade. Nous sommes au bord de la catastrophe. Il faut la lui ramener au plus vite. Tous les cinq, nous craignons le pire. Une disparition définitive de Zazanine entraînerait la fillette au fond du désespoir. Nous comptons sur votre aide. Nous n’avons pas le droit d’échouer, les amis. Please, help ! ― Salut, c’est Nic’Olla. Je suis un Kiki du 9-3. Vous n’avez pas une petite idée sur un éventuel lieu de détention ? Elle a été raptée par quels brutos ? Y’a d’la racaille dans le 21 ? 70 ― Aucune idée de l’endroit, cher Nic’. Elle a été enlevée au bord de notre petite rivière et emportée par le train, probablement. Toutes les destinations sont possibles. Elle semble servir d’otage innocent car elle n’a aucun ennemi connu. ― Hello, les doudous bourguignons. Ici Tintin, de Saint-Denis. ― Dans le 9-3 ? ― Non. Saint-Denis de la Réunion. S’agit-il de la Zazanine de la petite Marie Gascogne ? ― Oui, Tintin. Tu la connais ? ― Evidemment, nous sommes voisins. Et Marie ? ― Elle va bien, rassure toi. ― Je vais prévenir tous les potes de l’île, au cas où elle aurait fugué pour revenir au pays. Tchao. ― Ici Nounoute, un mouton en laine. J’habite Chenôve. J’ai vu une Bécassine, hier tantôt sur un banc près de l’Ouche à Longvic. Est-ce la recherchée ? ― Merci de ton appel, Nounoute. Tu as raison. Mais à ce moment-là, elle n’avait pas encore été kidnappée. Ouvre l’œil quand même, on ne sait jamais. Salut à tous les bombis. ― Nous libérons la fréquence pour d’autres appels. Faites tous très attention autour de vous. Nous sommes très inquiets. L’heure est grave. Nous comptons sur vous tous. A plus. » Ça y est ? Etes-vous enfin convaincu de l’efficacité du 999.9 FM ? 71 La filature du commissaire Meunier Le commissaire ne partage pas la même philosophie de filature que le reste du poste central. L’inspecteur adjoint Pierre Broque et ses hommes ratissent les voies, de traverse en traverse. Ils ont opté pour une solution parmi les autres mais c’est un travail de fourmi. Autant chercher une aiguille dans les balles de paille compressée des plaines de la Beauce ! L’inspecteur Simon Tanlaire a une autre idée. Il fait appel à une population civile, sous couvert de prête-nom. Il ne peut donc donner la plus élémentaire notion de l’importance de la quête – élémentaire, mon cher Watson – Démarche bien aléatoire ! Isidore fait fonctionner son intelligence, lui. Il est le patron. Il possède une compétence certaine. Il réfléchit avant d’agir, lui. Chercher la poupée paraît être la solution qui saute aux yeux. Il est persuadé que la chance de mettre la main sur la poupée, donc sur le trésor, avant les truands est bien mince. Il préfère offrir aux convoyeurs une surveillance rapprochée. Le conduiront-ils aux diamants ? Si oui, il récupèrera la mise et Mazarine. Il aura ensuite la joie de rendre le sourire à la gamine. Isidore Meunier connaît bien Gonzague Ricole, dit Riri. On affirme dans le milieu bien informé que ses ex-associés, Paulo et Loulou, ont endossé des habits d’honnêtes commerçants. Ils auraient bien essayé de convaincre Riri de les imiter pour une deuxième vie dans la bonne société. Mais Riri a le vice dans la peau. Plus franchement, il n’a aucun courage pour travailler et rien dans le cigare. Il est donc resté un petit truand de troisième zone. Sa filature peut se mettre en œuvre les yeux mi-clos quand on jouit du niveau intellectuel du commissaire. Isidore semble 72 bien confiant. Il n’accorde aucune possibilité de progrès à ce pauvre Ricole. Son téléphone est sur écoute. Son domicile est sous surveillance. Alain Dic a affûté son oreille dans cette optique. Riri va bientôt tomber dans le panneau, le commissaire n’en doute pas. Sa "rousse compagne" bénéficie du même traitement de faveur. Le travelo pense être resté incognito aux yeux des forces de l’ordre. La preuve, ils l’ont appelé Jojo. Ils ne connaissent apparemment pas son identité. Erreur, les indics font bien leur boulot. Presque tout le monde est répertorié au fichier central dès que l’on traverse un peu en dehors des clous. Fausse folle, sans conteste, mais vrai complice. Le commissaire n’a pas lésiné sur les moyens. Il a offert une protection identique à la "mémé". La mamie – vraie ou fausse vieille ? – est inconnue des fichiers de la police et de ceux de la justice. Mais le commissaire a comme un pressentiment et caresse un secret espoir… Simon a relevé adresse et identité au moment de la fouille. 73 La tentation Une seconde nuit arrive. L’angoisse des adultes est balayée, tel un château de cartes, par Marie qui accepte de s’endormir avec Cadichon. Arthur lui a même prêté Grinchouilla qui, pour l’occasion, a laissé son rictus peu apaisant à Ouges. Marie dort du sommeil des justes. Elle réagit mieux que toutes les prévisions. La brunette est-elle frappée d’amnésie ? N’éprouve-t-elle plus aucun sentiment pour sa poupée ? Se doute-t-elle de quelque chose ? Au téléphone, elle n’a pas évoqué le sujet avec maman Belinda. Cette dernière s’est bien gardée d’une quelconque allusion. Tous les dormeurs passent le cap de minuit assez sereinement. François a enfin trouvé le sommeil. Au matin, l’enlèvement de Mazarine n’est toujours pas élucidé. La police n’est sur aucune piste. Les grandes personnes se font de moins en moins de bile puisque Marie a conservé sa bonne humeur et sa joie de vivre. Les autres membres de la bande à Morgane sont inquiets. Lily-Rose, Arthur et Morgane savent bien que Mazarine est irremplaçable dans le cœur de Marie. Il faut être un adulte pour ne pas s’en rendre compte ! Internet n’a obtenu aucun écho, hormis le contact de Mickaël. Aucun client de la boulangerie n’a pu donner le moindre indice. Chou blanc de même à la pharmacie et auprès de Fabienne. L’anxiété gagne du terrain. Les doudous ont reçu des réponses variées. La mobilisation doudouesque est forte. Une seule piste a retenu leur attention. L’info émane d’un petit singe en peluche, celui du garnement de la poussette. Le ouistiti est affirmatif. Il a croisé un couple le long de la rivière et a vu la dame rousse prendre Mazarine qui se prélassait patiemment sur le banc. L’enlèvement est bien confirmé. Mais leurs chemins étaient inversement orientés. Le 74 singe n’en sait pas plus. La grand-mère qui les promenait a échangé quelques mots avec le couple en question. Son garnement de maître était tellement excité par cette promenade avec une vieille nurse toute récente qu’il n’a rien pu entendre. Il ne se souvient vraiment de rien de plus, si ce n’est une rencontre bien peu agréable avec deux ouvriers en train de maçonner. L’un d’eux lui a appuyé plusieurs fois sur le ventre et la tête comme s’il voulait lui éclater le foie ou lui faire sortir la cervelle par les oreilles. La brute ! Le sauvage ! * Arthur et Morgane sont assis sur leurs lits, les jambes pendantes et l’esprit ailleurs… Arthur vient près de sa grande sœur, pour parler bas. « Si nous étions à Saint-Quepousse, nous pourrions monter près du menhir. Tu aurais peut-être une révélation. ― Pourquoi te permets-tu de dire une chose pareille, petit frère ? ― Tu ne vas pas me dire que tu as perdu la mémoire ? Tu sais bien quel pouvoir t’a été donné ? Je n’ai pas oublié que Martin le Violoneux t’avait promis mille pouvoirs si tu immolais la cassette et la main du sortilège. Pour cela, il t’avait demandé d’exécuter son souhait. Tu as obéi. Grâce à toi, il repose en paix sous le menhir, sous le dolmen plus exactement. Il avait mis deux conditions : tes buts ne doivent pas être maléfiques et tu dois te trouver près du dolmen. ― Arthur, je t’en prie, tais toi ! ― Non et non ! Ce n’est pas un but maléfique de vouloir rendre le sourire à Marie en lui faisant revenir son doudou. ― Stop. N’en dis pas plus ! ― Si et si ! Il te suffit d’être dans la prairie près du dolmen. Tu n’as qu’à demander aux parents d’y aller ce week-end. ― Non, Arthur. Pitié. Ne me tente pas. Nous avons déménagé pour ne pas risquer une telle situation. Sois sympa. Arrête de 75 jouer les tentateurs sataniques. Tu crois peut-être que je n’y ai pas pensé ?... ― Justement. Pourquoi refuser d’aider quelqu’un qui est malheureux ? ― Arthur, j’ai fait la promesse à Papa et Maman. "Ce qui est promis est promis. Cochon de morvandiau qui s’en dédit". ― C’est inutile d’insister, alors ? ― Tu sais parfaitement que les parents ne veulent pas me laisser risquer une nouvelle aventure. Et qui te dit que le squelette de Martin le Violoneux pourrait nous aider ? ― Bon, n’en parlons plus… ―… ― Le squelette… ou autre chose… ― Arthur, ne dis surtout rien de ce genre qui pourrait arriver aux oreilles des adultes. Nous nous sommes engagés à ne partager le secret que tous les deux. ― Je te promets, sœurette. Mais si tu tentais de demander un coup de main à Dolmenius ?... Attention, quelqu’un monte ! » 76 A l’aide, Dolmenius ! Ce matin, Morgane et Arthur rangent leurs chambres avec moins d’entrain. Les gants de toilette se fatiguent moins à faire mousser la savonnette. Les lits sont recouverts plutôt que préparés pour la future nuit. Annette et Rodolphe notent sans mal que leurs enfants ont laissé leur gaieté au vestiaire. Aucun doute, l’enlèvement de Mazarine est la cause de leur morosité. C’est exact, mais pas seulement. Une idée les préoccupe. Arthur se demande si sa sœur va oser… Morgane hésite à passer à l’action… Ils sortent dans le jardin. Le gamin est assis sur la terrasse. Il ne quitte pas sa sœur du regard. Pour se donner une contenance, il a un album de coloriage sur les genoux. Les crayons de couleurs ne risquent pas une usure prématurée. La fillette est assise dans l’herbe. Elle regarde intensément entre ses deux espadrilles jaunes. Elle fixe l’herbe. Elle réfléchit. Elle pense. Elle se concentre. Elle ne prête plus aucune attention aux bruits ambiants. Elle se concentre un peu plus. Elle se focalise sur l’hypothèse de son petit frère. Elle plonge dans un état second… Un rouge-gorge sautille sur le gazon. Il tient quelque chose dans son bec. Il s’approche des espadrilles… et pfuitt ! Il disparaît dans le ciel bleu. Morgane a tout capté. Elle seule est capable de comprendre. Seul, Arthur est apte à la croire. Dolmenius ! Le troll de Saint-Quepousse. Un des douze membres amognards du petit peuple des légendes… « Bonjour, Morgane. J’ai longuement hésité avant de répondre à ton appel. Au premier abord, ta question me semblait bien futile. Retrouver une poupée ! Suis-je programmé pour de 77 telles missions mineures ? Merlin n’est pas joignable en ce moment. Il ne fallait attendre ni ordre ni conseil de sa part. Dans ta phase de concentration suivante, j’ai reçu le message complet. La disparue n’est pas un simple pantin, c’est un doudou. Alors, je fonce. Tant pis, je prends un risque. Vous me semblez si inquiets ! ― Bonjour, mon ami. Je savais, nous savions mon frère et moi, pouvoir compter sur ton aide. Arthur a eu raison de me pousser un peu à te contacter. ― Soyons franc : c’est une très exceptionnelle participation. ― Merci, Dolmenius, tu es géant ! ― Mais non, je suis toujours presque invisible pour les non initiés. ― Dans notre jargon, "géant" signifie incomparable et merveilleux. Quand je dis que je suis "verte", je ne change pas de couleur de teint ! Si on dit "grave de chez grave", il s’agit d’une autre expression. ― Bon, passons aux choses graves, au sens premier. Tu cherches Mazarine ? ― Tu le sais bien. Rien ne t’échappe. ― Merci de ta considération. ― Je suis habituée à ton fonctionnement intellectuel pour savoir que tu ne vas pas me renseigner sur un lieu précis. Tu mets ma cervelle en éveil et à moi de la faire travailler. Tu vas sans doute me livrer les indices en vrac et à moi de remonter le puzzle. ― Tu as bien retenu la leçon. Merlin m’avait averti de ton intelligence et de ton sens de l’à propos. Tu es prête ? ― Je vais essayer de me hisser à la hauteur de mes espoirs. Je t’écoute, cher Maître Dolmenius. ― Mazarine n’est pas si loin que vous l’imaginez. Elle peut presque continuer de surveiller Marie. Par contre, elle a beaucoup souffert. Elle a d’abord été blessée au ventre. Puis, sa tête a heurté une surface métallique. Le temps de reprendre ses esprits, de tenter de garder l’équilibre, elle a dérapé sur cette surface bombée et a chuté. Elle aurait pu être écrasée. Fort heureusement, un corbeau l’a attrapée au vol, 78 dans sa chute, lui sauvant apparemment la vie. Il l’a déposée dans un nid inhabité, voisin du sien, d’où elle peut observer des chevaux. Tiens, je vois aussi des troncs d’arbres jaunes et bleus, d’autres rouges et blancs. ― Je ne traduis pas bien toutes tes images mais je vais y réfléchir. ― Sois intelligente et perspicace. Les adultes seuls, policiers ou civils, tourneront en rond. Tu leur es indispensable. ― Dolmenius, peux-tu aussi me dire… ― Ah, te voilà, Gorge-rouge ? Tu es ponctuel. Au revoir, Morgane, bonne chance, tu dois y arriver. ― Au revoir, Dolme… » Morgane est toujours assise sur le gazon, les yeux au sol. Entre ses espadrilles, elle ne voit plus que des brins d’herbe. Arthur n’a strictement rien aperçu, en dehors de deux passages d’un petit oiseau au beau plumage. Dans les yeux de sa sœur, une lueur brille. Il sait... Les principaux indices lui sont dévoilés. Secret absolu ! Comme pour l’exploration du menhir, les deux enfants se promettent le secret, une solidarité sans faille et une confiance sans limites. Arthur n’imagine pas le danger possible. Il sait que Morgane peut compter sur lui et qu’à ses côtés ils ont déjà bousculé une montagne. « Papa, tu veux bien nous aider à chercher Mazarine ? ― Ma pauvre ! Nous avons fouillé les abords du banc. La police a ratissé les alentours. Seuls, le parapluie et le balluchon ont été retrouvés. Il faut se faire une raison. ― Non, jamais ! Vous ne vous rendez pas compte de l’importance d’un doudou ! Je ne comprends pas pourquoi Mazarine intéresse la police. On s’en fout. Ce que nous voulons, Arthur, Lily-Rose et moi, c’est rapporter Zazanine à Marie. ― Pourquoi insistez-vous ? ― Je voudrais te poser trois questions. ― Je vais essayer de t’aider, si j’en suis capable. 79 ― Vous avez dit que Mazarine aurait été jetée sur un train. Quel train ? Où allait-il ? Qui l’a prise pour la jeter ? ― Je commence par la troisième. Qui l’a prise ? Si j’ai bien compris, la police essayait d’attraper des voleurs de bijoux. Ce sont eux qui auraient enlevé Mazarine, pour cacher les bijoux, semble-t-il. Voilà ce que je crois savoir. Quel train ? Le commissaire Meunier – Ça y est, Morgane sait de qui il s’agit – en a évoqué deux : un train de transport de voitures neuves et un convoi de wagons-citernes. Où allaient-ils ? Je n’en ai aucune idée. La police le sait-elle ? Peut-être que non. ― Merci, Papa. ― Mais je ne t’ai pas donné de réponses bien précises. ― C’est vrai. Au moins, tu nous as associés à tes informations. Et certaines de tes réponses confortent nos suppositions. ― Et toi, Arthur, tu n’as pas de questions, cher détective ? Une petite question tuyau-de-poêle de derrière les fagots… ― Non, Papa. ― Je voudrais encore une chose. Rien à voir avec cette affaire. On pourrait aller voir des chevaux ? Clem’ nous a tellement parlé des siens que ça m’a donné envie. ― Je préfère cette envie de voir des chevaux à celle de jouer les inspecteurs Colombo en herbe. En début d’après-midi, on prend Lily-Rose en passant et on va faire un tour au manège équestre de l’Etrier de Bourgogne. D’accord ? ― Youpi ! ― Est-ce que je peux aussi proposer quelque chose ? ― Doucement, Arthur. Ne sois pas trop inventif. Je crains le pire. ― Puisqu’on passe chercher Lily-Rose, on peut aussi emmener mon copain Mickaël ? De chez lui jusqu’aux chevaux en passant par le bord de la rivière et le parc, les chemins sont bien praticables. Il y a toujours beaucoup de poussettes ou de vélos avec des petites roues. Avec son fauteuil, il devrait rouler sans problèmes. 80 ― C’est sympa de penser à ton copain. ― Je voudrais bien qu’il vienne avec nous, pour deux raisons. La première est qu’il n’a pas beaucoup l’occasion de sortir avec des copains de son âge. Sa maman l’emmène en promenade presque tous les jours de beau temps. Mais il n’est pas souvent avec d’autres enfants. La seconde est que j’en ai un peu marre d’être tout le temps uniquement avec des filles. Ça ferait plusieurs contents. ― Ton geste n’est pas si désintéressé qu’il en a l’air ! Filou ! Mais non, je te fais enrager. Ta demande est très gentille, au contraire. Je suis très content de toi, mon fils. Je vais téléphoner à sa maman pour transmettre ta proposition et lui dire de le préparer pour la balade. Si sa maman est d’accord, je te passerai le téléphone pour que tu le préviennes toimême. ― Re-youpi ! » Morgane a élucidé quatre des indices du troll. Mazarine "a heurté de la tête une surface métallique". Elle a tenté de garder l’équilibre". Elle "a dérapé sur cette surface bombée et a chuté". Elle "aurait pu être écrasée". « Ecoute, frérot, j’ai compris une partie des indices de Dolmenius. Morgane a été lancée sur un des wagons-citernes métallique et bombé. Elle aurait pu être écrasée par le train, suite à sa chute. ― Ouais, trop forte ! ― Du nid dans lequel elle se repose un peu, après tant d’émotions, elle voit autour d’elle. Le nid est donc sans doute en hauteur, dans un arbre. Les corbeaux construisent assez en hauteur généralement. Le troll a parlé d’observation de chevaux. C’est pour ça que j’ai demandé à papa d’aller en voir. Tu avais sûrement percuté. ― Ce n’est peut-être pas ça. Y’en a beaucoup, des canassons, à Dijon et dans les environs. 81 ― Nous ne le saurons qu’après la visite. Tu sais quand même que les voies de chemin de fer ne passent pas très loin du manège ? ― Et tu crois au coup des arbres bleus, rouges, jaunes et blancs ? Il s’est moqué de toi… Quelle forêt extraordinaire ! N’y aurait-il pas également des singes et des ananas ? ― Singe, toi-même ! Dolmenius, se moquer ? Jamais. Même si nous ne comprenons pas encore ce qu’il a essayé de nous dire, il faut lui faire confiance. ―Et la blessure au ventre ? Tu crois que c’est en tombant du train ? Ou peut-être que le corbeau l’a blessée d’un coup de bec ? Elle a éventuellement été victime d’une subite crise d’appendicite… ― Attention, inspecteur La Bavure, la blessure au ventre est le tout premier renseignement. Je ne le décrypte pas, mais il ouvre l’énigme. ― Et le nid ? Si nous devons visiter tous les nids de corbeaux du Parc, ça va devenir sportif la chasse à la Mazarine ! » Rodolphe est inquiet à cause des questions de sa fille. Elle l’a questionné sur le type et la destination du train, sur l’identité des kidnappeurs. Elle s’est satisfaite de ses réponses bien évasives. Puis elle a enchaîné immédiatement sur les chevaux. Rodolphe n’est pas dupe. Il n’a aucun doute sur le rapport liant ce souhait d’admirer des chevaux à l’affaire de l’enlèvement. Qu’y a-t-il dans la tête de Morgane ? Qui lui aurait glissé un scénario ? Il a observé dans sa prunelle une petite lueur malicieuse qui lui rappelle l’air qu’elle arborait lors de la réalisation du souhait du Violoneux. Le pouvoir du menhir va-t-il refaire surface, malgré la distance ? Il faut en parler à Annette. Annette n’est pas plus rassurée. Ils n’arrivent pas à y voir clair, dans ce mauvais film dont ils ne connaissent ni les méchants acteurs ni le synopsis. La police ne semble guère plus avancée. Leurs enfants seraient-ils plus clairvoyants ? Leur lucidité viendrait-elle de l’extérieur ? 82 Les enfants Martin sont installés dans le salon. Ils lisent en attendant le moment de se rendre à la Colombière. Les parents les rejoignent. « Morgane, nous avons besoin de quelques éclaircissements. Bien sûr, tout cela reste entre nous quatre. Arthur, te sens-tu capable de garder un secret ? ― Rassurez-vous, il est expert en la matière. Mais… vous me semblez bien sérieux. Que se passe-t-il ? ― C’est à propos de Mazarine. ― Je m’en doute. ― Morgane, par un moyen ou par un autre, es-tu en contact avec le dolmen ? Nous ne comprenons pas. Comment se pourrait-il ? Cependant, tes questions et ton calme nous intriguent et nous remémorent des faits passés. Tu imagines ? ― Oui, Maman. Il est vrai que nous avons élaboré un plan de recherche. Tu vois, Arthur, qu’ils allaient penser à Saint-Quepousse ? Promis, nous ne sommes pas allés au menhir, c’est évident. Nous n’avons pas non plus appelé quelqu’un au village. Pas même Loïc. J’ai obtenu de l’aide… Mais vous n’allez pas me croire… Vous me promettez d’écouter mon explication, jusqu’au bout, sans vous moquer, sans hurler et sans me traiter de folle ? ― Nous acceptons, nous resterons calmes bien que très anxieux. ― Alors, voilà. Vous rappelez-vous de mon cauchemar au cours duquel j’ai crié le nom de Dolmenius ? Au cours de ce rêve, j’avais vu des images me donnant des pistes d’enquête. Vous me croyez ? ― Je confirme, car moi je suis dans le secret. Et j’ai su tenir ma langue. Mais puisque Morgane vous donne des explications, je peux parler. ― Nous avons bien du mal à vous suivre. Mais les faits sont là. Tu as résolu le mystère de la main du menhir. Nous devons l’admettre. ― J’ai eu une nouvelle… Comment dire ?... Révélation. 83 Mazarine semble bien partie sur un wagon-citerne, pas bien loin. Un corbeau lui aurait sauvé la vie. Elle est blessée. Je dois chercher dans un périmètre où vivent des chevaux. Papa et Maman, vous voici au courant. Nous demandons votre aide. Nous voudrions aussi que la police ne soit pas prévenue avant que notre découverte aboutisse. Les flics seraient capables de vouloir nous doubler et de tout faire foirer. ― Tu peux compter sur notre aide. Nous pouvons accorder du crédit à ton histoire, bien que nous n’en comprenions pas grand-chose. Tu as raison de penser que la police ne t’écouterait pas. Le commissaire et ses hommes veulent du rationnel, du concret, pas des histoires de rêves prémonitoires sortis de l’imagination d’une gamine. Si tu es d’accord, on se donne la fin de la semaine pour essayer de récupérer Mazarine, puis nous avertirons le commissaire. ― D’accord. C’est formidable d’être pris au sérieux. Il n’y a pas de temps à perdre. A cheval ! » 84 Les ruses de Gonzague Gonzague Ricole ne jette pas l’éponge. Meunier-Riri, 1 à 0 ! Il a perdu une manche, pas la partie ! Il s’en veut de n’avoir pas été assez malin pour renifler la souricière… suffisamment chanceux heureusement pour ne pas s’y faire prendre comme un rat. Il aurait dû se méfier avant de s’engager le long du mur du château. A bien y réfléchir, des maçons qui réfectionnent des joints de mur avec une bétonnière auraient dû lui fournir un avertissement suffisant pour rebrousser chemin. Rétrospectivement, l’analyse est facile. Il retiendra la leçon. Il se rend bien compte que les dégâts auraient pu être pires. S’il n’avait pas eu la présence d’esprit de se débarrasser habilement de la poupée, ils seraient probablement à l’ombre, Serge Roux et lui, à l’heure actuelle. Serge Roux ? Son complice, celui que la flicaille de l’entrée du Parc a appelé "Jojo la rouquine" et qui est connu dans le milieu sous l’identité du "beau Serge". Ils ont pris conscience que la situation sentait le roussi au même moment, près du banc. Hélas, il était trop tard pour sauver leur innocence et le magot. Ils étaient prêts à tenter de réfléchir à une suite possible lorsque Mairiam Renner a confirmé leurs doutes et leur a conseillé de virer la camelote par-dessus bord. Mairiam Renner ? La mémé qui promenait l’infernal monstre. Le môme jouait-il un rôle de composition ou est-ce sa nature ? En tout cas, les trois receleurs lui doivent une fière chandelle ! A lui seul, il a fait capoter le piège, pourtant parfaitement huilé, du commissaire. Le gentil sale gosse ! Mairiam Renner ? La brave Madame Veuve Renner, la discrète voisine des frères Paul et Louis Taillefer. François l’avait imaginée artiste… Dans sa spécialité, elle l’est ! Riri décide de prendre contact avec ses associés. Il maîtrise assez bien les habitudes de la maréchaussée. Il subodore l’éventualité d’être mis sous surveillance puisqu’il s’est trouvé 85 en pays de connaissance à la fin de la promenade. Il est indispensable de vérifier. Une bonne fausse sortie lui apportera la réponse à sa question. Riri sort de son domicile en sifflotant et enfourche un vélo appuyé contre une poubelle. Il remarque illico qu’un cabriolet stationné en face de sa porte vient de démarrer sur ses talons. Premier signe. Il remonte la petite rue en sens unique. La voiture n’a pas insisté mais une mobylette prend le sens interdit quelques mètres derrière le cycliste. Second signe. Il abandonne le vélo derrière un abri de bus et poursuit pédibus. Il entre au bureau de tabac, suivi d’un jeune homme. Il n’achète rien, le jeune homme non plus. Il fait une pause dans une cabine téléphonique et appelle l’horloge parlante. Son accompagnateur regarde les vitrines, rattache ses deux lacets de chaussures… Riri pousse la porte vitrée et regagne son appartement, toujours sous bonne garde. Troisième signe. Il tient sa réponse. Il est impensable de guider les hommes du commissaire jusque chez Serge et Mairiam. Ils n’ont peut-être pas leurs adresses respectives. Il ressort de chez lui et retourne dans une autre cabine publique, au cas où la première aurait déjà été mise sur écoute. Prudence. « Allo, Monsieur Taillefer ? Paul ou Louis ? ― Paul… Bonjour, cher monsieur… Si vous êtes à la recherche d’un objet rare et ancien, il est peut-être dans notre caverne d’Ali-Baba. Demandez… Les frères Taillefer sont à votre service. ― Ah, salut Paulo. C’est Gonzague. ― Bonjour Gonzague. Comment va l’ami Riri ? ― Bien, merci. Paulo, j’ai besoin d’un petit service. ― Ah, non, Riri. Nous t’avons dit que nous refusions de tremper dans tes histoires louches. Nous sommes honnêtes et 86 comptons bien le rester. Faut-il te le mettre en chanson ou te l’écrire à coups de pompes dans le… ? ― Juste un petit service, sans danger, sans sortir de chez toi. S’il te plaît, Paulo... Dis à ta voisine, Madame Renner que le beau Gonzague voudrait avoir sa visite au plus vite. Elle comprendra. ― Tu joues avec la corde sensible, voyou. J’y vais. Raccroche… Définitivement… Compris ? ― Ok, tu es chouette mon Paulo avec ton vieux pote Riri. Une bonne paluche serrée à Loulou. Tchao ! » Monsieur Gonzague Ricole regagne ses pénates, comme tout promeneur respectable, un léger sourire narquois au coin de sa lèvre supérieure. Comment prévenir le beau Serge ? Sa ligne téléphonique est sans doute sur écoute. Son portable, tout pareil. Les hommes de la place Suquet sont-ils en mesure d’intercepter les messages e-mail ? Riri n’en sait rien. Serge a un neveu très branché informatique. Il lui écrit donc de transmettre à son oncle son souhait de rencontre. Le rendez-vous pourrait transiter par message électronique via le neveu. A voir. 87 Le domicile de la mémé Le commissaire Meunier a plus d’un tour dans son sac à malice et plus d’une corde à son arc. Il a tendu ses toiles d’araignées autour des nids des trois oiseaux : Gonzague Ricole ( Riri ), Serge Roux ( la rousse copine ) et Mariam Renner ( la mémé ). Il est persuadé que la bande des 3R n’est pas de taille à se mesurer à lui. Il pense que le piège va bourgeonner assez vite et qu’il a même toutes les chances de fleurir sous peu. Il n’aura plus qu’à se donner la peine de récolter les fruits de son intelligence. Mais l’oisiveté étant la mère de tous les vices, Isidore n’est pas du style à rester les deux pieds dans le même sabot. L’action paye toujours. Il faut aller au devant des évènements. Un détail l’intrigue. Et là, sa cervelle virevoltante est un peu perplexe. Son trouble vient du domicile de la mémé. La veuve Renner habite la maison dans laquelle Paul et Louis Taillefer ont établi leur honnête commerce. Honnête, vous avez dit honnête ? Vraiment, en êtes-vous sûr ? Rien ne permet d’en douter. Si ce n’est ce petit détail justement… Paul et Louis sont voisins de la mémé. Paul et Louis sont d’anciens complices de Riri. Riri et la mémé sont incontestablement dans le business qui les occupe. La question est donc logique : Paul et Louis trempent-ils dans la combine ? Comment savoir ? Le commissaire n’imagine qu’une méthode pour obtenir la réponse. Il n’a pas peur d’affronter les frères brocanteurs. Au pire, il peut se trouver un peu gêné aux entournures. Il va leur poser la question sans détour. Allons-y ! Mais le commissaire est plus rusé qu’il n’y paraît… Il ne peut pas courir le risque de se faire repérer par la mémé en se rendant chez les brocanteurs. Il ne peut les convoquer dans son bureau, les deux frangins seraient debout sur la pédale de frein. 88 « Allo ? ― Bonjour, cher monsieur… Si vous êtes à la recherche d’un objet rare et ancien, il est peut-être dans notre caverne d’AliBaba. Demandez… Les frères Taillefer sont à votre service. ― Bonjour, Monsieur Taillefer. Vous accueil professionnel me ravit. Ma démarche est à l’inverse de votre proposition. Je possède un très vieux phonographe à pavillon, en très bon état de marche. Il est inséré dans un meuble de style. C’est une pièce assez volumineuse donc difficile à transporter, d’autant plus que je ne conduis qu’une berline. J’aimerais que vous veniez l’expertiser chez moi et me dire si l’affaire vous intéresse. Pouvez-vous venir, vous et votre frère, avec votre camionnette ? Je ne suis pas gourmand. Aujourd’hui en plein déménagement, je pourrais m’en séparer pour un prix raisonnable. On m’a vanté votre sérieux, je fais donc appel à vous. ― C’est très gentil. Votre confiance nous honore. Nous pouvons venir tout de suite. Habitez-vous dans l’agglomération ? ― A Dijon oui, et même pas bien loin de votre "caverne d’AliBaba". Je vous attends devant la porte B de la résidence du Petit-Citeaux. ― Nous y sommes dans moins de dix minutes. » Isidore Meunier est content. Le brocanteur ne se doute de rien. Il vient avec son frère. Leur conversation en lieu neutre est promise à la discrétion. « Loulou, prépare la camionnette. Y a p’t’être une affaire juteuse à se mettre sous la dent. Je t’affranchirai en route. Juste un instant pour un coup de fil à François, pour assurer nos arrières. ― Allo, François ? Bonjour. Ici Paulo. J’ai besoin de vos conseils. On joue franco-franco et j’ai le total respect pour vous. ― Oh, là ! Le ton de votre voix est un peu anxieux. Dites-moi tout. 89 ― Et bien voilà… Ne vous moquez pas… Je viens de recevoir un appel téléphonique d’un monsieur qui souhaite nous vendre un phonographe. Il nous demande de venir chez lui l’expertiser et proposer un prix de transaction. ― Je n’y connais rien, mon pauvre Paul. ― C’est pas le phono qui me fout les chocottes… C’est la voix du type. Vous allez me dire que je vois des flics partout… et que je n’ai rien à me reprocher… C’est exact. Mais je crois avoir reconnu la petite pointe d’accent parigot du commissaire Meunier. Et il nous donne rendez-vous à deux pas de la place Suquet. Et comme ses sbires viennent de reprendre la surveillance de la maison… Si, si… J’ai le nez creux. Je les repère de loin, les condés. C’est pas un jean et un perfecto qui me fera prendre un argousin pour un chanteur de rock, ni une cornette et un rideau de deuil pour une bonne sœur. Toute expérience est source d’enseignement. Qu’espère-t-il de nous ? J’ai comme l’impression qu’il veut nous faire sortir de chez nous. Dans quel but ? Vous qui le connaissez bien, auriez-vous une idée ? ― Si vous le souhaitez, passez me chercher et je vais expertiser avec vous. ― Trop sympa, François. Je n’osais le demander. Dans cinq minutes la camionnette se gare devant votre porte et en route. Si Madame Sarah est d’accord. ― Je vous attends, Paul. » Depuis le feu tricolore du carrefour des Tanneries, la silhouette de l’homme qui arpente le trottoir ( il l’arpente, il ne le fait pas… ) ne laisse aucune hésitation. « Fends des pieds, mon Paulo, t’as pas la berlue des esgourdes ! C’est bien l’Isidore qui tapine ! » La camionnette des brocs s’immobilise et c’est François qui en descend le premier. « Monsieur François ? 90 ― C’est bien moi, Monsieur le commissaire. J’accompagne mes amis Paul et Louis. Je leur apporte mon soutien actif. Que puis-je pour vous ? ― Rien. Je n’ai plus de question à poser. Vous rencontrer dans de telles circonstances annihile la moindre ombre de suspicion. J’avais un doute professionnel à l’encontre de Messieurs Taillefer. Depuis vingt secondes, je l’ai chassé. ― Un doute, dites-vous ? ― Pas très sport, pas très fair-play, commissaire. ― Nous aurions apprécié votre visite à sa juste valeur professionnelle. Mais se faire filer un rancard sur le pavé, c’est pas cool ! On n’est pas bégueules. On ne demande pas un bristol en relief. Mais là, c’est un peu fort de café ! ― Je comprends votre désapprobation, Monsieur Taillefer. Je vous présente mes excuses si je vous ai choqué. ― Vous surveillez notre porte, à nouveau. Vous nous inventez un phonographe déménageur. Vous nous faites déplacer au détriment de notre commerce… Qu’avez-vous contre nous ? Je crois que ça suffit, il faut causer en face. ― Ne vous fâchez pas Louis. Ecoutons Monsieur le commissaire. Il a sûrement une raison valable. ― Merci Monsieur François de me permettre de me justifier. Merci Monsieur Paul d’avoir convié votre ami à vous accompagner. Monsieur Louis, acceptez mes excuses. ― Je garde la boîte à gifles bouclée… parce que c’est vous… ― Comprenez que je ne pouvais vous convoquer à mon bureau sans vous inquiéter. D’accord ? Comprenez aussi que je ne pouvais me rendre chez vous sans me faire repérer. C’est de votre voisine que je me méfie. ― Notre voisine ? Mademoiselle Florence ? Madame Renner ? ― Madame Renner. Effectivement, madame veuve Mairiam Renner me cause des soucis. ― Pensez-vous commissaire ? Vous m’estomaquez. ― Messieurs Taillefer… J’ai plusieurs fois travaillé en toute intelligence avec Monsieur François. La franchise est réciproque. Monsieur François vous apporte son soutien. Je 91 n’ai donc aucune arrière pensée à votre sujet. Je vous propose d’être, un instant, associés à ma recherche. Acceptez-vous de collaborer ? Vous avez le droit de refuser et nous en resterions là. ― Saperlipaulette ! Vous me la coupez ! ― Monsieur le commissaire, je peux répondre affirmatif. Mais en quoi sommes-nous concernés ? ― Je pense que madame Renner, la mémé comme nous la surnommons place Suquet, trempe dans une affaire… disons, délicate. Vous avez remarqué nos hommes en planque. C’est la preuve indéniable de votre talent d’observation. Nous ne surveillons pas votre porte, je vous assure. ― Vous nous prenez pour des nazes ? ― Attends Loulou, laisse Monsieur le commissaire finir ses phrases. ― Nous surveillons la porte de votre maison car c’est la porte de la mémé. Cette dame d’apparence respectable est mêlée à un vol dont Monsieur François est un témoin indirect. ― La veuve Renner ? ― Exactement. Et un de ses complices présumés est Gonzague Ricole. ― Riri ? Dans quel guêpier s’est-il fourré, ce plouc ? Nous n’avons plus de contact avec lui depuis assez longtemps. ― Je connais votre passé et votre retour dans la norme. Il y a prescription, bien entendu. Mais l’amitié ne s’oublie pas. N’avez-vous jamais vu Gonzague en visite chez la mémé ? ― Désolé, commissaire, nous l’avons croisé dans un videgreniers il y a plusieurs mois. Bonjour bonsoir. Rien de plus. ― Et il ne nous a jamais téléphoné, même pas pour un petit service. ― Loulou, puisque je dis à Monsieur le commissaire que nous n’avons pas de nouvelles récentes ! Réfléchis ! S’il nous avait téléphoné, nous en aurions ! ― Ok, Paulo. Te fâche pas. C’était pour dire… Nous ne savons rien. Et si nous savions quelque chose… ― Et bien ? ― Nous ne dirions rien. Nous ne sommes pas des balances ! 92 ― Loulou, mesure tes propos. Nous ne sommes au courant de rien. Ce n’est donc pas utile de faire des si… ― Merci, messieurs. Et une fois encore, pardonnez ma démarche. » La camionnette ornée du logo des brocanteurs arrive en vue du pavillon du facteur. « Vous n’avez pas de question à nous poser, François ? ― Aucune, Paul. Si vous possédiez une information importante, vous l’auriez transmise. Si vous connaissiez un petit détail plus apte à mélanger les pistes qu’à faire progresser l’enquête, votre sens de l’essentiel vous aurait sans doute conseillé la prudence silencieuse. Si, par hasard, vous pouviez nous aider à retrouver la Bécassine de la petite Marie, je sais pouvoir compter sur vous. Bonne journée. Merci pour la promenade surprise. » 93 Le troisième âge Les membres de l’équipe du commissaire commencent à se lasser de ces filatures immobiles. Garder des portes dijonnaises qui ne voient jamais sortir personne devient lassant. A deux des endroits de planques, les guetteurs sont brusquement sortis de leur torpeur. La mémé Renner s’en va faire ses courses, petit fichu bleu à fleurs blanches sur la tête et panier d’osier au bras. La promenade prend la direction des halles. Après moult emplettes, la vieille dame, trop chargée pour sa corpulence selon les estimations policières, fait une halte dans un barrestaurant sud-américain. Elle s’installe au comptoir pour déguster un sirop d’orgeat. Les accompagnants s’asseyent à la terrasse. En principe, on ne consomme pas pendant le service, mais il faut bien se donner une contenance. La terrasse est un excellent poste de contrôle des entrées et des sorties, donc de la situation. La grand-mère laisse son panier et son gilet près du tabouret dont elle vient de descendre en se renseignant sur l’endroit des toilettes. Les accompagnants ne la suivent que des yeux, bienséance oblige. Dix-huit minutes plus tard, le barman leur apprend que l’établissement possède une seconde entrée, sur la rue piétonne. Pour l’occasion, l’entrée est devenue sortie. Serge Roux quitte sa maison, l’air bien préoccupé. Pas gracieux gracieux, le beau Serge ! Sa chemise lilas blanc porte un bel accroc dans le dos, sous l’omoplate droite. Il chemine à grandes enjambées jusqu’à la chemiserie, à deux rues de là. Deux hommes de belle corpulence, lancés sur ses traces, s’arrêtent devant la vitrine. Ils regardent le client choisir dans ladite vitrine une chemise semblable à la déchirée. Il la paye. Le vendeur la déballe, retire le papier de soie et les 94 protections en carton ou en plastique transparent. Le client entre dans la cabine d’essayage dont il tire le rideau derrière lui. La chemise abîmée atterrit à cheval sur la barre du rideau. Quelques minutes s’écoulent. Le client et sa chemise neuve ne sont pas ressortis. Les policiers pénètrent dans la boutique, brandissent discrètement leurs cartes professionnelles devant le nez du vendeur ébahi et tirent le rideau de la cabine. Personne. La cabine communique avec une réserve donnant sur l’arrière-cour par une petite fenêtre, d’ailleurs restée ouverte. Le troisième poste d’observation voit enfin un brin d’animation. Un homme d’allure un peu rétro, longs cheveux blancs rappelant Léo Ferré, traverse la chaussée d’un pas assez alerte. Il balaie la route devant lui à l’aide d’une longue canne blanche tenue en main droite. Si l’on en croit ses cheveux, il doit bien approcher des soixante-dix ans. De la main gauche, il donne le bras à une petite dame, trotte-menu, sans doute sa mère. Dans cette hypothèse, le passage du siècle se profile à l’horizon pour la maman. Lequel accompagne l’autre ? Ils appuient sur la sonnette d’un des trois voisins de Gonzague et attendent un instant. Le pêne se déclenche d’un claquement sec. La porte pivote dans un grincement un peu crispant. Le couple du troisième âge entre dans le hall. Et l’attente immobile reprend son cours monotone. Les anges gardiens sont sur le point de s’endormir. Ils sont juste tenus en éveil par deux plombiers en bleus de travail, caisse à outils pour l’un, plan roulé sous le bras pour l’autre. Les deux ouvriers sortent de l’immeuble surveillé. Personne ne les a remarqués à leur entrée. La surveillance est en dentelle, de l’avis même des deux cognes en faction. « Y a pas intérêt à c’que l’commissaire l’apprenne ! » Une petite animation est également à mettre à l’actif de Gonzague. Il sort, dans l’après-midi. Pour bien se moquer des "chaussettes à clous" – son petit diminutif préféré ! – il lâche 95 gentiment, en passant tout près d’eux « Je vais juste acheter du pain et je reviens. Dix minutes, tout au plus. » Cette fois, le commissaire est informé, d’un coup de portable… 96 Chevaux, corbeaux et écureuils Rodolphe et Annette tiennent leur promesse. Après le repas, la voiture prend la courte route qui sépare Ouges de Longvic. Arthur et Morgane sont plus que contents… Ravis de passer un nouvel après-midi avec Lily-Rose… Super heureux d’effectuer leur première sortie avec Mickaël… Radieux d’aller au manège équestre… Fiers d’avoir convaincu les parents. En route pour la promenade. Doudou rose aurait bien voulu aller voir les chevaux. Lily-Rose le laisse dans sa chambre. Ce n’est pas lui qui retrouverait Mazarine et il ne manquerait plus que de voir un second doudou se faire la belle ! Sitôt les derniers pavillons du lotissement franchis, la petite troupe longe la rivière. Les gamins cheminent l’un derrière l’autre, sérieusement, observant tout, qui à gauche sur la berge, qui à droite de l’autre côté du grillage du terrain de sport, qui en l’air dans les arbres. Morgane pousse le fauteuil. Les sioux sont sur le sentier de la guerre. Rodolphe et Annette s’amusent de les voir accomplir la tâche programmée. Le Parc de la Colombière est traversé en suivant les flots de l’Ouche, à contre-courant. Les "chasseurs de Mazarine" sortent par la porte symétrique, de l’autre côté du cadran solaire, empruntent la rue un court instant et passent le petit pont. La piste cavalière les conduit directement aux installations de l’Etrier de Bourgogne. Les parents admirent les beaux bâtiments, un des beaux éléments du patrimoine communal. Les enfants n’ont qu’une hâte : aller admirer les chevaux à l’entraînement. « Regardez, les enfants, le bel alezan. ― Le quoi ? ― Le beau cheval à la robe rougeâtre qui s’élance vers la petite maison blanche. ― Comment sais-tu qu’il est allemand ? Il n’est pas immatriculé ? ― Pas allemand. A-le-zan. Tous les chevaux de cette couleur se nomment ainsi. 97 ― Arthur, tu vois ce que je vois ? ― Sans problème. Mais quoi ? ― Les barres de toutes les couleurs que les cavaliers font sauter à leurs montures. Barres unicolores, barres rayées de blanc, de bleu marine… ― Les voilà les troncs d’arbres jaunes et bleus, rouges et blancs, de Dol… Les arbres de ton rêve ! ― De qui ? Du dolmen ? Vous nous avez menti ? ― Non, Papa. De Dolmenius… Tu sais ? Mon rêve. ― Ne vous fâchez pas, Monsieur. Ils m’ont tout expliqué. Je vous donne ma parole que Morgane n’a pas désobéi. ― Ah ! Tu es déjà dans leurs combines, toi ? Eh bien, il faut qu’ils t’aient à la bonne pour avoir déjà partagé leurs secrets avec toi. Nous sommes tenus à l’écart, nous ! ― Moi, je suis un enfant, comme eux, juste un peu plus grand. Je fais partie de la bande depuis peu. J’ai été initié. ― Ah, je préfère. ― Ça y est, Arthur ? Tu admets que ce n’était pas une blague ? Il fallait simplement arriver à déchiffrer les images. ― Plus ça va, moins je comprends, ma fille. ― Fais comme moi, Rodolphe, fais confiance. ― D’accord Lily-Rose, puisque la vérité sort de la bouche des enfants… ― Maintenant, cherchons le nid ! Tu vois, Maman, nous sommes peut-être sur la bonne piste. Mon rêve parlait d’un train, de la chute de Mazarine, de chevaux qu’elle voit d’où elle est, de troncs d’arbres de plusieurs couleurs. Nous n’avions pas compris qu’il s’agissait des obstacles pour les chevaux. Nous y sommes presque. Il faut maintenant trouver un nid, car elle a été sauvée par un corbeau qui l’a attrapée avant que le train ne l’écrase et l’a emportée dans un nid abandonné. Le nid doit être haut perché car elle peut observer les alentours. ― Plus l’histoire se précise et plus mon horizon est embrumé. Je vais suivre tes conseils, Lily-Rose. Si cela ne nous mène pas à Zazanine, nous nous serons au moins amusés un moment. 98 ― Il n’y a vraiment que des adultes pour s’amuser d’une situation si angoissante. Pauvres grandes personnes sceptiques ! » La piste de concours de sauts d’obstacles n’est entourée que de talus couverts de pelouses. La séparation avec le lit de l’Ouche est assurée par des buissons bas et des arbres trapus. Il est inutile de chercher un nid de corbeau à moins de trois mètres du sol. Les enquêteurs en herbe changent de lieu et rejoignent, un peu à l’écart, un manège d’entraînement en temps ordinaires et d’échauffement les jours de compétitions. Le fauteuil est un peu plus difficile à conduire, dans le sable. Rodolphe est donc aux commandes. Un côté du terrain est limité par un bâtiment d’écurie. En face, un mur de pierre assez haut protège des dangers de la voie ferrée. De grands arbres assurent une clôture naturelle plus élevée que le mur : marronniers, acacias, noyers semble-t-il. Il n’est pas question d’y monter voir. Les six paires d’yeux s’appliquent à percer les feuillages. La motivation ne peut pas abattre toutes les montagnes. La poupée est probablement dans un de ces arbres. Elle a pris le train sur le pont de la Coulée Verte. Elle s’est maintenue quelques minutes en équilibre. Le train a pris de la vitesse dans la ligne droite le long du centre équestre. Elle n’a pu résister plus longtemps, a dérapé de la citerne et un corbeau l’a saisie au vol, dans sa chute. Aucun doute, il l’a déposée au plus vite, donc dans un de ces arbres. Comment faire ? Il n’est pas possible de demander aux lads un prêt d’échelle pour escalader jusqu’aux cimes feuillues… Des jumelles seront-elles, à la prochaine visite, une aide suffisante pour scruter l’ensemble des branches ? Faudra-t-il baisser pavillon et confier cette mission aux hommes du commissaire ? Quatre mines déconfites et deux adultes ennuyés de ne pouvoir les illuminer reprennent le chemin en sens inverse. 99 « Les enfants, j’ai emporté quelques croûtons de pain rassis, allons les porter aux animaux du parc. ― Je pourrais en donner aux petites chèvres ? ― Et moi aux ânes ! ― Hélas, non. Le pain doit être déposé dans les boîtes. Ce sont les employés municipaux qui se chargent de la distribution aux heures de repas. Vous ne mangez pas du matin au soir, vous ? Eh bien, les animaux non plus. ― Nous ne sommes pas des ânes ! ― L’ai-je dit ? ― Léon !... Léon !... ― Qui est-ce qui crie comme ça ? ― Ce sont les paons, Lily-Rose. Regarde sur le toit de la cabane, il y en a un qui fait la roue. ― Léon ! ― Hi ! Han ! Hi ! Han ! ― Oh, regardez ! Là-bas ! Un écureuil qui court dans l’herbe ! ― Tu as vu sa belle queue rousse en panache ? ― Qu’il est beau ! ― Oh, il se sauve dans un arbre ! ― Tu vois comme il grimpe bien le long du tronc ? Allons-y ! » Les trois lascars se précipitent à toutes jambes à la poursuite de l’écureuil. Il est évident que Rousse-queue ne les a pas attendus ! Mickaël est le seul capable de suivre le petit acrobate dans sa fuite… visuellement. Immobile dans son fauteuil, il n’a pas quitté le petit rongeur des yeux. Annette et Rodolphe ont un instant fait attention aux trois coureurs et ont perdu la trace de l’animal. « ― Là !… » De son index dressé vers le ciel, Mickaël pointe le sommet d’un des marronniers. Suivant cette consigne, parents et enfants reprennent le contact visuel avec le fuyard. 100 « ― Oh !… » Les bouches béent. Personne ne peut prononcer le moindre mot… Les douze yeux ont suivi l’écureuil dans la fin de son ascension vertigineuse. Panache a disparu dans un trou. Au dessus du trou, un nid est bien calé dans une fourche à trois branches. Du nid pend un morceau d’étoffe verte recouvrant un début de tricot rayé rouge et blanc… Quelques secondes s’égrènent. « Maman ! C’est Mazarine ! » Le cri d’Arthur n’a transmis aucun scoop. Tous les six ont compris au même instant. Pour une fois, les adultes sont plus prompts à réagir. Rodolphe rassemble les enfants autour de lui. « Laissez-moi faire. Nouvelle histoire… Morgane, cette poupée est à toi. L’écureuil vient de te la voler. Personne ne parle ni d’enlèvement, ni de train, ni de corbeaux, ni de bijoux et encore moins de la police. ― Ok, Papa. » Rodolphe se précipite vers l’enclos des chèvres, des ânes et des paons. Deux employés y sont occupés à bricoler un portail qui a semble-t-il été victime d’une ruade intempestive. « S’il vous plaît, messieurs… Bonjour. ― Oui. Bonjour, vous avez un problème ? ― Une chose incroyable. Je ne l’aurai jamais pensé possible. Ma fille a posé sa poupée dans l’herbe, un instant. Un écureuil est passé comme une flèche. Il a pris la robe de la poupée dans ses dents et hop ! Il a grimpé dans un arbre comme un éclair ! Nous n’avons eu le temps que de le suivre des yeux. ― C’est effectivement la première fois que nous sommes témoins d’une telle aventure. Pies voleuses, oui. Mais écureuil… Personne n’a jamais été victime de ces adorables touffes de poil, en tout cas à note connaissance. ― Comment le retrouver ?… et la poupée avec... 101 ― Je sais où il l’a transportée. Il l’a laissée dans une fourche d’arbre, apparemment dans un nid. Voyez-vous ma femme et les enfants, là-bas ? La poupée est dans cet arbre. Pourriezvous me prêter une grande échelle pour que je puisse la récupérer ? ― Vous n’avez pas le vertige ? ― Non, je vous assure. Si vous avez une échelle assez grande, j’en fais mon affaire. ― Nous avons une échelle triple. Nous pouvons l’installer et la tenir plaquée au tronc. Mais pour monter… ― Pas de souci. Moi, je monte. Je suis un peu alpiniste amateur. Une échelle ne me pose pas d’appréhension. ― Alors, dans ces conditions, allons-y. » L’échelle est dépliée, appuyée contre le marronnier, maintenue du bas par les deux employés municipaux. Quelques promeneurs arrivent rapidement en bons curieux qu’ils sont. A quoi va servir une échelle, ici ? Annette tente, tant bien que mal, d’organiser un périmètre de sécurité. Elle ne craint pas une chute de Rodolphe, mais de Mazarine. Or, il est indispensable que Mazarine passe au maximum inaperçue. Rodolphe met le pied gauche sur le premier barreau, le droit sur le second… Les deux mains sont bien rivées sur les montants verticaux. Le premier étage est grimpé à un bon rythme. Le second palier est atteint assez rapidement également. Pour escalader le troisième tiers, l’entreprise est plus périlleuse. L’échelle commence à vibrer et l’amplitude de balancement s’amplifie. De plus en plus de petites branches entravent la progression du grimpeur. Le sommet de l’échelle est à portée de main. Le nid squatté est en bon état, non utilisé mais correctement conservé. Mazarine est couchée à l’intérieur, une jambe pardessus bord, la coiffe un peu en bataille. Rodolphe la prend délicatement et la glisse dans sa chemise. Il ne lui reste plus qu’à rejoindre la compagnie. 102 En un rien de temps, l’alpiniste et sa protégée sont redescendus sur le plancher des chèvres – La ménagerie de la Colombière ne compte pas de vaches dans ses rangs – Morgane serre la poupée contre sa poitrine et personne ne peut y avoir accès. Rodolphe aide les serviables employés à remiser l’échelle. Remerciements d’usage pour ce service si hors du commun. Retour vite fait chez Nicole. « Allo, François ? Salut, c’est Rodolphe. Viens vite chez LilyRose. Viens seul dans un premier temps. Nous avons Mazarine. » François arrive presqu’à la même vitesse que l’écureuil. Morgane a enfin décroisé ses bras pour libérer la poupée voyageuse. Mazarine est en bon état. Elle ne s’est pas salie, dans son périple. Annette soulève sa robe et son jupon – ceux de la Bécassine – Aïe ! Le ventre de tissu est déchiré et rafistolé à l’aide de deux épingles de nourrice. Sous les doigts d’Annette, quelque chose de dur se fait sentir, comme des cailloux… Des cailloux précieux, évidemment. L’unanimité se réalise sans tergiversations autour de la suite de la démarche. « Allo ? Je suis bien à l’Hôtel de Police de la place Suquet ? Bonjour monsieur. Je me nomme François-Félix et je voudrais m’entretenir en urgence avec le commissaire Meunier. ― Je suis désolé. Monsieur le commissaire est occupé. ― C’est très important. Je dois lui parler. Je vous en prie. Ce que j’ai à lui apprendre est de la plus haute importance, pour lui, pour toute son équipe. ― Je vous dis que ce n’est pas possible. ― C’est très urgent, je vous en prie. ― Mais enfin… N’insistez pas, monsieur ! Puisque je viens de vous dire qu’il est impensable de le déranger ! J’ai des ordres. ― Pouvez-vous, au minimum, lui faire passer un message urgent ? ― Je pense que oui. 103 ― Alors, s’il vous plaît, prenez un papier et écrivez : Longvic, bord de l’Ouche, SNCF, Marie et Bécassine. ― Attendez. Est-ce que je rêve ? Je suis l’inspecteur Tanlaire. Vous êtes François, le tonton de Marie ? ― Bonjour inspecteur. C’est bien ça. ― Vous pensez savoir où se trouve la poupée ? Mazarine, si je ne m’abuse… ― Je ne pense pas savoir… Je l’ai sur le bras. Et en lui palpant le ventre, nous pensons qu’elle a un poids sur l’estomac. ― Allo ? Monsieur François ? Isidore Meunier à l’appareil. Je viens d’entendre. Je n’en crois pas mes oreilles. Ce n’est pas une mauvaise plaisanterie ? Pouvez- vous m’en assurer en me donnant les prénoms des enfants ? ― Aucune difficulté : Marie, Morgane, Lily-Rose, Clem’ et Arthur. Et la jeune fille : Caroline ! ― Où êtes-vous ? ― Dans le lotissement du Parc. Je vous donne rendez-vous devant l’école maternelle Freinet, commissaire. J’y suis dans une poignée de secondes. ― J’arrive ! » * « Allo-ninnins, salut à tous. Ici Doudou rose. Mazarine est rentrée au bercail. Merci à tous ceux qui ont envoyé des messages de réconfort et quelques renseignements qui auraient pu servir. Notre copine Zazanine a été retrouvée par les enfants. C’est le pied ! ― Ici Doudou bleu, à la Balad’âne. Je suis soulagé par ton appel, vieux frère ! Bonne fin de journée. ― Allez, salut la compagnie. » * 104 La stupéfaction du commissaire La voiture du commissaire Meunier s’arrête devant l’école maternelle, comme François l’a proposé. La voiture est très ordinaire, d’un bleu marine passe partout, une voiture très civile, très bon chic bon genre. Les inspecteurs Tanlaire et Broque sont du voyage. François est en vélo. Il guide la voiture jusqu’à l’allée des Gentianes, jusqu’à Mazarine. C’est bien la première fois que le facteur sait être suivi par les flics sans se demander quelle infraction risque de lui être reprochée. Le chemin est bien court et Mazarine reçoit les policiers dans le salon. Il est préférable de ne pas trop lui permettre de sortir. Sa blessure au ventre pourrait s’infecter… « Je dois vous féliciter de votre réussite si rapide. Nous avons mis en œuvre des moyens importants : fouille systématique des lieux, activation de nos réseaux d’informateurs, appels à témoins, postes de surveillance aux endroits stratégiques, filatures des trois suspects. Nous n’avons que très peu avancé. Le principal soupçonné vient de nous annoncer qu’il a découvert notre mise sous contrôle. Je peux confesser que nous sommes actuellement tenus en échec. Comment avez-vous procédé ? Je ne comprends pas que des citoyens ordinaires, sans expérience, sans supports logistiques, soient arrivés à l’objectif prioritaire : retrouver la poupée. Et surtout mettre la main sur le trésor. Votre trésor est en tissu, le nôtre est plus monnayable. Je tire mon chapeau bien bas ! ― Commissaire, nous vous remercions de vos compliments, cependant… ― Cependant ? ― Je voudrais vous adresser une petite remarque. Nous sommes citoyens ordinaires, le fait est incontestable. Nous n’avons pas bénéficié de supports logistiques, vous avez 105 totalement raison. Mais nous possédons une certaine expérience. ― Cher monsieur, essayez-vous de me dire que vous collaborez civilement aux activités de notre grande maison ? ― Loin de moi cette prétention. Les énigmes que nous avons élucidées ont atterri entre nos mains par de purs hasards. ― Isidore, n’oublions pas que Monsieur François-Félix et Madame Sarah ont joué un rôle dans la fin d’activités des mousquetaires, les détrousseurs de bijouteries. Déjà une affaire de bijoux… Ils étaient, déjà à l’époque, arrivés avant nous sur le lieu du crime, place Barbe. ― Exact, Simon. ― Je constate que vos services de renseignements sont efficaces. Ainsi, nous aussi avons été objets de recherches… ― Bien sûr. Il ne s’agit que des précautions d’usage. N’en prenez pas ombrage. ― Je ne m’offusque pas, commissaire, mais cette découverte est un peu désagréable. Alors, nous sommes fichés ? ― Ne vous fâchez pas. Fiché est un bien grand mot. Lorsque nous recrutons un collaborateur, il bénéficie d’une attention similaire. Chaque système élabore son fonctionnement interne. Vous voici informés du nôtre. ― Que savez-vous encore de nous ? ― Nous avons également consulté le dossier du camion postal détourné. Pas de pierres précieuses, cette fois… Votre rôle déterminant y est largement souligné. Nous nous étions rencontrés lors de la petite fête organisée en votre honneur. Je sais que votre mémoire est bonne. Et l’événement n’est pas si ancien. Nous y avions aussi retrouvé Paul et Louis Taillefer, de vieilles connaissances. ― Eh bien, nous n’avons plus beaucoup de secrets pour vous, à ce que je vois. ― En quelque sorte. Nous avons aussi vérifié que vos collaborateurs sont d’honnêtes gens ou, tout du moins, le sont devenus. Je veux parler du patron de la Casse 6 et des frères Taillefer. Par contre, nous n’avons pas idée de ce que sont 106 devenus les Mousquetaires, ni la petite fille dont chacun voulait obtenir la garde. ― C’est une vieille histoire, commissaire. Le temps a effacé les traces. Où qu’ils soient, cela n’a pas d’importance à mes yeux. ― Que ce mot soit une conclusion. Si vous en avez l’occasion, un jour… on ne sait jamais… faites savoir à Pierre Gascogne que je conserve une certaine admiration à son égard. Revenons à notre affaire en cours. ― Nous vous devons un aveu, commissaire, inspecteurs. Comment avons-nous procédé, disiez-vous ? Notre guide n’est autre que Morgane. Elle nous avait déjà prouvé qu’elle maîtrise un certain don… de double vue, pourrions-nous dire. Elle a résolu, par le passé, une énigme qui ne concerne en rien la voyouserie ou les forces de l’ordre. Ce mystère est d’ordre complètement privé, ésotérique et dans d’autres lieux. Morgane fut très efficace. ― Alors, bravo Morgane. Tu es plus rusée que le vieux commissaire que je suis. Tu peux m’en dire un peu plus ? ― Je ne sais pas bien quoi vous dire. Nous aussi, mon frère, mes amis et moi, nous avons exploré plusieurs pistes. Nous ne savons pas pourquoi vous cherchiez Mazarine. Votre objectif ne nous intéresse pas. Le nôtre était de rendre Zazanine à Marie. Et, comme dans l’énigme dont parlait mon père, c’est un rêve qui m’a ouvert les yeux. Il y avait un train, Mazarine blessée, des chevaux, un manège de sauts d’obstacles, un nid de corbeaux… Les parents nous ont emmenés à l’Etrier de Bourgogne, à ma demande. Sur le chemin du retour, dans le Parc, un écureuil a attiré notre attention en grimpant dans un arbre plus vite qu’une fusée. Nous l’avons suivi des yeux et nous avons vu la robe de Mazarine qui dépassait d’un nid… La suite, vous la connaissez, Monsieur. ― Bravo encore, fillette. ― Lily-Rose et Arthur méritent aussi vos compliments. Nous agissons également en équipe et dans la discrétion. Je pense aussi à Clem’ et à Mickaël. 107 ― Bravo à toute la bande ! Je vous laisse aller jouer dehors car j’ai quelques détails à régler avec vos parents. » Les enfants sont légèrement vexés d’être ainsi poliment évincés – "qu’en termes choisis, ces choses-là sont dites !" – envoyés voir ailleurs si la police y est… – dans un langage plus usuel – Rodolphe dit souvent que la psychologie ne doit pas figurer au programme de la formation des gendarmes. Il semble être dans le vrai. Zazanine est retrouvée. Il ne reste qu’à réparer sa blessure. Morgane, Lily-Rose et Arthur partagent une grande hâte de voir Marie sauter de joie en serrant son doudou contre son cœur. L’inspecteur Broque soigne la poupée en la libérant du poids qui a comprimé son estomac depuis sa rencontre avec Riri. L’inspecteur Tanlaire téléphone à la clinique des poupées, pour annoncer sa venue imminente et une intervention à réaliser en urgence. Le commissaire Meunier rédige rapidement un rapport de leur visite présente et consigne la récupération des bijoux. Il signe le compte rendu, les inspecteurs paraphent à leur tour puis il sollicite une signature des associés majeurs du moment. Annette, Rodolphe et François apposent leurs griffes sur le document. Le commissaire note les noms, prénoms, date de naissance des trois enfants dont il prend une photographie devant le massif de rosiers. Les trois policiers remercient une fois de plus les sauveteurs de Mazarine qu’ils conduisent tout de suite pour la petite séance de chirurgie esthétique. Nicole juge utile d’organiser une petite collation à base de glace au chocolat et de jus de pommes. François et Rodolphe installent la table et les fauteuils de jardin, pendant qu’Annette s’en va chercher Sarah et Marie. Rien ne doit être dit à Marie. L’inspecteur Simon leur a promis un retour triomphal dans moins d’une heure. 108 * « Opération Bécassine, ici Isidore. M’entendez-vous ? Opération Bécassine, bipez tous pour confirmer que les liaisons fonctionnent … Parfait. Le doudou est de retour. Que tous les bécassins rentrent au bercail. Pas de discussions. Briefing dans une heure et trente minutes. Exécution. » * 109 La joie de Marie Lily-Rose, Marie, Arthur et Morgane, Mickaël, Rodolphe et Annette, François et Sarah sont assis à l’ombre du grand cerisier. Le ciel est bleu. Les oiseaux gazouillent. Une tourterelle roucoule dans le grand noyer de l’espace vert central. Un papillon violet et prune volette autour de la table de jardin. Deux bouteilles de jus de pommes trônent au milieu de la table. Lily-Rose a disposé les petites coupes et les verres à jus de fruit. Les enfants ont en main chacun une cigarette… russe, en gaufrette. Il ne reste plus qu’à apporter la glace au chocolat et la bombe de crème chantilly, ce à quoi Mamie Nicole s’affaire. Le bonheur est dans le jardin ! Les yeux pétillent comme le jus de pommes. Les langues sont rangées dans l’attente de la douceur glacée. Les enfants sont sages et épanouis. Le top de départ est sur le point de libérer les petites cuillères lorsqu’un vrombissement caresse les oreilles des gourmands. Une voiture bleue stoppe le long de la barrière. Trois hommes en descendent. Le premier ouvre le petit portail. Le second boucle les portières. Le troisième porte un paquet. Il marche juste derrière le plus grand. Il porte aussi quelque chose sur le bras gauche mais la carrure de son prédécesseur le masque un peu. Lily-Rose, Mickaël, Morgane et Arthur reconnaissent au premier coup d’œil les trois visiteurs. Marie ne peut les reconnaître, elle ne les a jamais rencontrés. Simon s’écarte légèrement, laissant le passage libre au commissaire. « Zazanine ! Zazanine est revenue ! » Marie explose littéralement de joie. Le mot bonheur n’est plus assez fort pour décrire l’ambiance. Elle se précipite vers eux. Isidore s’accroupit pour être à la bonne hauteur et la gamine plonge sans retenue, tout à la fois dans les bras de la poupée 110 et sur les genoux du commissaire. Le patron bascule sous le choc inattendu et se retrouve les quatre fers en l’air, un sourire jusqu’aux oreilles. Les trois visiteurs paraissent enchantés de l’effet produit. Pour une fois que l’irruption des keufs entraîne une pétarade de rires cristallins ! « Et les sucettes ? ― Les voici. Ta Mazarine a demandé un paquet cadeau. ― Youpi ! Zazanine ! Youpi ! Zazanine ! » Plus aucune des huit grandes personnes ne doute de l’importance de la présence du doudou. La première démarche à mettre en œuvre, pendant que les policiers trinquent au retour de Mazarine, est de téléphoner à Maman Belinda pour la prévenir que Mazarine a fait bon voyage et que Marie est comblée. Isidore Meunier explique à François que le trésor est en dépôt dans un coffre de la Banque de France dans l’attente de son vol prochain – vol ? de retour, en avion, sous escorte, sécurisé – jusqu’au palais du Maharaja de Chandigarh. Il questionne Annette, Sarah et Nicole sur leurs disponibilités des jours à venir et sur les dates prévues des fins de vacances des deux petites minettes. Pourquoi ces renseignements ? Morgane n’a saisi que des bribes et elle n’a pas envie de se creuser à nouveau les méninges. 111 Elle est leurre L’heure du briefing à l’Hôtel de Police a sonné. Comme le jour de la répartition des rôles du dispositif "souris verte", l’équipe est présente, au grand complet, sauf un planton et une hôtesse d’accueil. Il est aisé de lire sur les visages des cadres un certain soulagement. Le ton assez enjoué du commissaire confirme l’impression visuelle. Il est un excellent comédien. Il ne dit pas tout. Lui seul a eu accès aux bijoux. Lui seul sait qu’il manque une pierre, le diamant noir. Il décide de ne pas dévoiler ce secret qui risquerait de devenir source de découragement. A chaque jour suffit sa peine. « Messieurs. Mille excuses, Julie et Claudine, je suis vraiment peu galant. Je recommence : Chères Claudine et Julie, messieurs. Notre opération "souris verte" a foiré par la faute d’un affreux gamin et de notre pitié pour l’âge mûr. Nous n’avons pas été très performants sur ce coup. Je dis bien "nous". Pourquoi vous ai-je donné l’ordre de quitter vos postes d’observation et de vous rendre ici ? Certains sont peut-être déjà informés par le bouche à oreille de la grande muette. Je l’annonce officiellement : la poupée et les bijoux ont été retrouvés avant que les receleurs ne les récupèrent. Nous devons cet exploit à la motivation de quatre enfants – Le travail des doudous n’est pas connu de la place Suquet. Le rôle du troll, non plus. Ce sont des initiatives underground – Mieux encore, nous avons eu la surprise de nous faire damer le pion par une petite blondinette de huit ans. Je vous prie donc, messieurs, de ranger définitivement vos plaisanteries foireuses sur les blondes ! La mission n’est pas terminée pour autant. Il nous faut maintenant coffrer Gonzague Ricole, alias Riri, Serge Roux, alias "Jojo la rouquine" ou "le beau Serge" et la mémé Renner. 112 Ils nous allongeront sans doute la liste des commanditaires pour sauver leurs matricules. Mais il faut être plus malins et plus discrets que ces derniers jours, car Riri avait repéré notre manège. Il ne sortait pas, donc se doutait. Le sirop d’orgeat au resto brésilien, la chemise déchirée, l’aveugle et sa vieille mère qui entrent, les deux plombiers qui ressortent… Bref, ceci est du passé. Tâchons que le présent et le futur soient plus brillants pour nos couleurs. Comment leur mettre la main au collet, me direz-vous ? En les prenant sur le fait, c’est simple. ― La simplicité même, effectivement. ― Au briefing, c’est moi qui explique ! Je n’ai pas fini ! Il faut leur faire découvrir que la traque est terminée et les gauler ailleurs. Nous voici à l’opération "Marie poste". Primo. Vous allez retourner à vos planques et, le moins discrètement possible, lever l’ancre et libérer le plancher. Il faut que les trois lascars s’en rendent compte. Secundo. Nous allons acheter une Bécassine identique, lui ôter balluchon et pébroque. Oh, pardon Pierre. Quelques cailloux lesteront son abdomen. Nous la placerons le long de la voie ferrée, là où elle aurait pu tomber. Cette fausse Mazarine devient un appât. Elle est notre leurre. Tercio. Nous surveillons la poupée. Saint flic, faites que le piège fonctionne… Ensuite il sera nécessaire d’improviser en fonction de la situation rencontrée. Théoriquement, chacun devant se méfier de ses deux complices, ils vont effectuer les recherches en trio. Observons la battue de loin. Quant ils auront retrouvé Bécassine et qu’ils lui videront les tripes, à nous de jouer. Clic ! Clac ! les bracelets. Crac ! en cabane. Mais je vous en prie, Monsieur le Juge, nous vous en faisons cadeau. » 113 Sous les applaudissements feutrés, Isidore Meunier attribue des postes à chacun de ses hommes, dès qu’ils auront ostensiblement mis fin à leurs premières tâches. « Nous sommes désormais seuls à l’œuvre. Nous ne pouvons plus compter sur les enfants… Soyons irréprochables pour débarrasser la région de cette vermine rusée. Je ne vous souhaite pas "bonne chance", ça porte la poisse. Vous savez ce que je vous dis… en cinq lettres ! Rompez et au boulot ! » Claudine et Julie se rendent dans le magasin de jouets le plus proche pour acquérir une Bécassine. Elle n’est pas le sosie parfait de Mazarine. Marie n’aurait pas été dupe. Elle fera parfaitement l’affaire pour Riri et sa rousse qui ne sont pas des intimes de la bretonne. L’inspecteur adjoint prend livraison de la poupée et s’en va à la rencontre de Simon et du patron, partis définir le meilleur endroit de dépôt. Il faut que le placement rapporte gros. Il arrive au pied du pont, il escalade le remblai et atteint les rails. Personne en vue. Les deux collègues sont incontestablement en train – !... – d’arpenter les voies et d’imaginer un scénario. Pierre entreprend de les rejoindre, son précieux paquet sous le bras. Progresser à grandes enjambées, de traverse en traverse, paraît plus facile en théorie que dans la réalité. Il fatigue vite et conclut rapidement que les muscles de ses cuisses et ses abdominaux ne sont pas si bien entraînés qu’il le pensait. Le voyage ne manque pas de charme grâce à son originalité. Il se déroule au milieu d’une verdure un peu livrée à elle-même. Dès qu’une surface plane se présente, on peut admirer des tags variés. Admirer ? Parfois, oui. Pierre les regarde. Du dos d’un panneau de signalisation à une petite cabane en briques, il en trouve aussi sur des palissades de sécurité. Il peut observer des dessins plus ou moins soignés et des inscriptions, toujours les mêmes, initiales, prénoms, "je t’aime…", "nique la…", etc. 114 Attention, un train avertit de son approche. Il se gare dans les herbes folles. Au passage de la loco, il adresse un signe au conducteur pour bien montrer la bonne intention de sa présence en ces lieux. Un petit coup de klaxon lui répond. Il longe maintenant le mur en pierres de l’Etrier de Bourgogne. Deux silhouettes attendent son arrivée, au bord de la voie. « J’ai la poupée . C’est presque la même, elle remplira correctement son rôle. ― Nous pensons avoir délimité une bonne zone. La voie sort d’un légère courbe juste après un aiguillage. Les trains viennent d’y encaisser un soubresaut. Les wagons penchent imperceptiblement. Un objet posé sur le toit aurait toutes les chances de tomber dans les parages. ― Votre raisonnement me semble judicieux. ― Seconde raison de notre choix, l’endroit est parfaitement contrôlable. On peut observer d’éventuelles allées et venues de l’intérieur du manège, du pont du chemin de fer, depuis les jardins et du haut de la route d’accès au chemin de halage du canal de Bourgogne. ― Enfin, l’endroit est un entonnoir. Nous n’aurons pas cinquante sorties à fermer. » La fausse Mazarine ressent la même douleur que la vraie lorsque le coup de cutter lui fend le ventre. Une dizaine de cailloux SNCF lui calent l’estomac. Elle est délestée de son parapluie et du balluchon. Les trois hommes l’abandonnent dans l’herbe. Pauvre petite ! Quelques hommes attendent dans une camionnette stationnée au bord du canal. Ils sont nouveaux dans le traquenard. Riri et ses acolytes ne doivent pas risquer de les reconnaître et passer leur chemin. Le commissaire les dispose aux endroits stratégiques. Deux sont envoyés sur le pont du chemin de fer, à eux d’y trouver une occupation plausible. Trois se répartissent dans les jardins, pioche, binette et râteau 115 en action. Un, en renfort, va tremper son hameçon dans le canal. Un couple, sur le bord de la route enjambant le canal, occasionne un rétrécissement de la chaussée à cause de leur voiture en apparente difficulté, capot levé. Un dernier œil de lynx tourne au rythme du pas de son cheval sur la piste d’échauffement. Isidore, Simon et Pierre partent se planquer dans un grenier au-dessus d’une écurie. Leur seule possibilité de guet se trouve une petite ouverture d’aération entre deux planches disjointes. Gonzague est à sa fenêtre, le nez au vent. Quelle galère de ne pas pouvoir mettre le nez dehors autrement. Combien de temps les ripoux vont-ils surveiller ses déplacements ? Il ne localise pas bien ses gardes du corps actuels. Où sont-ils embusqués ? Tiens, revoilà la bagnole banalisée. Les crétins ont oublié d’enlever le clignotant bleu à ventouse du toit… Quel chauffeur est au volant ? En tout cas, c’est un sacré manche. Il fait hurler son moteur pour un créneau facile. Les deux guignols sortent de l’auto et marchent quelques pas sur le trottoir. Bonjour la discrétion ! Ils remontent dans la tire, claquent les portières et la caisse démarre, clignotants bien visibles. Le beau Serge a adopté une autre tactique depuis qu’il se sait pisté. Il n’est pas rentré chez lui. Il arpente les rues de la ville avec seulement quelques brefs arrêts pour contrôler la filature dont il est victime. Il va bien finir par user ses suiveurs ou les perdre au coin d’une rue. Sa mobilité n’est guère efficace. Les shérifs se relaient mais il en a toujours deux à ses basques. Il marche seul… avec une escorte à dix mètres. Un coup de klaxon le fait sursauter. L’avertisseur ne lui est pas adressé. On dirait que le signal est lancé en direction de ses deux compagnons… En effet, ils s’engouffrent sans précaution à l’arrière du véhicule qui fait crisser ses pneus et prend la poudre d’escampette... Fin de la traque ? Pas trop tôt !... 116 Mairiam Renner a plus d’un tour dans son sac, elle aussi. De retour de chez Gonzague, elle est montée dans le grenier avec ses jumelles de théâtre. Elle a discrètement écarté une tuile. Elle surveille les deux agents qui sont sensés la tenir à l’œil. Elle s’est amusée de cette situation d’arroseurs arrosés, au début. Elle commence à s’en lasser. Les mannequins sont à nouveau installés dans un monospace blanc collé au derrière de la camionnette bordeaux de ses voisins brocanteurs. L’enfilade continue avec une grosse voiture break bleue gordini. Un joli drapeau, bleu blanc rouge, de très bon goût. Deux motards, pas des bikers, des roulants de la CRS40 de Plombières, s’arrêtent contre le monospace. La vitre du passager s’ouvre. Quelques mots sont échangés. La mémé n’entend pas. Elle a monté ses jumelles, pas son micro espion… Les motards reprennent leur chemin, rapidement imités par le monospace des poulagas. « Allo ? Bonjour Madame. Excusez-moi de vous déranger. Pourrais-je parler à Madame Mairiam Renner, s’il vous plaît ? De la part de Monsieur Gonzague Ricole. J’ai un renseignement à lui demander au sujet de l’actualité. ― Vous pouvez éviter les précautions oratoires, cher Gonzague. C’est moi. J’allais vous téléphoner. Nous pouvons parler en sécurité, je me suis renseignée au sujet des portables. La flicaille ne serait pas en mesure d’intercepter les conversations assez brèves. De temps en temps, il faut raccrocher et reprendre un appel. ― D’accord. C’est rassurant de le savoir. Je voulais vous confier une étrange observation. Depuis notre dernière entrevue, cher plombier, je suis suivi à la trace, minute après minute. Comme disent les sportifs, je suis marqué à la culotte. Ces dernières trente minutes, je ne comprends plus l’attitude 117 des lèche-semelles. Ils ont levé l’ancre sous mon nez, dans un bruit d’enfer. Ils semblent avoir abandonné la traque. ― Je confirme. Je raccroche. » … « Recoucou. J’ai remarqué une démission similaire. Les miens ont été prévenus par deux motards en uniforme qui ont fait une pause près de la voiture des chiens d’arrêt. Une transmission de consigne et adieu mémé. Auraient-ils coffré et fait parler Serge ? Ce qui les dispenserait de nous surveiller ? ― Pas du tout. Le beau Serge vient de m’appeler. Il essayait de semer son escorte au centre ville. Il n’y parvenait pas malgré sa grande habitude. A Paname, cette spécialité lui valait l’admiration de tous. Il dit avoir parcouru au moins quinze bornes et avoir épuisé une bonne dizaine de patrouilles. Tout à coup, rue de la Liberté, suite à un coup de klaxon et quelques signes, le binôme poursuiteur a sauté dans une bagnole et en voiture Simone ! ― Je crois que nous avons gagné notre liberté. ― Nous avons convenu avec Serge d’aller boire un coup dans notre brasserie favorite. Je raccroche. » … « Re. On commande trois chaises ? ― Avec plaisir. Je commence à avoir des fourmis dans mes bas de contention… ah ! ah ! ah ! ― Alors rendez-vous dans une petite heure, vous savez où. Par contre, soyons encore un peu prudents. Il est souhaitable de s’offrir de nombreux détours et d’utiliser plusieurs moyens de transport, histoire de vérifier. Bonne promenade, Mairiam. » Dans le fond du petit café de la rue de la Stéarinerie, une seule table est occupée. Deux hommes et une dame un peu plus mûre y prennent un rafraîchissement. Sirop d’orgeat pour madame et bières pour ses chevaliers servants. Ils regardent un magazine au sujet duquel ils échangent leurs avis. 118 « Je pense que la poupée n’a pas pu effectuer un bien long voyage. Se maintenir sur un wagon citerne n’est pas exercice aisé. Le déplacement d’air, les à-coups des aiguillages, les courbes des voies… l’ont probablement désarçonnée dans les premiers kilomètres. Je vous propose de suivre la voie à partir du pont et de vérifier ma théorie. Qu’en pensez-vous ? ― C’est pas con, mon Riri. Je pige pas pourquoi Paulo et Loulou ont cessé leur collaboration. ― Ce sont des nazes ! Avec quatre sous, ils se sont crus embourgeoisés et sont rentrés dans le rang. Tant pis pour leurs pommes ! On s’éxécute ? ― Scout toujours. Je suis ton second de patrouille. ― Mairiam, avez-vous envie de vous dégourdir les jambes ? Peut-être préférez-vous nous attendre ici avec des mots fléchés ou des kukossu. ― Des su-do-ku… Riri ! ― Pas question. Une équipe est une équipe. Je participe. On ne sait jamais. Imaginons que vous ramassiez le magot en oubliant la pauvre mémé ! Mais non, Riri, je plaisante. La proximité du but me rend euphorique. ― Au revoir, patron. Tu mets l’addition sur mon ardoise. A plus. » Les trois associés sont sur les traces encore tièdes de l’inspecteur adjoint. La mémé a besoin d’un peu d’aide, au pied du pont de l’Ouche, pour escalader jusqu’à la voie. Ensuite, il lui faut deux pas pour un espace entre deux traverses. Elle ne veut pas laisser filer les deux coquins. Prudence… Elle en bave dru, selon les termes techniques du chef de trio. Mais les deux hommes n’arrivent pas à la semer. Cette fois, il s’agit de faire attention de ne pas se jeter à nouveau dans la gueule du loup. Personne ne fait semblant d’arranger les cailloux du ballast… Personne ne fait semblant de chasser les papillons dans les espaces herbus... « Tu sembles méfiant, Riri. De quoi as-tu peur ? Tu crois que la vieille pourrait essayer de nous doubler ? 119 ― Ça, non. Dès qu’on touche le pactole, on lui file sa part et tchao mémé. C’est la première fois que je bosse avec une meuf grisonnante et ça me fout les boules. Si nous sommes obligés de mettre les voiles comme l’Amiral Olivier dans les quarantièmes rugissants, tu parles d’un boulet ! Elle a été correcte. On n’aurait pas le cœur à la larguer… J’ai hâte d’en finir ! ― Alors, pourquoi t’es tendu comme une arbalète prête à débander ? ― C’est trop calme dans cette pampa ferroviaire. J’aime pas le trop grand silence. J’ai tout le temps les chocottes d’entendre péter un plomb. ― Hé, les garçons. Au lieu de filer comme des TGV, vous feriez mieux de regarder les fleurs sauvages. ― Bon, encore une lubie écolo ! » Serge et Riri freinent sur place et amorcent un demi-tour sur les talonnettes. La mémé est au milieu des herbes. Elle ramasse du vert, pas une gerbe de carottes sauvages, une poupée à la robe verte. « Merde ! J’avais rien zieuté ! ― "Vous qui passez sans me voir…" chantonne Madame Renner. ― Heureusement que nous cheminions "groupir", comme on dit. Sinon les femmes seraient restées seules. ― Et dans de tels endroits, est-ce bien raisonnable ? ― Faites voir la Bécassine. ― Ok. En lui appuyant discrètement sur le ventre, on est assuré que les diams sont toujours en pleine digestion. Retournons au troquet pour les lui faire cracher en toute tranquillité. ― Plus tranquille qu’ici, c’est pas trouvable. On ne va quand même pas passer nos soirées et nos vacances ensemble. Je vous propose de blouser le commanditaire. 120 Après tout, les flics du Meunier.com auraient pu mettre la main dessus avant nous, s’ils avaient le cerveau moins compressé dans le képi. On a la poupée. On l’ouvre. On se partage la verroterie. On se souhaite bien des choses et on se casse ! Chacun pour soi. A tchao bonsoir, commissaire ! » Riri n’a pas attendu les réponses, argumentées ou non. Il sort son opinel numéro huit à virole de sécurité, toujours dans sa poche droite. On a le droit d’avoir le couteau suisse qu’on veut ! C’est une habitude bien pratique. Ils sont tous les trois agenouillés au chevet de Bécassine. Schlak ! La poupée a les tripes à l’air. « Non de dieu de képis bleus ! Des caillasses ! On s’est fait avoir ! » Les trois nigauds lèvent la tête et quittent le leurre des yeux. Ils sont cernés par une poignée d’hommes en tenues civiles. Les attitudes hostiles des sortis de nulle part, couplées à leurs regards mitrailleurs, ne laissent aucun doute sur leurs intentions. Pistolet au poing, on vient rarement cueillir des champignons. Trois autres sautent du haut du mur. Ceux-là sont connus : Isidore Meunier, Simon Tanlaire et P. Broque. Rien à voir avec Croquignol, Filochard et Ribouldingue. Ce ne sont pas les Pieds Nickelés. « La rigolade est finie, les cocos ! Vous nous avez pris pour des corniauds. Tant pis pour vous. Le retour se fait en voiture avec chauffeur et accompagnateurs. Et que je n’entende pas un des trois moufter ou prendre ses grands airs, sinon… » 121 Les départs Hier soir, un dernier repas a clos les vacances des fillettes en apothéose. Les trois familles se sont retrouvées à Ouges. Rodolphe avait fait rougir le barbecue, avec l’aide d’Arthur devenu spécialiste. Annette et Morgane avait passé leur après-midi à la cuisine, tarte et clafoutis au programme. François était venu accompagné d’une vieille bouteille poussiéreuse de son Gevrey-Chambertin préféré… Les doudous aussi étaient de la fête. Doudou rose, Nono, Mickey et Grinchouilla ne voulaient pas laisser Mazarine et Cadichon prendre l’avion sans leur dire au revoir. D’autres occasions, espérées moins tumultueuses, se profileront bien un jour à l’horizon. Finalement, Cadichon s’envole lui aussi avec Marie qui a décidé de le présenter à maman Belinda. Ce matin, Rodolphe est seul dans sa voiture lorsqu’il se gare devant chez François. Il faut de la place pour tout le monde. Annette et les enfants suivent dans leur seconde auto. De la place pour qui ? Rodolphe joue le chauffeur de taxi en direction de la gare de Dijon-ville. Lily-Rose, Doudou rose et Nicole prennent le train pour Lille où la minette a un peu hâte de retrouver ses grands frères et ses parents. Marie, Mazarine et Cadichon, Sarah et François rejoignent l’aéroport francilien où un airbus les attend pour sauter l’océan. Les deux fillettes effectuent la première partie du voyage, Dijon-Roissy, ensemble dans le même TGV qui poursuit ensuite son trajet jusqu’à Lille-Europe. Le TGV se profile à l’entrée des quais. Les dernières secondes sont hélas arrivées. Morgane et Arthur sont un peu frustrés de rester sur le quai dijonnais. 122 « Bye bye, bisous, bons voyages ! On se téléphone de temps en temps ? D’accord Marie ? Tu nous enverras des photos de ton île ? ― Et vous de Gourgogne… » « Bonnes vacances Sarah. François, dès que vous revenez, tu fais un signe ! Rapportez-nous un peu de soleil. » « Cadichon, veille bien sur Mazarine. Fais surtout attention qu’elle ne tombe pas du train ! Hi, hi, hi !… ― Tu peux compter sur moi, Nono, promis. Je ne la laisserai pas non plus aller se promener seule au bord de l’eau. Ho, ho, ho !… ― A bientôt, sur "Allo-ninnins" » Les voyageurs s’installent dans leur wagon. Lily-Rose et Marie collent leur nez contre la vitre. La bande à Morgane, habituellement si volubile, ne prononce le moindre mot. Tout se dit avec les yeux. Le haut-parleur déchire le silence de sa voix métallique, pour confirmer le temps de la séparation : « Le TGV numéro 85612 à destination de Lille-Europe va partir. Il dessert les gares de Montbard, Marne-la-ValléeChessy, Aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle. Veuillez vous éloigner de la bordure du quai. Attention à la fermeture des portes. » La rame s’ébranle. Les mains s’agitent. Les petits yeux luisent un peu, légèrement humides. François déplie le Bien Public. D’habitude, il commence par les pages locales puis il enchaîne par celles des sports. Aujourd’hui n’est pas une 123 journée tout à fait ordinaire. Il découvre le quotidien dans l’ordre des rubriques. En plein milieu de la page "2 région", un article lui saute aux yeux. Il lit, à voix basse, à l’intention de ses compagnons de voyage. La police a encore marqué des points face au grand banditisme Le commissaire Meunier avait tenu l’affaire secrète. Une livraison de diamants dérobés à un prince des Indes transitait par Dijon. Une première souricière a échoué, il y a quelques jours, sur le territoire de la commune de Longvic, au bord de l’Ouche. Aujourd’hui, les voleurs sont sous les verrous. Les trois receleurs chargés du trésor dans notre région ont été pris la main dans le sac le long de la voie SNCF derrière l’Etrier de Bourgogne. Les bijoux sont en lieu sûr. Les hommes du commissaire ont agi dans la plus grande discrétion, seuls, avec intelligence et imagination. Les braves gens peuvent être assurés de l’efficacité de nos gardiens de l’ordre public. Deux des malfaiteurs sont connus de la police et de la justice. Gonzague Ricole a déjà eu des ennuis suite à des trafics de voitures volées et un casse de magasin d’audiovisuel. Serge Roux, lui, a été mêlé à des affaires de proxénétisme. Le troisième homme est une dame d’un certain âge, sans histoires, ancienne artiste de variétés qui réside alternativement à Dijon et à San Francisco. Les inspecteurs ont trouvé à son domicile un billet d’avion pour les Etats-Unis. Est-elle le cerveau ou une simple complice chargée du transfert transatlantique ? Dans ce cas, qui est le commanditaire ? La justice est saisie de la suite. Nous ne manquerons pas de relater d’éventuels rebondissements. 124 « Belle information ! Complète, réaliste, impartiale, et tout et tout… Bravo à la police puisque "les hommes du commissaire ont agi dans la plus grande discrétion, seuls, avec intelligence et imagination". Bravo aux journalistes. Dans la famille "grands menteurs", donnez-moi le tonton ! Je ne savais pas que Morgane était un "homme du commissaire", car question d’imagination et d’intelligence… ― Ne t’échauffe pas le sang, mon chéri. La Poste pavoise et se félicite quand tu retrouves son camion détourné. La police se fait mousser quand Morgane leur rapporte, dans un paquet cadeau, les diamants envolés. ― Ce coup-ci, c’est un peu fort de café ! Ils auraient pu au moins éviter le "seuls"… ― J’aime autant que l’article n’évoque pas les enfants et que nous ne soyons pas cités. On ne sait jamais quelles formes peuvent prendre les retours de flamme ! ― Ah ! L’intuition féminine… Je t’admire. » 125 La décision du juge Peut-on vraiment comprendre quelque chose dans les décisions de justice ? Le commissaire Meunier et les inspecteurs Tanlaire et Broque n’en saisissent plus ni la forme ni le fond. Ils ont pris au piège trois bandits, les ont ramenés manu militari au violon et les hébergent gratos. Ils ont informé le procureur qui prend prestement la mesure de l’affaire. La réponse n’est pas longue à attendre. Au terme de la garde à vue réglementaire, la porte de la cage est ouverte. Le juge décide de remettre le trio en liberté : manque de preuves quant à l’implication dans l’affaire des bijoux du Maharaja de Chandigarh. « Mais, Monsieur le juge, il est évident qu’ils sont complices ! ― Evident ? ― Bien sûr ! Qui a réceptionné le paquet sorti du coffre de la banque par la jeune fille blonde qui a aussitôt disparu ? Gonzague et le beau Serge. Qui les a croisés dans la Coulée Verte ? Mairiam Renner et seulement elle. Qui est monté jusqu’au bord des rails ? Gonzague, alias Riri. Qui déguisait son identité ? Serge Roux. Qui se fait prendre par le leurre de Bécassine ? Les trois réunis ! Et cette évidence ne vous suffit pas ? ― Vous savez parfaitement, commissaire, que l’évidence ne construit pas une argumentation. La justice s’appuie sur des preuves. Et des preuves, vous ne nous en apportez pas. Vous auriez dû coincer la jeune fille avec les bijoux en poche. ― Nous ne cherchions pas à prendre au collet un simple sous-fifre. L’objectif était de démanteler le réseau. Attraper le boss pour décapiter la bande et mettre à l’ombre quelques complices de second rang. ― J’avais compris, commissaire. Autre solution, il ne fallait pas laisser pénétrer la vieille dame dans la Coulée Verte et cueillir les deux convoyeurs avec leur précieux colis. En tant qu’homme et citoyen, je sais que vous 126 avez raison à presque cent pour cent. En ma qualité de juge, je ne peux suivre votre raisonnement sans preuves indiscutables. J’en suis désolé. » Gonzague, Serge et Mairiam Renner sont libres de rentrer chez eux. Isidore, Simon, Pierre et leurs hommes sont libres d’être désappointés… pour rester mesuré dans les propos. 127 Cadavres et compagnie Dans son bureau, le commissaire Meunier réfléchit. Il a retrouvé son cure-pipes mais pas sa tranquillité d’esprit. Bien sûr, il admet que son raisonnement n’était pas véritablement étayé. Mais l’évidence, c’est l’évidence ! Le temps d’une garde à vue prolongée, sa brigade aurait pu découvrir des preuves ou peut-être en bâtir. Fabriquer des preuves de toutes pièces ? Naturellement non ! En modeler à partir des indices incontournables… Pourquoi la police doit-elle toujours être réglo-réglo avec des adversaires passés maîtres dans les combines tordues ? Les trois truands sont libres, qu’ils aillent en enfer ! Le commissaire est tiré de sa rêverie par la sonnerie tonitruante du combiné noir. « Allo ? Isidore Meunier à l’appareil. ― Bonjour, Monsieur le commissaire. Ici Thierry Guillemin . Vous souvenez-vous de moi ? Je conduisais la motrice neuve sur le pont de l’Ouche, le jour J. ― Tout à fait, Thierry, selon la formule célèbre. ― L’heure n’est pas à la légèreté, commissaire. Je suis le long des voies près des cuves de carburant de la Colombière, tout près de l’Etrier de Bourgogne. Je viens d’avoir un accident. Il y a mort d’homme. J’ai prévenu la gare pour stopper tout trafic. Je conduisais un long train de marchandises. J’ai aperçu un homme qui titubait entre les rails. J’ai actionné à fond mes avertisseurs sonores et tiré tous les systèmes de freinage. Hélas, en raison du poids du convoi et de la force d’inertie, mon train est arrivé assez rapidement sur l’homme. Ce dernier, au lieu de se sauver hors des rails, s’est effondré juste devant la motrice et a été traîné sur plusieurs mètres et broyé par les roues. Je ne savais pas si je devais appeler les pompiers. Pour le Samu, je pense que c’est inutile, le corps est en morceaux. Je 128 vous attends sur place. Je ne touche à rien. C’est ma première expérience de ce genre, commissaire, je suis bouleversé. ― Bravo pour votre réaction, dans de si pénibles circonstances. Nous arrivons au plus vite. » Isidore Meunier et ses habituels adjoints rejoignent le lieu de l’événement à la tête d’une équipe de sécurisation des lieux et d’une équipe médico-légale. Inutile de décrire la scène en détails, le tableau s’imagine assez facilement. Les médecins font des prises de sang et d’urine et prélèvent des fragments en vue d’analyse. Le corps est regroupé, emballé et chargé dans l’ambulance des pompiers en direction de la morgue. Le commissaire et les inspecteurs ont reconnu le mort, son visage n’étant pas trop défiguré. Le corps est celui de Gonzague Ricole. On est à moins de trois cents mètres du point de chute de Bécassine. L’évidence se confirme, mais toujours pas de preuve. Avec un cadavre sur les bras, l’affaire prend une autre tournure. Jusqu’à ce matin, les enquêteurs pistaient des voleurs. Désormais… Accident ? Suicide ? Le conducteur remonte dans sa machine et la remet en marche pour rendre au plus vite la voie au trafic. Il promet de se rendre dans le bureau du commissaire, dès son convoi acheminé. L’équipe de sécurisation vérifie le retour du site à la normale. Puis tous remontent jusqu’aux voitures garées en haut du pont. Au moment de remonter en auto, le commissaire jette un dernier coup d’œil vers le lieu du drame. Son regard s’immobilise dans les hautes herbes un peu à l’écart. Isidore est blanc comme l’était son col de chemise ce matin… « Oh, purée de thym, y en a un autre ! ― Un autre quoi ? » Tous les yeux convergent vers les herbes folles. Du haut de la route, on découvre un second corps, face contre sol, bras et jambes écartées, immobile bien évidemment. 129 Pas besoin d’un coup de pétard pour donner le signal de départ. Tous dévalent vers le corps couché dans les herbes. Il est intact à l’exception de la nuque couverte de sang. Les spécialistes ont vite fait de détecter deux plaies cylindriques à la bas des cheveux : deux trous de balles. Les deux détonations n’ont pu être entendues par qui que ce soit. Le stand de tir de la police est à portée de vue et d’ouïe et les coups de feu sont incessants à cette heure de la journée. L’inspecteur Tanlaire retourne le corps. Le visage est bien amoché mais aisément identifiable : Serge Roux. Le beau Serge n’est plus très beau… Désormais… Accident ? Suicide ? Ça sent plutôt le règlement de comptes ! Nouveau briefing au commissariat central. « Docteur, avez-vous pu faire parler vos analyses de toutes sortes ? ― Les empreintes du premier cadavre confirme qu’il s’agit bien de Gonzague Ricole. Pas de scoop. Une chose intéressante nous est fournie par les analyses du sang et des urines. Nous avons découvert une dose impressionnante de somnifère. Voici l’explication de son impossibilité de fuite et de sa chute devant la loco. Qui lui a fait avaler ? Serge Roux ou un troisième homme ? Ou femme ? ― Et le corps de Serge ? ― Les deux balles ont fait mouche. La première aurait probablement suffi. La seconde était une précaution. Pistolet très commun que l’on peut se procurer dans n’importe quelle armurerie. ― Et vous ? ― Pour nous, rien. L’arme est introuvable, tant autour du corps de l’assassiné que de celui du découpé. Il y a manifestement un troisième type. Double assassin, peut-être. ― Merci, messieurs. Simon, à nous de jouer ! » L’enquête se dirige tout naturellement dans la direction de la veuve Renner. 130 « Commissaire, il faut la mettre sous surveillance étroite. Elle a sans doute cherché à récupérer le magot. Ils seraient retournés tous les trois, une fois libres, sur la voie. Ont-ils trouvé quelque chose ? La méfiance était-elle au rendezvous ? A-t-elle trucidé ses deux complices ? ― Que veux-tu qu’ils aient trouvé ? Mazarine est rentrée au bercail et les bijoux sont à l’abri. ― Isidore, n’est-il pas temps de jouer carte sur table, tous les deux ? ― Que sous-entends-tu Simon ? Tu m’intrigues. ― Moi aussi j’ai eu un instant le loisir de contempler les douze pierres. J’ai bien dit les douze… Et le diamant noir ? ― Tu as raison. Je voulais garder le secret, par sécurité. Partageons-le. Personne d’autre n’est au parfum ? ― Non. Que nous deux. Je comprends ton silence mais j’avais hâte de t’annoncer que j’avais vu. ― Tu penses qu’ils auraient mis la main dessus ? ― Aucune idée. Partages-tu mon analyse ? ― Peut-être, je n’en sais pas plus que toi. Je penche aussi pour une autre possibilité. Un quatrième personnage est peutêtre dans le coup. Le cerveau ? Il veut récupérer la mise. Il les passe chacun leur tour à la question puis à la moulinette. Et dans ce cas, la dame Renner est en danger. Si elle est encore en vie… Allons-y. » Mairiam Renner est chez elle. Elle reçoit ses deux visiteurs. Ils lui annoncent la tragique fin de Gonzague et Serge. La vieille dame est effondrée. Ce n’est pas un rôle qu’elle joue. Elle est vraiment catastrophée, sincère, en larmes. Elle annonce au commissaire qu’elle les connaissait très peu. Riri lui avait précisé que les ficelles sont tirées par un cerveau. Mais qui est-il ? Elle ne sait rien de lui. « Commissaire, je n’aurais jamais dû me foutre dans un pétrin pareil. J’ai connu Gonzague au cours d’une de ses visites à mes voisins, les frères Taillefer. Ils étaient absents. Il les attendait sur le seuil. Nous avons parlé de la pluie et du beau temps. Je ne suis guère à l’aise financièrement. Il m’a proposé 131 un petit travail de surveillance. J’ai accepté. Aujourd’hui, j’ai peur. Gonzague et Serge sont partis. Serai-je la troisième victime du cerveau ? Puis-je solliciter votre protection ? ― Vous m’avez convaincu de votre bonne foi. D’accord pour vous protéger. Nous allons mettre la maison sous garde rapprochée. Ne sortez pas de chez vous. Si vous devez absolument sortir, nous vous accompagnerons, en civil. Si vous recevez un appel téléphonique, répondez et faites durer la conversation, nous mettons votre ligne sur écoute. ― Merci, commissaire. ― Allo, Pierre ? Tu me mets le téléphone Renner sur écoute. Tu nous envoies quatre hommes, les quatre qui ont déjà fait la planque ici. Je les ai consignés en salle de repos avant de partir. Ils sont en attente de ma décision d’affectation. Tout doit être en place dans quinze minutes. Dès leur arrivée, nous rentrons au bureau. » Le soir arrive. Les quatre protecteurs n’ont rien remarqué. Calme absolu. Personne n’est entré dans la maison. Personne n’en est sorti. Le téléphone est resté silencieux. La nuit est tombée. Madame Renner n’a pas tiré son grand rideau intérieur en velours. La lumière ne s’est jamais allumée. C’est bizarre. Le commissaire passe au rapport. Il trouve également la situation un peu inquiétante. Il rend une petite visite à la vieille dame. Un coup de sonnette. Aucune réaction. Le commissaire se rend compte que la porte n’est pas fermée à clé. Il entre. Catastrophe ! Madame Renner est étendue dans le salon. Son bras gauche est recroquevillé sous elle. Le droit est à plat sur le sol, sous la table. Elle baigne dans un mare rouge. Un couteau de cuisine est planté entre ses omoplates. Elle est la troisième victime. Isidore Meunier ne touche à rien et appelle l’équipe spécialisée à la rescousse. En les attendant, il jette un coup d’œil autour de la pauvre vieille. 132 Il découvre un mot, tracé en lettres de sang, sur le parquet, près de sa main droite : "LOUÏE". C’est son "Omar m’a tuer" à elle !... 133 Le second article du Bien Public Comment les journalistes sont-ils mis au courant des faits divers ? Ils ont sans doute un réseau d’informateurs, eux aussi. Même lorsque la police et la justice enferment des affaires sous une chape de plomb, des indiscrétions arrivent jusqu’aux oreilles des journaux. Morgane et Arthur rapportent à la maison les commissions demandées : pain, café et journal. Ils aiment bien, chaque matin, rendre visite à la boulangerie et au point presse. Rodolphe commence la lecture du journal par la page des sports. Il poursuit par les pages locales. Les articles du jour ne relatent rien concernant la commune d’Ouges, pas plus sur celle de Longvic. Par contre, la page des faits divers attire son attention. Le double meurtre de la SNCF Il y a quelques jours, deux cadavres ont accueilli la police le long des voies de chemin de fer, dans le secteur de l’Etrier de Bourgogne et des dépôts de carburant de la Colombière. L’un a été fauché par un train. Plus exactement, l’homme s’est effondré sous les roues d’un convoi de wagons de marchandises. Le malheureux n’a pas survécu. Accident ? En ratissant la zone, à la recherche d’indices, les hommes du commissaire Meunier ont trouvé un second corps. Le second homme avait été abattu de plusieurs balles dans la tête. Cette nouvelle affaire est évidemment la suite de celle des bijoux, information récemment publiée dans nos colonnes. La première victime est Gonzague Ricole. La seconde est Serge Roux. Faute de preuves, ils n’ont pas été inculpés. Les voilà morts. Il s’agit, selon toute vraisemblance, d’un règlement de comptes. L’hypothèse est confirmée par une troisième victime : Madame Mairiam Renner, assassinée à son domicile de quinze coups 134 de couteau au thorax. La police est sur la piste du triple assassin. Rodolphe n’en croit pas ses yeux. La tournure prise par les évènements lui font apprécier de n’avoir pas été cités dans le précédent article, Mazarine, les enfants et les adultes. Tous pensaient que l’enlèvement de Mazarine consistait une catastrophe pour Marie. Toutes proportions gardées, il ne s’agissait que d’une simple péripétie… Rodolphe montre l’article à Annette et téléphone illico à Nicole. Caroline est prévenue. Dans la foulée, Rodolphe appelle François et Sarah qui doivent rentrer de leur île à la fin de la semaine. Panique dans les cervelles civiles. * Les vacanciers réunionnais sont rentrés. Le commissaire et les deux inspecteurs réunissent tous les associés à l’épisode de la disparition de la poupée. La rencontre se déroule chez Morgane, question de discrétion. Rodolphe, Annette, Morgane et Arthur reçoivent François et Sarah ( Marie est à la "Casa d’El Doc" ), ainsi que Nicole et Alain ( Lily-Rose est rentrée à Fretin, Clem’ est restée dans la Drôme ). Caroline est présente également. Messieurs Meunier, Tanlaire et Broque arrivent incognito dans une voiture très ordinaire. La présence de Mickaël a été souhaitée. Il est là, accompagné de sa maman. « Commissaire, merci de ne pas avoir placé nos familles sous les projecteurs dans le premier article du journal. A la première lecture, nous étions un peu frustrés. Aujourd’hui, nous sommes plus tranquilles. ― Nous ne citons jamais ni nos sources ni nos partenaires avant la fin certaine de toute affaire d’envergure. Nous savions que ce transfert de bijoux dépassait le vol banal. La presse a un devoir d’information. Les journalistes appliquent 135 efficacement le droit de réserve lorsque nous leur signifions. Nous procédons toujours ainsi. ― Nous ne craignons rien ? ― Je ne pense pas. Mais le cerveau court toujours. Nous comptons sur votre mutisme total. Les enfants, nous vous faisons confiance. Morgane et Arthur, vous avez déjà prouvé que vous savez garder un secret. Mickaël, tu ne dois rien dire, à personne en dehors des gens ici présents. Ok ? ― D’accord. Je ne croyais pas Morgane quand elle me racontait que vous pouviez faire confiance à des enfants. Je serai aussi muet qu’assis dans mon fauteuil. ―Parfait. A notre avis, votre rôle est terminé, sauf si vous pouvez encore nous aider un peu à retrouver le treizième diamant qui n’était pas dans le ventre de Mazarine. Il nous manque un tout petit diamant, noir selon nos informateurs, la plus importante pièce de la collection dérobée. La pierre est si petite que si Riri l’a échappée en gravissant le remblai de terre et de caillasses, elle est perdue à jamais. Quelqu’un fera-t-il un jour la différence entre le diamant et les autres cailloux ? ― Non, monsieur Meunier, le diamant n’est pas dans les cailloux. » Mickaël, par cette toute petite phrase, vient de lancer un énorme pavé dans la mare ! Il sort la main de sa poche de blouson. Son poing est fermé. « Explique-toi, garçon. ― Je crois que j’ai le diamant noir. L’autre jour, lorsque nous sommes allés tous ensemble à la piscine en plein air, je ne me suis pas baigné. Je me suis contenté de regarder les copains dans l’eau du petit bain avec Madame Nicole et Caroline. Vous vous souvenez ? Vous aviez approché mon fauteuil, dans l’herbe, près du bassin. J’ai gardé Zazanine sur mes genoux. Pendant que Marie était dans l’eau, j’ai senti quelque chose de dur dans un des sabots de Zazanine. C’est une petite pierre noire et brillante. J’ai cru que c’était une espèce de bille à la forme bizarre. Je l’ai gardée en souvenir de la petite Marie. Est-ce cela que vous cherchez ? » 136 La treizième pierre précieuse retrouve ses douze compagnes de voyage. Mickaël rejoint le groupe très fermé des protagonistes de l’intrigue des joyaux indiens. Chacun peut regagner ses pénates. Avant de retourner aux voitures, les hommes de la place Suquet se concertent rapidement à voix basse. Ils se permettent de solliciter une dernière aide de leurs associés du moment. La porte du pavillon se referme. « J’ai encore une petite énigme à vous soumettre. Un mot me trotte dans la tête. Qu’évoque-t-il pour vous ? » Isidore déplie un papier sur lequel un mot est écrit à l’encre rouge : LOUÏE. « Je crois qu’il y a une faute d’orthographe. Il faut mettre une apostrophe : l’ouïe. C’est écrit en rouge. Pourquoi pas l’ouïe du poisson rouge ? Ou pourquoi pas nos oreilles et ce qu’on entend ? ―Merci, Mickaël. Alors, tu crois que ce mot a un rapport avec ce qu’on entend ? Peut-être… ― Moi, je vois une autre faute d’orthographe. Le prénom s’écrit avec un S, pas avec un E : Louis. ― Tu as raison aussi, Arthur. Mais quel Louis ? ― Moi aussi j’ai une idée. Un Louis qui aurait ouï quelque chose. ― Alors, là, Morgane, chapeau ! Vous êtes un sacré trio d’inspecteurs Colombo. Merci à tous. » * Le lendemain, François est invité à venir au plus vite dans le bureau du commissaire. Il entre. Le commissaire et les deux inspecteurs l’attendent. « Monsieur François… Nous avons besoin d’un petit coup de pouce… Vous ne voulez plus vous mêler de ce qui ne vous regarde pas, selon vos propres paroles… Nous respectons votre souhait… Cependant… J’ai besoin de vous… ― Commissaire, vous me semblez bien embarrassé. 137 ― Acceptez-vous de collaborer ? Une démarche d’une heure, au plus. ― C’est la dernière fois ? ― J’espère. Merci de votre concours. Il s’agit de l’assassinat de Madame Renner. La maison est dans votre tournée postale. Vous connaissiez la vieille dame. Vous connaissez les autres locataires. Vous êtes en assez bons termes avec les brocanteurs Taillefer. Ils se méfient trop de nous pour nous répondre. Simon, explique notre déduction. ― Nous sommes persuadés que l’assassin était dans les lieux. Nous avions mis la maison sous hermétique surveillance. Aucun mouvement externe n’a été repéré. Le meurtrier était dans la maison. Le crime a été perpétré dans une extrême discrétion. La mort a frappé avec une implacable et machiavélique méticulosité. L’homicide est resté dans la maison, une fois son acte commis. Louis, si Arthur a raison, pourrait désigner Louis Taillefer. Nous savons que Louis et Paul ont été associés par le passé avec Gonzague Ricole : Paulo, Loulou et Riri ! Vous le savez mieux que nous. Nos archives sont incontestables. Votre mémoire est fidèle, Monsieur François ! Le jour du meurtre, Paul Taillefer était en Italie pour une méga brocante. Louis était présent. Si Mickaël et Morgane imaginent vrai, il aurait pu entendre des bribes de conversations. Qu’estce que Louis a ouï ? ― François, acceptez-vous d’aller le rencontrer ? Vous ralliezvous à notre demande d’enquête en sous-main ? ― Et s’il est complice ? Quelle sera son attitude ? Son accueil risque de devenir musclé ! Et s’il est l’assassin ? Comment vais-je m’en sortir ? Avec un troisième œil au milieu du front ? Je le crois vraiment étranger, aujourd’hui, à toutes les combines qui occupaient sa jeunesse, mais… ― Le risque existe. Je vous propose la compagnie de l’inspecteur Broque, en civil naturellement. Les frères brocanteurs ne le connaissent pas. ― Là, commissaire, vous faites erreur. D’anciens voyous flairent la police comme les chiens trouvent les os. Même dans 138 la moutarde, un os est un os. Et même en civil, un policier n’est pas un citoyen lambda. J’irai seul rencontrer Loulou. J’y vais de ce pas. ― Merci pour votre collaboration. Et bravo pour votre courage. ― Ne prévenez pas Sarah. Je lui raconterai après. Si j’en réchappe… ― Bonjour l’humour !... » Selon ses bonnes habitudes, le postier effectue trois tours pédestres du quartier. Il prépare sa visite le plus soigneusement possible. Dring ! « Bonjour, François. Enfin revenu de vacances ? Vous avez du courrier pour nous ? ― Bonjour Louis. Non, pas de lettres. Je suis en civil, comme vous pouvez le voir. Je viens vous voir à titre privé. Paul est là ? ― Non, il est en Italie, pour le boulot. ― C’est avec vous que je voudrais discuter un peu. Je suis plutôt gêné aux entournures… Je ne sais pas bien comment commencer. Mes questions ne sont pas faciles à poser… ― Cartes sur table, François. Est-ce en rapport avec la mort de notre voisine ? Je sais que la police vous tient en haute estime. Je sais aussi qu’être devenu un citoyen honnête et respectueux de la loi et de la morale n’est jamais suffisant pour être blanchi. La police est méfiante et rancunière. Etesvous chargé d’une enquête en sous-traitance ? ― Si vous le prenez de cette façon, vous me facilitez bien la tâche. Louis, avez-vous entendu quelque chose ? La police sait que vous n’avez pas quitté votre bureau. Elle pense que le meurtrier était intra-muros. Je suis persuadé que vous êtes complètement étranger à l’assassinat. Je pense en avoir persuadé le commissaire et ses hommes. Nous avons besoin de votre aide. Avez-vous été un témoin auditif ? ― Je vous attendais un peu. J’ai effectivement des choses à raconter. 139 Depuis quelques heures, ça gamberge pas mal dans mon crâne. Paulo a l’habitude de dire que, chez moi, "la seule chose qui réfléchit, c’est mon miroir de lavabo"… Ce que j’ai compris prouve le contraire. Je me suis beaucoup trituré les méninges et j’avais très envie de me confier à quelqu’un. Mais à qui ? Paulo est loin. Je ne pouvais pas me risquer à libérer ma conscience, de ce secret, par téléphone. J’ai entendu une conversation. C’était plus que des mots, j’ai assez bien suivi la discussion. Que tout reste bien entre nous. Je ne veux aucune publicité. La conversation était une dispute. Pas de cris. Pas de bagarre. Après la scène, j’ai noté les phrases, sur ce bout de papier, pour les redire à Paulo. Voici ce que j’ai entendu : "Où sont les bijoux ?" … "Demande à Gonzague !" … "Riri et la rousse ont déjà payé la facture. A toi de rembourser cette nonlivraison" … "Je n’ai pas envie de trinquer pour vous" … "Puisque je te dis que…" … "Menteuse". J’avais repéré les guetteurs qui planquaient dans les bagnoles. Question d’instinct. Quand j’ai vu arriver les flics en fin de journée, j’ai tendu l’oreille. J’ai tout de suite compris que le malheur avait frappé de l’autre côté du mur. J’ai pas montré mon nez, vu mon passé. J’ai pioncé au burlingue, dans le fauteuil. Je savais que Riri connaissait Mairiam Renner, mais nous ne leur en avons jamais parlé, ni à lui ni à elle. On était au courant de certaines choses… La cloison n’est pas très épaisse et la pauvre voisine me faisait souvent la plaisanterie de dire "Je parle bas, car Louis à bonne ouïe". Pauvre vieille, dans quel guêpier est-elle tombée ! ― Même mourante, elle s’est souvenu de ce mot d’humour. Elle a donné l’alerte en écrivant sur le sol, avec son sang : LOUÏE . C’est grâce à elle que je viens vous demander de l’aide, au nom du commissaire Meunier. ― Et quand j’ai lu le canard ! La cata… Serge Roux, nous ne l’avons jamais croisé. Mais ce vieux Riri ! Nom de dieu ! Pourquoi n’a-t-il pas écouté les conseils de Paulo qui lui disait de se casser des combines foireuses ? 140 ― Votre témoignage est très précieux. Avez-vous identifié la seconde voix ? ― Sans l’ombre d’un doute. La police n’a pas une petite idée ?... Je connais le visiteur. Et vous aussi, François. ― Moi ? Je le connais ? ― Oh que oui, vous la connaissez ! ― La ? Il s’agit d’une femme ? ― Oui, vous la rencontrez parfois. Et vous lui apportez souvent des choses… dans sa boîte… C’est Florence Dimitrievich… Notre autre voisine… La belle jeune fille blonde. A la fin de la conversation avortée, j’ai compris rapidos : des coups répétés, combien j’en sais rien, au moins dix, un bruit de lourde chute, la porte qui grince, des pas feutrés et précipités dans l’entrée, une deuxième porte fermée à la hâte, puis silence radio… jusqu’à l’arrivée des poulagas. Allez vite au rapport, François. Dites bien aux flics que je n’y suis pour rien et que moins je les vois, mieux je me porte. J’ai déjà bien coopéré, j’crois. ― Merci Louis. A mon avis, vous devenez blanc de blanc. Mais je ne suis pas commissaire… Le bonjour à Paul, dès son retour. Moi je reprends la tournée la semaine prochaine. Un grand merci pour votre accueil. J’avais vraiment les foies. Bye. » Le vocabulaire du commissaire ne contient pas de mots assez élogieux pour remercier le facteur-enquêteur et pour lui demander de relayer auprès du brocanteur-informateur. Les spécialistes maison de relevés d’empreintes digitales apportent leur récolte au grand patron. Sur plusieurs meubles du salon, sur le sac à main de la veuve défunte aussi, sur le manche du couteau surtout, Florence Dimitrievich a signé de sa main. Le responsable de l’agence bancaire reconnaît en Florence la jeune fille blonde qui a vidé le coffre de ses bijoux. 141 La justice, cette fois, reçoit les preuves indiscutables et suffisantes pour arrêter la suspecte, la juger coupable et l’envoyer à l’ombre pour perpette, peine qui s’adoucira probablement en détention de deux décennies. Trois morts, même pas totalement blancs et propres, c’est tout de même cher payé pour une parure de diamants ! 142 La récompense Le Maharaja de Chandigarh a été informé du rôle prépondérant des civils responsables du retour de son trésor. Il comprend tout particulièrement ce qu’il doit aux enfants, au club des six que Mickaël a complètement intégré. Le richissime prince n’est pas un ingrat. Il adresse une lettre de remerciements au commissaire Meunier, accompagnée d’une caisse de bulles. Un assez gros chèque arrive aussi en Bourgogne. Il est rédigé à l’ordre de François, missionné pour la répartition du cadeau. Un week-end prolongé est organisé à Marne-la-Vallée, chez Mickey : déplacements, hôtel, restaurants, gâteries, attractions et spectacles nocturnes. Les bourguignons arrivent en TGV. Morgane et Arthur emmènent Rodolphe, Annette, François, Sarah, Nicole et Alain. Mickaël accompagne sa maman. Caroline prend la tête du cortège, comme dans la Coulée Verte. Clem’ est montée à Paris avec ses parents. Lily-Rose invite ses trois grands frères et les parents. Il ne manque que la petite Marie. Et Mazarine, héroïne bien malgré elle… Les dépenses écornent peu la somme offerte. Les enfants se concertent. Ils décident d’envoyer à Marie une somme du montant de la facture réglée à Euro Disney. Belinda financera les souhaits de leur copine qui leur manque souvent. Il reste encore un magot conséquent. Mickaël propose d’en faire don aux enfants malheureux. Acceptée à l’unanimité – plus une voix, celle de Nono au nom de tous les doudous – la distribution est confiée aux grandes personnes. Et la vie reprend son cours, en métropole et dans les îles. 143 La fin d’un beau rêve Pas un nuage n’est suspendu dans le ciel d’azur. Les pommiers poursuivent leurs efforts pour mener leurs fruits à maturité. Une tourterelle roucoule sur la faîtière du toit. Les zinnias et les roses trémières colorent l’ambiance. Une grande sauterelle verte presque translucide traverse la pelouse en bonds impressionnants. Arthur et Morgane sont sagement assis sur la dernière marche de l’escalier qui descend de la terrasse. Arthur essaie de cueillir des brins d’herbe en les coinçant entre ses orteils. Pas facile. La sauterelle atterrit sur le pied gauche nu d’Arthur qui pousse un petit cri d’étonnement. Morgane lui bâillonne immédiatement la bouche de sa main droite. Il ne faut pas attirer l’attention d’Annette qui feuillette un catalogue de mode, à l’ombre des arbres fruitiers. Morgane a la vue perçante. Elle a remarqué que le bel insecte n’est pas seul. Il transporte quelque chose entre ses grandes ailes disposées en ridelles de chariot. Elle a instantanément identifié le chargement de l’insecte voltigeur. L’index gauche sur la bouche, elle fait signe à son petit frère de se taire. Le pouce et l’index droits, arrondis en forme de hublot devant la pupille, elle l’invite à ouvrir les yeux bien grands. Arthur s’exécute et découvre celui dont sa sœur lui a souvent parlé : Dolmenius ! Annette n’est pas bien loin. Il est donc prudent de parler bas. Le troll ouvre la conversation. « Bonjour Morgane. Arthur, je suis enchanté de faire ta connaissance. Je devrais plutôt dire mon plaisir que tu fasses visuellement la mienne. 144 Car moi, je te connais depuis longtemps. Tu étais encore bien pitchoun la première fois que je t’ai vu, dans les Amognes. ― Bonjour Dolmenius. Enfin, je peux mettre une figure sur ton nom. Maintenant, je te reconnaîtrai sans difficulté. Je t’imaginais presque tel que tu es. Morgane m’a tellement parlé de toi ! Sans vouloir être flatteur, tu es plus sympathique encore que dans mon imagination. ― Trop gentil, Arthur. ― Hello, ami troll ! Quel bon vent t’amène ? C’est super de ta part de te présenter à mon petit frère. Arthur m’a toujours fait confiance, mais il éprouvait un léger doute bien compréhensible. ― Ce n’est pas vraiment un bon vent, comme tu dis, qui me transporte jusqu’à Ouges. Je n’apporte pas non plus une mauvaise nouvelle. La vie est ainsi faite… ― Oh, là, Dolmenius ! Le ton est inhabituel. Dois-je m’inquiéter ? Aurais-tu un souci ? Est-ce que cette fois, la chance m’est offerte de t’aider ? J’entends des trémolos dans ta voix. Tu me fais peur. Je suis déjà triste et je ne comprends pas pourquoi. Qu’y a-t-il ? ― Je suis venu vous dire au revoir. ― Ne sois pas mélancolique. Un au revoir est toujours suivi de retrouvailles. ― Tu as raison, Morgane. La tristesse mélange mon vocabulaire. C’est un adieu que je viens vous adresser… ― Adieu ? ― Tu penses que nous nous voyons pour la dernière fois ? Pourquoi ? ― Ma mission auprès de toi est arrivée à son terme, petite fée. Un autre troll sera bientôt délégué à ta protection. Je suis envoyé ailleurs. ― Loin ? Tu sais, aucune distance n’est trop grande pour rompre une amitié. ― Hélas, si, les enfants ! ― Où t’envoie-t-on ? C’est Merlin qui a donné ce méchant ordre ? 145 ― Il ne s’agit pas d’un méchant ordre. Merlin et Mélusine possèdent la sagesse absolue. Ils ont bien compris que je m’attachais beaucoup à toi. Trop, peut-être. Récemment, j’ai décidé de t’apporter mon aide sans attendre leur permission. ― Merlin n’aurait pas accepté de sauver Mazarine ? ― Si, bien sûr. Mais un troll ne doit pas prendre d’initiative sans en référer au Magicien. La règle est la règle. Je suis bien conscient d’avoir enfreint la loi du petit peuple des légendes. Mon attitude risquerait de nous faire courir un danger, à vous ou à moi. Merlin a raison. J’obéis avec un brin de chagrin, mais sans aucune amertume. ― Tu n’as pas répondu à ma première question. Où t’en vastu ? Loin ? ― Plus loin que l’île de Marie et Mazarine ? ― Beaucoup plus loin. ― Au Groenland ? En Patagonie ? ― Je ne pars pas loin dans l’espace. Ma nouvelle mission se déroule loin dans les temps anciens. Je dois remonter le temps. C’est un mystère, une première pour moi. Je suis chargé d’aller apporter aides et conseils à un petit page de la fin du Moyen-Age. Son but est de devenir un chevalier sans peur et sans reproche et je suis chargé de le soutenir. Le destin de notre pays dépend aussi de sa réussite. Je n’ai pas de temps à perdre, ma mission m’appelle…. ― Si c’est comme ça, Dolmenius, j’ai une dernière faveur à solliciter. ― Dépêche-toi. Le temps m’est compté. ― Délivre-moi de mon pouvoir. Je voudrais retrouver mon statut de petite fille ordinaire. Nous voudrions retourner vivre à Saint-Quepousse. Je voudrais remonter jouer au menhir sans soucis. Je ne veux de contact avec aucun autre troll que toi. ― Morgane, tu es encore plus sage que je ne l’imaginais ! Je n’ai pas le pouvoir de te libérer du tien. Je te promets d’intercéder en ta faveur auprès de Merlin et de Martin le Violoneux. As-tu bien réfléchi aux conséquences ? 146 ― Oui, Dolmenius. Je désire vraiment vivre comme une petite fille ordinaire et non comme un personnage un peu surnaturel. Cette différence me panique, parfois. Je ne souhaite garder que le diminutif de "petite fée", en souvenir de mon ami troll. ― Sois certaine que quoi qu’il arrive, où que je sois, à, quelque époque dans laquelle je me trouve, ma "petite fée" restera à jamais dans mes merveilleux souvenirs. ― J’ai encore un miracle à te supplier d’accomplir. S’il n’est pas à ta portée, acceptes-tu de demander à Merlin d’exaucer notre souhait le plus profond ? Nous serions vraiment au sommet du bonheur de voir Mickaël remarcher. ― Je ne peux rien vous promettre, sauf de transmettre votre vœu à mon Maître. ― Je voudrais enfin t’embrasser avant ton départ pour l’endeçà. Viens contre ma joue, s’il te plaît. » Morgane et Arthur sont à genoux dans l’herbe. Ils posent la joue dans le gazon. Leurs yeux pétillants contrastent avec leur air tristounet. Une sauterelle bondit par-dessus le bras de la petite fée, deux bonds, trois sauts et passe au ras de la chaise longue dans laquelle Annette est installée. « Que faites-vous, à quatre pattes dans la pelouse ? ― Nous écoutons le bruit du temps qui s’enfuit. ― Encore une nouvelle idée fantastique ? Vous allez vous salir ! Allez relevez-vous et prenez donc un livre, au lieu de rester là à ne rien faire. » 147 148