dans les cendres du cheval de troie
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dans les cendres du cheval de troie
DANS LES CENDRES DU CHEVAL DE TROIE Spectacle de NADINE DARMON Inspiré par LES TROYENNES D’Euripide SCÈNE 1 : EN PARLER SANS LA NOMMER CLÉMENCE, SASHA et EULALIE surgissent dans la salle de spectacle. Visiblement, il y a urgence… Elles déposent sur la table, un plat recouvert d’un torchon, un plateau garni de boissons et y vident une valise remplie de documents, livres et photos. CLEMENCE : … Je… Nous… Vous,… Bonjour, je m’appelle Clémence, voici Sasha … SASHA : Bonjour… CLEMENCE … Et Eulalie. Nous sommes ici pour partager nos interrogations à propos de la… Pour parler de la…, la,…, … Voilà : de la situation spécifique des… dans la … Parce que en temps de… Oh la la ! c’est difficile sans la nommer… Nous nous sommes interdit de la nommer… Non, pas interdit…, nous aimerions éviter… de la nommer. Oui, parce que,… la nommer… SASHA : C’est de la dynamite. CLEMENCE : Voilà ! De la … dynamite. Pour être exacte, nous avons imaginé que, peut-être le mot contient… S’il disparaissait du vocabulaire, si aucun dictionnaire n’en faisait mention, s’il n’existait aucune définition, aucune traduction possible, aucun synonyme… SASHA : Elle n’existerait pas. CLEMENCE : C’est exactement, ce que je voulais dire. SASHA : Non. C’est le contraire. CLEMENCE : Pardon ? SASHA : Si le mot existe, c’est parce que Ça existe. Et s’il n’existait aucun mot, cela signifierait que Ça n’existe pas. Or Ça existe. CLEMENCE: Et si on se taisait. SASHA : Ça serait un dénie ! EULALIE: Oh oui ! Taisons-nous tous ensemble… SASHA : Nous ne sommes pas là pour nous taire ! Nous avons décidé de parler des femmes dans la… EULALIE ET CLEMENCE: Ho ! ho !!! SASHA : Oh ! Pardon, j’ai failli… Donc, nous avons décidé de parler des femmes dans la …« bip-bip », sans la nommer. CLEMENCE : Ne pas la nommer c’est nier son existence ! SASHA : Utilisons un code. CLEMENCE : Pour le mot en général ou pour une spécifique ? SASHA : Quand on en cite une spécifique, on donne le code général et, après, sa spécificité. CLEMENCE : Oui, un code. Un code, c’est déjà une atmosphère. SASHA : On est déjà dans le vif du sujet ! CLEMENCE : Ensuite on choisira le point d’attaque… Enfin, le point de départ : par où commencer. SASHA : N’importe où, elle est partout… CLEMENCE : Il faudra bien commencer quelque part… SASHA: On aura le choix : elle s’est toujours imposée, en tout temps et en tout lieu. EULALIE: … De la dynamite... CLEMENCE ET SASHA: …? EULALIE: Peut-être, mais la dynamite, tu la maîtrises. CLEMENCE ET SASHA: …? EULALIE : Oui, tu l’allumes quand tu veux, tandis que la… SASHA et CLÉMENCE: Ho ! Ho !!! EULALIE: Pardon, j’ai failli … CLEMENCE : Partout, en tout temps et en tout lieu, certes, mais : Il y a un début,… Un premier pas, l’origine ! SASHA : Pour chacune, l’origine est différente… CLEMENCE : Si vous prenez la deuxième… SASHA : … Vous constaterez qu’elle trouve son origine dans la première… CLEMENCE : Qui, elle-même la trouve dans celle de 70… SASHA : Qui a commencé comment ? Elle a commencé comment, celle de 70 ? EULALIE: Partout, en tout lieu et en tout temps… Tout le temps, tout temps… CLEMENCE ET SASHA: …? EULALIE: C’est un peu comme une genèse… CLEMENCE : Pas nécessairement une genèse, parce que ça nous entraîne … Non, on ne peut pas remonter à la chute, parce que… Même si ça n’est pas une légende, en admettant que le jardin d’Eden fut un jour une réalité… Ça ne change rien au problème actuel de la… SASHA ET EULALIE: Ho ! Ho !!! CLEMENCE : Pardon, j’ai failli… Enfin, la « hum » d’Irak, par exemple… On n’a pas choisi le code général ! EULALIE: Moi, je crois que c’est toujours spécifique… SASHA : Elle a raison : d’Iran, de Tchétchénie, de Moldavie, du Kosovo, de Croatie, de Slovénie… On comprend, non ? EULALIE: … Pas sûr à 100 pour 100. SASHA : D’indépendance de Chypre, d’indépendance des Etats Unis d’Amérique, des Amboabas, civile grecque, civile espagnole, civile irlandaise, civile russe, civile polonaise, civile finlandaise, civile portugaise, russo-turque, italo-turque, de Bourgogne, de Ferrare, de Souabe, des huit Cafres, anglo-égyptienne contre le Mahdi au Soudan ! On sait de quoi je parle ? CLEMENCE : Pas les plus jeunes… SASHA : De 7 ans, de trente ans, de cent ans, fratricide de Saxe, du Vietnam, de Corée, froide, du Pacifique, d’Algérie, de Crimée, des demoiselles en Ariège, de Sonderbund, des paysans suisses, de restauration, des Chapeaux, des Oranges, d’Espagne, la Grande, 1ère et 2ème balcaniques, 1ère, 2ème et 3ème du golfe, 1ère, 2ème, 3ème Carlistes, 1ère, 2ème, 3ème Risorgimento … EULALIE : Essaie avec « bip-bip » CLEMENCE : Pourquoi pas « hum » ? EULALIE : Non, « bip-bip » c’est mieux. CLEMENCE : Fais comme tu veux. SASHA : 1ère, 2ème, 3ème « bip-bip » Samniques, 1ère, 2ème, 3ème « bip-bip » Puniques, 1ère, 2ème, 3ème « bip-bip » de Mithridate, 1ère, 2ème, 3ème « hum» de Macédoine, 1ère, 2ème, 3ème , 4ème, 5ème, 6ème, 7ème, 8ème « hum» de religions, 1ère, 2ème, 3ème , 4ème, 5ème, 6ème, 7ème, 8ème , 9ème croisades, croisades, il n’y a ni « bip-bip ni « hum » » EULALIE : Très bien, ce sera l’exception ! CLEMENCE : Vous n’allez pas garder « bip-bip » ! SASHA : Pourquoi ? La « bip-bip » de Troie, c’est plus joyeux que la Guerre de Troie ! CLEMENCE : La Guerre de Troie, ça a quand même une autre gueule ! EULALIE : On commence avec la Guerre de Troie !!! C’est ma préférée ! CLEMENCE : Ah non ! La guerre de Troie, c’est de la Mythologie ! SASHA: Ancrée dans le réel : les lamentations d’Hécube, le départ en exil, l’holocauste d’Astyanax, l’impuissance des Dieux, la mise en cause de l’éternel féminin ! EULALIE : LA GUERRE DE TROIE ! On l’a dit toutes les trois !!! Un temps EULALIE: Alors ? C’est « hum » ou c’est « bip-bip » ? SASHA : C’est « la Guerre » : le mot a été lâché et jusque-là tout va bien… EULALIE : (répétant sur plusieurs intonations, comme un test) La guerre, la guerre… La guerre, …(Jusqu’à plus soif) SASHA : C’est pas une partition, la guerre ! CLEMENCE : La guerre commence souvent par une partition… EULALIE : C’est quoi, la GUERRE ??? CLEMENCE: La Guerre, c’est … EULALIE : La guerre, c’est … SASHA : La guerre, c’est… CLEMENCE : La guerre, c’est la douleur. SASHA : La douleur, c’est quoi ? EULALIE : La douleur, c’est qui ? SASHA : La douleur, c’est Andromaque CLEMENCE: Andromaque, c’est la guerre de Troie… On limite à la guerre de Troie… SASHA : Celle-là ou une autre, la guerre, c’est la guerre… EULALIE : Andromaque, oui… Mais qui connaît Andromaque ? CLEMENCE : Andromaque, c’est la femme d’Hector. EULALIE : Qui connaît Hector ? SASHA : C’est le mari d’Andromaque ! CLEMENCE : Bon ! Des archéologues ont pu situer la ville de Troie dans la partie asiatique de l’actuelle Turquie. On peut penser qu’elle bénéficiait d’une position stratégique qui lui donnait le contrôle des Dardanelles par lesquelles tous les bateaux de la mer Egée se rendant dans la mer Noire devaient passer. Elle aurait été disputée entre les Mycéniens et les Hittites… Fondée au XIIIème siècle avant Jésus Christ, la ville de Troie a été célébrée par Homère dans le fameux poème « l’Iliade » qui relate les événements liés à ce qu’on appelle la Guerre de Troie. Cette épopée écrite près de 1000 ans avant Jésus Christ, a trouvé son inspiration dans la réalité historique. Car la vraie Troie a bien été détruite par une guerre. Et pour preuve, à l’intérieur des ruines mises à jour vers la fin du XIXème siècle, on a trouvé les traces évidentes d’un grand incendie. Heinrich Schliemann, grand voyageur devenu archéologue, après de nombreuses péripéties dont je vous épargne les détails, creusa une immense tranchée dans la colline d'Hissarlik, située à 4,8 km de la côte entre deux fleuves, nommés Simoïs et Scamandre dans l'Iliade. Et il traversa le niveau de la Troie homérique. Ses fouilles, commencées en 1870 … EULALIE : Rien ne prouve qu’il s’agissait bien de la Troie Homérique, sinon un trésor que Schliemann a estimé être celui de Priam, mais sa théorie reste très contestée… CLEMENCE : Par quelques esprits chagrins qui … EULALIE : Par des archéologues très sérieux qui estiment le trésor bien postérieur à … SASHA : On pourrait peut-être aller directement à l’enlèvement d’Hélène… CLEMENCE : …Très juste. Le roi de Troie, Priam et la reine Hécube, son épouse eurent une nombreuse descendance. On compte des héros célèbres parmi leurs enfants. Pâris n’est pas le moindre, même s’il n’est pas le plus sympathique… EULALIE : Les dates prouvent que Schliemann … SASHA : Pâris, Troyen, enlève Hélène, femme de Ménélas, Grec, donc, agression, invasion et chute de Troie. Donc, bain de sang auquel seules quelques Troyennes échappent, dont Hécube la reine de Troie, sa fille Cassandre, sa belle fille Andromaque et son petit-fils Astyanax… CLEMENCE : Je voudrais apporter quelques précisions nécessaires. Le père d’Hélène, le roi Tyndare… EULALIE : Son père, c’était Zeus… CLÉMENCE : Mais Tyndare, l’époux de sa mère Léda l’a élevée ! Il avait la charge de la marier et, sachant que la beauté éblouissante de cette fille qui était quand même un peu la sienne, avait déclenché la convoitise de tous les grands du monde grec, il avait fait promettre à l’ensemble des prétendants à sa main de soutenir et défendre l’honneur de celui qu’il choisirait pour gendre. EULALIE : Hé ! Oui, afin d’éviter que la déception pousse certains d’entre eux à agresser l’élu… SASHA : Et chacun étant convaincu qu’il serait choisi, tous ont promis !!! Mais, Tyndare donne Hélène à Ménélas… CLÉMENCE : Et lorsque Pâris enlève Hélène chez son époux Ménélas, tous les Grecs sont tenus par leur promesse à réagir à l’affront ! Sous la houlette d’Agamemnon de la famille des Atrides,… (C’est le frère de Ménélas), ils réunissent leurs armées et déclarent la guerre à Troie. Côté Troyen, le seul responsable dans cette histoire est Pâris, fils de Priam et Hécube, frère de Déiphobe et d’Hector, luimême fils de Priam et Hécube par voie de conséquence et, par choix, époux d’Andromaque qui va le pleurer chaudement. Tous protègent le rejeton amoureux d’Hélène. Et le siège de Troie dure dix ans au cours desquels, personne parmi les Troyens ne songe à livrer le couple adultérin aux Grecs… Dans le camp des Grecs, Achille, le fils de Pélée qui anéantit la Méduse avec la complicité d’Athéna et d’Apollon, et de Thétis, qui le plongeant tout bébé, dans un bain d’immortalité en le tenant par la cheville, laissa ce point d’impact vulnérable sur le corps invincible de son fils… Heu… Oui ! Achille, donc, Héros Grec va tuer Hector, héros Troyen en combat singulier pour venger la mort de son très grand ami, Patrocle qui avait revêtu son armure… Mais je garde le détail de ce récit pour plus tard, car il n’a pas vraiment un lien tout à fait direct avec notre sujet. EULALIE : Dommage … CLEMENCE : Andromaque, désormais veuve d’Hector est la mère d’Astyanax, huit ans, qui aura bien peu connu son père. (à Sasha qui manifeste une légère impatience) J’en viens aux faits, j’en viens aux faits, mais il fallait bien cerner un peu l’histoire d’Andromaque… En bref, après la mort d’Hector, les Troyens perdent la foi, Ulysse le descendant d’Eole en personne, imagine une stratégie qui va permettre aux Grecs après dix années de combats sans merci, de pénétrer la ville de Troie pour mieux la prendre de l’intérieur. (à Sasha qui est au comble de l’exaspération) Ça, c’est pour bien comprendre l’histoire de Cassandre… Donc, Cassandre, fille de Priam et Hécube, sœur d’Hector, de Déïphobe, de Pâris, et de Polyxène tente d’empêcher le destin implacable de s’accomplir. En vain. « Songe, songe, Céphise à cette nuit cruelle qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle. » (à Sasha, idem)Comme disait Racine… Au petit matin, l’enfant d’Andromaque et Hector, Astyanax est probablement le seul Troyen de sexe masculin encore vivant dans les murs incendiés de la ville de ses ancêtres. EULALIE : (après avoir demandé un changement de lumière) La douleur, c’est Astyanax. (Elle joue, comme au théâtre une représentation de la douleur de l’enfant) Voilà. SASHA : La douleur, c’est Hélène (Idem, pour Hélène). Voilà. EULALIE : La douleur, c’est Cassandre (Idem, pour Cassandre). Voilà. CLEMENCE : La douleur, c’est Hécube… Clémence joue la scène des lamentations d’Hécube, à sa demande, La lumière cerne la scène « comme au théâtre » HECUBE : Debout, infortunée, du sol lève la tête, Et la nuque ; il n’y a plus de Troie Ici, plus de reine de Troie. Le destin tourne, supporte-le. Navigue en suivant le courant, navigue en suivant le destin, Ne dresse pas la proue de l’existence Face à la vague, navigue en suivant le hasard. Hélas ! Hélas !, Que reste-t-il à ma misère qui ne soit à pleurer ? Patrie, époux, enfants, tout est fini pour moi. O faste grandiose de mes ancêtres, Aujourd’hui affalé tu n’étais que néant. Sur quoi me taire ? Sur quoi ne pas me taire ? Sur quoi chanter mon deuil ? Malheureuse, les membres affaissés sous le poids Du destin, gisant ainsi, Etendue le dos sur une couche dure ! Aïe ma tête, aïe mes tempes, Et mes flancs ! oh ! quel désir me prend de rouler, De balancer mon dos et son épine D’un bord à l’autre de mon corps Pour scander la complainte de mes larmes sans fin. Les malheureux ont aussi leur musique, Pour entonner les désastres qui n’ont pas voix aux chœurs. Strophe Etraves des navires, de vos rames rapides Vous avez avancé vers la sainte Ilion Au travers de la mer couleur pourpre Et des ports sûrement abrités de la Grèce, -vos flûtes sonnaient le péan de la haine et vos syrinx leur voix qui parlait clair ! vous avez accroché vos cordages tressés selon la tradition d’Egypte, Malheur !, dans les golfes de Troie, quand vous alliez quérir l’épouse honnie de Ménélas, la honte de Castor, le déshonneur de l’Eurotas, la femme qui égorge Priam, lui qui sema cinquante enfants, Et qui moi, la misérable Hécube, m’a fait échouer dans ce désastre. Hélas ! la place où je me tiens, Assise devant la tente d’Agamemnon ! En esclave on m’emmène, Vieille arrachée à sa maison, tête rasée, En deuil, navrant ravage ! À nous, ô misérables épouses Des Troyens à la lance de bronze A vous, filles aux tristes noces, La fumée monte d’Ilion, clamons notre douleur. Comme la mère fait de son cri pour les oiseaux Ailés, ainsi, j’entamerai, moi, La mélopée – non, pas la même Que jadis, pas celle Qu’appuyée au sceptre de Priam, Le pied menant le chœur au son clair Des cadences phrygiennes, j’entamai pour les Dieux. CLEMENCE : (relançant la lumière salle) Voilà. SCÈNE 2 : LA DÉPORTATION. EULALIE : « Le commerce de l'illusion au théâtre suscite chez ses amateurs une constante défiance envers l'objet de leur passion et entretient une ironie contradictoire qui est nécessaire pour affiler jusqu'à l'aigu leur plaisir et développer leur sens critique. » CLEMENCE : J’ai soif. SASHA : C’est beau ce que tu viens de dire. CLEMENCE ET EULALIE: Merci. SASHA : C’est de qui ? CLEMENCE : Euripide, « Les Troyennes »… EULALIE : Louis Jouvet, la préface aux écrits de Nicolas Sabbattini. SASHA : Qu’est-ce que vous entendez dans : « ironie contradictoire » …? CLEMENCE : On boit ou on pense ? EULALIE : On peut manger… Aussi! Eulalie, Sasha et Clémence distribuent à boire et à manger dans la salle aux spectateurs pendant ce qui suit… CLEMENCE : Je fais combien de parts ? Tu peux compter, s’il te plait. SASHA : Si on n’a pas assez de verres… ? EULALIE : distribuant des serviettes en papier On pourrait pleurer aussi... SASHA : Ça n’a jamais aidé à réfléchir ! Compte, je m’occupe de la boisson… CLEMENCE : Les parts sont un peu chiches … Mais le cœur y est… EULALIE (distribuant les serviettes aux spectateurs): Et si ça arrivait maintenant. SASHA (préparant les boissons): Quoi ? EULALIE : Si ça arrivait maintenant ! SASHA : Quoi ?! EULALIE : Maintenant ! Si ça arrivait maintenant ! SASHA : De quoi tu parles ??? EULALIE : Là ! Maintenant ! Tout de suite ! Tu manges la galette des rois avec des amis et ça arrive… SASHA: Quoi, la guerre… EULALIE : La guerre est là déjà… SASHA : Tu tires les rois en temps de guerre, toi… EULALIE : On s’habitue à tout ! C’est la guerre, mais tu appris à faire la différence entre un coup de tonnerre et un bombardement. Elle est là depuis si longtemps que tu … Non, tu ne l’oublie pas, pas tout à fait, mais… SASHA : C’est la guerre et tu apprends à tes enfants que les rois mages ont trouvé le petit Jésus dans une grotte CLEMENCE (distribuant la galette des rois): Une étable, pas une grotte, une étable… SASHA : Tranquille… EULALIE: Non, pas vraiment tranquille. Ce n’est pas si simple, tu réussis à préserver une tranquillité apparente.Tu vois tes amis, tu travailles, tu dors, tu manges. Tu résistes, tu fais l’espion ou le passeur pour ton camp, tu restes fidèle à tes convictions. Tu fais la fête aussi, parce qu’on ne sait pas de quoi demain sera fait. Tu chasses tes angoisses, tu les ranges quelque part. Tu fais partie des gens qui peuvent ranger leurs angoisses quelque part et tu ne t’en prives pas. Il y a mille raisons … Et, bon an, mal an, ça marche… CLEMENCE : La vie continue… EULALIE : C’est juste. C’est le mot juste : c’est la vie… la vie continue et Ça ARRIVE. SASHA: Qu’est-ce qui peut encore arriver de plus ? EULALIE : L’explosion finale ! L’invasion ! La défaite ! Les corps amoncelés, les maisons détruites, la ville défigurée, les amputations, les arrestations, la télévision : tu n’es plus chez toi. Les frontières ont bougé autour de toi. Les lois ont changé, la langue t’échappe : Tu es étranger. Tu n’as aucun droit, tu es vaincue et prisonnière… Et en plus, il y a de l’orage !!! À l’initiative de Clémence, un texte écrit dans une langue inconnue apparaît, soit sur un écran soit par un autre moyen. EULALIE : Qu’est ce que c’est ? C’est quelle langue ? Je ne comprends pas… Ça nous concerne ? Vous comprenez ? On dirait… C’est du grec, non ?… (elle tente de lire) Je ne peux pas … de l’araméen… ? (idem) Je ne parle pas grec. Qu’est-ce que je peux faire ? Qui a écrit ça ? C’est peut-être russe…(à Sasha) Tu parles grec ?… J’ai besoin d’un interprète. Il me faut un interprète ! Je ne comprends rien ! S’il vous plait, aidez-moi, j’ai besoin de comprendre, il faut que je comprenne, je ne peux pas … C’est une décision ? Qui a décidé quoi ?… Ils ont décidé quoi ? Je veux comprendre ! Je dois comprendre ! On ne peut pas me laisser là comme ça, sans rien comprendre, je ne parle pas le… SASHA : J’ai appris à l’école…le grec… EULALIE : Qu’est ce qu’ils disent… SASHA : On dirait…non ce n’est pas ça… CLEMENCE : C’est le décret d’exil rapporté aux troyennes par Talthybios, le représentant des grecs… Elle demande le changement de lumière CLEMENCE / HECUBE : Troyennes, mes amies, voilà ce que de longtemps je craignais SASHA / INTERPRÈTE : (traduisant) Si tel était l’objet de votre crainte, le sort a décidé de vous… HECUBE : Hélas, hélas, quelle ville vas-tu nommer, En Thessalie, en Phthie, au pays de Cadmos ? SASHA / INTERPRÈTE : (idem) À chacune de vous échoit un maître différent. HECUBE : Nomme les maîtres. Nommes les esclaves ! Qui de nous tira le sort le meilleur ? SASHA / INTERPRÈTE (Ne lisant plus – En réponse directe) : Interroge en énumérant. HECUBE : À qui, dis-moi, échoît ma fille, ma pauvre Cassandre ? SASHA / INTERPRÈTE: (cherchant sur la liste) Cassandre… Cassandre… famille des… Cassandre, fille de Priam et ….Ah ! (lisant) Pour prix de sa valeur, le roi Agamemnon a droit de la prendre. HECUBE : Comme servante de sa femme, la Laconienne, ô Dieux ! SASHA / INTERPRÈTE : (à Hécube/ Clémence après avoir lu) Non. Elle sera dans l’ombre l’épouse de son maître. EULALIE : Elle ? La vierge élue par Apollon, à qui le dieu aux cheveux d’or accorda la faveur de vivre sans époux ? SASHA / INTERPRÈTE : (lisant) Une flèche d’amour a touché le roi pour la jeune inspirée… HECUBE : Rejette, ma fille, les clefs consacrées, Arrache ta couronne, tes saintes bandelettes ! SASHA / INTERPRÈTE : (à Hécube Clémence) Entrer au lit du roi, n’est-ce donc rien pour elle ? HECUBE : Et l’enfant que naguère ils m’ont enlevée, où est-elle ? SASHA / INTERPRÈTE : (idem) Tu veux parler de Polyxène, j’imagine ? HECUBE : Oui, Polyxène. À qui le sort l’a-t-il attribuée ? SASHA / INTERPRÈTE : (lisant) … destinée à servir le sépulcre d’Achille. HECUBE : Quoi ? Je l’ai mise au monde pour être esclave d’une tombe ? Quel usage, quel rite, les Grecs ont-ils inventé-là ? Dis-le moi donc, l’amie ? SASHA / INTERPRÈTE (à Eulalie puis à Clémence): Elle a trouvé la paix. Son destin accompli l’affranchit de tous maux. Silence HECUBE : Et l’épouse d’Hector, le maître de la lance, Andromaque la désolée, qu’advient-il d’elle ? SASHA / INTERPRÈTE : (lisant) …Le fils d’Achille l’a choisie pour sa part. HECUBE : Et moi, qui devrai-je servir ? Moi qui ne puis tenir levée ma vieille tête sans un troisième appui, un bâton sous ma main ? EULALIE : (après s’être approchée de Sasha) Le sort d’adjuge au roi d’Ithaque, Ulysse. HECUBE : Ce denier coup m’achève. Tout est fini pour moi. SASHA / INTERPRÈTE (Avec une certaine arrogance): Tu connais à présent, ton destin, noble dame, qui donc parmi les chefs disposera du mien !? Sasha interrompt la scène et relance la lumière salle. SCÈNE 3 : L’HÉROÏSME - LE SACRIFICE DE POLYXÈNE Sasha a visiblement un projet, elle en installe la régie sous l’œil étonné de ses partenaires. Elle ouvre une petite valise. SASHA : Bon, on part en exil. Si vous n’aviez droit qu’à un seul objet dans la valise, vous choisiriez quoi ? Clémence veut y déposer la couronne des rois. SASHA (interrompant le geste de Clémence) : Non, ça, on verra plus tard. Dans une situation pareille, une valise, ça s’étudie ! C’est très important… (à Clémence)Je suis désolée mais il n’y a pas assez de place… (Elle case dans la valise de quoi se parer) C’est essentiel, l’élégance. La seule chose dont on peut avoir besoin dans ces cas-là, c’est une belle, une pure robe. Je vous la prêterai. Tu me prêteras ta couronne ? Il reste un peu de place. (Eulalie veut mettre aussi son livre) C’est trop lourd ! Pour s’en sortir, il ne faut pas avoir l’air d’une pauvre fille … Une valise trop lourde… ça plombe ! Si tu restes féminine, tu pourras te payer tous les livres que tu veux…après. Il faut s’en sortir ! Nous ne sommes pas des héroïnes ! La lutte, c’est pour les héroïnes. Nous, nous serions dans l’obligation de nous adapter. Après tout, il suffit d’accepter de changer ses habitudes. Pourquoi, y aurait-il de l’héroïsme à refuser de se soumettre au plus fort ? Sil est le plus fort, il y a bien une raison… CLEMENCE : « La seule juste cause d'amertume est la subordination de l'âme humaine à la force, c'est-à-dire, en fin de compte, à la matière. Cette subordination est la même chez tous les mortels, quoique l'âme la porte diversement selon les degrés de vertu. Nul dans l'Illiade n'y est soustrait, de même que nul n'y est soustrait sur terre. Nul de ceux qui y succombent n'est regardé de ce fait comme méprisable… Dans cette phrase, il y a quelque chose qui devrait te faire changer d’avis ; mais je ne sais pas vraiment quoi… SASHA : Et qui a dit ça ? … CLEMENCE : C’est Simone Weill qui l’a écrit… SASHA : Et quand Simone Weill a écrit ça, … Dans quoi elle a écrit ça ? CLEMENCE : « La source grecque… » SASHA : Ça ne change rien au problème de la valise. CLEMENCE : Mais ça peut modifier les priorités… SASHA : La priorité, c’est la survie ! CLEMENCE : « Tout ce qui, à l'intérieur de l'âme et dans les relations humaines, échappe à l'empire de la force, est aimé, mais aimé douloureusement, à cause du danger de destruction continuellement suspendu. Tel est l'esprit de la seule épopée véritable que possède l'Occident. » SASHA : C’est encore du Simone Weil ? CLEMENCE : SASHA : Je n’y comprends rien ! CLEMENCE : « Tout ce qui, à l'intérieur de l'âme et dans les relations humaines, échappe à l'empire de la force, est aimé, mais aimé douloureusement, à cause du danger de destruction continuellement suspendu. » SASHA : Personne n’aime ce qui échappe à la force, ça fait bien trop peur… Il faut être un héros pour aimer ce qui échappe à la force… Et vous savez ce que le héros a de particulier ? Il est plus fort que les autres. Retour à la case départ. EULALIE : Qui parle de héros !!! On évoque ici un point commun à tous ! La force incroyable que recèle chaque part d’humanité, même et surtout la plus fragile. Il n’y a pas de courage sans peur, il n’y a pas de force sans fragilité! SASHA: Plus personne aujourd’hui n’aime ce qui échappe à la force… Plus personne n’a envie de souffrir, même pour aimer ! Aimer douloureusement ! Il faut survivre ! Les cimetières militaires sont remplis de héros dont les causes sont oubliées, récupérées, annihilées, absorbées dans les célébrations nationales qui glorifient leur sacrifice, sacralisent leur souffrance… EULALIE : Polyxène ! SASHA : Quoi Polyxène ? Elle a bien été égorgée sous prétexte de calmer les mannes du grand guerrier Achille ! EULALIE : Tous les soldats de l’armée Grecque étaient prêts à lui sauter dessus, mais quand elle s’est dressée face à eux, c’est sa fragilité qui l’a sauvée du viol. SASHA : Combien de femmes réfugiées dans les ruines de leurs maisons bombardées ont été épargnées grâce au sacrifice de Polyxène ? EULALIE : Je ne sais pas… SASHA : Qui se souvient du sacrifice de Polyxène !!!??? EULALIE : La légende s’est écrite, elle nous est parvenue, à nous de la faire résonner… SASHA : La jeune fille est devenue une Icône ! Elle est devenue une pure Héroïne ! Inaltérable et inaccessible ! La légende s’est écrite pour étouffer la douleur et justifier l’injustifiable !!! (Sasha organise le faste de funérailles nationales lumières adéquates) Ecoute le récit de sa fin que Talthybios a fait à sa mère Hécube, écoute !: SASHA/TALTHIBIOS : « …En te disant sa fin, mes larmes vont couler, comme devant la tombe quand elle succomba. L’armée grecque était là, réunie toute entière Se pressant au tombeau pour assister au sacrifice. Le fils d’Achille prit Polyxène par la main Et la fit monter au sommet du tertre. J’étais auprès de lui. Une élite de jeunes gens nous suivaient, choisis parmi les grecs, Pour retenir à deux bras ton agneau quand il bondirait. Le fils d’Achille prend une coupe d’or toute pleine et la tend levée Pour la libation à son père puis me fait signe D’ordonner le silence aux soldats rassemblés. Et moi debout au milieu d’eux j’annonce : « Achéens, silence, que tout le monde se taise, Plus un seul mot. » La foule reste immobile. Lui dit alors : « Fils de Pélée, mon père, Accepte de ma main ces libations qui apaisent Et attirent les morts. Viens boire ce sang noir et pur, Ce sang de vierge que nous t’offrons, L’armée et moi. Sois nous propice. Permets nous de lâcher la bride à nos vaisseaux. Accorde nous d’accomplir tous heureusement Le voyage d’Ilion vers notre patrie. » Toute l’armée à ces paroles éleva sa prière. Il prit la poignée de son épée garnie d’or, La tira du fourreau et fit signe de saisir la vierge Aux jeunes grecs choisis pour cela dans l’armée. Mais elle, comprenant leur dessein leur dit : « Grecs qui avaient détruit ma patrie, J’ai accepté de mourir, que nul de vous ne touche Mon corps. Je présenterai ma gorge courageusement. Au nom des Dieux, laissez moi libre pour me frapper, Et que libre je meure. Chez les morts, Être nommée esclave, moi, une reine ? Honte sur moi ! » Tandis que nos gens l’acclamaient, le roi Agamemnon Dit aux jeunes gens de lâcher la vierge. Dès le dernier mot, ils avaient obéi À l’ordre de celui dont le pouvoir est souverain. Ayant entendu la parole du maître, Elle déchira sa robe de l’épaule au nombril, Révélant ses seins et sa poitrine de statue, Parfaitement belle ; puis se mettant à genoux, Elle dit avec une fermeté inouïe : « Voici ma poitrine, jeune roi. Si tu dois la frapper, frappe. Si c’est au cou, voici ma gorge prête. » Lui hésitait, tant il avait regret pour cette enfant, Puis il trancha de son couteau le passage du souffle Et une source en jaillit. Jusqu’en mourant, Elle eut soucis de ne tomber qu’avec décence, Cachant ce qui est interdit aux yeux des mâles. Quand sous le coup fatal, elle eut rendu son âme, Tous les grecs, à l’envi, s’empressèrent. Les uns jetaient sur son corps, par brassée, des feuillages. Les autres chargeaient le bûcher de troncs de pins. Et celui qui n’apportait rien s’entendait blâmer par ses voisins. « Tu restes là, sans cœur, et les mains vides, Sans un tissu, une parure à donner à la jeune fille ? Vite une offrande pour honorer ce grand courage, Cette noblesse sans égale. » Te décrire ainsi la mort de ta fille, C’est voir en toi la plus glorieuse des mères, La plus malheureuse des femmes. » SCÈNE 4 : L’HEROÎSME - LE MARTYRE DE CASSANDRE CLEMENCE (relançant la lumière salle): Iphigénie à l’allée, Polyxène au retour, les Grecs ne pouvaient entamer ou conclure une guerre sans sacrifier une vierge … SASHA : Aucun hymen, si fragile soit-il ne nous aura protégé des pulsions conquérantes du Pénis ! EULALIE : Le fragile hymen de Cassandre n’a sauvé personne, mais elle a choisi de s’en servir pour venger la destruction de Troie. CLEMENCE : Quel désespoir peut métamorphoser la volupté en poison violent ? Le sujet du désir en objet de terreur ? Il n’y a pas de logique ! EULALIE : Une logique de guerre. Cassandre renonce à tout ce qui avait fait de sa vie un destin pour accomplir la vengeance. Elle se laisse souiller, massacrer par le désir de l’ennemi pour aller au bout d’une résistance… SASHA : Quel gâchis ! CLÉMENCE : Tu ne crois pas à la force du destin ? SASHA : Je ne crois pas au sacrifice des « Cassandre », Leur problématique c’est la virginité ! leur identité, c’est la virginité ! leur idole, c’est la virginité ! Et la virginité devient une arme. CLEMENCE : Est-ce qu’elles ont le choix ? Eulalie demande la lumière « Troyennes » EULALIE /CASSANDRE : Lève, approche la torche, porte-la-moi. Je célèbre, j’éclaire – Regardez, regardez – Ce sanctuaire de flambeaux, ô seigneur Hyménée ! Que bénie soit l’époux, Mais bénie moi aussi, moi l’épouse promise En Argos, à des noces royales. Hymen, ô Dieu de l’Hyménée ! Puisqu’aussi bien, mère, à toutes tes larmes, Et tes gémissements tu te tiens à pleurer Mon père mort, la patrie bien-aimée, C’est moi qui à mes noces éclaire la lumière du feu ; Qu’elle brûle, qu’elle brille En ton honneur, Hyménée, En ton honneur, Hécate, cette lumière qu’au lit des vierges la coutume prescrit. Bondis, lance ton pas jusqu’à l’éther, mène, mène la danse, Evohan évohé ! Comme au temps de mon père, aux plus bénis des jours. Cette danse est sacrée. Viens la mener, Phoïbos, dans ton sanctuaire, Au milieu des lauriers, fais-le pour ta prêtresse. Hymen, hymen de l’hyménée ! Viens, ma mère, danser, conduis la danse, Esquisse de ton pas la ronde, par ici, par là, Suis par amour mes pas, consens-moi la cadence. Acclamez l’Hyménée, ô Et la fiancée, avec des hymnes, Des cris de bénédiction. Allez, ô filles des Phrygiens En vos robes de fête, Chantez le destin de mes noces, L’époux décidé pour ma couche. HECUBE : Héphaïstos, tu portes le flambeau aux noces des mortels, Mais tu attises aujourd’hui une flamme lugubre, Adieu mes grandes espérances. Hélas, ma fille, Ce n’est pas sous la pique ni sous la lance argienne, Que je pensais un jour que tu te marierais ! Passe-moi cette torche ; tu ne tiens pas la flamme droite En t’agitant comme une ménade, et tes maheurs, ma fille, Ne t’ont pas rendue plus raisonnable. Tu restes toujours même. Emportez ces flambeaux, et à ses chants nuptiaux Donnez, Troyennes, le répons de vos larmes CASSANDRE : Mère, couvre ma tête entière de couronnes de victoire, Et réjouis-toi que j’épouse le roi. Conduis-moi jusqu’à lui ; si je n’y mets pas, pour toi, assez de cœur, Va, pousse-moi de force. Car s’il est vrai que Loxias existe, Le fameux roi des Achéens, Agamemnon, Epousera en moi une épouse plus funeste qu’Hélène. Je le tuerai et à mon tour, je ruinerai sa maison, Je vengerai ainsi mes frères et mon père. Je n’en dirai pas plus. Je ne chanterai pas la hache Qui viendra sur ma nuque et sur celle des autres, Ni les conflits tueurs de mère que mes noces Déclencheront, ni le renversement de la maison d’Atrée. Notre cité plutôt, je montrerai qu’elle est bénie Plus que les Achéens. Je suis possédée, c’est vrai ; pourtant Je saurai, pour le faire, sortir de ma folie bachique. Eux, pour une seule femme, pour un seul trait de Cypris, Se sont mis en chasse d’Hélène et ont perdu des milliers d’hommes. Leur général, cet esprit fort !, pour obtenir le plus odieux A perdu le plus précieux, les joies de la maison : Ses enfants, offerts à son frère pour le prix d’une femme Et d’une femme consentante, pas violentée comme prise de guerre ! Quand ils furent arrivés sur les bords du Scamandre, Ils mouraient, eux que l’on n’avait pas privés des bornes de leur terre, Non plus de leur patrie avec ses hauts remparts ; ceux qu’Arès emportait, Sans revoir leurs enfants, sans être enveloppés Par les bras d’une épouse d’un dernier vêtement, gisent là, Sur un sol étranger. Et chez eux, c’était la même chose. On mourait, elles veuves, et eux privés d’enfants dans la maison : Ils les avaient nourris en vain ! Sur leurs tombes, Il n’y aura personne pour venir à la terre faire le don du sang. Voilà l’éloge qu’a mérité leur expédition. Mieux vaut taire l’infamie. Je ne veux pas laisser chanter en moi La muse qui se voue à célébrer le mal Les Troyens, eux – je commence par là, c’est la plus grande gloire – Mouraient pour sauver leur patrie. Ceux qu’enlevait la lance - leurs corps, au moins, portés à la maison par leurs amis – Au pays des ancêtres reposaient dans les bras de la terre Enveloppés par les mains qui avaient à le faire. Les autres, ceux des Phrygiens qui ne mouraient pas au combat, Ecoulaient tous leurs jours avec leur femme et leurs enfants A la maison, joies refusées au Achéens. Pour Hector, maintenant, ton grand chagrin, écoute ce qu’il en est. S’il n’est plus, sa mort l’a fait considérer comme un héros, Et l’arrivée des Achéens est l’ouvrière de sa gloire. S’ils étaient demeurés chez eux, sa valeur resterait inconnue. Pâris a épousé la fille de Zeus ; s’il ne l’avait pas fait, On ne parlerait pas de l’alliance qu’il a conclue dans sa maison. Eviter la guerre, bien sûr, est le devoir de tout homme sensé. Mais si l’on en vient là, il n’y a aucune honte pour une cité À recevoir la couronne d’une mort glorieuse. C’est le contraire qui est infamant. Voilà pourquoi tu ne dois pas, mère, pleurer sur ton pays, Ni sur mon lit ; car mes pires ennemis Et les tiens, grâce à mes noces, je les détruirai. SCÈNE 5 : LES RESPONSABILITÉS - BRISER LE SILENCE SASHA (relançant la lumière salle) : Il n’y avait aucune alternative… Elles n’avaient pas le choix entre se battre ou ne pas se battre. Obéir ou déserter. Pour toutes ces femmes, il n’y avait pas d’alternative. Mourir ou mourir… Avant ou après…La souillure. C’est le seul espace de liberté ! CLEMENCE : (Elle lit les articles suivant parmi la documentation qu’elles avaient apportée) Les femmes, butins de guerre, un article de Valérie Ossterverld, juriste canadienne : (elle lit) Après l’invasion du Koweït par l’Irak en 1990, au moins 5 000 Koweïtiennes auraient été violées par des soldats irakiens. Deux ans plus tard, des rapports ont été publiés à travers le monde sur les viols et les grossesses forcées, utilisées comme armes de purification ethnique en Bosnie. En 1994 et 1995, au Rwanda, selon un rapport de l’ONU, quelque 500 000 femmes y ont été torturées, violées, mutilées et, pour la plupart, massacrées. En Algérie, des femmes de villages entiers ont été violées et assassinées. Au cours des cinq dernières années, environ 1 600 filles et jeunes femmes ont été enlevées et réduites à l’état d’esclaves sexuelles par des groupes itinérants d’islamistes armés. EULALIE(lisant): Mais elles hésitent souvent à faire appel à la justice, soit par crainte d’être mises au ban de la société, soit par conviction que toute démarche serait inutile, dans le contexte chaotique de leurs sociétés effondrées. Aussi, l’écho des violences sexuelles vient-il toujours après celui des autres crimes. On a commencé à entendre parler des violences sexuelles au Rwanda environ neuf mois après la fin du génocide. CLEMENCE (lisant): D’après les estimations du Bureau rwandais de la démographie, les survivantes du génocide ont ainsi donné la vie à quelque 2 000 à 5 000 enfants. EULALIE: (lisant) On les appelle «enfants des mauvais souvenirs». CLEMENCE (lisant) : En ex –Yougoslavie, les femmes étaient violées jusqu’à être engrossées et détenues tant qu’elles n’avaient pas accouché. Rien qu’en 1993, entre 1 000 et 2000 femmes auraient subi ce sort. EULALIE : (lisant)) Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie a été créé en 1993. CLEMENCE : (lisant) Ce Tribunal a été le premier à reconnaître la violence sexuelle comme crime de guerre et «infraction grave», obligeant les Etats à rechercher les accusés, à les traduire en justice ou à les extrader. EULALIE : (lisant) C’est une nouveauté. CLEMENCE : (lisant) La Convention de Genève de 1949 et les Protocoles additionnels de 1977, principales sources du droit de la guerre, ne qualifient pas les violences sexuelles d’infractions graves, bien qu’il soit généralement reconnu que ces crimes répondent aux critères qui y sont stipulés: «causer intentionnellement de grandes souffrances ou porter des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé», et «torture et traitements inhumains». EULALIE : (lisant) Selon les circonstances qui l’entourent, la violence sexuelle peut aussi être considérée comme un crime contre l’humanité. Mais dans les faits, elle a rarement été jugée sous cette appellation. A une exception près: le procès de Tokyo, en 1946, où plusieurs officiers japonais ont été accusés et tenus responsables du viol de 20 000 femmes, en 1937 pendant le sac de Nankin en Chine. CLEMENCE : (Lisant) Lors du procès des principaux criminels de la Deuxième guerre mondiale, le viol ne figurait pas sur la liste des crimes contre l’humanité. On entend un son : un brouillage radio masquant une voix lointaine qui va et vient pendant la suite de la scène CLEMENCE : (lisant) Le premier acte d’accusation portant spécifiquement sur la violence et l’esclavage sexuels a été établi en juin 1996, au sujet des détentions, tortures et viols des femmes croates et musulmanes de Foca, au sud-est de Sarajevo, commis par les troupes serbes, en 1992. Seul un des huit accusés s’est présenté devant le tribunal. SASHA : tentant d’écouter la voix que l’on perçoit loin derrière le brouillage radio Qu’est-ce que c’est… ? EULALIE : (lisant) Le Tribunal pour le Rwanda a mis trois ans pour prononcer, en 1997, ses deux premières et uniques inculpations. La première étant dirigée contre Jean-Paul Akayesu, maire de Taba, théâtre avéré de violences sexuelles massives. Premier accusé de crime de violence sexuelle, le cas de ce maire soulève en même temps la question de la responsabilité des dirigeants politiques ayant encouragé ou autorisé d’autres personnes à commettre des viols. CLEMENCE: (lisant) Actuellement, les Etats membres des Nations unies sont en train de définir les statues d’une cour criminelle internationale permanente, le maillon manquant dans le système légal international. SCÈNE 5 : LES RESPONSABILITÉS – Où SONT LES DIEUX ? Athéna surgit sous une forme laissée à l’entière liberté du metteur en scène ATHENA : Posidon, Toi, le plus proche parent de mon père, Dieu puissant, honoré par les dieux, Puis-je oublier notre haine passée et t’aborder ? Je viens vers toi pour unir ma force à la tienne. Je veux les réjouir les Troyens En apprêtant aux Grecs un pénible retour ! Après l’affront qu’ils m’ont fait dans mon temple. Ajax brutalement en arracha Cassandre. Or les Grecs ne l’en ont ni puni, ni blâmé. Et cependant, s’ils ont pris Troie, c’est grâce à moi. Aussi je veux, avec ton aide, les accabler. Leur changer en douleur le bonheur du retour. Quand ils navigueront de Troie vers leurs demeures. Oui, Zeus leur enverra pluie et grêle en rafales, Et les nuages noirs des ouragans. Il me promet de me prêter sa foudre Pour frapper les Grecs, incendier leurs vaisseaux. Et quant à toi, dans ton domaine, sur leur route égéenne, Tiens prêts pour eux tourbillons et tempêtes ; Que les falaises creuses de l’Eubée soient pleines de cadavres, Et que les Grecs apprennent désormais À respecter mes temples, à craindre tous les dieux. Il est fou le mortel qui saccage les villes, Et qui change en déserts les temples, les tombeaux, Lieux sacrés du repos : c’est lui qui périt pour finir. SASHA : (installant sur la scène les objets d’un rituel religieux) Les dieux vont rendre justice à Troie. Ils vont punir les Grecs !!! CLEMENCE: De quelle justice parles-tu ? SASHA : De la justice divine ! Entre le néant et le sacré, tu choisis quoi ? CLEMENCE : Le néant s’impose si je perds mon identité, si je ne sais plus inventer aucune hypothèse. Si on fait d’une prophétie le destin de l’humanité… SASHA : Depuis la nuit des temps, le sacré est omniprésent. Toutes les sociétés de la plus archaïque à la plus sophistiquée a construit leur destin sur un ordre sacré. Hors du sacré, l’homme est confronté au néant. Le mouvement divin régit toute chose. C’est incontournable ! Comme la guerre. Les Dieux viennent rétablir l’équilibre. Il n’y a ni vainqueurs ni vaincus hors la décision divine ! Les Grecs se sont crus les plus forts et les Grecs vont payer le prix fort ! EULALIE : Les Grecs sont déjà morts en masse pendant le siège de Troie. SASHA :(Continuant l’installation du rituel): Troie est complètement détruite ! Il n’en reste rien, toutes ces femmes sont vouées à l’esclavage. (inventant un rituel religieux) Si nous rendons grâce aux Dieux qui sont toutes choses et que nous faisons acte de contrition, ils nous aideront à combattre le mal qui est en chacun de nous. Ils nous montreront le chemin de justice et nos désirs pourront s’accomplir dans la joie. CLEMENCE : Et nous retrouverons les êtres chers que nous avons aimés et qui nous ont été arrachés ???!!! SASHA : Oui. CLEMENCE : Arrête tes conneries. SASHA : Toi, arrête ! Clémence, ma petite sœur sauve-toi ! Fais taire la colère en toi, elle t’entraînera, là où tu ne pourras plus te reconnaître. EULALIE : Sasha, calme toi CLEMENCE : Parle au présent ! Ton futur m’emmerde ! EULALIE : Clémence ! S’il te plait ! SASHA : Hier, c’est demain, demain, c’est aujourd’hui ! CLEMENCE : Hier, Hécube s’endormait dans les bras de Priam, hier, Polyxène croyait à l’Amour, hier, Andromaque racontait des histoires de monstres marins au petit Astyanax ! SASHA(En transe) : Sors de là, je te l’ordonne… EULALIE : Sasha, arrête ! CLEMENCE (saccageant avec méthode et sans passion l’autel construit par Sasha): Aujourd’hui Troie est en cendres depuis des millénaires ! Aujourd’hui les vampires pétrolifaires enfourchent l’axe du bien comme un balais de sorcière! Aujourd’hui les Afghanes lèvent le voile et baissent les yeux ! Aujourd’hui les exYougoslaviens se congratulent à l’Eurovision, l’Afrique du Sud est Xénophobe, il manque 90 millions d’individus de sexe féminin en Chine, on observe le Tibet, on sollicite la Birmanie, on brandit le Soudan, on vote aux Etats-Unis, Pol Pot et Pinochet ont été rappelés à Dieu, bien fait pour Pol pot ! Mais par la grâce d’une fragile l’intelligence, Auschwitz n’est pas devenu un Couvent! EULALIE (récitant comme à l’école): « Ce sont les pessimistes que l’avenir élève. Ils voient de leur vivant l’objet de leur appréhension se réaliser. Pourtant la grappe qui a suivi la moisson, au dessus de son cep, boucle ; et les enfants des saisons, qui ne sont pas selon l’ordinaire réunis, au plus vite affermissent le sable au bord de la vague. Cela, les pessimistes le perçoivent aussi.» Merci René Char Silence SCÈNE 6 : L’holocauste – POLITIQUE DE PRÉVENTION CLEMENCE : Aujourd’hui Le culte du sang triomphe et une dynastie chasse l’autre…Andromaque ne peut pas sauver son fils, le petit Astyanax condamné par son ADN. Aucun rituel ne le sauvera, peut-on chercher une réponse au-delà du néant ? Clémence demande le noir et donne une lampe de poche à Eulalie la braque sur Sasha et Clémence qui lisent la scène suivante CLEMENCE (À Sasha) Tiens, lis…. Andromaque. SASHA / ANDROMAQUE : Ta fille est morte, Polyxène : on l’a égorgée Sur la tombe d’Achille, offrande pour un cadavre sans vie. CLEMENCE / HECUBE : Malheur, ma fille ! Le sacrilège de ton immolation ! Malheur, une seconde fois : quelle mort abominable ! ANDROMAQUE : Sa mort fut ce qu’elle fut ; et pourtant cette mort est un destin plus heureux que ma vie. HECUBE : Non, mon enfant, c’est différent d’être mort et de voir la lumière ; D’un côté, c’est le rien, l’autre laisse espérer. ANDROMAQUE : N’être pas né, je le dis, équivaut à la mort, Mais il vaut mieux mourir que vivre dans la douleur. On ne souffre aucun mal lorsque l’on ne sent rien. Mais quand on fut heureux, tomber dans le malheur Egare l’âme hantée par sa prospérité ancienne. Elle, comme si jamais elle n’avait vu le jour, Est morte et ne sait rien de ses propres misères. Mais moi, j’avais visé la considération, Je l’avais obtenue, au mieux, et j’ai pourtant manqué la cible de la chance. Tout ce qu’on a trouvé de vertus féminines, Je m’y suis appliquée dans la maison d’Hector. Il faut savoir d’abord, qu’on ait ou non des raisons De blâmer une femme, que ce qui attire sur elle La réputation de mauvaise, c’est qu’elle ne reste pas à l’intérieur. Quel qu’en fût mon regret, je demeurai dans la maison ; Sous mon toit, les propos séduisants des commères Je ne les admis pas ; je me réglai sur mon maître intérieur, Mon propre jugement : c’était un maître honnête et je m’en contentai. À mon époux j’offrais le silence de ma langue et mon regard Tranquille ; je savais le vaincre sur le terrain qui m’était imparti Et lui consentir la victoire sur le sien. De tout cela le bruit s’est répandu jusqu’au camp Achéen, Il a causé ma perte. Quand je fus capturée, Le fils d’Achille voulut me prendre Pour épouse ; et je serai esclave chez un assassin. Si je parviens à repousser le visage bien-aimé d’Hector Pour déplier mon cœur à l’époux d’aujourd’hui, J’aurai l’air de manquer au mort ; si je déteste L’autre, je me ferai haïr de ceux qui sont mes maîtres. On dit pourtant qu’il suffit d’une nuit pour dénouer `l’aversion d’une femme pour la couche d’un homme. Mais je n’ai que dégoût pour qui rejette son premier mari Et chérit le second de nouvelles étreintes. La pouliche elle-même, quand on l’a séparée, sous le joug, De sa compagne d’élevage, renâcle à le tirer. Et pourtant la nature a privé la bête de parole, D’usage de l’intelligence et l’a faite inférieure. En toi, ô Hector bien-aimé, j’avais l’époux qui me comblait Intelligence, naissance, fortune, courage, tout en toi était grand. Intacte tu me pris dans la demeure paternelle, Le premier sous le joug tu mis ma couche virginale. Voilà que tu es mort, et moi je prends la mer Pour la Grèce, captive destinée au joug de l’esclavage. N’est-elle pas moins grave que mes propres malheurs La mort de Polyxène, qui t’arrache des larmes ? Moi, je n’ai même plus cette compagne de toute vie mortelle, L’espérance, et je ne peux abuser mon esprit, Attendre un avenir meilleur, bien qu’on se plaise à croire. HECUBE : Moi-même, je ne suis jamais montée sur un navire, Mais les peintures que j’ai vues, les récits entendus m’ont instruite. Les marins, quand ils n’essuient qu’une tempête modeste, Mettent tout en œuvre pour échapper au péril : L’un est au gouvernail, l’autre s’affaire aux voiles, L’autre encore empêche le bateau de faire eau ; mais qu’une grosse Mer, déchaînée, les submerge, ils s’en remettent au hasard, Et s’abandonnent aux courants de la vague. J’en fais autant : face à tant de souffrances Je demeure sans voix, je laisse faire et tiens ma langue. Elle m’a vaincue, la houle du malheur soulevée par les Dieux. Va, ma fille chérie, laisse le sort d’Hector. Tes larmes ne le sauveront pas. Honore plutôt ton maître d’aujourd’hui, Tends lui l’appât amoureux de ton comportement. Tu agiras ainsi pour le bonheur de tous les tiens. Et puisses-tu élever le fils de mon fils, Donnant par là grande espérance à Troie, Que des fils nés de lui puissent un jour La rebâtir et qu’elle ressuscite ! SASHA (jetant le texte au sol): On ne peut pas faire ça à un petit enfant ! On ne peut pas mettre sur ses épaules le poids d’un peuple à ressusciter, c’est le condamner à … à … à … EULALIE : À perpétuité … CLEMENCE : (tandis que Eulalie poursuit Sasha avec le faisceau de la lampe torche) On est en guerre ! Le court terme l’emporte sur la perpétuité. La mort d’Astyanax est l’assurance des Grecs sur l’avenir. Ils vont tuer l’enfant, la voix d’Ulysse l’a emporté à l’assemblée des Grecs Il a dit que le fils du plus vaillant des pères ne devait pas grandir… Qu’il fallait le jeter du haut des murs de Troie. Et voilà ce que Talthybios a dit à Andromaque : « Va, laisse faire, tu te montreras raisonnable. Ne t’accroche pas à lui, souffre dignement ton malheur, Ne fais pas la forte quand tu es impuissante. Tu n’as de soutien nulle part ; tu dois te rendre compte : Ta cité a péri, et ton époux aussi, tu es en notre pouvoir, Et pour nous, livrer bataille à une femme seule Est à notre portée ! Aussi, ne cherche pas à te débattre, À faire quoi que ce soit d’infamant ou d’odieux, Ni à lancer des imprécations contre les Achéens : je ne le voudrais pas, Car si tu as le malheur de dire une parole qui irrite l’armée, Ton fils risque d’être privé de sépulture et de plaintes funèbres ; Tandis qu’en te taisant, en tenant ton malheur pour acquis, Peut-être ne laisseras-tu pas le corps de ton fils privé de sépulture, Peut-être trouveras-tu les Achéens mieux disposés pour toi. » Et voilà ce qu’Andromaque a dit à son fils Astyanax : Sasha braque sur Eulalie le faisceau de la lampe torche qu’elle vient de lui arracher. Elle l’éclaire ainsi en gros plan. EULALIE/ ANDROMAQUE : Ô mon chéri, ô mon enfant comblé d’honneurs, Tu vas mourir sous les coups ennemis, laisser ta mère désolée. C’est la noblesse de ton père qui provoque ta mort, Celle qui pour tant d’autres fut source de salut : La grandeur de ton père ne t’a pas porté chance ! Ô mon lit malchanceux, et mes noces Qui me firent jadis venir dans le palais d’Hector ! L’enfant de mes couches ne devait pas être immolé aux Grecs Mais régner sur l’Asie abondante en semailles. Ô mon enfant, tu pleures ? Comprends-tu tes malheurs ? Pourquoi t’agrippes-tu à moi, pourquoi t’accroches-tu à ma robe Comme un petit oiseau se pressant sous mes ailes ? Hector ne viendra pas, il ne saisira pas sa glorieuse lance Pour surgir de la terre et te porter secours, Ni la parenté de ton père, ni la puissance des Prygiens. Un saut atroce, sur la nuque te précipitera De haut, impitoyable, t’arrachera brutalement le souffle. Ô petit corps, caressé et chéri de ta mère, Ô l’odeur délicieuse de ta peau ! C’est donc pour rien Que mon sein t’a nourri quand tu étais dans les langes ; En vain le mal que je me suis donné, les peines qui m’épuisaient. Là, pour la dernière fois, viens embrasser ta mère, Serrer celle qui t’a donné le jour, mets tes bras Autour de mon cou, ta bouche sur la mienne. Ô Grecs qui avaient inventé la barbarie du mal, Pourquoi tuez-vous cet enfant qui n’est coupable en rien ? Et toi, rejeton de Tyndare, je dis, moi, que tu n’es pas La fille de Zeus, mais de bien d’autres dont tu tiens : La Vengeance, d’abord, et le Ressentiment, Le Meurtre, la Mort, toutes les plaies que la terre nourrit. Jamais je n’approuverai la présomption qui fait de Zeus ton père, De toi qui fus la mère de tant de Grecs et de Barbares ! Je te maudis : tes beaux yeux n’ont servi Qu’à perdre dans la honte nos campagnes célèbres de Phrygie. Allez ! emmenez, emportez, précipitez, si votre décision est de précipiter ! Festoyez de ses chairs ! Puisque les Dieux Nous perdent et qu’ils m’est impossible d’éviter La mort de mon enfant ! Recouvrez mon corps misérable, Précipitez-le dans vos navires. Ah ! le bel hyménée qui M’attend, après que j’ai livré mon enfant à sa perte ! SCÈNE 7 : LE PROCÈS D’HÉLÈNE, ACTE DÉMOCRATIQUE OU EXUTOIRE DE LA VENGEANCE SASHA (relançant la lumière salle): Dans une logique de guerre, le choix des Grecs s’explique, Si Hécube croyait vraiment qu’Astyanax ranimerait un jour l’identité Troyenne… Troie devait disparaître des mémoires. (Citant une phrase du chœur des Troyennes) Jusqu’au nom du pays, tout sera oublié. La ruine couvrira la ruine. Tout est fini pour Troie, l’infortunée. Aurait-il fallu tuer Pâris, enfant, pour éviter tout cela ? CLEMENCE : Ou Hélène… SASHA : L’aurait-il fallu ? CLEMENCE : Un Holocauste pour un autre ? SASHA : Qui est responsable ? Qui a failli ? EULALIE : Pour certains, c’est Pâris… SASHA : Il est mort, donc absout. EULALIE : Pour certains, c’est Ménélas… SASHA : (citant Ménélas, et posant la couronne des rois sur sa tête) Si je suis parti contre Troie, c’est moins, comme on le pense, À cause d’une femme, que pour atteindre l’homme, Cet hôte déloyal qui l’enleva de mon palais. Par ces paroles, Ménélas camoufle son orgueil sous le voile respectable de la défense des lois incontournables et essentielles de l’hospitalité… Laissons lui le bénéfice du doute. EULALIE : C’est au nom du respect de la loi d’hospitalité qu’il expose Hélène à toutes les vengeances ? (Citant Ménélas en se coiffant de la couronne) Quant à la Laconienne (je prononce sans joie Le nom de cette femme qui fut la mienne) Je viens pour l’emmener. Car elle est dans la baraque, Une unité parmi tant de captives troyennes. Ceux qui ont peiné pour la conquérir Me l’ont donnée pour la tuer, à moins que j’y renonce, Et que je veuille la ramener vers Argos. J’entends ne pas régler à Troie le sort D’Hélène, mais l’embarquer pour la Grèce où je la livrerai À la vengeance de ceux qui ont perdu à Troie des êtres chers. CLEMENCE : C’est donc Hélène qu’on jugera…En présence de Ménélas. Elle pose la couronne des rois sur la tête d’un spectateur au fond de la salle SASHA/ HÉLÈNE : Je voudrais demander quel arrêt Les Grecs et Ménélas ont pris au sujet de ma vie. M’est-il permis du moins de donner mes raisons Pour prouver que ma mort serait une injustice ? CLEMENCE/HÉCUBE : Ecoutons la ! Ne lui refusons pas cette grâce dernière ! Mais que la réplique Soit accordée à moi ! De ses méfaits à Troie, Vous ignorez tout. Le compte une fois arrêté, Rien ne lui permettra d’échapper à la mort. SASHA / HELENE : Sans doute – que tu trouves mes arguments bons ou mauvaisRefuseras-tu de me répliquer, puisque tu vois en moi une ennemie. À moi donc d'imaginer tes accusations si tu acceptais le dialogue Et d'y répliquer terme à terme, Mes arguments contre les tiens, et tes charges contre moi. Pour commencer, celle qui donna naissance à nos malheurs Ce fut la mère de Pâris ; en second lieu, la ruine de Troie Et la mienne remontent au vieillard qui refusa de tuer le nouveau-né, Cette copie lugubre du tison, le dénommé Alexandre. Ce qui en découla, écoute-le en vérité. Il eut à arbitrer l'attelage triple des trois déesses : Pallas offrait à Alexandre De mener l'expédition phrygienne pour conquérir la Grèce, Héra lui promettait de régner sur l'Asie Et sur les confins de l'Europe, si Pâris fixait son choix sur elle. Cypris, enfin, s'exaltait de mes charmes et lui promit de les lui offrir, Si elle gagnait le prix de beauté ; les conséquences, mesure-les en vérité : Cypris l'emporte sur les déesses et mes amours ont été Tout profit pour la Grèce : vous n'êtes pas tombés au pouvoir des Barbares, Sans vous être rangés sous la lance, sans être sous leur règne. Mais ce qui fit la chance de la Grèce a provoqué ma perte. On m'a vendue pour ma beauté et l'on m'insulte Pour cela qui devrait me valoir une couronne sur la tête. Je n'en viens toujours pas, me diras-tu, au fait, À ma fuite clandestine loin de ton domicile. Une déesse – et pas des moindres – accompagnait, Le Mauvais Génie issu de cette femme – que tu l'appelles Alexandre ou Pâris à ta guise. Et c'est lui, ô toi lâche entre les lâches, que tu laissas chez toi Quand tu embarquas de Sparte pour t'en aller en Crète. Bon, ce n'est pas à toi, c'est à moi-même que je vais adresser ma question : Qu'avais-je donc en tête pour quitter la maison et suivre Un étranger, trahissant ma patrie et mon foyer ? Prends-t'en à la déesse, fais-toi plus fort que Zeus Qui, tout puissant qu'il est sur les autres divinités, Est pourtant son esclave ; et accorde-moi le pardon ! Ici, tu pourrais m'opposer un argument spécieux : À la mort d'Alexandre, quand il fut descendu au fin fond de la terre, J'aurai dû, puisque aucun dieu ne travaillait mon lit, Quitter son palais pour rejoindre les bateaux argiens. C'est à quoi, justement, je me suis employée ; et j'en prends à témoin les gardiens des remparts, les sentinelles des murailles Qui m'ont trouvée souvent en pleine évasion, descendant Une corde attachée aux créneaux pour rejoindre le sol. Mais un nouvel époux, de force, m'enleva, Deiphobe, qui partageait mon lit en dépit des Phrygiens. Comment, alors, ma mort pourrait-elle être juste, mon époux, Juste venant de toi, moi que l'un épouse par la force Et que ma situation domestique a vouée, au lieu de la victoire, À un esclavage amer ? Maintenant, si tu veux l'emporter Sur les dieux, ta prétention montre bien ta sottise. CLEMENCE / HECUBE : Pour commencer, je vais me ranger aux côtés des déesses Et je démontrerai qu'elle ne parle pas juste. Car je ne crois pas qu'Héra ni que Pallas, la vierge, En soient venues à ce point de sottise Que l'une ait vendu Argos aux Barbares, Et Pallas Athènes aux Phrygiens pour les soumettre à l'esclavage. Non, les déesses ne sont pas venues au mont Ida pour s'amuser Et rivaliser de leurs charmes ; quelle raison pouvait pousser la déesse Héra à désirer à ce point le prix de beauté ? Se trouver un époux supérieur à Zeus ? Et Athéna courait-elle après un dieu pour l'épouser, Elle qui supplia son père de la laisser vierge Tant elle refusait les amours ? Ne prête pas cette folie aux déesses Pour déguiser ta faute ; tu n'as aucune chance de convaincre les gens avertis. Tu as dit que Cypris (il y a vraiment de quoi rire !) Était venue avec mon fils chez Ménélas. N'aurait-elle pas pu rester tranquillement dans le ciel Et t'amener à Troie avec tout Amyclées ? Mon fils, en fait, était d'une beauté exceptionnelle, Et c'est ton propre esprit qui, à sa vue, est devenu Cypris. La frénésie sexuelle, chez les mortels, c'est toujours Aphrodite, Un nom qui ne commence pas comme affolant pour rien ! Quand tu l'a vu, vêtu à la barbare, Tout brillant d'or, tu as perdu la tête. Il faut dire qu'en Argos tu vivais chichement ; Quand tu as quitté Sparte pour la cité phrygienne Avec ses ruisseaux d'or, tu as rêvé de les faire déborder Par tes dépenses ; tu n'avais pas assez du palais De Ménélas pour déchaîner le train de tes goûts luxueux. Bon ! Tu prétends que mon fils t'a fait violence pour t'emmener. Qui, à Sparte, s'en est aperçu ? Quels cris As-tu fait retentir ? Castor adolescent Et son jumeau étaient là, ils n'avaient pas encore rejoint les astres. Et quand tu arrivas à Troie, avec les Argyens Sur tes traces, quand sous la lance on tomba au combat, T'annonçait-on un avantage à Ménélas, Tu faisais son éloge, pour attrister mon fils Confronté à un rival amoureux imposant. La chance, au contraire, était-elle aux Troyens ? Ménélas n'existait plus. Tu n'avais d'yeux que pour la chance et t'appliquais À te régler sue elle ; la valeur ne t'intéressait pas. Tu nous racontes ensuite tes tentatives d'évasion avec des cordes Pour descendre des remparts : tu serais restée malgré toi ! Où donc t'a-t'on surprise avec un lacet pour te pendre, Ou bien aiguisant un poignard, toutes attitudes d'une femme honnête Regrettant l'absence de son ancien époux ? Et pourtant, combien de fois j'ai essayé de te faire entendre raison : « Ma fille, va-t'en ! Pour ce qui est de mes fils, ils trouveront D’autres épouses ; et toi, je te ferai passer jusqu'aux vaisseaux Des Achéens, à la dérobée. Arrête cette guerre Entre les Grecs et nous. » Mais tu en étais fâchée, Car tu menais grand train dans le palais d'Alexandre Et tu voulais voir les barbares en adoration devant toi. Cela comptait beaucoup pour toi. Et là-dessus, tu viens faire Ta sortie soigneusement parée, respirer Le même air que ton époux, ô rebut repoussant ! Quand tu devais arriver en rampant, dans des lambeaux de vêtements, Tremblant d'effroi, tête rasée, comme les Scythes, Pleine d'humilité plutôt que d'impudence Après les crimes que tu as commis ! Ménélas – pour que tu saches où je veux en venir Offre à la Grèce une couronne digne d'elle en tuant cette femme Qui est tienne, institue cette règle générale Que meure toute femme qui trahit son époux. SASHA : (Rompant le cérémonial du procès) Et … Hélène et Ménélas vieilliront ensemble… EULALIE : C’est dégueulasse !!! CLEMENCE : Tu aurais préféré qu’Hélène soit exécutée en place publique ? Lapidée pour adultère ? EULALIE : Non, mais … C’est vrai, je dois bien avouer que j’ai ressenti quelque chose… Le goût de la vengeance… C’est puissant, difficile d’y résister. SASHA : Cette tentation n’épargne personne, ni les victimes, ni les bourreaux… Seule la loi peut en définir les limites. EULALIE : La prochaine fois, il faudra(it) parler de la peine de mort… SASHA : La guerre a plus souvent inspiré les poètes … Peut-être parce qu’elle est incontournable et que la seule chose qui donne du sens à un charnier c’est la beauté du chant de la douleur. CLEMENCE : C’est le goût du sang qui donne du sens à un charnier. La beauté du chant c’est l’alternative au suicide pour les survivants. Silence EULALIE : Entendez vous ? CLEMENCE : Comprenez vous ? SASHA : C’est le fracas de Troie qui s’effondre. FIN