comme des seiches et des pois sur une table de dissection

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comme des seiches et des pois sur une table de dissection
SCARDOVELLI ET BISCARDI - …COMME DES SEICHES ET DES POIS SUR UNE TABLE DE DISSECTION 31
... comme des seiches et des pois sur une table de dissection
Matteo SCARDOVELLI & Enzo BISCARDI
Département d’études littéraires, Faculté des arts
Université du Québec à Montréal
RÉSUMÉ
Notre intervention à caractère performatif prend son départ de la mise en valeur du concept de
différence identitaire ; ceci, à travers une investigation des récits et des narrations littéraires qui arrivent
à mieux cerner cette importante problématique. Ce sont Samuel Beckett, Giorgio Gaber et Achille
Campanile qui vont nous accompagner dans cette brève exploration de certains noyaux problématiques
de l’existence humaine : les différences sociales, l’absurdité, la quête du grand Autre, les fictions qui
régissent toute réalité sociale.
L’horizon interprétatif que nous privilégierons nous mènera à mettre en valeur la fondamentale portée
éthique que l’acceptation de la dissonance dans le contexte du vivre-ensemble comporte. Là où cette
valorisation de la différence ne devrait pas amener à un vide identitaire, à un relativisme acritique ; au
contraire, cela devrait représenter une invitation pour une exploration ouverte et totale de notre
dissonance comme de celle d’autrui en tant que marque d’existence dans ce monde.
MOTS-CLÉS
Beckett ; Gaber ; Campanile ; différence identitaire ; grand Autre
1. INTRODUCTION : LE TITRE, LE SENS
La petite pièce de théâtre que nous présentons ici se compose de plusieurs pièces collées, fusionnées
ensemble... comme des seiches et des pois sur une table de dissection, l’on pourrait dire. Cela, en dépit
du fait que, normalement, sur une table de dissection – s’il ne s’agit pas du laboratoire de Mary
Shelley, bien entendu – l’on trouve des éléments divisés, séparés et non soudés ensemble. Le paradoxe
– qui était déjà celui de Lautréamont et, ensuite, des surréalistes – est parlant, et le son de cette parole
absurde ne peut qu’être dissonant, bien sûr. Mais allons-y avec ordre.
L’évocation de l’univers « noir » et absurde des Chants de Maldoror nous permet d’explorer le
thème de l’Altérité totale (argument strictement lié aux « dissonances du vivre-ensemble ») : si le grand
Autre représente l’impensable (ou le « pas-encore-pensé »), la seule façon d’explorer son domaine
consiste à lui donner une incarnation figurative à la limite de l’absurde et à en faire l’objet d’une
exploration imaginative dépourvue de tout souci réaliste. Notamment, c’est seulement dans ce type
d’univers que l’on peut faire des affirmations du type :
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Il est beau comme la rétractilité des serres des oiseaux rapaces ; ou encore, comme l’incertitude des
mouvements musculaires dans les plaies des parties molles de la région cervicale postérieure ; ou
plutôt, comme ce piège à rats perpétuel, toujours retendu par l’animal pris, qui peut prendre seul des
rongeurs indéfiniment, et fonctionner même caché sous la paille ; et surtout, comme la rencontre
fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ! (Lautréamont, 1961 :
chant 6, §1)
L’art est maître quand il s’agit d’inventer des scénarios qui sortent de l’ordinaire – et c’est seulement
en sortant de l’ordinaire que l’on peut avoir la chance d’effleurer l’existence de ce grand Autre qui
fonde notre rapport au monde parce que, selon Lacan, il est la marque de notre distance même au réel.
Selon le psychanalyste français, le grand Autre représente tout ce qui était là avant le sujet, qui le
précède chronologiquement, ce qui est déjà en place et à quoi le sujet doit s’adapter pendant son
développement, comme la mère, l’inconscient, le corps ou le langage. En ce sens, le langage est conçu
en tant que totalité du dicible et du pensable, l’ouverture même de tout questionnement, la possibilité
même de sens que cette ouverture implique. Cette totalité est inatteignable en soi parce que virtuelle :
qui peut prétendre avoir un jour « saisi » dans le sens fort du terme un langage ? Ce dernier est tel parce
qu’il est source du dicible tout en étant lui-même indicible en soi, c’est-à-dire qu’il ne peut pas être dit
en tant que tel. Le grand Autre est pareil : il représente l’ouverture même des rapports humains bien
qu’on ne puisse pas directement se rapporter à lui. Toutefois, il faut s’y référer constamment, si l’on
veut circonscrire l’Autre (le « petit autre » dans la terminologie de Lacan) dans sa véritable nature
« dissonante », et non telle une projection du Moi, comme cela arrive souvent. La scène
protosurréaliste, créée par Lautréamont, répond entièrement à cette exigence : son univers fantaisiste,
imprégné de noirceur et d’illogisme, représente une des voies possibles pour pressentir l’existence de
ce grand Autre dont nous avons parlé.
Dans les vers de Lautréamont, les deux éléments dissonants – qui par le contexte, la forme et la
fonction n’ont rien à faire l’un avec l’autre –, ce sont la machine à coudre et un parapluie, tandis que
dans notre version ce sont les seiches et les petits pois. Ces ingrédients culinaires font l’objet d’un court
récit écrit par Achille Campanile en 1973. L’auteur les utilise pour montrer que, parfois, des éléments
provenant de contextes radicalement différents (comme des végétaux comparés à des mollusques
marins) paraissent faits l’un pour l’autre, comme s’il s’agissait d’une combinaison parfaite et secrète,
une heureuse fatalité, un destin.
Ensuite, que représente la table chirurgicale, qui normalement devrait héberger des corps sans
vie afin d’être disséqués et analysés ? On pourrait répondre que justement Lautréamont a choisi ce
contexte juste pour son « étrangeté » par rapport aux deux autres éléments. Mais c’est une explication
trop simple, qui ne rendrait pas justice au succès des vers de Lautréamont. La première idée à laquelle
fait penser cette table est sans doute la mort : une table de dissection est utilisée avec des corps
(humains, le plus souvent) sans vie. Sans doute, dans le vocabulaire de cet auteur, il s’agit d’un élément
de plus qui renvoie au macabre, à la violence, au liminal, à la mort (le reste de la phrase aussi abrite des
références à un univers macabre, tels les serres des oiseaux rapaces, les plaies de la région cervicale ou
les pièges à rats).
Toutefois, à part le sens général de l’élément thanatologique – que nous n’allons pas explorer
ici –, il y a une autre idée, encore plus importante selon nous, strictement liée à la table de dissection :
il s’agit de l’idée de coupure, de division, de séparation. Ce sont des corps (normalement) entiers qui
arrivent sur la table, tandis que quand ils partent, ils sont coupés, morcelés, démembrés. La table est
ainsi le lieu de la fragmentation, elle est le lieu où l’Un devient le multiple. En sens chronologique,
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cette table normalement accueille une entité unique (le corps) qui est ensuite – après les opérations
chirurgicales – découpée en plusieurs morceaux. Mais voici que Lautréamont réalise un véritable jeu en
renversant l’ordre des choses : il décide de faire du contexte de la table opératoire non pas le lieu d’une
division, mais bien au contraire celui d’une union ; c’est ici que sa machine à coudre et son parapluie
viennent se rencontrer pour célébrer cette bizarre composition qui leur fera atteindre les cieux de l’antiesthétique surréaliste. La chronologie de Lautréamont paraît ainsi être inversée par rapport à ce qui se
passe normalement : à partir d’une séparation originaire et fondamentale d’éléments inconciliables, il
s’invente une « rencontre » conciliatrice dans le lieu où on l’aurait le moins attendue : la table de
dissection. Le goût du paradoxe est évidemment très accru pour cet écrivain, dont les visions cachent
souvent plus qu’elles ne montrent.
Voici donc que l’on pourrait résumer le sens que nous avons voulu transmettre avec ce titre : en
premier lieu, nous croyons qu’une plongée dans des visions artistiques imprégnées d’absurde et de
noirceur nous permet d’avoir un accès privilégié au grand Autre ; en deuxième lieu, nous suspectons
qu’établir un rapport avec tout ce qui relève de l’altérité (de l’altérité radicale, dans notre cas) demeure
à la base même de tout rapport éthique au monde. L’éthique – conçue comme l’interrogation radicale
sur le sens de l’action humaine dans le monde et dans la société – se joue dans le rapport que nous
entretenons avec les autres, l’Autre, cet alter qui de quelque façon habite tout ego ; l’éthique nous fait
sortir du narcissisme originaire et demande une confrontation directe avec tout ce qui est en nous, mais
que nous refusons de reconnaitre comme à nous (dans la psychologie jungienne, on parle de la partie
« ombre » de la personnalité) et, de cette manière, elle nous fait découvrir que nous sommes l’autre, les
autres : « JE est un autre », dira Rimbaud en 1873, quatre ans après la publication de l’œuvre de
Lautréamont.
Tout est simple quand « les autres » paraissent nous aider et le monde semble répondre à nos
désirs. Mais la réalité n’est pas si simple, ni si idéale. Et parfois sur les tables de dissection, on retrouve
des parapluies ou pire : des seiches ! En société, on doit faire face à des agents qui paraissent avoir des
idées tout à fait différentes des nôtres ou qui semblent déployer beaucoup d’énergie pour saper nos
projets. Accepter ces « dissonances » passivement n’est pas éthique. Les refuser à priori non plus. Ce
qui seulement peut être éthique (ce qui seul reflète une « interrogation radicale »), c’est la relation, son
établissement, un investissement dans son maintien et dans les négociations qu’elle implique. L’action
dépourvue de réflexion n’établit pas un véritable rapport à l’autre. La relation, au contraire, est ce qui
seul permet une approche éthique au monde, là où toute relation parle d’une distance en même temps :
au fond, toute rencontre ne peut s’établir que sur la base d’une différence, d’une séparation, d’une
dissonance. En effet, la recherche du même dans la relation à l’autre rappelle Narcisse admirant son
propre reflet dans l’étang. Mais, comme nous le montre la parabole du mythe grec, le projet narcissique
est immanquablement suicidaire.
2. LES AUTEURS
Pour mettre en scène ces idées et ces intuitions (ou mieux : pour coller ensemble idées et intuitions,
comme toute pratique artistique permet de faire), nous avons choisi trois auteurs. Ils sont Giorgio
Gaber, Achille Campanile et Samuel Beckett. Le premier, Giorgio Gaber (1939-2003), est un artiste et
intellectuel milanais qui a commencé sa carrière comme musicien, en assumant de plus en plus les rôles
les plus divers au théâtre et au cinéma. Il est, avec Sandro Luporini, l’inventeur du teatro canzone
(« théâtre-chanson »), un genre de spectacle théâtral où l’on mélange parties chantées et parties
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récitées. La pièce de Gaber que l’on présente ici et qui ouvre notre collage, « Giuoco di bambini: Io mi
chiamo G », est un monologue enregistré dans un théâtre milanais en octobre 1970 et ensuite publié sur
un disque appelé Signor G paru la même année. Gaber est connu pour ses positions critiques vis-à-vis
de la société contemporaine et nihilistes pour ce qui concerne l’être humain en général. Pessimiste et
athée, son ironie noire a constitué un fertile terrain de réflexion pour plusieurs générations.
Achille Campanile (1899-1977), écrivain et journaliste romain, est connu pour sa prose sèche et
précise, son humour à la limite de l’absurde et son observation attentive des changements sociaux. Le
bref récit de Campanile que nous présentons ici, Le seppie coi piselli (« Les seiches avec les petits
pois », publié en 1973), est le monologue central de notre pièce, celui qui donne son titre à notre
intervention.
Samuel Beckett (1906-1989) est le fondateur du « théâtre de l’absurde » ou « théâtre
existentiel ». Nous l’avons choisi pour son style profanateur de toute convention, et pour son goût de
l’absurde, qui néanmoins pointe toujours vers un sens profond, au-delà de toute logique et explication
simpliste. Pour clore notre collage, nous avons choisi les derniers vers d’En attendant Godot (1952).
Beckett a contribué à donner à notre pièce un ton à la fois plus absurde, mais plus existentiel aussi : son
génie arrive toujours à combiner le ridicule avec le sérieux.
3. LA STRUCTURE DE LA PIÈCE
La pièce se compose de trois parties principales, correspondantes aux trois contributions dont nous
avons déjà parlé et qui ont été réunies par nous-mêmes. La scène s’ouvre sur un espace déserté, où il
n’y a personne sauf quelques épaves et vêtements par terre. Il y a un personnage (Monsieur C') qui
entre, peu habillé et désocialisé, et qui, sans aucune véritable envie, commence à regarder les
vêtements éparpillés par terre. Après quelques secondes, le deuxième personnage (Monsieur C) entre et
commence lui aussi à chercher parmi les vêtements, surtout ceux qui font l’intérêt de Monsieur C'...
Dans cette scène nous avons voulu mettre en évidence ce mécanisme social de base qui est le désir
mimétique : quelque part, ce qui fait l’objet de notre désir correspond plus à ce qui est désiré par
l’Autre qu’à ce qu’on désire véritablement au fond de nous-mêmes. Ce qui nous suggère, entre autres,
l’important rôle que joue la relation à l’Autre dans la construction de l’identité.
Après avoir essayé de s’approprier le même veston, ils finissent par enfiler une manche chacun.
À ce moment-là, ils se tournent vers le public et commencent à parler. C’est ici que commence le
dialogue de Gaber (la première partie), dans lequel deux personnages, qui portent le même nom
(Monsieur C), prétendent être très différents, l’un meilleur que l’autre. En conclusion, ils finissent par
se comparer l’un à l’autre et affirment qu’ils sont trop différents... comme des seiches et des petits
pois ! Des espèces très différentes, mais qui pourtant paraissent faites l’une pour l’autre. À ce moment
commence l’homonyme récit de Campanile (la deuxième partie), où l’on explore le paradoxe selon
lequel des éléments qui proviennent d’univers différents peuvent être au fond plus que compatibles : ils
semblent destinés l’un à l’autre.
Après le monologue commence la troisième partie, reprise de Beckett. Monsieur C affirme
vouloir partir, tandis que Monsieur C' lui rappelle que Godot pourrait arriver d’un moment à l’autre et
qu’il les punirait s’ils le laissaient tomber. Godot représente ici l’une des incarnations possibles du
grand Autre en tant que personnage au-delà du compréhensible, dont les plans sont cachés, détenteur
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d’une puissance infinie, et qui d’une façon ou d’une autre gère les destins des protagonistes. Ceci les
amène à affronter l’argument de la mort : c’est Monsieur C qui affirme vouloir se pendre avec sa
ceinture, mais dès qu’il l’enlève des pantalons, ces derniers tombent et le laissent en culotte,
transformant ainsi une scène qui était censée être l’une des plus existentielles de la pièce en la plus
ridicule, démontrant une fois de plus le goût de l’auteur pour l’absurde.
En conclusion, les personnages comprennent que le véritable but ne consiste pas à rendre l’autre
semblable à soi. Au contraire, on pourrait dire qu’ils comprennent que l’altérité représente ce qui nous
sépare et nous lie au monde en même temps : toute union présuppose une désunion préalable. Dans un
des derniers vers, un personnage (Monsieur C) dit « J’aime que tu sois différent », signifiant ainsi que
le véritable but n’est pas « d’accepter » l’autre dans sa différence (acceptation qui, au contraire, cache
l’insulte maximale selon laquelle l’autre doit être « supporté », comme si à la base il dérangeait). Au
contraire, Monsieur C aime l’autre dans sa différence, à travers elle. C’est ce message que nous avons
essayé de mettre en scène dans notre contribution.
4. … COMME DES SEICHES ET DES POIS SUR UNE TABLE DE DISSECTION
Personnages
Monsieur C : Enzo Biscardi
Monsieur C' : Matteo Scardovelli
Sur scène on voit une chaise, un lutrin et des vêtements éparpillés par terre et sur les objets. Une
musique comique accompagne toute la scène. Monsieur C' entre habillé avec un pantalon et un t-shirt
et il commence à fouiller parmi les vêtements pour voir s’il y a quelque chose qu’il peut mettre.
Monsieur C entre aussi, habillé de la même façon que Monsieur C'. En voyant ce dernier chercher des
vêtements, il se met lui aussi à en chercher un. Les deux personnages trouvent des chaussettes et des
chaussures qu’ils se partagent après une petite dispute, obtenant une chaussette et une chaussure
chacun.
Ayant un peu froid, ils cherchent quelque chose d’autre. Enfin, ils trouvent un (grand) veston qu’ils
aiment bien. Ils commencent à le revendiquer chacun pour soi, en le tirant chacun par une manche.
Enfin, ils arrivent à y enfiler un bras chacun et ils se retrouvent ainsi face au public. Fin de la musique.
Ils veulent s’adresser au public, mais chacun vole la parole à l’autre. Monsieur C' paraît y arriver,
mais Monsieur C prend la parole à sa place.
ENFANTS [extrait de Gaber, 1970, notre traduction]
MONSIEUR C
MONSIEUR C'
MONSIEUR C
MONSIEUR C'
MONSIEUR C
MONSIEUR C'
main.
Bonjour je suis monsieur « C » !
Non. Moi je suis monsieur « C » !
Mais moi aussi je m’appelle « C ».
Non, tu n’as pas compris, c’est moi qui m’appelle « C ».
Toi ? C’est bizarre ! Mais…
… mais, moi je viens de Milan, du centre, là où la mode et l’art se tiennent par la
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MONSIEUR C Moi aussi je viens de Milan, de la périphérie, là où… les gens se tiennent par la
main… par peur.
MONSIEUR C' Moi je suis né en janvier, quand à l’extérieur il fait froid, mais à l’intérieur il fait très
très chaud.
MONSIEUR C Moi aussi je suis né en janvier ! Quand à l’extérieur il fait froid, mais à l’intérieur il
fait… froid aussi.
MONSIEUR C' Moi je suis né le 13, chiffre qui pour les Juifs signifie « Amour ».
MONSIEUR C Moi aussi je suis né le 13 ! Chiffre qui pour les chrétiens signifie… mort.
MONSIEUR C' Mon papa est très important.
MONSIEUR C Mon papa, non.
MONSIEUR C' Mon papa est fort, beau et intelligent.
MONSIEUR C Mon papa est faible, malade et un peu bête.
MONSIEUR C' Mon papa a trois diplômes universitaires et parle parfaitement cinq langues.
MONSIEUR C Mon papa a terminé l’école primaire et parle en dialecte. Mais pas beaucoup parce
qu’il bégaye.
MONSIEUR C' Moi je suis fils unique et je vis dans une grande maison avec dix-huit grandes pièces.
MONSIEUR C Moi je vis dans une petite maison, pratiquement une seule pièce. Par contre, j’ai dixhuit frères !
MONSIEUR C' Mon papa gagne 30 millions de dollars par mois, qui divisés par 30, ça fait un million
par jour.
MONSIEUR C Mon papa gagne 300 dollars par mois, qui divisés par 30, ça fait 300 dollars par
jour… le premier jour seulement.
MONSIEUR C' Nous sommes riches, mais démocratiques, quand on joue au Bingo nous utilisons des
haricots.
MONSIEUR C Nous, au contraire, nous marquons les haricots avec des numéros… pour ne pas les
perdre.
MONSIEUR C' Mon papa est si riche que chaque année il change de voiture, de villa et de yacht.
MONSIEUR C Mon papa est si pauvre qu’il ne change même pas d’idée.
MONSIEUR C' Mon papa un jour m’a amené sur la colline et il m’a dit : « Regarde, tout ce que tu
vois un jour sera à toi ! »
MONSIEUR C Mon père aussi un jour m’a amené sur la colline et il m’a dit : « Regarde ! » C’est
tout. [Fin de la citation]
Ils enlèvent le veston qui les unit.
MONSIEUR C'
MONSIEUR C
MONSIEUR C'
MONSIEUR C
MONSIEUR C'
MONSIEUR C
MONSIEUR C'
MONSIEUR C
MONSIEUR C'
MONSIEUR C
MONSIEUR C'
MONSIEUR C
Oooh, c’est assez ! Nous sommes trop différents !
C’est vrai. On arrête là, tu es trop différent !
Moi différent ? Regarde, le différent, ici, c’est toi !
Oui mais toi tu es plus différent que moi.
Il n’y a pas d’espoir. Nous sommes le jour et la nuit.
Le noir et le blanc.
Le nord et le sud.
La terre et le ciel.
(Il se moque de Monsieur C.) Le laid et le beau, le chauve et le…
(Il se moque de Monsieur C'.) La seiche et le petit pois.
Les seiches aux petits pois ???
Oui, les seiches aux petits pois.
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MONSIEUR C' Les seiches aux petits pois ??? Ben, cependant les seiches aux petits pois, c’est très
bon !
MONSIEUR C Oui, mais ils sont très différents. Très très différents !!!
MONSIEUR C' C’est vrai, mais ils semblent faits l’un pour l’autre !
Monsieur C' va au lutrin et il lit.
SEICHES AUX PETITS POIS [extrait de Campanile, 1978, notre traduction]
MONSIEUR C' Et à propos d’heureuses unions, il faut reconnaitre que les seiches et les petits pois
représentent l’un des plus bizarres et mystérieux « accouplements » culinaires. Les seiches, de leur
vivant, ignorent totalement l’existence des petits pois. Elles habitent les profondeurs marines. Là-bas
n’arrive aucune nouvelle du monde extérieur, de l’air, des nuages. Elles ignorent de façon absolue toute
sorte de légumes. Mais que dis-je « légumes » ? Elles ignorent l’existence même des potagers. Elles ne
rentrent en contact avec les petits pois que dans la casserole sur le feu, quand elles ont déjà été
écorchées, taillées en morceaux et presque cuites – ce qui n’est pas la condition idéale pour apprécier la
proximité de qui que ce soit, même de personnages respectables comme les petits pois.
Pour leur part, admettant qu’ils aient des idées, ces derniers en ont une très vague de la mer. Surtout par
ouï-dire. Ils sont si renfermés dans leur gousse – pauvres p’tites boules aveugles – qu’on ne saurait
même pas pourquoi ils existent, là-dedans, s’il n’y avait pas les hommes pour les sortir de là. Ils ne
voient même pas les prés, les potagers où ils naissent, ne parlons pas de la mer et de ses profondeurs. Et
probablement qu’ils n’ont même jamais entendu le nom des seiches.
Et pourtant, on les dirait faits les uns pour les autres. Mais l’homme est un animal bizarre. Il ne se
contente pas de pêcher tout simplement les poissons les plus à portée de la main. Non. Il veut les
seiches aussi. Et en même temps il plante les petits pois, il les soigne, les surveille, les cueille. Puis il
amène tout ça au marché, où ils seront vendus.
Un matin, voici les seiches sur le comptoir des poissons, voici les petits pois dans la zone des légumes.
Ils ne savent encore rien les uns des autres. Il fait froid. La femme arrive ; ici joue son rôle la femme de
l’homme, qui non contente des repas plus ordinaires veut cuisiner les seiches aux petits pois ce jour-là.
Parce qu’elle ne les cuisine pas tous les jours ; ce n’est pas la nourriture propre de l’homme ; il s’agit
d’un caprice, un raffinement, un extra. Ce jour-là, elle a eu l’envie de cuisiner les seiches aux petits
pois ; sans rien demander aux uns ni aux autres. Elle arrive à la maison. Elle écorche, coupe, divise.
Seiches et petits pois. Partis les unes des abysses de la mer, les autres des viscères de la terre, ils se
rencontrent dans une casserole [Musique] en grésillant. À partir de ce moment, leur destin est lié. Ils
s’accordent à merveille ; ensemble ils seront versés dans les assiettes ; ensemble ils arriveront à table ;
ensemble ils seront savourés et loués. [Fin de la citation]
Monsieur C reste à fixer le vide. Monsieur C' s’approche et le « réveille ».
MONSIEUR C'
MONSIEUR C
et il se calme.)
MONSIEUR C'
MONSIEUR C
Oh. Ooh. Ooooh !!! [Fin de la musique] (Monsieur C sursaute agité.)
Que se passe-t-il ??? Qu’est ce que tu veux ??? Qui es-tu ??? (Il regarde Monsieur C'
Ça va mieux ?
Oui, mais maintenant allons-y !
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EN ATTENDANT GODOT [extrait de Beckett, 1952, adaptation]
MONSIEUR C'
MONSIEUR C
MONSIEUR C'
MONSIEUR C
tomber ?
MONSIEUR C'
MONSIEUR C
MONSIEUR C'
MONSIEUR C
MONSIEUR C'
MONSIEUR C
MONSIEUR C'
MONSIEUR C
MONSIEUR C'
MONSIEUR C
MONSIEUR C'
MONSIEUR C
On ne peut pas.
Pourquoi ?
On attend Godot.
C’est vrai ! (Un temps) Et si on le laissait tomber ? (Un temps) Si on le laissait
Il nous punirait. (Silence. Il regarde l’arbre.) Seul l’arbre vit.
Qu’est-ce que c’est ?
C’est l’arbre.
Non, mais quel genre ?
Je ne sais pas. Un saule.
Et si on se pendait ?
Avec quoi ?
Il y a ma ceinture. (Il enlève la ceinture, les pantalons tombent et il reste en culottes.)
C’est trop court.
Tu tireras sur mes jambes.
Et qui tirera sur les miennes ?
C’est vrai !
Silence.
MONSIEUR C
MONSIEUR C'
MONSIEUR C
MONSIEUR C'
MONSIEUR C
MONSIEUR C'
Monsieur « C ».
Oui ?
Je ne peux plus continuer comme ça.
On dit ça.
Si on se quittait ? Ça irait peut-être mieux. Et si Godot vient ?
Nous serons sauvés.
Silence.
MONSIEUR C
MONSIEUR C'
MONSIEUR C
MONSIEUR C'
MONSIEUR C
MONSIEUR C'
MONSIEUR C
Alors on y va ?
Relève ton pantalon.
Comment ?
Relève ton pantalon.
Que j’enlève mon pantalon ?
Re-lève ton pantalon.
C’est vrai.
Il relève son pantalon. Silence.
MONSIEUR C' Alors, on y va ?
MONSIEUR C Allons-y. [Fin de la citation]
Musique. Monsieur C' commence à sortir, tandis que Monsieur C reste encore un moment au lutrin.
MONSIEUR C Monsieur C'.
MONSIEUR C' Oui ???
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MONSIEUR C J’aime que tu sois différent.
MONSIEUR C' Moi aussi ! On y va ?
MONSIEUR C J’arrive !
Pendant qu’ils sortent, Monsieur C' dit à Monsieur C : « Se pendre, mais quelle idée ! » Fin de la
musique.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Beckett, Samuel. 1952. En attendant Godot. Paris : Éditions de Minuit.
Campanile, Achille. 1974. « Le seppie coi piselli ». Dans Gli asparagi e l’immortalità dell'anima.
Milan : Rizzoli, p. 197-199.
Gaber, Giorgio. 1970. « Giuoco di bambini: Io mi chiamo G ». Sur l’album Signor G. Milan :
Carosello, piste no 3.
Lautréamont, Comte de. 1961 (1869). Les chants de Maldoror. Paris : Mazenod.
NOTICE BIOBIBLIOGRAPHIQUE
Matteo Scardovelli est doctorant en sémiologie. Il mène une recherche qui a pour titre « Les images et
les choses. Embodiment, réalisme ontologique et rites de puberté dans l’"art" du Paléolithique supérieur
européen ». Il vise à conjuguer cognitivisme et sémiologie visuelle de façon à pouvoir interpréter
l’émergence de l’image à l’ère paléolithique en tant que signe du développement cognitif de
l’humanité. En 2010, il a donné une communication (« Le double et la vision ») au congrès
international IFRAO, et l’article sera publié dans les actes du colloque. En juillet 2011, il a participé au
XXIVe Valcamonica Symposium avec une présentation intitulée « (Paleo)Art is a Social system –
Semiotic Insights for an Independent "Visual Language" ».
Enzo Biscardi a suivi une formation d’acteur au Teatro Officina (Milan), en devenant avec le temps un
étroit collaborateur du maître Massimo De Vita. Il a suivi de nombreux séminaires avec Francesco
Mazza, César Brie, Paola Manfredi et Maria Grazia Mandruzzato. De 2000 à 2010, il a été éducateur à
la Coopérative Comin. Il s’est ainsi spécialisé dans la pédagogie théâtrale, en donnant des cours pour
enfants, adolescents et adultes. Il a reçu quatre prix et deux recommandations. En 2009, à Milan, il a
reçu le prix « Casa della pace » avec le projet Cellophane.