400 ans de vie religieuse au Québec

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400 ans de vie religieuse au Québec
400 ans de vie religieuse au Québec :
perspectives historiques
Conférence de Guy Laperrière
au colloque sur la vie consacrée
Université Laval, 26 octobre 2015
Au moment où j’ai reçu l’aimable invitation de Gilles Routhier de vous présenter
une synthèse de l’histoire des communautés, en février dernier, je me suis dit que ce
serait un jeu d’enfant : je viens de publier un livre sur l’Histoire des communautés
religieuses au Québec1, j’ai déjà donné des conférences d’une heure sur le sujet au
grand public, je n’ai qu’à reprendre cela et le tour est joué.
J’en étais là au mois de juin quand j’ai eu à donner une communication ici même,
à Québec, pour commémorer le 400e anniversaire de l’arrivée des récollets en NouvelleFrance, qui me fournit d’ailleurs le titre de ma présentation d’aujourd’hui : «400 ans de
vie religieuse au Québec», quand je me suis dit : cet auditoire sélect, trié sur le volet,
mérite tout de même mieux qu’un simple survol, survol qu’il connaît sans doute déjà.
La grande question dans l’actualité à ce moment-là était le dépôt du rapport final de la
commission Vérité et Réconciliation. J’ai pensé : essayons plutôt de cerner les
problèmes les plus importants qui confrontent les communautés et leurs racines
historiques : ce sera un défi bien plus stimulant.
Je m’en suis ouvert à Gilles qui, tout en me laissant carte blanche, m’a fait part
des questions mises de l’avant par le comité organisateur, en ajoutant, en toute
simplicité et en tout respect que, même si les membres présents connaissent bien
l’histoire de leur propre communauté, un survol d’ensemble ne serait sans doute pas
superflu. Enfin, depuis la fin de la rédaction de ma synthèse Histoire des communautés
religieuses au Québec, un certain nombre de livres ont paru sur l’un ou l’autre aspect du
sujet, qui permettent de toucher du doigt plusieurs des enjeux les plus importants.
1
Guy Laperrière, Histoire des communautés religieuses au Québec, Montréal, VLB, 2013, 331 p.
2
Voici donc le plan que je suivrai, en quatre points : d’abord, le survol, ensuite, les
principaux domaines où les communautés se sont investies, puis les lectures récentes
et, pour terminer, les enjeux actuels.
I. Les grandes phases de l’histoire des communautés religieuses au Québec
Le survol que je vous propose se partage en quatre phases :
1. naissance dans la ferveur, au 17e siècle
2. une période difficile, de 1755 à 1840
3. une période faste, de 1840 à 1960 et
4. le déclin d’un système, depuis 1960.
1. Naissance dans la ferveur : le 17e siècle
Si je pense aux générations nées avant 1960, dont nous sommes pour la plupart,
notre éducation nous a présenté les figures religieuses du début de l’histoire du Canada
comme une histoire sainte, avec toute une série de héros, qu’ils soient laïcs (Cartier,
Champlain, Frontenac, Talon, Montcalm) ou religieux : Mgr de Laval, Marie de
l’Incarnation, Marguerite Bourgeoys, Jeanne Mance, Marguerite d’Youville et surtout les
saints martyrs canadiens. Avec la révolution tranquille, les historiens ont balayé tout ça,
en nous expliquant, à grand renfort d’histoire économique et sociale, que le
développement de la Nouvelle-France s’était fait par le commerce : la pêche, les
fourrures et, plus tard, le bois.
Les études les plus poussées en histoire religieuse et l’évolution des siècles font
cependant voir avec évidence que le 17e siècle en France fut un siècle de grande ferveur
religieuse et que l’élan missionnaire vers la Nouvelle-France en découle directement.
Que ce soit François de Laval au Séminaire des Missions étrangères, Jean-Jacques Olier
avec les prêtres de Saint-Sulpice ou Marie de l’Incarnation chez les ursulines, nous avons
là une poussée missionnaire alimentée aux sources les plus pures de la mystique
française et à ce qu’on a appelé l’école française de spiritualité.
3
D’où l’implantation des différentes communautés : récollets et jésuites, ursulines et
augustines, hospitalières de Saint-Joseph, sulpiciens, congrégation de Notre-Dame et, plus tard,
au 18e siècle, la prise en charge de l’hôpital général de Montréal par Marguerite d’Youville et ses
sœurs grises.
Au 17e siècle, on distingue nettement deux moments. Dans le premier, jusqu’en 1660,
l’Église est manifestement missionnaire et les efforts sont d’abord tournés vers la rencontre
avec les Amérindiens. À partir de 1663, la colonie change de visage, elle est prise en charge par
le roi, un évêque est nommé à Québec et, dès lors, le travail des communautés se tourne
largement vers le service des colons, qu’on appellera bientôt Canadiens.
Retenons un point important, qu’on a trop facilement oublié lors de la révolution
tranquille. Sous l’ancien régime, en France, l’éducation, le soin des malades, les secours aux
pauvres sont des tâches qui relèvent des Églises. Cela dure jusqu’à la révolution française.
Au Québec, nous n’avons pas eu de révolution française et, par conséquent, ces fonctions
continuent de relever de l’Église jusqu’à la révolution tranquille. Oublions donc l’idée de
suppléance : jusqu’en 1960, l’Église ne faisait pas de suppléance : ces tâches étaient considérées
comme relevant d’elle, l’État fournissant les ressources matérielles quand les besoins étaient
trop grands.
2. Une période difficile : de 1755 à 1840
La deuxième période est un moment difficile, qui dure presque 100 ans, de 1755
à 1840. Il y a d’abord la guerre, les bombardements de Québec, puis la Conquête de
1760, confirmée en 1763. Période particulièrement éprouvante pour les communautés
masculines. Récollets et jésuites doivent cesser tout recrutement et disparaissent
progressivement. Le séminaire des missions étrangères est coupé de Paris et le
séminaire devient un petit collège : dès lors, ses membres ne sont plus guère considérés
comme une congrégation. Seuls les sulpiciens parviennent à se maintenir à Montréal.
Les communautés féminines sont autorisées, mais avec un numerus clausus :
elles se contentent donc de maintenir les acquis.
La société canadienne vit à l’heure des bouleversements d’Europe : révolution
américaine, révolution française, les idées des Lumières, l’anticléricalisme de la petite
bourgeoisie (Papineau, par ex.).
4
Par contre, il y a reprise, à l’époque romantique : les collèges se multiplient à
partir de 1803 (Nicolet), des évêchés se créent (Montréal), les sulpiciens réussissent,
après bien des efforts, à faire venir les frères des écoles chrétiennes à Montréal en
1837. En France, cette période de la restauration voit une floraison de nouvelles
communautés : plusieurs s’implanteront au Québec à partir de 1840.
3. Une période faste : 1840-1960
Un réveil religieux a lieu au Québec à partir de 1840, à la suite de l’échec
politique des rébellions de 1837-1838. Les prédications de Mgr de Forbin-Janson et
surtout l’action de Mgr Bourget, le nouvel évêque de Montréal, relancent la pratique
religieuse et les dévotions : progressivement, jusqu’à la fin du 19e siècle, la pratique
devient quasiment unanime. Le fer de lance principal de ce renouveau catholique est
l’arrivée de nouvelles communautés religieuses, par implantation de France ou par
fondation.
C’est ainsi qu’apparaissent, entre 1841 et 1850, à Montréal, les congrégations
qui deviendront les plus importantes en nombre : oblats et jésuites, religieuses du
Sacré-Cœur et du Bon-Pasteur d’Angers, congrégation de Sainte-Croix et clercs de SaintViateur, venus de France et, fondées ici, sœurs des Saints-Noms de Jésus et de Marie,
sœurs de la Providence, sœurs de Miséricorde, sœurs de Sainte-Anne, sans oublier les
expansions successives des sœurs grises, par exemple à Québec avec les sœurs de la
charité de Québec, auxquelles on peut ajouter les sœurs du Bon-Pasteur de Québec et,
dans la décennie suivante, les sœurs de l’Assomption de la Sainte-Vierge et les
religieuses de Jésus-Marie.
Je vous épargne la liste de toutes les fondations et implantations qui ont suivi :
on a eu, au Québec, plus de 200 communautés religieuses. On peut souligner tout de
même l’arrivée de plusieurs communautés de frères enseignants dans les années 1870
et 1880 : frères du Sacré-Cœur, maristes, de l’instruction chrétienne, de Saint-Gabriel.
Ces dernières sont venues de France, à la suite de la législation anti-congréganiste du
gouvernement républicain des années 1880-1914.
5
Entre les deux guerres, le mouvement des missions étrangères est promu avec
vigueur par le pape Pie XI. Les Sœurs missionnaires de l’Immaculée-Conception sont à
l’avant-garde du mouvement, elles poussent à la fondation des Prêtres des missions
étrangères. D’autres communautés spécifiquement missionnaires sont à l’œuvre (par
exemple, les pères blancs ou les sœurs missionnaires de Notre-Dame d’Afrique).
Surtout, le pape incite chaque communauté à envoyer des missionnaires à l’étranger et
le mouvement connaît un grand succès au Québec.
On veut répondre à tous les besoins : nous y reviendrons. Enfin, mentionnons,
dans les années cinquante, de nouveaux instituts promus par Pie XII et qui auront leur
influence : les instituts séculiers.
4. Depuis 1960 : le déclin d’un système
Nous voici déjà à 1960 et à ce que j’ai appelé le déclin d’un système. Je ne vous
décrirai pas le détail : vous le connaissez. Mais réfléchissons sur le phénomène
d’ensemble. Si on regarde l’évolution des cinquante dernières années, peut-on dire
qu’en ce qui concerne les grandes institutions du moins, ce qui faisait le cœur de la
communauté a disparu, à savoir un élan commun autour d’une même œuvre? Et le
résultat global, c’est qu’aujourd’hui, quand on regarde les générations de 50 ans et
moins, la culture religieuse elle-même s’est effritée, ou en tout cas transformée. On
veut plus entendre parler de spiritualité que de religion. Les religieux se sont souvent
orientés vers des engagements individuels, de telle sorte que la présence de la
communauté dans la société est devenue presque invisible.
Il y a eu pourtant de grands élans pour revivifier les communautés : le retour aux
charismes d’origine, les recherches sur les fondateurs ou fondatrices, avec de
nombreuses béatifications ou canonisations, les mises en commun et collaborations
entre communautés, le mouvement des associés, l’émergence de nouvelles
communautés. Le colloque de ces deux jours se donne pour mission de réfléchir sur
cette situation nouvelle et sur les actions à entreprendre pour la suite des choses.
6
II. Principaux champs d’activité investis par les communautés
Voyons maintenant quels sont les champs investis par les communautés. Je les ai
regroupés en sept principaux, étant entendu qu’il peut en exister d’autres, pour des
vocations plus spécifiques, les captifs ou la presse, par exemple.
1. Les ordres contemplatifs
La première mission des Églises, aux yeux du public, est la mission religieuse et
les religieux qui l’incarnent de la manière la plus absolue semblent être les ordres
contemplatifs, cloîtrés pour la plupart, qui se retirent du monde pour se consacrer
entièrement à Dieu, principalement par la prière.
On connaît bien ces ordres anciens au Québec : bénédictins et bénédictines,
cisterciens et cisterciennes, clarisses, moniales dominicaines, carmélites et quelques
autres de fondation plus récente. Ils sont bien implantés dans leurs milieux respectifs.
Signalons particulièrement une fondation canadienne qui a connu une forte expansion :
les sœurs adoratrices du Précieux-Sang, fondées en 1861 à Saint-Hyacinthe, seul lieu au
Québec où elles sont encore présentes aujourd’hui.
2. Les religieux (prêtres) qui se consacrent à la prédication et au ministère
Deuxième catégorie, bien connue elle aussi, mais uniquement masculine,
puisque le sacerdoce est réservé aux hommes dans l’Église catholique. Ces
communautés comprennent principalement des prêtres, mais le plus souvent, aussi, des
frères convers. Les champs investis ici sont multiples et ne sont pas exclusifs : on verra
plusieurs de ces communautés engagées également dans le champ suivant, celui de
l’éducation. Les lieux de pèlerinage entrent naturellement dans cette catégorie.
Signalons malgré tout que des religieuses ont pu aussi, d’une certaine façon,
s’investir dans ce champ, je pense par exemple aux maisons de retraites fermées.
Quand le clergé est devenu nombreux, on voit beaucoup de prêtres et de
religieux occuper la fonction d’aumôniers. Aumôniers de maisons religieuses, bien
naturellement, mais aussi, au 20e siècle, aumôniers de toutes sortes de mouvements ou
7
de groupes, que ce soient les syndicats catholiques, les associations de voyageurs de
commerce, les policiers, l’armée ou, de manière plus systématique, les divers
mouvements d’action catholique. Aujourd’hui, on retrouve beaucoup les aumôniers
dans les hôpitaux, où ils sont rémunérés par l’État.
3. L’éducation
C’est de loin le champ où les religieux et religieuses ont été les plus actifs. Jardins
d’enfants, écoles primaires, secondaires, collèges classiques, écoles normales, écoles
ménagères, écoles techniques, pensionnats indiens, scolasticats : tout le système
d’éducation était aux mains de l’Église, qui insistait beaucoup pour conserver ce rôle.
Pour les communautés, c’était aussi une filière privilégiée de recrutement.
Certains combats sont restés célèbres, par exemple celui des religieuses pour les
collèges classiques féminins ou celui des frères enseignants pour la mise sur pied des
écoles primaires supérieures, durant les années vingt.
Le champ de l’éducation déborde tout naturellement sur celui de la culture : on
pense à la musique, aux arts, au théâtre, à la littérature, au cinéma.
Et l’on sait que l’éducation tient aussi un rôle essentiel dans deux autres
catégories que nous présenterons dans un moment : les orphelinats et les missions.
4. Les hôpitaux (santé)
Viennent ensuite les œuvres hospitalières et tout le domaine de la santé, où ce
sont surtout des communautés féminines qui travaillent, et ce, dès le début de la
colonie.
5. Les œuvres sociales : orphelinats, hospices, asiles d’aliénés
Très importantes, aux yeux des religieuses comme de ceux de la population, sont
les œuvres sociales : enfants dans les orphelinats, personnes âgées, infirmes ou malades
dans les hospices, asiles d’aliénés, qui requièrent un très nombreux personnel et pour
lequel l’État est trop heureux de se décharger sur des communautés religieuses qui
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coûtent moins cher… (mais pour ces communautés, ce travail est au cœur de leur
mission). Plus tard, au 20e siècle, on peut élargir ce secteur au service social, avec une
communauté comme les sœurs du Bon-Conseil.
6. Les communautés missionnaires
Déjà présentes au 19e siècle, elles connaissent une grande expansion au
20e siècle, et même, de manière étonnante, encore durant les années 1960 au Québec.
Il y a, bien sûr, les communautés spécifiquement missionnaires, en tête desquelles
viennent les franciscaines missionnaires de Marie, mais également toutes les autres
communautés qui ont envoyé des religieux en mission dans différents pays du monde.
7. Les religieuses au service du clergé
Plusieurs communautés de religieuses sont au service des prêtres, en tête
desquelles il faut citer les Petites sœurs de la Sainte-Famille, qui ont surtout œuvré dans
les collèges et séminaires. À la réflexion, et considérant leur mission toute dévouée aux
prêtres et à leur ministère, on aurait presque pu les ranger dans la deuxième catégorie
(ministère), ou encore dans la troisième (éducation). Soulignons aussi que, dans les
autres congrégations, tant masculines que féminines, plusieurs religieux ou religieuses
se consacrent aux humbles tâches manuelles ou de service.
On le voit donc : ces catégories sont loin d’être étanches ou exclusives. Elles se
recoupent souvent et, de manière générale, on peut souligner que les communautés
tendent à être autarciques, c’est-à-dire à pourvoir à tous leurs besoins par leurs propres
membres.
III. Questions suscitées par des lectures récentes
Nous voici à cette section sur des problèmes de fond que je tente d’éclairer par
la lecture de six ouvrages parus depuis les cinq dernières années.
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1. L’enfance inadaptée
Je commence par un livre écrit il y a trente ans, mais publié tout récemment par
les soins d’une excellente historienne, Lucia Ferretti, et qui traite d’une institution qui
s’est occupée pendant des années des cas les plus lourds. Il s’agit de l’histoire de
l’hospice Sainte-Anne, fondé en 1889 à Baie-Saint-Paul par le curé Fafard et tenu
jusqu’en 1973 par les Petites franciscaines de Marie. C’est l’une des leurs, sœur
Margaret Porter, qui a écrit l’histoire de cet hôpital et qui est décédée en 1980, au
moment où elle en achevait la rédaction2.
Si l’hospice accueillait d’abord des vieillards et des pauvres, il est rapidement
devenu un hôpital pour déficients mentaux – on disait alors «idiots» ou «arriérés
mentaux» – quand le curé Fafard accepte, dès 1891, l’offre du gouvernement de
prendre 50 idiots à 50 $ chacun par année, pour décongestionner les asiles Saint-Jeande-Dieu de Montréal et Saint-Michel-Archange de Québec. Sœur Porter décrit
admirablement les liens qui unissent la communauté, l’hôpital et la population de BaieSaint-Paul et de Charlevoix. À partir de 1920, ce sont de plus en plus des jeunes
déficients qui sont envoyés à Baie-Saint-Paul et on assiste à un tournant : les sœurs
essaient de favoriser l’apprentissage.
Au moment de la crise, on est rendu à 1 000 pensionnaires, avec une trentaine
de religieuses et une quarantaine d’employés. Je saute à la commission Bédard, en
1962 : le sommet de 1 432 hospitalisés est alors atteint, dont la moitié n’a pas 17 ans.
La commission Bédard recommande de renvoyer chez eux les déficients légers et de
consacrer l’espace ainsi libéré à un petit hôpital général. Ce qui sera fait, mais non sans
que les sœurs s’assurent de fournir à ces jeunes un bagage suffisant pour se débrouiller
dans la vie : ce sera le Centre médico-psycho-pédagogique, le CMPP, dirigé justement
par Margaret Porter. C’est la fameuse désinstitutionnalisation, qui s’effectuera en dix
ans. En 1973, les sœurs vendent l’hôpital de Charlevoix au gouvernement pour 1 $.
2
Margaret PORTER, p.f.m., Histoire de l’Hôpital Sainte-Anne de Baie-Saint-Paul. Dans Charlevoix tout se
berce. Texte édité, augmenté et analysé par Lucia Ferretti, Québec, Septentrion, 2014, 261 p. + 48 p. de
pl.
10
Mais elles ont réussi cet exploit qu’à côté du centre hospitalier, il existe aussi un Centre
de réadaptation, qui est à l’avant-garde de la science et fournit aux jeunes déficients des
services personnalisés. On est ainsi passé de l’internement à l’intégration sociale.
C’est ce qu’explique le dernier chapitre du livre, écrit par Lucia Ferretti. Elle
retrace les principaux acquis de l’ouvrage sur le plan historique et montre bien
l’actualisation du charisme franciscain avec l’attention aux plus pauvres et la
communion avec la nature. Elle souligne aussi comment, dans les années 1960, alors
que d’autres grandes institutions – on peut penser à Saint-Ferdinand d’Halifax – ont tout
simplement fermé leurs portes, les Petites franciscaines de Marie ont lutté pour garder
leur hôpital ouvert, ont maintenu les liens avec la population de la région et fait en sorte
que le centre hospitalier de Charlevoix devienne le premier pourvoyeur d’emplois dans
cette région éloignée et souvent défavorisée.
Et malgré tout, l’essentiel n’est pas là. J’arrive difficilement à transmettre
l’émotion qu’on a à lire ce livre, tant il nous met dans la peau des personnages :
patients, enfants, vieillards, religieuses, personnel. Avec une qualité spirituelle hors du
commun, qui nous fait participer aux gestes quotidiens, patients, aimants, envers ces
personnes qui apparaissent comme les plus défavorisées, mais qui deviennent des êtres
humains à part entière quand on les regarde avec amour. Comme l’écrit Ferretti, sœur
Porter rend les hospitalisés à leur pleine humanité.
2. Les pensionnats autochtones
Passons aux pensionnats autochtones, ramenés ce printemps à notre attention
par la publication du rapport de la commission Vérité et réconciliation. Ce qui a fait la
manchette à ce moment-là, c’est l’expression «génocide culturel», mise de l’avant par la
commission. Le fait est que le but de ces pensionnats était d’éradiquer la culture des
enfants indiens pour en faire de bons citoyens français (ou anglais) et catholiques,
comme tous les autres habitants du pays. L’anthropologue Claude Gélinas fait
remarquer qu’au Québec, les pensionnats indiens ont surtout existé à partir de 1950,
11
alors que les rapports culturels commençaient à changer et qu’on avait plus de respect
pour les cultures autochtones3.
C’est ce dont témoigne aussi le petit livre que je veux vous présenter
maintenant, celui de Gilles Ottawa, sur Les pensionnats indiens au Québec, publié en
20104. Gilles Ottawa est lui-même un amérindien de la nation attikamekw, qui a été
scolarisé au pensionnat de Pointe-Bleue, entre 1965 et 1969. Il veut jeter sur cette
expérience un double regard, celui de l’historien, distancié, mais aussi celui du témoin,
qui a interrogé d’autres enfants qui ont vécu la même expérience. À tout moment,
il montre les deux côtés de la médaille, avec comme objectif lui aussi le processus de
réconciliation. Il présente les six pensionnats du Québec, deux anglicans, à Fort George
et La Tuque, et quatre catholiques, à Fort George, Malioténam (Sept-Îles), Saint-Marc de
Figuery (Amos) et Pointe-Bleue (lac Saint-Jean).
Voici les aspects mis en relief, avec des exemples et des témoignages concrets :
l’éloignement des enfants de chez eux, dès l’âge de 5-6 ans, et jusqu’à 18 ans, alors
qu’on leur proposait de signer un «certificat d’émancipation», les longs et pénibles
voyages, l’écart culturel créé par cet éloignement entre les parents et leurs enfants,
la tenue vestimentaire, l’horaire rigide d’un pensionnat, les valeurs différentes,
la dévalorisation de la culture amérindienne, les sévices physiques et psychologiques :
au total, une pénible réalité. En même temps, l’auteur signale aussi les aspects positifs
de ces pensionnats, notamment l’apprentissage de la langue (français ou anglais), la
qualité de l’enseignement, l’apprentissage d’un métier, l’hygiène de vie, le sport et la
musique, qui ont donné lieu à des vocations.
Malgré la situation économique et sociale encore difficile aujourd’hui, Ottawa
prône la réconciliation, souligne le combat des femmes, met l’accent sur
l’accompagnement des survivants et termine sur une vision d’espoir. Un livre concret,
simple, bien illustré, et qui donne une image sensible et vivante de cette réalité.
3
4
Entrevue de Claude Gélinas, Nouvelles, Université de Sherbrooke, 12 juin 2015.
Gilles Ottawa, Les pensionnats indiens au Québec : un double regard, Québec, Cornac, 2010, 131 p.
12
À propos de la commission Vérité et réconciliation, Claude Gélinas souligne le fait
que le rapport met bien en évidence le point de vue des autochtones, mais très peu
celui de l’autre partie, les communautés religieuses impliquées. Le processus de
réconciliation ne peut donc se poursuivre sans que toutes les parties concernées s’y
engagent. Il ajoute une autre priorité, celle de l’éducation des jeunes autochtones, dont
on nous rapporte régulièrement à quel point elle est insuffisante.
Cette évocation des autochtones nous ramène à la première évangélisation au
Canada, au début du 17e siècle et nous fait réfléchir sur l’action missionnaire des
communautés religieuses. Nous y reviendrons dans un instant en parlant de Marie de
l’Incarnation. Je veux cependant souligner au passage que la jeune recherche en
histoire religieuse au Québec, actuellement, a un sujet de prédilection, où les
communautés religieuses tiennent une place de premier plan : c’est la question
missionnaire au 20e siècle, qui se décline en deux volets (je simplifie) : un volet que je
qualifierais de traditionnel, avec le mouvement missionnaire de l’entre-deux-guerres, où
toutes les communautés ont été invitées à investir un pays de mission, et un autre volet
qu’on peut qualifier de révolutionnaire, à partir des années 1960, surtout en Amérique
latine. Les jeunes chercheurs et chercheuses abordent ce mouvement missionnaire
sous la problématique des transferts culturels.
3. L’éducation et l’identité féminine
Mais j’ai hâte de vous présenter le livre qui m’a peut-être le plus marqué, parce
qu’il est le fruit d’un long mûrissement et d’une réflexion profonde. En même temps, il
nous entraîne sur le terrain des femmes, qui représentent un bon 80 % des personnes
consacrées au Québec, comme dans notre assistance aujourd’hui. Et aussi, il nous
permet d’aborder de front la difficile question des résultats de l’action des religieuses en
éducation, un sujet qui divise profondément l’opinion publique. Je veux parler du livre
de Patricia Smart, paru en 2014 au Boréal et qui s’intitule De Marie de l’Incarnation à
13
Nelly Arcan : se dire, se faire, par l’écriture féminine5. Je ne suis pas toujours d’accord
avec son ton, mais le fond fait singulièrement réfléchir. Voilà un livre marquant.
Patricia Smart veut décrire l’expérience vécue des femmes au Québec. Elle est
critique littéraire et part donc de l’écriture des femmes, en particulier des
autobiographies. Sa première partie s’intitule «Vivre et écrire pour Dieu : l’ère
mystique» et s’ouvre sur quatre écrits de fondatrices. À l’appel du père Lejeune, la
vocation missionnaire enflamme les religieuses. Une femme qui voyage, ce n’est pas
approuvé au 17e siècle : Marguerite Bourgeoys fait la traversée seule avec 108 hommes!
Les débuts sont assurément difficiles, pensons à l’intensité du froid, à l’apprentissage
des langues, mais les récits montrent «le bonheur intense» de ces femmes. Elles
trouvent en Nouvelle-France un espace de liberté. Au point de vue spirituel, Patricia
Smart résume : «Ces récits témoignent d’un rapport passionné avec le divin.» (50).
Ce qui nous amène à l’autobiographie de 1654 de Marie de l’Incarnation. Smart
intitule ce chapitre : «Écrire le moi et son anéantissement : Marie de l’Incarnation».
Celle-ci porte bien son nom : Smart la voit comme une femme «incarnée».
Vous connaissez la relation avec son fils Claude : c’est grâce à lui qu’on connaît Marie.
La maternité crée entre eux un lien indissoluble. Et on reprend le parcours biographique
de Marie Guyart, née en 1599, mariée à 17 ans, mère d’un fils et veuve à 19 ans. Elle vit
alors ses premières expériences mystiques et pratique l’ascèse : elle apprend à haïr son
moi.
En 1625, c’est la période des «fiançailles», du «pur Amour». Elle atteint alors le
sommet de la vie mystique : pour Smart, «ces pages figurent parmi les plus érotiques de
la littérature québécoise» (73); on a là «une voix unique dans la littérature mystique».
C’est alors qu’elle entre au cloître. À partir de 1634-1636, elle désire fonder un couvent
d’ursulines en Nouvelle-France, «et ceci à un moment où aucune femme ne s’y était
encore aventurée» (83). Elle veut ainsi «transgresser les limites imposées à son sexe».
5
Patricia Smart, De Marie de l’Incarnation à Nelly Arcan : se dire, se faire, par l’écriture féminine, Boréal,
2014, 430 p.
14
Finalement, vous le savez, c’est en 1639 qu’elle arrive à Québec, avec le sentiment
«d’entrer en paradis». L’aventure est à la fois crucifiante et exaltante. Après l’optimisme
du début, elle vit pendant sept ans une période d’enfer et en vient même à détester
Dieu. P. Smart commente : «Le lecteur moderne reconnaîtra cependant dans cette perte
de confiance en soi un symptôme de l’épuisement et du choc des cultures dont elle a
fait l’expérience» (88). Voilà l’expérience de départ.
Après 1654, il n’y a plus d’autobiographie féminine jusqu’en… 1965. Pour
combler l’espace entre les deux, l’auteure analyse les correspondances et les journaux
intimes, celui d’Henriette Dessaulles par exemple, sur lequel je reviendrai. On arrive
alors à la quatrième et dernière partie de l’ouvrage : «Écrire pour se mettre au monde :
l’âge de l’autobiographie (1965-2012)». Le premier chapitre de cette section est peutêtre celui qui m’a le plus remué : «Enfin Claire Martin vint [à la manière de Boileau :
Enfin, Malherbe vint] : le courage du «je» autobiographique».
Même si cette autobiographie, Dans un gant de fer, a été publiée en 1965,
je dois vous avouer que j’en ignorais l’existence. Pour Smart, c’est «le premier ouvrage
explicitement féministe de la littérature québécoise» (286)6. L’auteure y décrit son
enfance et son adolescence, jusqu’à l’âge de 20 ans7. Dès le début, Smart donne le
ton (parlant de Claire Martin) : «Elle stigmatise l’éducation qu’elle a reçue au
pensionnat, aux mains de religieuses dont la médiocrité et la bêtise n’avaient d’égale
que la cruauté» (286). Je vous l’ai dit : je n’aime pas ce ton, mais c’est la réalité qui
compte et ce chapitre est d’autant plus puissant et approfondi que c’est Patricia Smart
elle-même qui a publié en 2005 l’édition critique de l’autobiographie de Martin, dans la
prestigieuse collection de la Bibliothèque du Nouveau Monde. Et voici comment elle
synthétise cette autobiographie : elle parle de «cet ouvrage dans lequel la lente
ascension de l’héroïne vers la liberté est inimaginable sans le regard critique jeté sur les
6
Claire Martin, Dans un gant de fer. Éd. critique par Patricia Smart, BNM, Les Presses de l’Université de
Montréal, 2005, 663 p.
7
Claire Montreuil (1914-2014) est née à Québec (son nom de plume, Martin, est le nom de sa mère). De
1920 à 1925, elle fréquente le pensionnat des ursulines, puis, de 1925 à 1930, celui des sœurs de la
congrégation de Notre-Dame, à Beauport. Le récit s’arrête en 1934, au moment du mariage de sa sœur.
15
obstacles à cette liberté que sont la famille, les pensionnats et la société au sens large»
(289).
Deux remarques. Claire Martin a commencé à écrire cette autobiographie vingtcinq ans après les événements, en 1957. Elle sera publiée en 1965. Avant 1960, a dit
plus tard l’auteure dans une entrevue, ce témoignage n’aurait pas été reçu : on ne
l’aurait pas crue. Or, les archives conservent tout un dossier de lettres à l’auteure, en
1965, qui «témoignent de la portée libératrice de ces mémoires pour des centaines de
personnes, surtout des femmes, qui corroborent ce que dit l’auteure à propos de
l’éducation des filles» (287).
Deuxième remarque. Je suis frappé du fait que Claire Martin a fréquenté à
Québec des pensionnats tenus par les deux congrégations les plus anciennes et les plus
vénérées au Québec dans le monde de l’éducation : les ursulines et les sœurs de la
congrégation de Notre-Dame. On pourrait y ajouter le témoignage d’Henriette
Dessaulles, qui, à la fin du 19e siècle, a été pensionnaire chez les sœurs de la
présentation de Marie, à Saint-Hyacinthe. Elle raconte comment elle refusa un jour de
se confesser; deux générations plus tard, Claire Martin rapporte dans quelles
circonstances elle décida de ne pas aller communier. Patricia Smart commente :
«Rarement a-t-on vu en littérature des évocations aussi précises de la terreur d’une
enfant pétrifiée par le pouvoir d’un adulte qui cherche à l’humilier, comme dans ce
passage où Claire doit répondre à une religieuse qui veut savoir pourquoi elle n’est pas
allée communier» (297).
Cependant, le pouvoir de l’écriture amène la guérison8. À tel point qu’en se
remémorant son passé, Claire découvre qu’il y a des religieuses «qui étaient même très
bien, il faut le dire. Et je suis heureuse de le dire», ajoute-t-elle. Donc, point de vindicte
8
Ici, P. Smart fait un rapprochement entre Claire Martin et Marie Guyart, veuve Martin (nom de son
mari). Elles ont en commun le nom de Martin, qui n’est pas leur nom de fille (pour Claire Martin, Martin
est le nom de sa mère). Elles ont toutes deux vécu au Vieux Monastère des ursulines. Smart commente :
«Chez l’une comme chez l’autre, l’écriture jaillit de source, éveillée par le caractère exceptionnel de ce
qu’elles ont vécu» (304).
16
ici, mais plutôt, un témoignage historique. Malgré tout, Claire Martin tire de son
expérience au couvent la conclusion suivante, fort troublante : «Quand je revois toutes
ces vilaines années, je m’aperçois que ce qui manquait le plus, dans ces pensionnats,
c’était la bonté.» (305).
Le livre ne se termine pas là. Le dernier chapitre parle de Nelly Arcan, sous le
portrait de l’autofiction. Autofiction : c’est «une fiction romanesque qui serait
autobiographie» (371). L’auteure fait référence ainsi au roman Putain, publié en 2001,
qui présente l’archétype de la prostituée et que Smart voit comme «une mystique à
l’envers». Évidemment, Isabelle Fortier, le vrai nom de Nelly Arcan, est d’une autre
génération : elle est née en 1973 à Lac-Mégantic. Et pourtant, croyez-le ou non, elle a
vécu elle aussi le même genre d’expérience d’éducation avec les sœurs, dix ans après le
concile. Voyez comment Patricia Smart boucle la boucle, en réunissant toutes ces
expériences : «Comment ne pas entendre, dans la description que fait la narratrice de
ses maîtresses d’école – «des femmes sèches et exaltées devant le sacrifice qu’elles
faisaient de leur vie, des femmes que je devais appeler mères et qui portaient un faux
nom qu’elles devaient d’abord se choisir» – un écho de l’idéal d’anéantissement de soi
qui animait les religieuses de la Nouvelle-France et de l’enseignement rigide donné dans
les couvents évoqués par Henriette Dessaulles et Claire Martin?» (380).
Nelly Arcan s’identifie à ces religieuses : elle devient putain comme on devient
religieuse, pour se détacher de sa famille9. Dans le milieu de la prostitution, l’individu
n’a pas sa place. «Seule l’écriture […] offre l’espoir d’une délivrance» (381). Et Smart a
intitulé cette section : «La femme sacrificielle». Vous le savez peut-être : Nelly Arcan a
terminé sa vie en 2009, en se suicidant, à l’âge de 36 ans, suicide annoncé depuis
longtemps d’ailleurs, avec le sentiment de son inexistence. C’est le drame de l’identité
9
«Je me suis faite putain pour renier tout ce qui, jusque là, m’avait définie, pour prouver aux autres qu’on
pouvait […] se sacrifier comme l’ont si bien fait les sœurs de mon école primaire. […] Peut-être après tout
qu’elles n’y croyaient pas à leur Dieu si assoiffé de noms, enfin pas jusqu’au bout, peut-être cherchaientelle simplement un prétexte pour se détacher de leur famille, pour se dégager de l’acte qui leur a fait voir
le jour.» Putain, p. 7-8, 9, cité p. 380.
17
des femmes, que Patricia Smart a tenté de cerner tout au long de cet essai
profondément réfléchi.
Je termine cette section sur l’éducation en évoquant, en passant, le dernier film
de Léa Pool, La passion d’Augustine (2015). Je ne le commenterai pas longuement, sinon
pour dire que, pour ma part, malgré les efforts très sincères de la cinéaste, j’ai trouvé ce
film plutôt invraisemblable et surtout, d’après moi, il lui manque la dimension
essentielle de la vie des femmes de ce couvent, qui est la dimension religieuse.
Pourtant, il faut reconnaître que bien des personnes, des femmes en particulier, ont
adoré ce film, parce qu’il leur rappelait leurs années au couvent, dont elles ont gardé un
si bon souvenir10.
4. Les suites de la révolution tranquille
Un point capital dans l’évolution de la société québécoise et des communautés
religieuses, ce sont les adaptations, les changements qui se sont faits à la suite de la
révolution tranquille et du concile Vatican II. Avec, notamment, les chapitres de
rénovation des années 1967-1968, l’importante vague de départs des années 19691971, et les transformations de la vie en communauté, il y a abondamment de quoi
réfléchir. Nous le faisons ici à partir de deux ouvrages. Le premier est la thèse de
doctorat de Dominique Laperle, qui vient d’être publiée chez Médiaspaul en 2015 : Entre
Concile et Révolution tranquille. Les religieuses au Québec : une fidélité créatrice11. Je préfère le
titre de la thèse, qui en décrit mieux l’objet : «Enflammer le monde et libérer la vie : l’évolution
et l’adaptation de la congrégation des Sœurs des Saints Noms de Jésus et de Marie en contexte
conciliaire (1954-1985). Fondée en 1843, la congrégation des SNJM est la plus grosse
10
Après la conférence, lors du colloque, une religieuse ursuline m’a fait remarquer avec conviction que
ma présentation de l’éducation par les religieuses ne montrait que la face négative des choses et qu’il y a
tout un apport positif à mettre en relief. Cela est assurément vrai, et chaque livre vise un objectif
particulier. Parallèlement, je pourrais dire que le livre de sœur Porter, sur les enfants déficients de BaieSaint-Paul, présente un portrait positif de l’action des religieuses et qu’une autre vision est certainement
possible.
11
Dominique Laperle, Entre Concile et Révolution tranquille. Les religieuses au Québec : une fidélité
créatrice, Montréal, Médiaspaul, 2015, 295 p.
18
communauté religieuse au Québec, ayant atteint jusqu’à 4 176 religieuses en 1966, dont 2 000
au Québec. C’est fondamentalement, au moment du concile, une communauté enseignante.
Laperle examine tous les aspects de sa transformation : sa situation dans les années
1950, les nouvelles constitutions à la suite du concile, la réforme de l’éducation dans les années
1960, l’engagement des religieuses dans le mouvement féministe (années 1970), les mutations
de l’œuvre apostolique entre 1967 et 1985. Attardons-nous surtout à ce dernier point, qui nous
aide à comprendre la chute vertigineuse des communautés au Québec depuis le début des
années 2000. Nous avions là une grande communauté, qui avait envoyé plusieurs de ses
membres décrocher des diplômes supérieurs dans les années 1950 et 1960, qui se voit tout à
coup dépouillée de ses joyaux (collège classique, école normale); plusieurs de ses membres se
recyclent dans l’activité pastorale en paroisse et vivent dans de petites communautés. Les sœurs
sont déroutées. Je recueille au passage une citation d’une religieuse en 1964 : «Plus aucune
maison ne sera à nous. […] il n’est pas certain que les gens vont nous regretter» (161). Dans le
système public, où des religieuses continuent à enseigner, la dimension religieuse, qui était la
base de la vocation enseignante des religieuses, disparaît presque complètement.
Comme l’a si bien montré Paul-André Turcotte dans sa thèse12, les communautés
perdent alors leur structure de plausibilité, ce qui revient à dire, en termes plus simples, leur
raison d’être, leur pertinence sociale. Certes, les petites fraternités de religieuses continuent
d’avoir une action sociale et pastorale importante et la communauté réoriente vigoureusement
son action vers l’éducation de la foi. Mais on ne voit plus les religieuses, on ne distingue plus
l’œuvre spécifique de chaque communauté. Et les écoles n’étant plus là, le recrutement chute
dramatiquement. On se retrouve à partir de 2000 avec quasiment plus aucune recrue13, et
donc, on ne voit plus l’avenir de ces communautés au Québec.
Laperle traitait d’une communauté tout entière; le deuxième ouvrage que nous
présentons retrace un parcours individuel, celui de sœur Simone Voisine, dont la biographie
vient d’être écrite par une de ses collègues enseignante, Maria de Koninck14. C’est une sœur de
12
Paul-André Turcotte, L’éclatement d’un monde. Les Clercs de Saint-Viateur et la révolution tranquille,
Montréal, Bellarmin, 1981, 366 p.
13
Pour les SNJM, le recrutement au Québec est tombé à zéro dès 1970. Il était de 139 pour la période
1960-1964.
14
Maria de Koninck, Sœur Simone Voisine : la force tranquille de l’engagement, Montréal, Remueménage, 2014, 231 p.; préface de Gérald Larose.
19
la charité de Québec. Voici comment la décrit le préfacier, Gérald Larose : «professionnelle,
syndicaliste, féministe, militante politique, intervenante sociale et aussi, étonnamment,
religieuse» (8). Le ton est donné. À cause de son cheminement atypique, on se demande si elle
est «une vraie sœur». Et l’auteure ajoute : «Son évolution personnelle témoigne de celle de la
société québécoise» (19). Retraçons rapidement son itinéraire.
Née à Saint-Pascal de Kamouraska en 1927, elle devient religieuse à 17 ans pour
s’occuper des orphelins. Sans formation particulière, elle reçoit une obédience comme
enseignante au primaire pendant 15 ans, jusqu’en 1962. On l’envoie alors aux études et elle
enseigne pendant neuf ans à l’école normale Marguerite d’Youville, puis au collège Marguerite
d’Youville, à Sainte-Foy. Elle décroche une maîtrise en littérature québécoise en 1972 et
entreprend un doctorat. Elle fait un voyage en Europe et s’engage à fond dans le PQ.
Coup de tonnerre en 1975, que j’ai peine à croire et qui montre bien le désarroi des
communautés à ce moment-là : sa supérieure lui fait abandonner son doctorat et lui dit de se
trouver un travail : «Trouvez-vous un emploi.» Elle réussit à obtenir un poste de professeure de
français au cégep de Gaspé, où elle demeure de 1975 à 1993, alors qu’elle prend sa retraite à 65
ans. Toujours active au parti québécois, elle devient militante syndicale et présidente du Conseil
central de Gaspé. À partir de 1985, elle s’engage dans le milieu communautaire. Elle vit seule à
Gaspé, mais revient chaque été à la maison généralice de Beauport. Finalement, en 1993, elle
est nommée à la soupe populaire de Place d’Youville, à Québec, où elle s’occupe
particulièrement des jeunes. Elle y reste jusqu’au retrait de la communauté de cette œuvre, le
26 juin 2014.
Parcours exemplaire assurément, parcours hors-normes également et tout au long, on
voit que Simone Voisine tient à rester religieuse. Mais au bout du compte, on constate que, là
aussi, malgré la pertinence extrême de l’œuvre, faute de relève, la communauté doit se retirer
et les sœurs, ici comme ailleurs, se concentrent sur les soins à donner à leurs membres
retraitées, c’est-à-dire quasiment à tous les membres de la communauté au Québec.
5. Les nouvelles communautés
Il nous reste un dernier point et un dernier livre dans cette section et ils portent
fort opportunément sur les nouvelles communautés. Beaucoup fondent de l’espoir sur
celles-ci pour un renouvellement et même une relance des communautés religieuses au
20
Québec. Il est vrai qu’elles sont nombreuses, qu’elles rejoignent des jeunes et qu’elles
sont souvent pleines de vitalité. Or, nous avons la chance d’avoir un ouvrage de qualité
qui vient d’être publié sur l’une d’entre elles, les Petits frères de la Croix, qui ont leur
monastère à Sainte-Agnès, dans Charlevoix15. L’auteur, Michel O’Neill, est un sociologue
à la retraite qui s’adonne ici à l’histoire, avec le plus grand bonheur. Il retrace d’abord
l’itinéraire du fondateur, l’abbé Michel Verret, ordonné prêtre en 1966 et qui s’oriente
vers l’érémitisme à partir de 1973. La communauté est fondée en 1980 et construit son
monastère à Sainte-Agnès en 1991. La progression est importante : on compte alors 22
moines.
Mais le père Michel subit un AVC et meurt en 1997 : la communauté connaît
alors un fort reflux, avec 18 sorties. Les moines ne sont plus que six. Il y a une légère
reprise à partir de 2007 et jusqu’à ce jour, le nombre de moines se maintient autour de
neuf, ce qui demeure un équilibre fragile. La force de l’ouvrage est de décrire, très en
détail, la vie de la communauté et de la situer parfaitement parmi les sept autres ordres
monastiques masculins du Québec. Les parcours individuels sont présentés, chacun des
membres y ayant consenti : c’est d’une richesse exceptionnelle, un modèle, je dirais,
pour qui veut se lancer dans l’histoire d’une communauté. Les défis sont bien analysés :
le défi démographique (le nombre de membres), la mixité, l’internationalisation, la place
des laïcs, le défi financier ou la reconnaissance canonique.
Cette communauté se situe dans la famille spirituelle de Charles de Foucauld.
Conclusion de l’auteur : le monachisme conserve encore aujourd’hui un pouvoir
d’attraction. Avec leur charisme original, les Petits frères de la Croix manifestent «la
vitalité paradoxale de l’Église catholique québécoise» (165). Malgré tout, au vu des
siècles, quarante ans est une période bien courte et – la chose est vraie pour la plupart
de ces communautés nouvelles – on peut se demander combien de temps elles
pourront durer, surtout si on considère qu’un certain nombre d’entre elles ont déjà
disparu.
15
Michel O’Neill, L’épopée des Petits frères de la Croix. Histoire d’une nouvelle communauté monastique
québécoise dans l’Église catholique d’aujourd’hui, Les Presses de l’Université Laval, 2014, xxii, 232 p.
Préface de Raymond Lemieux.
21
Avant de clore cette section, je ne puis m’empêcher de mentionner un septième
livre, dont j’achève tout juste la lecture, de Chantal Gauthier et France Lord, sur
l’histoire des franciscaines missionnaires de Marie au Canada, de 1892 à 2010, publié en
2014. Un très beau livre16.
IV. Les enjeux actuels
Il nous reste, pour conclure, dans une quatrième et dernière partie, à nous
tourner vers ce que j’appellerais les enjeux actuels : j’en ai pointé cinq.
1. Les bâtiments
C’est un enjeu réel, même si tous s’accorderont à dire que c’est sans doute le
moins important : que faire des bâtiments que l’on doit délaisser? Ajoutons tout de
même que des communautés construisent encore des bâtiments, en particulier pour
leurs sœurs âgées : l’exemple le plus récent est celui des petites sœurs de la SainteFamille, à Sherbrooke, qui, devant l’afflux de sœurs âgées ou malades, ont décidé
d’ériger un nouveau complexe, tout à côté de leur maison générale actuelle, puis de
vendre cette dernière. D’une valeur d’environ 20 M $, le nouveau bâtiment comprendra
135 chambres et «pourra accueillir d’autres communautés religieuses ou une clientèle
laïque17».
Voilà de l’actualité toute chaude et qui peut prêter à bien des discussions. La
question des bâtiments ne laisse pas de poser des problèmes épineux : on n’a qu’à
évoquer le cas d’une autre maison mère, celles des sœurs des Saints-Noms de Jésus et
de Marie, à Outremont, qui a donné lieu à la saga que l’on sait avec l’université de
Montréal. La revue En son nom nous présente deux autres cas intéressants (et plus
positifs) dans son numéro de mars-avril 2015. D’abord, la maison mère des Sœurs de
Notre-Dame-Auxiliatrice, que la communauté a donnée à la ville de Rouyn-Noranda,
16
Chantal Gauthier et France Lord, De silence et d’action : les Franciscaines missionnaires de Marie au
Canada, 1892-2010, Carte blanche, 2014, 403 p.
17
La Tribune, Sherbrooke, 3 sept. 2015.
22
avec droit d’usufruit pour quarante ans et un partenariat avec l’office municipal
d’habitation, qui permet, depuis 1995, d’y loger des personnes âgées en perte
d’autonomie. Puis, la maison mère des sœurs grises de Montréal, que la communauté a
cédée à l’université Concordia, après que les sœurs aient «cohabité» avec les étudiants
de 2007 à 201318.
Ces transformations de bâtiments peuvent assurément s’inscrire dans un souci
de préservation du patrimoine. Vous aurez remarqué – et vous déplorez peut-être – que
je ne place pas le patrimoine parmi les principaux enjeux des communautés. Non que je
n’y sois pas sensible, bien au contraire. Mais il me semble, en particulier, que le
tournant qu’a pris cette dimension vers le patrimoine immatériel a quelque chose
d’artificiel et de – excusez l’expression, sans doute exagérée – profondément inutile. Le
jour où une communauté aura disparu, il reste certes de son influence, mais sa tradition
vivante ne peut, à mon avis, se poursuivre, si des membres ne sont plus là, vivants, pour
l’incarner19.
2. Les personnes
Je n’insiste pas : le souci premier des responsables actuels des communautés
religieuses me semble être de prendre soin de leurs membres et de leur assurer le
18
Thérèse Charbonneau, n.d.a., «Le discernement sur l’avenir de la Maison mère des Sœurs de NotreDame-Auxiliatrice», En son nom, vol. 73, n° 2, mars-avril 2015, p. 59-64. Nicole Fournier, s.g.m.,
«À propos de la Maison mère des Sœurs grises de Montréal», ibid., p. 65-68. Dans les deux cas, les
démarches semblent avoir été faites dans la plus parfaite harmonie.
19
J’en prends à témoin le tout récent ouvrage de Christine Cheyrou, Les Ursulines de Québec : espaces et
mémoires, Fides, 2015, 214 p., richement illustré et très bien fait, sur lequel Lucia Ferretti a publié dans
Les Cahiers de lecture de l’Action nationale un compte rendu extrêmement positif, mais qui conclut, sous
le titre «Peut-on empêcher la mémoire de mourir?» : «La mémoire est intransmissible à l’extérieur de
l’organisme, individuel ou collectif, qui l’entretient et qu’elle fait vivre.» Les Cahiers de lecture de l’Action
nationale, vol. X, n° 1, automne 2015, p. 15.
Dans la même veine, en quelque sorte, un ouvrage comme Une société en héritage : l’œuvre des
communautés religieuses pionnières à Québec, d’Étienne Berthold (Publications du Québec, 2015, xiv,
119 p.), malgré le grand effort de recherche et de rédaction qu’il a demandé, ne me paraît guère dépasser
un caractère superficiel : mieux vaut, à mon avis, une étude historique plus précise et plus fouillée sur
l’une ou l’autre communauté, qui fait ressortir l’essentiel de son apport.
23
climat et l’environnement les plus propices possible pour leurs derniers jours. Là aussi,
malgré les apparences, on pourrait beaucoup discuter20.
3. La douce extinction
J’aborde sans doute ici le point le plus délicat, le plus sensible, le plus cruel,
aussi, en un sens. C’est qu’au Québec, de plus en plus manifestement, depuis le début
des années 2010, plusieurs communautés sont en train de disparaître. La tentation est
forte de cacher cette réalité sous des couverts de renouvellement, de jeunes pousses,
d’espérance ou autres concepts. Mais la réalité n’en est pas moins celle-là. L’historien
constate le phénomène, les membres des communautés le vivent et le sentiment qu’il
entraîne est tellement différent de tout ce qu’on a connu auparavant qu’il faut une
grande sérénité personnelle et collective pour pouvoir absorber le choc qu’elle
provoque.
4. La dimension internationale
Ce qui fait une grande différence, dans ce contexte, c’est le caractère
international ou non des communautés. De grandes communautés, comme les
bénédictins, les dominicains, les franciscains, les clarisses, les carmélites, les jésuites ou
les franciscaines missionnaires de Marie, peuvent compter sur leur ancienneté, leur
profond enracinement dans le terreau catholique et leur recrutement important dans
les pays du sud, soit pour faire venir des religieux de ces pays au Québec, soit pour
recentrer leur communauté dans les pays où elles comptent encore de nombreux sujets.
D’autres, plus récentes ou plus petites, se sont quand même suffisamment implantées
dans l’hémisphère sud pour pouvoir compter sur une relève jeune et dynamique en
provenance de ces pays.
20
Après la conférence, lors du colloque, une sœur des Saints-Cœurs de Jésus et de Marie m’a demandé à
quoi pouvait faire allusion cette phrase sibylline. Je me suis aperçu qu’elle avait parfaitement saisi le sens
de ma réflexion lorsqu’elle m’a expliqué que, dans la ligne de son charisme et de sa mission, sa
communauté avait décidé, face à la question du vieillissement, d’essayer d’insérer des petits groupes de
religieuses dans des milieux naturels. Comme l’exprime leur énoncé de mission, «À l’heure du
vieillissement, à l’heure d’Internet, les sœurs cherchent davantage à s’insérer dans ce qui est et se
révèlent collaboratrices actives plutôt qu’initiatrices. Elles veulent vivre proches, avec, partenaires et
solidaires, continuant de créer de nouveaux lieux missionnaires.» (site internet des SS.CC.J.M.). Je ne
connaissais pas ce modèle.
24
Il y a là un enjeu international, mais aussi un enjeu identitaire, pour la
communauté, surtout si celle-ci a été fondée au Québec. Comment les membres de
l’extérieur pourront-ils poursuivre les idéaux, la mémoire des fondateurs, le charisme
originel, quand ceux-là mêmes qui ont planté la communauté chez eux ne seront plus
présents sur la terre d’origine? Certaines communautés de fondation française ont déjà
vécu cette réalité quand la branche française a vu son nombre de membres diminuer
considérablement et le rameau québécois, canadien ou nord-américain prendre le
relais.
Dans la même ligne, on peut aussi évoquer la fusion de certaines communautés,
mais je n’en connais pas d’exemples dont je pourrais parler.
5. La foi, l’espérance, la charité
La meilleure note sur laquelle je puisse terminer cette dernière section sur les
enjeux actuels est un retour aux valeurs religieuses, puisqu’elles sont le fondement de
l’engagement des personnes dans la vie religieuse. Je veux parler des trois vertus
théologales : la foi, l’espérance et la charité. Oui, il faut la foi pour croire et s’engager,
pour continuer à croire et à s’engager dans la poursuite de l’idéal évangélique et des
trois conseils de perfection. L’espérance est la vertu la plus évidente à cultiver, car, en
histoire, rien n’est jamais écrit d’avance et nous avons tous assez d’âge pour avoir vécu,
pendant les cinquante dernières années, tant de changements qu’on n’aurait jamais
même pu imaginer, qu’il faut être prêt à voir encore de ces virages ou de ces
transformations dont l’avenir nous réserve le secret. Enfin, la charité restera toujours la
vertu première, en christianisme. Et la vie communautaire invite avant tout à la charité,
des religieux et religieuses qui prennent soin les uns des autres, assurément, mais qui
continuent aussi, malgré un contexte changeant et difficile, à exercer leur ouverture et
leur bienveillance envers les plus petits et les plus pauvres. C’est l’idéal qui traverse
toute l’histoire et c’est ce regard qui peut susciter notre reconnaissance après ces
quatre cents ans de présence religieuse en terre québécoise.
Guy Laperrière
26 octobre 2015