Une proposition de loi déposée par le député Bernard Carayon a
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Une proposition de loi déposée par le député Bernard Carayon a
BWFH– draft Secret Aippi – v6 – p. 1 Position du groupe français de l'AIPPI sur la proposition de loi visant à sanctionner la violation du secret des affaires Septembre 2013 La question de la protection légale des secrets d'affaires est débattue depuis de nombreuses années, du fait notamment que différents pays possèdent des dispositions législatives sur le sujet à la différence de la France. En 2011, le sujet avait été réactivé à l'occasion du dépôt d'une proposition du député Bernard Carayon, qui fut votée en première lecture par l'Assemblée nationale le 23 janvier 2012. Ce texte prévoyait de créer une nouvelle infraction pénale d'atteinte au secret des affaires des entreprises. Mais le changement de législature empêcha sa transmission au Sénat et le nouveau gouvernement a souhaité reprendre la réflexion sur le sujet avant de présenter éventuellement un nouveau projet de texte. Comme la protection des informations confidentielles des entreprises est couverte par l'article 39 des ADPIC, ce sujet entre dans le champ d'intérêt du groupe français de l'Association internationale pour la protection de la propriété intellectuelle (AIPPI) qui exprime ici son appréciation sur l'opportunité et les dispositions d'un tel projet de texte, et plus généralement sur l'opportunité d'organiser une protection légale des secrets d'affaire et sur les modalités juridiques les plus appropriées pour parvenir à cet objectif. 1. Sur l'opportunité d'une protection légale des secrets d'affaires La protection des entreprises contre la divulgation de leurs informations confidentielles est un complément nécessaire aux différents droits de propriété intellectuelle privatifs (brevet, droit d’auteur, dessins & modèles). La constitution des droits de propriété intellectuelle privatifs nécessite en effet que leur déposant conserve confidentiellement par devers lui jusqu'à la date du dépôt les éléments qu'il envisage de protéger, de manière à ne pas en affecter la nouveauté ou la disponibilité. Mais plus largement, le recours au secret s'avère une protection alternative ou complémentaire à ces mécanismes de propriété intellectuelle dans de nombreuses situations : secret d'un procédé, savoir-faire complémentaire de mise en œuvre d'une invention brevetée, non-divulgation d'un code source couvert par le droit d'auteur ou d'un algorithme « propriétaire », confidentialité de données d’essais, de données commerciales et économiques. Les secrets protégés ne doivent donc pas se limiter aux seuls savoir-faires et "secrets de fabrique" visés par l'article L1227-1 du code du travail mais prendre en compte la diversité des informations confidentielles ayant une valeur pour les entreprises. Il est assez fréquent également que des actions en concurrence déloyale visent des actes de détournement de clientèle ou de projets qui comportent une dimension d'atteinte aux secrets d'affaire. Enfin, il faut rappeler que le droit français ne comporte pas jusqu'à présent de texte spécifique reprenant l'obligation fixée par l'article 39 des ADPIC de permettre aux personnes physiques et morales "d'empêcher que des renseignements licitement sous leur contrôle ne soient divulgués à des tiers ou acquis ou utilisés par eux sans leur consentement et d'une manière contraire aux usages commerciaux honnêtes. Cette absence de conformité aux ADPIC rend souvent incertaine la protection jurisprudentielle qui est le plus souvent fondée sur l'action en concurrence déloyale et qui n'a aucun rattachement possible avec les dispositions du droit de la propriété intellectuelle (alors même que selon l'article 1.2 des ADPIC, la BWFH– draft Secret Aippi – v6 – p. 2 « protection des renseignements non divulgués » qui fait l’objet de l’article 39 est un des « secteurs de la propriété intellectuelle » et que l’article 39.1 des ADPIC fait référence à l'article 10 bis de la Convention de Paris). Dans sa Résolution Q215 adoptée au Congrès mondial de Paris le 6 octobre 2010, l’AIPPI a d’ailleurs pris fermement position en faveur de l’adoption dans chaque pays des conditions de protection définies par l’Article 39 des ADPIC 1. Le groupe français de l'AIPPI considère donc souhaitable que soit renforcée en France la protection des secrets d'affaires, au-delà des dispositions pénales très restrictives qui répriment la violation d'un secret de fabrication. 2. Sur les limites de l’approche initialement suivie La proposition de loi Carayon envisageait de créer une nouvelle infraction qui aurait sanctionné "le fait de révéler à une personne non autorisée à en avoir connaissance, sans autorisation de l’entreprise ou de son représentant, une information protégée relevant du secret des affaires de l’entreprise, pour toute personne qui en est dépositaire ou qui a eu connaissance de cette information et des mesures de protection qui l’entourent" (projet de nouvel article 325-2 du code pénal). Ce choix s'inscrivait dans une optique uniquement répressive visant à compléter la protection pénale d'autres secrets comme le secret professionnel ou le secret de la défense nationale, dans un but clairement orienté vers la défense de la sécurité économique nationale (thème exact du rapport de B.Carayon dans lequel figurait la première mouture de sa proposition de loi sur le secret des affaires : Rapport sur la stratégie de sécurité économique nationale, Assemblée nationale, 9 juin 2004, n° 1664, pp. 33-34). Les avantages généralement attendus d'une action pénale sont la dimension dissuasive qu'elle peut exercer et la mise en oeuvre de moyens de preuve spécifiques. Mais sans mésestimer ces aspects et du point de vue des entreprises, ce primat de la voie pénale est assez éloignée de leur pratique. Ainsi, par comparaison avec le droit de la propriété intellectuelle – et sauf dans certains cas particuliers – la grande majorité des actions en contrefaçon emprunte la voie civile, qui est la plus adaptée au contexte des relations entre acteurs économiques. De plus, la sanction pénale peut être longue à venir, dépend largement de l'initiative du ministère public et s'avère souvent peu proportionnée aux vrais enjeux économiques des victimes. Comme le rappelait déjà le rapport du groupe français de l’AIPPI sur la question 215, "la voie pénale est intéressante en matière d'obtention de preuves, en revanche, le demandeur perd le contrôle de la procédure et les éléments constitutifs des infractions ne sont pas évidents à réunir" (Groupe français de l'AIPPI /GRAPI, 17 mars 2010, p. 1 2). Par contraste, l'action civile est généralement plus rapide, demeure sous le contrôle des parties, permet aussi de recourir à des moyens de conservation des preuves (par le biais d'ordonnances sur requête notamment) et peut aboutir à des sanctions efficaces, non seulement en termes d'indemnisation mais également à des mesures d'interdiction de l'exploitation de la chose illicitement détournée (interdictions provisoires, interdictions d’usage, rétentions douanières à l'importation, destructions de stocks, ..). Enfin, comme le montre bien l'étude du cabinet Lovells de 2010 3 on constate que la majorité des Etats 1 https://www.aippi.org/download/commitees/215/RS215French.pdf. 2 http://www.aippi.org/download/commitees/215/GR215france_en.pdf 3 Report on Trade Secrets for the European Commission, Hogan Lovells International LLP, MARKT/2010/20/D, notamment pp. 35-42). BWFH– draft Secret Aippi – v6 – p. 3 européens assurant une protection légale des secrets d'affaires recourent plutôt à des mécanismes civils (au travers d'une législation sur la concurrence déloyale, comme en Allemagne) éventuellement complétés par une disposition pénale qu'à un dispositif purement répressif (parmi les Etats n'ayant aucune disposition pénale en la matière, on peut citer le Royaume-Uni et l'Irlande). Il serait donc préférable que la France ne soit pas trop en divergences avec la pratique de ses voisins de ce point de vue. On rappellera enfin qu'en matière de propriété industrielle, les protections civiles et pénales cohabitent et qu'il existe pour chaque droit une disposition expresse qui indique que toute atteinte aux droits du titulaire "engage la responsabilité civile" de son auteur (articles L515-1 et L521-1 pour les dessins ou modèles, L6151 pour les brevets, L622-5 pour les topographies de semi-conducteur, L623-25 pour les certificats d'obtention végétale et L716-1 pour les marques). Ces dispositions renvoient d'ailleurs généralement à d'autres articles qui détaillent la nature des actes de contrefaçon civilement répréhensibles (par exemple les articles L. 613-3 à L. 613-6 pour les brevets et les articles L. 713-2, L. 713-3 et L. 713-4 pour les marques). Et pour tous les droits de propriété intellectuelle (y compris les droits de propriété littéraire et artistique), on trouve de manière récurrente la mention de la "condamnation civile pour contrefaçon" (notamment aux articles L331-1-4, L615-7-1 et L716-15 CPI). Enfin, en application de la directive 2004/48, la défense de chaque droit de propriété intellectuelle bénéficie de dispositions civiles spécifiques en matière de mesures conservatoires ou provisoires (notamment saisie-contrefaçon et interdiction provisoire). Pour ces différentes raisons, le groupe français de l'AIPPI ne souhaiterait pas qu’un nouveau texte se limite à l’aspect pénal et ne prévoie pas un mécanisme d'action civile, au choix du demandeur. Par ailleurs, d’autres aspects de cette proposition avaient également suscité la critique : - la définition des secrets d'affaires proposée ne couvrait que les informations dont la divulgation "serait de nature à compromettre gravement les intérêts de cette entreprise", ce qui en réduisait l'application aux informations les plus sensibles alors que l'article 39 ADPIC vise à protéger toutes les informations confidentielles dès lors qu'elles ont une valeur pour l'entreprise. - par ailleurs, cette protection pénale n'était accordée qu'en contrepartie de la mise en œuvre par les entreprises d'un mécanisme de classification uniforme (souvent dénommé "confidentiel entreprises" ou "secret entreprise") dont les principes devaient être établis par voie réglementaire. On s'exposait ainsi à ce que cette protection ne soit accessible qu'à une minorité d'entreprises dotées d'une organisation de sécurité importante. De plus, compte tenu des besoins de communication des entreprises, un tel mécanisme n’aurait été appliqué que de façon restreinte, excluant de la protection des informations de valeur, et l’extension d’un tel mécanisme à des partenaires extérieurs aurait été problématique. - Enfin, cette proposition de loi ne réprimait que le fait de "révéler" un secret d'affaires à une personne non autorisée, laissant impuni le seul détournement ou la soustraction de ce même secret et son usage. Or, vu la particulière sensibilité qui peut s'attacher aux secrets d'affaires, il importe avant tout que, dans certains cas à définir, le simple fait de collecter de façon illicite et de conserver et utiliser de telles informations puisse être punissable et donner lieu à des mesures d'interdiction, avant même toute divulgation à un tiers (laquelle n'intervient pas toujours ou n'est pas toujours facile à prouver). Pour ces différentes raisons, le groupe français de l'AIPPI propose que le nouveau projet législatif qui devrait être déposé sur le sujet repose sur des principes partiellement différents de façon à tenir compte de la diversité des entreprises concernées et de la nécessité de disposer d'un instrument juridique souple et efficace. BWFH– draft Secret Aippi – v6 – p. 4 3. Principes à suivre pour une protection légale des secrets d'affaire adaptée aux besoins des entreprises Le groupe français de l'AIPPI propose que le législateur s'inspire des principes suivants : 1°) La définition légale des secrets d'affaires doit être conforme aux dispositions de l'article 39 des ADPIC. Cela implique donc une formulation assez large qui n'ajoute pas de critères supplémentaires à ceux déjà retenus par ce texte : caractère non public de l'information, valeur économique de celle-ci liée à son caractère secret, mesures de protection raisonnables pour en assurer la confidentialité. Une telle définition, qui serait trop générale pour fonder une incrimination pénale, sera en revanche suffisante pour saisir le juge civil qui possède une capacité d'interprétation jurisprudentielle. 2°) La violation des dits secrets doit pouvoir être sanctionnée par la voie civile et donner lieu si nécessaire au prononcé de mesures provisoires et conservatoires et de mesures propres à dissuader de toute atteinte ultérieure, proches de celles qui sont possibles en matière de préservation des droits de propriété intellectuelle, conformément au principe énoncé à l’article 41.1 des ADPIC. Cela impliquerait tout d'abord que sur la base de la définition légale précitée, une disposition civile prévoit que toute détention, révélation ou utilisation non autorisée d'un secret des affaires constitue une faute qui engage la responsabilité civile de son auteur, comme l'avait proposé le rapport Mathon en 2009. 3°) Le recours à une protection pénale alternative pourrait intervenir soit sous la forme d'une adaptation de la définition d'une infraction existante (comme le vol – s'il était étendu à l'information comme certaines jurisprudences semblent l'admettre – ou l'abus de confiance ou le secret de fabrique) soit par la création d'une infraction nouvelle, mais à la condition que soit strictement respecté le principe de la légalité des délits et des peines et que les critères de définition des infractions soient suffisamment précis pour ne pas induire un usage abusif des poursuites en la matière. On pourrait notamment se contenter de poursuivre le fait commis sciemment et en connaissance de cause de son caractère confidentiel, de détourner, révéler ou utiliser sans autorisation un secret d'affaires (au sens de la définition précitée) dont la violation serait susceptible de porter atteinte à la position concurrentielle de l'entreprise concernée. Une telle infraction pourrait faire l'objet d'une incrimination autonome ou, au contraire, se substituer à celle préexistante de violation du secret de fabrique prévue par l'article L1227-1 du code du travail repris par l'article L621-1 CPI.